ANATOMIE COMPARÉE
DU
SYSTÈME NERVEUX
CONSIDERE
DANS SES RAPPORTS AVEC L'INTELLIGENCE
PAR
FR. LEURET et P. GRATIOLET
Accompagnée d'un Atlas de 32 planches dessinées d'après nature et gravées
TOME SECOND
Comprenant l'anatomie du cerveau de l'homme et des singes, des recherches nouvelles sur le développement du crâne et du cerveau, et une analyse comparée des fonctions de l'intelligence humaine
PAR M. PIERRE GRATIOLET
ANCIEN SUPPLÉANT DE MM. DE bla1nv1lle ET DUVERNOY AU MUSEUM d'iIISTOIRK NATURELLE ET AU COLLÈGE DE FRANCE, AIDE-NÀTUR A LISTE-CHEF DES TRAVAUX AN ATOMIQUES AU MUSÉUM D'niSTOIRE NATURELLE, MEMBRE DE LA SOCIÉTÉ PHILOMATHIQUE.
PARIS
J.-B. BAILLIÈRE et FILS
LIBRAIRES DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINS
Rue Hautefeuille, 19 LONDRES I NEW-YORI
HIPP. BÀUL1KRB, 219, HEGBHT STBSBT HIPP. BAILLiîiRB, 290, BROADWAY
MADRID, G. BAILLY-BAILL1KRE. CALLE DEL PRINCIPE, 11.
1839-1857
CE LIVRE EST DÉDIÉ A LA MÉMOIRE
DE
Jeanne-Françoise-Charlotte de LAV ERR IE de VIVANT
Comme un hommage du souvenir religieux de son fils,
pierre gratiolet.
PRÉFACE DE M. P. GRATIOLET.
Ce livre est destiné à compléter le travail de Leuret sur Y Anaiomie comparée du cerveau. Cet habile homme est mort sans achever son œuvre. Il se proposait, en effet, de couronner ses recherches sur les animaux par une étude approfondie de l'encéphale humain, et cette seconde partie de son travail devait comprendre le résumé d'observations presque innombrables, sur la physiologie et la pathologie des organes et des fonctions de l'intelligence. Malheureusement, au moment où il commençait à tracer les premières pages de ce travail nouveau, la maladie et la mort sont venues l'interrompre, et ce livre pensé n'ayant point été écrit, le trésor d'observations précieuses qu'il avait depuis longtemps amassé est à jamais perdu pour la science. Je n'ai point eu, en écrivant ce second volume, la prétention de
faire oublier une perte irréparable-, mais il a paru utile aux éditeurs et aux amis de M. Leuret de compléter autant que possible un monument inachevé, et les vœux de l'auteur de cette seconde partie seraient comblés, si son œuvre, ajoutée à celle de son devancier, ne paraissait pas absolument indigne d'elle.
La marche que j'ai suivie dans ce long et pénible travail, diffère à certains égards de celle qui a été jusqu'à présent préférée. Depuis quelque temps l'anatomie du cerveau humain, malgré la glorieuse impulsion qu'elle avait reçue des travaux de Willis, de Vieussens, de Vicq-d'Azyr, de Reil, de Gall, de Burdach, d'Arnold et de M. Foville, paraissait à peu près délaissée pour des sujets, à coup sûr, moins importants ; cet abandon m'a paru résulter de deux causes principales, à savoir : d'une part, la grande difficulté du sujet, et d'autre part, l'épuisement de la plupart des filons abordables d'une mine déjà exploitée par tant de grands hommes. J'ai donc eu la pensée d'ajouter à l'étude du type humain celle d'un type inférieur, mais matériellement analogue, celui des vrais Primates ou des Singes. Le problème se présentait ici sous des formes plus simples, et je comptais sur cette simplicité qui, en diminuant les difficultés qu'amène une complication trop grande, semblait me promettre l'occasion de quelque découverte nouvelle. On jugera que cette attente n'a point été trompée. La
connaissance de nouveaux faits, propres à éclairer le problème de la constitution de la moelle épinière, du bulbe et du noyau cérébral, un nouveau mode de description de ces parties, une meilleure manière de concevoir la formation du corps calleux et de la voûte à trois piliers, la découverte des expansions cérébrales du nerf optique et de leurs curieuses modifications dans la série animale, ont été les principales conséquences de cette nouvelle application des méthodes de l'anatomie comparée ; enfin, une étude attentive de l'évolution des formes cérébrales a permis de déterminer avec plus de certitude les véritables caractères de l'encéphale humain, et ces déterminations ont reçu une sanction nouvelle de la considération de quelques-unes de ces formes imparfaites qui résultent d'une impuissance initiale des forces originelles, impuissance qu'on pourrait, à bon droit, désigner sous le nom à'Asihènèo-gènie.
J'ose espérer que les vues nouvelles que je propose sur l'arrangement et la classification des plans fibreux qui composent le centre ovale du cerveau paraîtront aux philosophes, être un véritable acheminement vers une anatomie théorique de ce merveilleux appareil. Les planches où sont représentés les faits principaux qui m'ont servi de bases, ont été dessinées, sous ma direction, par M. H. Formant, peintre attaché au Muséum, et dans un ordre tel, que
Je l'analyse de ces faits on pût aisément remonter à une idée synthétique de leur ensemble. Je compte que leur exactitude sera appréciée par tous les anatomistes qui prendront la peine de les vérifier par des observations nouvelles que j'appelle de tous mes vœux, heureux d'être corrigé, si malgré tous mes soins quelque erreur avait pu m'échapper.
Le plan accepté par M. Leuret dans le premier volume de cet ouvrage m'imposait le devoir d'ajouter, à cette partie purement anatomique et physiologique de mon iivre, une histoire de l'intelligence humaine, faite de manière à la distinguer par des caractères précis, des facultés analogues qu'on observe dans les animaux. J'avais ici deux écueils à éviter, les uns en effet font l'homme et les animaux trop semblables entre eux, les autres au contraire
les séparent trop absolument. Ce sont là deux manières
j
de philosopher également exagérées-, en effet certaines facultés sont communes aux animaux et à l'homme ; ils ne diffèrent donc pas d'une manière universelle-, mais d'un autre côté certaines facultés de l'homme n'appartiennent qu'à lui, et ces facultés sont d'un ordre si relevé, qu'elles font du genre humain un règne à part dans l'armée des êtres vivants. Je me suis donc attaché à les caractériser dans une esquisse rapide, mais ferme et précise, et en cela j'ai suivi ia méthode des naturalistes plutôt que celle
des idéologistes; mais si l'on juge que j'y ai réussi, peut-être paraîtrai-je avoir à mon tour payé mon tribut à la noble science de la psychologie.
Qu'il me soit permis de remercier publiquement MM. les docteurs Giraldès, Ricard de Morgny, J. Lemaire, Labour-dette, Edmond Alix et M. de Lintilhiac, de la générosité avec laquelle ils ont mis à ma disposition des matériaux précieux, sans lesquels il m'eût été impossible de résoudre quelques-unes des questions principales qui sont traitées dans cet ouvrage. Enfin, M. Lelut, auquel la science du système nerveux doit tant de belles découvertes, a bien voulu encourager mes efforts en me permettant d'examiner plusieurs cerveaux d'idiotes; sans lui cette occasion, si rare pour les anatomistes étrangers aux grands hospices d'aliénés, m'eût manqué. Je le prie d'agréer ici le témoignage de ma respectueuse reconnaissance.
Pierre Gratiolet.
Paris, septembre 1857.
FAUTES ESSENTIELLES A CORRIGER.
Page 286 ligne 9, autochtones, lisez : autochthones.
324 — 25, ne peut s'appliquer au cerveau, lisez : au cerveau des bêtes.
340 — 17, que suit, lisez : qui suit.
357 — 22, ils tournent, lisez : il tourne.
360 — 22, en quelles circonstances il, lisez : en quelles circonstances ce
mouvement.
361 — 4, adducteurs, lisez : abducteurs.
395 — 23, mais cette, lisez : mais toute.
396 — 3, ces propriétés, lises : ses propriétés.
— — 5 de la note (1), regrettent, lisez : rejettent. 419 — 2, sans doute, lisez : il est vrai.
— — 28, évoquer dans, lisez : évoquer ainsi. 490 — 2 de la note (1), rêvant, lisez : veillant.
513 — 4 de la note (1), il est arrivé, lisez : il arriva.
519 — 14 delà note (1), infectaret, lisez : insectaret.
563 — 28, raisonner avec, lisez • penser avec.
577 — 15, qu'ont poussé, lisez .-qu'ont poussés.
594 — 14, les tristes, lises : ces tristes.
617 — 24, explique, lises : implique.
624 — 28, la démonstration, lises : la réalité.
ANATOMIE COMPARÉE
DU
SYSTÈME NERVEUX
DE L'HOMME ET DES PRIMATES
CONSIDÉRÉ
onus ses Rapports avec l'Intelligence*
INTRODUCTION.
I. Il y a dans les animaux des nerfs ; je veux dire des conducteurs d'impressions centripètes, de stimulations centrifuges et d'excitations organiques. Ces nerfs sont des cordons composés de faisceaux plus grêles, formés de fils que composent à leur tour des filaments innombrables. Chacun de ces filaments est un nerf très-petit, un nerf élémentaire. L'œil armé du microscope découvre en chacun d'eux une organisation compliquée. On y distingue en effet : 1° une gaîne tubuleuse finement striée dans le sens de sa longueur ; 2° un axe central que revêt, peut-être, une membrane pellucide. Cet axe, dans l'état de vie et dans l'état de mort, présente des aspects très-différents : dans l'état de mort, il semble formé de granules; dans l'état de vie, c'est un tractus d'une matière diaphane sans organisation appréciable, et semblable à un fil de cristal. M. Dujardin a si bien décrit cet état des substances animales primitives, que je ne saurais mieux faire que d'employer son expression qui résumera ma pensée. Vaxe d'une fibre nerveuse est un filament de sarcode primordial (1).
(1) On a cru voir souvent dans ces tubes nerveux une organisation bien n. 1
Un caractère bien remarquable des fibres nerveuses périphériques, c'est de ne jamais s'anastomoser dans les troncs nerveux avec les fibres voisines. Chaque fibre nerveuse est donc un fil simple, et chaque nerf est un faisceau ou tout au plus une tresse dans laquelle chaque fil, quelle que soit d'ailleurs la complication de son trajet ou de ses associations, garde son indépendance première. Ce fait est du plus haut intérêt pour la physiologie ; disons que certains philosophes l'avaient prévu par induction (1). Mais la démonstration positive en est toute récente, et date seulement des travaux de Fontana.
Les fibres nerveuses animales se rangent, eu égard à leurs fonctions, en deux catégories. Les unes conduisent de la périphérie vers les centres, les impressions automatiques et les sensations ; les autres conduisent des centres vers la périphérie, les impulsions automatiques ou volontaires d'où la contraction musculaire résulte ; de là cette distinction fameuse des nerfs en nerfs impressionnables et en nerfs excitants. Distinction que la pathologie a établie de tous temps (2), et que l'expérience a confirmée de nos jours (3).
Un mouvement nécessaire succède à toute impression distincte. Il y a donc entre les fibres impressionnables et les fibres motrices certains rapports immédiats ou médiats, qui établissent cette relation. Suivant mon illustre maître, M. de Blainville, toute fibre nerveuse complète forme un arc, une des
plus compliquée que celle que je décris ici. Il n'est pas certain que le cylinder-axis de Purkinje ne puisse être dans les terminaisons du nerf le point de départ de plusieurs fibres plus petites. Dans ces derniers temps, M; Stilling, l'un des plus habiles micrographes de l'Europe, a cru voir beaucoup plus loin.
(1 ) Voyez à cet égard, Malebranche, Recherche, delà Vérité, liv. Ier, chap, x, §2.
(2) Galien, Œuvres analomiques et physiologiques, traduites par Ch. Da-remberg. Paris, 1856, t. ii. Des lieux affectés, liv. I, chap. vu.
(3) Ch. Bell, Exposition du système naturel des nerfs du corps humain. Paris, 1825.
branches de l'arc reçoit l'impression, l'autre la transmet au muscle. Telle est la théorie simple dans laquelle cet esprit puissant résumait l'histoire du système nerveux (1).
Cette ingénieuse conception est malheureusement incomplète. Si l'arc nerveux n'était qu'un simple conducteur, l'énergie de la réaction n'étant modifiée par l'intervention d'aucun agent particulier, serait nécessairement proportionnelle à l'énergie de la stimulation. Mais l'expérience démontre qu'il n'en est point ainsi ; une réaction forte peut suivre une stimulation faible, et réciproquement à une stimulation faible peut dans certains cas succéder une réaction puissante. Ainsi la théorie dont nous parlons ne peut suffire, et il faut aller au delà.
II. En réalité, il y a deux fibres nerveuses : Y impressionnable et Y excitante. Ces fibres sont distinctes l'une de l'autre par leurs propriétés, peut-être le sont-elles aussi par leur structure ; elles seraient séparées, si un organe intermédiaire ne les unissait en un même système. Cet organe intermédiaire est
Une cellule centrale.
Les cellules nerveuses sont connues depuis longtemps des anatomistes. Dutrochet les avait aperçues vaguement dans Y hélix pomatia, où elles ont une grandeur singulière. M. Hannover les a depuis figurées avec l'exactitude qu'on lui connaît. Ces cellules que Will, Purkinje et Valentin, Todd et Bowman, Wagner, Ch. Robin, Kœlliker et cent autres habiles anatomistes ont décrites avec un très-grand soin, sont de véritables centres vers lesquels convergent les fibres sensitives, et d'où rayonnent certaines fibres motrices (2). Ainsi les cellules peuvent être considérées comme des intermédiaires complétant
(1) Leçons professées au Muséum d'histoire naturelle de Paris en 1843.
(2) P. Gratiolet, sur la structure intime de la moelle épinière. L'Institut, t. XX, p. 272.— R. Wagner. Société des sciences de Gottingue, 16 janvier 1854.
les arcs nerveux; mais elles ne sont plus de simples conducteurs de stimulations : chacune d'elles est un centre générateur d'impulsions. En effet, la fibre sensitive agit sur la cellule centrale et la modifie de manière à réveiller en elle une activité particulière, propriété cachée qui dort, mais qu'une stimulation rend manifeste; de même rien ne vient du battant dans la cloche, sinon la stimulation ; c'est la vibration propre à la cloche qui produit le son; de même encore rétoupille met le feu au canon, mais l'effet du canon lui est propre et dépend de sa charge. Telle est l'idée qu'il faut se faire des propriétés et des réactions des cellules nerveuses centrales.
III. Nous avons considéré un arc simple, mais jamais dans les corps vivants un arc nerveux n'existe seul. Les corps vivants sont des composés, et en conséquence le système nerveux qui les anime est lui-même composé en un très-haut degré.
De même que plusieurs fibres nerveuses fasciculées forment un nerf, de même un grand nombre de cellules nerveuses agrégées forment un ganglion. Les ganglions, eu égard à la forme et au groupement des cellules, sont de quatre ordres.
1° Dans certains ganglions nerveux, les cellules sont accumulées comme des grains dans une masse de sable, sans paraître communiquer soit avec les fibres nerveuses qui traversent le ganglion, soit les unes avec les autres. On ignore complètement quel rôle jouent ces amas de cellules libres; peut-être ont-elles avec les fibres des relations qu'on n'a point aperçues.
2° Un second ordre comprend des cellules auxquelles ne se rattache qu'une seule fibre nerveuse, du moins en apparence.
3° Souvent dans un ganglion une cellule reçoit une seule fibre nerveuse, et en émet une seule qui continue son trajet vers d'autres points. La cellule apparaît alors comme un renflement sur le trajet d'une fibre. On pourrait, à priori, con
cevoir ces cellules comme constituant un appareil de renforcement ou de transformation, chacune d'elles ajoutant ou substituant aux effets de la stimulation propre du nerf les effets qui résultent des propriétés qui lui sont particulières. Ces cellules se retrouvent surtout dans les ganglions excentriques, tels que les ganglions intervertébraux. On leur a donné le nom de cellules bipolaires. MM. Wagner, Ch. Robin, Ecker et quelques autres les ont observées dans certains poissons cartilagineux. M. le marquis de Corti les a retrouvées chez les mammifères dans le feuillet nerveux de la lame spirale du limaçon.
4° Dans d'autres ganglions, les cellules nerveuses émettent des prolongements multiples. De ces rayons les uns passent d'une cellule à une autre, unissant en un réseau très-compliqué tous les éléments d'un même ganglion ; d'autres se continuent avec l'axe de certaines fibres nerveuses périphériques. On désigne ces cellules à rayons multiples sous le nom de cellules multipolaires.
