Chapitre VII. Objections à l’étude scientifique d’une œuvre littéraire
Avant d’aller plus loin, il faut répondre ici à des objections qui doivent
avoir surgi dans l’esprit de plus d’un lecteur.
§ 1. — « Soit, dira-t-on, nous voulons bien à la rigueur qu’une œuvre soit contrainte
par une analyse sévère de livrer la plupart de ses secrets, de laisser paraître au grand
jour les mystères de sa nature intime et même de révéler les principales qualités de son
auteur. Tout cela s’y trouve contenu et enveloppé : tout cela peut en être tiré. Mais,
dès qu’on passe à la recherche des causes et des effets, que de difficultés, et souvent
quelle impossibilité de saisir le vrai !
« Comment, par exemple, retrouver toutes les forces dont une œuvre est la résultante ?
Pour les écrivains morts depuis plusieurs siècles avons-nous des documents suffisants ?
Leur biographie problématique tient parfois en quelques lignes.
Pouvons-nous pénétrer les milieux qu’ils ont traversés ? Avons-nous quelque moyen
d’interroger leur cerveau, de connaître leur famille ? Pour ceux qui sont plus voisins
de nous, il semble que nous soyons accablés, écrasés, étouffés sous un monceau de
renseignements et que notre plus grand obstacle soit l’énormité même du fatras à
débrouiller. Mais que de choses nous manquent encore pour avoir une connaissance pleine
et entière d’un individu ! Savons-nous quelle a été son enfance ? N’y a-t-il pas des
coins de sa vie qui nous échappent ? Sommes-nous au clair sur ses parents, sur ses
ancêtres, sur
leur dose d’intelligence ? Combien de lacunes, que rien ne
peut combler ! N’est-ce pas assez pour rendre fragile et illusoire cette science que
vous prétendez construire ? »
Il faut l’avouer sans hésitation, l’objection est spécieuse et elle renferme une part
de vérité. Il est certain que toute science humaine, même quand elle suit une méthode
sûre, a ses limites et ses impuissances. Il est certain que, dans le domaine de
l’histoire littéraire comme dans tous les autres, il restera toujours des obscurités
impénétrables. Mais quoi ! Parce que nous ne pouvons pas tout savoir, faut-il renoncer à
organiser ce que nous savons ? Parce qu’il y a des ignorances nécessaires, faut-il se
résigner à celles qui ne le sont pas ?
Le savant, qui étudie l’évolution des plantes et des animaux, a aussi de vastes lacunes
à déplorer parmi ses sources d’information. Telle espèce s’est éteinte presque sans
laisser de traces. Tel être disparu de la face de la terre n’est plus représenté que par
des fragments épars dans ses profondeurs. L’histoire naturelle ainsi que l’histoire
humaine a ses espaces vides. La chaîne des faits y est, ça et là, brisée. Mais qui donc
osera conclure de là que la botanique et la zoologie ne sont pas des sciences ?
Qu’on me permette une comparaison. Certaines pierres à bâtir sont criblées de petits
trous, telle la pierre meulière, ce qui ne l’empêche pas d’être une des plus solides que
l’on connaisse. Un architecte hésitera-t-il à s’en servir ? Assurément non, et si le
ciment qui unit les blocs est de bonne qualité, si le plan est bien tracé, le bâtiment
pourra défier le temps et les tremblements de terre. De même, l’historien a le regret de
constater des lacunes inévitables dans les matériaux qu’il doit mettre en œuvre ; c’est
une raison suffisante pour qu’on lui recommande d’être prudent ; ce n’en est pas une
pour qu’on lui dénie le pouvoir d’élever un édifice qui résiste et qui dure.
§ 2. — On dira encore : « Mais voyez donc les erreurs commises par ceux qui ont essayé
d’introduire dans l’histoire la méthode scientifique. Taine, malgré son incontestable
talent, a hasardé dans ses livres quantité d’assertions qu’il eût été fort embarrassé de
prouver. A quoi n’aboutira pas le maniement de cet outil dangereux par des mains
inexpérimentées ? »
Il n’est pas très malaisé de répondre. Oui, sans doute, des
erreurs sont
possibles. A qui n’arrive-t-il pas de se tromper, même en appliquant des principes
justes ? L’arithmétique est un modèle d’exactitude ; l’addition est la plus simple des
opérations, et pourtant il n’est pas rare de rencontrer des additions fausses. Descartes
a imaginé sa théorie des tourbillons qui a fait loi pendant près de cent ans, qui a
perdu ensuite toute l’autorité pour retrouver aujourd’hui, dit-on, quelque créance :
personne songera-t-il pour cela à rayer l’astronomie du nombre des sciences ? Le bon
sens veut seulement que l’on soumette à un contrôle sévère les faits et leur
interprétation, qu’on en fasse la preuve, comme on procède pour tout calcul un peu
compliqué. Arrière les explications hâtives, les généralisations prématurées !
Seulement, loin d’infirmer la valeur de la méthode scientifique, elles en proclament,
elles en démontrent la nécessité et la puissance ; elles en supposent même l’existence,
puisqu’on ne peut les redresser qu’à l’aide de cette méthode. Corriger une erreur, c’est
toujours en appeler de l’homme mal informé à l’homme mieux informé ; c’est toujours, en
somme, faire un acte de foi dans la possibilité de la science.
Concluons donc que les caractères d’une œuvre littéraire, ses rapports avec l’auteur
qui l’a exécutée ; puis, — en partie du moins et avec plus de difficulté — les causes
dont elle est l’effet et les effets dont elle est la cause sont accessibles à la
recherche scientifique.
Mais nous n’avons à dessein considéré jusqu’ici dans l’histoire littéraire que des
choses qui peuvent être matière à science, des phénomènes et la liaison entre ces
phénomènes. Nous avons à nous demander maintenant si l’historien peut se borner à
constater des faits ; s’il n’est pas obligé en une certaine mesure de juger les œuvres
dont il parle ; si dès lors n’intervient pas une question de goût qu’il faut poser et
résoudre.
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