Premiere partie.
L’Homme est jetté dans l’Univers avec un esprit, des sens & des passions.
Il me semble que j’entends l’Auteur de la Nature qui lui crie : Je t’ai doué
de ce qui t’étoit nécessaire pour la mesure de ton bonheur. Ouvre les yeux,
examine & choisis ton fort. La foule des hommes en s’éveillant, ne voit
que ce qui frappe leur instinct grossier ; ils existent sans être émûs.
Satisfaire quelques besoins, comparer avec peine deux objets, voilà où se
réduisent leur desir & leur curiosité : mais l’homme de génie ouvre à
peine les yeux, qu’il reçoit à la fois une idée & un sentiment. Tous les
êtres s’empressent autour de lui & lui disent : Nous t’attendions, c’est
pour toi que nous existons : que tardes tu à nous
interroger ? nous allons tous te répondre. Il fixe alors cette vaste
étendue du Ciel, cette immense Nature, qui, fiere dans toutes ses
productions n’a point fait d’esclaves, elle n’a point bâti de murs, elle n’a
point forgé de chaînes ; cet oiseau qui sur une aîle hardie, franchit
l’espace, cet animal des bois qui erre sans guide au gré de son instinct,
l’ouragan qui passe, tout parle éloquemment à son cœur, & il apperçoit
au milieu de l’Univers la liberté, & il s’écrie : c’est à toi que
j’adresse mes vœux, ame des nobles travaux, mere des vertus & des
talens ; toi qui formes les ames vigoureuses, les esprits élevés &
lumineux ; toi qui ne faisant point d’opprimé, ne fais point d’oppresseur ;
toi dont la main sacrée grave dans le cœur de l’homme le caractère primitif
de la Justice ; c’est à toi que je voue mes jours, conduis mes pas & ma
langue ; je le sens, tu éleveras ma pensée, tu la rendras digne de
l’Univers. Je ne dépendrai point du regard des hommes, je ne porterai point
les fers qu’ils se forgent, & si ma mâle indépendance, offense le vice,
qui veut être despote, elle plaira à la vertu qui fait l’homme, en ne
s’assujettissant qu’aux Loix. Aussitôt il se sent un homme nouveau, sa
vue plane, il ne se laisse pas surcharger de ces
Loix inutiles que la sottise ajoute aux Loix nécessaires à la société ; il
ne se prépare pas des remords en se créant des devoirs arbitraires(a). Il épure sa raison pour se
préserver de l’erreur ; éclairé sur la valeur réelle des objets, il sçait
les apprécier ; au-dessus des illusions du monde, on ne le verra point se
passionner pour de petits objets, vendre son tems & son existence,
épouser de misérables quérelles, se plonger dans le cahos d’affaires
épineuses qui se succédent comme les flots d’une mer agitée, son ame égale
& tranquille cherche a vérité, loin du bruit & du tumulte, &
rejette les funestes préjugés qui tourmentent ceux qui se prosternent devant
eux.
Mais s’il use de cette sage liberté qui donne tant de ressort à l’ame, &
sans laquelle on ne produit rien de grand, il méconnoît cette indépendance
superbe qui se met au-dessus des Loix, & veut briser les liens qui
unissent les hommes ; la licence qui égare l’esprit est l’idole des
scélérats, elle est l’opposé de la liberté ; peut-elle avoir des attraits
pour un cœur
raisonnable ? La vraie liberté
consiste à ne dépendre que de ses devoirs, à jouir des droits d’homme &
de citoyen, & à rejetter avec courage les Loix capricieuses de ces
esprits minutieux & despotiques, qui feroient à un citoyen l’outrage de
penser que les Loix de l’honneur ne suffisent pas(a).
