Guy de Maupassant
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Je vous jure que ce n’est pas pour le vain plaisir de vous conter mes petites affaires.
Mais ce que j’ai à vous confier, on en peut tirer une morale : vous y verrez à quelles
préventions involontaires on est exposé, même quand on travaille continuellement (comme je
vous affirme que je fais) à se maintenir l’esprit aussi libre que possible.
Laissez-moi donc vous dire l’histoire de mes impressions sur Maupassant, et quand et
comment je le lus pour la première fois.
J’allais voir de temps en temps Gustave Flaubert à Croisset (c’était en 1880). Il paraît
que j’y rencontrai Maupassant un jour, au moment où il repartait pour Paris. Maupassant
l’affirme. Moi, je ne sais plus, ayant la mémoire la plus capricieuse du monde. Mais je me
souviens nettement que Flaubert me parla avec enthousiasme de son jeune ami et qu’il me
lut, de sa voix tonitruante, une pièce qui figura, quelques mois après, dans le premier
volume de Maupassant : Des vers. C’était l’histoire de deux amants qui
se séparent, après une dernière promenade à la campagne ; lui brutal, elle désespérée et
muette. Je trouvai que ce n’était pas mal : la méfiance que m’inspirait l’admiration
débordante du vieux Flaubert m’empêcha de voir que c’était même très bien.
Maupassant était alors employé au ministère de l’instruction publique. C’est là qu’un
jour je lui fis visite de la part de son grand ami. Il fut très simple et très doux (je ne
l’ai jamais vu autrement). Mais il se portait très bien, un peu haut en couleur, l’air
d’un robuste bourgeois campagnard. J’étais bête ; j’avais des idées sur le physique des
artistes. Puis, à cette époque déjà, Maupassant n’éprouvait aucun plaisir à parler
littérature. Je me dis : « Voilà un très brave garçon » et je m’en tins là dans mon
jugement.
Un an après, j’étais à Alger. Maupassant vint me voir, accompagné de Harry Alis (l’auteur
de Petite ville et de ces fines et originales études : Quelques fous). Maupassant continuait à avoir très bonne mine. Les
Soirées de Médan venaient de paraître, mais je ne les avais pas lues, la douceur du
ciel et la délicieuse paresse du climat ayant glissé en moi une certaine incuriosité des
choses imprimées. Quelqu’un m’avait dit que Boule de suif était drôle :
cela m’avait suffi. Néanmoins, j’interrogeai poliment Maupassant sur ses travaux. Il me
dit qu’il était en train d’écrire une longue nouvelle, dont la première partie se passait
dans un mauvais lieu et la seconde dans une église. Il me dit cela avec beaucoup de
simplicité ; mais moi, je songeais : « Voilà un garçon évidemment très satisfait d’avoir
imaginé cette antithèse. Comme c’est malin ! Je la vois d’ici, sa machine : moitié Fille Élisa et moitié Faute de l’abbé Mouret. Toi,
j’attendrai pour te lire qu’il fasse moins chaud. » Misérable que j’étais ! Cette nouvelle
c’était la Maison Tellier.
Et pendant deux ans encore, j’ignorai la prose de Maupassant. En septembre 1884, je
n’avais pas lu une ligne de lui. J’entendais dire qu’il avait du talent, mais je
n’éprouvais pas le besoin d’y aller voir.
Un jour enfin, tout à fait par hasard, Mademoiselle Fifi me tomba sous
la main. Je l’ouvris du bout des doigts. À la troisième page, je me dis : « Mais c’est
très bien, cela ! » À la dixième : « Mais c’est très fort ! » et ainsi de suite. J’étais
conquis à Maupassant ; je lus ce qui avait paru de lui à cette époque, et je l’admirai
d’autant plus que je lui devais une réparation et qu’un peu de remords se mêlait à cette
sympathie soudaine — et forcée.
Peu de temps après, je priais Eugène Yung de me laisser écrire un article sur les Contes de Maupassant. Yung y consentit tout de suite. Mais, comme il y a
dans plusieurs de ces contes une extrême vivacité de peintures et que la Revue bleue est une honnête revue, une revue de famille, Yung me recommanda la
plus grande réserve. Je n’obéis que trop strictement à cette recommandation. Il me semble
aujourd’hui que je fus un peu ridicule, que j’excusai beaucoup trop Maupassant, du moins
dans mon « exorde ». Il est vrai que je me rattrapais un peu dans le courant de
l’article.
