Chapitre II. L’analyse interne d’une œuvre littéraire
Comme le mot de « littérature » est pris souvent dans un sens très vague,
il n’est peut-être pas inutile de se demander ici : l’qu’est-ce qu’une œuvre
littéraire ?
On peut la définir ainsi : une œuvre qui cherche à plaire en exprimant et en suggérant,
à l’aide de phrases écrites ou parlées, des sensations, des sentiments, des idées, des
tendances pratiques, des visions et des aspirations idéales.
Une œuvre qui cherche à plaire. Ces mots sont essentiels. Un traité
de géométrie, une lettre d’affaires, un manuel de la parfaite cuisinière n’ont rien à
voir d’ordinaire avec la littérature. Et cependant un traité scientifique, une lettre,
un manuel de cuisine deviennent littéraires en une certaine mesure, dès qu’y apparaît un
souci d’ordre, de clarté, d’élégance, de bien dire. Qui songerait à exclure de la
littérature les ouvrages de Buffon, les lettres de Mme de Sévigné,
la Physiologie du goût de Brillat-Savarin ? Il y a des œuvres où
plaire est le but principal et presque unique de l’écrivain ou de l’orateur : tels un
conte, un roman d’aventures, un vaudeville, un discours d’apparat. Il en est d’autres où
plaire n’est qu’un but secondaire ou, mieux encore, un moyen de gagner l’esprit par le
cœur, de faire pénétrer des vérités ou de déterminer des résolutions à l’aide de phrases
artistement enchaînées : tels un sermon, un pamphlet, l’exposé d’une théorie
scientifique. Mais, pour être littéraire} il faut qu’une œuvre, quelle qu’elle soit,
provoque ce genre de plaisir particulier qu’on a nommé le plaisir esthétique ; il faut
qu’elle éveille, de façon forte ou légère, un sentiment qui a mille formes
et mille degrés, le sentiment du beau. La définition précédente contient encore deux
éléments à retenir : elle distingue, dans une œuvre quelconque, les choses
exprimées, que j’ai réduites à cinq catégories correspondant à la nature même de
l’homme4, et
les moyens d’expression.
Il suit de là que, pour connaître complètement une œuvre littéraire, il faut la
soumettre à une double analyse, l’une interne, l’autre externe. Je veux dire qu’il faut considérer tour à tour en elle le fond et la
forme, ces deux choses intimement unies qu’on peut cependant séparer par
abstraction.
Commençons par l’analyse interne.
Elle portera sur les cinq ordres de qualités qu’une œuvre peut avoir en vertu de la
définition précédente : qualités sensorielles, sentimentales,
intellectuelles, tendancieuses, idéales ou supra-sensibles.
§ 1. — Comme toutes les impressions qu’un homme peut recevoir du dehors passent
nécessairement par ses sens, pi est bon de se demander tout d’abord à quels sens une
œuvre parle, quel genre de sensations elle traduit.
Par exemple, vous relevez chez un écrivain la fréquence des images, le souci du décor,
du costume, de la mise en scène, de ce qu’on appelle le pittoresque. Vous constatez
ainsi sans peine que les sensations de la vue prédominent dans son œuvre ; vous pouvez
dire que l’écrivain est un visuel. Mais ce n’est pas assez. Il faut arriver à plus de
précision ; il faut classer ces sensations elles-mêmes. Il faut se demander ce qu’il
voit. Est-il sensible aux couleurs ? Et quelles sont les couleurs qui le frappent le
plus ? Aime-t-il les contrastes violents, les effets de lumière éclatants ? Ou, au
contraire, reproduit-il avec prédilection les nuances douces et tendres, les harmonies
délicates et changeantes comme celles du cou de la colombe ?
