Guy de Maupassant
La mort vient d’affranchir Guy de Maupassant. Il est étrange de songer que ce cerveau, en
qui la réalité avait reflété des images si nettes, qui avait su interpréter, ramasser,
coordonner ces images avec une vigueur et dans des directions si décidées, et nous les
renvoyer, plus riches de sens, à l’aide de signes si fortement ourdis, n’ait plus, à
partir d’un certain moment, reçu du monde extérieur que des impressions confuses,
incohérentes, éparses, aussi rudimentaires et aussi peu liées que celles des animaux, et
pleines, en outre, d’épouvante et de douleur, à cause des vagues ressouvenirs d’une vie
plus complète ; et que l’auteur de Boule-de-Suif, de Pierre
et Jean, de Notre Coeur, soit entré, vivant, dans l’éternelle
nuit. Et cela, parce qu’un jour les microscopiques cellules dont se composait la pulpe
tassée sous son front se sont mises, on ne sait pourquoi, à se désagglutiner…
Et je vois à quel point je me suis trompé il y a cinq ans, et j’ai presque un remords.
C’était à propos du volume intitulé : Sur l’eau, où des méditations
moroses, des soliloques désespérés alternaient avec d’admirables descriptions de paysages
marins. J’écrivis alors, étourdiment : « Tels sont les lieux communs développés par
M. de Maupassant. Je ne vous les donne pas pour très neufs ni lui non plus, je pense…
C’est beaucoup de tristesse et de férocité à la fois. Il est qu’on ne soit
pas plus gai sur un yacht qui porte le joyeux nom de Bel-Ami ; et
M. de Maupassant, schopenhauérisant sur son bateau, « nous en monte un » dirait quelque
mauvais plaisant. J’ai l’esprit si mal fait que le pessimisme trop étalé m’offense presque
autant que l’optimisme béat. Il me semble que, lorsqu’on est en somme parmi les
privilégiés de ce monde, lorsqu’on ne souffre ni continuellement, ni trop violemment dans
son corps, et qu’on est préservé des extrêmes douleurs morales par la littérature et
l’analyse (lesquelles, soyez-en sûrs, nous sauvent de plus de maux qu’elles ne nous
interdisent de joies), une sorte de pudeur devrait vous empêcher de répéter trop
longuement des plaintes déjà développées par d’autres. Un écrivain célèbre qui souffre de
la grande misère humaine en souffre surtout par procuration, songez-y. Dès lors, je crains
un peu de rhétorique. »
Je vois maintenant qu’il n’y en avait pas. J’aurais dû reconnaître, dans le cas de
Maupassant, autre chose qu’un plaisir d’orgueil et d’ironie à constater que le monde est
inintelligible et mauvais ; autre chose qu’un plaisir de langueur à s’abandonner aux
mélancolies que versent certains crépuscules ou que distillent certains brouillards ;
bref, autre chose que de la littérature. J’aurais dû m’apercevoir que la tristesse secrète
de notre ami n’avait rien de concerté et n’avait rien de délicieux ; j’aurais dû deviner
chez lui le rongement d’une idée fixe, le ravage continu d’une épouvante. Pour lui, très
réellement, tout était vanité, et presque tout apportait une souffrance je le vois bien à
l’heure qu’il est. Les contes où « il a peur » comme le Horla et une
demi-douzaine d’autres dont les titres m’échappent n’étaient point des fantaisies ; non
plus que, dans Bel Ami, la description du détraquement lent d’un cerveau
par l’idée ininterrompue de la mort. Pierre, dans Pierre et Jean et le
héros de Fort comme la mort, et celui de Notre Coeur,
durant ses promenades dans la forêt de Fontainebleau, nous montrent à quel point le
travail d’une idée fixe, altérant sans cesse, pour celui qui en est possédé, les rapports
habituels des choses, le peut rapprocher de la folie. Je me rappelle les longues fuites de
Maupassant hors de la société des hommes, ses solitudes de plusieurs mois, en mer ou dans
les champs, ses tentatives de retour à une vie simplifiée, toute physique et tout animale,
où il pût oublier l’ennemi sourd, l’ennemi patient qu’il portait en lui ; puis, quand il
rentrait parmi nous, cette fièvre d’amusement, et de plaisanteries, et de jeux presque
enfantins, qui était encore comme une fuite, une évasion hors de soi… Vains efforts ! Il
semblait se plaire, on l’a dit, aux compagnies « joyeuses » ; il aimait la naïveté des
« Boule-de-Suif » ou des « grosses Rachel » ; parfois, avec une grande affectation de
sérieux et une grande dépense d’activité, et comme si ces choses eussent été infiniment
plus importantes que les livres qu’il écrivait (rarement il consentait à parler
littérature), il organisait des « fêtes » compliquées, volontiers un peu brutales ; mais,
sauf les minutes où il s’appliquait, jamais on ne vit pareille impassibilité en pleine
fête, ni visage plus absent. Il était loin… très loin… À quoi pensait-il, le pauvre
garçon ?