J’y distinguais la grivoiserie, chose basse et chétive, et la sensualité, qui peut être
chose poétique et belle. Et, en effet, nul écrivain ne justifie mieux que Maupassant cette
distinction. La grivoiserie implique la conscience d’un manquement à la pudeur : or il
semble que Maupassant ait toujours aussi complètement ignoré cette vertu-là qu’un faune
dans les grands bois. Bonne ou mauvaise, je crois que l’influence de Flaubert sur ses
premières années a été considérable à cet égard et à quelques autres. De bonne heure le
généreux ermite de Croisset, pensant bien faire, a dû prendre à tâche de le déniaiser, de
lui montrer les choses comme elles sont, de lui enseigner sa philosophie brutale et sa
misanthropie truculente. Seulement cette vue farouche du monde s’accompagnait chez
Flaubert de lyrisme romantique. C’était encore, chez lui, de la littérature. Le disciple,
plus calme et mieux équilibré que le maître, laissa le romantisme et ne garda de cet
enseignement que la sagesse purement positiviste qui s’y trouvait contenue. Je ne pense
pas que jamais jeune homme ait jeté sur le monde un regard plus clairvoyant, plus
tranquille et plus froid que Maupassant à vingt-cinq ans.
Dès le début il considère l’amour et les démarches de l’amour du même œil que le reste,
comme des phénomènes tout aussi naturels (je crois bien !), et que par suite on doit
décrire sans plus d’embarras ni de trouble. Et tout de même, comme il est jeune et qu’un
sang de campagnard, de chasseur et de marin coule dans ses veines, il laisse voir assez
fréquemment une prédilection pour les tableaux charnels soit qu’il porte en ces matières
l’esprit du naturalisme antique, ou l’amertume pessimiste qui est à la mode depuis vingt
ans. Peu s’en faut, dans ses commencements, qu’il ne se fasse une spécialité de certains
sujets et qu’il n’installe dans la maison Tellier son principal siège d’observation.
À la même époque, tous ses récits expriment la philosophie la plus simple, la plus
directe et la plus négative. À vrai dire, c’est le nihilisme pur. La vie est mauvaise,
elle n’a d’ailleurs aucun sens. Nous ne savons rien et ne pouvons rien savoir, nous allons
malgré nous où nous mènent nos désirs et les fatalités du dehors ; puis la mort finit tout.
Rien de plus. (La préoccupation de la mort est très sensible dans l’œuvre de Maupassant.)
Cette philosophie rudimentaire, non pas vraie (je l’espère du moins), mais irréfutable,
qui a très bien pu être celle du premier anthropoïde un peu intelligent et à laquelle les
hommes les plus raffinés des derniers âges finiront peut-être par revenir après un long
circuit inutile ; cette philosophie que Maupassant a pris la peine de formuler dans un de
ses derniers volumes (Sur l’eau), est la froide source, secrète et
profonde, d’où venaient à la plupart de ses petits récits leur âcre saveur. Cela, sans
pédanterie, sans nul prétentieux effort — et seulement parce qu’une tristesse sort des
choses vues comme elles sont.
Ses premiers romans se ressentent très fort de cette conception. Une
vie est l’histoire — un peu laborieusement contée, sous l’influence encore proche
de Flaubert — d’une pauvre créature sacrifiée, qui souffre par son mari, puis par son
fils, et qui meurt. Bel-Ami est l’histoire — plus rapide et plus aisée,
contée plutôt à la façon des limpides romans du xviiie
siècle — d’un joli homme de proie. L’indifférence de l’auteur paraît d’ailleurs égale pour
l’une et pour l’autre ; car la vie de celui-ci n’est, comme la vie de celle-là, qu’une
série d’événements produits par des forces fatales, et fatalement enchaînés entre eux.
Mont-Oriol me semble, dans l’œuvre de Maupassant, un roman de
transition. Il y a, dans Mont-Oriol, quelque chose d’Une
vie et quelque chose de Bel-Ami. C’est l’histoire d’une femme et
d’une jeune fille qui souffrent et d’un homme qui les fait souffrir ; et elles sont bonnes,
et il n’est pas méchant, et tous sont irresponsables, et tout cela est bien triste. Mais
il est à remarquer que Mont-Oriol est déjà un drame, non plus une
biographie complète comme les deux premiers romans de l’auteur, et que déjà, vers la fin,
il y montre plus d’émotion qu’il ne lui était arrivé jusque-là d’en trahir. Et tout de
suite après il nous donne Pierre et Jean, un drame serré, une lutte
courte et déchirante entre la mère coupable et accusée et le fils inquisiteur et juge. Et
je n’ai guère lu de pages plus émouvantes que celles où la mère se confesse à l’autre
fils, le fils de l’amant.
