Chapitre V. Des trois ordres de causes qui peuvent agir sur un auteur
On pense bien que les causes, que l’historien cherche à surprendre, varient suivant les
cas particuliers. Cependant on peut déterminer les voies où il doit pousser son
enquête.
Or les causes qui agissent sur un individu ne peuvent être cherchées qu’en
lui ou hors de lui. En lui, elles sont physiologiques ou psychiques ; hors de lui, elles sont cosmiques ou sociales. Pour dire la même chose en
d’autres termes, un être humain se développe dans trois milieux : l’un, le milieu psycho-physiologique, est l’ensemble des éléments qui composent sa
constitution corporelle et mentale ; le second, le milieu terrestre et
cosmique, est l’ensemble de la nature environnante ; le troisième, le milieu social, est l’ensemble de la civilisation humaine, qui, de toutes
les parties de la terre et du passé, peut faire sentir et pénétrer son action .
Nous allons parcourir tour à tour ces trois milieux et montrer qu’on peut démêler des
liens certains entre eux et l’individu qu’on étudie.
§ 1. — Un homme à sa naissance n’est pas une table rase. Il a des aptitudes, des
prédispositions, des virtualités de sentiments et d’idées. Il porte en lui tout un
mystérieux passé qui contient en partie son avenir. Il est l’aboutissant d’une longue
série d’ancêtres. De tous ceux dont le sang coule dans ses veines et, en particulier, de
ses derniers aïeux il tient des puissances qui existent en lui à l’état latent, des
germes qui sommeillent
engourdis, mais vivants, dans les profondeurs de son
être. On désigne par le nom d‘hérédité l’ensemble de ces manières
d’être corporelles et mentales que tout enfant apporte en venant au monde.
Il est évident que, pour en découvrir l’origine, il faut chercher parmi les ascendants
de l’individu qu’on étudie. Recherche délicate, qui demande beaucoup de prudence et de
tact, mais qui peut réussir à prouver que tel trait de physionomie ou de caractère est
un trait de famille. Les cas de ressemblance physique entre père et fils, oncle et
neveu, grand-père et petit-fils sont des plus fréquents : de même aussi goûts et façons
de sentir se transmettent d’une génération à une autre ; un ancêtre revit et agit tout à
coup dans quelqu’un de ses descendants. Il semble parfois qu’il ait fallu plusieurs
essais pour faire un grand homme ou une femme supérieure. Comment par exemple ne pas
reconnaître comme une ébauche de Mirabeau dans son père l’Ami des
hommes, cet original personnage dont la fougue, l’énergie, la ténacité
soutiennent une lutte si terrible, avec les qualités semblables de son fils ? N’est-ce
pas Sainte-Beuve qui remarque chez Mme Necker, à l’état pénible de
préparation, des façons de dire et de penser qui se retrouveront aisées et assouplies
chez sa fille, Mme de Staël ?
Malheureusement, les lois de l’hérédité sont encore bien mystérieuses pour la science
actuelle ; les familles d’écrivains qui ont une généalogie en règle sont une rare
exception ; les accidents auxquels le mariage est sujet, comme disent nos comiques,
forcent parfois à un scepticisme prudent ; bref, l’interprétation incertaine de
documents incertains ou insuffisants risque de conduire à des conclusions aventureuses.
Cette enquête, pour bien longtemps encore, ne saurait être très féconde pour
l’historien.
Plus importante et moins aléatoire est celle qui suit l’homme dans son développement.
Qui niera que la maladie, l’âge, la vieillesse ne modifient fréquemment et d’une façon
profonde nos idées, nos sentiments, notre humeur ? Il est permis de croire que
l’exaltation religieuse de Pascal, son renoncement si brusque et si absolu à la vie du
monde, voire même à la vie scientifique, furent dus en grande partie au mal obscur et
grave
qui l’atteignit à la fleur de l’âge et le coucha si jeune au tombeau.
On a le droit de conjecturer que l’énorme fatigue que Flaubert éprouvait à écrire et
qu’il communique parfois à ses lecteurs n’est pas sans relation avec les ravages que
l’épilepsie exerça sur son tempérament.