Ne nous étonnons pas si le génie est singuliérement ami de la liberté, il a
en horreur le despotisme, il redoute ses caprices & ses absurdités ; il
lui faut des objets qui puissent nourrir & fortifier sa propre
élevation ; voilà pourquoi il a fleuri sous le Ciel pur de la Grece, &
qu’il a fui ces Etats où un seul homme est tout, & où par conséquent
tout le reste est vil(b). La main qui touche la Lyre, & celle
qui trace les devoirs de l’homme, doivent être libres, pour répondre
dignement à la noblesse de leur emploi. Le Génie n’a jamais été & ne
peut être le partage d’un esclave ; ces coups de pinceau majestueux, ces
nuances de grandeur & de justice qui
doivent
animer les tableaux de l’Ecrivain philosophique, où les puiseroit-il ? Les
vertus & les talens ne germent point dans des ames basses &
rampantes, & quiconque a pû tendre les mains aux fers de la servitude, a
dégradé son être & s’est avili d’avance aux yeux de la postérité (a).
Je l’entends, cette voix forte & puissante, qui, comme un tonnerre qui
roule dans la nue réveille les esprits les plus engourdis ; non ce n’est
plus un homme, c’est un Dieu tutelaire qui s’est chargé des intérêts de la
patrie, & qui défend la cause honorable de l’humanité ; d’une main il
foudroye le vice, de l’autre il dresse des Autels à la vertu, déploye toute
l’indignation d’une ame sensible contre d’injustes Tyrans, il rejette le cri
insensé de l’opinion pour faire parler la voix immortelle de la raison. Que
tous les hommes se rangent du parti de l’erreur, que le despotisme emploie
son bras d’airain (b) pour la faire triompher, il le défiera de réduire en
servitude sa pensée. Il cédera plutôt aux clameurs de l’envie, il
fuira ses persécuteurs jusqu’au fond des forêts, &
préférera, s’il le faut, le commerce des Tygres à celui des hommes ; mais du
fond des déserts il ne les oubliera point, il les servira, tout ingrats
qu’ils sont, attendrit sur les nouveaux malheurs qui les menacent, il fera
entendre sa voix désintéressée & expirante, & consumera ses derniers
jours à instruire une Société qui la rejette de son sein.
Que ces esprits indifférens sur le désordre qui ne les touche pas, que ceux
dont la foible prudence méconnoit cette vertu supérieure à toute crainte,
l’appellent un insensé, ou le regardent comme un misantrope qui se livre au
triste plaisir d’exercer une censure amere ; ce n’est pas à eux de sentir
qu’il est impossible à l’homme vertueux de garder le silence, tandis que les
cris plaintifs des victimes de l’oppression retentissent à son oreille &
frappent son cœur sensible, tandis que les droits éternels de la Justice
sont violés pour satisfaire quelques monstres avides, tandis qu’un peuple
entier vit dans les larmes, ayant tout perdu jusqu’au droit lamentable
d’élever ses soupirs ; ah ! le desir généreux de venger ses freres de
l’attentat des méchans enflamme
son courage(a), & si vous croyez que la vanité seule
conduit sa plume, hommes ingrats, regardez les persécutions qu’il essuie,
son exil, sa vie errante, ses malheurs. Où est son intérêt ? Quel bien lui
revient-il ? S’il est coupable, pourquoi donc la gloire demeure-t-elle
attachée à ses pas & devient-elle le prix de sa noble audace ? c’est que
la gloire qui ne connoît ni les tems, ni les lieux, ni les conventions
arbitraires des hommes, juge d’avance comme la postérité.
Hommes de Lettres, vous n’êtes pas toujours assez heureux pour avoir de tels
sacrifices à faire à la vérité, mais dans tous les tems de votre vie, vous
avez des nœuds chers à briser. Les plaisirs vous invitent, la volupté
devient plus séduisante lorsque vous vous refusez à ses attraits, il faut,
nouveaux Ulisses fermer l’oreille au chant des trompeuses Sirennes, vous
couvrir de votre solitude comme d’un Egide impénétrable, fuir le monde pour
lui devenir utile, embrasser la retraite autant par goût que par raison ;
c’est là que votre ame ne se renferme pas dans le cercle étroit du
présent qui s’échappe, mais s’élance dans ces
espaces immenses qui la rapprochent des Ecrivains de tous les tems. Je vous
vois parcourir le vaste miroir des siécles écoulés, examiner les ressorts
qui changent la face des Empires, pénétrer le jeu rapide des révolutions de
la Fortune, percer les intrigues de l’Ambition, par les événemens passés
prédire les événemens futurs, alors tout sert à vous affermir dans vos
heureux principes ; vous les jugez, ces foibles humains, vous les jugez sans
passion, vous les voyez tels qu’ils sont, composés de grandeur & de
foiblesse, de vertus et de vices, mais qui doivent peut-être leurs crimes
non à la Nature, qui a caché dans leurs cœurs le doux sentiment de la pitié,
principe des vertus, mais à la Tyrannie, à l’affreuse Tyrannie, qui
aggravant sur leur tête un joug humiliant les a fait gémir, haïr, détester
leur existence & les a forcés d’être méchans en les rendant malheureux.
