L’exposition Bodinier
Si, flânant dans la rue, lorsque rien ne vous presse, vous ne vous êtes jamais arrêté
devant les vitrines où sont exposées les photographies des comédiens et des comédiennes ;
si vous n’avez jamais pris un plaisir absurde, mais vif, à les reconnaître, depuis M. Cocheris jusqu’à Mme Damala, en passant par Delobelle et
par Chichinette …, vous pouvez être un honnête homme, mais vous êtes à coup sûr un
individu bizarre et inquiétant, d’une originalité blessante pour vos contemporains, et sur
qui le gouvernement devrait avoir l’œil.
L’ingénieux secrétaire général de la Comédie-Française, M. Bodinier, qui est décidément
un psychologue et qui déjà avait eu l’idée merveilleuse d’offrir en spectacle aux
messieurs d’un certain âge, pour des sommes relativement considérables, les exercices et
les ébats enfantins des élèves du Conservatoire, M. Bodinier n’a donc point été si mal
inspiré en organisant, dans une galerie attenante à son théâtre de poche, une exposition
de portraits d’acteurs et d’auteurs dramatiques.
M. Bodinier connaît les hommes. Il sait que, si rien n’égale la joie de monter
publiquement sur les planches et d’être de ceux que nomme la foule, c’est encore une
volupté très appréciable que de contempler les traits de ces privilégiés, de participer à
leur gloire par sympathie. Il sait qu’après les ivresses de la célébrité il y a les
plaisirs de la badauderie ; que, d’ailleurs, elles s’entretiennent l’une par l’autre ;
qu’ainsi tout le monde est content, ceux qui sont regardés et ceux qui regardent, et que
tout est donc pour le mieux.
Si quelque industriel hardi et insinuant décidait, par son éloquence ou par des cachets
sérieux, nos principales « illustrations » à venir passer tous les jours une demi-heure
dans quelque salle entièrement vitrée, sur le boulevard, et admettait le public à les voir
pour de l’argent ne pensez-vous pas qu’il ferait plus rapidement fortune qu’un directeur
de ménagerie ou de musée anthropologique ? En attendant, nous avons, avec le musée Grévin,
l’exposition Bodinier. J’en viens.
C’est une revue amusante à passer. Je vous parlerai peu des artistes vivants. Les têtes
que la photographie a multipliées aux devantures des papeteries, vous les retrouverez là,
peintes ou crayonnées. Vous constaterez qu’elles sont un peu moins ressemblantes, voilà
tout. Mais les portraits des morts pourront vous inspirer quelques réflexions.
La première, c’est qu’il nous est absolument impossible de nous représenter exactement
les traits et la physionomie d’un seul des comédiens d’autrefois. Hélas ! nous ne savons
même pas et nous ne saurons jamais quelle tête avait Molière. Ressemblait-il à Monval ? ou
peut-être à Porel ? Mystère !
On hésite entre trois ou quatre images du grand homme. Ne dites pas que la
question peut être tranchée par une sorte de divination, par un secret et sûr instinct du
cœur. S’il en était ainsi, Monval aurait tout de suite reconnu, l’année dernière, la
mâchoire de l’auteur du Misanthrope. Un je ne sais quoi l’aurait averti
et éclairé. Or, Monval lui-même n’a pas osé la reconnaître : c’est un fait.
Le salon Bodinier présente d’autres cas aussi lamentables. Voici, par exemple, un premier
portrait de la Clairon : c’est une Bartet, plus fade. Puis, en voici un autre, où elle
rappelle tout à fait la Madeleine de Guido Reni (qui ressemble elle-même à Adrienne
Lecouvreur). Et pas un trait de commun entre ces deux Clairon ! Laquelle est la vraie ? Ni
l’une ni l’autre peut-être.
Du moins pouvons-nous espérer qu’il y a, dans l’une de ces peintures, quelques vagues
linéaments de ce qui fut le visage de la Clairon. Il est seulement fâcheux que nous ne
sachions pas lesquels. Mais le sort de la pauvre Gaussin est plus triste encore. On nous
montre un portrait d’elle. Rien de mieux, n’était une petite difficulté : on n’est pas
bien sûr que ce soit son portrait.
