Choses d’autrefois
Par ce temps de lycées de jeunes filles, c’est une joie pour l’esprit que ce journal
enfantin où la petite princesse Hélène Massalska nous raconte la vie qu’on menait, de 1772
à 1779, au couvent de l’Abbaye-au-Bois10.
C’est dans ce couvent qu’étaient élevées les fillettes les plus nobles de France. Les
religieuses aussi appartenaient aux plus grandes familles. En 1772, l’abbesse s’appelait
Mme de Chabrillan, et la maîtresse générale Mme de Rochechouart.
C’était un très noble couvent, vaste et plein de souvenirs, avec une bibliothèque de
seize mille volumes, et partout des tableaux de maîtres. Et c’était un gai couvent,
largement ouvert aux bruits du monde, avec une salle de théâtre au bout de l’antique
jardin à marronniers et à charmilles. Des artistes de l’Opéra et de la Comédie-Française y
donnaient des leçons de danse et de déclamation. Un jour, la petite Hélène y jouait le
rôle d’Esther avec cent mille écus de diamants sur son manteau. Continuellement, des dames
à paniers, poudrées et haut coiffées, des petites femmes de Watteau et de Lancret, s’y
promenaient par les cloîtres. Toutes les fêtes de l’Église y étaient chômées, et Dieu sait
s’il y en avait alors ! Et c’étaient, pour un rien, des déjeuners « avec des glaces ».
Et le joli programme d’études ! Je fais le relevé des heures de travail pour une journée.
Je trouve deux heures pour l’écriture, le calcul, la géographie et l’histoire, et quatre
heures pour le catéchisme, la danse, le dessin, la musique, le clavecin et la harpe.
D’algèbre, de chimie, de physique ou de zoologie pas la moindre trace.
Ces fillettes ne s’en portaient pas plus mal. Bleues, blanches ou rouges — c’est-à-dire
petites, moyennes ou grandes — elles sont singulièrement énergiques et vivaces. Elles ont
l’humeur batailleuse et fière. On sent qu’elles ont dans les veines, même à cette époque
de décadence de la noblesse, un sang orgueilleux et fort, le sang d’une vieille race de
soldats, seigneurs de par l’épée. Elles sont tumultueuses et violentes comme des guerriers
Francs.
Une fois, pour avoir « rapporté », la petite Hélène est jetée par terre d’un
croc-en-jambe, et tout le pensionnat lui saute par-dessus le corps en la bourrant de coups
de pied. Une autre fois, ce sont des batailles terribles entre les rouges et les bleues,
les grandes battant les petites comme plâtre quand elles les rencontrent dans les coins,
et les petites déchirant et jetant dans le puits les livres et les cahiers des grandes. Un
jour, pour une maîtresse qui déplaît, toutes les pensionnaires, sauf quelques timides, se
révoltent, s’emparent des cuisines, y campent deux jours et une nuit, et envoient des
parlementaires faire leurs conditions à Mme de Rochechouart. Et celle-ci, grande dame,
indulgente aux fiertés et aux violences et qui a, comme les petites révoltées, du sang des
vieux barons féodaux sous ses habits de servante du Christ, répond sèchement à une
pensionnaire qui n’avait pas été de la conspiration et qui s’en vantait : « Je vous en
fais mon compliment. »
Toutes ces petites féodales sont aussi des gauloises. Elles font, sur la sœur
Saint-Jérôme et sur son confesseur dom Rigoley, qui avaient tous deux la peau fort noire,
cette plaisanterie que « si on les mariait ensemble, il en viendrait des taupes et des
négrillons ». Elles ont, par un soupirail, des conversations avec un marmiton d’un hôtel
voisin, qui leur joue de la flûte et qui les appelle par leurs noms : « Hé ! d’Aumont !
Choiseul ! Mortemart ! » Et elles s’échappent en espiègleries énormes, comme de mettre de
l’encre dans le bénitier, en sorte que les religieuses s’en barbouillent en venant chanter
l’office de nuit. Ce qui fit dire à Mme de Rochechouart que certes « le trait était
noir ».