C’est donc avec le sang de son âme qu’il écrivait, lui, ses lamentables variations sur
des lieux communs tristes. Au fait, quand ils sont tristes, les lieux communs nous sont
toujours neufs. En voici un : « Quelle vanité que la gloire ! » C’est assurément un des
biens dont on jouit le moins. Viagère, elle reste douteuse, puisqu’elle n’est vraiment la
gloire que lorsque le temps l’a consacrée ; et d’ailleurs nous voyons que la « notoriété »
de très grands artistes est surpassée, de leur vivant, par celle de simples histrions.
Posthume, elle ne sera plus rien pour ceux qui en seront favorisés. Ce serait une étrange
folie que d’envier les hommes illustres après qu’ils sont morts. Que tel assemblage de
drames porte le nom de Shakspeare et que tel entassement de vers lyriques porte celui de
Victor Hugo, qu’importe ? Que leurs œuvres restent étiquetées, par le hasard, de ces
syllabes-là plutôt que de celles qui forment les noms de Dupont ou de Durand, qu’est-ce
que cela peut faire à ceux qui furent Hugo ou Shakspeare ? Songez qu’Homère n’est
peut-être pas le nom de l’auteur de l’Iliade, et dès lors qu’est-ce que
la gloire du chantre d’Achille ? J’ai l’air de développer gravement un truisme. C’est que
je le trouve consolant pour les humbles. Du moment que « tout est vanité », il est
excellent que tout soit vanité pour tous les hommes. Ce sont les exceptions à cette loi-là
qui seraient affreuses.
Or, pour en revenir à l’auteur de Bel Ami, sans doute la gloire de son
œuvre sera de longue durée ; mais nous voyons que pour lui, la jouissance n’en aura même
pas été viagère. Qu’a été, pendant dix-huit mois, pour Maupassant dément, la gloire de
Maupassant ?
… Vous vous rappelez l’effet que produisirent, il y a dix ans, Boule-de-Suif, la Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, et les autres petits récits
dont ces chefs-d’œuvre étaient accompagnés. Cela parut nouveau ; et c’était nouveau, en
effet. Mais en quoi ? C’était, au fond, excessivement brutal : des histoires de filles, de
paysans rapaces, de lâches et grotesques bourgeois ; les « faits-divers » d’une humanité
élémentaire et toute en instincts. La philosophie qu’on en pouvait dégager à la rigueur
était furieusement négative. Et, parmi son nihilisme, l’auteur n’en jouissait pas moins du
monde physique avec une intensité et avec une franchise d’« avant le
péché ». Or, chose remarquable, ce conteur si peu « moral » désarma, presque tout de
suite, même les austères. Nous nous mîmes tous à parler de sa belle « santé ». Cette santé
devint sa marque dans l’opinion commune. Personne ne fut plus souvent proclamé « sain »
que ce jeune homme qui devait mourir fou. Et, pareillement, personne ne fut plus vite
déclaré classique que cet écrivain dont les contes les plus illustres se passaient dans
les couvents de La Fontaine rebaptisés de leur vrai nom.
On ne se trompait point. Maupassant offrait le singulier phénomène d’une sorte de
classique primitif survenu à une époque de littérature vieillissante, décrépite et
tourmentée. D’abord, nulle trace, en lui, d’éducation chrétienne. Son grand ami Flaubert
l’avait « déniaisé » de bonne heure. L’esprit de Maupassant fut donc comme une table rase
offerte aux impressions du monde ambiant. Sa philosophie simpliste à laquelle il est bien
possible que les raffinés des derniers âges reviennent par le plus long était celle d’un
jeune « Huron » de génie. Ce primitif avait reçu de la nature le don de l’expression,
qu’il perfectionna, auprès de son vieux maître, par une discipline de dix années. Mais,
s’il apprit à « voir » et à rendre ce qu’il voyait, il n’apprit rien de plus
heureusement. S’il garda, avec plus de largeur et d’aisance, quelque chose de l’ironie de
l’Éducation sentimentale, il fut totalement exempt du romantisme de
Flaubert. Il ignora également les « transpositions d’art » des Goncourt, ces rapins
malades, et la trépidation nerveuse d’Alphonse Daudet. À l’une des époques où notre
littérature fut le plus complexe et nous distilla les boissons les plus travaillées, le
génie conteur de Maupassant jaillit comme une source de belle eau merveilleusement claire.
