Gilbert Augustin-Thierry
« Cet homme devait subir toutes les suggestions, y étant prédisposé par l’atavisme…
« Atavisme … responsabilité solidaire et indéfinie de toute une race devant Dieu
suivant qu’il est écrit au Décalogue : Je suis le Dieu fort et je sais châtier
l’iniquité du père jusque sur les enfants… »
… Ô Justice immanente !… Il est patient puisqu’il est éternel7. »
Écoutez un drame étrange.
Premier acte. En 1815.
Le marquis Charles de Mauréac est un chouan héroïque et féroce. Durant plusieurs
générations, les seigneurs de Mauréac, du Parlement de Bretagne, ont occupé une des quatre
charges de présidents aux enquêtes, presque toujours « ordonnés pour tenir la
Tournelle », — honneur redoutable que justifiaient d’ailleurs des travaux successifs sur
les édits criminels, par suite une connaissance héréditaire des âmes scélérates et une
pratique familiale de la question « selon l’usage de Rennes »,
c’est-à-dire de la torture par brûlement des pieds et des jambes.
Pour enlever l’Albatros, un ponton où les bleus, vétérans de Bonaparte,
gardent des chouans prisonniers, le marquis de Mauréac a séduit d’abord Anne-Yvonne Gallo,
la femme du capitaine des bleus. Une nuit (c’est la nuit de Noël), il lui demande le mot
d’ordre qui permettra d’accoster le navire. Anne-Yvonne refuse. Il lui arrache le mot en
la « chauffant », c’est-à-dire en lui faisant brûler les pieds et les jambes jusqu’aux os,
et il laisse ses compagnons l’enterrer encore vivante.
Pour le Roy !
Deuxième acte. En 1865.
René de Mauréac, fils du grand marquis, rencontre une petite comédienne d’opérette,
Chérie-Mignon. Il la poursuit d’un désir aveugle, irrésistible, plus fort que la volonté,
la raison et l’honneur. La fille résiste. Elle a peur. Il finit pourtant par l’épouser.
Mais, pendant la nuit des noces, il essaye de l’étrangler ; et elle, en se défendant, le
tue d’un coup de couteau. Il tombe près de la cheminée et roule, les jambes dans le
feu.
Chérie-Mignon est la petite-fille d’Anne-Yvonne Gallo.
René de Mauréac le sait.
Tous deux ont accompli ces choses sans le vouloir, et pour obéir à la suggestion du
spirite Élias, 24, rue Rousselet, à Paris.
Je ne vous dis là que l’essentiel. Il faut lire le livre, il faut voir la mise en œuvre,
avec quel art subtil et sûr toute l’histoire est conduite, et comment, dès les premières
pages, M. Gilbert Augustin-Thierry sait nous envelopper de mystère, et, par la notation de
détails très simples, mais inquiétants parce qu’on n’en voit pas le pourquoi, créer peu à
peu autour de nous comme une atmosphère d’épouvante. J’ai rarement senti avec cette
vivacité le désir de savoir ce qui arrivera et le délice d’avoir
peur.
C’est comme qui dirait du Mérimée abondant et convaincu.
Convaincu, et même un peu solennel. M. Augustin-Thierry nous avertit, dans sa préface,
qu’il a prétendu faire « une tentative littéraire nouvelle ». Le vieux roman, le roman
d’observation meurt d’épuisement. L’étude de l’homme « doit poursuivre sa recherche
beaucoup plus haut que l’homme ». La justice immanente et implacable qui gouverne
secrètement l’histoire des familles et de leurs générations successives, le conflit de la
personnalité humaine et des fatalités de l’atavisme ; « les responsabilités solidaires »
transmises par les pères aux enfants, le problème de la suggestion … tels sont
quelques-uns des sujets qui s’offrent aujourd’hui aux méditations et aux divinations de
l’« artiste penseur ». Que les essais de M. Augustin-Thierry soient aussi nouveaux qu’il
le croit, c’est ce que je ne puis vous garantir. Mais si sa matière n’est peut-être pas
intacte, du moins n’est-elle pas encore si rebattue ; et ces fiertés me plaisent quand
elles sont soutenues, comme ici, par un vrai talent. Ou, plutôt, elles m’en imposent. Et,
après que l’assurance de l’auteur m’a fait hésiter, la demi-obscurité de son programme
prolonge cette hésitation.
