Rêveries sur un empereur
Il est en ce moment, selon toute apparence, le plus puissant souverain de l’Europe.
D’autre part, il semble bien qu’il soit, de tous les empereurs et de tous les rois qui
nous restent, celui qui a le plus nettement conscience de sa mission providentielle, celui
qui a la conception la plus mystique de son devoir de pasteur des peuples.
Enfin, il semble bien que, ces devoirs, il soit décidé à les remplir tous, et jusqu’au
bout, et qu’il soit, entre les souverains, le plus énergique, le plus actif — ou le plus
agité.
Si vous admettez ces trois propositions, qui n’ont, je crois, rien de téméraire, et si
vous essayez d’en tirer les conséquences bravement, naïvement et dans un esprit
d’optimisme, vous serez vous-même surpris du rêve que vous édifierez peu à peu et comme
malgré vous.
Naguère encore, il ne se mêlait, et pour cause, que fort peu de sympathie, même
intellectuelle, aux sentiments que nous inspirait le nouvel Empereur. On disait qu’il
n’avait pas été un fils tendre ; qu’il aimait la guerre pour elle-même ; que son idéal de
vie ne dépassait point celui des chefs militaires du haut moyen âge, et que nous devions
nous féliciter que le chancelier fût là pour le contenir. Il ne cachait point sa haine de
la France et des choses françaises ; il proscrivait de sa table les mets et les vins de
notre pays et pourchassait notre langue jusque dans les de ses dîners. Il lui est
encore arrivé ces jours-ci, ayant des Français pour hôtes, de porter un toast où il
célébrait Waterloo et glorifiait Blücher. Il est évidemment très nerveux, sensible à
l’excès ; il a des impressions rapides et vives, auxquelles il ne sait pas toujours
résister.
Mais cette impressionnabilité ne paraît pas exclure chez lui la ténacité, les desseins
opiniâtres. Il est incontestablement original. Il force l’attention. Depuis qu’il est sur
le trône, nous nous sommes plus passionnément occupés de lui que de nos cabotins les plus
illustres. Ce jeune Empereur a déjà fait un certain nombre de choses extrêmement
curieuses.
Il a commencé par aller visiter, à la file, ses cousins les empereurs et les rois
(jusqu’au Grand Turc, qui n’y a rien compris), comme s’il sentait qu’au temps où nous
sommes, les souverains que la démocratie n’a pas encore emportés ont des choses graves à
se dire, des questions solennelles à débattre, une sorte d’examen de conscience royal à
faire ensemble.
Et ses bons cousins en ont été tout ébahis, ou même visiblement ennuyés. Ce jeune homme
ne pouvait-il pas les laisser tranquilles ? À quoi bon tant d’agitation ? Constitutionnels
ou absolus, le plus avantageux pour les souverains est de ne pas bouger et de se montrer
le moins possible. Quant au vieil équilibre européen, encore que rompu, on l’étaye au jour
le jour, tant bien que mal. Le chancelier y a pourvu, et cela durera ce que cela pourra.
Le reste est de peu d’importance. Les peuples ? qui s’en soucie ? Le seul que les rois
aient à redouter a été réduit à l’impuissance voilà vingt ans, et il achève de consumer
ses forces en faisant chez lui l’expérience de la démocratie.
Et le jeune autocrate, dans sa bonne volonté, songeait : « Mais ils ne comprennent pas !
Ils ne comprennent rien ! Non, non, il n’est pas possible que la seule affaire des rois
d’aujourd’hui soit d’être de la triple alliance ou de n’en pas être. Sûrement, il y a
autre chose… »
Le second acte original du jeune Empereur, ç’a été de briser l’homme qui représentait
sans doute, en Allemagne, la politique nationale, mais aussi la vieille politique, celle
des Richelieu, des Frédéric, des Napoléon, celle qui d’ailleurs a duré beaucoup plus
longtemps que les conditions historiques qui la justifiaient, la politique du temps où les
groupes humains étaient imparfaitement constitués, où les patries étaient multiples et
incertaines, où les peuples pouvaient encore être considérés comme des fiefs et des
héritages, où les guerres étaient guerres de princes et non de peuples.