Vous pleurez en voyant dans tous les tems les plaies faites à l’humanité par
ceux qui puissans & redoutés, méritoient d’en être l’opprobre & le
jouet. Vous pleurez en voyant ces mêmes Loix qui sembloient devoir arrêter
le cours de tant de maux, devenir terribles & écraser
d’un double poids, le foible qu’elles devoient protéger.
Votre œil s’étend, votre vûe plane & profondément émus, vous vous écriez
d’une commune voix : O ! Qui sçaura aimer dignement les hommes ? Qui verra
disparoître l’enceinte des murs, les habis, les coutumes, & les mœurs ;
& dans une affection généreuse & universelle, frappera cette barbare
intolérancea, qui oppose Loix à Loix, homme à homme, & qui le
rend à la fois aveugle & furieux ?
Que l’ignorance confonde l’homme de Lettres avec ces hommes livrés à la
paresse sous le nom de repos, qui se dérobent à l’agitation générale pour
vivre dans le desœuvrement, qui dorment mollement sur des fleurs, en
s’abandonnant au cours enchanteur d’une riante imagination ennemie du
travail, & amie de la paix, dont la longue carrière peut être considerée
comme un doux rêve, & qui tombent dans les bras de la mort, sans avoir
daigné graver sur la terre le souvenir de leur existence ; cette injustice
ne m’étonnera point,
elle sera digne d’elle : mais
l’œil qui aura suivi les travaux de l’homme de Lettres jugera différemment,
il le verra souvent insensiblement miné par de longues études, périr victime
de son amour pour les Arts, tomber en poursuivant avec trop d’ardeur la
vérité, comme l’oiseau harmonieux des bois tombe de la branche au milieu de
ses chants, ou plutôt comme ces illustres Artistes dont la main intrépide
interrogeant dans la région enflammée de l’air le phénomene électrique,
couronnent tout à coup leur vie par une mort fatale & glorieuse.
C’est ainsi qu’un charme profond captive sous son empire l’homme de Lettres.
Entouré des génies les plus rares, c’est à eux qu’il rend son hommage, &
non aux idoles de la Fortune. Il brûle l’encens devant ces Auteurs illustres
qui ont éternisé leur ame pour l’instruction des siécles, & dédaigne ces
hommes qui fiers de leur opulence, croyent tout posséder avec elle. Le
tranquille Observateur assis sur la pointe d’un roc qui domine l’Océan,
représente le Sage, qui d’un lieu élevé regarde les agitations qui troublent
les mortels. Les flots de la tempête se brisent à ses pieds. On ne le verra
passe livrer à une mer
orageuse & incertaine.
Que d’autres comme accablés d’eux-mêmes vendent leur existence ; son ame qui
redoute jusqu’à l’ombre de la servitude se refuse également aux voies
obliques de l’intrigue, à la souplesse du manége, à la moindre démarche qui
sente la flatterie. Amoureux & fier de sa liberté, doué d’une aversion
insurmontable pour tout ce qui la blesse, il est riche sans bien, célèbre
sans dignités, heureux sans adulateurs.