Mais la couleur n’est qu’une des qualités que la vue peut saisir dans les objets. Il
convient de faire porter une enquête semblable sur la figure des choses. Comment
l’écrivain que
nous étudions reproduit-il la ligne, le contour ? Est-il
attiré par la sinuosité, par les rondeurs molles, élégantes, efféminées ? Ou bien
préfère-t-il les angles aigus, les surfaces rugueuses, les aspects heurtés comme ceux
des rochers, des escarpements ? Se complaît-il dans la régularité, dans la symétrie,
dans les formes bien ordonnées, comme le sont les édifices classiques ou les allées
géométriques du parc de Versailles ? Ou, au contraire, est-ce qu’il représente plutôt
les ensembles confus, accidentés, tourmentés, chaotiques, comme ceux qu’offre parfois
l’art gothique ou la nature à l’état sauvage ? Voit-il les choses directement ou à
travers des tableaux restés dans sa mémoire ?
Voilà bien des questions. On peut en ajouter beaucoup d’autres. La vue nous révèle
l’étendue. Il faut donc chercher si une œuvre nous fait percevoir le petit ou le grand,
le microscopique ou le démesuré, ou encore tous les deux ou seulement les aspects
moyens. Ainsi tel écrivain emploiera toutes ses ressources à rendre sensible la mer ou
la montagne dans ce qu’elles ont de plus grandiose ; tel autre mettra tout son art à
reproduire les fins détails d’une fleur ou d’un visage féminin, la grâce d’un
arbrisseau, d’une petite rivière, d’une clairière ensoleillée, d’une maisonnette
tapissée de plantes grimpantes. Bernardin de Saint-Pierre a poussé jusqu’à la plus
extrême minutie la description d’un fraisier. Théophile Gautier (les
Grotesques) s’est espacé avec complaisance autour du nez de Cyrano de Bergerac.
J.-J. Rousseau, quand il trace le dessin d’un verger selon ses rêves, a soin de border
les limites de cet Elysée d’une rangée de grands arbres, afin que la vue ne s’égare pas
sur les hautes montagnes environnantes : il emprisonne le regard dans le fouillis frais
et vert où se complaît sa rêverie. Sainte-Beuve s’arrête volontiers à ce qu’il nomme
« les coteaux modérés »
.
Ce n’est pas tout. C’est par la vue que nous constatons d’ordinaire le mouvement, que
l’ouïe et le toucher nous font aussi connaître. Il faudra donc rechercher quelles sortes
de mouvements l’œuvre retrace : mouvements souples, ondoyants, rapides, comme ceux des
torrents, des fauves, des enfants ; mouvements lents, solennels, majestueux, comme ceux
d’un grand fleuve, d’un cortège d’apparat, d’une procession religieuse,
etc.
Et il sera bon de savoir encore si l’écrivain s’intéresse aux mouvements en eux-mêmes ou
à ce qu’ils peuvent exprimer, comme il arrive aux gestes et aux attitudes qui décèlent
le plus souvent un état d’âme correspondant5.
Nous n’avons parlé jusqu’ici que d’un seul de nos sens ; il est vrai que c’est, dans
l’enquête que nous poursuivons, le plus important par la multitude et la diversité des
impressions qu’il nous fournit. Mais il faut répéter pour les autres sens une série
d’opérations analogues.
Regardez tel morceau littéraire : c’est un tableau, parfois un bas-relief. Quand
Théophile Gautier disait : « Je suis un homme pour qui le monde visible
existe »
, — il voulait dire qu’il savait voir et décrire un intérieur, un
paysage, un monument. Il s’avouait écrivain pittoresque et plastique. Aussi écrivait-il
en tête d’un de ses recueils de poésies ce titre significatif : Emaux et
Camées. Il sentait sa parenté artistique avec l’orfèvre et le ciseleur. Les
frères de Goncourt, de leur côté, avaient coutume d’apercevoir la nature à travers un
tableau de musée ; ils disaient couramment d’un paysage : c’est un Van der Meulen, un
Corot, un Ruysdaël. Eux aussi, comme Hugo, comme Gautier, sont avant tout des
visuels.
