Introduction
Une méthode est un ensemble de procédés raisonnés pour arriver à un but. Le but qu’on
poursuit détermine donc la méthode qu’on doit suivre : il faut savoir où l’on veut aller
avant de chercher les chemins par où l’on passera.
Or, quel est le but de l’histoire ? Une connaissance du passé aussi précise, aussi
complète que possible. Cela revient à dire qu’elle vise avant tout à la vérité. Et, en
effet, où est-il l’historien qui oserait déclarer aujourd’hui que la recherche du vrai
n’est pas sa première et essentielle préoccupation ? Qu’il s’agisse de l’évolution
politique, religieuse ou littéraire d’une nation, l’idéal pour quiconque veut la retracer
est d’aboutir à des résultats certains et définitifs.
Mais, hélas ! que l’écart est profond entre l’idéal et la réalité ! Pour ne parler que de
la littérature, c’est un curieux spectacle bien digne de pitié ou de raillerie que
celui des conclusions contradictoires où peuvent aboutir des écrivains de talent
et de bonne foi traitant de la même époque. Que l’on rapproche, par exemple, les dédains
dont Nisard ou Faguet accablent le xviiie
siècle et les
enthousiasmes que les œuvres du même temps inspirent à Michelet ou à Paul Albert ! Il est
difficile de rêver contraste plus complet. Et ce combat d’opinions ne cesse pas : il se
renouvelle avec chaque génération ; l’histoire devient ainsi un perpétuel
recommencement.
On comprend après cela les dérisions des sceptiques qui ne veulent y voir qu’un jeu de
patience, une construction de fantaisie, une simple amusette à savants, « une fable
convenue »
, disait Fontenelle ; « l’art de choisir entre plusieurs
mensonges »
, disait Jean-Jacques. Leur opposer des raisonnements est inutile ;
il faut des faits ; il faut pouvoir leur montrer des portions de vérité, qui restent
acquises une fois pour toutes ; il faut construire pierre à pierre un monument auquel on
puisse incessamment ajouter, mais où l’on ne puisse plus rien retrancher. Ce livre ne
promet pas de répondre entièrement à ce besoin ; il est du moins un essai pour fixer les
bases et pour esquisser le plan d’un édifice à la fois imparfait et solide, que l’avenir
puisse continuer et achever sans être obligé de le reprendre en sous-œuvre tous les vingt
ou trente ans.
L’instabilité, qu’il est trop aisé de constater dans les monuments historiques bâtis
jusqu’ici par les meilleurs architectes, tient à plusieurs causes et en particulier à des
défauts de méthode. Mais ces défauts tiennent eux-mêmes en grande partie à une confusion
qu’il est nécessaire de dissiper dès le début.
Je voudrais qu’on distinguât nettement l’histoire de la littérature de la
critique proprement dite.
Je ne dis pas qu’elles n’aient aucune ressemblance ; je prétends seulement
qu’elles ont encore plus de dissemblance. Sœurs tant que l’on voudra : deux sœurs,
fussent-elles jumelles, n’en sont pas moins deux personnes distinctes.
La critique est à l’histoire de la littérature ce que la politique est à la sociologie,
la médecine à la physiologie ; l’une applique ce que l’autre a trouvé et prouvé ; l’une
veut agir immédiatement sur les hommes et les choses ; l’autre porte dans l’étude des lois
de la vie un désintéressement absolu et une sérénité toute scientifique.
Le critique, en jugeant les œuvres littéraires, a l’intention, avouée ou tacite,
d’influer sur ses contemporains. Il est le conseiller ordinaire et des écrivains et du
public. Aux auteurs, il crie ou il insinue : ―Suivez cette voie qui est la bonne ;
gardez-vous de cette autre qui est dangereuse. Aux spectateurs et aux lecteurs, il donne
des avis qui peuvent se résumer ainsi : — Lisez tel livre et vous y aurez profit. Voyez
telle pièce et vous y prendrez plaisir.
Il s’attaque le plus souvent aux ouvrages des vivants. Sa fonction principale est, en
effet, de renseigner et de guider la foule, d’opérer pour elle un premier triage dans la
masse de la production courante, de lui désigner ce qui mérite d’être mis à part. Par cela
même, il est militant et il l’est nécessairement. Il suffit qu’il approuve ou blâme pour
pousser les gens dans un sens ou dans un autre. Il peut être large ou étroit, indulgent ou
sévère, ondoyant ou dogmatique. N’importe ! Il fait éclater ou laisse deviner ses
préférences. Admirer, c’est proposer un modèle à l’imitation ; railler, c’est empêcher la
sympathie de naître ou de se déclarer.