Mais au sein de la retraite, on l’appelle dans le tourbillon du monde ; ceux
qui se livrent aux plaisirs tumultueux veulent avoir le suffrage de la
présence ; jettez-vous dans le tourbillon, frivoles Ecrivains, qui pour
écrire n’avez pas besoin de penser, vous y perfectionnerez cet esprit léger
tout fier d’idées sémillantes, il vous faut des éclairs, il vous faut un
langage brillant qui puisse servir de voile à vos connoissances
superficielles ; promenez-vous avec la folie, vous n’avez rien à gâter ;
mais toi homme de génie qui as sçu méditer, poser des principes, affermir ta
marche, & comme d’un tronc fertile, en suivre toutes les conséquences,
toi qui vois en grand, garde-toi d’asservir tes mâles talens au goût des
Sociétés ; elles corromproient ton éloquence,
tes
vues hardies & sublimes, ton héroïsme vertueux. C’est aux feux
étincelans & legers que dresse l’artifice à recréer les yeux de
l’enfance dans l’enceinte des Villes ? C’est au volcan à lancer des colomnes
de flamme jusqu’aux Cieux, à tonner majestueusement dans les Deserts, à
inspirer une admiration voisine de l’effroi.
O ! que l’homme s’abuse sur les objets de la volupté, qu’il se trompe dans le
choix de ses plaisirs, qu’il s’égare dans le tortueux dédale des desirs de
son cœur. Il ne sent plus que d’une maniere incertaine, & il devient le
jouet infortuné du premier caprice qu’il vient de se forger. Voilà le
précipice ou conduisent les passions factices ; l’homme de génie les
méconnoit, il n’a que celles de la Nature, toujours bienfaisante en
elle-même. Mais me dira-t-on, par quel privilége seroit-il exempt des
sentimens chers & terribles qui portent la tempête dans le cœur du
Philosophe qui recherche l’origine de ces mêmes passions. Cette étendue
d’esprit, cette force d’imagination, cette activité d’ame, ne donnent-elles
pas plus de prise à ce feu qui semble d’autant plus redoutable qu’on ose le
combattre, & ne voila-t-il pas cet homme si orgueil,
leux de sa sagesse, esclave comme un autre ; non. Nos
passions ne sont tyranniques qu’autant que nous les carressons, c’est notre
foiblesse qui fait leur amorce, c’est notre complaisance qui les déifie ;
l’oisiveté les nourrit, les enflamme, l’amour du travail les enchaîne, les
amortit ; la dissipation augmente leur délire, étend leur racines ; la
raison affoiblit l’enchantement ; & les beaux rayons de la gloire
viennent enfin par leur éclat faire pâlir ces feux mensongers, comme à
l’approche d’un jour pur se dissipent les horreurs d’un incendie qui jettoit
une lueur affreuse parmi les ténébres. Mais si l’attrait de la beauté
subjugue l’homme de Lettres, il ne sera pas du moins avili, il brisera ses
fers s’ils sont honteux, il sera semblable au lion enchaîné, qui ne paroît
pas esclave au moment même où il se trouve captif.
Il est un autre fleau de l’humanité qui le détruit en détail, poison rongeur
de l’ame qui l’attaque au milieu de la pompe & des grandeurs, ou plutôt
qui la livre à elle-même, & la contraint à se dévorer, maladie commune
aux Grands, sombre vapeur qui étend un voile lugubre autour de nous &
flétrit l’Univers, état cruel qui sans avoir les traits aigus de la douleur
nous l’a
fait presque désirer pour sortir du moins
de l’affreux dégoût d’une insipide existence, ce fleau est l’ennui qu’on
peut appeller un demi trépas ; l’homme de Lettres a le secret de chasser ce
monstre ténébreux. Oseroit-il approcher, lorsqu’il se trouve en société avec
Homére, Tacite & Leibnitz ; il respire leur ame, il s’attendrit ou il
s’indigne. Les différentes générations d’hommes, & leurs opinions
diverses passent sous ses yeux avec leurs Villes, leurs mœurs, leur culte
& leurs loix. Un spectacle succede à un autre ; dans ces champs antiques
s’élevent de nouvelles Cités, elles tombent & d’autres s’asseyent sur
leurs débris. Où est l’instant ou son esprit actif a pû retomber sur
lui-même, il a parcouru l’Univers & a déposé dans sa mémoire une suite
magnifique de tableaux qui se reproduiront à son imagination, lorsque
l’homme oisif & importun venant le tyranniser prendra son silence
méditatif, pour la preuve non équivoque d’une attention qu’il ne mérite
point.