Et, sensuel, il restait en quelque manière innocent. Rien de commun entre cette sensualité
et celle de M. Émile Zola, si triste, si troublée, si morose, qui est celle d’un moine
tenté, qui semble impliquer le sentiment de quelque chose de défendu et la croyance au
péché. Maupassant, lui, n’y croyait pas. Cela se sentait, et c’est pourquoi les chastes
eux-mêmes lui furent si indulgents.
Tel il fut dans les commencements de son œuvre. Il rappelait avec un style plus
plastique (car on ne naît pas impunément dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle) —
les conteurs d’autrefois et, si vous voulez, cet imperturbable Alain Lesage. Et Bel-Ami semblait une « remise au point », après un siècle et demi, du Paysan parvenu…
Puis, l’angoisse vint… La volupté finit toujours, comme on sait, par être grande
maîtresse de métaphysique. Le désir est, de sa nature, inassouvissable. Et c’est pourquoi,
dans les derniers livres de Maupassant, lentement, le surgit amari
aliquid fait son œuvre. Au reste, le naturalisme a deux grandes ennemies :
la douleur et la mort. Et il ne sert de rien de dire que ce qui est doit être, qu’il n’y a
rien à expliquer. Pour que la philosophie du Cas de Mme Luneau ou même
de Marroca fût le vrai, il faudrait que la douleur fût absente du monde,
et qu’on pût ne jamais songer à la mort. Mais on souffre ; et, par la porte de la
souffrance, entrent la réflexion, la curiosité, l’inquiétude et l’appréhension de
l’inconnu et, sous une forme ou sous une autre, l’idéalisme, et le rêve, et des besoins
d’expliquer ce qui échappe aux sens…
À partir d’un certain moment, cela est visible, Maupassant s’attendrit. Son observation
s’attriste et s’affine aussi, à mesure qu’elle s’étend. Et, à mesure que son coeur
s’amollit et que s’y ouvre la divine fontaine des larmes, il apprend aussi la
pudeur. D’un livre à l’autre, les âmes qu’il nous peint se compliquent et, en même
temps, s’élèvent en dignité. De plus en plus il paraît compatir aux objets de ses
peintures, et de plus en plus il semble se plaire à nous décrire des passions et des
sentiments de telle espèce, que, de les comprendre et de les aimer comme il le fait, cela
seul prouverait qu’il a dépassé sans trop savoir d’ailleurs où il va, — ce naturalisme
rudimentaire par où il avait débuté si tranquillement. Fort comme la
mort dit un amour « fort comme la mort » en effet, et raconte à la fois le plus
noble des drames intérieurs et l’immense tristesse de vieillir Notre
Coeur flétrit la femme qui ne sait pas aimer ; et si l’amoureux demande des
consolations à l’amour simpliste, tel qu’il était conçu dans les Sœurs
Rondoli, il est clair qu’il n’y trouvera plus jamais le repos. Bref, c’est
l’humanité supérieure qui fait sa rentrée dans l’œuvre de Maupassant ; et l’humanité
supérieure est faite, en somme, de tout l’idéalisme du passé et de ses plus nobles rêves ;
et les décrire ainsi et de ce ton, ce n’est peut-être pas y croire, mais ce n’est plus les
répudier.
Ce n’est pas du Bourget. Maupassant, presque toujours, se borne à noter les signes
extérieurs actes, gestes ou discours des sentiments de ses personnages, et use peu de
l’analyse directe, qui a ses périls, qui quelquefois invente sa matière, et l’embrouille
pour avoir le mérite et le plaisir de la débrouiller… Mais enfin vous entrevoyez peut-être
combien est curieuse l’évolution d’un écrivain qui, ayant commencé par la
Maison Tellier, finit par Notre Coeur. Très sommairement, son
histoire est celle d’un primitif venu tard et modifié, peu à peu, par l’atmosphère morale
de son temps, ressaisi par les inquiétudes spirituelles que nous ont léguées les siècles
écoulés. Et sans doute aussi la peur de la mort, la peur de l’inconnu, la préoccupation
atroce de la folie menaçante ont été pour quelque chose dans cette transformation…
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