Préface de l’auteur
La tâche la plus haute du dix-neuvième siècle a été, semble-t-il, de mettre en relief le
côté social de, l’individu humain et en général de l’être animé, qui avait été trop
négligé par le matérialisme à forme égoïste du siècle précédent. Le système nerveux
n’apparaît plus aujourd’hui que comme le siège de phénomènes dont le principe dépasse de
beaucoup l’organisme individuel : la solidarité domine l’individualité. Le dix-huitième
siècle s’était achevé avec les théories égoïstes d’Helvétius, de Volney, de Bentham,
correspondant au matérialisme encore trop naïf de La Mettrie et même de Diderot : c’était
la science qui commençait, et qui s’en tenait encore aux surfaces. La chimie ne faisait
que naître avec Lavoisier ; la vraie physiologie était encore à venir : on ne cherchait
guère alors à pénétrer dans l’intérieur de l’organisme, à sonder la cellule vivante ou
l’atome, encore moins la conscience. Le dix-neuvième siècle n’a pas seulement élargi la
science, il l’a considérablement approfondie, il l’a fait passer du dehors au dedans ; la
physiologie s’est perfectionnée assez pour toucher à la psychologie, et, à mesure que la
science du système nerveux est allée grandissant, on a mieux compris combien étaient
insuffisantes les vues du matérialisme brut et égoïste. D’un côté, la matière s’est
subtilisée toujours davantage sous l’œil du savant, et le mécanisme d’horlogerie de La
Mettrie est devenu tout à fait impuissant à rendre compte de la vie : la physiologie s’est affirmée à part et au-dessus de la physique
élémentaire. D’un autre côté l’individu, que l’on considérait comme isolé, enfermé dans
son mécanisme solitaire, est apparu comme essentiellement pénétrable aux influences
d’autrui, solidaire des autres consciences, déterminable par des idées et sentiments
impersonnels. Il est aussi difficile de circonscrire dans un corps vivant une émotion
morale, esthétique ou autre, que d’y circonscrire de la chaleur ou de l’électricité ; les
phénomènes intellectuels ou physiques sont essentiellement expansifs ou contagieux. Les
faits de sympathie, soit nerveuse, soit mentale, sont de mieux en mieux connus ; ceux de
contagion morbide, ceux de suggestion et d’influence hypnotique commencent à être étudiés
scientifiquement. De ces cas maladifs, qui sont les plus faciles à connaître, on passera
peu à peu aux phénomènes d’influence normale entre les divers cerveaux et, par cela même,
entre les diverses consciences. Le dix-neuvième siècle finira par des découvertes encore
mal formulées, mais aussi importantes peut-être dans le monde moral que celles de Newton
ou de Laplace dans le monde sidéral : attraction des sensibilités et des volontés,
solidarité des intelligences, pénétrabilité des consciences. Il fondera la psychologie
scientifique et la sociologie, comme le dix-huitième siècle avait fondé la physique et
l’astronomie. Les sentiments sociaux se révéleront commedes phénomènes complexes produits
en grande partie par l’attraction ou la répulsion des systèmes nerveux, et comparables aux
phénomènes astronomiques : la sociologie, dans laquelle rentre une bonne part de la morale
et de l’esthétique, deviendra une astronomie plus compliquée. Elle projettera une clarté
nouvelle jusque sur la métaphysique même. C’est ainsi que le déterminisme, qui, en nous
déniant cette forme de pouvoir personnel qu’on appelle libre arbitre, semblait d’abord
n’avoir qu’une influence morale dépressive, paraît aujourd’hui donner naissance à des
espérances métaphysiques, très vagues encore, mais d’une portée illimitée, puisqu’il nous
fait entrevoir que notre conscience individuelle pour rait être en communication sourde
avec toutes les consciences, et que d’autre part la conscience, ainsi épandue dans
l’univers, y doit avoir, comme la lumière ou la chaleur, un rôle important, capable sans
doute de s’accroître et de s’étendre dans les siècles à venir.
L’esthétique, où viennent se résumer les idées et les sentiments d’une époque, ne saurait
demeurer étrangère à cette transformation des sciences et à cette prédominance croissante
de l’idée sociale. La conception de l’art, comme toutes les autres, doit faire une part de
plus en plus importante à la solidarité humaine, à la communication mutuelle des
consciences, à la sympathie tout ensemble physique et mentale qui fait que la vie
individuelle et la vie collective tendent à se foudre. Comme la morale, l’art a pour
dernier résultat d’enlever l’individu à lui-même et de l’identifier avec tous.