Il est une autre piége qu’il évite aussi habilement ; ce sont ces Grands qui
par vanité daignent quelquefois lui sourire. Semblables à ces Magiciens
qu’on nous peint évoquant les paisibles habitans des
tombeaux, ils sont fiers d’arracher l’homme de génie à sa retraite, &
de le transporter dans des murs étonnés de le voir. Ils semblent vouloir
jouir de sa défaite, ou tirer de lui quelque aveu favorable à leur
puissance, mais si cet homme opulent n’est qu’un protecteur ou un être
ennuyé, qui veut tenter le dernier remede à ses maux, l’homme de génie n’est
pas longtems sans se délier, & il le laisse avec ses statues, son parc
immense, & les cordons qui le chamarrent. Mais n’outrons rien, ceux qui
ont le malheur d’être grands, peuvent être justes, modérés, sensibles, &
indépendamment de leur nom, l’homme de Lettres se lie avec ceux qu’un même
goût pour les Arts enflamme, & qui déposant l’appareil fastueux de leurs
dignités, ne le reprennent qu’au moment où ils sont forcés d’aller jouer
leur rôle sur la scene du monde. Tel Horace vivoit familièrement avec Mecene
en homme libre, & non en homme protegé. Ainsi parmi nous Condé honoroit
Corneille ; c’étoit la gloire qui faisoit sa cour au génie : Ainsi dans tous
les tems les grands dignes de ce nom ont fait les premiers pas vers les
Ecrivains qui arrêtoient les regards de leur siécle. Ces grands sentoient
bien que leurs noms
devant passer ensemble à la
postérité, elle auroit lieu de s’étonner si elle ne les trouvoit pas
unis.
L’homme de Lettres ne se refusera donc pas à la Société, lorsqu’elle ne
pourra point effeminer son génie ? Que dis-je c’est lui qui doit y porter le
plus d’agrémens. Cette aimable gayeté compagne de l’innocence & de la
liberté animera ses discours, leur prêtera cette fleur naturelle qui annonce
je ne sçais quoi d’ingénieux & de solide, & qui unit une clarté pure
à une profondeur heureuse. Ce sera lui qui étendra les idées des autres
hommes, qui sous la forme du sentiment, développera les pensées qui
reposoient au fond de leurs cœurs, & qui placera sur leurs lévres cette
expression juste & facile dont il leur aura donné l’exemple. Cet aliment
de la malignité humaine, cette vile ressource des esprits bornés, ce petit
orgueil vain & puéril qu’on nomme médisance lui sera inconnu. Trop grand
pour s’occuper sérieusement d’objets frivoles, & s’il faut le dire trop
amoureux de la gloire pour daigner rabaisser quiconque ignore qu’il en est
une, il ne jugera dignes de ses coups que ceux qui par leur puissance
influent sur la destinée des Etats, & s’il médit, ce ne
fera des Rois de leurs Ministres & du vice des
Empires.
Inhabile à flatter, incapable d’offrir à la Fortune le sacrifice de ses
pensées, il renonce à ces places où il faut adopter un esprit de corps,
c’est à-dire de cupidité, & c’est ici le vrai triomphe de l’homme de
Lettres. La plupart des hommes ne pensent que d’après l’habit qu’il
portent ; leur profession crée leurs idées ; celui qui a rompu les liens
nuisibles au progrès de la raison paroît seul posséder un jugement libre que
rien ne tyrannise : Accoutumé à renfermer ses desirs dans le cercle de ses
besoins réels il n’en aura point d’illimités. Il sent que les dons de la
Nature les seuls biens véritables sont la santé, la joie, la tendresse, la
tranquillité de l’ame, & il soutiendra sans douleur toute autre
privation, parce que sa raison aura reglé cette intempérance d’imagination
qui fait l’inquiétude des autres hommes. Avouons-le cependant ; l’indigence
est affreuse, un ancien Poëte nous la représente sous l’image d’une femme
échevelée, abandonnée sur un rocher désert, qui tantôt lutte contre le
désespoir, tantôt mesure l’abîme effroyable ou elle va se précipiter ; mais
l’indigence n’a jamais surpris l’homme de
Lettres
laborieux, il pourra être pauvre, & ce sera là le gage de ses vertus,
& de la noble fierté de son ame. A ce mot je vois frémir les ames
foibles qui redoutent la vie ; ames infortunées qui n’existent plus dès que
les molles voluptés les abandonnent ; tristes victimes de leur lâcheté,
dévouées à la crainte & nées pour l’impuissance ; sans doute elle ne
sont point faites pour connoître ce courage mâle qui émousse la pointe de
l’infortune, résiste aux revers, triomphe des evénemens, & met au rang
des plus précieux trésors l’indépendance & l’honneur.
