La critique scientifique — La synthèse
La synthèse esthétique. — Nous avons terminé l’énoncé des
raisonnements qui permettent de déduire de l’analyse d’une œuvre d’art la connaissance
précise, scientifique, — c’est-à-dire intégrable dans une série de notions analogues
conduisant à fonder des lois — de l’œuvre même, de son auteur, des groupes d’hommes en
qui l’œuvre produit une émotion esthétique. Comme on aura pu le remarquer, cette
connaissance est jusqu’ici diffuse, analytique, fragmentaire, ne comprend l’ensemble
qu’en ses parties et ne l’exhibe que par aspects successifs ; cette connaissance est
limitée à son objet qu’elle révèle en lui-même seulement, non dans ses relations et ses
effets. Si le défaut des méthodes que nous avons combattues est de ne montrer d’une
œuvre et de ceux dont elle est le signe, que le dehors, l’entourage, le vague contour
extérieur et infléchi, la notre, bornée aux chapitres antérieurs, paraît envisager ses
êtres comme absolus, existant à part de tout contact, de toute condition et de toute
cause. Il convient d’en compléter l’explication par l’examen des procédés qui
permettront, après analyse, de restaurer l’œuvre et les hommes dans leur unité totale,
dans le jeu des forces naturelles et sociales qui les forment, les meuvent et les
heurtent.
L’œuvre d’art résolue dans ses effets et ses moyens cesse d’être une œuvre d’art. A cet
état de décomposition, pour ceux qui l’ont ainsi disséquée ou auxquels elle est
présentée en ce morcellement, l’œuvre perd toute vertu d’opérer, toute influence
émotionnelle ; elle est un mécanisme inefficace, une machine démontée, qui, examinée
dans ses rouages, est nécessairement au repos, et par là même inconnue dans ce qui est
sa raison d’être. L’œuvre se comporte de même, et quand on a compris ses organes et
énuméré ses énergies, il reste à la révéler en acte, agissante, développant dans une âme
humaine les ondes d’émotions qu’elle est faite pour susciter. Il faut donc ici la
montrer non plus en la pénétrant et essayant de dégager le secret des causes de ce qui
en émane, mais la considérer de front et du dehors comme une force dont le choc est à
mesurer.
L’effet de l’œuvre étant l’émotion qu’elle suscite, et cette émotion accompagnant
l’image sensible de son contenu dans l’esprit de son sujet, c’est la reproduction de
l’œuvre qu’il faudra tenter, en accompagnant de son indice émotionnel. Ce sera en faire,
en un autre terme, la paraphrase.
Relisant le livre, évoquant le tableau, faisant résonnera son esprit le développement
sonore de la symphonie, l’analyste, considérant ces ensembles comme tels, les restaurant
entiers, les reprenant et les subissant, devra en exprimer la perception vivante qui
résulte du heurt de ces centres de forces contre l’organisme humain charnel, touché,
passionné et saisi. Chaque détail sera réfléchi sous l’angle de son incidence, chaque
moyen rendu par son action, et les effets même de l’œuvre considérés et goûtés à nouveau
par un esprit qui saura non plus seulement les discerner mais les ressentir, seront
figurés du même coup et mesurés dans la description de leur nature et de leur
charme.
Le livre sera reproduit ainsi comme un objet de lecture réelle sur lequel se seront
fixés des yeux humains froids, souriants, émerveillés, hagards, ou à demi clos d’une
douleur qui se contient, yeux d’hommes las de vrais spectacles, limpides ou cruels yeux
de femme, yeux ternes des oisifs, yeux lumineux d’adolescent qui, se durcissant aux
fictions, s’accoutument à la vie. Saisie dans le jour blanc d’un musée ou fixée aux
panneaux futilement ornés d’un salon, la toile dont les pigments réfléchissent les
diaprures incluses du rayonnement solaire, refleurira par les mots, dans l’accord heurté
ou doux à l’œil de ses nuances stridentes ou tragiquement mortes ; et il y aura des
cadences de phrase pour la langueur innocente d’un beau corps nu, et des aurores
verbales pour l’éveil religieux d’un blond rayon de lumière entre les ténèbres d’un fond
où s’effacent de torturés ou humbles visages, et de pénétrantes périodes pour la sagace
analyse de quelque froide et mince tète de roi ou de moine surgie du passé, avec ses
yeux pleins de pensées mortes et ses traits sillonnés par des passions définitivement
réprimées. Le charme des musiques devra de même être reproduit après leur analyse ;
l’intime éclosion de rêves et d’actes que provoque le lent essor d’une voix dans le
silence d’une nuit, le ravissement des mélodies, le suspens des longues notes tenues, le
heurt douloureux des cris tragiques sera décrit et rappelé, comme les mâles et sobres
éclats des pianos, le jeu des souples doigts, les élans atrocement rompus des marches,
les prestos envolés, retombants, et voletants, ou la grave insistance de ces andantes
qui paraissent exhorter et calmer et apaiser les sanglots qui traînent sur le pas des
suprêmes décisions ; les violons nuanceront tout près de l’oreille et de l’âme leur voix
sympathique, âpre et chaude, et l’on entendra passer leur chant captif sur les sourds
élans des contrebasses, l’embrasement suprême des cuivres, le ricanement sinistre des
hautbois, unis en cette gerbe montante de sons, de formes et de mouvements, qui
s’échappe des orchestres et porte les symphonies.