Ah ! les braves petites filles, si saines et si gaies ! Elles font bien de rire, et de se
dépêcher. Car ces privilégiées sont aussi des sacrifiées. Que nos filles de bourgeois et
d’ouvriers ne les envient pas trop ! Ces pensionnaires de la noble abbaye ont des noms
illustres, toutes les jouissances de la richesse et de l’orgueil — et notamment le plaisir
de se croire pétries d’une autre argile que les « Petites Cordelières », les pensionnaires
du couvent bourgeois d’à côté. Mais vraiment elles payent bien tous ces avantages. Pas de
tendresse ; pas de vie de famille, jamais ; les pères absents ; les mères occupées par une
vie de parade. Leur famille, c’est la caste dont elles sont. C’est pour la conservation et
l’honneur de cette caste que leur enfance se passe de caresses, et qu’elles ignoreront les
libres fiançailles amoureuses.
Elles sont les victimes superbes de leur nom. À douze ans, on marie Mlle de Bourbonne à
un vieux gentilhomme, M. d’Avaux ; puis on la ramène au couvent, où elle pleure chaque
fois que son vieux mari la demande au parloir. Le cœur de ces petites est condamné à ne
parler qu’après le mariage. Aussi se rattraperont-elles.
Il y a par malheur d’autres sacrifiées : celles qui prennent le voile pour conserver à
l’aîné de quoi soutenir l’honneur du nom. Mme de Rochechouart elle-même, si sage, si
sereine, fond quelquefois en larmes et, pour occuper son imagination, passe des heures à
noircir du papier. Mlle de Rastignac, très belle, vingt ans, prononce ses vœux. Au moment
où on lui coupe ses longs cheveux blonds, toutes les pensionnaires disent : « Quel
dommage ! » Après le vœu d’obéissance, quand elle en vient au vœu de chasteté, elle
s’arrête, et alors les petites coquines, qui pleuraient jusque-là, étouffent une grosse
envie de rire. La pauvre victime « jeta les yeux de tous côtés pour voir s’il ne
lui viendrait aucun secours. La maîtresse s’approcha, lui disant : « Allons, du courage,
mon enfant, achevez votre sacrifice ! » Elle fit un profond soupir en disant : « de
chasteté et de clôture perpétuelles », et en même temps elle laissa tomber sa tête sur
les genoux de madame l’abbesse. On vit qu’elle s’évanouissait, et on la mena à la
sacristie. »
Il a donc ses drames, ce joyeux couvent, où sans doute la moitié des religieuses ont à
peu près autant de vocation que Mlle de Rastignac. Et parmi ses légendes, il a celle de
Madame d’Orléans, une néronienne. On ne nettoie que deux fois par an l’appartement de
cette ancienne abbesse, fille du Régent. Un jour, une religieuse y a trouvé des traces de
sang et une odeur de soufre. Les petites pensionnaires se racontent à l’oreille, avec
terreur, et peut-être avec une secrète admiration scandalisée, que Madame d’Orléans
faisait fouetter les sœurs jusqu’au sang, que parfois elle se mettait toute nue et faisait
venir des religieuses pour l’admirer, « car elle était la plus belle personne de son
temps », et qu’enfin elle prenait des bains de lait, qu’elle distribuait le lendemain à
ses béguines, au réfectoire.
Ce couvent est au roi plus qu’à Dieu. On n’y enseigne point l’humilité. Les religieuses
même l’ignorent. Quand l’archevêque de Paris fait mettre les scellés sur leur bibliothèque
(parce qu’elle contient des livres jansénistes), elles les font lever par deux
« visiteurs » de leur ordre, et l’archevêque finit par leur faire des excuses.
Ce qu’on développe chez les pensionnaires, c’est l’énergie individuelle, le sentiment de
l’honneur ; et on leur apprend aussi l’immolation de soi à l’intérêt d’une caste qui est
encore (pour quelques années) une institution politique et sociale. Ce couvent est une
sorte d’« École des Cadettes », une école de vie élégante, d’orgueil, de volonté — et de
sacrifice. L’enseignement religieux devient souvent, ici, d’un illogisme charmant,
l’institution même de la noblesse et jusqu’à ses préjugés d’honneur allant contre l’esprit
de l’Évangile.