Je ne saurais dire si c’est parce qu’il avait quitté le roman biographique pour le
roman-drame que l’auteur de Bel-Ami a, dans ces derniers temps, paru
s’attendrir, ou si c’est au contraire parce que l’expérience et les années l’avaient
attendri, qu’il s’est intéressé davantage aux drames de la passion et qu’il a jugé qu’une
seule crise dans une existence humaine pouvait faire le sujet de tout un livre : mais le
fait est que son cœur, on le dirait, s’est amolli et que la source des larmes a commencé
d’y jaillir. Et, en même temps qu’il apportait à la description des souffrances humaines
un esprit plus fraternel, plus attentif, plus incliné, Maupassant devenait chaste. Je veux
dire qu’il s’en tenait de plus en plus aux indications essentielles, indispensables, sur
les choses de l’amour physique, et qu’il ne lui arrivait jamais plus de les décrire pour
elles-mêmes : soit dédaigneuse satiété, soit délicatesse secrète, éclose de ses récents
attendrissements. Ce que je dis là, il est aisé de le constater dans ses deux derniers
romans et jusque dans son dernier volume de nouvelles : la Main
gauche.
Ces changements imperceptibles (mais que je ne crois pourtant pas inventer) se sont faits
chez lui, fort heureusement, sans altérer en rien le calme et la sûreté de son regard.
C’est toujours la même lucidité infaillible, la même prodigieuse faculté de saisir dans la
réalité les traits significatifs, de ne saisir que ceux-là et de les rendre sans effort.
Cet esprit est un miroir irréprochable qui reflète les choses sans les déformer, mais en
les simplifiant, en les clarifiant aussi, et peut-être en faisant ressortir, de
préférence, les liens de nécessité qui existent entre elles. Nulle affectation, ni
romanesque, ni réaliste. Pas de casse-tête psychologique, peu de des actions,
et des limpides comme eau de roche. Et qui sait si cette sobriété
d’interprétation n’est pas conforme à la vérité des choses ? Une surface assez simple et
des dessous incompréhensibles, n’est-ce pas tout l’homme ? Les psychologues de profession
s’évertuent à percer ces dessous, mais ne leur arrive-t-il pas d’inventer, d’imaginer des
nuances de sentiment et de secrets mobiles d’action ? pour le plaisir de les
définir ?…
Le résultat, c’est que les récits de M. de Maupassant intéressent et émeuvent comme la
réalité, et de la même façon. Et c’est pourquoi on peut l’admirer
beaucoup sans trouver grand’chose de plus à en dire que ce que j’en ai dit. Il offre très
peu de prise au bavardage de la critique. (La critique, ah ! Dieu, que j’en suis las !)
Vous, mon cher Bourget, vous avez un tas d’intentions et d’affectations ; nul romancier ne
transforme plus complètement que vous la matière première de ses récits ; vous ajoutez
votre esprit tout entier à chacune des parcelles du monde que vous exprimez dans vos
livres ; vous vous donnez un mal de tous les diables, vous fatiguez, vous exaspérez ; avec
tout cela vous contraignez à penser et l’on peut disserter sur vous indéfiniment. Mais
qu’est-ce que vous voulez qu’on dise de ce conteur robuste et sans défauts, qui conte
aussi aisément que je respire, qui fait des chefs-d’œuvre comme les pommiers de son pays
donnent des pommes, dont la philosophie même est ronde et nette comme une pomme ? Que
voulez-vous qu’on dise de lui, sinon qu’il est parfait — et fort comme un Turc ?
Je ne dirai donc qu’un mot de ce merveilleux livre : Fort comme la
mort. Car à quoi bon — fût-ce ingénieusement — un texte superbe et qui se
suffit ?