Cette structure se retrouve surtout dans les centres nerveux proprement dits, et elle est évidemment très-propre au mécanisme des sympathies qui s'établissent par ces centres. En conséquence de ces anastomoses, il semble impossible qu'une cellule soit seule modifiée ; ses modifications doivent rayonner en quelque sorte vers les cellules voisines, et d'une stimulation simple peuvent ainsi résulter des effets multiples. Par là peuvent s'expliquer les sympathies confuses que révèle l'étude du mouvement réflexe.
Ces quatre ordres de ganglions sont les éléments de cet ensemble d'appareils connu sous le nom de centre ou d'axe nerveux, et des organes qui dans le crâne lui sont surajoutés.
IV. Le corps est formé de deux moitiés symétriques, mais ces deux parties d'un même tout sont inséparables et unies
sur un plan médian. De même, les centres nerveux qui animent les deux moitiés du corps s'unissent en un tout symétrique, et le plan médian qui sépare ces deux moitiés du système nerveux central coïncide avec le plan médian du corps.
Dans les animaux vertébrés les centres nerveux principaux sont logés au côté dorsal, dans le canal formé par la série des anneaux supérieurs des vertèbres.
La relation qui existe entre ces centres nerveux et l'axe osseux vertébral est remarquable. Les vertèbres, comme chacun sait, sont à l'ensemble du squelette ce que les anneaux sont au corps des animaux articulés. Or, de même que la définition d'un cylindre se retrouve dans toutes les sections de ce cylindre qui sont parallèles à sa base, de même dans une seule vertèbre se retrouve l'idée du tronc tout entier ; en un mot, une vertèbre est au tronc ce que l'unité est au nombre dans une quantité concrète homogène.
Ainsi, il y a des segments dans le squelette, il y a des segments dans les muscles. Les nerfs périphériques s'accommodent à leur tour à cette segmentation, et l'observation démontre qu'il y a également des segments dans le système nerveux central.
Cette proposition est certaine dans les animaux inférieurs. Dans certains annelés placés très-bas dans l'échelle, tantôt à chaque anneau correspond un ganglion distinct (ex. le lombric terrestre), tantôt il y a un seul ganglion pour un nombre déterminé d'anneaux (ex. les hirudinées bdelliennes).
Dans la plupart des animaux vertébrés, dans les ovipares surtout, une longue tige étendue de la tête à la queue se substitue à cette chaîne des annelés. Cette tige qu'enferme le canal rachidien est la moelle épinière. Il y a certainement pour chaque anneau du segment vertébral une certaine partie de cette tige nerveuse; mais cette partie, ce segment idéal,
est-il un segment réel ? y a-t-il pour chaque vertèbre un ganglion nerveux central? C'est là une question importante au point de vue de l'anatomie philosophique et de la physiologie générale.
Gall a essayé l'un des premiers de la résoudre. Il pensait avoir vu dans la moelle des renflements successifs au niveau de chaque vertèbre. Cette proposition est surtout fort évidente dans la moelle épinière des oiseaux. « Dans l'in-« térieur de la moelle, dit-il, il existe des amas de subie stance pulpeuse sous la forme de renflements, lesquels « sont de la longueur de chaque vertèbre. C'est de ces « ganglions que tous les nerfs de la moelle épinière tirent « leur origine... Les renflements de la moelle épinière doi-« vent donc être regardés comme autant de ganglions propres « à des systèmes nerveux particuliers, qui ont des branches « de communication, pour les réunir entre eux et établir « ainsi leur influence réciproque (1). »
M. de Blainville avait accepté cette opinion de Gall, à laquelle les expériences de Le Gallois, de Marshall-Hall et de Mùller semblent avoir donné beaucoup de force ; et en effet, si l'on accepte les idées de ces deux derniers physiologistes sur la force excitomotrice de la moelle, il semble que la distinction de l'axe médullaire en segments distincts s'ensuive nécessairement. Ainsi, voyons-nous Le Gallois affirmer que la vie de chaque partie dépend spécialement de cette portion de la moelle épinière dont elle reçoit des nerfs (2).
M. Muller parle à peu près de la même manière. 11 assure, en effet, que « toute excitation vive du pouvoir moteur de la « moelle épinière ne stimule d'abord et immédiatement de
(1) Anatomie et physiologie du système nerveux. Paris, 1810.
(2) Expériences sur le principe de la vie. Paris, 1812.
« manière à amener des convulsions, que la portion de cette « moelle qui donne naissance au nerf sensoriel, et que l'ex-ce citation des autres parties de la moelle épinière et des nerfs « qui en proviennent, diminue à mesure qu'elles s'éloignent « du point sur lequel a porté la stimulation occasionnée par « le nerf du sentiment (1). »
Il nous semble que M. Marshall-Hall a été trop loin quand il a affirmé que « la marche rétrograde de l'influence excito-« motrice le long de la moelle épinière, telle qu'on l'observe « dans les expériences physiologiques et dans les maladies, « détruisait l'idée .que les phénomènes excitomoteurs sont « limités à des segments de la moelle épinière. » Dans ce raisonnement, la conséquence, bien que juste en apparence, peut conduire à une erreur directe; et, en effet, la sympathie des différents segments entre eux, dans un animal annelé, ne détruit point l'idée d'une vie propre dans chacun de ces segments. M. Moquin-Tandon a mis ce grand fait hors de doute dans ses expériences touchant l'indépendance des zoonites(2). Il nous semble donc que chaque segment de la moelle peut être considéré comme un centre particulier d'action, tout en admettant qu'à l'occasion de l'excitation d'un seul segment, la modification se prolonge dans toute l'étendue de la chaîne ou de la tige nerveuse, en avant et en arrière du point qui a reçu l'excitation. Il y a donc à la fois, dans l'axe nerveux, multiplicité et unité.
Toutefois, nous devons reconnaître qu'en distinguant très-nettement les actions excitomotrices, d'avec celles qui ont l'in-
(1) Physiologie du système nerveux, traduite par Jourdan. Paris, 1840, 1.1, p. 211.
(2) Monographie de la famille des Hirudinêes. Montpellier, 1827, in-4°,p.87. — Deuxième édition, 1846, p. 195.—Voyez aussi Duges, Mémoire sur la conformité orgatiique dans l'échelle animale. Montpellier, 1832, in-4".
telligence pour principe, qu'en suivant ainsi la voie tracée dans les expériences de M. Flourens, M. Marshall-Hall a rendu un grand service à la science; en effet, l'automate est excité, il ne sent point. L'excitabilité appartient à la moelle, la sensibilité dépend d'un autre appareil, du cerveau.
Le Gallois a rendu, par une comparaison très-pittoresque, cette distinction et cette synergie de tous les segments de l'axe : « Que l'on suppose, dit-il, un assemblage de roues qui « s'engrènent les unes dans les autres; elles ne formeront « toutes qu'un seul système, et aucune ne pourra faire un « mouvement qu'il ne soit partagé par les autres. Mais que « les engrenages viennent à être détruits en un ou plusieurs « endroits, il en résultera plusieurs systèmes qui pourront « avoir du mouvement indépendamment les uns des autres. » On pourrait trouver dans un aimant un terme de comparaison non moins heureux.
H se passe certainement dans la moelle quelque chose d'analogue. Ainsi nous croyons, avec Gall, qu'en regard de chaque vertèbre est un segment nerveux particulier. Mais tous les segments s'enchaînent, et, chez les animaux vertébrés, leur individualité semble être absorbée dans l'unité du système. De tous les segments enchaînés et confondus résulte chez eux une tige unique, où n'apparaît aucune trace de segmentation, sinon peut-être, suivant M. de Blainville, dans la région cervicale des oiseaux. Mais il suffit d'envisager la condensation excessive de tous les segments pour comprendre comment cette confusion doit avoir nécessairement lieu. Les lombrics, parmi les animaux annelés, présentent quelque chose d'analogue, par suite de la brièveté des anneaux; chaque segment portant un ganglion, et les segments étant très-courts, il en résulte l'apparence d'une tige légèrement renflée de distance en distance, si bien que, suivant l'expression de Dugès, « c'est
« un cordon noueux plutôt qu'une chaîne. » Un rapprochement plus grand eût amené une union plus intime encore, et ces inégalités de la chaîne se fussent complètement effacées.
Cet effacement est d'ailleurs dans les vertébrés une marque de perfection. M. de Blainville a fait sur ce sujet certaines remarques auxquelles on n'a pas donné toute l'attention qu'elles méritaient, à coup sûr. Suivant ce grand homme, en effet, les filets de communication entre deux ganglions ou centres nerveux sont d'autant plus nombreux, d'autant plus gros, et même d'autant plus courts, que les fonctions ont plus de rapports entre elles. Ainsi, dans les animaux qui offrent une masse centrale formée de ganglions distincts, plus les filets qui uniront ces ganglions seront nombreux, gros et courts, et plus on pourra concevoir de perfection dans l'action de cette masse centrale (1).
11 y a plus de véritable philosophie dans ce passage que dans beaucoup de gros livres publiés de nos jours; en effet, dans la plupart des animaux inférieurs, les ganglions sont épars, ou du moins très-distants. Ils se rapprochent les uns des autres dans les animaux qui sont plus élevés; dans la plupart des insectes, les ganglions de la chaîne nerveuse, séparés dans l'origine, se confondent graduellement en masses communes pendant la métamorphose qui les conduit à l'état parfait. Cette fusion de plusieurs ganglions en un seul est donc un signe de supériorité, et ce signe ne saurait être méconnu dans la tige nerveuse rachidienne des animaux vertébrés.
Un autre fait très-remarquable a été énoncé par M. de Blainville; c'est qu'en général, dans le cas où elles se confondent,
(1) Considérations générales sur le système nerveux dans : Journal de physique; reproduites en entier dans : Annales françaises et étrangères d'ana-lomie et de physiologie. Paris, 1839, t. 111, p. 349.
1 es masses nerveuses moindres sont attirées en quelque sorte, et absorbées par les plus grandes. Dans les vertébrés inférieurs et dans les jeunes fœtus de mammifères, la moelle épinière occupe toute la longueur du canal rachidien, de la tête à l'extrémité de la queue. Tous les poissons, sauf une ou deux exceptions, tous les amphibiens, tous les reptiles, tous les oiseaux, sont dans ce cas. Les segments excitomoteurs de la moelle sont alors placés en regard des vertèbres qui leur correspondent. Mais quand la masse encéphalique prend un plus grand accroissement, comme cela a lieu dans les mammifères, quand les segments nerveux antérieurs dominent, l'axe nerveux tout entier se trouve en quelque sorte attiré et condensé vers la tête ; et la tige se raccourcissant, les segments nerveux postérieurs sont souvent placés très en avant des segments vertébraux qui leur correspondent; de là une anomalie apparente, qu'une analyse approfondie résout aisément.
V. 11 convient d'aborder maintenant une question qui a préoccupé un grand nombre d'anatomistes philosophes, et qui de nos jours n'est pas encore complètement résolue.
On sait que dans tous les animaux inférieurs ce qui représente l'axe nerveux est une chaîne, logée au côté ventral du corps, et qui fait suite à un anneau entourant l'œsophage. Dans les animaux vertébrés, au contraire, la chaîne, ou plutôt la tige nerveuse, occupe, dans le plan médian de l'animal, le côté dorsal du corps. Ainsi, dans les invertébrés, l'axe nerveux est inférieur au tube digestif; il est supérieur à ce tube dans les animaux vertébrés.
Plusieurs naturalistes ont essayé de résoudre cette différence, en supposant que l'animal invertébré, mollusque ou articulé, comparé à un animal vertébré, marche sur le dos. En effet, la moelle épinière d'un animal vertébré, placé de la sorte, serait inférieure au tube digestif; mais les organes des
sens supérieurs et le cerveau suivraient ce mouvement, ce qui n'a lieu dans aucun animal. Cette vue ne saurait donc être acceptée que comme un jeu plus ou moins ingénieux de l'esprit.
On a plus récemment donné de nouveau cette hypothèse, mais en la modifiant un peu. On admet qu'en effet, l'animal invertébré marche sur le dos; mais on ajoute, pour tout concilier, que le tube digestif, s'engageant entre les deux racines du cerveau, vient dans les invertébrés s'ouvrir au-dessous de lui ; on voudrait expliquer ainsi, pour les besoins de l'hypothèse, comment chez les insectes le cerveau se trouve au côté dorsal du corps.
Dugès qui a le premier, je crois, proposé cette modification à la formule de M. Geoffroy, s'exprime ainsi :
« Une objection très-spécieuse pourrait être tirée de la posi-« tion ventrale ou inférieure de la chaîne ganglionnaire des « articulés, tandis que la moelle épinière est toujours à la « région dorsale ou supérieure des animaux à vertèbres. Cette « objection tombe, si l'on admet avec Geoffroy Saint-Hilaire, « que le ventre de l'invertébré est le représentant du dos chez « le vertébré; et en effet la position et les rapports mutuels du a cœur ou vaisseau dorsal, du canal alimentaire et du système « nerveux autorisent cette comparaison... La seule difficulté « réelle qui subsiste, c'est d'expliquer comment l'œsophage « des animaux articulés et des mollusques traverse le collier « susdit, et pourquoi le cerveau ne se trouve pas à la même « face du corps que la moelle épinière. »
Dugès ne me paraît pas avoir rempli sa promesse de résoudre cette difficulté par l'étude du développement ; en sorte que le doute persiste ; et bien que M. le professeur Duvernoy ait depuis énoncé la même théorie dans ses cours, en se l'attribuant, elle ne me paraît ni mieux conçue ni mieux établie. Ainsi, cette
opinion de Treviranus et de Weber que la chaîne nerveuse des insectes représente par ses relations et par sa forme ce qu'on a appelé le nerf sympathique dans les animaux vertébrés, me paraît avoir encore aujourd'hui toute sa force. En vain Dugès et Muller ont-ils cru voir le nerf sympathique des articulés dans le nerf recurrent de Lyonet, ce nerf étant bien plutôt l'analogue d'un pneumogastrique. J'en dirai autant du système stomatogastrique des animaux mollusques.
VI. Je me rattache donc d'une manière complète aux opinions de Treviranus, en me fondant sur les observations suivantes : si l'on considère par exemple un segment vertébral complet choisi dans cette partie de la région caudale qui porte des os en V, on pourra se faire une idée très-exacte et très-simple de la disposition élémentaire du système nerveux central dans un animal vertébré (1). Nous prendrons pour type un segment de la queue d'un crocodilien quelconque. Dans le Crocodilus lucius que nous avons sous les yeux, une première masse médiane et symétrique est logée dans l'anneau supérieur de la vertèbre. C'est là un ganglion supérieur qui n'est autre chose qu'un segment de la moelle épinière. Un deuxième ganglion également médian et symétrique est logé dans l'anneau inférieur, avec le système vasculaire : ce ganglion est l'un des éléments de la chaîne du sympathique. Enfin, deux com-
(1) Le célèbre auteur de la Philosophie anatomique, Etienne Geoffroy, homme doué essentiellement de l'esprit divinateur, avait parfaitement saisi de quelle importance est en anatomie comparée la considération de la région caudale. Lorsqu'il aborde l'étude de ce grand problème de la décomposition du crâne en plusieurs vertèbres distinctes, c'est une vertèbre caudale déjeune Plie qui lui sert de point de départ. Je crois que cette région n'est pas moins intéressante, quand il s'agit du système nerveux, et les résultats que j'ai obtenus concordent si bien avec les idées générales de Geoffroy sur le squelette, que je ne doute pas que cet homme célèbre, qui avait autant d'indépendance réelle que de génie, n'eût approuvé la modification que j'apporte ici à son idée première sur le système nerveux.
missures, l'une à droite, l'autre à gauche, unissent le ganglion supérieur au ganglion inférieur. Cet ensemble a la forme d'un anneau. Si maintenant nous comparons cet anneau à l'anneau œsophagien d'un animal annelé, cette comparaison fera ressortir des ressemblances singulières. Le segment de la moelle occupera sur le premier anneau la place que le cerveau occupe dans le second; et le ganglion du sympathique représentera dans le premier le ganglion qui, dans l'autre, est appelé ganglion pédieux. Les commissures latérales sont semblables de part et d'autre.
A chaque segment complet d'un animal vertébré, il y a donc un anneau nerveux, et le système nerveux de cet animal, considéré dans son ensemble, est composé d'une suite d'anneaux qui se succèdent dans toute la longueur du corps, et qu'unissent entre eux des commissures longitudinales. On peut exprimer ces faits à l'aide de figures schématiques très-simples.
Fig. 1.