C’est égal, la vaillance et la fierté de ces fillettes me ravissent À huit ans, Mlle de
Montmorency « eut un entêtement très fort vis-à-vis de madame l’abbesse (c’était alors Mme
de Richelieu), qui lui dit en colère : « Quand je vous vois comme cela, je vous tuerais. »
Mlle de Montmorency répondit : « Ce ne serait pas la première fois que les Richelieu
auraient été les bourreaux des Montmorency. » — Six ans après, cette enfant, mourant d’un
bras gangrené, disait avec une tranquillité merveilleuse : « Voilà que je commence à
mourir. »
Ce qui rend plus intéressant encore, et même hautement dramatique, le tableau que la
petite Hélène nous trace de l’Abbaye-au-Bois, c’est que, à l’heure même où elle écrit son
journal, l’organisation sociale en vue de laquelle ces jeunes filles sont expressément
élevées craque de toutes parts. Tandis qu’elles dansent, jouent de la harpe, se marient à
douze ans ou prennent le voile à dix-huit, et qu’elles se disposent, par leurs plaisirs
comme par leurs sacrifices, à soutenir la gloire de leurs maisons, peut-être que dans la
rue, sous les longs murs du noble couvent, passe le petit robin qui leur fera couper la
tête. Leurs maîtresses les préparent à être de grandes dames — et bientôt il n’y aura plus
de grandes dames. Mais, en même temps et sans le savoir, elles les préparent à bien
mourir. Leur éducation de filles nobles leur servira du moins à bien porter la détresse de
l’exil — ou à bien monter sur l’échafaud.
Tout cela est fini. C’est un monde entièrement disparu dont la petite princesse nous
montre un coin. La noblesse, n’étant plus une institution sociale, a bien réellement cessé
d’être. Tout est si fort changé qu’on ne peut même pas comparer l’Abbaye-au-Bois et nos Sacré-Cœur ou nos Ursulines. La noblesse est si bien réduite à n’être qu’un nom et qu’un souvenir,
que les derniers représentants de ce néant ne peuvent même plus faire élever leurs filles
en filles nobles. Dans les couvents les plus « aristocratiques », les petites bourgeoises
sont en majorité. L’éducation n’y développe plus la volonté ni l’énergie morale.
L’instruction y est absolument démocratique. La danse et le clavecin ont cédé le pas aux
choses « sérieuses ». Le couvent, même au faubourg Saint-Germain, ne fait plus que des
filles à diplômes, des institutrices, et tantôt des niaises, tantôt des corrompues.
Dès lors plus de grandes dames, du moins au sens entier du mot. Les conditions manquent,
et la culture spéciale. On m’assure que les descendantes de celles d’autrefois ne se
distinguent guère plus des riches bourgeoises. Que dis-je ? C’est peut-être telle
bourgeoise affinée qui nous donnera le mieux aujourd’hui l’idée de la grande dame. Il n’y
a plus qu’une aristocratie intellectuelle.
L’aristocratie du sang (avec tout l’ordre social qu’elle impliquait) était assurément
plus décorative, produisait des individus plus remarquables, de plus beaux spécimens de
l’animal humain, et permettait à un petit nombre une vie plus noble et plus brillante. Le
développement de la démocratie est peut-être incompatible avec la beauté du monde
considéré comme un spectacle pour l’artiste et pour le curieux. Prenons-en notre parti ;
faisons ce sacrifice à l’idée de justice.
Mais, malgré moi, je me suis pris de tendresse pour Hélène Massalska et pour ses
compagnes. J’ai senti, en feuilletant le livre de M. Pérey, que tout ce qu’il y a eu
d’élégance, d’héroïsme et de fierté dans cette ancienne noblesse française faisait partie
de notre patrimoine à tous. J’ai aimé à voir s’épanouir, dans ce royal couvent, ces
orgueilleuses et charmantes fleurs de notre race. Plaisir de plébéien ébloui ? Non, mais
de Français pieux.
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