La Solidarité
Vous venez d’entendre un excellent discours. Il vous reste à entendre le mien, et j’en
suis bien fâché pour vous : mais, pendant que nous vous tenons encore, nous ne voulons
vous lâcher que dûment chapitrés et bien munis de sagesse pour vos vacances.
Des réflexions si justes et si élevées de mon ami Corréard, je vous engage
particulièrement à retenir ceci, que nous ne sommes pas des isolés dans le temps ; que
tout ce que la vie a pour nous soit de commodité, soit de noblesse, c’est à nos pères, à
nos aïeux, à nos ancêtres que nous le devons ; que nous devons aux morts la culture même
d’esprit qui nous permet, sur certains points, de penser autrement qu’eux et mieux, je
l’espère et qu’enfin, suivant le beau mot d’Auguste Comte, l’humanité est composée de
plus de morts que de vivants. C’est toutefois en m’en tenant aux vivants que je voudrais,
après votre éminent professeur d’histoire, vous prêcher le sentiment, l’acceptation et,
s’il se pouvait, l’amour de la solidarité humaine.
Croyez bien que c’est une affaire qui ne va pas toute seule… Oui, sans doute, vous êtes
aujourd’hui dans les meilleures conditions pour vous laisser persuader. Les liens
nécessaires ou consentis qui vous unissent à vos camarades et à vos maîtres, vous ne les
connaissez guère que par leur douceur, vous ne luttez que pour des palmes innocentes, vous
n’avez pas à gagner votre pain les uns contre les autres ; vous avez, tout naturellement,
des idées, des intérêts, des plaisirs communs. Je suis sûr que vous êtes contents d’être
des « Charlemagne », que cela signifie pour vous quelque chose. Et comme j’en suis un, moi
aussi, je me sens, par là, très agréablement relié à vous. Je retrouve ici, parmi vos
professeurs, de vieux et chers camarades, et je devrais être dans leurs rangs, et je
m’étonne de n’y pas être. Bref, nous communions tous aujourd’hui dans une bienveillance
mutuelle très sincère et, d’ailleurs, très aisée, et dans l’attachement au vénérable et
glorieux lycée qui nous a formés. Un peu de musique aidant, j’ose dire que nous sommes, à
l’heure qu’il est, virtuellement très bons les uns pour les autres.
Mais après ? Mais demain ?
Les transformations historiques, dont M. Corréard vous signalait la majestueuse et fatale
lenteur, ont abouti, chez nous, vous le savez, à l’émancipation de l’individu. Un des
résultats de cette émancipation, c’est que, plus que nos aïeux, nous sommes obligés
d’inventer, si je puis dire, nos devoirs envers les hommes.
Or, du moment que c’est à nous de les inventer, nous sommes tentés de les restreindre,
cela est triste à dire. Et, par exemple, il est bien vrai que l’égalité des citoyens est
inscrite dans nos lois, qu’il n’y a plus de castes et que, en théorie, tout est devenu
accessible à tous. Mais, en fait, s’il n’y a plus de classes politiques, il y a toujours
des classes ou des compartiments sociaux, et les riches et les pauvres sont peut-être plus
profondément séparés aujourd’hui par les mœurs qu’ils ne l’étaient autrefois par les
institutions. Pourquoi ? C’est sans doute que les liens s’offrent, d’eux mêmes, plus
nombreux et plus étroits entre les membres d’une société fortement et minutieusement
hiérarchisée, comme était l’ancienne, qu’entre dix millions de têtes supposées égales.
Eh bien, ces liens qui ne nous sont plus imposés par les institutions ou les traditions
ou les croyances, nous devons essayer de les renouer nous-mêmes. Ces liens de jadis, liens
d’obéissance et de commandement, de fidélité et de protection, il faut les remplacer par
des liens de charité.
Oh ! cela est difficile, je le répète. Notre égoïsme trouve si bien son compte dans cette
sorte d’émiettement social ! C’est si commode, de vivre dans son coin, pour soi et, tout
au plus, pour les siens et pour deux ou trois amis, de se moquer du reste, de croire qu’on
a fait tout son devoir de citoyen quand on a payé l’impôt, et tout son devoir d’homme
quand on a lâché quelques aumônes prudentes, de pratiquer le dédaigneux odi
profanum vulgus, d’être un spectateur détaché de la comédie ou de la tragédie
humaine ! Remarquez que cette espèce d’épicuréisme abstentionniste est également l’idéal
du bourgeois le plus épais et du dilettante le plus raffiné. Je voudrais, puisqu’ils se
méprisent réciproquement, leur faire honte à tous deux de cette rencontre.
C’est là, mes amis, une basse et mauvaise façon de prendre la vie. Songeons sans cesse
que, depuis que nous n’avons plus de devoirs de caste ou de corporation, notre devoir
d’homme s’est accru d’autant. Combattons notre pente, qui est de nous dérober, de nous
blottir dans une paix indifférente. Cherchons les occasions où beaucoup d’hommes assemblés
sont animés à la fois d’une seule idée, et d’une idée salutaire pour tous. Même les
associations professionnelles, les dîners de Labadens peuvent avoir du bon. Cherchons ce
qui nous réunit, et cherchons à nous réunir. L’état d’âme que certains spectacles publics,
une revue militaire, les funérailles d’un grand citoyen, dans toute une
multitude, cet état singulier, merveilleux, ou l’on se sent épris tous ensemble de quelque
chose de supérieur à l’intérêt immédiat de chacun, tâchons de le ressusciter en nous
jusque dans l’humble cours de nos occupations journalières, pour les spiritualiser.