D’autres sont des auditifs. Ils font, en écrivant, des « transpositions d’art » d’un
genre différent. Leurs œuvres sont des symphonies. Elles s’adressent principalement à
l’oreille. Il faut alors noter l’harmonie spéciale qui s’en dégage. Ici ce sera une
harmonie douce, berceuse, un peu monotone et assoupissante, pareille au murmure des
vagues qui expirent sur la plage ou au souffle du vent qui se joue dans les branches ;
telle vous la trouverez dans les vers de Lamartine. Ailleurs ce sera une harmonie
vibrante, guerrière, un peu rauque parfois, comme dans certaines odes de Victor Hugo.
Tel poète recherchera les rythmes bien marqués et les mots sonores éclatant comme une
fanfare : c’est le cas pour José de Hérédia. D’autres, des rêveurs, comme Verlaine,
jaloux de donner à leur poésie le vague de la musique, composeront en vers imprécis,
flottants
et en quelque sorte fluides, ce qu’ils nommeront des Romances sans paroles.
Même analyse à faire pour le goût et l’odorat. Baudelaire, en composant ses Fleurs du mal, a rempli son livre de parfums étranges, artificiels,
raffinés, capiteux ; et les réalistes de tous les temps, attirés vers ce qu’il y a de
plus grossier et de plus animal dans l’homme, par conséquent vers les sensations
réputées les moins nobles, parce qu’elles intéressent moins l’intelligence, ont été
particulièrement préoccupés des saveurs et des odeurs. Je n’en citerai que deux preuves.
Chacun sait que Zola (Le Ventre de Paris) s’est délecté à décrire en
style plantureux les puissants aromes des fromages et de la charcuterie ; et deux
siècles plus tôt, Saint-Amand, avec un lyrisme rabelaisien, chantait aussi le fromage et
« la crevaille ». D’autres écrivains, par exemple André Theuriet, ont des pages qui
embaument la fraise, la menthe, la framboise, les fruits mûrs et le foin coupé.
D’autres, comme Gustave Droz, sentent la poudre de riz, le musc, le lubin, les parfums
des boudoirs.
Il faut noter avec soin cette particularité et j’en dirai autant du toucher, qui peut
être plus ou moins sensible aux impressions de chaud et de froid, de douceur ou de
dureté, de rudesse ou de poli, etc.
C’est dans cette catégorie que rentrent les sensations voluptueuses, toutes les
variétés de la sensibilité amoureuse, qui est, suivant les gens, fine ou grossière,
émoussée ou violente, etc.
Je ne puis ni ne veux dire tout ce que peut révéler cette enquête sur les sensations.
On voit assez, sans que j’insiste davantage, qu’elle est féconde en renseignements
nombreux et précis.
§ 2. ― L’analyse des sentiments exprimés par l’écrivain est plus riche encore en
résultats.
Il est nécessaire de recourir ici à l’aide de la psychologie. Il faut savoir regarder
dans son ensemble et classer toute la flore des sentiments humains pour distinguer ceux
que contient une œuvre littéraire.
A considérer leur nature, ces sentiments sont tous des
variétés de l’amour
ou de la haine. Ainsi, la joie de vivre, l’amitié, l’ambition sont des formes de la
sympathie que nous éprouvons pour les choses, pour les autres ou pour nous-mêmes. La
colère, la peur, le désir de la vengeance sont en revanche les manifestations diverses
d’une antipathie à nous inspirée par les êtres animés ou inanimés qui nous environnent.
Voilà donc une première distinction à faire dans les émotions : c’est, au fond, les
distinguer d’après leur qualité essentielle, suivant qu’elles sont agréables ou
désagréables, qu’elles impliquent attraction ou répulsion.
Mais on doit examiner les sentiments à d’autres points de vue. — Quel est leur degré
d’intensité ? Sont-ils tempérés ou violents, forts ou faibles, éphémères ou durables ?
Puis, à quels objets se rapportent-ils ? A nous-mêmes ? aux autres hommes ? A des êtres
ou à un être supérieur ? Sont-ils égoïstes, altruistes, mélangés de l’un et de l’autre ?
Concernent-ils la famille, la patrie, l’humanité tout entière ? Sont-ils esthétiques,
moraux, religieux ?
Enfin, ces mêmes sentiments sont-ils simples ou complexes, primitifs ou acquis, communs
ou exceptionnels ?
