Ce n’est pas sans une certaine surprise que la jeunesse littéraire a lu l’autre jour, en
tête du Figaro, un article de M. A. Claveau, excellent humaniste, contre
l’humanisme. Je voudrais essayer ici d’opposer à son réquisitoire quelques-unes des
raisons qui militent en faveur de cet « humanisme », auquel il attribue d’ailleurs des
torts dont cette doctrine ne me paraît pas coupable.
La réfutation de M. Claveau, en effet, se trompe d’adresse. Il considère l’humanisme
comme une philosophie, voire une religion qu’il oppose au déisme, alors que c’est avant
tout une esthétique, et même essentiellement une poétique. Peut-être se récriera-t-il à ce
mot : il s’en allait en guerre contre un parti d’athées, et le voici qui tombe dans une
assemblée de poètes. Je lui demande bien pardon de la déconvenue qu’il en pourra éprouver.
Avouerai-je d’ailleurs, pour lui donner raison en une certaine mesure, que l’humanisme,
comme beaucoup de théories littéraires, pousse des rameaux jusque dans la morale et dans
ce qu’il faut bien appeler, d’un mot barbare, la sociologie ? Cela n’a, au reste, rien qui
doive surprendre. Toute esthétique est, en somme, une conception de la vie appliquée au
cas particulier de l’art. Il y a un philosophe inconscient dans tout poète digne de ce
nom. C’est pourquoi mainte théorie, qui n’était d’abord que poétique, a fini par résumer
toute la pensée d’une époque : ainsi pour la Renaissance, ainsi pour le Romantisme. Je ne
serais pas étonné que ce mot d’« humanisme » fût celui même sous lequel on résumera plus
tard l’effort confus et magnifique de notre temps.
*
* *
Les deux dernières écoles poétiques qui aient fleuri en France sont le Parnasse et le
Symbolisme. La théorie du Parnasse a été celle de l’art pour l’art, ou plus exactement de
la beauté pour la beauté. Agnostiques de l’art, les parnassiens ont restreint le champ de
la poésie, comme l’agnosticisme avait restreint le domaine de la philosophie. Pour que la
beauté fût plus belle encore, ils ont voulu la faire moins vivante. On se rappelle leur
théorie de l’impassibilité, formulée par réaction contre le Romantisme, qui leur semblait
trop échevelé. La beauté à leurs yeux devait être marmoréenne. Un poète, qui plus tard fit
exactement — et heureusement ! — le contraire de ce qu’il avait annoncé, résumait alors
avec une ingénuité d’enfant terrible l’idéal parnassien en ce vers agressif :
Les parnassiens dépersonnalisèrent, objectivèrent l’inspiration ; ils interdirent à la
Muse la passion, à leur gré trop tumultueuse pour les beaux plis de sa tunique, et
l’enfermèrent, selon une formule depuis lors banalisée, dans la Tour d’Ivoire. Chacun
d’eux a répété :
Mais, bien qu’ils y revinssent toujours comme en leur citadelle inexpugnable, les
parnassiens sortirent souvent de la belle tour close où ils adoraient à l’écart l’idole
hiératique : témoin Leconte de Lisle, dont la poésie, si impassible qu’elle veuille être,
laisse souvent deviner la pensée généreuse et entendre le cœur palpitant ; témoin Sully
Prudhomme, si préoccupé de justice et de bonheur, et qui loua André Chénier d’avoir
uni
et Anatole France, dont les Noces corinthiennes ont pu
sembler, vingt ans après avoir été écrites, une pièce d’actualité ; et le tendre et
nostalgique Dierx, et Catulle Mendès, dont la fantaisie est si moderne, et Coppée, penché
sur les humbles, et Heredia enfin, le somptueux conquistador épris des époques reculées et
des rivages lointains, qui un jour, se souvenant qu’il était un homme d’aujourd’hui et
appartenait à un « peuple libre », consentit à dresser un beau « trophée » en plein Paris,
sur le pont Alexandre.
