Donec eris felix…
8 octobre 1889.
La mer est grosse ; le bateau est durement secoué. C’est que le général n’a plus son
étoile. Il débarque à Jersey par une pluie battante.
Il apprend que la maison habitée jadis par Victor Hugo, et qu’il lui semblait convenable
d’habiter à son tour, est occupée par une famille anglaise. Il ne trouve à s’installer que
dans une méchante villa exposée au nord et qui craque tout entière sous le vent du
large.
Son premier dîner dans l’île est mélancolique. Il en veut à Dillon et à Rochefort, qui
sont demeurés là-bas et qui s’amusent peut-être…
13 octobre.
Il lit dans le Rappel un article de M. Auguste Vacquerie intitulé: Deux proscrits. C’est un parallèle flamboyant entre le poète des Châtiments et l’auteur des lettres au duc d’Aumale. Le général murmure :
« Des mots ! des mots ! » Mais il reste sombre et il cache le journal pour qu’on ne le
lise pas autour de lui.
14 octobre.
Une lettre anonyme lui apprend que, le 23 septembre, c’est-à-dire le lendemain du premier
tour de scrutin, la femme d’un de ses plus zélés partisans a fait demander secrètement une
entrevue à l’un des ministres de M. Carnot, et que cette entrevue lui a été d’ailleurs
refusée.
Il songe : «Ô femmes ! ô femmes ! »
15 octobre.
Où sont les volumineux courriers d’autrefois, les lettres par centaines, offres de
services et protestations de dévouement, les lettres qui disaient : « Tu seras roi ! » les
billets parfumés des grandes dames, les enveloppes à cachets rouges où les cuisinières
enthousiastes mettaient leurs économies ?
Il n’y a, ce matin-là, que treize lettres. Douze viennent de fonctionnaires révoqués qui
réclament, les uns avec des lamentations et les autres avec des injures, le second mois de
leurs appointements.
La treizième est de Mme Pourpe.
16 octobre.
Défection publique et définitive de M. Vergoin. Il reproche au général de manquer
d’austérité.
17 octobre.
Défection de M. Terrail-Mermeix. Il reproche au général de manquer de sérieux.
18 octobre.
Défection de M. Turquet. Il reproche au général de manquer de sens artistique.
20 octobre.
M. Paulus, interviewé par un reporter du Gaulois, « demande pardon à
Dieu et aux hommes d’avoir fait le boulangisme ».
21 octobre.
M. Arthur Meyer répudie décidément le boulangisme « au nom des gens du monde ».
22 octobre. M. Édouard Hervé découvre que le général a fait peu de chose, lorsqu’il était
au ministère, pour empêcher l’exil des princes.
23 octobre et jours suivants.
La session de la Chambre est ouverte. Dès le premier vote, les trois quarts des députés
boulangistes se rallient tranquillement aux radicaux, et le reste aux monarchistes.
Il n’y a plus qu’un député boulangiste : M. Maurice Barrès. Encore l’est-il pour des
raisons exclusivement littéraires et comprises de lui seul.
15 novembre.
Le général ne reçoit ce jour-là que trois lettres. Ce sont des mémoires de
fournisseurs.
16 novembre. MM. Rochefort et Dillon sont venus de Londres voir le général. Les trois
complices passent leur journée à se disputer : « Ah ! pourquoi m’avez-vous fait quitter
Paris On allait nous arrêter Allons donc ! on vous l’a fait croire. Mais c’est un truc
de Constans Vous dites cela maintenant », etc., etc. Il fait mauvais temps dans l’île.
Puis, le boulevard est loin. Ça manque de théâtres, de restaurants et de femmes… Le soir
après dîner, les exilés jouent au whist, avec un mort. Rochefort dit au général : « C’est
vous le mort. » Et les trois proscrits échangent des mots aigres.
17 novembre et jours suivants.
M. Rochefort retourne à Londres. Il s’ennuie. Il va à Bruxelles. Il s’ennuie. Alors il va
à Monaco. Le général voudrait bien y aller aussi ; mais l’exil à Jersey est plus décoratif ;
sa gloire l’attache à ce rocher.
25 novembre.
L’Intransigeant publie un article de M. Rochefort où le général est
traîné dans la boue.
30 novembre.
Le général parcourt les journaux de Paris. Il constate avec stupeur que, pour la première
fois depuis deux ans, le nom de Boulanger, le mot « boulangisme », même le mot
« boulange » ne figurent dans aucun journal. Il n’en croit pas ses yeux et reprend toutes
les feuilles l’une après l’autre. Il ne s’est pas trompé, aucune ne le nomme, pas même
pour l’insulter. Il passe une nuit atroce, et s’aperçoit, le lendemain matin, que sa barbe
blonde est toute grise.
25 décembre.
Il se promène, le soir, sur les rochers au bord de la mer. Il songe que, il y a vingt
ans, un autre exilé faisait ainsi… Une voix mystérieuse, qu’il voudrait bien ne pas
entendre, lui murmure à l’oreille :
Alors, lui :
Mais la voix :
Mais le général ne veut pas être consolé et pleure tout seul dans la nuit.
26 décembre.
Un vieux domestique qu’il a emmené avec lui à Jersey fredonne le Père la
Victoire en lui servant son déjeuner. À une observation du général, le vieux
domestique marmonne entre ses dents :
1er avril 1890.
Une Compagnie de Londres propose au général une place d’agent d’assurances.
2 avril.
Le propriétaire d’un grand magasin de nouveautés à Bruxelles lui propose une place
d’inspecteur.
3 avril.
Le général hésite.
4 avril.
Il quitte Jersey.
5 avril.
On perd sa trace.
Cent ans plus tard.
On lit dans un manuel d’Histoire de France :
«… Ici se place un incident sans importance réelle, mais qui fit grand bruit, si l’on en
croit les contemporains.
« Un certain général Boulanger sut profiter de l’état de malaise que les agitations
stériles de la politique radicale avaient créé dans le pays. Il sut grouper les
mécontentements, les appétits et les rancunes, et, à la tête d’un parti où figuraient
ensemble des hommes de la Commune, des radicaux pressés d’arriver au pouvoir, des
royalistes et des impérialistes, unis seulement pour la lutte et n’ayant en commun que des
haines et des négations, il marcha à l’assaut du parlementarisme et put, un moment,
aspirer à la dictature. La résistance énergique du cabinet Tirard-Constans et la sagesse
du pays conjurèrent le danger, et les élections du 29 septembre 1889 marquèrent la fin du
parti boulangiste.
« On ignore ce que devint le général après son échauffourée. Il est impossible, faute de
documents sérieux (car on n’a que ses proclamations, qui sont insignifiantes), de dire si
Boulanger fut un ambitieux de haute intelligence et capable de grands desseins, ou s’il ne
fut qu’un aventurier vulgaire, servi un moment par des circonstances exceptionnelles, et,
finalement, inégal à sa fortune. »
J’espère que l’on sentira plus de pitié que de raillerie dans ces faciles horoscopes.
Car, à moins qu’il ne soit devenu un grand sage pour avoir vu les hommes de près ou qu’il
n’ait été secouru par une heureuse frivolité de caractère, cet homme si rudement tombé, et
de si haut, doit, à l’heure qu’il est, souffrir infiniment. Et volontiers je lui
adresserais le mot de Sophocle : « Ô malheureux ! malheureux ! malheureux ! Je ne puis
désormais te donner un autre nom ! »
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