De la sorte, surgissent une quantité de questions qu’on doit se poser et auxquelles
peut répondre l’examen d’une œuvre littéraire. Des exemples éclairciront ce que tout
cela peut avoir d’abstrait.
Il arrive souvent que la peinture d’un sentiment prédomine dans une œuvre. Ainsi il est
évident, presque au premier coup d’œil, que Racine se plaît à suivre, dans les méandres
du cœur humain et surtout du cœur féminin, l’amour-passion, comme dit Stendhal, l’amour
tragique avec son cortège de fureurs, de jalousies, d’emportements allant jusqu’au
meurtre et au suicide. Il est tout aussi évident que Marivaux aime à démêler les
coquetteries, les manèges, les timidités de l’amour-goût, d’un amour mondain, aimable,
qui se cache ou s’ignore et qui arrive à peine à être une passionnette.
Tel auteur, comme Corneille, nous montre sous mille faces le triomphe de l’énergie et
les sentiments de fierté qu’une volonté ferme donne à une âme virile.
Tel autre, comme Zola, met d’ordinaire en action les appétits
grossiers et
puissants par lesquels l’homme plonge dans l’animalité.
Parcourez toute l’œuvre de Colin d’Harleville : vous n’y trouverez que des affections
douces, des sentiments tendres voilés d’une légère brume de mélancolie.
Prenez les nouvelles et les romans de Mérimée : ce ne sont au contraire le plus souvent
qu’émotions fortes, violentes, éclatant en actes brusques, imprévus et sanglants.
Mais il est rare qu’un écrivain se borne à retracer une seule espèce de sentiments.
Presque toujours, quelle que soit sa prédilection pour celle-ci ou celle-là, il touche à
beaucoup d’autres. Balzac parcourt à peu près toute la gamme des passions. Vous
trouverez chez lui, portés au paroxysme, l’amour de la possession, dégénérant en avarice
effrénée ; l’amour paternel poussé jusqu’au sacrifice de soi-même ; l’amour sensuel
finissant en manie ; le sentiment de l’honneur commercial, arrivant à l’héroïsme ;
l’amour de la richesse et du pouvoir, aboutissant au crime et acquérant une certaine
grandeur par son excès même.
Racine, à côté de ces grandes amoureuses qui s’appellent Hermione et Phèdre, a peint
cette mère admirable qui s’appelle Andromaque, ce croyant fanatique qui se nomme Joad,
cette ambitieuse qui est Agrippine.
Victor Hugo mêle à la véhémence des colères politiques une pitié ardente pour tous ceux
qui souffrent, depuis les parias de la société humaine jusqu’à l’araignée, à l’ortie, au
crapaud, ces parias du règne animal et végétal. Il a pour les enfants une tendresse
infinie, une tendresse de grand-père et presque de grand’mère.
La Fontaine trahit une certaine antipathie pour l’enfance, « cet âge sans
pitié »
, en même temps qu’une sympathie profonde et fort rare de son temps
pour les bêtes. Tout reste d’ailleurs chez lui dans la note tempérée.
Le souci du moi tient la première place dans Chateaubriand ; l’amour de l’humanité,
mieux encore, de tout ce qui vit, envahit et anime les livres de Michelet et de G.
Sand.
Edgar Pæ a rendu avec intensité les angoisses de la peur ; V. Hugo a maintes et maintes
fois décrit les souffrances de la douleur physique.
Jean-Jacques Rousseau, Lamartine sont pleins d’un souffle religieux qui
s’exhale en prières, en hymnes, en tirades lyriques.
A. de Vigny trahit une désespérance intime par des cris sourds, des mots amers, des
maximes misanthropiques.
L’amour de l’art devenant une maladie, une frénésie, fait le fond de tel roman des
Goncourt ou de Zola (Manette Salomon, L’œuvre).
On voit quelle variété de combinaisons offrent les sentiments exprimés par les
écrivains, et nous sommes loin de les avoir toutes énumérées.