A côté des changements soudains ou tout au moins rapides que produit une de ces
terribles perturbations accidentelles, viennent se placer les modifications lentes
qu’apportent l’alimentation, le régime quotidien. L’abus des parfums violents, de
l’opium, de la morphine n’est pas étranger à certains raffinements morbides
d’imagination. La débauche et l’absinthe ont eu leur part certaine, quoique difficile à
doser, dans le suicide moral de Musset. Une infirmité naturelle suffit à faire dévier
une intelligence et un talent ; un myope ne verra pas et, par conséquent, ne peindra pas
les choses comme celui qui a la vue longue et perçante. Qui sait si les fanfaronnades de
force et d’adresse, dont Byron fut coutumier, si même son irritation contre la société
n’avaient pas une de leurs origines dans la souffrance d’amour-propre qu’il éprouvait à
se sentir pied-bot de naissance ? Benjamin Constant disait : « Ce qui a décidé du
caractère de Talleyrand, ce sont ses pieds21 ». On sait que
Talleyrand était boiteux. Sainte-Beuve a écrit22 : « On serait
étonné si l’on voyait à nu combien ont d’influence sur la moralité et les premières
déterminations des natures les mieux douées quelques circonstances à peine avouables,
le pois chiche ou le pied-bot, une taille croquée, une ligne inégale, un pli de
l’épiderme ; on devient bon ou fat, mystique ou libertin à cause de cela. »
Il arrive mainte et mainte fois, témoin les dernières années de la vie de Rousseau, que
le biographe est obligé de faire appel, pour comprendre certains actes et certains
écrits, au secours de la science médicale. Nous ne pouvons encore mesurer, mais nous ne
pouvons pas davantage contester l’action de ces causes physiologiques.
D’autre part, l’esprit peut agir sur lui-même, et par suite, il est modifié dans son
évolution par une seconde série de causes
que j’appelle, faute de mieux,
psychiques ou mentales. — Le génie est une longue patience, a dit Buffon. Il est bien
autre chose, à coup sûr ; mais il se développe, assurément aussi, par cette gymnastique
intellectuelle qu’est le travail, par cet effort de volonté qu’est l’attention, par cet
exercice du regard interne qu’est la réflexion. Quand je me rappelle que telle Lettre Provinciale a été refaite jusqu’à treize fois ; quand je vois
surchargé de ratures le brouillon d’une fable de La Fontaine ; quand je pense à
l’implacable, acharnement avec lequel Rousseau et Flaubert retournaient une phrase dans
leur tête pour la rendre conforme à leur idéal esthétique, je me dis qu’au nombre des
influences qui développent les facultés contenues dans l’organisme initial, qui font
sortir la fleur et le fruit du germe où ils étaient cachés, cette action de la pensée
sur la pensée ne saurait être laissée de côté comme une quantité négligeable.
§ 2. — Toutefois les causes extérieures à l’homme me paraissent être à la fois les plus
importantes pour l’histoire et les plus faciles à pénétrer : au lieu, en effet, d’être
particulières à un individu, elles portent le plus souvent sur un grand nombre ; elles
peuvent par là même être mieux contrôlées et conduire à des résultats généraux.
Nous le constaterons en considérant le milieu terrestre et cosmique. Un écrivain a-t-il
vécu, surtout à l’âge où l’âme est de cire pour les impressions du dehors, dans un de
ces climats tièdes et parfumés où la poésie semble pousser et fleurir d’elle-même en
pleine terre comme les orangers et les lauriers-roses ; il y a gros à parier que son
imagination en gardera quelque chose de net et de lumineux. A-t-il été, au contraire,
élevé dans le brouillard, sous un ciel gris et terne, sur les bords d’un Océan toujours
sombre et agité, au milieu de sapins qui bruissent et se plaignent incessamment comme
les vagues ; il est probable qu’un reflet de cette nature mélancolique passera dans son
humeur et dans ses œuvres. Il est banal de constater qu’il existe un rapport entre
l’homme et les choses qui l’environnent.
