Chapitre II. Recherche des vérités générales37
§ 1. ― Comment passer des faits particuliers à des vérités générales ? Rien de plus
simple, en apparence. « Généraliser, a dit Spencer, c’est grouper les
coexistences et les séquences semblables. »
Cela revient à dire qu’il faut
constater entre les choses trois sortes de rapports : rapports de coexistence et
rapports de succession, qui peuvent être des rapports de cause à effet ou d’effet à
cause. Instituer entre les œuvres des comparaisons multiples, en les rapprochant tantôt
d’après tel de leurs caractères, tantôt d’après tel autre, est un infaillible moyen
d’étendre ses connaissances. On peut, si l’on veut, mettre en regard les œuvres d’une
même époque, ou d’une même province, ou d’une même école. On peut, si on l’aime mieux,
étudier en quoi diffèrent et se ressemblent les phases successives d’un genre
littéraire. Un jour, on cherchera des rapports d’idées ou de sentiments ; le lendemain,
des analogies de structure ou de style.
On établit ainsi, à des points de vue aussi divers que possible, des groupes
sympathiques et l’on aboutit, pourvu qu’on procède avec toute la prudence que réclame la
logique, à des constatations dont l’intérêt ne saurait échapper à personne.
Des exemples expliqueront ce que je veux dire.
A comparer ensemble les écrits, d’ailleurs si dissemblables, de Rousseau, de Buffon, de
Diderot, de Thomas, on s’aperçoit
bien vite que tous ces écrivains, qui
furent contemporains, ont la phrase ample, périodique, largement déroulée, et l’on
conclut sans témérité aucune que la prose oratoire, dans la seconde moitié du
xviiie
siècle, a joui d’une vogue éclatante. Suit-on,
durant quelques siècles le développement du vers français de douze syllabes ; on
remarque facilement que chez les poètes de la Pléiade il est souple, libre, aisé, qu’il
se permet beaucoup d’enjambements et de rejets en même temps qu’il est richement rime ;
qu’à partir de Malherbe et de Boileau, surtout au xviiie
siècle, une césure presque immuable le divise en deux parties égales,
tandis que la rime devient souvent pauvre et banale ; que les romantiques, en
disloquant, comme ils disaient, « ce grand niais d’alexandrin »
, rendent
à la rime une plénitude de sonorité dont elle avait perdu l’habitude ; que Musset
semble, il est vrai, faire exception en lançant aux partisans de la consonne d’appui
cette moqueuse profession de foi :
mais qu’aussi ses vers, sauf dans ses poésies de jeunesse où il s’abandonne à sa
fantaisie gamine, sont restés, bien plus que ceux de Victor Hugo ou de Sainte-Beuve,
fidèles à la coupe classique. On est, par suite, amené à cette conclusion générale : que
fia richesse de la rime et la régularité de la césure ont été dans l’alexandrin en
raison inverse l’une de l’autre. On est en présence d’une loi analogue à celle que la
biologie appelle la loi de balancement des organes.
Les découvertes que l’on fait de la sorte sont d’importance inégale, mais de nombre
indéfini. Pour en accroître le total, l’aide des sciences voisines est une ressource
utile et permise. Toutes les sciences se touchent et se prêtent un mutuel appui ; aucune
ne peut avancer sans que les autres profitent de ce progrès. Or, de nos jours l’homme
est, si l’on peut s’exprimer ainsi, rentré dans la nature ; on a compris qu’il n’est pas
isolé au centre de l’Univers ; qu’il est soumis à des lois qui lui sont communes avec
les êtres environnants. Il suit de là que l’histoire a plus d’un point de contact avec
les sciences naturelles et que le développement de l’humanité, malgré sa complexité plus
grande, peut être éclairci par ce que l’on sait déjà de
l’évolution des
plantes et des animaux. Au reste, la philosophie, dans ses tentatives à demi heureuses
pour unifier le savoir, a constaté des lois qui dominent tous les ordres de
connaissances38. Ne voulût-on les considérer que comme des hypothèses à
vérifier, elles peuvent encore guider les recherches de quiconque veut étudier dans sa
marche l’histoire de la littérature.
C’est peu d’affirmer ; il faut prouver. On sait que tout mouvement se fait en suivant
la ligne de la plus grande traction, de la plus faible résistance ou de leur résultante.
Cette loi du moindre effort, comme on la nomme souvent, s’applique au monde moral comme
au monde physique. La paresse est la reine de la terre, pourrait-on dire ; même quand
l’homme est sollicité à agir par le désir ou le besoin, il agit de façon à atteindre son
but avec le moins de peine possible. Or, cette règle préside à la transformation des
langues ; nos ancêtres, au moyen âge, adoucissent pigmentum en piment,
axilla en aisselle, spiritum en esprit ; qu’est-ce
autre chose qu’un procédé inconscient pour rendre la prononciation plus facile ? Les
savants du xvie
siècle calquent le mot latin ; porticum devient portique ; blasphemare donne blasphémer ; ils ajoutent des lettres parasites ; ils écrivent aultre, coulteau, debvoir ; ils compliquent à plaisir l’orthographe. On
pourrait croire qu’ils sont séduits par l’attrait de la difficulté. Erreur ? Comme le
latin en ce temps-là est beaucoup plus écrit que parlé, comme ils consultent leurs yeux
plutôt que leurs oreilles, la forme qui se rapproche le plus visiblement de la forme
ancienne est celle qui se présente le plus aisément à leur pensée. Application
différente de la même loi.