Les symbolistes, eux, qui, bien qu’ils aient combattu les parnassiens avec un acharnement
souvent injuste, sont leurs continuateurs, en ce sens qu’ils ont transporté l’objectivité
parnassienne de la terre dans les nuées, les symbolistes, par une hautaine gageure,
prirent pour objet le Mystère. Si les parnassiens sont des agnostiques, les symbolistes
sont des mystiques. La théorie des parnassiens, la beauté pour la
beauté, devint chez eux celle de la beauté pour le rêve. Ils
négligèrent délibérément non plus seulement la vie subjective, le moi romantique, mais la
vie entière, subjective et objective, toute la vie ; ils se cloîtrèrent dans le Rêve. Ils
habitèrent la Tour d’ivoire un étage au-dessus des parnassiens, plus loin encore de la
terre. Et la Tour d’Ivoire des parnassiens était du moins, elle, éclatante au soleil ;
certains symbolistes amassèrent une nuit presque impénétrable autour de leur demeure, et
ce fut souvent la Tour d’Ébène.
Je ne voudrais pour rien au monde être injuste envers les symbolistes. Ils ont eu une
très haute idée de la poésie ; ils ont suscité une utile réaction contre les
arrière-romantiques, trop exclamatifs, et les sous-parnassiens, trop prosaïques. Et de
plus, et surtout, ils ont continué de libérer la vieille prosodie, ce dont il faut leur
être grandement reconnaissants. Ce sont eux qui ont achevé de « disloquer », comme disait
Hugo, « ce grand niais d’alexandrin ». Le vers libre lui-même, je le crois, est capable de
vraies beautés, s’il sait à la fois, selon la remarque récente d’un des esprits les plus
indépendants du symbolisme, « se symétriser et se styliser ». Faisons crédit parfois, avec
M. Bergeret, à la beauté inconnue. Toute licence, ajouterions-nous volontiers, sauf contre
la vie. — Comme les symbolistes devaient beaucoup aux parnassiens, les humanistes, — et
sous cette dénomination on peut ranger tous les jeunes poètes qui ne sont pas à proprement
parler parnassiens ou symbolistes, — doivent tous quelque chose à ces derniers, parmi
lesquels certains d’entre eux comptent d’anciennes et précieuses amitiés. Il n’est guère
de jeune poète qui n’ait d’abord voisiné avec eux dans la chambre aux miroirs avant de
rentrer, selon l’expression d’Albert Samain, « dans la vérité de son cœur »
. L’œuvre du
Symbolisme est et restera fort importante.
Mais enfin la poésie des symbolistes — et les meilleurs d’entre eux l’avouent — a exprimé
des rêves abscons et froids, et non la vie. Ils ont créé tout un décor de glaives,
d’urnes, de cyprès, de chimères et de licornes qui s’en va déjà rejoindre au magasin des
accessoires surannés le décor romantique, les nacelles, les écharpes, les gondoles, les
seins brunis et les saules, les cimeterres et les dagues qui en 1850 avaient déjà cessé de
plaire. Ils ont abusé du bizarre, de l’abstrus, ils ont souvent parlé un jargon qui
n’avait rien de français, ils ont épaissi des ténèbres factices sur des idées qui ne
valaient pas toujours les honneurs du mystère. Ils avaient d’abord arboré le nom de
décadents sous lequel on les a trop facilement ridiculisés et qu’ils ont vite abandonné
pour celui plus relevé de symbolistes ; mais on aurait dit parfois qu’ils voulaient donner
un sens rétrospectif à leur première dénomination. Leur inspiration fut trop souvent
byzantine. Ils se sont d’abord interdit comme trop vile toute poésie à tendances
philosophiques, ou religieuses, ou sociales. Ensuite, même ce qui est individuel chez les
symbolistes s’exprime d’une façon si indirecte que l’obscurité en voile souvent l’émotion.
Jamais, chez eux, un aveu personnel, un cri, un battement de cœur. Tout est secret,
enveloppé, allégorique. Les symbolistes ont fait un rêve irréalisable, celui d’exprimer le
pur mystère et la beauté pure. Le mystère sans un peu de clarté, c’est le néant absolu, et
la beauté sans la vie, c’est une forme inconsistante qui échappe à l’étreinte de
l’artiste.