La figure première représente la composition du segment nerveux et ses rapports avec la vertèbre. La seconde
Fig. 2.
représente dans la région caudale d'un crocodilien la succession et l'enchaînement des segments.
Dans quelques animaux privilégiés, les mammifères, les ganglions médullaires supérieurs condensés et attirés en quelque sorte vers l'encéphale, ne sont point situés en regard des vertèbres qui leur correspondent. Cette disposition a été constatée par tous les anatomistes, et mérite qu'on s'y arrête un instant.
Supposons la moelle très-courte, par suite d'une condensation poussée à l'extrême. Il est évident que les paires nerveuses qui s'y relient par les espaces intervertébraux devront se rattacher aux segments postérieurs du corps par de plus longues racines. Ces racines seront dans ce cas disposées autour de la moelle, comme les crins de la queue d'un cheval sur l'appendice qui les supporte : de là le nom de queue de cheval sous lequel les anatomistes ont indiqué cette disposition.
Condensons de plus en plus cette moelle si courte, réduisons-la à un seul tubercule, et supprimons par la pensée toutes les vertèbres. Les racines nerveuses n'ayant plus rien qui règle leur distribution, pourront descendre à la fois au côté ventral du corps, et se confondre avec la chaîne du sympathique. Ceci pourra être d'autant plus aisément conçu, que la tête l'emportant fort peu chez les animaux articulés, sur les autres segments du corps, ceux-ci conserveront une plus grande indépendance relative, et communiqueront avec le cerveau par un plus petit nombre de filets. On peut s'expliquer ainsi l'importance de l'anneau œsophagien, et la forme particulière au système nerveux des insectes. Telle était il y a quelques années ma manière de voir; mais en poursuivant avec attention cette étude et cette comparaison, on arrive à des résultats plus précis encore.
Nous venons d'indiquer la composition du système nerveux propre à un segment complet d'animal vertébré ; dans la région caudale, l'anneau est fermé par une commissure qui unit les deux moitiés du ganglion inférieur;
Fig. 3.
mais du coccyx à la tête, ce ganglion du sympathique se divise; l'anneau s'ouvre, et s'ouvre en général d'autant plus que ses deux moitiés sont en regard de masses nerveuses supérieures plus puissantes.
Fig. 4.
Dans ce cas les commissures qui unissent les deux moitiés du ganglion inférieur paraissent manquer, et l'anneau est divisé par le milieu de son chaton inférieur.
On peut évidemment concevoir un cas inverse, attribuer la prédominance au système nerveux inférieur, et supposer que dans ce cas, au lieu du ganglion inférieur, ce sera le ganglion supérieur qui se divisera, l'anneau nerveux s'ouvrant alors du côté de son chaton supérieur.
Fig. 5.
Cette division une fois admise, il sera facile de supposer un rapprochement plus ou moins grand entre ces moitiés du ganglion supérieur ainsi divisé, et les ganglions du système inférieur qui leur correspondent. Le système supérieur pourra descendre ainsi dans la sphère du sympathique et en accepter la distribution. Le premier anneau, l'anneau céphalique,
conservera seul sa forme normale, dans tous les autres, les deux systèmes seront confondus en un seul (1).
Les considérations embryologiques viennent en aide à celte manière de voir. En effet, le ganglion inférieur est divisé chez les vertébrés et séparé en deux moitiés symétriques dans tous les points du corps qui répondaient dans l'embryon à la vésicule ombilicale. Or, dans les vertébrés, la vésicule ombilicale répond au côté ventral de l'animal ; dans les invertébrés l'inverse a lieu, la vésicule ombilicale est au côté dorsal. Ainsi donc cette division médiane qui, dans les vertébrés, affecte la chaîne du sympathique, doit affecter chez les invertébrés le système nerveux supérieur.
Nous sommes conduits, en conséquence, à considérer le type du système nerveux {les animaux articulés comme modelé sur le type de la chaîne du sympathique des animaux vertébrés. Or, on démontre, en névrologie, que lorsque des nerfs émanés de l'un des deux systèmes nerveux passent à l'autre système, ils en suivent l'arrangement et la distribution. Par suite de cette loi, fondée sur l'observation, le système nerveux supérieur descendu dans la sphère du système nerveux inférieur en suivra la distribution, et sera absorbé dans son type. De là cette modification des pièces sternales qui, dans les animaux articulés, se transforment en une sorte de rachis inférieur. De là encore cette métamorphose apparente qui résulte de la confusion des deux systèmes en un seul.
VIL Nous n'avons point à nous occuper ici des animaux inférieurs. Nous n'aborderons pas non plus l'étude du sympa-
(1) Les belles recherches de mon savant et à jamais regretté ami M. Sou-leyet, sur le système nerveux, et plus particulièrement sur le collier œsophagien des mollusques, sont très-favorables à cette manière de voir. Peut-être aussi pourrait-on rappeler à ce sujet ce fait de l'existence de petits ganglions collatéraux aux ganglions médians de la chaîne chez les ponbdellcs. il. 2
thique. Mais nous donnerons une attention toute particulière à cette série des ganglions supérieurs que les anatomistes ont désignée sous le nom d'axe nerveux céphalo-rachidien. Grâce au ciel, l'anatomie est aujourd'hui plus avancée sur ce point qu'au temps où écrivait M. Leuret. Aussi devons-nous revenir sur toutes les questions qui s'y rattachent; le lecteur nous pardonnera d'entrer parfois dans des détails fastidieux, mais que commande impérieusement l'importance du sujet que nous traitons ici.
PREMIÈRE PARTIE
anatomie des centres nerveux cérébro-rachidiens de l'homme et des primates
CHAPITRE PREMIER
de l'axe nerveux céphalo-rachidien
§ 1. De la moelle épinière en général.
La chaîne des ganglions qui composent l'axe nerveux céphalo-rachidien forme une longue tige renflée dans le crâne en un noyau terminal. Cette tige est faite de deux moitiés symétriques opposées l'une à l'autre par des surfaces planes et réunies dans toute leur longueur par une lame intermédiaire appelée commissure. Ces deux moitiés ont une organisation pareille. L'une d'elles est la moelle droite, l'autre est la moelle gauche.
La commissure unit les deux moelles vers le milieu de leurs faces juxtaposées. Sauf ce point d'union, elles demeurent distinctes et séparées au-dessus et au-dessous de la commissure par des sillons plus ou moins profonds, selon les espèces. Le sillon qui est au côté ventral est désigné par les auteurs sous le nom de sillon médian antérieur ; celui qui est au côté dorsal est le sillon médian postérieur. En créant ces dénominations on a eu égard à l'attitude verticale de l'homme. Le sillon médian antérieur est le seul dont on n'ait point contesté l'existence; quelques auteurs ne reconnaissent point celle du sillon postérieur. Suivant quelques autres, il est oblitéré dans certaines régions. Rien, toutefois, n'est mieux établi que son existence dans toute l'étendue de la moelle épinière ; mais il faut avouer
que ses parois sont, dans certains cas, si fort adhérentes, que l'erreur est facile. Dans le chat, par exemple, ses bords sont à tel point unis par une membrane fibreuse intermédiaire dans toute l'étendue de la région cervicale, qu'au premier abord on pourrait nier le sillon, et conclure à l'existence d'un canal. Mais un examen approfondi prévient aisément cette erreur.
La tige médullaire est donc divisée en deux moelles symétriques. Chacune de ces moelles présente à son tour des indices de division longitudinale. Nous signalerons en premier lieu un sillon longitudinal et parfaitement tracé qui divise chacune des moitiés de la tige nerveuse en deux cordons. L'un, l'antérieur, est le plus considérable, on le désigne sous le nom de cordon antérieur ; l'autre est beaucoup moins épais , c'est le cordon postérieur. Voilà une première division.
Le grand cordon antérieur paraît à son tour subdivisé en deux faisceaux secondaires. Ces faisceaux sont d'ailleurs peu distincts. L'un d'eux est le cordon antérieur proprement dit. L'autre est le cordon latéral ou intermédiaire. Un petit fascicule bien distinct borde ce cordon à son côté postérieur. Il a reçu le nom de funicule accessoire du cordon latéral.
Il y a donc dans chaque moelle trois cordons principaux. L'antérieur, le moyen, le postérieur; deux sillons longitudinaux distinguent ces cordons. L'un d'eux, assez mal défini, est le sillon latéral antérieur auquel sont attachées les racines antérieures des nerfs spinaux. L'autre, plus profond et tracé d'une manière plus ferme, est le sillon latéral postérieur. Les filaments des racines postérieures des nerfs spinaux y sont régulièrement implantés.
Les cordons postérieurs présentent une particularité remarquable. En certaines régions ils semblent ne point border immédiatement le sillon médian postérieur; un petit funicule accessoire forme dans ce cas la marge du sillon. Tels sont
les funicules grêles de certains auteurs. M. Cruveilhier, dans son excellent ouvrage, les désigne sous le nom de cordons médians postérieurs. Peut-être serait-il mieux de les nommer funicules marginaux du sillon médian postérieur.
Que sont ces funicules? sont-ils une dépendance des cordons postérieurs? doit-on les considérer comme formant un système particulier? Ces 'questions m'ont longtemps embarrassé, et il faut l'avouer, l'étude de la moelle de l'homme ne suffît plus ici, il faut d'autres éléments pour les résoudre. Heureusement l'anatomie comparée nous vient en aide, et ce qui n'est pas appréciable dans l'homme, apparaît chez les animaux avec la plus grande évidence. Je recommande surtout pour ces recherches la moelle des singes et des carnassiers, tels que le chien, le chat domestique et la fouine commune.
Afin de rendre l'exposition des faits plus intelligible, je distinguerai dans l'axe médullaire plusieurs régions, savoir : 1° la région caudale; 2° la région lombaire; 3° la dorsale ; 4° la cervicale ; 5° la bulbaire. Les autres régions, plongées dans le crâne, y subissent des modifications toutes particulières, et nous en traiterons dans un paragraphe séparé.
Suivons donc notre description h partir de la région caudale; l'axe médullaire est dans cette région une tige extrêmement grêle que composent cependant quatre funicules distincts. Deux de ces funicules représentent les cordons antérieurs, les deux autres sont les cordons postérieurs.
Ces cordons postérieurs sont remarquables. Plus ils s'avancent vers la région lombaire, plus ils s'atténuent, et vers le sommet de cette région ils ont complètement disparu. Cette atténuation graduelle des faisceaux postérieurs de la région caudale donne l'idée d'un épuisement successif.
Mais à mesure qu'ils s'épuisent, de nouvelles fibres nerveuses se groupent sur leurs côtés, et constituent au niveau de la
région lombaire, des cordons postérieurs nouveaux. Ces cordons, séparés d'abord l'un de l'autre par l'extrémité des cordons postérieurs de la région caudale, se rapprochent de plus en plus et bordent immédiatement le sillon médian postérieur au niveau de la région dorsale. Mais à leur tour, ils s'atténuent de plus en plus vers la région cervicale, et leurs tiactus singulièrement amoindris forment au sillon postérieur une bordure très-mince, sur les côtés de laquelle se constituent graduellement de nouveaux cordons postérieurs par l'adjonction de fibres nouvelles, en regard des racines nerveuses des membres antérieurs. Ainsi dans cette succession de fibres qui se remplacent, l'ensemble des cordons postérieurs dans le rachis comprend trois systèmes distincts, savoir : 1° Le système caudal qui s'épuise et disparaît vers le sommet de la région lombaire où les funicules ont reçu le nom impropre de cordons médians postérieurs. 2° Le système lombo-dorsal qui s'épuise graduellement à mesure qu'on se rapproche de la région cervicale où ses extrémités atténuées reçoivent encore le nom de cordons médians postérieurs. 3° Enfin, le système cervical qui s'atténue, il est vrai, en se rapprochant du crâne, mais qui n'arrive point au degré d'épuisement que présentent les deux autres systèmes.
En conséquence de ces observations, les cordons médians postérieurs sont évidemment dans chaque région, Vextrémité atténuée des cordons postérieurs gui viennent des régions situées en arrière. Ces faits peu apparents dans l'homme sont évidents dans les singes, et en particulier dans les cynocéphales que j'ai étudiés avec une attention toute spéciale. Les chats, les chiens, les carnassiers vermiformes surtout (1), présentent les mêmes faits avec la même évidence. Il n'y a donc
(1) Genus mustelinum vermineum. {Klein.)
point là un appareil de signification nouvelle. Mais cet épuisement successif, et cette reproduction incessante des cordons postérieurs dans toute la longueur de la moelle est l'un des faits anatomiques les plus curieux parmi ceux qui peuvent servir d'éléments à l'histoire de la force excito-motrice considérée dans chaque région de la moelle épinière. Nous reviendrons d'ailleurs sur ce sujet intéressant.
Les sillons, qui dans chacune des moitiés de l'axe médullaire séparent les cordons composants, doivent être considérés avec beaucoup d'attention. C'est en effet aux sillons latéraux que correspondent les racines des nerfs. Au sillon mal défini que l'on désigne sous le nom de sillon latéral antérieur, se rattachent les racines antérieures de ces nerfs ; au sillon latéral postérieur sont attachées leurs racines postérieures ; on sait que ces dernières se distinguent aisément par un petit amas ou renflement gris qu'elles présentent à quelque distance de la moelle (1), de là le nom de racines glanglionnaires sous lequel on les désigne souvent ; ces faits sont si connus qu'à peine est-il nécessaire d'y insister. Les racines antérieures des nerfs sont, quoi qu'on en ait pu dire, exclusivement motrices; les racines postérieures, au contraire, sont des conducteurs d'impressions centripètes. Marshal Hall et de Blainville ont, avec beaucoup de raison, distingué les fibres qui composent ces racines sous le nom de fibres centrifuges pour les racines antérieures, et de fibres centripètes pour les postérieures. Il est bien entendu qu'en s'exprimant ainsi, on a eu égard à la marche des phénomènes plutôt qu'à celle du développement.
(1) Il est impossible de ne pas rappeler ici les beltss et curieuses expériences que M. Waller, l'un des plus ingénieux physiologistes qui se soient occupés du système nerveux, a faites sur les ganglions des racines postérieures. Ces ganglions sont remarquables à un autre point de vue, c'est dans leur intérieur en effet, que MM. Wagner et Ch. Robin ont vu pour la première fois les cellules bipolaires.
Il est certain que le plus grand nombre des fibres qui composent les racines postérieures des nerfs se continuent avec celles des cordons postérieurs. Il n'est pas moins évident que les racines antérieures sont annexées au système des fibres des cordons antérieurs. Il n'est donc pas étonnant que certaines propriétés de ces racines se retrouvent dans les cordons auxquels elles sont attachées ; aussi, jusqu'à ces derniers temps, avait-on cru à une assimilation parfaite des racines et des cordons qui leur correspondent, du moins au point de vue de leurs propriétés. Il paraît toutefois qu'on s'est trop hâté de généraliser, et que les théories anciennes n'embrassent plus tous les faits que des expériences récentes ont fait connaître. Il n'en est pas moins vrai que les cordons postérieurs sont exclusivement sensitifs, et les cordons antérieurs exclusivement moteurs ; ceci demeure acquis à la science. Ainsi les faits nouvellement aperçus ajoutent aux faits anciens, mais ne leur sont point contraires, comme l'ont fait croire un instant au public les appréciations d'un spirituel écrivain. Les théories changent, et changeront peut-être encore, à mesure que s'agrandira l'horizon des observations, mais il serait désespérant de trouver faux des faits autrefois bien constatés.
Tels sont, en général, les faits anatomiques qui se rattachent à l'histoire de la tige médullaire, quand on envisage uniquement la superficie des choses ; mais cette étude ne suffit pas, il faut aller plus loin, et chercher à voir leur profondeur. Cette étude intime et approfondie de la moelle épinière est extrêmement délicate ; aussi, sur beaucoup de points, les résultats qu'on a obtenus n'ont-ils pas encore aujourd'hui toute la précision désirable.
§ 9. Dtuelc de la moelle d'après des coupes transversales.
La dissection de la moelle, suivant sa longueur, n'apprend
rien au delà de ce que l'étude superficielle révèle; ajoutons que cette dissection détruit des rapports essentiels, et ne permet pas de juger du fond des choses; trop de parties sont déchirées, trop de rapports sont détruits. On doit, en conséquence, se borner à étudier avec attention des tranches minces de la moelle pratiquées en plusieurs directions, et plus particulièrement dans le sens d'un plan perpendiculaire à son axe. Des tranches ainsi obtenues ont reçu le nom de coupes transversales.
La première observation est celle-ci : la tige médullaire est formée de substance blanche à la périphérie, et de substance grise à son centre. Cette observation est immédiate, et de tout temps les anatomistes ont pu la faire.
