Chapitre premier. Nécessité d’une histoire d’ensemble
Le but que je me propose est d’esquisser le plan sur lequel une histoire de
la littérature peut et doit être construite pour être aussi scientifique que
possible.
Ce n’est pas à dire qu’il y ait dans ma pensée un plan unique et éternel, un plan fixé
dans ses moindres détails et dont il soit interdit de s’écarter. Non, je veux seulement
donner un aperçu des conditions que l’édifice doit remplir et partant des grandes lignes
qu’il aura nécessairement. C’est, à l’usage des architectes futurs, une espèce de cahier
des charges ou de mémoire à consulter.
Je bornerai d’ailleurs mon tracé au champ déjà si vaste de la littérature française. La
raison en est simplement que je la connais mieux que toute autre ; il sera facile
ensuite, à ceux qui le voudront, d’appliquer des procédés analogues aux littératures des
diverses nations.
On s’attend peut-être ici que je vais faire la critique des histoires aujourd’hui
existantes de la littérature française. Je m’épargnerai cette besogne, qui serait longue
et superflue. Outre qu’il est désobligeant et le plus souvent injuste de rabaisser les
travaux de ceux qui nous ont frayé la route, l’exposé seul de ce que j’entends réclamer
des historiens à venir suffira pour montrer ce qui manque, selon moi, aux historiens
présents ou passés.
Je tiens pourtant à signaler les avantages et même la nécessité d’une histoire
d’ensemble. Certes, il ne manque pas de
livres très estimables qui sont
consacrés à un homme, à une époque2, à une série d’écrivains ou
au développement d’un genre littéraire. Mais, d’abord, ces études partielles forment un
amoncellement de documents où le spécialiste a quelque peine à se débrouiller et où le
grand public a toutes les chances de se perdre entièrement. Supposez, par exemple, qu’on
veuille seulement lire tout ce qui a trait à l’école romantique et notez que ce n’est
guère dépasser les limites d’un demi-siècle. Que d’ouvrages originaux a rassembler et à
compulser tout d’abord ! Puis, quel entassement de lettres, de mémoires, d’articles pour
ou contre, de brochures, de volumes ! Quelle bibliothèque formidable et cosmopolite à
former, à dépouiller, à classer ! Il faudra presque une vie entière pour connaître à
fond une époque. Or, la postérité est pressée ; elle est emportée par un train de plus
en plus rapide ; elle est obligée, et le sera chaque jour davantage, de faire un choix
parmi tant d’œuvres qui sollicitent son attention. Pensez au nombre de livres que chaque
siècle ajoute à la masse des livres déjà imprimés ! Comment nos descendants feront-ils
dans trois ou quatre cents ans ? On se plaint déjà du surmenage qui menace les jeunes
générations. Que sera-ce en ce temps-là ? — Eh bien ! c’est à la science de guérir le
mal que peut causer l’abus de la science. On connaît le mot de Mme de Sévigné sur les Essais de Nicole, qui lui semblaient trop délayés et un peu
longs à déguster : « Je voudrais qu’on en fit un bouillon pour
l’avaler. »
Il faudra de même que l’avenir fasse un consommé de toute cette
nourriture intellectuelle qui serait capable, sous sa forme présente, de surcharger et
de gâter l’estomac le plus robuste. Il faudra, en d’autres termes, une histoire qui
condense les résultats de ces recherches et qui, méritant le grand éloge que Montesquieu
a fait de Tacite, voie tout pour tout abréger.
Une autre raison rend cette histoire générale indispensable. C’est que tout tient à
tout. Une société est un être vivant dont toutes les parties sont solidaires les unes
des autres. Un ouvrage, un auteur ne peuvent être compris isolément. Autour
d’un individu, il faut tracer, si l’on veut avoir de lui une idée suffisante, des
cercles concentriques qui sont la famille, le groupe de ses amis et camarades, sa ville,
sa province, sa nation, sa race. Une œuvre littéraire peut être comparée à une fleur ;
la fleur dépend du rameau ; le rameau se rattache à une branche ; la branche se relie à
un tronc ; nous sommes contraints, pour nous expliquer la fleur, de considérer l’arbre
tout entier et le sol même où il a grandi. Encore avons-nous borné nos regards aux
dépendances prochaines !
Ce n’est pas assez dire. Non seulement des fragments détachés ne permettent pas de
saisir les relations étroites qui existent entre les choses, ni les mille actions et
réactions qu’elles exercent les unes sur les autres ; mais quel chaos ne peuvent-ils pas
aussi produire dans l’esprit ! Laissent-ils une impression nette de l’importance
relative des choses qu’ils étudient séparément ? Sont-ils conçus d’après les mêmes
principes ? Evidemment non. Qu’on me passe encore une comparaison : une nuée de
travailleurs s’est abattue sur un terrain où étaient jetés pêle-mêle des matériaux
destinés à un vaste bâtiment : les uns ont percé çà et là de grands trous pour éprouver
la solidité des couches souterraines ; d’autres ont soigneusement équarri des blocs de
pierre pris au hasard ; d’autres ont taillé dans le marbre ou le grès des statues, des
colonnes, des moulures. Mais tous ont travaillé séparément, sans plan commun. Il en est
résulté un je ne sais quoi d’étrangement incohérent. N’est-il pas nécessaire qu’il
vienne un architecte pour coordonner les efforts et les travaux discordants, pour
assigner leur place aux fondations, aux murs, aux piliers, pour ramener à des
proportions justes ce qui est trop grand ou trop petit, pour construire enfin un édifice
dont les différentes parties, comme les membres d’un corps, se fondent en un tout
organique d’une harmonieuse complexité ?
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