Ainsi de toute œuvre d’art, statue, temple, drame, livre didactique ou lyrique. Pour la
connaître pleinement et exactement, la notion de son mécanisme, de ses parties, de sa
genèse, ne sera pas plus importante que celle de la manière dont elle existe, dont elle
se comporte, dont elle agit sur la matière vivante, du choc harmonieux, saccadé ou lent
dont elle frappe les esprits, un esprit, une âme individuelle et figurée.
Comme on peut le voir, les lignes qui précèdent tendent à ce que l’on connaisse l’œuvre
d’art artistiquement après l’avoir déterminée scientifiquement en la décomposant, et
donne ainsi une valeur et une utilité à sa reconstitution esthétique. Et l’on remarquera
qu’en exigeant cette addition à l’analyse, en demandant qu’on s’accoutume à considérer
l’œuvre dans l’acte même de révolution de sentiments qu’elle est destinée à opérer, nous
adjoignons à notre méthode, l’un des procédés dont la critique purement littéraire use,
depuis l’avènement surtout de l’école romantique et réaliste. Certains feuilletons de
Théophile Gautier et de M. Barbey d’Aurevilly, les études des de Goncourt et de Théodore
de Banville, les descriptions de tableaux du Voyage en Italie de
Taine, certains récits d’auditions par Baudelaire seraient ce que nous réclamons, s’ils
étaient basés, cependant, sur l’enquête analytique préalable sans laquelle ces pages de
haute littérature demeurent la constatation insuffisante d’une émotion morale
inexpliquée. Jointes aux démonstrations plus sèches mais pénétrantes de l’analyste,
insérées même dans la chaîne de ses raisonnements, elles seront non plus un ornement, de
gracieux discours, mais le complément nécessaire de la connaissance scientifique de
l’œuvre.
La synthèse psychologique. — Ce sera de même, en recourant à îles
procédés usités déjà, mais dont l’insuffisance, s’ils demeurent isolés, a été montrée
plus haut, que l’on résumera des analyses psychologiques, l’image îles êtres vivants qui
y auront été disséqués Le critique concevra que le mécanisme mental exsangue et
incolore, qu’il aura lentement et pièce par pièce déduit des données esthétiques, n’est
point une entité idéale, une force flottante et sans point d’application, mais qu’animé,
existant, nourri d’un sang pourpre, concentré en des cellules sans cesse vibrantes et
rénovées, il se situe en un encéphale particulier, un système nerveux, un corps, un être
humain, qui fut debout, marchant et agissant dans notre air, sur notre terre. Ce corps
eut une enfance, une jeunesse, un âge mûr souvent, une vieillesse parfois ; il fut un
homme, lit partie d’une famille, naquit et vécut dans une patrie, eut tels parents, tels
amis, tels contemporains ; la carrière de cet être fut mêlée d’infortunes et de joies,
de hasards et d’habitudes ; il subit et exerça des influences spirituelles ; il reprit
l’œuvre artistique à un point donné et en porta le progrès à tel autre point ; cette
entité intellectuelle dont on a désigné d’abord la configuration totale et générale,
avec toutes ses acquisitions et toute son innéité, eut une évolution, fut jetée dans le
compromis de résistances et d’adaptations qu’est la vie, fut fait d’originalité et
d’imitation comme tout individu vivant, mêla sa tâche de redites et de trouvailles. Sans
la connaissance de ces variations, de cette carrière, de ces origines, de cette
transition, de ce point de départ et de ce point d’arrivée, l’analyse d’une âme reste
morte et sèche, absolue et irréelle, comme une proposition de mathématiques, incomplète
comme une ostéologie.