Si l’on voulait rencontrer des sentiments étranges, recherchés, , on
n’aurait qu’à examiner l’œuvre de Baudelaire, de Huysmans, de Verlaine. On trouverait
lit de singuliers mélanges, la soif de la volupté unie à la crainte du lendemain de la
vie, la sensibilité débridée faisant ménage avec une religiosité hystérique, etc.
La sensibilité humaine a été s’augmentant et s’affinant de siècle en siècle ; et, les
Goncourt l’ont quelque part remarqué, elle réserve encore bien des filons inexplorés à
ceux qui essaient d’en rendre la complexité croissante.
C’est pourquoi ce que j’appellerai l’analyse sentimentale d’une œuvre littéraire doit
être de plus en plus pénétrante et multiple. Il y faut un effort d’attention et de
patience. Mais il n’est pas chimérique de rêver que le tableau des sentiments exprimés
par une œuvre puisse être assez complet, assez nuancé, pour que leur importance relative
et même leur intensité ressorte par leur simple rapprochement. Intéressant par ce qu’il
renfermera, ce tableau ne sera pas moins instructif par ce qu’il ne contiendra pas. Que
de lacunes révélatrices et faciles à constater, depuis ceux qui n’ont pas senti la
nature extérieure, comme Boileau, jusqu’à ceux auxquels manque le souci de l’au-delà,
comme Stendhal ; depuis ceux qui n’ont jamais eu le moindre battement de cœur pour une
cause politique et sociale jusqu’à ceux auxquels l’amour de la famille paraît être resté
presque tout à fait étranger, témoin l’étrange époux et père que fut notre La
Fontaine !
§ 3. ― Supposons ce tableau tracé avec tout le soin possible ;
une
troisième espèce d’analyse interne va s’imposer à nous : l’analyse des idées.
Le champ à parcourir est énorme. Pour peu qu’un auteur ait vécu longtemps, que son
œuvre contienne de nombreux volumes, on risque de voir défiler devant soi presque toutes
les idées d’un demi-siècle, des idées sur toutes sortes de choses, sur ce qu’on peut
connaître et même sur ce qu’on ne peut pas connaître. Comment se retrouver dans cette
masse immense ?
Il faut encore grouper, classer. On cherchera la conception que l’auteur se faisait du
monde extérieur, de la société humaine, de la vie, de l’art, de l’ensemble des choses.
Autrement dit : idées relatives à ce qui est du domaine des sciences physiques et
naturelles ; idées morales ; idées politiques et sociales ; idées esthétiques ; idées
philosophiques et religieuses ; tels sont les principaux cadres qu’il faudra remplir les
uns après les autres.
La tâche est plus longue que difficile. Il y a des auteurs qui étalent ce qu’ils
pensent de la religion, de la politique, de la destinée humaine et dont les opinions
forment un système fort bien lié : tel est Bossuet, par exemple, ou Montaigne. D’autres,
il est vrai, par prudence ou par goût du mystère, se voilent à demi, usent de
réticences, veulent être devinés : du nombre sont Rabelais et Fontenelle. D’autres
disent tour à tour blanc et noir, s’amusent à se contredire et se gardent presque
toujours de conclure : Renan fut un maître en ce genre. L’analyse exige donc, suivant
les cas, plus ou moins de sagacité, plus ou moins de précautions. Mais en général elle
ne dépasse point la portée d’une intelligence moyenne et elle arrive à constituer une
série de documents solides.
Le simple examen du nouveau tableau qu’on forme ainsi permet de constater si les idées
de l’écrivain qu’on étudie étaient rares ou nombreuses, claires ou obscures, indécises
ou arrêtées ; si elles ont changé au cours de sa carrière s’il y a des matières
auxquelles il songeait peu ; si au contraire il a été obsédé par la préoccupation de tel
ou tel problème. On possède en un mot un résumé de son activité et de son évolution
intellectuelle. On peut, par la même occasion, se poser quelques questions qui pénètrent
plus profondément. On peut se
demander si une œuvre trahit quelque
prédilection pour l’analyse ou pour la synthèse, ou bien si, comme c’est le cas pour un
esprit complet, l’auteur a su équilibrer l’une et l’autre. Je veux dire que tel écrivain
aimera à considérer le détail, à étudier les infiniment petits, à décrire avec un soin
minutieux un coin de nature ou une particularité de caractère, à débattre une question
microscopique, à couper, suivant l’expression consacrée, un cheveu en quatre ; que tel
autre, au contraire, se plaira aux grandes généralisations hâtives, aux considérations
philosophiques hasardeuses, aux vastes systèmes embrassant l’univers ; qu’un troisième,
réunissant les qualités de l’un et de l’autre, essaiera de concilier l’exactitude et la
précision dans les moindres choses avec les vues d’ensemble suggérées par l’étude des
faits particuliers.