Tout mouvement est rythmique. Flux et reflux de l’Océan, courbes symétriques des
fleuves, battements du sang dans l’artère, fièvre, musique ou danse, tout autour de nous
et en nous révèle une alternance plus ou moins régulière. La littérature, elle aussi,
suit dans son allure un rythme composé. Réalisme et idéalisme se succèdent dans la vie
d’une nation comme de grandes vagues qui durent à peu près le même
nombre
d’années. Un peuple qui vient de se raidir dans l’austérité est par là même près de se
ruer en débauches. Voyez les mœurs et la littérature du Directoire au lendemain de la
sévérité Spartiate que les hommes de 93 avaient essayé d’imposer.
Tout ensemble qui évolue part d’une forme moins cohérente pour arriver à une forme plus
cohérente. Ainsi les nébuleuses se condensent en systèmes stellaires, les phénomènes
isolés en sciences, les peuplades éparses en cités et en États. Regardez maintenant la
genèse des chansons de geste à la lumière de cette loi. Est-ce qu’elles ne sont pas
formées à l’origine de parties incohérentes qui s’ajustent, se soudent et deviennent peu
à peu un tout organisé ?
On le voit, soit par une comparaison directe des œuvres littéraires entre elles, ce qui
est le moyen le plus sûr et le plus fécond en résultats, soit par une application de
lois générales ou universelles déjà découvertes, ce qui exige beaucoup de tact et de
prudence —. c’est-à-dire le plus souvent par la méthode inductive et quelquefois par la
méthode déductive — on peut obtenir quantité de vérités démontrables, qui contiennent et
résument une multitude de faits particuliers. Calculera qui pourra l’enrichissement
énorme de savoir qu’on peut atteindre par cette double voie.
§ 2. — De même que la comparaison d’un grand nombre de faits particuliers permet
d’aboutir à des faits généraux, de même le rapprochement de plusieurs causes
individuelles amène à constater des causes générales.
Ainsi l’examen de leur œuvre et de leur vie nous apprend que Marivaux, Montesquieu,
Voltaire, Diderot, Rousseau, Ducis ont tous aimé, admiré, reproduit certains écrivains
anglais : nous voici autorisés à déclarer que l’Angleterre a exercé sur la France une
forte influence intellectuelle au cours du xviiie
siècle,
et avec un peu d’attention, il est aisé de marquer dans quels domaines, entre quelles
dates, en quel sens elle a agi. Nous tenons un des facteurs étrangers qui ont modifié en
ce temps-là l’évolution de la pensée française.
Choisissons un cas plus compliqué. Dans la seconde moitié du siècle dernier renaissent
en France des goûts qu’on n’y connaissait plus ; on s’y éprend à la fois des voyages, de
l’agriculture,
des idylles, des jardins anglais, des romans champêtres, des
sites sauvages qualifiés de « romantiques »
, des tableaux représentant la
vie du village : choses d’ordre différent, mais qui se ressemblent et qu’on peut réunir
sous une seule formule en disant : la France revient à la nature
extérieure. Pourquoi ? se demande l’historien.
Il regarde autour de la France d’alors dans l’espace et dans le temps. Il remarque que
le mouvement est général, qu’il se produit au Nord comme au Midi de l’Europe ; il
suppose qu’il pourrait venir de quelque nation voisine ! Il écarte, après examen,
l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, dont les mœurs et les écrits sont peu connus ou peu
goûtés des Français de l’époque. Mais il remarque que les écrivains anglais et un
écrivain suisse, Rousseau, sont parmi les préférés du moment. Il considère les dates. Il
voit que les œuvres de Rousseau, qui sont les premières à prêcher en langue française
l’amour des champs, paraissent de 1750 à 1760 ; il constate que les Anglais, Thomson,
par exemple, ont exprimé les mêmes sentiments plus de vingt ans auparavant. L’influence
de l’Angleterre d’abord, et celle de Rousseau ensuite sont donc à l’origine du grand
courant d’imitation qui s’est par toute la France.
Mais ce n’est pas assez. Il en est des idées comme des plantes ; elles ne peuvent
passer d’un pays à un autre et y prospérer que si elles y rencontrent un sol et un
climat favorables. En d’autres termes, un peuple n’adopte des façons de sentir et de
penser étrangères que si elles répondent à des aspirations qui existent déjà chez lui.
Il faut donc que la France et l’Europe entière aient été prédisposées à ce réveil du
sentiment de la nature.
L’historien cherche encore. Il ne trouve pas à cette variation du goût de causes
physiques ou physiologiques. Point de changement grave dans les conditions
atmosphériques ; le ciel n’est pas devenu plus bleu, les roses plus roses ; les hommes
n’ont pas été doués d’un sens nouveau. Cette cause générale doit être une cause
sociale.