Nous ne sommes pas au bout de nos mécomptes. Par un phénomène inexplicable et pourtant
bien réel, s’il est vrai que les diverses figures peintes d’un même comédien ne se
ressemblent jamais entre elles, il est également vrai que les portraits des comédiens
d’une même époque se ressemblent tous, tous comme des frères. Arrangez cela !
Je vous signale, à l’appui de cette observation, un tableau de Faustin Besson ( ?)
représentant « les Dames de la Comédie-Française en 1855 ». Elles ont toutes la même tête,
et l’on dirait aussi le même corps et la même robe. Elles sont indiscernables— et toutes
pareillement affreuses.
Et les hommes ? Lockroy père a la tête de Casimir Delavigne, et Casimir Delavigne a la
tête de Victor Hugo. Je vous assure !
D’où vient cela ? Peut-être de ce que j’ai mal regardé (mais écartons cette hypothèse).
Peut-être de « l’air de théâtre » également répandu sur toutes ces figures. Peut-être
aussi de l’uniformité des mentons rasés et des coiffures. Nous avons la barbe, et toutes
les coupes de barbe, à notre disposition et toutes les coupes de cheveux, quand nous
avons des cheveux. De là, de grandes facilités pour nous faire « une tête » et, par suite,
plus de variété dans nos physionomies.
J’ai dit que les « Dames de la Comédie » d’autrefois étaient affreuses. Cette
appréciation est évidemment excessive. C’est, sans doute, que j’avais encore dans les yeux
l’abominable portrait de « Rachel jeune » par Dubuffe père : un front d’hydrocéphale, une
tête longue comme un jour sans pain. Et c’est que toutes les autres sont coiffées et
habillées à peu près comme les figures allégoriques de la place de la Concorde. Je crois
pouvoir affirmer que, depuis les origines de la civilisation jusqu’à nos jours, l’époque
de Louis-Philippe est celle où les corsets ont été le plus mal faits.
Peut-être bien que, dans cet accoutrement, Mlle Réjane elle-même finirait par ressembler
à la statue de Lille ou à celle de Rouen.
Devant de telles horreurs, on songe avec mélancolie : — Voilà donc les divinités
qu’adoraient nos pères ! Voilà celles qui troublaient leurs cœurs, affolaient leurs
cerveaux et hantaient leurs nuits ! C’est bien drôle !
Il est vrai que leurs horribles coiffures se défaisaient peut-être quelquefois, et l’on
peut supposer qu’elles ne dormaient pas toujours avec leurs robes. Il est vrai aussi que,
si l’idée de la beauté féminine est restée à peu près immuable à travers les âges, l’idée
du joli, qui est en grande partie affaire de toilette et de colifichets, est soumise aux
plus rapides et aux plus étranges vicissitudes.
C’est égal, j’ai le soupçon que les frimousses de nos comédiennes à nous sont plus
piquantes et surtout plus vivantes, plus individuelles que celles de
leurs mères ou de leurs aïeules. Outre que la toilette d’aujourd’hui respecte mieux les
naturels contours de leur enveloppe mortelle (les artifices que vous savez n’en exagèrent,
après tout, que les détails les plus significatifs), nos comédiennes savent mieux se
composer un minois qui soit bien à elles, se coiffer et s’habiller à l’air de leur visage,
la mode actuelle laissant aux femmes intelligentes une liberté presque absolue. Cela
ressort clairement de l’exposition Bodinier.
Il en ressort aussi (vous vous en doutiez, n’est-ce pas ?) que tout est vanité. Beaucoup
de ces braves histrions défunts (histrions n’est ici qu’un latinisme, je
vous en avertis) sont déjà comme s’ils n’avaient jamais vécu. Dites-moi, je vous prie, ce
que c’est que Melle Denain ? Dites-moi ce que c’est que Melle Randoux et Melle Araldi ? Je
ne vous dirai pas : « Qu’est-ce que c’est que Firmin ? » car celui-là, son nom du moins
est encore connu. Mais je vous demanderai, à vous qui comme moi n’avez jamais vu cet
estimable artiste : « Qu’est-ce que ce nom vous représente ? et qu’est-ce autre chose
qu’un nom ? »
Talma, Rachel ou Frédérick Lemaître sont moins complètement évanouis. Mais cherchez
pourquoi. C’est que leurs noms prononcés évoquent dans la mémoire certains personnages
dramatiques, c’est-à-dire, en somme, autre chose qu’eux-mêmes. À le bien prendre, ce n’est
donc point Rachel, c’est Phèdre et Hermione ; ce n’est point Talma, c’est Oreste et Néron
qui survivent et qui sont immortels. Vous en doutez ? Essayez de songer à Talma et à
Rachel, de vous les figurer en dehors des rôles que nous savons qu’ils
ont joués d’une certaine façon : vous y aurez beaucoup de peine, et nos petits-enfants en
auront plus encore.