Il sera aussi facile de constater laquelle ou lesquelles parmi les facultés
intellectuelles a ou ont le plus de part dans une œuvre littéraire.
Ainsi il y a dans l’esprit humain deux facultés opposées et coexistantes : l’une est la
faculté créatrice, celle qui invente, qui avec des éléments anciens construit quelque
chose de nouveau : on l’appelle l’imagination. L’autre est la faculté
modératrice, celle qui refrène les élans et les écarts de la première, qui essaie de lui
imposer des règles et des limites : on la nomme la raison. Elles peuvent exister très
souvent côte à côte dans une même œuvre. Mais très souvent aussi l’une ou l’autre
prédomine et cela suffit pour établir une distinction très nette entre deux
ouvrages.
Il faudra recourir encore aux secours de la psychologie moderne, qui dénombre et classe
les différentes opérations de l’intelligence : on aura de la sorte une nouvelle voie
ouverte à l’enquête scientifique que nous poursuivons.
§ 4. — Plus délicate est la quatrième analyse qui s’impose à nous dans l’analyse
interne d’une œuvre littéraire. Il s’agit maintenant de relever les tendances, les
intentions, les desseins qu’elle peut manifester.
Sans doute, il y a des œuvres qui ont la prétention de n’avoir aucune tendance ; de
refléter, avec l’indifférence d’un miroir, les mœurs environnantes ou le spectacle de la
nature. Mais
cette prétention est elle-même une intention curieuse à
relever ; puis elle est loin d’être toujours justifiée ; et il suffit parfois de bien
regarder pour découvrir dans ces peintures soi-disant impersonnelles un parti pris, un
esprit de système, par conséquent une tendance assez mal dissimulée. C’est ce qu’il est
aisé de constater dans les romans de M. Zola6,
dont il a voulu faire, nous dit-il, une copie fidèle de la nature. On y aperçoit bien
vite un pessimisme violent qui n’est autre chose qu’une tendance à rabaisser l’homme et
à dégoûter de la vie. Mais quand même il y aurait des ouvrages vraiment indifférents
entre le bien et le mal, ils sont à coup sûr peu nombreux et cela n’empêche nullement
qu’il n’y en ait une foule d’autres qui inclinent et veulent incliner les esprits dans
une direction facile à reconnaître.
On oublie trop souvent qu’une œuvre littéraire n’a pas toujours pour but essentiel de
plaire ; qu’elle s’efforce en bien des cas de persuader, de convaincre, de changer les
âmes, et, par leur intermédiaire, les mœurs et les lois. Par exemple, un plaidoyer, un
sermon, un discours ou un pamphlet politique n’ont pas pour unique ni même pour
principale raison d’être, de charmer : c’est par surcroît qu’ils veulent plaire. Ils
visent avant tout à modifier les volontés, à déterminer des résolutions et des actes. La
beauté n’est pour eux qu’un moyen d’arriver plus sûrement à leurs fins.
S’il est des genres littéraires voués ainsi à l’action par leur nature même, tous
peuvent à l’occasion prendre ce caractère militant. On sait assez que le théâtre devint
pour Voltaire une [tribune publique du haut de laquelle il attaquait ses adversaires et
prêchait des idées neuves. « Les poètes dramatiques sont les meilleurs
prédicateurs de l’Empire »
, écrivait-il. Un dictionnaire (quoi de plus anodin
qu’un dictionnaire, semble-t-il ?) se transforme en une colossale machine de guerre,
quand il est composé par Bayle ou quand il s’appelle l’Encyclopédie.