Vous allez bientôt envahir les professions dites libérales, et quelques-unes des autres.
Dans l’exercice de ces professions, souvenez-vous toujours de la communauté Médecins ou
pharmaciens (oh ! de première classe), vous aurez maintes occasions d’être secourables aux
pauvres gens, de faire payer pour eux les riches, de réparer ainsi, dans une petite
mesure, l’inégalité des conditions et d’appliquer pour votre compte l’impôt progressif sur
le revenu Notaires (car il y en a ici qui seront notaires), vous pourrez être, un peu,
les directeurs de conscience de vos clients et insinuer quelque souci du juste dans les
contrats dont vous aurez le dépôt Avocats ou avoués, vous pourrez souvent par des
interprétations d’une généreuse habileté, substituer les commandements de l’équité
naturelle, ou même de la pitié, aux prescriptions littérales de la loi, qui est
impersonnelle, et qui ne prévoit pas les exceptions Professeurs, vous formerez les cœurs
autant que les esprits ; vous… enfin vous ferez comme vous avez vu faire dans cette maison
Artistes ou écrivains, vous vous rappellerez le mot de La Bruyère, que « l’homme de
lettres est trivial (vous savez dans quel sens il l’entend) comme la borne au coin des
places » ; vous ne fermerez pas sur vous la porte de votre « tour d’ivoire », et vous
songerez aussi que tout ce que vous exprimez, soit par des moyens plastiques, soit par le
discours, a son retentissement, bon ou mauvais, chez d’autres hommes et que vous en êtes
responsables Hommes de négoce ou de finance, vous serez exactement probes ; vous ne
penserez pas qu’il y ait deux morales, ni qu’il vous soit permis de subordonner votre
probité à des hasards, de jouer avec ce que vous n’avez pas, d’être honnête à pile ou face
Industriels, vous pardonnerez beaucoup à l’aveuglement, aux illusions brutales des
souffrants ; vous ne fuirez pas leur contact, vous les contraindrez de croire à votre
bonne volonté, tant vos actes la feront éclater à leurs yeux ; vous vous résignerez à
mettre trente ou quarante ans à faire fortune et à ne pas la faire si grosse : car c’est
là qu’il en faudra venir Hommes politiques, j’allais dire que vous ferez à peu près le
contraire de presque tous vos prédécesseurs, mais ce serait une épigramme trop aisée. Vous
ne promettrez que ce que vous pourrez tenir. Vous ne monnayerez pas votre influence ; vous
ne tirerez pas, avec âpreté, de votre mandat tous les profits, petits ou grands, qu’il
comporte. Vous aurez pitié, mais vous ne vous ferez pas, de la pitié, une carrière. Vous
aurez de la pudeur : vous vous direz qu’il est déloyal d’afficher certaines idées extrêmes
et simplistes qui, si l’on en était réellement pénétré, devraient se traduire par des
sacrifices et des renoncements dont on est évidemment incapable. Vous haïrez l’hypocrisie.
Vous réfléchirez que pousser les malheureux à une révolte d’où ne peut sortir pour eux
qu’une aggravation de souffrance et cela, pour arriver, vous, à la notoriété ou au
pouvoir et, finalement, pour « jouir » c’est vivre de leur substance, c’est s’engraisser
de leur misère, sans rien risquer et en feignant de les servir, et qu’ainsi les
exploiteurs peuvent se rencontrer ailleurs que dans les rangs des capitalistes. Pour tout
dire, en un mot, humanisez vos professions, quelles qu’elles soient. Faites qu’entre vos
mains elles soient toutes, et véritablement, libérales.
C’est votre devoir, et c’est votre intérêt. Vos professeurs de philosophie vous ont
exposé la théorie selon laquelle la morale se confondrait avec l’intérêt bien entendu. Ils
l’ont jugée imparfaite, mais ils ont dû ajouter que cette morale-là coïncide pourtant, sur
bien des points, avec la morale du cœur. Il est excellent de croire le plus possible à ces
coïncidences dans l’ordre social. Toutes les époques sont des époques de transition, je le
sais ; d’autre part, M. Corréard vous rappelait que la France a connu des heures plus
terribles que l’heure présente. Mais, tout de même, jamais moins qu’aujourd’hui on n’a été
sûr de demain. Les cadres anciens sont brisés ; les vieilles institutions préservatrices
et coercitives branlent ou sont à bas… Il apparaît avec une clarté croissante que le monde
— et chacun de nous par conséquent — ne sera sauvé que par la multiplicité, sinon par
l’unanimité, des bonnes volontés individuelles.
Voilà, mes amis, des propos bien sévères. Je me hâte d’ajouter qu’ils sont à peine miens
et que, les ayant tenus, je voudrais bien en faire tout le premier mon profit. Cet aveu
leur enlèvera peut-être de leur solennité, les fera, après coup, plus modestes et
familiers… Et puis, que voulez-vous ? c’est peut-être bien fini de rire sauf par ci par
là, et dans des fêtes innocentes et confiantes comme celle-ci.
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