En ce faisant, il exerce d’ailleurs un droit ; il accomplit
même un devoir.
Car non seulement il a, en quelque sorte, charge d’âmes, mais aussi et surtout, en qualité
de penseur, d’artiste, de citoyen, d’homme, il a son rôle à jouer dans la bataille des
idées, dans le conflit des écoles, dans la lutte des différents genres de beauté.
L’impartialité n’est pour lui ni désirable ni possible1. Il faut bon gré mal gré qu’il se
prononce, qu’il prenne parti, qu’il choisisse entre les diverses façons de concevoir l’art
et la vie, sous peine de se décerner à lui-même un brevet de parfaite insignifiance.
Le critique s’occupe parfois des morts, mais toujours en vue des vivants. Tantôt il les
tire du tombeau pour les offrir en exemple ; tantôt il leur demande des arguments pour
soutenir une thèse qui lui est chère. Il les utilise dans tous les cas comme des
instruments qui lui servent à défendre ses convictions ou ses prédilections
personnelles.
L’historien, au contraire, s’il tient à éliminer la grande cause d’erreur, doit se
défaire autant qu’il peut de sa personnalité. Il ne s’agit pas pour lui de dire ce qu’il
aime ou ce qu’il déteste. Sa première obligation est de s’effacer pour laisser en pleine
lumière ce qu’il tâche de comprendre et d’expliquer. Est-il catholique ou protestant,
monarchiste ou républicain, idéaliste ou réaliste, classique ou romantique ? est un secret
entre sa conscience et lui, un secret qu’il lui est interdit de trahir dans ses jugements.
Ne faut-il pas qu’il découvre et montre la raison d’être de tous les goûts, de toutes les
théories qui ont tour à tour régné sur les hommes ? S’il n’a pas l’intelligence assez
ouverte et le cœur assez calme pour rendre
justice aux œuvres les plus
contraires à son propre tempérament, qu’il se fasse polémiste, qu’il se jette bravement
dans la mêlée, mais qu’il renonce à l’histoire ! C’est un domaine qui n’est pas fait pour
lui. Sur la porte par où l’on y pénètre devrait se lire cette inscription : Vous qui
entrez ici, mettez bas toute passion autre que l’amour de la Vérité d’abord et de la
Beauté ensuite.
L’historien ne devrait pas même écrire en vue de soutenir une thèse, d’établir le bien
fondé d’un système ; il risque trop ainsi de fausser le sens des phénomènes qu’il étudie.
S’il désire puiser dans les faits des arguments à l’appui d’une doctrine qui lui tient à
cœur, il est entraîné malgré lui à grossir les uns et à négliger les autres ; il se crée
un intérêt, ce qui est un moyen sûr « pour se crever agréablement les
yeux »
, suivant l’expression de Pascal. Il aurait beau garder la ferme volonté
de dire tout ce qu’il verra, il n’est plus en état de bien voir.
Est-ce à dire que l’histoire, en s’interdisant toute visée utilitaire, soit condamnée à
n’être qu’un gaspillage de temps et de forces ; que son immense labeur aboutisse à un vain
savoir dont l’humanité ne tirera jamais aucun avantage ? Cela serait triste ;
heureusement, il est certain que la connaissance du passé peut servir au présent et à
l’avenir, et même qu’il doit s’en dégager des leçons de haute valeur. Mais c’est à
condition que les choses parlent d’elles-mêmes, qu’elles imposent sans y tâcher des
conclusions démontrables ! Au critique revient la tâche de les appliquer, de fonder ses
arrêts et ses conseils sur les lois découvertes ; l’historien, lui, borne son ambition à
en établir solidement la réalité. Des résultats pratiques peuvent et doivent être la
conséquence de ses recherches ; ils ne sont point son véritable but. L’histoire,
pourrait-on dire si
l’on ne craint pas une formule paradoxale, ne peut être :
vraiment utile que traitée comme si elle devait, être vraiment utile que traitée comme si
elle devait être inutile.
Tout ce qui précède pourrait se résumer en quelques mots. La critique est surtout un art ; l’histoire tend à être de plus en plus une science. L’une doit rester en majeure partie subjective ; l’autre
travaille à devenir aussi objective que possible. Par quelle méthode
peut-elle se rapprocher de cet idéal ? C’est la question qui va nous occuper.
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