Une chanson, comme la Marseillaise, a aidé parfois à gagner des
batailles ou à faire une révolution. Le roman à thèse a été
une arme des
plus redoutables entre les mains de Voltaire ou de George Sand.
Il suit de là qu’il faut se demander quels effets pratiques une œuvre littéraire aspire
à produire, quel but elle poursuit. Ce procès de tendance peut paraître indiscret et
être souvent difficile à instruire : il n’est pas cependant au-dessus des forces d’un
habile analyste. Les intentions de l’auteur, ou tout au moins ses tendances, se
trahissent ici par l’approbation d’un acte ou d’une pensée, là par une ironie, tantôt
par une préface, tantôt par la conclusion de l’ouvrage, souvent par la peinture des
caractères ou encore par mille autres signes qu’il serait trop long d’énumérer.
Parfois, l’auteur prend la peine de dire ce qu’il veut. Il combat à visage découvert ;
il met une cocarde à son chapeau. Voltaire s’écrie quelque part : « Qu’est-ce
qu’une pièce qui ne fait pas pleurer ? »
— Et il déclare qu’il entend faire
des tragédies tragiques, qui arrachent le cœur au lieu de l’effleurer. Nous voilà
prévenus qu’il va rechercher des situations ultra-pathétiques, et en effet il nous
montre une mère sur le point de poignarder son fils (Mérope), un fils
assassinant son père (La mort de César), un frère près d’épouser sa
sœur (Mahomet). Nous savons à n’en pas douter, par ces conflits
violents de devoirs et de passions autant que par ses aveux formels, qu’il a prétendu
frapper fort, faire couler des flots de larmes, tendre les nerfs jusqu’au paroxysme.
Lorsque André Chénier, sous les verrous, rime ses Iambes et
s’écrie :
nous ne pouvons pas méconnaître qu’il brûle de nous faire partager uné indignation
vengeresse.
Souvent le titre seul de l’ouvrage nous renseigne sur l’effet visé. On est dûment
averti, en ouvrant les Châtiments de Victor Hugo, qu’il va se faire
justicier et fouailler ses ennemis.
Parfois, au contraire, l’auteur se cache à demi. Il se dérobe en se livrant. Il procède
par réticences, par demi-mots. C’est ce qui arrive d’ordinaire aux époques de
compression politique
ou religieuse. Qu’est-ce qui va servir alors d’indice
révélateur ? Un mot, un détail, le ton général. S’agit-il d’un roman ou d’une pièce :
cherchez le personnage sympathique. La plupart du temps, on peut déterminer sans grande
peine si une œuvre est d’esprit pessimiste ou optimiste, si elle présente le monde de
façon qu’on l’aime et l’approuve tel qu’il existe, ou tout au moins qu’on le croie
susceptible d’être amendé, ou bien si elle s’obstine à le montrer incurablement mauvais
de façon à tuer l’espérance du mieux. Au reste, ici comme toujours, entre les deux
extrêmes il y a place pour une foule de degrés intermédiaires.
Ainsi, sans secours étranger, on arrive vite en la plupart des cas à savoir quel
sentiment, quelle disposition d’esprit une œuvre a été destinée à produire. Victor Hugo,
dans la pièce des Contemplations intitulée « Melancholia », travaille
visiblement à la haine de l’injustice, à stimuler la pitié fraternelle pour les
êtres souffrants. Plus d’une fois, sans doute, un ouvrage est fait pour laisser une
impression double ou multiple, comme telle fable de La Fontaine qui se termine par deux
morales. Mais toujours, même chez les écrivains qui prennent à tâche de demeurer
impersonnels, perce la passion qui leur tient le plus à cœur et qu’ils ont l’envie
inconsciente de rendre contagieuse en l’exprimant. A certaines ironies féroces et
énormes on devinerait, ne le sût-on pas d’ailleurs, que Flaubert a écrit l’histoire de
Madame Bovary, afin de satisfaire et de répandre son mépris de la
vulgarité bourgeoise.
