Chapitre premier. La question de fait et la question de goût
Supposons que nous ayons dressé comme il convient, la liste des différentes périodes,
qui sont comme les étapes de notre itinéraire à travers le passé. Nous n’avons encore
que des cadres vides : il s’agit de les remplir. Comment procéder pour sillonner le
terrain en tous sens et pour ne rien omettre de ce qui doit être noté et examiné ?
Nous nous trouvons désorientés, perdus au milieu d’une quantité effrayante d’œuvres.
Comment nous y reconnaître ? Comment les étudier, les grouper, les classer ?
Le bon sens indique qu’il faut aller du simple au composé, du particulier au général,
et, par conséquent, qu’il faut déterminer tout d’abord les procédés d’étude qu’il
convient d’appliquer à une œuvre littéraire, prise isolément.
Mais, en présence de toute œuvre littéraire, on peut se placer à deux points de vue
divers.
On peut se borner à constater certains des caractères qu’elle présente et à les établir
de façon à défier toute contradiction. On peut dire, par exemple : Cette œuvre est en
vers ; les vers ont tant de syllabes ; la césure en est régulière ; les rimes en sont
riches ; elles sont combinées de telle ou telle manière. L’auteur y exprime telles
idées, tels sentiments. Il y redit à sa façon des choses qui ont été dites avant lui par
d’autres écrivains de tel siècle et de tel pays. Il a réussi à charmer certains de ses
contemporains ; il a déplu à certains autres ; il a trouvé,
pendant un laps
de temps plus ou moins long, des admirateurs et des imitateurs.
Ou bien l’on peut émettre sur cette même œuvre des appréciations personnelles, la louer
ou la blâmer, en un mot la juger. On peut dire : elle est exquise, excellente,
adorable ; ou bien : son mérite est surfait ; elle est pleine de défauts, mal composée,
mal écrite, mal pensée, immorale, que sais-je encore ? Bref, on peut énoncer un
jugement, qui variera d’une époque, d’une contrée, d’une personne à une autre, qui ne
pourra jamais être fixé, témoin les hauts et les bas par lesquels a passé toute
réputation. Le divin Homère a été parfois traité de radoteur. Racine a été, selon les
moments, considéré comme un poète merveilleux de grâce et de pénétration ou comme un
auteur de tragédies aussi ennuyeuses que régulières. Voltaire, suivant Gœthe, a été un
génie multiple pour lequel il déroule une longue litanie d’éloges ; suivant Joseph de
Maistre, ce fut un petit esprit et un grand corrupteur, auquel il consent qu’on élève
une statue, à condition que ce soit par la main du bourreau.
Cela revient à dire qu’en présence d’une œuvre littéraire se posent toujours deux
questions : une question de fait, sur laquelle l’accord peut
s’opérer ; une question de goût, sujet d’interminables
discussions.
L’historien, comme tout homme, rencontre sur son chemin ces deux questions différentes
et si souvent confondues. Mais avant tout il doit s’occuper de la première ; et, s’il ne
peut éviter la seconde, nous tâcherons de montrer doit, en y touchant, réduire
autant qu’il est possible la part de ses préférences personnelles. Il sied donc de
commencer par l’étude scientifique d’une œuvre littéraire.
Étude scientifique d’une œuvre littéraire ! singulière alliance de mots ! Antithèse qui
surprend et qui choque ! Elle n’est pourtant que l’expression précise de cette vérité
très simple, qu’il y a, quand on examine une œuvre littéraire, des faits qu’on peut
mettre hors de doute, connaître de science certaine. Ces faits me paraissent pouvoir
être rangés sous trois chefs différents :
1° Les caractères de cette œuvre, les traits particuliers
qui la ; distinguent ;
2° Quelques-unes des causes qui ont contribué à la rendre, telle
qu’elle est ;
3° Quelques-uns des effets qu’elle a produits, soit sur les
contemporains, soit sur la postérité.
Je vais tâcher de démontrer que ces trois ordres de faits peuvent être atteints par une
enquête prudente et habile.
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