Ainsi les faisceaux blancs, qui sont à la périphérie des deux moitiés de la tige médullaire, forment, dans chacune de ces moitiés, un fourreau dans lequel un axe gris est engagé comme une épée. La coupe transversale de cette épée est sémilunaire. Or, comme il y a en réalité deux moelles, la coupe simultanée de leurs axes gris donne lieu à une figure symétrique que Lieutaud compare avec raison à deux demi-lunes opposées par leur convexité, et unies par une lame intermédiaire. Le tranchant antérieur de l'axe gris est dans chaque moelle épais et arrondi; il est logé dans le centre du faisceau anterolateral. Quant au tranchant postérieur, il fait, en certains lieux, saillie à la surface de la moelle, et se montre au fond du sillon latéral postérieur sous la forme d'une traînée grise longitudinale.
Rolando a le premier signalé dans ces deux tranchants deux substances grises d'aspect très-différent. La substance du tranchant antérieur est rougeâtre et spongieuse; celle du tranchant postérieur est foncée et gélatineuse en apparence. Nous verrons tout à l'heure qu'à des aspects si dif
férents correspondent des différences non moins marquées dans la structure.
Les fasciculations blanches qui, dans chaque demi-moelle constituent la gaine de l'axe gris, présentent une disposition spéciale que la plupart des auteurs ont indiquée. Elles sont groupées en forme de prismes triangulaires semblables à des lames de couteau et juxtaposés autour de l'axe comme les éléments d'une voûte. Il suit de cette disposition que les triangles qui résultent de la coupe de ces lames semblent rayonner. D'ailleurs leurs tranchants n'ont pas tous la même longueur, et laissent entre eux de petits intervalles où s'engage la substance de l'axe gris, de manière à donner l'idée d'une sorte de decussation entre les deux substances. Il faut remarquer, en outre, qu'en général la direction des lames rayonnantes est normale à la surface de l'axe gris, dans leur point d'incidence. Cette disposition a une certaine importance en tant qu'elle est plus favorable qu'aucune autre à la facilité des échanges qui ont lieu à chaque instant entre la matière grise et les faisceaux blancs qui l'enveloppent.
Outre ces faisceaux enveloppants, on voit, au centre même de l'axe gris, en regard des faisceaux moyens, et dans le point qui sert de transition entre la substance spongieuse et la gélatineuse, un certain nombre de petits funicules blancs dont l'existence est constante, mais dont le nombre paraît varier. Dans certains points, on peut en compter au delà de quarante. Ils n'ont été jusqu'à présent le sujet d'aucune expérience; je leur donnerai le nom de faisceaux disséminés. Ces petits faisceaux sont surtout abondants dans la région cervicale et sousbulbaire.
Les deux moelles qui composent l'axe nerveux sont semblables, ou du moins parfaitement symétriques. On peut donc les considérer comme constituant chacune un système dis-
tinct(l). Toutefois elles sont réunies l'une à l'autre par une commissure, c'est-à-dire par une lame intermédiaire qui règne dans toute la longueur de la tige médullaire.
Cette commissure est essentiellement formée de deux lamelles dans l'intervalle desquelles sont compris plusieurs appareils importants. La lamelle antérieure est blanche, elle unit entre eux les cordons antérieurs. La lamelle postérieure est grise, elle unit les deux axes gris par un trait qui, dans les coupes transversales, est semblable à celui qui unit les deux moitiés d'une II à branches courbes.
Entre les deux lamelles est un canal médian que limite une paroi propre d'aspect gélatineux, revêtue à l'intérieur du canal par un epithelium à cylindres. Ce canal, très-grêle, est constant chez les animaux et chez l'enfant nouveau-né ; je l'ai souvent injecté dans le cheval dans une longueur de plusieurs centimètres. On en démontre aisément l'existence dans toutes les régions. Ce canal est le ventricule de la moelle épinière.
Il est parfaitement ouvert, et, quoi qu'on en ait dit, ne contient aucun vaisseau dans son intérieur. Souvent, il est vrai, et surtout dans la région cervicale, il est flanqué de deux autres canaux, où des vaisseaux longitudinaux sont logés, ce qui a fait croire à M. Foville (2) que ce ventricule est triple quelquefois; mais, en réalité, le ventricule est parfaitement médian, et toujours unique. Son existence est constante dans les animaux à tous les âges de la vie, et dans toutes les régions de la moelle; elle est également constante dans l'enfant nouveau-né, mais il paraît quelquefois oblitéré chez l'adulte.
Au-devant du ventricule, les fibres propres de la lamelle
(1) Cela est parfaitement exact, eu égard aux actions propres de la moelle et en particulier aux mouvements réflexes.
(2) Foville, Traité complet de l'anatomie du système nerveux. Paris, 1844, t. I, p. 286.
antérieure de la commissure, en passant d'un côté à l'autre, circonscrivent des interstices où sont compris de petits faisceaux longitudinaux, qui se confondent le plus souvent avec l'arête centrale des cordons antérieurs ; mais qui, dans certains animaux tels que les ruminants, forment de chaque côté du plan médian un petit cordon arrondi. Je donne à ces cordons le nom de cordons longitudinaux de la commissure. On doit attacher à la considération de ces choses une importance qui ressortira mieux de nos observations ultérieures.
§ 3. Structure Intime de la moelle épinière.
La tige médullaire, outre une charpente cellulo-vasculaire très-compliquée, comprend des parties élémentaires très-différentes les unes des autres. Les unes appartiennent à son écorce blanche, les autres à ses axes gris.
Les premières sont des fibres nerveuses blanches. Elles ont le caractère de toutes les fibres nerveuses centrales. Dépourvues du névrilemme qui les revêt dans les nerfs, elles se laissent facilement déprimer, et reçoivent aisément la forme de fibres variqueuses.
La transformation des fibres périphériques en fibres nerveuses centrales se voit aisément dans la moelle de la grenouille. La première enveloppe des fibres nerveuses qui composent les racines postérieures des nerfs, cesse brusquement au point d'implantation de ces racines dans la moelle. L'axe de la fibre, revêtu de son enveloppe immédiate, se continue seul dans l'intérieur des centres. Un réseau celluleux très-délicat soutient immédiatement et relie les fasciculations grêles que ces fibres constituent en s'associant les unes avec les autres. Ce réseau a l'aspect spongieux d'une moelle de jonc. Il sert de soutien aux vaisseaux capillaires multipliés, qui nourrissent la substance nerveuse.
Les axes gris ne présentent point, dans toute leur épaisseur, la même apparence. Rolando, avons-nous dit, a signalé les différences d'aspect qui distinguent la substance de leurs cornes antérieures de celle de leurs cornes postérieures. A ces différences correspondent des différences tranchées dans la structure.
Dans toute l'étendue du tranchant antérieur des axes gris, l'élément principal est une cellule rayonnée. Cette cellule a été l'objet d'un grand nombre de recherches. Sa paroi consiste en une membrane très-délicate qui contient une matière finement granuleuse. Le nucleus est en général beaucoup plus petit que la cellule; quant au nucléole, il est très-clair et très-brillant. De toutes les parties de la cellule nerveuse, c'est celle que l'œil découvre le plus facilement.
Quelques cellules contiennent un pigment coloré le plus souvent en brun ; il ne paraît pas d'ailleurs que la coloration de toutes les cellules soit exclusivement due à ce pigment ; elle paraît tenir, dans certains cas, à leur manière de réfracter la lumière.
Leur diamètre est singulièrement variable, non-seulement quand on considère différents animaux ou même les différentes régions d'une même moelle, mais encore dans une seule tranche prise isolément; souvent à côté d'une cellule bien distincte, on en voit d'autres dont le diamètre est sept ou huit fois plus considérable. Cette observation est si facile, qu'on a quelque droit de s'étonner de l'assurance avec laquelle M. Milne Edwards formulait, il y a quelques années, cette proposition que tous les tissus nerveux sont composés de granules dont le diamètre égale, dans tous les cas, 1/300 de millimètre. Que conclure d'une pareille assertion? sinon que pour se dispenser d'observer et dire rapidement des choses nouvelles, on annonce souvent ce qu'on n'a jamais ni vu ni mesuré.
Les cellules d'ailleurs variant beaucoup dans leur forme, on ne peut les comparer que d'une manière très-générale, et aucune mesure précise ne leur est applicable ; on ne peut donc évidemment exprimer que des moyennes approximatives. Toutefois ces moyennes s'accroissent d'une manière sensible, en raison composée de la taille de l'animal et du volume relatif de l'axe dans la région qu'on étudie. Cet accroissement porte sur toutes les parties de la cellule. On peut en donner une idée par quelques mesures prises avec la plus grande exactitude au niveau du renflement cervical :
l8 Cochon d'Inde. . 2* Chat domestique, 38 Vache......
Noyau. 0m01.. 0m02. , 0m025.
Nucléole. 0m0025. O^OOôO. 0m0075.
Nous avons négligé dans cette évaluation la cellule elle-même, dont les formes sont trop irrégulières pour se prêter à aucune mesure précise ; toutefois les différences de grandeur sont sensibles, et s'expriment dans le même sens que celles du noyau.
Les cellules rayonnées ne sont point uniformément répandues dans tous les points de la substance spongieuse. Elles sont surtout abondantes dans le voisinage des faisceaux blancs qui servent d'écorce à l'axe gris. C'est aussi là qu'elles atteignent à un plus grand volume ; on peut en distinguer deux amas principaux : l'un qui occupe la limite de la corne antérieure en regard des cordons antérieurs; l'autre, qui touche au cordon moyen dans le voisinage des faisceaux disséminés. Outre ces deux amas, on découvre un grand nombre de cellules éparses dont quelques-unes sont à peine plus renflées que les fibres qu'elles émettent. Ce système de cellules forme un plexus ganglionnaire qui s'étend jusque dans le domaine des cornes gélatineuses, et dont les prolonge
ments vont enfin s'unir aux faisceaux postérieurs; ainsi le plexus des cellules de la moelle sert d'intermédiaire entre le système des 'cordons postérieurs et celui des cordons antérieurs, bien qu'il semble appartenir plus particulièrement à celui-ci.
Les cellules rayonnées émettent de longs prolongements ramifiés qui leur ont fait donner le nom de vésicules nerveuses à queues, caudate nerve-vesicle, sous lequel elles sont en général désignées. Ces prolongements n'ont rien de régulier, se portent dans les directions les plus opposées et arrivent à une ténuité extrême. Les cellules elles-mêmes, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne se ressemblent ni pour la forme ni pour la grandeur. Les unes sont oblongues ou fusiformes; d'autres arrondies, quelques-unes semi-lunaires, d'autres échappent à toute description. Quoi qu'il en soit, en étudiant avec attention des tranches de la moelle pratiquées, soit dans le sens transversal, soit dans le sens de sa longueur, on découvre de la manière la plus précise les relations réciproques des prolongements ramifiés qu'elles émettent. Par quelques-uns de ces prolongements qui passent comme un pont d'une cellule à une autre cellule (1), ces cellules s'unissant de proche en
(1) L'existence de ces connexions des cellules multipolaires entre elles, a été depuis longtemps soupçonnée. Todd et Bowman, entre autres, croient ces connexions probables, mais ils ne sont point parvenus à en démontrer l'existence. M. Muller s'exprime ainsi dans son beau Manuel de physiologie : « C'est une question importante de savoir si les gros globules de la substance « grise, dans le cerveau et dans les ganglions, sont ou non unis les uns « avec les autres. — L'hypothèse d'un simple dépôt de cellules ganglionnaires « entre les filets nerveux, par rapport auxquels ils joueraient le rôle de masses « de renforcement, ne satisfait pas la physique des nerfs. Notre esprit deft mande une connexion plus intime. » J'ai, en 1851, fait de nombreuses recherches sur ce sujet. Le résultat sommaire de ces recherches a été communiqué à la Société philomalhique en 1852, et consigné dans le bulletin de cette société et dans l'Institut, t. XX, 1852, p. 272. Je signalais entre toutes les cellules un vaste système d'anastomoses aussi faciles à démontrer sur des tran
proche, forment un vaste plexus qui s'étend dans toute l'étendue de la moelle épinière ; d'autres prolongements se continuent avec certaines fibres des faisceaux moyens et des faisceaux antérieurs; d'autres, mais en plus petit nombre, peuvent être suivis jusque dans les fascicules radiculaires des nerfs moteurs; un grand nombre passent, par l'intermédiaire de la
ches transversales que sur des coupes longitudinales. Le procédé à l'aide duquel on démontre le plus facilement ces anastomoses est le suivant : Une moelle extraite aussitôt après la mort chez un animal tué ad hoc, est immédiatement dépouillée et plongée dans de l'alcool à 32 degrés. Deux jours après on détache de cette moelle des tranches minces qu'on rend transparentes en les imbibant de deux ou trois gouttes d'essence de térébenthine oléaginifiée par une exposition prolongée à l'air. Cette essence ainsi modifiée pénètre lentement. On doit suivre pas à pas et pendant plusieurs jours les effets de cette pénétration. Or il y a un point où les anastomoses des cellules deviennent si visibles, que c'est un véritable jeu que de les étudier, et de constater les connexions multiples qu'elles ont entre elles. Je recommande surtout pour cette étude, la moelle du chat et celle des grands ruminants, du bœuf en particulier. Mais on peut observer les mêmes faits dans tous les animaux mammifères. Je suis heureux de voir que des observateurs aussi habiles que MM. Schroder Vander Kolk, Wagner (1) et Remak, aient été de leur côté conduits au même résultat. M. Koiliker, qui cite ces anatomistes, ne croit pas à la solidité de leurs observations. Mais je puis affirmer qu'elles sont parfaitement conformes à la nature. Mes recherches ne me permettent pas de penser qu'aucun prolongement de ces cellules se termine librement ; et ceux qui ne s'unissent point à d'autres cellules sont évidemment en connexion soit avec fies racines des nerfs, soit avec les faisceaux longitudinaux tant antérieurs ou latéraux que postérieurs, soit enfin avec le côté opposé de la moelle par l'intermédiaire de la commissure. Ce n'est que dans ces derniers temps que je suis parvenu à voir sur des coupes transverses de la moelle du chat, à la région lombaire des fibres qui, des faisceaux et des racines postérieures, se portaient dans les petites cellules multipolaires qui sont aux confins de la substance gélatineuse ; or comme ces cellules sont par leurs prolongements en connexion avec les cellules multipolaires qui sont situées dans les cornes antérieures des axes gris et que celles-ci comnuniquent à leur tour soit avec les faisceaux moteurs, soit avec les racines antérieures, il est certain que par l'intermédiaire de ces plexus des cellules multipolaires, il y a entre les fibres des
(t) Société des sciences de Gœttingue, 16janvier 1854.
commissure, au côté opposé de la moelle. Tous ces faits ont une haute importance, et peuvent être rigoureusement démontrés.
Outre ces ramifications qui se portent dans le système des cordons antérieurs, d'autres prolongements se dirigent en arrière, traversent la substance des tranchants postérieurs de l'axe gris, et se continuent avec certaines fibres des faisceaux
racines et des faiseeaux postérieurs d'une part, et celles des racines et des faisceaux antérieurs de l'autre, des relations certaines.
Il est fort avantageux d'étudier ces faits sur des tranches longitudinales; on y voit les cellules s'unir les unes avec les autres de la manière la pluâ compliquée. Elles émettent en outre des fibres, dont les unes descendent, dont les autres montent, surtout dans le voisinage des faisceaux antérieurs; l'existence de ces anastomoses peut aider à l'explication des sympathies longitudinales, et à coup sûr elles doivent être pour quelque chose dans la production des mouvements associés. Il est probable d'ailleurs que les prolongements anastomotiques des cellules ne sont ni exclusivement centrifuges, ni exclusivement centripètes, mais sont l'un et l'autre à la fois, et je serais porté à croire qu'après la section des cordons postérieurs, c'est par ces prolongements que les impressions sont transmises des membres postérieurs vers le cerveau, comme cela a lieu dans les expériences de Fodera, de Van Deen, de Brown-Séquard, et de Schiff. Suivant Owsjannikow, chaque cellule de la moelle, dans les poissons, fournit quatre prolongements, un pour le cerveau, un second qui devient un nerf sensitif, un troisième qui se change en fibre nerveuse motrice, un quatrième, enfin, qui unit les cellules du côté droit à celles du côté gauche. En acceptant ces propositions comme exactes, nous nions positivement que ces résultats puissent être appliqués aux animaux mammifères, et nous partageons complètement sur ce point l'opinion de Kôlliker. Mais en ce qui touche les anastomoses des cellules entre elles, nous certifions contrairement à son assertion, qu'elles sont faciles à observer, et nos études multipliées sur ce point ont toute la certitude désirable. Ces anastomoses sont extrêmement nombreuses ; parfois elles sont très-courtes et fort grosses. Cela arrive plus particulièrement aux cellules qui forment les amas situés en regard des faisceaux antérieurs et des faisceaux moyens ; mais le plus souvent les petites cellules multipolaires des cornes postérieures de l'axe communiquent entre elles par des réseaux plus fins. Mes observations sont complètement d'accord avec celles de Schilling, quant à l'absence complète de cellules multipolaires dans la commissure grise. Le point le plus important à constater aujourd'hui serait un entrecroisement de certaines fibre» sensitives dans la commissure, mais ce sujet est d'une prodigieuse difficulté, il. 3
postérieurs et des racines sensitives. Ces communications des ramifications des cellules avec les cordons postérieurs m'avaient longtemps échappé malgré d'attentives recherches, mais j'ai enfin réussi à les voir et à les démontrer (1) ; cette double connexion des réseaux cellulaires, soit avec les cordons antérieurs, soit avec les cordons postérieurs, soit avec les racines sensitives, soit avec les racines motrices, est un fait d'une signification claire qui peut donner l'explication d'un grand nombre de phénomènes; aussi ne puis-je trop engager mes lecteurs à donner à ces choses une attention soutenue.