Il faut pour entreprendre la restitution d’un de ces grands êtres intellectuels qui
sont, dans l’ordre de la pensée et de la sensibilité pures, comme les initiateurs d’une
espèce morale, qui concentrent et qui exaltent en eux toute l’émotion et la réflexion
excitée dans la foule mêlée de leurs admirateurs, remonter des parties éparses de son
esprit à leur enchevêtrement et leur engrenage dans le tout, replacer cet esprit ainsi
particularisé dans chacune de ces facultés et dans leur association, en un corps dont il
sera nécessaire de connaître les représentations graphiques et dont les habitudes
ressortiront des témoignages des contemporains : ce corps même et cet esprit, il faudra
le prendre dans ses origines, la famille, la race, la nation, — dans son milieu premier,
le lieu de naissance et d’enfance, le climat, le paysage, le sol : il faudra le suivre
dans son développement et ses relations, de son enfance à sa jeunesse, de ses amitiés à
ses liaisons, de ses lectures à ses actes, tracer le cours de ses productions, connaître
les joies et les amertumes de sa vie, le conduire enfin à ce déclin et ce décès qui si
rarement, pour les grands artistes, sont glorieux, ou fortunés ou paisibles. L’on aura
atteint au bout de ces travaux le résultat le plus haut auquel tend tout l’embranchement
des sciences organiques : la connaissance d’un homme analyse et reconstitué, de ses
fibres intérieures, des délicates agrégations de cellules cérébrales traversées par le
jeu infiniment mouvant et complexe des ondes récurrentes, de ce centre de la trame
intime de vibrations qui, phénomène physiologique pour l’observateur idéal placé au
dehors et percevant son envers, est, pour ces cellules mêmes, immatérielles ou
s’ignorant matière, de la pensée, des émotions, des douleurs, des joies, des souvenirs
d’êtres et de choses, — jusqu’à l’aboutissement même des nerfs infiniment déliés,
infiniment ramifiés, qui par des voies encore inconnues, à travers l’encéphale, le
cervelet, la moelle allongée et la moelle épinière, recevant les répercussions actives
de tout ce travail intérieur, conduiront aux muscles, à l’épiderme, à cette surface de
l’homme colorée et conformée, — jusqu’aux êtres qui forment les antécédents de ce corps,
— jusqu’à ceux qui le touchèrent ou dont les actes, par des manifestations proches ou
lointaines, l’affectèrent, le réjouirent ou le contristèrent, — jusqu’aux cieux qui se
reflétèrent dans ses yeux, — jusqu’au sol qu’il foula de sa marche, — jusqu’aux cités ou
aux campagnes dont la terre souilla ses pieds et résorba sa chairec.
Ici, rendue à la tâche qu’elle peut accomplir et intervenant au moment où des travaux
préalables l’ont faite réellement utile, la méthode biographique de Sainte-Beuve et de
ses successeurs, des Études de M. Taine, rendra de grands services et
est appelée à compléter par le dehors, par la description et le portrait, le travail
important de connaissance par le dedans que l’analyse esthopsychologique aura élaboré.
La large manière de M. Taine, la minutieuse enquête de Sainte-Beuve, le réalisme humain
des meilleurs biographes anglais, les études anecdotiques comme celles des romantiques,
seront fondus ensemble et concentrés au point de donner de l’homme, de ses contours, une
apparente image : on aura ainsi les procédés qu’il faut pour pénétrer de réalité, de
vérité, de vie, pour galvaniser et animer l’être dont l’âme aura paru morte et morcelée
d’après le travail de l’analyseed.
Que l’on conduise ainsi Poe de la table où tout enfant son père adoptif l’exhibait
récitant des vers, à cette taverne de Baltimore où il goûta l’ivresse qui le couchait le
lendemain dans le ruisseau ; que l’on connaisse de Flaubert la famille de grands
médecins dont il était issu, le pays calme et bas dans lequel il passa sa jeunesse, la
fougue de son arrivée à Paris, ses voyages, son mal, le rétrécissement progressif de son
esprit, le milieu de réalistes dans lequel s’étriquait ce romantique tardif : que de
même on décrive la physionomie satanique et scurrile (sic) de Hoffmann, le pli de sa
lèvre, l’agilité simiesque de tout son petit corps, ses grimaces et ses mines
extatiques, son horreur pour tout le formalisme de la société, ses longues séances de
nuit dans les restaurants, à boire du vin, et ce mal qui le mît comme Henri Heine tout
recroquevillé dans un cercueil d’enfant ; que l’on compare les débuts militaires de
Stendhal et de Tolstoï à leur fin, à l’existence de vieux beau de l’un, à l’abaissement
volontaire de l’autre, aux travaux manuels et à la pauvreté grossière ; que l’on
complète chacune de ces physionomies, qu’on en forme des séries rationnelles, on aura
dressé en pied pour une période, pour un coin du monde littéraire, pour ce domaine tout
entier, les figures intégrales du groupe d’hommes qui sont les types parfaits de
l’humanité pensante et sentante. L’analyse esthopsychologique aura montré ces hommes par
leurs parties au repos : la synthèse biographique, utile seulement après ce travail, en
aura restauré le tout, rétabli le mécanisme de la façon dont il est agissant, productif,
se formant et situé.