Oui, j’entends bien, voilà assez longtemps qu’on nous ressasse l’éternelle histoire de
l’amour et de l’adultère, et celles de la jalousie, de la haine, de la cupidité, et de
toutes les passions et de tous les vices individuels. Tout cela est
connu, archi-connu. Si j’ai bien compris l’auteur de Marfa, il voudrait
qu’après la psychologie des personnes on tentât l’étude de ce qu’il y a en nous d’étranger
et de supérieur à nous, des influences fatales dont nous n’avons pas clairement conscience
et qui ne deviennent intelligibles qu’à la condition de les observer, non plus dans des
individus isolés, mais dans des successions ou des groupes d’êtres humains. Moyennant quoi
l’on voit se dégager à demi des ténèbres qui les rendent redoutables quelques-unes des
lois qui semblent présider au développement moral du monde : lois de solidarité, de
réversibilité, de responsabilité collective, d’expiation familiale ; et par suite on
entrevoit d’étranges communications, non encore définies, des âmes entre elles et de
celles des vivants avec celles des morts, de subites et effrayantes lacunes de la
personnalité et de l’identité du moi, et des sortes de substitutions de consciences.
« Car, comme dit Hamlet, il y a plus de choses sous le ciel, Mercutio, que n’en conçoit
votre philosophie. »
Mais d’autre part, c’est ici proprement le domaine des suppositions invérifiables, des
chimères et des ombres vaines. Peut-on bien nous proposer pour sujet « d’étude » et
« d’analyse », comme fait M. Thierry, des conceptions forcément arbitraires ? N’est-il
point dupe d’une assez plaisante illusion ? Ce qu’il rêve, il croit l’observer. Son
« enquête sur l’inconnu » n’est qu’une enquête sur l’inconnaissable : ce qui implique
contradiction, comme on dit dans l’école. Quoi qu’il fasse, des récits comme la Tresse blonde ne sauraient être que des divertissements d’art d’une
horrifique ingéniosité rien de plus que Lokis ou la Vénus
d’Ill, ce qui est déjà beaucoup.
Et pourtant il y a ici autre chose : un rêve moral édifié sur une hypothèse scientifique.
L’accomplissement d’une parole divine (Je châtierai l’iniquité du père sur
les enfants) par la loi darwinienne de l’atavisme, voilà la Tresse
blonde. C’est donc bien une imagination d’aujourd’hui. D’aujourd’hui ? N’y a-t-il
donc point une idée analogue dans l’Orestie d’Eschyle ? N’est-ce point
son père assassiné qui « suggère » à Oreste, par la bouche d’Apollon, de tuer sa mère
Clytemnestre ? Oreste n’a-t-il point l’aspect et la démarche d’un somnambule ? Est-ce bien
lui qui agit ? A-t-il un moment d’hésitation ? Et n’est-il pas, en somme, absous comme
irresponsable ?… Cherchons et regardons autour de nous, que de fois nous voyons les fils
expier pour leurs pères et leurs aïeux ! Et ces châtiments d’innocents offensant en nous
une irréductible idée de justice, comment ne ferions-nous pas ce rêve d’une transmission
et d’une réincarnation des âmes Mais cela n’arrange rien du tout, puisque ces âmes ne se
doutent point qu’elles ont déjà vécu ni qu’elles rachètent leurs fautes antérieures… —
Laissez-moi tranquille ! Et souvenez-vous, par exemple, de ce pauvre petit prince impérial
massacré par les sauvages et venant mourir de si loin, d’une mort sanglante, sous la même
latitude où était mort l’Homme de sang, son aïeul. Est-ce assez machiné ? Et sent-on assez
là-dedans l’application d’une loi Mais nous ne sommes frappés que des cas où cette loi
semble appliquée : or il y en a des millions où rien de semblable n’apparaît Qu’en
savez-vous ? L’histoire d’une famille peut exiger des siècles et des siècles pour que le
drame moral y soit complet : patiens quia æternus. Et dès lors ces
choses sont hors de notre prise Précisément Oui, mais cette obscurité même nous permet
tous les rêves. Le roman de M. Gilbert Augustin-Thierry est un rêve horrible et édifiant à
la fois de métempsycose hindoue. Mais la pensée d’où il est éclos a un tel caractère de
beauté morale, et en même temps les circonstances extérieures où il se déroule ont un tel
air de réalité, qu’on est tenté de se demander : Pourquoi pas ? C’est ce qu’a voulu
M. Augustin-Thierry. Je tiens donc son livre pour excellent.
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