Chapitre II. Pourquoi il faut préférer la méthode inductive
Nous voici donc ramenés au plan de cette histoire qui doit embrasser l’évolution d’une
littérature entière.
De quelle façon grouper et enchaîner les faits ? Faut-il employer la méthode déductive,
celle qui va du général au particulier et qui est usitée surtout dans les sciences
mathématiques ? Faut-il préférer la méthode inductive, celle qui va du particulier au
général et qui trouve son emploi ordinaire dans les sciences physiques et naturelles ?
C’est ce qu’il faut se demander tout d’abord.
Si nous connaissions tous les facteurs dont une œuvre littéraire est le produit et
toutes les conséquences qu’elle produit à son tour, nous pourrions, pour dérouler la
série des phénomènes qui nous occupent, recourir à la méthode déductive. Nous pourrions,
posant au début deux ou trois causes essentielles, former ensuite un tissu serré de
causes et d’effets qui ne laisserait rien en dehors de ses mailles. C’est, au fond, ce
que Taine a voulu faire dans ses remarquables et téméraires essais de critique
historique. C’est même, si l’on veut, l’idéal pour une science de pouvoir se tirer tout
entière de deux ou trois principes féconds, comme le sont les axiomes qui servent de
base à la géométrie. On peut dire que toutes les sciences tendent et s’acheminent vers
cet état de perfection. Mais il faut se garder de confondre le point d’arrivée avec le
point de départ ; l’on a droit d’espérer qu’un jour, dans quelques siècles peut-être, on
pourra comprendre ainsi l’histoire des littératures ; mais
aujourd’hui elle
n’est pas, non plus que les autres branches des sciences sociales, assez avancée pour se
prêter à de rigoureuses déductions.
Nous savons, par exemple, que toutes les influences déterminant l’activité humaine
viennent nécessairement ou de l’homme même ou de ce qui l’entoure. Nous savons, par
conséquent, que toutes les causes des phénomènes littéraires se rangent en trois grandes
catégories, sans plus : milieu psycho-physiologique (hérédité, race,
tempérament, etc.) ; milieu terrestre et cosmique (climat, aspect du
sol, nature ambiante, etc.) ; milieu social (conditions économiques,
politiques, religieuses, etc.). Mais nous ne savons pas et nous ne saurons pas de
longtemps les effets précis qui résultent de chacun de ces trois milieux : nous sommes
réduits dans une multitude de cas à des hypothèses non vérifiées, parfois même non
vérifiables, parce que les documents nous manquent ou que les sciences auxiliaires de
l’histoire fournissent des données incertaines. Il en est ainsi pour la part d’influence
qu’il convient d’attribuer à l’hérédité où à cet ensemble fort complexe qu’on désigne
sous le nom de climat. Il s’ensuit que la méthode déductive, employée prématurément,
conduit à des affirmations hasardées et je n’en veux d’autre preuve que les assertions
aventureuses trop faciles à relever dans les brillantes généralisations de Taine.
Il me semble plus modeste et plus sage de nous en tenir à la méthode inductive, de
partir pour le moment de faits bien et dûment constatés, en nous élevant petit à petit à
ces faits généralisés que l’on appelle des lois. Les lois sont beaucoup plus faciles à
constater que les causes. Qu’est-ce, en effet, qu’une loi ? La simple induction, tirée
d’un grand nombre de faits particuliers, qu’en telles circonstances données les choses
se passent de telle ou telle façon. Elles fournissent, en attendant mieux, le moyen
d’ordonner les phénomènes. Elles me paraissent devoir, jusqu’à nouvel ordre, fixer les
cadres d’un ouvrage historique qui veut avoir la marche sûre et prudente de la science.
Elles n’empêchent point, d’ailleurs, de rechercher, chemin faisant, les causes et les
effets dès maintenant accessibles ; elles relèguent seulement cette recherche au second
plan. Elles se prêtent à deux nécessités également impérieuses pour l’historien :
elles lui permettent de construire l’histoire en constituant des groupes
naturels parmi le monceau des faits ; elles lui permettent aussi de faire une place au
mystère, à l’inexpliqué, de laisser dans sa construction des lacunes que pourra combler
l’avenir, sans qu’il ait à détruire des explications problématiques ou erronées.
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