D’où vient cependant que l’on n’est pas jusqu’ici parvenu à l’établir d’une façon qui
défie la contradiction ? C’est d’abord qu’on a employé une mauvaise méthode : on a
étudié cette influence du monde extérieur sur les grands hommes, qui sont
des êtres d’exception, qui ont le plus souvent voyagé, quitté leur pays, qui, par
conséquent, appartiennent à plusieurs milieux. Il faudrait plutôt l’étudier sur la masse
restée sédentaire et par conséquent ayant subi, sa vie durant, l’action continue des
mêmes causes naturelles. La statistique bien faite nous apportera peut-être un jour de
quoi résoudre le problème. C’est qu’ensuite on a négligé de décomposer le milieu
terrestre et cosmique. On s’est borné à des analyses trop vagues ou à des intuitions
trop hâtives. Que d’éléments divers, en effet, il faudrait distinguer ! Température,
aspect général du monde extérieur, nature du sol, flore et faune, état ordinaire du
ciel, régime des eaux et des saisons : tout cela doit être considéré et tout cela varie
parfois d’année en année et dans l’espace de quelques lieues. Les impressions éprouvées
ne sont plus les mêmes, si l’on a eu pour séjour la ville ou la campagne, la montagne ou
la plaine, le voisinage d’un volcan ou d’un marais, un terroir fertile ou une lande
aride, un vignoble ou des prairies. Et puis avec les voyages qui nous transportent en
quelques heures du Nord au Midi, de l’Orient à l’Occident, d’une partie du globe dans
une autre, quel entrelacement dans les influences subies ! Quel écheveau pénible à
débrouiller ! N’importe ! Les images qu’un écrivain préfère, les réminiscences qui
viennent spontanément sous sa plume, montrent assez quel est le pays qui l’a le plus
séduit, le plus ému. Ce n’est pas toujours celui où il est né ; la patrie de notre âme
n’est pas toujours celle de notre corps ! Beyle, né à Grenoble, voulait qu’on mît sur sa
tombe : Arrigo Beyle, Milanese. Tel paysage, qui nous a charmés, parce
que nous l’avons traversé dans une heureuse disposition d’humeur, parce qu’il s’est
trouvé ce jour-là en harmonie avec notre état d’esprit, se grave dans notre mémoire avec
une énergie singulière et garde dans nos souvenirs une importance disproportionnée avec
la durée pendant laquelle il a frappé nos regards. A qui n’est-il pas arrivé de
localiser ses rêves de bonheur dans quelque coin de terre à peine entrevu, mais qui nous
a paru, peut-être pour cela même, une réduction du Paradis terrestre ?
On voit assez le fouillis d’apparence inextricable où le chercheur est menacé de
s’égarer. Mais quoi ! Faut-il s’arrêter,
parce que la forêt des phénomènes
est touffue ? Il en est ainsi pour toute science qui commence. Patience et longueur de
temps, comme disait le fabuliste, ouvrent des éclaircies, frayent des sentiers, et peu à
peu les actions multiples du milieu cosmique cesseront de former la masse confuse où se
perdent encore les pionniers de l’histoire scientifique.
§ 3. — On peut en dire autant du milieu social. Il est celui qu’on a jusqu’ici le plus
profondément fouillé. Et pourtant des observateurs à déductions précipitées 23, remarquant que des écrivains d’une même époque ont
laissé des œuvres très différentes d’idées, de formes, de caractères, en ont conclu que
l’influence de ce milieu-là était capricieuse et fugace, qu’elle n’existait pas pour un
grand nombre de talents notables et pour la plupart des génies suprêmes.
Raisonnement peu serré ! Conclusion singulièrement téméraire ! Comment se figurer les
grands hommes ainsi suspendus dans le vide, séparés de tout ce qui les environne ? Mais
sur quoi se fonde cet essai pour nier l’influence du milieu social ? Voici l’argument
mis en forme : Des hommes ayant vécu dans le même milieu social ont produit des œuvres
différentes. Or une même cause ne peut produire des effets différents. Donc l’influence
du milieu social est nulle. — Pardon ! les deux prémisses sont fausses et la conclusion
n’a point de valeur.
D’abord la même cause produit souvent des effets différents et même contraires. Il
suffit pour cela qu’elle agisse sur des êtres différents. Qu’on entre, par exemple, dans
une salle de spectacle, un jour où l’on joue quelque gros mélodrame, et l’on sera
convaincu que l’un rit où l’autre pleure. Est-ce que bravos et sifflets ne se croisent
pas fréquemment à la représentation d’une pièce ? Est-ce que l’apparition d’un poème ou
d’un roman, pour peu qu’il remue des idées, ne suscite pas de violents conflits
d’admiration et de colère ? J’ai ouï dire qu’un discours politique, prononcé devant une
assemblée, recevait rarement pareil accueil à droite et à gauche. Or, comme deux
enfants, nés en même temps, ne sont pas identiques, il s’ensuit
que, même en
les supposant soumis à des influences absolument semblables, ils ne peuvent en être
modifiés de la même façon. Il y aura non seulement différence, mais parfois opposition
complète des effets produits. Soumettez un caractère faible à une éducation sévère et
rigide ; il en restera ployé pour toute sa vie. Appliquez les mêmes procédés à un
caractère énergique et résistant ; il se raidira contre ce qu’on prétend lui imposer et
peut-être ira-t-il par réaction jusqu’à en prendre le contrepied.