Ainsi les comédiens n’ont point, si je puis ainsi dire, d’immortalité propre, quand
d’aventure ils en ont une. Au reste, la partie rétrospective de l’exposition Bodinier nous
fait très bien sentir qu’ils n’ont rien à eux, pas même leur tête.
Car, au temps où ils étaient vivants, où ils apparaissaient en chair et en os aux regards
de la foule idolâtre, ce n’était pas eux, du moins ce n’était pas eux seuls qu’on voyait,
mais les personnages historiques ou imaginaires qu’ils étaient chargés de représenter. Et,
si quelque peintre les a fixés sur la toile, ce n’est donc point leur vrai visage qu’il
nous a transmis, mais un visage arrangé par eux pour nous donner l’idée de tel ou tel
personnage de théâtre… Il est de toute évidence que la tête de M. Maubant (nº 304),
couronnée de plus de lauriers qu’il n’en faut pour la cuisine d’une famille pendant toute
une année, et de lauriers attachés par un ruban rose aussi large que les rubans de
nourrice ; il est évident que cette tête d’un homme qui joue l’empereur Auguste et que
transfigure une si noble tâche, n’a presque plus rien de commun avec M. Maubant, électeur
et bourgeois de Paris.
Mais j’enfonce ici une porte ouverte à deux battants. Il y a plus. Même quand l’artiste
qui pourtraicturait les comédiens a prétendu peindre ou crayonner leur tête à eux, leur
tête d’homme et de chrétien, il a eu beau faire, il s’est souvenu de tel ou tel de leurs
masques publics, et c’est cela qu’il a reproduit, peut-être à son insu.
Et la photographie, quoique véridique par définition, triche ici presque autant que la
peinture. La plaque même qui les réfléchit, ne les réfléchit pas tels qu’ils sont, mais se
souvient de leurs rôles. Et puis, il y a les retouches, et c’est terrible !
J’avais donc raison : les malheureux comédiens ont des masques, mais n’ont point de tête.
Ou, du moins, celle qu’ils ont, celle que Dieu leur avait donnée, personne ne l’a vue, ni
ne la verra jamais. Quelle étrange condition ! Et ils la subissent sans se plaindre —
quelquefois avec entrain — pour l’amour de l’art !
C’est assurément le comble de l’abnégation. Ce sont eux les vrais Bouddhas ! Comme
Bouddha, ils se résignent à revêtir diverses figures ; ils font le sacrifice de celle
qu’ils auraient pu avoir, de celle à laquelle ils avaient droit. Mais ce que Bouddha
faisait pour le salut de l’humanité, ils le font pour son plaisir, ce qui mérite plus de
reconnaissance encore. Ils acceptent d’être, pendant leur vie, des ombres vaines et
changeantes, que les poètes façonnent et pétrissent pour nous faire tour à tour rire,
pleurer et rêver. Ils se donnent si bien à nous tout entiers qu’après leur mort il ne
reste rien d’eux, absolument rien, et qu’il n’en peut rien rester, et que leurs portraits
même ne peuvent pas être leurs portraits !
La conclusion, c’est qu’il convient d’honorer ces fantômes. Puisque leur gloire est la
plus purement viagère de toutes ; puisqu’au surplus elle n’est jamais bien nette ni libre
de redevances, et qu’il leur faut toujours la partager avec ceux dont ils incarnent la
pensée (comment doit se faire ce partage ? le diable lui-même ne s’y reconnaîtrait pas), —
nous ne saurions trop les fêter pendant que nous jouissons d’eux, ni leur tresser trop de
couronnes, ni trop multiplier ce que nous prenons pour leurs figures, ni trop les décorer,
ni trop les gorger de louanges et d’honneurs, — dussions-nous pour cela faire violence à
leur inexorable modestie.
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