Qu’a-t-il manqué souvent aux parnassiens et aux symbolistes pour nous satisfaire
pleinement ? L’humanité. Ils n’ont voulu être que des artistes, et ils furent tels. Ils
n’ont pas songé que ce qui nous intéresse dans l’artiste, c’est l’homme, car c’est
l’humanité qui est la commune mesure entre lui et nous. Nous qui venons après eux,
instruits par leur exemple, nous rêvons un art plus enthousiaste à la fois et plus tendre,
plus intime et plus large, un art direct, vivant, et d’un mot qui résume tout : humain.
Nous voulons une poésie qui dise l’homme, et tout l’homme, avec ses sentiments et ses
idées, et non seulement ses sensations, ici plus plastiques, là plus musicales. Tous les
grands poètes de tous les temps, en même temps que des artistes, étaient des hommes,
c’est-à-dire des pères, des fils, des amants, des citoyens, des philosophes ou des
croyants. C’est de leur vie même qu’étaient faits leurs rêves. Après l’école de la beauté
pour la beauté, après l’école de la beauté pour le rêve, il est temps de constituer
l’école de la beauté pour la vie.
Nous ne proscrivons pas le symbole ; mais qu’il soit clair. Un beau symbole obscur, c’est
un beau coffret dont on n’a pas la clef. Il y a d’admirables symboles dans Vigny ; mais on
les comprend. On peut dire de façon intelligible les choses les plus profondes. Accumulez
les symboles tant que vous voudrez, pourvu que derrière on sent battre un cœur d’homme et
penser une tête harmonieuse. Nous sommes las d’une certaine impassibilité et d’une
certaine incohérence.
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* *
Puisque les poètes d’une génération sont nécessairement amenés à se grouper sous une
appellation commune, je crois que le mot le plus juste qui puisse qualifier le mouvement
de la nouvelle génération est le beau mot, rajeuni et élargi encore à cette occasion,
d’Humanisme. Il signifie bien que nous voulons réaliser une poésie humaine ; après la
poésie trop strictement artiste du Parnasse ou trop obscurément abstraite du Symbolisme.
Il renoue heureusement, la tradition avec l’admirable Pléiade, qui, délaissant les
allégories du moyen âge, et remontant à l’art antique, source de toute beauté, sut
retrouver sous les humanités l’humanité. Par la Pléiade, il nous rattache à l’antiquité,
d’une part, à Chénier et au Romantisme de l’autre ; car, comme tous les novateurs, nous
sommes les vrais traditionnels. Enfin il indique bien notre point de vue sur le monde — et
c’est ici que M. Claveau retrouverait l’occasion de discuter philosophie — qui est, lui
aussi, tout humain. Nous ne sommes ni mystiques ni sceptiques. Nous sommes plongés dans la
vie : il faut la comprendre et la vivre. Mais je ne veux faire allusion qu’en passant aux
lointaines conséquences de l’humanisme au point de vue philosophique, religieux, politique
et moral. Je me bornerai aussi à indiquer, la relation immédiate qui s’établira entre la
poésie humaine, d’une part et, d’autre part, un théâtre ou un roman humains dont on
pourrait citer déjà maints exemples.
Poètes, chantons la vie : c’est notre vraie façon, à nous, d’y collaborer. Accomplissons
notre tâche sur la terre, qui est d’inscrire en des paroles belles le rêve que fait
l’homme à ce moment du temps infini, pour le transmettre à ceux qui nous succéderont. Et
que chacun de nous, en jetant plus tard un regard sur son œuvre terminée, avant de s’en
aller dans l’inconnu terrible, puisse se dire comme tous ceux dont la vie a été bien
remplie par les labeurs humains : « Je fus un homme. Quoi qu’il y ait après la mort, je
n’en ai pas peur. Que ce soit le grand soleil ineffable de Dieu ou le grand soleil noir du
néant, je saurai le regarder en face, sans être aveuglé par la lumière, sans être ébloui
par l’ombre. Je fus un homme. »
Poètes d’aujourd’hui et de demain — et par ce mot j’entends, au beau sens étymologique,
tous ceux qui créent, — soyons des hommes !
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