Ce n’est pas tout. Je ne connais pas deux hommes, fussent-ils frères, fussent-ils
jumeaux, qui aient jamais vécu dans un milieu social identique. C’est qu’à vrai dire on
a coutume d’entendre ce mot milieu dans un sens trop peu précis ; on n’a pas l’air de se
douter en quelle multitude de milieux partiels le milieu social se fractionne. Voici,
pour commencer, la famille, l’école, maîtres et camarades, l’église, les gens du village
ou du quartier. Voici plus tard la foule des personnes rencontrées, les groupes où l’on
est entraîné par le hasard ou la sympathie. Puis, c’est la vie du cœur : amour, amitié,
haine, la vie politique avec ces grands événements où l’individu est enveloppé et roulé
comme une goutte d’eau dans un fleuve. Ajoutez la vie mondaine, les salons, les cafés,
les théâtres, les concerts, les fêtes publiques, les voyages. Que d’idées, que de
sensations et de sentiments entrent ainsi dans l’homme par tous les pores ! Et je ne dis
rien encore de ce milieu artificiel que se fait chacun de nous en lisant tel journal, en
poursuivant tel genre d’études, en choisissant des auteurs favoris, en se créant par la
lecture une intimité avec des vivants et des morts dont il absorbe la substance et la
mœlle !
Faut-il s’étonner après cela que des individus, déjà différents de naissance et soumis
ensuite à une telle diversité de milieux, présentent des divergences et même des
contrastes saisissants ? Mais, pour être nombreuses et entrecroisées, ces influences
extérieures ne sont pas inaccessibles. On les découvre en appliquant aux phénomènes
qu’on étudie les méthodes d’investigation qui sont usitées dans les sciences naturelles.
Je n’ai pas à énumérer ici les divers procédés qui servent en ce domaine à la recherche
des causes ; on les-trouvera indiqués dans les
traités de logique ; il me
suffit de montrer qu’ils peuvent conduire à des résultats précis.
Prenons un exemple. Nous remarquons, en lisant les tragédies de Racine, que tous ses
personnages ont toujours un langage noble ; qu’ils gardent, même dans la passion, un
sentiment profond des bienséances ; qu’Achille en fureur, que Néron prêt au crime,
enveloppent de politesse leur colère et leurs desseins de meurtre ; que Mithridate
expire avec une majesté théâtrale ; qu’un enfant comme Joas, qu’une nourrice comme
Œnone, parlent en termes choisis où ne détonne aucune expression basse ou vulgaire ;
que, en dépit d’une amitié restée proverbiale, Pylade ne tutoie pas Oreste (par lequel
il est tutoyé), parce que l’un est simple citoyen, et l’autre héritier du trône
d’Agamemnon. Nous nous demandons d’où est venu à l’auteur ce souci de l’étiquette, ce
respect des distances sociales, cette proscription presque absolue du mot ou du détail
familier. Est-ce des modèles qu’il a imités ? Evidemment non, car c’est précisément un
des traits qui distinguent son œuvre de celle des poètes grecs et même des pièces de
Corneille. Est-ce de Port-Royal, où il a été élevé ? Les mœurs y avaient sans douter une
dignité un peu raide ; elles y étaient pourtant plus simples. Serait-ce de la famille de
Racine ? Elle était de condition trop bourgeoise pour lui inspirer cet amour impérieux
de l’élégance. Reste, parmi les milieux qu’il a traversés, la cour de Louis XIV, de ce
roi qui, au dire de Mme Sévigné, gardait sa majesté jusqu’en jouant au billard, et il
faut bien admettre que la cour, où l’on retrouve ces mêmes caractères dans la vie de
tous les jours, a marqué de son empreinte le génie naturellement fin et délicat du
poète.
Nous sommes donc en droit de conclure : Il est possible de découvrir scientifiquement
un certain nombre des causes qui ont agi sur une œuvre littéraire par l’intermédiaire de
son auteur.
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