Les prolongements des cellules ont d'abord comme elles un contenu granuleux, mais avant de se transformer en fibres nerveuses, ils perdent graduellement ces granules et se changent en filaments d'une prodigieuse ténuité; ces filaments ont une grande ressemblance avec les fibres celluleuses, mais il est impossible de méconnaître leur nature, parce qu'on les voit en certains lieux se continuer avec l'axe des fibres nerveuses. Tood et Bowman ont déjà remarqué leur grande élasticité et leur résistance; leur tendance à se diviser n'est pas un des points les moins curieux de leur histoire.
Quoi qu'il en soit, ces plexus nerveux cellulaires de la tige médullaire rappellent assez bien l'organisation des ganglions dans les animaux inférieurs, et ressemblent encore mieux aux plexus nerveux de l'organe électrique de la torpille que MM. Wagner et Ecker ont si bien figurés ; d'ailleurs, des plexus semblables peuvent se trouver en d'autres parties que la moelle, témoin ceux qui ont été découverts par M. le marquis de Corti dans la rétine de l'éléphant, et depuis par M. Kolliker dans celle de l'homme.
Outre ces tractus rayonnants des cellules, la substance des
(l) Séances de la société nhilumalhique, et journal V Institut-. 1855.
tranchants antérieurs de l'axe gris est traversée par des fibres nombreuses qui, des cordons moyens d'un côté, passent aux cordons antérieurs du côté opposé par l'intermédiaire de la commissure ; en étudiant attentivement ces fibres, on démontre aisément que la lame blanche de cette commissure résulte d'un entrecroisement entre les deux moitiés de la tige médullaire.
Cet entrecroisement est si évident, qu'il n'y a point dans le système nerveux de disposition plus facile à démontrer ; c'est dans les intervalles de ces fibres entrecroisées que sont logés les cordons longitudinaux de la commissure (1).
La substance gélatineuse qui constitue le tranchant postérieur des axes gris, diffère beaucoup de la substance spongieuse; elle est constituée par des granules que M. Rémak* compare aux globules du sang de la grenouille ; elle forme la base des cornes postérieures qui ont d'ailleurs une organisation très-compliquée. En effet, elles sont divisées en un grand nombre de loges distinctes par des lames qui, de la face antérieure du cordon postérieur, s'avancent dans l'intérieur de l'axe gris; c'est dans les loges formées par ces lames qu'est comprise la substance gélatineuse. Toutes les fibres des cloisons sont longitudinales comme celles des cordons postérieurs ; mais on voit dans leur intervalle certaines fibres transversales cheminer des cordons postérieurs vers le centre des axes gris. Quelques-unes de ces fibres se rattachent aux racines postérieures des nerfs spinaux. Outre les cellules de la substance gélatineuse, outre ces
(1) On a eontesté la nature nerveuse des fibres transverses de la commissure. Ce seraient, ont dit d'habiles auteurs, des fibres celluleuses; il est vrai qu'elles en ont à certains égards l'apparence. Mais les rayonnements des cellules entre elles sont eux-mêmes semblables aux fibres des tissus cellulaires, et cependant leur nature ne peut être un instant méconnue. Il peut y avoir d'ailleurs de grandes similitudes apparentes, et de grandes différences dans les propriétés. L'histoire du système nerveux est là pour le démontrer.
fibres transversales, les loges comprennent encore un petit nombre de cellules multipolaires, et des fibres très-délicates qui relient ces cellules au tranchant des faisceaux postérieurs.
Ces observations, dont chacun pourra constater la justesse en étudiant avec attention des coupes transversales de la moelle, démontrent que la limite réelle du cordon postérieur du côté de Taxe gris n'est point aussi nettement définie qu'on le suppose en général, et que son domaine envahit une assez grande part de celui des axes gris. Nous attachons à ce fait une grande importance, et cette importance ressortira plus tard, nous osons du moins l'espérer; mais il ne faut point anticiper ici sur le paragraphe suivant.
§ 4. De la moelle dans ses différentes régions.
La moelle épinière dans les animaux mammifères n'occupe pas toute la longueur du canal rachidien ; ses limites supérieures répondent dans tous ces animaux aux environs du trou occipital. Quant à ses limites inférieures, elles sont dans l'homme au niveau de la deuxième vertèbre lombaire. C'est là du moins qu'est la terminaison apparente de la moelle; car en réalité elle se prolonge au delà sous forme d'un cordon grêle enveloppé d'un tube fibreux qu'on peut suivre au milieu des nerfs de la queue de cheval jusqu'à la base du sacrum.
Cette brièveté de la moelle ne détruit point les relations réelles de ses segments avec ceux du rachis ; à chacune des paires nerveuses qui passent par les trous de conjugaison, répond, en effet, un segment médullaire; mais tous] ces segments attirés et condensés en quelque sorte vers les parties antérieures du corps ne sont plus en regard de la vertèbre qui leur correspond, et pour s'y rattacher, les racines nerveuses parcourent un trajet plus ou moins long dans le canal rachidien. De là ce pinceau
nerveux qu'on a désigné sous le nom de queue de cheval, disposition trop connue pour qu'il soit utile d'y insister ici.
Les diamètres de la moelle varient beaucoup dans ses différentes régions; renflée vers la région lombaire, singulièrement rétrécie à la région dorsale, elle se renfle de nouveau à la région cervicale, et s'atténue au-dessous du trou occipital pour se renfler une dernière fois dans le crâne. Ces trois renflements correspondent aux racines des nerfs qui animent les membres postérieurs, les membres antérieurs ou la face. Il ne serait cependant pas absolument exact de dire que leur volume est toujours en raison directe du nombre et du volume de ces racines. Cela peut être dit, il est vrai, d'un même renflement considéré dans tous les animaux d'un même groupe. On peut dire, par exemple, que dans un même genre d'animaux plus le bras est grand, plus le renflement cervical est épais ; et ainsi pour les autres. Mais on ne saurait généraliser cette proposition à la série entière des vertébrés. En effet, le volume du membre est en général relatif à la puissance de locomotion qui est en lui, tandis que le volume de la moelle semble surtout en rapport avec la capacité sensitive des parties qu'elle anime.
Il s'en faut de beaucoup que la substance grise soit, eu égard à la substance blanche, dans les mêmes proportions dans toutes les régions de la moelle. Ainsi, le plus souvent, il y a plus de substance grise au renflement lombaire qu'au renflement cervical ; d'une manière générale dans les animaux, les faisceaux blancs s'atténuent d'autant plus à la région dorsale que l'axe gris du renflement lombaire est plus considérable, ce qui semble indiquer qu'à mesure que certaines régions de la moelle prennent plus d'importance, elles retiennent plus de fibres blanches, et en laissent passer jusqu'à l'encéphale un nombre moindre. D'ailleurs, l'importance des axes gris très-grande
chez l'enfant nouveau-né, diminue évidemment chez l'adulte. Chez l'enfant nouveau-né l'axe gris forme presque toute la masse du renflement lombaire, et l'enveloppe que constituent autour de lui les faisceaux blancs est relativement très-mince; mais chez l'adulte ces faisceaux blancs se multiplient, s'épaississent, et les axes gris se réduisent proportionnellement. Cette multiplication des fibres blanches parait suivre l'accroissement des membres postérieurs. Ces faits indiquent assez qu'à mesure que les fonctions du cerveau se développent, l'importance de la moelle en tant que centre automatique décroît, tandis qu'au contraire cette importance grandit en tant que la moelle est un appareil conducteur, eu égard au cerveau.
J'ai essayé de rendre palpable la vérité de ces propositions à l'aide du tableau suivant, où sont consignées des mesures comparatives prises avec le plus grand soin sur des coupes transversales de lamoelle faites dans le milieu de chaque région. Je ne regretterai pas le temps que ces recherches fastidieuses m'ont coûté, si elles peuvent paraître de quelque utilité pour l'histoire philosophique de la moelle épinière.
ENFANT NOUVEAU-NÉ
homme
adulte
ENFANT homme
Aire totale des faisceaux blancs
Aire des faisceaux postérieurs
Aire totale des faisceaux blancs
Aire des faisceaux postérieurs
Aire des axes gris
Aire des axes gris
Renflement lombaire.
1054
449
4413
1421
1636
2399
Région dorsale.
1082
475
3915
1115
328
564
Renflement cervical.
2000
492
6978
2404
721
1314
Celte réduction des faisceaux blancs et des axes gris à la région dorsale de l'adulte est d'autant plus significative, qu'un grand nombre de paires nerveuses s'attachent à cette région de la moelle, et devraient accroître la somme de ses fibres, dans le cas où toutes celles de la région lombaire remonteraient vers le cerveau. On remarquera aussi quelle importance acquièrent les faisceaux postérieurs à la région cervicale en regard des racines nerveuses de membres cependant plus grêles que ceux qui dépendent du renflement lombaire. Ce fait singulier n'est-il pas en rapport avec la supériorité marquée du membre cervical sur le membre lombaire au point de vue de la sensibilité intelligente?
La réduction des faisceaux blancs à la région dorsale est beaucoup moindre dans l'homme que dans les carnassiers, surtout dans les félis{\) et les mustela; elle est d'autant plus marquée que l'animal est plus long et plus élancé. C'est sur ces animaux surtout, qu'est apparente la vérité de la proposition que j'ai plus haut soutenue, savoir, que toutes les fibres nerveuses des régions postérieures du corps ne remontent pas jusqu'au cerveau, la plupart s'arrêtant dans la moelle épinière, ce que les phénomènes de l'action réflexe devaient d'ailleurs faire présumer par avance.
A priori, on doit supposer que les actions nerveuses reflexes sont plus apparentes dans les membres postérieurs que dans les membres antérieurs, à en juger du moins par la force
(t) Voici les mesures relatives des aires des (ranches delà moelle prisesdans les trois régions indiquées chez le chat domestique.
a- t„i.i» j„. Aire des fais-
faâ^r^cs. «-x^r Axesgns-
Région lombaire. 2104 601 1563
Région dorsale. 1156 186 164
Région cervicale. 2273 676 1142
40 DE LA. MOELLE DANS SES DIFFERENTES RÉGIONS.
relative des axes gris dans la région lombaire de la moelle. Ces axes sont en effet réduits comparativement dans le renflement cervical, et dans l'homme beaucoup plus que dans les animaux, mais en revanche les faisceaux blancs dans la région sous-bulbaire subissent une réduction beaucoup moins marquée que celle que présentent ces mêmes faisceaux au-dessus du renflement lombaire; tous ces faits concordent et s'expliquent les uns par les autres, et confirment l'opinion que nous exprimons ici.
Il est donc probable, sinon démontré, que la moelle n'est en rapport avec le cerveau, surtout dans ses parties postérieures, que par le plus petit nombre de ses fibres. Cela explique peut-être pourquoi la volonté, quelque exercée qu'on la suppose, ne commande pas au dernier détail des mouvements, mais agit sur des systèmes ou des groupes d'actions qu'il ne dépend pas de la volonté d'isoler. Ainsi, dans les nombreux attelages, une seule guide gouverne plusieurs chevaux. Combien, en effet, ne faut-il pas de fibres nerveuses élémentaires pour mouvoir un seul doigt ? Combien n'en faut-il pas pour la perception distincte de la sensation la plus simple ? Enfin, ne sait-on pas que la faculté de distinguer par le toucher des impressions très-rapprochées a des bornes que l'exercice recule, il est vrai, jusqu'à un certain point, mais presque exclusivement à l'égard de la main qui est l'organe élu parmi tous les appareils du toucher. Les animaux eux-mêmes sollicitent, interrogent, touchent avec le pied de devant, et sa supériorité est indiquée par les usages auxquels il est à tous moments employé.
CHAPITRE II.
i ± du bulbe et du noyau de l'encéphale.
§ 1. Prolégomènes et esquisse première.
L'axe nerveux, en pénétrant dans le crâne, se renfle encore une fois ; ce nouveau renflement est le bulbe, au delà duquel les deux moitiés de l'axe, après avoir traversé un anneau de fibres blanches appelé protubérance annulaire, se séparent et divergent en deux faisceaux très-épais, désignés par les auteurs sous le nom de pédoncules du cerveau.
Chaque pédoncule traverse d'abord un premier noyau de substance grise appelé couche optique ; puis un second noyau qui est le corps strié. Ces deux corps sont les derniers renflements de l'axe.
Dans l'intervalle qui sépare les deux moitiés de l'axe, chemine le ventricule. Au niveau du bulbe il offre un renflement très-marqué, qui est le quatrième ventricule des auteurs. Plus loin, vers la première moitié des pédoncules, il se rétrécit de nouveau chez les mammifères, et reçoit en ce lieu le nom d'aqueduc de Sylvius ; puis il s'abaisse entre les deux couches optiques, passe au-dessous d'un pont transverse qui les unit (commissure molle), se relève, se recourbe en arrière et se termine enfin au-devant de l'aqueduc de Sylvius, en décrivant un cercle complet. Cette partie du ventricule, enroulée dans un plan médian , est ce que les auteurs ont appelé troisième ventricule, et qu'il vaudrait mieux appeler ventricule intermédiaire. Ce ventricule donne dans le plan médian deux diverticulum, l'un inférieur, qui est le tuber cinereum, l'autre supérieur, qui est la glande pinéale.
Cet enroulement du ventricule intermédiaire est le fait fondamental de l'anatomie du noyau nerveux encéphalique. Nous verrons plus loin qu'un mouvement d'enroulement semblable y modifie toutes les parties constituantes de l'axe (1).
Quoi qu'il en soit, le ventricule enroulé dont nous parlons est propre à la région des couches optiques. La commissure molle qui unit le centre de ces couches est le centre ou le noyau de cet enroulement.
Nous donnons le nom d'étage inférieur du ventricule médian à l'arc de ce ventricule qui est au-dessous de la commissure. Nous désignons l'arc qui est au-dessus de la commissure sous le nom d'étage supérieur.
L'étage supérieur est dilaté en un pavillon très-large, qui recouvre toute l'étendue de la région supérieure des couches optiques. Nous lui donnerons le nom de vestibule. Deux expansions vastes se détachent des côtés de ce vestibule, et, se prolongeant en avant et en arrière, s'appliquent immédiatement aux corps striés qu'elles enveloppent en s'enrou-lant sur eux. Ces expansions sont les ventricules latéraux.
Leurs extrémités s'appellent cornes. La corne qui est
(1) L'idée de cet enroulement est en germe dans les écrits de Willis. On sait comment il pratiquait la coupe célèbre qui porte son nom. Il détachait les couches corticales d'avec les corps striés, et renversant d'arrière en avant le corps calleux et la voûte, il mettait à découvert l'ensemble des ventricules (Cerebri anatome, cap. X, fig. 7).
Duncan modifia légèrement cette manière de démontrer le cerveau. « Pour en contempler le dedans, dit-il, pour parcourir ses quatre chambres, « et voir ce qu'elles contiennent, il faut renverser peu à peu le dessus du « cerveau ou la voûte en devant, après l'avoir bien séparé du cervelet. » (Explication nouvelle et mécanique des actions animales. Paris, 1678, page 68.) C'était, comme on le voit, la préparation de Willis, sauf les coupes que M. Laurencet a reproduites de nos jours. Les vues de M. Gerdy, sur la disposition annulaire des principaux appareils du cerveau, ont fait faire un nouveau pas sur ce point, et je crois avoir été assez heureux pour avoir fait éclore ce germe.
en avant s'appelle corne frontale. La corne postérieure, s'enroulant autour du corps strié, fait saillie au-dessous -de lui sous le nom de corne sphenoidale. Enfin, dans l'homme et dans les singes, un prolongement accessoire de ce ventricule se dirige en arrière sous le nom de cavité digitale ou ancyroïde. Nous préférons celui de corne occipitale.