Tel est le partage de celui qui a médité sur l’art de changer les maux en
biens, d’opposer la patience aux coups du sort, & de le dompter par la
force & l’étendue de son esprit. Envain la Fortune veut se venger des
dons qu’il a reçus de la Nature, envain elle l’accable de ces traits qui
flétrissent l’ame, il refusera constamment de plier un genou servile devant
ses idoles, ou ses favoris. Donnerai-je ici la liste de ces beaux génies
persécutés par elle, & qui contens dans leur noble independance ont
rejetté tout esclavage, & ont opposé une ame inébranlable aux coups de
l’adversité. Je les entends, ils s’écrient d’une voix
unanime : nous dédaignons les richesses, elles sont le
prix de la bassesse. Elles amolissent l’ame en l’enchaînant à de nouveaux
besoins. Elles se sont avilies à nos yeux à force d’être l’instrument du
crime, & d’appartenir à des hommes méprisables ; que l’or, germe de tous
les maux, soit pour eux, la médiocrité & la gloire seront pour nous.
Quelle foule d’Ecrivains sublimes & pauvres depuis Socrate jusqu’à
Descartes, & depuis Homére jusqu’à Milton ! L’héroïsme a été le partage
des plus vastes génies, jamais l’intérêt n’a souillé leur plume, jamais la
crainte n’a fait pâlir leur front ; jamais le remord n’a succédé aux accens
de leur voix libre. Ici Lucrece sonde la Nature, analyse l’homme & le
rassure contre de vaines chimères, heureux, si l’erreur ne se plaçoit pas à
côté des plus utiles vérités ; là, Juvenal arme sa main de la verge de la
satyre, porte le flambeau dans les ténébres épaisses ou se cache le crime,
& sert l’humanité en démasquant le vice. Je te vois fier Lucain, c’est
sous un Néron que tu composes ton Poëme ; c’est à son orgueil barbare que tu
osas disputer la palme de la Poësie, c’est toi qui péris à vingt-sept ans
pour la liberté ; les flots de ton sang rougissent ton bain, tu souris,
& tu
abandonnes un monde où ne pouvoit plus
respirer un homme. Qui ne sent frémir la partie la plus sensible de lui-même
à la touche énergique d’un Tacite, il peint & il écrase les tyrans,
& du même trait les dévoue à l’opprobre. Sans l’amour sacré de la
liberté & d’une noble vengeance, où auroit-il trouvé le courage d’écrire
l’histoire de monstres paîtris de sang & de boue ? Que vois-je sur ce
vaisseau malheureux, ouvert de toutes parts aux coups de la tempête, qui se
précipite dans cette mer profonde ? C’est le Virgile des Portugais, qui fier
& intrépide, lutte d’une main contre les flots ; de l’autre souleve son
Poëme son plus cher trésor, il le protége, le sauve, & s’écrie
transporté de joie, je n’ai rien perdu, j’ai préservé du naufrage le gage de
mon immortalité.