Le thème du roman, c’est, au fond, l’immense douleur de vieillir. Déjà, dans Bel-Ami, M. de Maupassant nous avait dit le supplice de la femme qui n’est plus
jeune et qui perd son dernier amant. Mais, ici, le supplice paraît plus cruel encore,
étant plus profondément et plus minutieusement décrit, et les âmes suppliciées étant plus
nobles et plus tendres.
Le peintre Olivier Bertin frise la cinquantaine ; son amie, la comtesse Anne de
Guilleroy, a quelque quarante ans. Leur liaison, très douce et très solide, pourrait durer
encore. Mais la comtesse rappelle sa fille auprès d’elle ; Annette a dix-huit ans : c’est
le portrait vivant de la comtesse ; c’est elle-même, comme elle était jadis, quand Olivier
la rencontra. Comment Olivier se met à aimer la jeune fille sans le savoir, et comment la
comtesse s’en aperçoit et prend le parti désespéré d’en avertir son ami ; comment Bertin
souffre d’aimer cette enfant — lui, un vieil homme — et comment la comtesse souffre de
n’être plus aimée de ce vieil homme parce qu’elle n’est plus une jeune femme ; la lutte
d’Olivier contre cette passion insensée et de la comtesse contre les premières
flétrissures de l’âge ; et comment la jeune fille traverse tout ce drame (qu’elle a
déchaîné) sans en soupçonner le premier mot ; et comment enfin les deux vieux amants
assistent, impuissants, au supplice l’un de l’autre, jusqu’à ce qu’Olivier se réfugie dans
une mort à demi volontaire : voilà tout le roman. Je n’en sais pas de plus douloureux.
Ce qui est remarquable, c’est que ce drame, de donnée romanesque (par le caractère
absolument exceptionnel de la situation et de quelques-uns des sentiments),
M. de Maupassant le développe par les procédés du roman réaliste. Cette étrange histoire,
nous en touchons du doigt la vérité, jour par jour, heure par heure. M. de Maupassant,
plusieurs fois de suite, a accompli avec sérénité ce tour de force de marquer, dans chacun
des innombrables incidents de la journée la plus unie, les progrès lents de la passion et
de la douleur dévoratrices au cœur d’Olivier et d’Anne. Il y a là, continuellement, un
choix de circonstances extérieures, toutes des plus naturelles et toutes singulièrement
expressives, par lesquelles on se sent si bien enveloppé que l’on a, aussi intense que
possible, l’impression de la vie réelle et cela, je le répète, sur une donnée
exceptionnelle jusqu’à l’invraisemblance. La sûreté d’observation du conteur est telle
que, cette invraisemblance, il la fait comme rentrer de force dans le courant vulgaire des
choses… Eh ! oui, on mange, on boit, on bâille, on travaille, on fait ce que font les
autres, on est comme tout le monde, on n’a rien d’ : et on meurt de
désespoir et d’amour ; on meurt d’une passion fatale comme les passions de tragédie. C’est
ainsi, cela arrive, pas souvent, mais cela arrive, en vérité, et peut-être tout près de
nous. C’est à cause de ces patientes préparations des trois cents premières pages que les
cinquante dernières sont si étrangement émouvantes. Nous avons vu, minute par minute, ce
que souffrent Anne et Olivier ; quand ces deux souffrances se rencontrent et s’avouent,
cela est déchirant et d’autant plus que chacun d’eux sait le martyre de son compagnon et
qu’ils se font mutuellement pitié. La suprême entrevue des deux torturés arrive à un tel
degré d’émotion qu’il n’y a rien par-delà, ou pas grand’chose : tant le sentiment des
obscures fatalités humaines y est douloureux et accablant !
Pas de conclusion. C’est la vie. Chercherons-nous des objections ? Dirons-nous qu’Olivier
est un grand fou, qu’il est des passions qu’on s’interdit à son âge, que la comtesse (plus
excusable, d’ailleurs) n’a qu’à s’abriter en Dieu, que tout a une fin, qu’il faut savoir
vieillir, accepter l’inévitable, et que ceux-là pâtissent justement qui vont contre les
volontés de la nature ? Mais la déraison même est dans la nature, et dans la nature aussi
les pires folies de l’amour, de l’odieux amour ! Maupassant ne juge ni ne condamne. Il
regarde et il raconte.
Il regarde si bien que je ne puis douter de la vérité de son livre (lequel porte en
lui-même le témoignage de cette vérité) ; et il raconte si bien que, l’ayant lu voilà trois
semaines, j’ai encore le cœur serré en y songeant.
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