Les cornes frontales des ventricules latéraux sont si rapprochées l'une de l'autre, qu'elle arrivent presque à se toucher. Un petit intervalle médian les sépare. Tel est le ventricule de Sylvius (cinquième ventricule), nom auquel nous préférerons celui de méat de Sylvius. Dans ce méat sont logés deux cordons terminés en deux bandelettes qui, de la base du noyau cérébral, se portent à sa face supérieure, en s'enroulant avec le ventricule médian. Elles constituent les piliers de la voûte. Cette voûte, que complète une membrane fibreuse intermédiaire, recouvre, à la manière d'un opercule, la région vestibulaire du ventricule médian. Au delà de Y opercule, les bandelettes de la voûte bordent à la façon d'un ourlet la marge externe d'une grande ouverture qui divise en arrière la paroi de l'ensemble des ventricules cérébraux, passant de chaque côté, du milieu du bord postérieur du vestibule, à l'extrémité des cornes sphénoïdales des ventricules latéraux. Cette grande ouverture est la fente en fer à cheval.
L'ensemble des ventricules cérébraux est immédiatement recouvert au côté dorsal par une voûte transversale étendue d'un corps strié à l'autre. Cette voûte est le corps calleux.
Quatre formations accessoires sont annexées au côté dorsal du noyau encéphalique.
La première est le cervelet qui recouvre le quatrième ventricule.
La seconde est la masse des tubercules quadrijumeaux, qui est au-dessus de Y aqueduc de Sylvius.
La troisième, formée de deux moitiés séparées en forme de deux bourses symétriques, enveloppe de deux coiffes plus ou moins plissées, ces deux renflements du noyau qui répondent aux deux ventricules latéraux. On donne à ces coiffes le nom d'hémisphères cérébraux.
Quant à la quatrième, elle consiste en deux masses grises, au centre desquelles est un prolongement de l'étage supérieur des ventricules latéraux. Ces masses sont les lobes olfactifs.
Les choses étant ainsi indiquées, reprenons en détail la description de cet ensemble, en étudiant en particulier chacune de ses régions.
§ S. Description du noyau cérébral.
Ce noyau est dès à présent divisé pour nous en plusieurs régions, savoir : 1° La région du bulbe ; 2° la région de la protubérance annulaire ; 3° la région du pédoncule ; 4° la région du bouton terminal. Comme ces différentes régions sont surtout distinctes à la face inférieure du noyau cérébral, nous décrirons en premier lieu cette face en prenant pour type de notre description une préparation dans laquelle les terminaisons des axes du noyau ont été soigneusement énu-cléées (1).
A. Face inférieure du noyau. 1° Région du bulbe.
Le bulbe semble, au premier abord, n'être qu'un renflement de la moelle dans le crâne. Il n'est point arrondi comme
(1) Cette préparation indispensable est aussi facile à exécuter qu'elle est instructive. Elle a été réalisée pour la première fois par M. Foville. Ce n'est pas là le moindre service que ce célèbre anatomiste ait rendu à la science du système nerveux.
elle. Sa figure se rapproche de celle d'une pyramide à quatre pans, dont on aurait arrondi les arêtes. Le sommet de la pyramide est dirigé vers le bas, et répond à la moelle épinière ; sa base regarde le cerveau. Cette base est d'ailleurs purement idéale, le bulbe formant, avec les autres parties du noyau encéphalique, un tout continu. Elle est déterminée par un plan imaginaire qui répond au bord postérieur de la région de la protubérance annulaire.
Un sillon médian divise la face antérieure du bulbe en deux moitiés symétriques. Ce sillon, beaucoup moins profond que le sillon médian de la moelle épinière, en est la suite et se termine par une fossette médiane qui touche au bord postérieur de la protubérance, et qui a été appelée le trou borgne •postérieur de Vicq-d'Azyr.
Deux faisceaux, ou bandes longitudinales, en forment les marges. On leur a donné le nom de pyramides antérieures. Ces bandes ne se continuent point avec les cordons antérieurs de la moelle proprement dits, ou du moins elles n'émanent point de leurs couches superficielles. Ainsi ces cordons antérieurs écartés par elles ne bordent plus le sillon médian, et cheminent au côté externe des pyramides. Ces choses peuvent être aperçues sans aucune dissection.
Pour distinguer nettement l'origine des pyramides antérieures, il faut les écarter l'une de l'autre. Cette séparation est assez facile vers la partie supérieure du bulbe, c'est-à-dire vers sa base, mais plus bas elle devient impossible; en effet, en examinant les choses de plus près , on voit les deux pyramides se décomposer dans ce lieu en plusieurs petits cordons qui s'entrecroisent, ceux de la pyramide droite passant à gauche et réciproquement. Cet entrecroisement des pyramides, sur lequel nous reviendrons ailleurs, caractérise la limite inférieure du bulbe.
Quant aux cordons antérieurs proprement dits, écartés l'un de l'autre par les pyramides, ils se continuent en dehors d'elles sur les côtés du bulbe où ils sont toujours plus ou moins confondus avec les cordons latéraux. Toutefois les funicules accessoires de ces derniers cordons demeurent très-distincts, et émettent par leur bord postérieur une expansion très-remarquable qui remonte vers le cervelet, et dont nous parlerons ailleurs.
Dans la plupart des animaux, les cordons antérieurs et latéraux du bulbe sont très-renflés et fort épais, mais leur surface est à peu près unie. Dans l'homme au contraire, dans les singes, dans les ours, dans les éléphants, cette surface présente une saillie oblongue, ovoïde, dont le grand diamètre est parallèle à l'axe du bulbe. On la désigne sous le nom à'olive du bulbe.
L'olive est très-rapprochée de la pyramide dont la sépare seulement une languette du cordon antérieur, désignée sous le nom de faisceau interne de la silique. Quant à la plus grande partie de ce cordon, elle passe au côté externe de l'olive, et constitue ce qu'on a appelé le faisceau externe de la silique.
L'extrémité supérieure de l'olive n'atteint point au bord de la protubérance, dont elle est séparée par un intervalle plus ou moins grand. Comme l'olive est plus développée dans l'homme que dans les singes, cet intervalle est relativement plus grand dans ceux-ci.
La longueur de l'olive dans l'homme adulte est de seize millimètres environ, sa largeur de six. Elle est beaucoup moins grande dans les singes, dans les singes inférieurs surtout; et, sauf quelques exceptions, semble absolument nulle dans les autres mammifères; mais ce n'est là qu'une apparence. Elle existe en réalité dans tous les cas, seulement alors elle est cachée dans la profondeur du bulbe (1).
(1) Je ne puis m'expliquer où M. Dareste % vu les olives énormes qu'il a
On peut encore, dans cet examen de la face inférieure du bulbe, comprendre la description des faces latérales, à cause de leur inclinaison. Ces faces sont en grande partie occupées par les cordons latéraux et par leurs funicules accessoires. En arrière de ces funicules, un tubercule gris fusiforme fait une saillie distincte ; Rolando , qui l'a fait connaître, lui donne le nom de tubercule cendré.
Ce tubercule cendré du bulbe est compris dans l'intervalle qui sépare le faisceau moyen d'avec les cordons postérieurs, et par conséquent il occupe un espace qui est, dans le bulbe, la continuation du sillon latéral postérieur de la moelle épinière. Ce tubercule est donc un renflement, ou, si l'on aime mieux, un développement de cette traînée de substance grise qui occupe dans toute la moelle le fond du silion latéral postérieur.
Il ne s'élève point jusqu'à la protubérance annulaire, dont il est beaucoup plus éloigné que l'olive. L'intervalle qui l'en sépare est rempli par une expansion de fibres blanches émanées du funicule accessoire du cordon latéral; ces fibres se portent vers les cordons postérieurs du bulbe.
Ceux-ci, fortement écartés l'un de l'autre, et rejetés en dehors, limitent en arrière l'ensemble des parties que l'on peut apercevoir en même temps que la face antérieure du bulbe. Leur saillie est séparée de celle de l'olive par une vallée que limite à la base du bulbe le bord postérieur de la protubérance. Cette vallée est la fosse de Malacarne. Elle se continue avec la dépression qui sépare l'olive du pont de Varole, je veux dire de la protubérance annulaire.
Quand on étudie attentivement les différentes parties que
figurées sur le bulbe du cabiai, dans les planches où il a représenté l'encéphale de cet animal et celui du chevrotain. Les détails anatomiques de ces figures sont absolument imaginaires, et ne se rapportent à rien dans la nature.
nous venons de décrire, on voit qu'elles sont immédiatement enveloppées par une couche mince de substance blanche formée de fibres transversales juxtaposées, qui, du sillon médian antérieur du bulbe, d'où elles semblent naître, se portent avec l'expansion du funicule latéral, vers les faisceaux postérieurs du bulbe. Elle est appelée couche des fibres arciformes. Rolando a le premier fait connaître les fibres qui la composent. Elles forment une enveloppe serrée aux pyramides antérieures, à l'olive, au faisceau latéral, et ne laissent à découvert que la partie inférieure du tubercule cendré de Rolande Leur rapprochement est quelquefois si intime qu'on peut à peine les distinguer; aussi, le plus souvent, n'aperçoit-on, au premier abord, que quelques fibres irrégulières qui, d'ailleurs, n'existent pas toujours.
Nous décrirons, dans un instant, la face postérieure du bulbe. Pour ne point scinder des images dont l'idée ne peut se graver dans l'esprit qu'à la condition d'être conçue dans son ensemble, nous allons passer à l'examen de la seconde région, qui apparaît immédiatement au-devant du bulbe à la face inférieure du noyau cérébral.
2a Deuxième région, ou région de la protubérance annulaire.
La protubérance annulaire, autrement nommée pont de Varole ou mésocéphale, résulte, dans l'homme et dans les singes, d'une énorme accumulation de fibres transversales, qui passent au-devant ou plutôt au-dessous des faisceaux longitudinaux de l'axe, et dont les extrémités s'épanouissent dans les parties latérales du cervelet.
Willis, Yieussens, et tous les anciens anatomistes, ont figuré la protubérance annulaire de la manière la plus inexacte. Vicq-d'Azyr et Sœmmerring, les premiers, ont apporté quelque perfection dans cette partie de l'iconographie anatomique. Us
ont été dépassés depuis, et l'on ne peut rien imaginer de plus beau que les figures publiées par plusieurs anatomistes modernes, au milieu desquels se distinguent surtout M. Arnold et M. Foville.
La protubérance est peut-être plus facile à dessiner qu'à décrire. Sa forme générale est celle d'un trapézoïde à base très-large. La base du trapèze répond au bord postérieur du pont. Elle présente, sur la ligne médiane, une petite échancrure qui forme la marge du trou borgne postérieur. Légèrement soulevée au niveau des pyramides antérieures, elle les bride en quelque sorte, puis s'incline légèrement en arrière pour gagner le centre du cervelet.
Le bord antérieur du trapèze est fortement recourbé et légèrement échancré sur le milieu. Cette échancrure médiane répond à ce que nous désignerons tout à l'heure sous le nom d'espace interpédonculaire, et limite en arrière une fossette que Vicq-d'Azyr a signalée sous le nom de trou borgne antérieur. Aux deux côtés de l'échancrure il y a une grande saillie dont les versants se continuent avec les côtés latéraux du trapèze. Ceux-ci s'inclinent fortement en arrière, et gagnent le cervelet. Ces bords, dans leur ensemble, rappellent la forme d'un arc antique fortement bandé.
C'est entre ces bords que la protubérance est comprise. Elle est fort épaisse dans l'homme, dans l'orang, le chimpanzé, les phoques, les cétacés. Elle l'est surtout dans l'éléphant. Sa face libre est convexe ; on y distingue : a) Une vallée médiane qui suit la direction du sillon médian antérieur.
b) Aux côtés de cette vallée, deux collines saillantes et symétriques. Ces deux collines divergent légèrement d'arrière en avant.
c) Les versants latéraux de ces collines, qui s'inclinent en arrière vers le cervelet. Toutes les fibres de la protubérance s'y condensent en un espace de plus en plus étroit, et se grou-
ii. 4
pent de chaque côté en un gros faisceau qui plonge dans la masse du cervelet, sous le nom de pédoncule cérébelleux moyen.
Dans la plupart des animaux mammifères, la protubérance est moins saillante; mais, sauf quelques modifications de son bord postérieur, que nous expliquerons en parlant de la structure, le plan général de son organisation demeure le même dans tous les cas. La manière dont ces fibres transversales sont fasciculées dans le pédoncule moyen du cervelet a été parfaitement décrite par Rolando. Si nous divisons avec lui ces fibres en fibres postérieures moyennes et antérieures, nous pouvons résumer sa description en disant que dans le pédoncule cérébelleux moyen les fibres antérieures s'unissent aux postérieures, derrière les fibres moyennes. Le pédoncule cérébelleux contient ainsi toutes les fibres de la protubérance fasciculées et condensées en un gros cordon arrondi.
Au moment où les fibres antérieures s'engagent derrière les fibres moyennes, on remarque, sur la région pédonculaire de la protubérance, une ouverture comprise entre ces deux ordres de fibres. Cette ouverture oblongue, au-devant de laquelle sont quelques autres ouvertures si petites qu'elles sont à peine visibles, donne issue à la racine ganglionnaire de la cinquième paire. Quant aux petites ouvertures, elles livrent passage aux filets radiculaires du nerf crotaphyto-buccinateur. Niemeyer (1 ), dans un travail plus remarquable par l'érudition que par l'originalité des découvertes, a fort bien représenté ces faits, qui sont aujourd'hui connus de tous les anatomistes.
Outre les faisceaux décrits par Rolando, M. Arnold (2), et après lui M. Foville (3), ont distingué, dans la protubérance,
(1) De quinto pari nervorum.
(2) Tabules anaiomicœ. Turici, 1838, Fasc. 1, Icônes cerebri, in-fol.
(3) Traité complet de l'anatomie du système nerveux.
un plan superficiel de fibres, que ce dernier désigne sous le nom de ruban fibreux oblique. Ces fibres, qui font partie des faisceaux les plus antérieurs de la protubérance, s'infléchissent brusquement sur ses côtés, et forment des anses dont les courbes parallèles couvrent d'une enveloppe superficielle la face antérieure des pédoncules cérébelleux moyens. De ces fibres, les unes se portent directement vers le cervelet, les autres descendent vers le bord inférieur de la protubérance, et semblent, chez l'adulte, se perdre dans la fosse de Malacarne.
Elles ne sont pas toujours aussi évidentes qu'elles l'étaient dans les pièces que M.Foville a représentées dans ses planches; elles offrent rarement une série aussi complète. C'est dans le plan qu'elles composent que sont compris les anneaux d'où émergent les origines de la cinquième paire et du nerf facial. Leur adhérence est telle, à la racine ganglionnaire de la cinquième paire, que M. Foville, malgré sa grande habileté, a eru pouvoir affirmer l'existence d'une certaine connexion de ce nerf avec cette couche superficielle du pédoncule. Mais nous pensons, avec MM. Philippeaux et Vulpian, que cette assertion repose sur une illusion qu'un intime rapprochement des parties rendait d'ailleurs très-facile.
Le ruban fibreux oblique est fort apparent dans le fœtus, et l'on peut constater, vers le cinquième mois, que les plus inférieures de ses fibres, celles qui plongent dans la fosse de Malacarne, se continuent avec le faisceau moyen du bulbe, et peut-être avec le faisceau postérieur. Tiedemann a indiqué cette disposition d'après le cerveau d'un fœtus âgé de vingt et une à vingt-deux semaines (1). Elle n'est pas moins apparente dans quelques fœtus plus jeunes, mais il est certain que dans l'adulte il n'en reste que d'assez faibles traces.
(t) Anatomie du cerveau, traduite par Jourdan, Paria, 1823, in-8.
La plus grande mesure de la protubérance annulaire est, dans l'homme adulte, de trente-deux millimètres environ, dans le sens de son diamètre antéro-postérieur. Son diamètre transversal, mesuré entre les deux ouvertures annulaires qui donnent passage à la cinquième paire, est de trente-six à trente-sept millimètres. J'ai choisi ces points de repère à cause de l'impossibilité où l'on se trouve de fixer d'une manière certaine le point où les fibres de la protubérance s'implantent dans le cervelet. Dans l'enfant, au moment de la naissance, ces dimensions sont beaucoup moindres. Le diamètre antéro-postérieur égale quinze millimètres seulement, le tranversal dix-sept. Ainsi, à partir de la naissance, les relations de ces diamètres ne varient pas d'une manière sensible.