L’historien regarde alors la fin du xviie
siècle pour
mieux s’expliquer le xviiie
siècle. Il sait que ce fut
l’âge d’or de la société polie ; qu’en ce temps-là la vie mondaine fut l’idéal de tout
ce qui comptait alors parmi les hommes ; que les jardins mêmes
étaient des
salons ; que les philosophes prouvaient l’existence de la matière par celle de la
pensée ; que les poètes, acharnés à peindre l’âme humaine civilisée, laissaient à peine
tomber quelques regards distraits sur la nature environnante. Il songe à cette
tyrannique nécessité de changement, à cette alternance régulière qui emporte les nations
d’un extrême à l’autre ; il comprend que la France et l’Europe ont repris goût à la
verdure des bois et des prairies et aux charmes de la solitude, précisément parce
qu’elles étaient lasses et dégoûtées de spectacles et de plaisirs contraires ; il trouve
enfin dans cette réaction violente contre les prédilections du siècle précédent un cas
particulier de cette grande loi du rythme qui semble être une des lois de la vie
universelle.
Possède-t-il désormais la solution complète du problème ?
Pas encore. Pourquoi, d’une part, l’Angleterre a-t-elle été la première à réagir contre
les mœurs et les idées de la France de Louis XIV ? Question de race peut-être ; mais
surtout parce que l’esprit mondain y fut une importation, une mode exotique venue
d’outre-Manche, par conséquent une chose superficielle, un vernis peu solide, et aussi
parce qu’une nation de marins, de commerçants, de voyageurs était par là même restée en
contact perpétuel avec la nature. Pourquoi, d’autre part, est-ce Rousseau qui a « fait
reparaître du vert » dans la littérature française ? Parce qu’il avait dans sa jeunesse
contemplé de près la splendeur des montagnes et des lacs, vécu dans leur, intimité,
respiré dans l’air pur l’âme des paysages alpestres ; parce qu’il avait parcouru à pied
la Suisse et la Savoie, deux pays où des contrastes grandioses et charmants parlaient
plus qu’ailleurs aux yeux et aux cœurs, où les fêtes, les usages, la vie de tous les
jours avaient encore la saveur d’une agreste simplicité ; parce qu’enfin cet être si
sensible, écrivant en un moment où la sensibilité se réveillait en France, rencontrait
des lecteurs préparés aux émotions qu’il allait leur communiquer.
Si l’on veut après cela résumer les causes qui ont amené en France cette renaissance du
sentiment de la nature, on arrive à cette formule : Cause
essentielle : la longue et fatigante durée d’une civilisation trop exclusivement
mondaine, durée qui
engendre le désir de sensations opposées. Causes secondaires : l’action dans le même sens de l’Angleterre et celle de la
Suisse s’exerçant par l’intermédiaire de Jean-Jacques et de quelques autres.
J’ai réduit au minimum les preuves dont on peut étayer ces conclusions39 ; la démonstration, pour écourtée
qu’elle soit, me paraît cependant suffire à établir qu’il est possible de déterminer les
causes qui expliquent un ensemble de faits. On pourrait même soutenir qu’on arrive plus
facilement à la vérité en opérant sur une masse de phénomènes qu’en se restreignant à
l’étude de cas individuels. Le calcul des probabilités indique, à un ou deux près, le
nombre des morts et des mariages qui se produiront en un pays dans l’espace d’une
année ; il ne saurait apprendre si telle personne désignée se mariera ou mourra durant
ces douze mois. De même, l’historien hésitera à se prononcer sur l’origine de tel fait
isolé ; plusieurs faits semblables s’éclaireront mutuellement, révéleront d’où ils
découlent et transformeront en certitude ce qui n’était qu’une hypothèse.
Je choisis un second exemple. J’observe chez Racine une soumission absolue aux règles
de la tragédie. D’où provient cette docilité ? Peut-être des excès antérieurs du drame
libre. Boileau, Bossuet, l’Académie, l’entourage de Louis XIV m’offrent dans des
domaines divers le spectacle d’un pareil respect de l’autorité. N’aurait-il pas une
cause analogue ? Les désordres de la Fronde ont pu dégoûter de la liberté politique. Les
querelles de religion ont pu renforcer le pouvoir de l’Église, le désir d’unité
religieuse. « La folle du logis » s’est si bien donné carrière dans les œuvres de
Scarron, de Bergerac, de Saint-Amand que le besoin d’une discipline pour la langue et
d’un code pour la littérature a pu se faire sentir impérieusement. La supposition
initiale se consolide à mesure qu’on avance ; on en cherche la confirmation dans les
témoignages des contemporains ; dans les lois déjà connues qui président à la marche de
l’esprit
humain, et l’on finit par avoir, au lieu d’une opinion dont on
doutait soi-même, une conviction raisonnée qui s’impose.
C’est par des procédés tout à fait semblables qu’en rapprochant plusieurs effets
particuliers on constate des effets généraux. Je crois inutile d’insister sur les
applications possibles de la même méthode.
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