A ces grands traits la froide dérision est prête à naître sur les lévres de
l’homme vulgaire. S’il lui faut de plus grands exemples, ou plutôt des
exemples faits pour lui, je citerai des Rois qui sur le trône ont eu la
passion dominante des Arts, & d’autres qui en sont descendus pour se
débarrasser de leurs chaînes, & contenter uniquement la soif d’apprendre
qui les dévoroit. Titus, Marc-Aurele & Julien furent
des Empereurs Philosophes, l’antique vœu de Planton fût
rempli, & sous leur régne paisible les hommes sentirent le bonheur
d’être gouvernés par des Chefs éclairés, & par conséquent échauffés de
l’amour de l’humanité. Héraclite céde à son frere le trône d’Ephese, absorbé
dans une méditation profonde, il s’enferme dans les tombeaux de ses
ancêtres ; c’est dans l’horreur d’un lugubre & majestueux silence qu’il
entreprend de percer le voile qui couvre les sciences profondes. Le Créateur
des Russies jaloux de transporter les Arts dans le sol ingrat de sa Patrie,
va les chercher à travers les dangers, & les travaux ; il saisit la
hache du matelot pour porter plus dignement le poids du Sceptre, & dans
l’étendue de l’Europe rien n’échappe à ses avides regards. Elizabeth de
Bohême, Princesse Palatine refuse la main de Ladislas IV. roi de Pologne
pour cultiver la Philosophie & les Mathématiques, & s’honnorer du
nom de disciple & d’amie de Descartes. Christine dépose le Diadême,
quitte de vils flatteurs pour s’entretenir avec des êtres pensans, &
tandis que les autres Souverains demeurent comme empoisonnés dans leurs
vastes Royaumes, elle parcourt l’Italie, théatre superbe
d’antiques monumens dont les débris portent encore dans
l’ame un sentiment involontaire d’admiration & de respect. Et sur les
ruines magnifiques de la dominatrice de l’Univers, elle oublie ce trône
qu’elle occupoit. Je sçais que la Philosophie oblige les Rois de porter
pendant toute leur vie le triste fardeau du Sceptre qu’un destin fatal leur
a imposé ; je sçais qu’elle leur défend d’oser s’élever à un état plus
heureux, mais elle est aussi trop severe. Retenir l’empire de la puissance
est un héroïsme trop grand pour qu’il ne soit pas aussi peu rare, & qui
peut blamer Christine parce que à sa place il auroit eu le courage de ne
point abandonner l’autorité suprême, le Philosophe sera-t’il toujours
orgueilleux de la trempe heureuse de son ame, & exigera-t-il sans cesse
des Souverains cette même fermeté qu’il auroit pû avoir.
Je ne veux point que vous renonciez à l’empire des Graces, vous sexe aimable,
qui pouvez partager le bonheur qu’enfante la culture des Lettres. Jouissez
toujours du don flatteur de la beauté qui adoucit l’homme le plus sauvage,
& qui est l’heureux lien de la Société, mais connoissez aussi vos autres
avantages. Dignes
compagnes de l’homme, osez penser
avec lui ; la Nature vous a donné le même esprit. Vos lumieres dirigées par
le sentiment apporteront à l’homme une félicité nouvelle, & peut être
ajouteront à l’éclat de vos charmes. Nous ne redouterons pas vos talens,
lorsqu’ils contribueront à embellir ce qui nous environne ; je m’éleverai
contre cette coutume barbare qui étouffe dans les jeunes personnes de votre
sexe les germes précieux des plus rares talens. Pourquoi ne pas donner une
égale éducation à des esprits également doués de raison ? celles qui doivent
adoucir les amertumes de notre vie, peuvent-elles se passer d’être
instruites ? l’ignorance leur prêteroit-elle de nouveaux attraits ? Qu’elle
inhumanité les prive de l’avantage que procure le goût des Arts ? Ce Sexe
l’ornement de la terre destiné à élever nos premiers ans, sera-t il toujours
condamné à la frivolité ? Si leur esprit étoit plus enrichi, notre éducation
y gagneroit. Quel plus doux emploi pour une mere que de verser dans les ames
neuves & tendres de ses enfans les premieres impressions du beau &
du vrai. Que ses paroles sont insinuantes & se gravent profondément !
Que la vertu est douce & riante dans sa bouche ! Hommes injustes quel
dons profanez-vous ? Pourquoi ne pas cultiver le
sentiment exquis de leur ame ? Pourquoi ne pas tourner la souplesse &
la vivacité de leur imagination sur des objets utiles ? Pourquoi enfin, leur
interdisant toute noble carrière, leur envions nous encore les jeux &
les plaisirs de l’esprit ? Est-ce l’effet d’un préjugé aveugle, où plutôt
notre jalousie secrette prévoit-elle que nous serions bientôt
surpassés ?
Mais ce seroit peu d’avoir exposé la liberté dont jouit l’homme de Lettres,
si je ne dévoilois les plaisirs délicats qui l’accompagnent à chaque instant
qu’il les appelle.
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