Avertissement
Cet ouvrage a paru d’abord dans une collection destinée aux jeunes filles. Il était
précédé d’une introduction, dont voici les premières lignes :
« Ce livre s’adresse aux jeunes filles, puisqu’il fait partie d’une collection à
l’usage des jeunes filles. On y trouvera quelques remarques sur des défauts de pensée et
de style, auxquels les femmes paraissent enclines par leur nature ou par les vices
ordinaires de leur éducation. Au reste, elles n’en ont pas le privilège, et je sais,
comme dit La Fontaine,
« C’est donc plutôt par l’occasion qui l’a fait composer que par sa nature et son
contenu que ce livre est dédié aux jeunes filles. Et la chose se conçoit : il n’y a pas
d’art d’écrire qui appartienne spécialement, exclusivement, à l’un ou à l’autre sexe. Si
j’avais eu à donner des conseils aux collégiens, je ne les aurais point donnés
différents, ni même en général différemment. En écrivant pour les jeunes filles, j’ai
écrit pour tout le monde, car je me suis adressé au jugement, à la raison, qui sont en
elles comme en nous.
« Bien écrire, c’est penser ou sentir quelque chose qui vaille la peine d’être dit, et
le dire précisément comme on le pense ou comme on le sent. Les conseils qu’on peut
donner pour atteindre ce but sont les mêmes pour tous : car, à moins d’être des procédés
et des artifices de rhéteur, ils font connaître la méthode et les moyens qui aident tous
les esprits à se développer librement, selon la diversité naturelle de leurs aptitudes
et de leurs puissances. »
Ces lignes rendent compte de la transformation que le livre subit dans la présente
édition. On ne s’étonnera point que, l’ayant écrit pour les jeunes filles, je le présente
aujourd’hui aux jeunes gens de l’autre sexe. Il n’y avait rien, en effet, dans ces
conseils qui ne fût pour eux, avant qu’ils leur fussent dédiés, et c’est à peine si, pour
en changer l’adresse, j’ai dû faire quelques retouches et quelques suppressions.
Au reste, comme je donnais aux jeunes filles le conseil de ne point s’enfermer dans
l’étude des œuvres des femmes, je recommanderais au contraire volontiers aux jeunes hommes
de la pratiquer assidûment. Dans le commerce des femmes les plus distinguées que la
société française ait produites, au contact de ces esprits ex quis qui ont mis, sans y
penser, le meilleur d’eux-mêmes dans des œuvres légères et charmantes, nos écoliers
compenseront en quoique sorte le défaut de notre système d’éducation qui, jusqu’à l’âge
d’homme, les soustrait aux influences féminines. Ils assoupliront la rudesse de leurs
esprits masculins ; ils dépouilleront leur logique d’une certaine âpreté sèche et
brutale ; ils comprendront ce qu’a d’efficace pour persuader et convaincre cette force
subtile qui ne s’analyse pas, la sincérité d’un cœur ému ; capables de poursuivre
méthodiquement la vérité, ils acquerront de plus le sens de ces choses insaisissables, que
nulle méthode ne révèle, et qui sont presque toute la beauté, dans la littérature comme
dans l’art ; enfin, ils gagneront insensiblement cette politesse de l’esprit, qui ne se
rencontre pas toujours avec la culture, et qui rend la science aimable.
Sur l’objet de ce livre, et l’usage qu’il en faut faire, je ne puis que répéter ce que je
disais dans la précédente édition.
Les préceptes que je donne ici ne sont pas tout à fait pour les commençants. À ceux-là,
il n’y a qu’un conseil à donner : Cherchez, trouvez n’importe quoi, ramassez
tout ce que vous trouverez. Il faut les laisser aller à la pente de leur nature,
les abandonner à leur instinct, à leur goût naturel. Ils pourront apporter bien du
fatras : ce sera au maître de le trier, de faire dans chaque cas particulier la part du
bien et du mal, et de leur faire comprendre pourquoi chaque chose, en chaque lieu, est
bonne ou mauvaise.
La méthode qu’il convient alors d’appliquer est celle de Mme de
Maintenon, qui ne s’embarrassait point de théories ni de principes généraux. « Elle
nous raconta, dit une élève de Saint-Cyr, que, lui ayant dit un jour (au
petit duc du Maine, qu’elle élevait) d’écrire au roi, il lui avait répondu, fort
embarrassé, qu’il ne savait point faire de lettres. Mme de Maintenon
lui dit : “Mais n’avez-vous rien dans le cœur pour lui dire ? — Je suis bien fâché,
répondit-il, de ce qu’il est parti. — Eh bien ! écrivez-le, cela est fort bon.” Puis
elle lui dit : “Est-ce là tout ce que vous pensez ? N’avez-vous plus rien il lui dire ?
— Je serais bien aise qu’il revînt, répondit le duc du Maine. — Voilà votre lettre
faite, lui dit Mme de Maintenon, il n’y a qu’à le mettre simplement
comme vous le pensez, et si vous pensiez mal, on vous redresserait. C’est de cette
manière, ajouta-t-elle, que je lui ai montré, et vous avez vu les jolies lettres qu’il a
faites.” »
Ainsi conduit et dirigé, en effet, l’enfant, après plusieurs
épreuves, sentira, tirera lui-même cette conclusion, « que le principal, pour bien
écrire, est d’exprimer clairement et simplement ce que l’on pense »
. Il le saura
d’autant mieux, et s’y conformera d’autant plus aisément, que cette connaissance viendra
toute de son expérience, et que sa mémoire n’y sera pour rien.
