Chapitre III. Les questions que l’historien doit se poser.
Cela dit, abordons l’histoire d’une littérature.
Une littérature est, comme tout ce qui vit, à la fois matière et mouvement.
C’est-à-dire qu’elle se compose d’un certain nombre d’éléments qui varient et se
transforment.
Elle est aussi, comme tout ce qui vit, étroitement liée à tout ce qui l’environne. Elle
fait partie d’un vaste ensemble, qui se métamorphose en même temps qu’elle.
L’historien doit donc considérer les faits littéraires à trois points de vue divers.
D’une part, il doit les envisager en large et en long, si l’on peut ainsi parler, ou, si
l’on préfère, étendus dans l’espace et déroulés dans le temps, dans leur existence
simultanée et dans leurs développements successifs. D’autre part, il doit rechercher
leurs relations de toute nature avec les milieux divers et changeants dans lesquels ces
faits se produisent.
Le problème qui se pose à lui se ramène ainsi à trois questions :
1° Quels sont, à un moment donné, les caractères de la littérature qu’il étudie ?
Quelle en est la formule ?
2° Quels sont, en ce même moment, ses multiples rapports avec les autres phénomènes qui
l’environnent ?
3° Puisque l’observation la plus superficielle constate que cette littérature n’est
plus la même cent ans, trente ans, dix ans après un moment quelconque de son existence,
comment et pourquoi ce changement s’est-il opéré ?
Peut-on exiger, espérer même, une réponse complète à ces trois questions ? Non, la
réalité contient et contiendra toujours quelque chose que ne peut saisir la science la
plus minutieuse et la plus subtile. Il faut se contenter d’une réponse qui soit
moins complexe que la totalité des faits, mais qui, en revanche, en rende la
masse confuse plus claire, plus logique, plus intelligible.
La formule la plus parfaite, en apparence, ne donnera pas tous les éléments qui
constituent une littérature à l’un de ses moments, mais elle présentera les principaux
caractères des principales œuvres simplifiés, rangés dans un ordre qui révélera au
premier coup d’œil leur importance relative.
De même, l’étude la plus attentive ne pourra relever les innombrables rapports de
cause, d’effet, de coïncidence, que cette littérature soutient avec la constitution
physique et mentale d’une nation, avec la nature du pays où elle se développe, avec
toutes les branches de la civilisation dont elle fait partie. Mais elle pourra en
rassembler assez pour lui assigner son rôle et sa place dans l’évolution générale de la
société dont elle est une des expressions.
De même encore, il n’est guère possible de suivre et de noter jour par jour la marche
des variations du goût ; de marquer, à l’instant même où elle a dû agir, chacune des
causes qui ont modifié son insensible évolution. La vie est une métamorphose continue.
On ne devrait pas chercher le mouvement perpétuel ; on devrait bien plutôt se demander
où il n’est pas. — « Tout passe, tout s’écoule »
, disait déjà un
philosophe grec. — « Tout est un flux perpétuel, répète Diderot. Le monde
commence et finit sans cesse »
. Une littérature, pas plus qu’une plante ou un
homme, n’est exactement aujourd’hui ce qu’elle était hier. Il s’ensuit que l’historien,
sous peine de se perdre dans la myriade des changements infiniment petits et infiniment
nombreux qui se succèdent dans la durée, doit déterminer des points de repère, ceux par
exemple où une force nouvelle intervient, où un mouvement d’esprits se met en branle,
s’arrête, ou bien change de direction.
Une littérature, dont le développement s’étend sur plusieurs siècles, peut être
assimilée à un puissant cours d’eau qui roule intarissable, reçoit sur la route de
nombreux affluents et traverse beaucoup de pays divers. Parfois, le fleuve semble faire
halte dans la profondeur d’un lac où il s’épure, miroite et s’endort. Mais il se
réveille, reprend son élan, et tantôt lent, tantôt
rapide, emporté à travers
plaines et montagnes, entre des bords fleuris ou arides, toujours autre et toujours
lui-même, il poursuit sa course jusqu’au terme lointain où il doit perdre son nom et son
existence propre dans les flots de la mer immense.
Le géographe qui l’étudié sait bien que c’est toujours le même fleuve ; mais il est
forcé, pour le bien connaître, de diviser sa longue étendue en différentes parties qu’il
considère tour à tour. Le bassin du Rhône, par exemple, se découpe à première vue en
trois parties qui ont chacune leur caractère particulier : la première, depuis le
glacier d’où il sort torrent aux ondes grises et limoneuses jusqu’au point où il entre
dans le lac Léman ; la seconde, depuis l’endroit où il y pénètre jusqu’à celui où il
disparaît sous terre, étranglé dans une fente de rochers ; la dernière, depuis le moment
où il revoit le soleil et peut porter de grands bateaux jusqu’à celui où il se mêle aux
flots bleus de la Méditerranée.
Ainsi doit faire l’historien. Sans oublier qu’il n’y a et ne peut y avoir, dans la vie
d’une littérature, solution de continuité, il doit diviser le temps comme le géographe
l’espace.
Traduisons tout cela en langage plus simple :
Par la complexité, par la solidarité, par la mobilité du vaste ensemble que l’historien
d’une littérature embrasse, il est obligé : D’abord de distinguer, dans la suite
ininterrompue des âges, des époques enfermées entre des dates aussi précises que faire
se peut ;
Ensuite de trouver la formule générale de la littérature pendant chacune de ces
époques ;
Puis d’indiquer, ses attaches, lors de ces mêmes époques, avec tous les phénomènes
d’ordre divers au milieu desquels elle évolue ;
Enfin, d’expliquer par quelles transitions et, si possible, par quelles causes et
suivant quelles lois elle a passé de l’une à l’autre.
Ce sont là les grandes lignes de son travail ; ce sont les cadres où doit venir
s’enchâsser l’étude des grandes œuvres individuelles qui retrouveront ainsi leur place
naturelle dans la série des œuvres environnantes.
La suite de cet ouvrage est destinée à développer le détail du plan général que je
viens d’esquisser.
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