Chapitre XX. Conclusion
La cause et la loi que nous venons d’assigner aux variations du goût ont ce mérite et
ce défaut d’être très générales ; l’une fait comprendre pourquoi l’évolution littéraire
est incessante ; l’autre permet de tracer la trajectoire sinueuse et pourtant régulière
que parcourt une littérature. Mais il va de soi qu’elles ne peuvent, à elles seules,
tout expliquer ; qu’elles ont besoin d’être complétées par des causes et lois
secondaires qui s’appliquent au détail du mouvement.
Nous en avons indiqué plus d’une au cours de cet ouvrage ; mais il en reste une foule
d’autres à découvrir. Les questions se posent en foule : Quelles sont les conditions
favorables au développement du lyrisme, de l’humour, de la poésie épique ? Pourquoi le
xixe
siècle a-t-il vu mourir la tragédie, et le roman
prendre une importance si considérable ? Qu’est-ce qui a déterminé, sous le second
Empire, la renaissance du burlesque ? On pourrait allonger indéfiniment la liste des
problèmes. Mais il ne s’agit pas de les résoudre ici. J’ai voulu seulement (je le
rappelle une dernière fois) préciser la méthode qui peut conduire à trouver des réponses
justes et nettes à ces multiples interrogations, et montrer ce que doit devenir
l’histoire d’une littérature.
On me dira sans doute : ― A la quantité de lectures et de connaissances diverses que
vous réclamez pour une pareille entreprise, savez-vous beaucoup d’hommes qui soient
capables de la mener à bien ? — Je n’ai pas dit, répondrai-je, qu’elle
fût
facile ; je n’ai pas dit non plus qu’elle dût être nécessairement exécutée par un
individu. Pourvu que l’œuvre soit conduite et achevée d’après un même plan d’ensemble,
peu importe qu’elle soit collective, comme le fut la construction des grandes
cathédrales. Aux architectes futurs, quels qu’ils puissent être, je souhaite patience,
talent, largeur et finesse de vues, heureux si dans ce livre, dont je sens mieux que
personne les lacunes et les imperfections, j’ai pu leur suggérer quelques moyens de
faire l’édifice plus solide, plus riche, plus majestueux, plus complet.
Le jour où l’on aura su, ne fût-ce que dans la vie littéraire d’une nation, expliquer
l’apparition et la disparition de tant de goûts divers, enchaîner l’une à l’autre les
transformations subies par l’idée de beauté et les répercussions exercées par la
littérature sur les autres branches de l’activité humaine, on aura certes accompli une
œuvre dont la critique et la sociologie pourront tirer une grande utilité.
Le critique, juge et conseiller de ses contemporains, aura dès lors, la possibilité de
dire aux auteurs avec une autorité singulièrement accrue : — Prenez garde ! Tel genre ne
peut fleurir dans l’époque actuelle. Telle école a fait son temps et le public va exiger
autre chose. — Il pourra pressentir le goût de demain, être la vigie qui annonce la côte
voisine, qui crie Terre ! au navire encore perdu dans le brouillard ou la nuit194. Et ses avertissements, quand il parlera ainsi, ne
seront plus de vagues et hasardeuses intuitions ; ils seront fondés sur les faits
positifs et sur les lois de l’esprit humain.
Le sociologue, lui, dans l’histoire bien faite d’une littérature trouvera des lois
démontrées, qui, lorsqu’un travail analogue aura été opéré sur d’autres littératures
nationales, lui seront des éléments précieux pour une philosophie de l’évolution
littéraire et même, comme les diverses parties d’une civilisation sont solidaires, de
toute l’évolution sociale.
Bref, la science sera en possession de vérités qui, rendant
plus
intelligible la façon dont le passé s’est déroulé, rendront par-là plus facile l’art de
prévoir et de créer l’avenir. L’humanité, devenue consciente de la marche qu’elle a
suivie dans son mouvement d’oscillation et de progrès, saura les phases prochaines
qu’elle doit traverser et elle pourra, sinon en modifier l’ordre, du moins éviter ou
adoucir la brusquerie des secousses dans le passage de l’une à l’autre. Elle apprendra
ainsi à gouverner, dans la mesure du possible, les forces obscures auxquelles jusqu’à
présent elle a obéi sans le savoir et elle fera un pas vers cette liberté qui est seule
à sa portée et qui consiste à connaître le jeu des lois naturelles pour commander aux
puissances de la vie et pour les employer à la satisfaction de ses besoins matériels
comme de ses plaisirs esthétiques.
FIN
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