À mettre entre les mains des débutants un livre de théorie, on risquerait de gêner,
d’entraver leurs esprits, encore gauches et lents à se mouvoir. Ils apprennent à marcher :
contentons-nous de ce qu’ils marchent ; n’exigeons pas qu’ils aillent bien droit, et ne
nous inquiétons point de quelques faux pas. Laissons-les acquérir de la facilité, une
certaine adresse empirique, une certaine habitude de trouver et de rendre des pensées ;
n’imposons des lois à ce qu’ils font que quand ils sont en état de faire quelque chose.
Jusqu’à ce que leur intelligence ait acquis un peu de force et de fécondité,
permettons-leur les écarts et l’irrégularité, ou plutôt redressons les fautes quand elles
se produisent, aux occasions particulières ; n’essayons pas de les prévenir par un
règlement universel qui paralyserait les esprits et les empêcherait de remuer.
Évitons surtout, par des préceptes ou des exemples en apparence élémentaires, d’offrir à,
leur mémoire des formules et des types, qui deviendraient, dans l’application, des ficelles et des recettes. On pourrait leur communiquer
par ce procédé une espèce d’habileté et de correction hâtives, mais on compromettrait leur
progrès pour l’avenir, et ils auraient peine ensuite à secouer la tyrannie des puériles
pratiques qu’on leur aurait enseignées.
Pour ceux qui commencent à écrire, nul livre ne vaut la voix du maître, et nul exemple
n’est bon que celui qu’ils se donnent à eux-mêmes. Ce sont leurs compositions mêmes qui
les instruisent ; c’est sur les matières mêmes qu’ils auront traitées que le maître leur
apprendra à féconder, à développer, à ordonner un sujet, c’est par leurs propres
trouvailles de pensée et de style, bonnes ou méchantes, qu’il éclairera leur jugement et
redressera leur goût.
Quand ils auront acquis ainsi une certaine habitude de composer et d’écrire, alors il
sera bon de leur mettre un livre entre les mains. Ils auront aussi plus de réflexion et
seront plus aptes à saisir l’esprit des préceptes, pour les appliquer avec fruit.
On ne trouvera guère, dans celui-ci, de formules analogues aux règles de grammaire et
d’orthographe, sèches, rigoureuses, absolues, qui se déposent aisément dans la mémoire et
qui aident à ne pas penser. Beaucoup de jeunes gens ont trop de pente à laisser leur
mémoire faire la tâche de leur intelligence, pour qu’on leur offre encore ici cette
tentation. Peut-être l’absence de formules les obligera-t-elle à comprendre, à réfléchir,
pour s’assimiler le fond des choses.
On ne devra pas non plus étudier ces remarques, pour y dérober le secret de la
composition, au moment de composer. Elles ne contiennent pas des secours immédiats pour
les intelligences nécessiteuses et pour les bonnes volontés chancelantes. Qu’on n’espère
point y rencontrer de quoi se faciliter la besogne et se dispenser de l’effort, de
merveilleuses recettes qui mettent toutes les ignorances et toutes les paresses à l’aise
dans tous les sujets.
Le but que j’ai poursuivi est le but général de toute l’éducation : former la raison et
le jugement. Mais je n’ai dû considérer ici la raison et le jugement que dans une de leurs
applications particulières, lorsqu’on les emploie à la composition littéraire. J’ai voulu
fournir à de jeunes esprits l’occasion de réfléchir sur les moyens par lesquels ils
pourront donner à leurs écrits la bonté qu’ils ont dû rêver souvent et désespérer
d’atteindre, sur les meilleures et plus courtes voies par où ils pourront se diriger à
leur but et nous y mener ; leur inspirer des doutes, des scrupules, des soupçons d’où leur
méditation pourra tirer ensuite des principes et des certitudes, sur toutes les plus
importantes questions que l’écrivain doit résoudre et résout, bon gré mal gré, sciemment
ou non, par cela seul qu’il écrit d’une certaine façon ; donner le branle enfin à leur
pensée, pour que, s’élevant au-dessus de l’empirisme, ils cherchent et conçoivent la
nature et les lois générales de l’art d’écrire, pour qu’ils développent en eux le sens
critique, et que, mettant la conscience à la place de l’instinct, ils arrivent à bien
faire en le voulant et en le sachant. Ils trouveront ici de quoi méditer à l’occasion de
ce qu’ils écriront, et aussi de ce qu’ils liront. C’est, en effet, en vérifiant ces
remarques et ces conseils sur les œuvres de la littérature, qu’ils en embrasseront le sens
et se rendront capables de les appliquer à leurs propres compositions. Tout traité sur
l’art d’écrire, s’il est autre chose qu’un recueil de recettes et
d’artifices, contient la manière de bien penser sur les ouvrages de
l’esprit, comme disait le P. Bouhours, c’est-à-dire qu’il enseigne à juger les
écrivains et à faire la critique des livres. On forme son style en formant son goût.
L’essentiel est de lire les réflexions développées dans ce volume, d’une manière
désintéressée, sans le vulgaire désir d’y apprendre des procédés rapides et
mécaniques ; si l’on y prend des points de départ, des matériaux, une direction, un
stimulant, pour penser par soi-même, pour comprendre comment les écrivains bâtissent leurs
ouvrages, ordonnent et expriment leurs conceptions, et comment on doit soi-même
travailler, insensiblement l’esprit, familiarisé avec les grandes lois de l’art d’écrire,
dont il aura pénétré la vérité et mesuré la portée, s’y conformera en composant, et il
conduira, disposera, traduira ses pensées selon des règles qui ne seront plus logées dans
la mémoire, mais feront partie de lui-même et auront passé dans sa substance.
Voilà le caractère de ce livre, et voilà son utilité — si on le lit comme je veux qu’on
le lise, et si je l’ai fait tel que j’ai voulu le faire.
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