Nous avons déjà consacré un livre à montrer le côté sociologique des idées religieuses.
La conception d’un lien de société entre l’homme et des puissances
supérieures, mais plus ou moins semblables à lui, où il voit l’explication de l’univers et
dont il attend fine coopération matérielle ou morale, voilà ce qui, selon nous, fait
l’unité de toutes les doctrines religieuses. L’homme devient religieux, avons-nous dit,
quand il super pose à la société humaine où il vit une autre société plus puissante et
plus élevée, d’abord restreinte, puis de plus en plus large, — une société universelle,
cosmique ou supra-cosmique, avec laquelle il est en rapport de pensées et d’actions. Une
sociologie mythique ou mystique est ainsi le fond de toutes les religions. De même, l’idée
sociologique nous paraît essentielle à l’art. Mais, pour distinguer la religion de l’art
même, il importe de comprendre que la religion a un but, un but à la fois spéculatif et
pratique : elle tend au vrai et au bien. Elle n’anime
pas toutes choses uniquement pour satisfaire l’imagination et l’instinct sympathique de
sociabilité universelle ; elle anime tout, 1° pour expliquer les grands
phénomènes terribles ou sublimes de la nature, ou même la nature entière, 2° pour nous
exciter à vouloir et à agir avec l’aide supposée d’êtres supérieurs et
conformément à leurs volontés. La religion enveloppe une cosmologie embryonnaire, en même temps qu’une morale plus ou
moins pure, et, enfin, elle est essentiellement un essai pour réconcilier l’une avec
l’autre, pour mettre d’accord nos aspirations morales et même sensibles avec les lois du
monde qui régissent la vie et la mort. Le but de la religion est donc la satisfaction effective, pratique, de tous nos désirs d’une vie idéale, bonne et
heureuse à la fois, — satisfaction projetée dans un temps à venir ou dans l’éternité. Le
but de l’art, au contraire, est la réalisation immédiate en pensée et en
imagination, et immédiatement sentie, de tous nos rêves de vie
idéale, de vie intense et expansive, de vie bonne, passionnée, heureuse, sans autre loi ou
règle que l’intensité même et l’harmonie nécessaires pour nous donner l’actuel sentiment
de la plénitude dans l’existence. La société religieuse, la cité plus ou moins céleste est
l’objet d’une conviction intellectuelle, accompagnée de sentiments de crainte ou
d’espérance ; la cité de l’art est l’objet d’une représentation intellectuelle,
accompagnée de sentiments sympathiques qui n’aboutissent pas à une action effective pour
détourner un mal ou conquérir un bien désiré. L’art est donc vraiment une réalisation
immédiate par la représentation même ; et cette réalisation doit être assez intense, dans
le domaine de la représentation, pour nous donner le sentiment sérieux et profond d’une
vie individuelle accrue par la relation sympathique où elle est entrée avec la vie
d’autrui, avec la vie sociale, avec la vie universelle.
Nous espérons mettre en lumière ce côté sociologique de l’art, qui en fait l’importance
morale en même temps qu’il lui donne sa vraie valeur esthétique. Il y a, selon nous, une
unité profonde entre tous ces termes : vie, moralité, société, art, religion. Le grand
art, l’art sérieux est celui où se maintient et se manifeste cette unité ; l’art des
« décadents « et des « déséquilibrés », dont notre époque nous fournira plus d’un exemple,
est celui où cette unité disparaît au profit des jeux d’imagination et de style, du culte
exclusif de la forme. Nous verrons que l’art maladif des décadents a pour caractéristique
la dissolution des sentiments sociaux et le retour à l’insociabilité.
L’art véritable, au contraire, sans poursuivre extérieurement un but moral et social, a en
lui-même sa moralité profonde et sa profonde sociabilité, qui seule fait sa santé et sa
vitalité. L’art, en un mot, c’est encore la vie, et l’art supérieur, c’est la vie
supérieure ; toute œuvre d’art, comme tout organisme, porte donc en soi son germe de vie
ou de mort. Loin d’être, comme le croit l’école de Spencer, un simple « jeu de nos
facultés « représentative », l’art est la prise au sérieux de nos facultés sympathiques et
actives, et il ne se sert de la « représentation », encore une fois, que pour assurer
l’exercice plus facile et plus intense de ces facultés qui sont le fond même de la vie
individuelle et sociale.
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