Chapitre III. Des moyens de trouver la formule générale d’une époque
Nous savons comment d’un grand nombre de faits particuliers on peut tirer des vérités
plus larges, plus étendues qui s’y trouvent contenues. Nous pouvons dès lors chercher ce
que nous avons appelé la formule générale d’une époque littéraire.
Nous croyons devoir répéter ici ce que nous avons déjà dit à ce sujet : qu’une
littérature est, comme tout ce qui vit, matière et mouvement et que par suite la formule
cherchée doit être double. Elle doit, d’une part, comprendre les éléments littéraires
qui composent l’époque étudiée, les divers groupes qui s’y touchent et s’y combattent,
l’importance relative de ces différents groupes et des différents genres littéraires,
etc. Elle doit nous faire connaître, d’autre part, le sens dans lequel ont marché durant
cette époque les parties solidaires et distinctes dont le tout est composé, et, s’il y a
lieu, le courant dominant qui a emporté cet ensemble à la fois un et multiple.
Mais, pour atteindre cette formule, suffit-il d’étudier les faits purement littéraires,
dont la liaison étroite n’a pas besoin d’être démontrée ? Évidemment non. Tout tient à
tout et le moment est venu de replacer la littérature au milieu de tout ce qui
l’environne-. Seulement reste à savoir comment il convient de mener cette enquête,
portant non seulement sur toutes les branches de la civilisation, mais sur toutes les
forces qui peuvent modifier l’évolution humaine. C’est là un ensemble si complexe qu’en
voulant le considérer dans toutes ses manières
d’être on risque de négliger
toujours quelque chose d’important. Il est nécessaire d’appeler à notre aide toute la
précision de la sociologie pour réduire au minimum les chances d’omission dans cette
analyse d’une société à chacune de ses époques.
Or nous avons vu (2e partie, ch. v) que toutes les
forces, qui forment, déforment et transforment un individu et par conséquent une
société, peuvent se ramener à trois catégories : milieu
psycho-physiologique ; milieu terrestre et cosmique ; milieu social. Ce
classement nous fournira les grandes lignes de notre itinéraire dans notre exploration
d’une époque.
Aucun de ces trois groupes de forces n’est à négliger ; mais ils ne nous permettent pas
tous une moisson égale de renseignements utiles.
Le milieu psycho-physiologique est le moins important pour nous dans l’ordre de
recherches où nous nous engageons, puisqu’il change d’un individu à l’autre et que nous
travaillons maintenant à déterminer les caractères généraux d’une époque.
Le milieu terrestre et cosmique a déjà une importance plus considérable, quoiqu’elle
aille en diminuant à mesure qu’on s’éloigne des temps primitifs. L’homme, en effet,
s’affranchit de la nature et la soumet de plus en plus, à mesure que la civilisation
progresse.
Le milieu social est celui dont l’étude est la plus féconde et la plus variée. Aussi
faut-il prendre pour l’étudier toutes les précautions possibles.
L’observation la plus superficielle nous révèle qu’une société, à une époque quelconque
de son existence, n’est pas un simple total d’éléments rassemblés au hasard et
juxtaposés. Suivante un mot connu40, quand on parle de « corps social », on ne fait pas
une métaphore ; on exprime une vérité désormais acquise. Il existe entre les diverses
branches d’une civilisation une dépendance mutuelle, analogue à celle qui relie les
différents membres dont le corps d’un animal est composé. Nous n’avons point pour le
moment à rechercher si cette dépendance est exactement de même nature dans les deux cas,
ni en quoi une société
diffère d’un organisme végétal ou animal. Il nous
suffit de constater que, en un temps et en un pays donnés, l’art, la littérature, le
costume, l’habitation, l’état politique et religieux sont rattachés par des traits
d’union que nul ne songe plus sérieusement à contester. Et comment pourrait-il en être
autrement ? Par quel prodige les mêmes hommes, comme autant de maîtres Jacques,
pourraient-ils avoir non seulement d’autres dehors, mais d’autres idées, d’autres
sentiments, une autre âme, en passant d’un domaine à un autre domaine de l’activité
humaine ?