Bref, on pénètre assez aisément jusqu’aux intentions qui se croient le mieux cachées ;
et si, malgré tout, elles viennent à rester douteuses, il faut avoir le courage de
conclure par un point d’interrogation. L’équivoque est une bonne caractéristique de
certaines œuvres.
§ 5. — Reste une cinquième et dernière espèce d’analyse interne. Une œuvre ne se borne
pas toujours à décrire ou à exprimer la réalité. Elle peut emporter les esprits au-delà
du monde sensible, offrir des visions de choses surhumaines, s’élancer sur les ailes du
rêve dans des régions inaccessibles à la science et à la raison. C’est le cas pour toute
la littérature fantastique et mystique. Qu’il s’agisse de contes de fées qui
émerveillent les enfants ou d’histoires de revenants qui leur font si grand’peur,
qu’il s’agisse d’hymnes religieuses essayant de percer le mystère de la tombe ou
d’utopies sociales s’efforçant d’esquisser l’avenir de l’humanité, qu’il s’agisse de
méditations métaphysiques sur l’origine et la fin des choses ou de poèmes paradisiaques
et prophétiques, nous rencontrons là des qualités nouvelles, des élans d’imagination,
des envolées dans le vaste champ du possible, voire même de l’impossible, dans le
royaume des hypothèses et des chimères, en un mot de l’idéal.
Songez. à quelqu’un de ces poèmes obscurs ou grandioses où V. Hugo fait parler en vers
apocalyptiques ce qu’il appelle la bouche d’ombre, où il entend la
voix de spectres gigantesques visibles pour lui seul ; rappelez-vous l’Eloa d’Alfred de Vigny, où anges et démons flottent dans l’espace indéterminé,
et les Tragiques de d’Aubigné, où le poète transformé en voyant nous
dit la joie ineffable des élus et les transes immortelles des damnés. Regardez aussi, si
vous voulez, ces histoires macabres de morts vivants, d’êtres inanimés prenant une âme,
d’ombres impalpables circulant autour de nous, comme vous en trouverez à foison dans les
légendes du moyen âge ou, plus près de nous, chez Maupassant ou chez Rollinat. Lisez
encore ces romans où l’auteur nous transporte dans une société qui n’a jamais existé,
comme a fait Voltaire en nous décrivant le merveilleux pays d’Eldorado, ou comme font de
nos jours les frères Rosny en nous introduisant dans les profondeurs de la terre7, dans la région des cavernes mystérieuses, des pâturages blancs, des
grandes chauves-souris aux ailes de neige. Vous avez là une ample moisson à faire de
songes, de rêveries, de visions et d’aspirations dépassant de beaucoup ce que nous
pouvons voir, toucher et démontrer.
Aussi quelle série de nouvelles questions à nous poser ! Dans quel domaine l’écrivain
nous entraîne-t-il avec lui ? Est-il attiré du côté religieux ou du côté social ?
Cherche-t-il à produire l’extase ou le frisson ? Emprunte-t-il à la tradition ses
vieilles croyances ou crée-t-il, en s’aidant de la science la plus récente,
des êtres inconnus nés de sa propre imagination ? Croit-il lui-même aux choses dont il
parle ou se fait-il un jeu des inventions qu’il prodigue ? Ses vues sur la destinée
future de l’univers sont-elles claires ou obscures, basses ou élevées, vieilles ou
neuves, simples ou complexes ? Sont-elles un prolongement qui se superpose à la
réalité ? ou sont-elles en contradiction avec les données de nos sens et nos
connaissances scientifiques ?
Là encore il faut retourner l’œuvre de mille manières pour la considérer sous toutes
ses faces ; et, pour résumer le travail qu’il sied d’accomplir, disons que l’analyse
doit porter sur la nature, la variété, la complexité, la vraisemblance, l’intensité des
aspirations ou des visions idéales de l’œuvre qu’on étudie. L’analyse, en deux mots,
doit toujours être qualitative et quantitative.
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