Le volume total de la protubérance est en rapport avec le développement des parties latérales du cervelet. Elle manquait, suivant M. Cruveilher (1), dans une jeune fille qui n'avait point de cervelet. Dans les oiseaux, où cet organe n'a point de masses latérales, la protubérance n'est en aucune façon distincte de la couche des fibres arciformes.
M. Valentin reconnaît avec raison, dans ces fibres arciformes du bulbe, le prototype de la protubérance annulaire. Souvent, en effet, elles forment autour de chaque moitié du bulbe de petits anneaux distincts qui les brident, et précèdent le pont. De là le nom de petit pont, ponticulus, donné à ces formations quand elles existent. On peut consulter, à ce sujet, les belles figures publiées par M. Arnold (2).
3° De la région des pédoncules.
Passons à la troisième région. Au delà du bord antérieur de
(1) Anatomie pathologique avec planches, t. 1, xv° livre.pl. 5.
(2) Sur un cerveau d'idiot microcéphale que je dois à la généreuse amitié de M. Giraldès, ce petit pont est composé de chaque côté de plusieurs arcs très-dislincts.
la protubérance, les faisceaux longitudinaux de l'axe qu'elle cachait aux yeux, apparaissent de nouveau sous forme de deux gros cordons divergents. Ces deux cordons sont les pédoncules du cerveau. Leur description, comme celle de tous les organes dont la distinction est en partie artificielle, est une œuvre difficile; pour la rendre plus claire, il me faudra anticiper un peu sur l'avenir, et parler de structure : sans cet artifice, mes paroles demeureraient inintelligibles.
Je rappellerai donc, que par une dissection habile, l'ensemble du pédoncule et du bouton terminal de l'axe a été énucléé pour ainsi dire, et mis à nu, par l'ablation de toutes les parties qui lui sont surajoutées. C'est cette préparation facile à réaliser que je prie le lecteur de prendre ici pour type, sans se préoccuper des autres parties que nous lui ferons plus tard connaître.
En effet, si l'analyse va du composé au simple, quand elle étudie, toute démonstration naturelle suit une marche inverse, et va du simple au composé. Aussi la méthode de description qu'on préfère le plus souvent en anatomie me parait-elle essentiellement défectueuse; si l'on démontre la structure du corps en allant de la circonférence au centre, on détruit, nécessairement, l'ordre naturel des choses, et de ces éléments épars l'imagination la plus forte ne peut reconstituer l'ensemble. Pour nous, nous démontrons l'organisation de cette machine si compliquée, comme on expose celle d'une montre, c'est-à-dire en la reconstruisant. C'est là une synthèse parfaite et sage parce qu'elle suppose l'analyse et la connaissance des détails, et que, suivant la chaîne de leurs analogies réciproques, elle ramène ces détails à l'unité dans une conception plus parfaite de leur harmonie.
Voilà pourquoi nous parlerons ici, mais sommairement, de structure. Qu'on se figure deux gros cordons fascicules diver
géant et s'élargissant légèrement à partir de la protubérance, et l'on aura une idée générale des pédoncules. L'intervalle médian qui les sépare est désigné sous le nom d'espace inter-pédonculaire.
En examinant avec attention la surface des pédoncules, on distingue surtout chez l'enfant naissant, une bande longitudinale appliquée à leur face inférieure et dont les fibres présentent plus que toutes les autres cette divergence dont nous avons parlé. Cette bande se distingue au commencement de la vie par sa blancheur nacrée, qui tranche sur le fond, grisâtre et semi-transparent à cette époque, des fibres du pédoncule; aussi est-ce surtout alors qu'il faut l'étudier pour s'en faire une idée précise.
En y regardant d'un peu près on est bientôt frappé d'une particularité qu'il faut signaler : plus on est près de la protubérance, et plus les fibres de cette bande se condensent en un faisceau distinct; en ce lieu elles forment un cordon arrondi, qui semble émerger de la protubérance elle-même; une dissection facile permet en effet de le suivre au travers des couches fibreuses du pont, et en le suivant ainsi, on constate un fait important, savoir qu'il est la continuation des pyramides antérieures du bulbe. Il est probable que, en traversant le pont, en se continuant à la face inférieure du pédoncule, les pyramides reçoivent de nouvelles fibres, car plus elles s'avancent du bulbe vers le cerveau, et plus leur épaisseur augmente; mais en même temps, le faisceau qu'elles composent s'aplatit et s'imprime de plus en plus dans la masse du pédoncule, au point d'en être chez l'adulte très-difficilement distingué.
Après un trajet de deux centimètres environ au delà de la protubérance, le pédoncule, d'abord semblable à un cordon fascicule, subit une modification remarquable. Ses fibres, en premier lieu condensées, s'écartent, et, en s'écartant, forment
un éventail de faisceaux rayonnants dont le plan s'enroule en un cornet ouvert. Le pavillon très-évasé de ce cornet regarde en bas et en dehors.
Quant à la pyramide, logée dans une gouttière qui précède le cornet, elle pénètre dans sa concavité, où nous suivrons plus tard son trajet. Une arcade fibreuse, qui passe d'un des bords du cornet à l'autre, convertit en un canal complet la gouttière qui la loge, au moment où elle s'engage ainsi dans la concavité du pavillon pédonculaire. Cette arcade, à laquelle nous donnerons le nom d'anse du pédoncule, émane simultanément des deux bords du cornet par des fibres qui s'infléchissent en arc au-dessous de la pyramide. On peut exprimer cette relation en disant que le pédoncule est perforé, eu égard au faisceau de la pyramide, qui est perforant. Quant à Yanse elle-même, elle présente une particularité que nous ne saurions passer sous silence. Elle est, en effet, creusée dans toute sa longueur par une large gouttière que des passages insensibles conduisent à la face convexe du pavillon de l'éventail pédonculaire. Cette gouttière, dont le fond est formé de fibres blanches mêlées à beaucoup de substance grise, loge la bandelette des nerfs optiques; elle sera pour nousla gouttière de l'anse.
Au delà de Yanse, la concavité du pavillon pédonculaire contient une grosse masse convexe ellipsoïde, qui en est comme le noyau. La limite postérieure de ce noyau répond au bord antérieur de Yanse pédonculaire, à laquelle il est uni d'une manière intime. Toutefois, vers le côté du pédoncule, qui touche à la ligne médiane, un prolongement de cette masse grise dépasse en arrière cette limite, et s'inclinant vers une production symétrique, s'unit avec elle en une masse grise médiane qui enveloppe la saillie de l'entonnoir du ventricule intermédiaire. Cette masse est le tubercule cendré, tuber cinereum. Quant au noyau gris ellipsoïde, il a reçu des
auteurs le nom de corps strié extraventriculaire. Nous lui donnerons encore le nom de noyau gris d'enroulement du cornet pédonculaire. Ce noyau forme le bouton terminal de chacune des moitiés de l'axe nerveux.
4° Région du bouton terminal.
Le noyau gris d'enroulement présente des particularités intéressantes. Sa surface grisâtre et parfaitement définie, est revêtue par une couche de petites bandes fibreuses, grêles, qui, nées de l'anse du pédoncule, rayonnent vers la périphérie de l'éventail et se mêlent aux fascicules qui le composent. Un faisceau blanc, plus épais, se mêle au plan de ces fibres et se porte à la surface du noyau dans la paroi postérieure du cornet 5 ce faisceau , composé de fibres d'un blanc nacré, émane d'un cordon fibreux logé dans la profondeur du noyau, et que nous décrirons plus tard, sous le nom de commissure antérieure.
Outre ces fibres superficielles, une multitude de fibres blanches, nées surtout de l'anse pédonculaire, traversent en rayonnant le noyau gris. Il y a une telle relation entre toutes ces fibres, qu'en essayant de les dissocier, on décompose ce noyau en une multitude de disques juxtaposés. Ce résultat est si constant, qu'il n'est pas possible de le considérer comme purement artificiel. C'est là un problème curieux de structure.
La majeure partie du noyau d'enroulement est recouverte et comme enveloppée par les couches propres aux hémisphères du cerveau. Une seule partie demeure à découvert, celle qui est immédiatement au-devant de l'anse pédonculaire. Assez aplatie dans l'homme, elle apparaît dans les singes, sous forme d'une colline oblongue , peu saillante, toute percée de trous, pour le passage des vaisseaux. Le bord libre des couches corticales de l'hémisphère la limite en avant et l'embrasse ;
les fibres blanches qui soutiennent ce bord ont reçu le nom de racines du nerf olfactif. Nous donnerons à cette colline le nom de couche du noyau d'enroulement.
Ceci posé, nous pouvons nous faire une idée assez complète de la face inférieure du noyau cérébral considéré dans son ensemble.
Sur les côtés, les deux moitiés du bulbe, celles de la protubérance, les deux pédoncules avec leurs pyramides, l'anse pédonculaire, le noyau gris d'enroulement et le cornet fibreux de l'éventail ; sur le milieu le sillon médian du bulbe, la vallée de la protubérance, l'espace interpédonculaire et le tuber cinereum.
Quelques détails indispensables compléteront l'histoire de ces parties.
Nous parlerons en premier lieu de l'espace interpédonculaire ; il est assez étroit, concave, et au fond de sa concavité existe la trace d'un sillon médian. La substance qui en forme le fond est d'un gris blanchâtre de couleur cendrée. On y remarque un grand nombre de trous semés çà et là, qui donnent passage à des vaisseaux nombreux, cette couleur et ces perforations ont fait donner à cette cavité médiane le nom d'espace cendré perforé postérieur.
La partie la plus profonde de cet espace répond au bord antérieur de la protubérance et touche à son échancrure médiane. Il y a là un enfoncement plus marqué, qu'on désigne sous le nom de trou borgne antérieur. La limite antérieure de la fosse interpédonculaire répond au tuber cinereum. C'est en ce lieu qu'on remarque ces petites eminences blanches, arrondies, qu'on connaît sous le nom ^eminences mammillaires; ces eminences sont doubles dans l'homme et dans un grand nombre d'animaux carnassiers, mais dans les singes et la plupart des autres mammifères, elles forment une masse
unique, souvent fort saillante, au côté postérieur du tuber cinereum.
Ce dernier corps, dont nous avons indiqué les relations avec les noyaux gris d'enroulement, peut être comparé au pavillon d'un entonnoir; de son centre descend, en effet, une petite tige canaliculée qui porte à son extrémité un tubercule semblable à un champignon d'un gris rougeâtre. La masse de ce tubercule est divisée en deux lobes, que les frères Wenzel ont décrits avec une attention scrupuleuse; l'épilepsie, suivant ces laborieux investigateurs, résulterait de ses altérations .
Il est logé dans la fosse de la selle turcique du sphénoïde; on l'a désigné sous le nom de corps pituitaire. Les anciens anatomistes lui attribuaient des fonctions toutes mécaniques : cette idée est depuis longtemps abandonnée. M. de Blainville le considérait comme une sorte de cerveau du système du grand sympathique, et il est certain que des filets nerveux, en grand nombre, le rattachent à la sphère de la chaîne nerveuse inférieure, mais c'est là tout ce qu'on peut affirmer. On consultera, sur ce point, un travail intéressant de M. le professeur Bazin, de Bordeaux(1). Au delà du tuber cinereum,
(1) Littre {Mémoires de l'Académie des Sciences de Paris, 1707, page 127) a donné une très-bonne description de la glande pituitaire. « Elle est, suivant lui, composée de deux parties de différente substance dont l'une est de couleur cendrée et l'autre de couleur rougeâtre,..
« La partie cendrée fait environ le tiers de la glande pituitaire : elle est molle, convexe, composée de vésicules remplies d'une liqueur blanche et elle est située à la partie postérieure de la glande... « La partie rougeâtre de la glande pituitaire est un peu aplatie en sa partie supérieure, et convexe dans les autres. Elle est d'un tissu serré et parsemé de vésicules plus petites que celles de la cendrée, et qui contiennent une liqueur beaucoup plus blanche et rlus tenue. »
Celle description est en grande partie confirmée par celle qu'ont donnée les frères Wenzel. — Voici celte description : s Le corps pituitaire est divisé en un grand lobe antérieur et un petit
une lame grise est étendue entre les deux noyaux qui terminent l'axe. Cette lame, qui appartient à la paroi propre du ventricule médian, mérite le nom de valvule antérieure. Elle est surtout bien apparente dans le cerveau de l'homme,
lobe postérieur. Le premier est reniforme et le second plus ou moins arrondi.— Le plus grand diamètre du grand lobe est transversal, le plus petit est de devant en arrière. Le bord supérieur du grand lobe est convexe, son bord postérieur est échancré. Cette échancrure reçoit le petit lobe.
« Laface supérieure du grand lobe est d'autant plus élevée que le sujet est plus jeune; elle est plane dans le moyen âge, et creuse dans un âge avancé. La face inférieure du même lobe est toujours un peu proéminente. Le petit lobe ou lobe postérieur est au moin-s de moitié moindre que l'antérieur. Il est compris dans l'échancrure que présente le bord postérieur de celui-ci.
« Il y a pendant toute la vie deux substances dans le lobe supérieur, l'une extérieure, rougeâtre forme une couche épaisse de 2mm50 environ, et une intérieure blanche semblable à la substance médullaire du cerveau. Chacune de ces moitiés contient une petite cavité triangulaire à parois rouges, à laquelle aboutissent une multitude de canalicules remplis de substance rouge qui rayonnent du centre à la circonférence dans toute l'épaisseur de la glande. Il sort des parois postérieures de chacune de ces cavités un petit canal plus ou moins rouge qui se dirige au milieu de la face postérieure du grand lobe, exactement à l'endroit où l'infundibulum communiqne avec le corps pituitaire. Quant a la substance du petit lobe elle est d'une seule couleur, tantôt blanche, tantôt grisâtre ou brunâtre. L'on n'y remarque que peu ou point de vaisseaux.
« L'infundibulum correspond toujours et sans exception au milieu de l'échancrure du bord postérieur du grand lobe. » (Observations sur le cervelet, par J. Wenzel, traduites par Breton. Paris, 1811).
Suivant Kôlliker (Histologie humaine, page 337), la glande pituitaire n'offre point d'éléments nerveux dans son lobe antérieur de couleur rouge. Il accepte les opinions de Ecker, d'après lequel (art. Blutgefdss drusen dans Wagner, Handwbrterbuch der physiologie) ce lobe contient les éléments des glandes vasculaires sanguines. Quant au lobe postérieur il contient, outre des noyaux et des vaisseaux sanguins, des tubes variqueux Irès-iïns, qui, comme les vaisseaux, descendent de l'infundibulum. — Wenzel affirme que le corps pituitaire présente des altérations manifestes dans les épileptiques.
Dans le malade observé par Littre, le corps pituitaire était profondément altéré. Il y eut des troubles nerveux dus à la compression qu'il exerçait sur le cerveau, mais ces troubles n'avaient rien de commun avec l'épilepsie. Cette vue des frères Wenzel a aujourd'hui peu de partisans.
§ 3. Face supérieure du noyau.
Les parties supérieures du noyau cérébral, la plupart enveloppées par des parties surajoutées, n'apparaissent pas directement à l'œil de l'observateur. Une étude approfondie de la structure peut seule les faire connaître dans leurs rapports véritables ; aussi nous bornerons-nous à décrire les faits sommaires tels qu'ils sautent aux yeux, si je puis m'exprimer ainsi. Cette exposition première sera donc imparfaite à certains égards, mais elle s'épurera en quelque sorte par la suite, et deviendra à la fois plus claire et plus exacte.
Si nous détachons avec précaution le cervelet en coupant transversalement celles de ses racines qui tiennent soit à la moelle, soit à la protubérance, nous découvrirons une troisième attache qui lie le cervelet aux parties antérieures de l'encéphale. Elle est établie par deux faisceaux parallèles, séparés par un intervalle quadrilatère, qui se portent, du cervelet, vers les tubercules quadrijumeaux placés au-devant de lui. Ces faisceaux sont les pédoncules supérieurs du cervelet, appelés aussi processus cerebelli ad testes. L'intervalle qui les sépare est rempli par une lame mince, grisâtre, à demi transparente qui touche d'une part au cervelet, de l'autre aux tubercules quadrijumeaux postérieurs. Cette lame est la valvule de Vieussens. Chez l'homme, un petit pont, formé par un tractus de libres blanches, passe transversalement au-dessus d'elle entre les deux pédoncules cérébelleux supérieurs, un ou deux millimètres en arrière des tubercules testes. Ce tractus est la commissure de la valvule de Vieussens. Un petit pinceau médian tombe de l'intervalle des tubercules testes sur cette commissure. Ce pinceau, qui est surtout apparent dans le fœtus humain, mais dont il n'y a point de traces visibles dans les singes, est le jrein de la valvule de Vieussens.