Ce colosse, cet homme redoutable et retardataire, prolongateur des haines, pacificateur
sur ses vieux jours, mais pacificateur par la crainte et la compression, qui eût dit que
le jeune Empereur, jadis son élève favori, oserait y toucher ? Il l’a osé pourtant. Il a
congédié le serviteur impérieux, nettement et, sans le vouloir, plaisamment, en
l’accablant de respects et d’honneurs… Et comme l’autre n’a pas su cacher son dépit ni son
étonnement furibond, nous devons à Guillaume II une des meilleures scènes tragi-comiques
de toute l’histoire moderne. Et le peuple allemand ne s’est aucunement ému de la chute de
l’homme à qui il doit tout précisément parce qu’il lui doit trop, surtout parce qu’il lui
doit plus qu’il ne lui avait demandé, et peut-être enfin parce qu’il sent confusément que
ce grand homme est l’homme du passé.
Le troisième acte singulier de Guillaume II, ce sont les rescrits pour la convocation
d’une Conférence ouvrière.
Ce qu’un gouvernement démocratique hésiterait à faire (peut-être parce qu’il ne serait
pas assez sûr de pouvoir limiter les conséquences d’un essai de cette espèce) ; ce que
n’avait pas osé chez nous un César aux tendances socialistes, issu du suffrage universel,
il l’a fait, lui, Empereur de droit divin.
Je sais bien que la Conférence de Berlin n’aura été qu’une cérémonie ; qu’elle aura peu
de résultats, ou que, si elle en doit avoir, ils seront indirects et inattendus ; je sais
bien que les membres de la Conférence, surpris et gênés de se trouver ensemble, se
borneront à constater que le sort des ouvriers est digne d’intérêt, qu’il ne faut pas
faire travailler les enfants de cinq ans, qu’il est excellent de se reposer le dimanche,
et autres vérités de cette force.
Qu’importe ? le fait d’avoir convoqué cette réunion probablement inutile n’en est pas
moins significatif. Je ne crois pas qu’un prince ait jamais affirmé plus hautement ses
devoirs et, parmi ses devoirs, celui auquel les princes pensent généralement le moins.
Et, ce qui est tout à fait remarquable, c’est que, cherchant les moyens de remplir sa
mission de chef absolu d’un grand peuple, l’Empereur a appelé à ses conseils des
républicains de France, dont un jacobin et un anarchiste.
Bref, il vient d’accomplir un acte, non pas allemand, mais purement humain, comparable,
dans son essence, aux actes de la Révolution française.
Que se passe-t-il donc dans l’âme du jeune Empereur ? Qu’il m’apparaît différent de la
plupart des autres rois ! Ceux-là ne sont, en somme, que des bourgeois qui ont une belle
position et qui s’y tiennent. Ils ne croient plus à leur droit divin. Ils sentent que leur
pouvoir ne repose que sur une fiction. Et, à cause de cela, ils restreignent autant qu’ils
peuvent leurs devoirs ; ils ne s’en reconnaissent d’autres que ceux de très hauts
fonctionnaires.
Le jeune Empereur pense bien autrement. Il vit sous l’œil de Dieu, il se sent choisi et
sacré par Dieu. Il se sent responsable (dans quelle mesure ? il l’ignore et cela l’effraie
d’autant plus), il se sent réellement responsable du sort matériel et moral des millions
d’hommes que Dieu lui a confiés ; il sent qu’il est leur maître pour leur bien, pour le
bien de tous, et particulièrement des plus humbles. Il sent qu’il a envers eux des
devoirs, non seulement de protection contre l’étranger, mais aussi, et bien plus encore,
de justice et de charité. Sa royauté lui semble un sacerdoce. Bref, il est dans un état
d’esprit auquel, depuis des siècles, les souverains sont restés à peu près étrangers, et
qui n’a guère été connu, dans sa plénitude, que de certains princes religieux du moyen
âge.