La synthèse sociologique. — Ce travail de reconstitution qui consiste
à façonner un homme visible sur le schéma de son intelligence, doit être étendu
également à ceux que nous avons appris à considérer comme les semblables de ce type, à
ses adhérents. D’un livre on déduit l’état d’âme d’un groupe. Mais ce groupe a
réellement existé dans le temps ou dans l’espace ; il existe parfois encore ; il forme
ou a formé un milieu particulier, sur lequel le plus souvent l’histoire ou le journal
ajoutent des renseignements à ceux plus exacts et plus intimes que procure l’examen de
leur centre de ralliement, l’œuvre ou l’ensemble d’œuvres, dans lesquelles ils se
reconnaissent et se désignent. C’est ce groupe, ses principaux représentants, sa
formation, sa durée, sa condition, ses mœurs, que la synthèse sociologique devra
retrouver avec de délicats procédés d’enquête, conjecturant, décrivant, résumant,
agglomérant les données les plus hétérogènes, parvenant enfin à exprimer visiblement les
créatures dans lesquelles a vécu l’esprit de l’œuvre et de son auteur.
C’est ici que la méthode historique et sociologique de M. Taine reprend toute sa valeur
et toute son importance ; elle est celle qu’il faut prendre pour tenter de recréer en
pleine vie le groupe d’individus humains dont on aura déterminé grossièrement mais
exactement le mécanisme interne par l’analyse de leurs admirations, et que l’on aura
appris à considérer, non plus comme les producteurs premiers ni de l’œuvre qui les
rallie, ni des œuvres de leur temps, mais au contraire comme des êtres faiblement
semblables à l’auteur de ce qui les émeut, et fixés dans cette similitude par cette
émotion même. Tout l’arsenal des moyens exacts et artistiques dont M. Taine, les
critiques historiens anglais tels que M. Pater et Vernon Lee, les romanciers
archéologues tels que Flaubert, se sont servis pour décrire les milieux humains passés
et disparus, sera ici mis à profit avec de plus importants résultats, puisque cette
enquête par le dehors, par le visible, par ce dont l’histoire rend témoignage, aura été
précédée et affirmée par des données probables ou sûres sur l’intérieur, sur le gros
mécanisme mental de ces gens que l’on va dresser en pied dans leur chair et leur
costume. Les contemporains, les auteurs de mémoires, les comiques et les moralistes du
temps, les représentations graphiques, des tableaux aux caricatures, les mille faits
épars de la vie de tous les jours, la reconstitution architecturale et géographique des
lieux, des monuments et des villes, tous les départements de la vie publique, de la
politique à la théologie, seront mis à contribution, fouillés en quête de détails
typiques et significatifs ; ces notions sur le vêtement, la demeure, le séjour, sur les
habitudes intimes et sociales, sur le type ethnique, sur les relations célestes et
humaines, sur toute la vie en somme du groupe formé autour d’une œuvre ou autour d’une
famille d’œuvres, groupe qui comprendra tantôt tout ce qui est notable d’une nation,
tantôt toute une classe, tantôt enfin un nombre épars d’individus dont il faudra
rechercher les points d’union, — seront dégagés, fondus ensemble, ordonnés, et plaqués
enfin sur la sorte de squelette psychologique que l’on aura obtenu antérieurement par
l’ordre de recherches que nous avons exposé au précèdent chapitré. L’on aura désigné
ainsi par le dehors et le dedans, ta sorte d’Athénien, par exemple, qui s’attachait à
Aristophane, et celle qui se sentait exprimée par Euripide ; le citadin de la
renaissance italienne dont les goûts allaient aux peintures sévères de l’école
florentine, et l’habitant de Venise qui, charmé d’abord par le colorisme des Titien et
des Tintoret, versa dans les luxurieuses mythologies de leurs successeurs ; de l’habitué
des concerts du dimanche à Paris qui, penché toute la semaine sur quelque besogne
pratique, retrouve une fois par semaine une âme enthousiaste et grave, digne de
s’émouvoir aux hautes passions d’un Beethoven, au religieux naturalisme de Wagner, au
trouble de Berlioz. Si l’on considère que l’histoire doit être l’évocation complète et
la résurrection des générations disparues, de ce qu’elles furent, de ce qu’elles
pensèrent et restèrent, ce sera là faire de l’histoire, et les lumières qu’on portera
dans cette science par la méthode que nous venons d’exposer, seront aussi nouvelles et
précieuses qu’elle est sûre.
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