Nous savons donc que l’évolution littéraire ne peut être séparée que par abstraction du
reste de l’évolution sociale ; qu’il y a ainsi des ressemblances et aussi des rapports
de cause à effet ou d’effet à cause entre les œuvres qui nous intéressent et leur
entourage. A vrai dire, l’historien d’une langue et d’une littérature devrait être
universel au profit de l’histoire spéciale qu’il construit ; il devrait connaître les
relations sans nombre que l’une et, l’autre soutiennent, les actions et réactions sans
nombre que l’une et l’autre exercent et subissent dans leur contact perpétuel avec la
science, l’art, la religion, en un mot avec toutes les manifestations diverses de la vie
nationale. Par malheur, le programme est plus facile à dresser qu’à exécuter. Cette
universalité, même restreinte aux limites d’un seul pays, est un idéal à peu près
inaccessible, comme tout idéal, mais, comme tout idéal aussi, utile pour guider les pas
du chercheur, pour lui montrer le but lointain, dont il peut sans cesse approcher tout
en désespérant de l’atteindre jamais complètement.
On a le droit toutefois d’être effrayé en songeant à la masse de connaissances qu’il
faudrait réunir pour rétablir tous les liens de la littérature avec l’ensemble dont elle
dépend ; on a le droit aussi d’être inquiet et de se demander si, en voulant la replacer
au milieu de tout ce qui l’environne, on ne risque pas de l’étouffer, de la perdre de
vue, de sacrifier le principal à l’accessoire.
Ce malheur ne lui a pas toujours été épargné. Taine, au lieu d’étudier la littérature
pour elle-même, l’a considérée trop souvent comme un moyen de mieux connaître la société
dont elle exprime les mœurs, les tendances, les rêves. D’autres, au lieu de viser
uniquement à en dérouler l’histoire, ont subordonné
ce but, déjà bien assez
difficile à toucher, au désir de faire avancer la psychologie. Je ne nie pas, à coup
sûr, que l’histoire bien faite d’une littérature ne puisse servir à tirer de l’ombre des
faits sociaux de haute valeur ou encore à éclaircir certains mystères de la mentalité
humaine. Mais je crois qu’il est inutile et dangereux de porter dans cette étude des
préoccupations étrangères à son objet propre ; je crois que les phénomènes littéraires
sont assez intéressants et assez complexes en eux-mêmes pour que l’historien emploie et
borne tous ses efforts à les débrouiller. Je crois, en un mot, qu’il importe de
renverser les procédés dont je viens de parler : j’entends que l’historien de la
littérature doit mettre les données de la sociologie et de la psychologie au service de
l’histoire particulière qu’il élabore, et non pas faire le contraire pour le plus grand
avantage peut-être de la philosophie, mais au détriment certain de la tâche qui lui
incombe.
Il arrive parfois, dans l’exécution d’une cantate par une société musicale, que les
chanteurs, basses, barytons, ténors, se groupent au fond du théâtre et forment en
sourdine un chœur puissant, tandis que, sur le devant de la scène, en pleine lumière, se
détache une prima donna ; elle chante et sa voix domine toutes les autres, sans cesser
cependant d’être en harmonie avec elles. Tel doit être le rôle de la littérature dans
une histoire qui. lui est consacrée ; à elle, sans conteste possible, revient la place
d’honneur ; mais autour d’elle, au second plan, doivent se grouper harmonieusement les
voix des autres parties de la société, qui accompagnent, soutiennent et font ressortir
le chant du personnage en vedette.
Ainsi, puisque la littérature
l’historien parcourra tous les domaines, mais il les parcourra en vue de tout rapporter
à la littérature. Les faits de toute nature, qu’il rencontre chemin faisant, n’ont pas
pour lui d’intérêt en eux-mêmes, ils ne méritent de l’arrêter que par leurs rapports
avec les idées, les sentiments ou les formes qui
se manifestent dans les
œuvres littéraires de l’époque. Ils sont tantôt des signes, tantôt des causes, tantôt des effets, d’un état d’esprit qui
se reflète, qui s’incarne dans les ouvrages des écrivains ou des orateurs. C’est
seulement à ce triple point de vue qu’il convient de les envisager.
Nous allons donc parcourir lentement la série des opérations qu’il convient de faire
pour étudier dans une époque donnée les divers milieux où se développe la littérature,
en nous gardant d’oublier que les faits environnants doivent être envisagés tour à tour
par nous comme révélateurs, producteurs ou produits
de faits littéraires.
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