Or et nous entrons ici dans le rêve que pourrait-on attendre aujourd’hui d’un monarque
absolu qui, un siècle après la Révolution, aurait, au fond, la même notion du pouvoir
royal et le même genre de sérieux et de bonne volonté que les rois-prêtres de jadis, qu’un
Philippe-Auguste, un Louis IX ou un Charles V, et qui, jeté dans un monde totalement
différent du leur, joindrait à cela les lumières auxquelles est parvenue, depuis ces
grands princes, la conscience de l’humanité ?
Il ne serait pas déraisonnable d’attendre beaucoup d’une âme ainsi constituée. Et qui
sait ? Un autocrate pénétré des idées que j’ai dites serait peut-être plus puissant pour
l’établissement de la justice et pour l’amélioration de la condition humaine qu’un
gouvernement démocratique.
Quand ce désir de justice et de charité s’est emparé d’un cœur profondément sincère et
pur, on ne lui fait pas sa part. Ah ! que je voudrais que cet Empereur eût le cœur pur,
sincère, héroïque, qu’il l’eût jusqu’à l’oubli des préjugés de sa situation et de sa race
et jusqu’au sacrifice complet de sa personne, s’il le fallait ! Ah ! combien je souhaite
l’impossible !
Que ferait-il, ce potentat idéal, qui n’existe pas, mais dont il semble pourtant que le
petit-fils de Guillaume Ier nous offre quelques traits ?
Il y a, pour le moins, deux choses que les bonnes âmes de tous les pays et aussi, j’en
suis sûr, du pays d’Allemagne trouveraient toutes naturelles et toutes simples, mais dont
les politiques, je ne l’ignore pas, déclareraient l’entreprise impossible et absurde, bien
que ces fortes têtes n’en apportent d’autres preuves que leurs affirmations et leur
chétive expérience.
Il est monstrueux que des millions d’hommes passent dans les casernes les plus vivaces
années de leur jeunesse, de façon qu’en additionnant ce qu’ils coûtent et ce qu’ils
pourraient produire, on constate une perte annuelle de dix milliards pour le bien-être de
la pauvre humanité occidentale. Le bon tyran de nos rêves méditerait le désarmement de
tous les États de l’Europe ; et comme il serait sincère, comme il serait assez fort pour
le proposer et même pour le commencer, on le croirait.
Un autre acte, bien entendu, serait lié à celui-là. Nous observons loyalement le traité
signé par nous ; mais le juger irrévisable serait au-dessus de nos forces, et, d’ailleurs,
nous n’en aurions pas le droit. Un attentat a été commis il y a vingt ans contre la plus
chère liberté de près d’un million d’hommes. Le doux et pieux autocrate que je me figure
rendrait à ces hommes leur patrie, ou, du moins, leur indépendance. Il considérerait que,
si des iniquités ont été commises contre ses pères il y a quatre-vingts ans, Dieu ne
permet plus d’en tirer vengeance, justement parce que l’humanité a quatre-vingts ans de
plus, et que, du reste, les événements les avaient déjà réparées.
Sans doute, ma naïveté excitera le sourire des politiques. Cet invraisemblable Empereur
devrait vaincre une telle masse de préjugés traditionnels et de mauvais sentiments,
légitimes en apparence et même honorables, et si enracinés chez lui et chez une partie de
son peuple ; il devrait, pour faire cette chose inouïe, sortir si complètement de
lui-même, qu’assurément il ne la fera point. Mais, s’il la faisait, il pourrait se
glorifier d’avoir été, moralement, le plus grand des pasteurs d’hommes, d’avoir accompli
un acte prodigieusement méritoire et original, et d’avoir, le premier de tous, rompu avec
la vieille politique égoïste et inauguré les temps nouveaux…
Notez que si une âme droite, simple et bonne, qui ne serait point de race royale, qui ne
serait retenue ni par l’éducation ni par la tradition, si un véritable enfant de Dieu se
trouvait subitement, comme dans les contes, élevé sur le premier trône de l’Europe, toutes
ces choses et folles, il les ferait, du premier coup, avec sérénité.
Cela n’arrivera donc jamais, jamais ?
Le jeune Empereur peut fonder la paix du monde. Aura-t-il assez de foi et de vertu pour
l’oser ?
Vous voyez bien que ce ne sont là que « rêveries. »
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