Les pédoncules supérieurs du cervelet sont, comme nous le verrons mieux dans un instant, des parties surajoutées au système des faisceaux postérieurs. Au delà, la marche des faisceaux primitifs est complètement dissimulée, d'abord par les tubercules quadrijumeaux, et plus loin par des formations annulaires, par des ceintures ou des anses, sur lesquelles M. Gerdy, en premier lieu, et après lui M. Foville , ont, avec beaucoup de raison, appelé l'attention des anatomistes. Ces formations en ceinture ne semblent point, au premier abord, appartenir aux systèmes fibreux longitudinaux de l'axe, et pour le moment, de même que les libres arciformes du bulbe, les considérerons-nous comme faisant partie de leur écorce.
Au delà de ces productions annulaires, on aperçoit de nouveau les faisceaux longitudinaux de l'axe sur la convexité de l'éventail courbe qui résulte de leurs irradiations terminales. On peut, dès lors, apercevoir la relation qui lie la disposition annulaire de ces productions à l'enroulement de l'éventail pédonculaire. Je dis ces choses sommairement, elles serviront d'introduction à la description plus détaillée qui va suivre. Quant à la distribution ultérieure des fibres rayonnantes, ou, si l'on aime mieux, de la couronne de l'éventail pédonculaire, nous la décrirons dans un des paragraphes suivants.
1° et 2° Région du bulbe et de la protubérance.
La face postérieure du bulbe est immédiatement remarquable par l'écartement que les faisceaux postérieurs subissent dans cette région, après s'être un peu renflés. De cet écartement résulte entre eux un intervalle angulaire.
Dans le point précis de leur écartement, les cordons postérieurs font à la surface du bulbe une grande saillie. Je donne à ce point le nom de coude du bulbe. A partir du coude ils se portent brusquement en avant, puis se recourbent en arrière
formant chacun une anse dont l'extrémité plonge dans le cervelet 5 d'ailleurs la composition de ce cordon diffère ici très-peu de ce qu'elle était dans la moelle, on y reconnaît aisément les faisceaux médians postérieurs du bulbe, semblables par leurs renflements à une chaîne moniliforme, et, d'autre part, les cordons postérieurs proprement dits, qui se dirigent presque en entier vers le cervelet, sous le nom de pyramides postérieures, de faisceaux restiformes, ou de pédoncules postérieurs.
Si nous partons des faits que l'étude de la moelle nous a révélés, les conséquences de cet écartement des faisceaux postérieurs dans le bulbe seront faciles à prévoir. En effet, en écartant les cordons postérieurs, on doit mettre à découvert le ventricule que ces faisceaux recouvraient en arrière. C'est ce qui a lieu dans la région du bulbe. Le ventricule énormément dilaté s'y montre à découvert dans tous les points qui ne sont point cachés par le cervelet. Il prend en ce lieu le nom de quatrième ventricule, dénomination impropre, comme l'a fort bien remarqué Tiedemann, et qu'on changerait avec raison en celle de premier ventricule.
En arrière du cervelet, la paroi de ce ventricule est extrêmement incomplète.
Elle est en effet coupée par une large scissure transversale sur le milieu de laquelle s'ouvre une autre scissure médiane. Elle se trouve ainsi réduite à deux petites lames triangulaires qui s'élèvent sur les cordons moniliformes 5 ces lames sont connues sous le nom de valvules de Tarin. Elles sont beaucoup plus épaisses dans le fœtus que dans l'adulte.
Plus en avant, la paroi postérieure du ventricule est recouverte par le cervelet, au delà duquel elle apparaît à la superflcie.de l'encéphale sous le nom de valvule de Vieussens, entre les deux processus cerebelli ad testes. Dans le point
où le cervelet la recouvre, cette paroi tapisse fort exactement le fond de certaines cavités propres à cet organe; cavités qui sont, à proprement parler, les ventricules du cervelet. On en distingue trois, une médiane qui répond aux cervelets médians, et deux latérales pour les cervelets latéraux.
La paroi antérieure du quatrième ventricule est complète, et tapisse fort exactement la face postérieure de la commissure du bulbe. Sur les côtés elle se prolonge dans la concavité de Yanse formée par la courbure des corps restiformes, de manière à donner l'idée de deux cornes latérales du quatrième ventricule. Ces cornes dont la paroi postérieure manque absolument, du moins dans l'adulte, logent les grands lobes latéraux des plexus choroïdes du quatrième ventricule.
Ainsi considéré, le quatrième ventricule est une cavité fort compliquée, on y distingue un corps et sept prolongements.
Deux de ces prolongements sont dans l'axe du ventricule, et établissent sa continuité, d'une part avec le ventricule de la moelle, de l'autre avec les ventricules cérébraux.
Une troisième appendice est médiane et occupe le côté dorsal du ventricule. C'est là le ventricule médian du cervelet.
Les quatre autres sont paires et symétriques. Les unes constituent les ventricules latéraux du cervelet. Les autres sont les cornes latérales dont nous avons parlé.
Les parties que recouvre la paroi antérieure du ventricule médian doivent être décrites ici. J'ai déjà dit que cette paroi répondait à la face postérieure de la commissure du bulbe. On y remarque : 1° un sillon médian très-régulier; 2° de chaque côté de ce sillon, deux tractus gris étroits, en dehors desquels sont deux renflements d'aspect gélatineux que les frères Wenzel ont les premiers fait connaître, et qui portent leur nom; 3°des stries blanches obliques qui s'implantent d'avant en arrière sur le sillon médian. Les anciens anato
mistes aimaient les comparaisons et n'y étaient pas fort difficiles. Cette disposition leur avait donné l'idée d'une plume. De là ce nom fameux de calamus scriptorius. La tige de la plume est le sillon médian. Ses barbes sont les stries blanches obliques, l'angle médian compris dans l'écartement des deux corps restiformes, en est le bec. Tout cela est peu intéressant et pourrait passer pour un enfantillage.
La plupart des anatomistes ont considéré avec raison les barbes du calamus comme fournissant les racines du nerf acoustique. Gall, profitant des observations des frères Wenzel, faisait naître ce nerf du renflement gélatineux qui porte leur nom. Nous verrons ailleurs que certaines racines de l'acoustique vont bien au delà.
Or quelle est la signification des cordons ou plutôt des tractus gris du quatrième ventricule ? Leurs relations obligent de les considérer comme représentant les tranchants spongieux de l'axe gris de la moelle, tandis que les renflements cendrés des frères Wenzel en représenteraient les tranchants gélatineux. Supposons, en effet, que les cordons postérieurs soient très-écartés l'un de l'autre dans un point quelconque de la moelle épinière ; il s'ensuivrait une pareille modification des axes gris. L'étude de la structure intime de ces parties justifie cette comparaison.
3° Troisième région, ou région du pédoncule.
Au niveau de la région du pédoncule, le ventricule médian s'atténue en un canal étroit, sous le nom d'aqueduc de Sylvius. Ce canal qu'accompagne le prolongement des pédoncules supérieurs du cervelet est complètement recouvert par une voûte de fibres blanches, qui porte la masse des tubercules quadrijumeaux.
Cette voûte a pour origine deux faisceaux qui naissent l'un
à droite et l'autre à gauche de cette partie du bulbe qui répond à l'olive. Après avoir dépassé la protubérance, ils se recourbent l'un vers l'autre au-dessus de l'aqueduc de Sylvius et des pédoncules supérieurs du Cervelet, et forment, en se réunissant l'un à l'autre, une arcade qui présente, pendant toute la vie, les traces d'un raphé médian, M. Cruveilher désigne ces faisceaux sous le nom de faisceaux triangulaires latéraux de l'isthme. Un sillon bien distinct (sillon latéral de l'isthme) les distingue du pédoncule cérébral proprement dit. Reil les avait décrits sous le nom de Rubans, M. Tiedemann, envisageant surtout leurs relations, les désigne sous un troisième nom, celui de faisceaux olivaires. On peut, avec raison, les considérer comme une dépendance des faisceaux antérieurs ou latéraux du bulbe; et, comme M. Tiedemann l'a fort à propos observé, ils commencent à se distinguer de la masse de ces faisceaux latéraux vers la région des olives, mais ils ne sont point une émanation particulière de ces corps.
Quoi qu'il en soit, c'est sous la voûte que ces deux faisceaux constituent en formant une arcade, que s'engagent l'aqueduc de Sylvius, les pédoncules supérieurs du Cervelet, et toutes les fibres qui, des faisceaux postérieurs, se portent vers l'Encéphale.
Bien que les tubercules quadrijumeaux appartiennent à la catégorie des ganglions surajoutés, ils sont unis de tant de manières aux parties que nous allons maintenant décrire, qu'il serait impossible de n'en pas dire ici quelques mots, sauf à revenir plus tard sur cette description préliminaire.
Ils sont au nombre de quatre dans l'homme et dans les mammifères adultes. Les tubercules postérieurs sont arrondis et revêtus d'une écorce blanchâtre; ce sont les Testes des anciens anatomistes. Les antérieurs ont reçu une dénomination non moins polie, on les a appelés Nates. N'est-ce pas le cas h. 5
ou jamais, de bénir la langue latine? Un peu plus loin, nous verrons la Vulva et Y Anus. N'y avait-il pas là de quoi justifier le dégoût de Malpighi (1), et la colère comique du célèbre Chaussierï
Les tubercules antérieurs sont plus grands que les postérieurs, et formés en entier de substance grise. Leur forme est celle de deux ellipsoïdes juxtaposés, dont les grands axes divergeraient symétriquement. Deux sillons, disposés en croix, séparent ces quatre masses l'une de l'autre; l'un d'eux est médian, et parfaitement rectiligne; l'autre est tracé dans le sens transversal ; il est curviligne, et sa courbe embrasse les tubercules antérieurs qu'il sépare des postérieurs. Dans le fœtus, ce sillon n'apparaît qu'assez tard, et longtemps après le longitudinal.
Les tubercules quadrijumeaux émettent sur le côté de l'axe certains faisceaux superficiels qu'il faut mentionner ici.
Le premier, né des tubercules testes, descend obliquement et d'arrière en avant vers le sillon latéral de l'isthme, en formant avec lui un angle aigu. Cette bande fibreuse limite en avant la région superficielle du faisceau olivaire. Au point où elle touche au sillon latéral, on la voit se terminer dans un tubercule gris fort petit, mais saillant, et de forme arrondie. Ce tubercule se nomme Corps genouillé interne, corpus genicu-latum internum; la bande fibreuse qu'il reçoit des tubercules
(1) Sensuum enim undique organis stipatum (cerebrum), osseo cranio, menyngibus, vasorum mirabili inducto plexu, nobile conditum diceres templum. Si autem requiras, quid sub tot concamerationibus in tripode colendum occurrat, non tam ridicula quam obscena reperies, de quibus cum Hoffmanno meminisse pudet; nates enim, penem, anum, vulvam, et testes, variis situatos locis admirandos flnxere, totumque negotium, in lustrandis et describendis sinibus et rimulis, illis facessebat neglecta interim cerebri mole, etintestina parietum structura. (M. Malpighii de cerebro epistola.)
quadrijumeaux postérieurs sera donc le Processus testis, ad corpus geniculatum internum.
Le corps genouillé interne reçoit en outre un faisceau des tubercules quadrijumeaux antérieurs. Plus grêle que le précédent, du moins dans l'homme et dans les singes, ce faisceau est le moyen d'une relation dont nous établirons ailleurs l'importance.
4° Région du boulon terminal.
Au devant des tubercules quadrijumeaux, les pédoncules sont enveloppés à leurs faces interne et supérieure, par ces productions arciformes, que nous avons signalées il n'y a qu'un instant.
La première est la couche optique, la seconde est le corps strié.
A. A la face interne des deux moitiés de l'axe, au-delà des tubercules quadrijumeaux est, de chaque côté, un grand amas de substance grise. Ces deux amas, que nous désignerons l'un et l'autre sous le nom de noyau central des couches optiques, communiquent entre eux, dès le cinquième mois de la vie fœtale, par un pont très-épais, également formé d'une matière grise et pulpeuse; telle est la commissure molle (1).
(1) Les anciens anatomistes, considérant la disposition de ces parties, eurent une idée singulière. Si l'on admet avec eux que le ventricule médian est une cavité comprise entre les deux moitiés de l'axe encéphalique, l'ouverture supérieure de cette cavité paraîtra divisée par le pont transverse de la commissure molle en deux ouvertures secondaires. Entraînés par leur goût pour les comparaisons obscènes, ils nommaient l'une d'elles vulva, l'autre s'appelait anus. Vieussens a employé des dénominations à la fois plus décentes et plus justes. 11 nomme l'ouverture intermédiaire aux tubercules quadrijumeaux antérieurs et à la commissure molle « hiatus ad canalem natïbus et testibus substratum ducens. » L'ouverture qui est au-devant de la commissure molle est ainsi désignée par lui : « hiatus ad infundibulum ducens. » On ne pouvait mieux dire. La première correspond à Yanus des anciens, la seconde à
Au-devant de cette commissure, du bord interne de la région fasciculée du pédoncule, naissent, dans le voisinage de l'anse, des fibres blanches, qui s'étalent et s'enroulent autour des deux amas gris qu'elle réunit. Ces fibres, très-adhérentes aux parties sous-jacentes, forment Yécorce de la couche optique. La lame qu'elles constituent, offre plusieurs faisceaux distincts.
I. Le premier suit la courbe de l'étage supérieur du ventricule intermédiaire, se porte, sous la forme d'un petit cordon nacré, vers les tubercules quadrijumeaux antérieurs, et s'unit en arcade au-devant d'eux, au petit cordon symétrique qui est au côté opposé de l'axe. Cet arc touche à la glande pinéale et s'unit avec elle ; de là le nom de Rênes, donné à ces petits cordons (habenœ). On supposait, en effet, avec Descartes, que l'âme a pour organe immédiat la glande pinéale (1), et que
la vulva. Il emploie, il est vrai, quelquefois ces dénominations, mais par condescendance pour l'usage général. Il définit ainsi le troisième ventricule ou ventricule moyen. « Tertius ventriculus est cavitas rima? majusculse œmula, nervorum opticorum thalamis, seu medullse oblongata? cruribus intermedia. » Cette définition, fort exacte quand on s'en tient aux premières apparences, ne peut être aujourd'hui conservée. Nevr. univers., lib. 1, de ce-rebro, cap. 9.
(1) La glande pinéale, glandula pinealis, conarium, penis, pinus, est un petit corps tantôt ovoïde, tantôt conique. Elle est située entre les deux tubercules quadrijumeaux antérieurs au-dessus de la commissure postérieure, c'est-à-dire de la commissure des deux faisceaux triangulaires latéraux de l'isthme. Ses dimensions dans l'homme sont peu considérables. Sa longueur est d'environ sept ou huit millimètres; sa largeur de quatre ou de cinq. Sa substance est d'un gris rougeâtre. Sa base renferme une petite cavité dont l'ouverture est immédiatement en arrière de la commissure des habenœ, et qu'on peut considérer comme une dilatation médiane de l'aqueduc de Sylvius vers son orifice antérieur, car elle est tapissée par un prolongement de la paroi propre du ventricule, et communique avec lui. Outre cette cavité, de petites cellules creusées dans la substance même du conarium, renferment des concrétions cristallines, qui apparaissent vers l'âge de six ou sept ans, et persistent pendant toute la vie. Ces concrétions sont désignées sous le nom de sable cérébral. On en ignore complètement les usages. Elles manquent la plupart du
par les habenœ elle gouvernait le corps entier (1). Les habenœ séparent nettement la face supérieure de la couche optique d'avec sa face médiane.
II. Le second faisceau s'étale en une membrane mince autour de la couche optique. Ses fibres clair-semées se recourbent d'avant en arrière autour d'elle, et se jettent successivement dans les rayons inférieurs de l'éventail pédonculaire. Elles composent essentiellement Vécorce de la couche optique.
temps dans les animaux. Ces corpuscules sont de nature calcaire et existent constamment dans l'homme. M. Kôlliker les considère, néanmoins, comme l'expression d'un état pathologique. Cet auteur les décrit fort bien : elles sont composées, suivant lui, de globules arrondis, simples ou groupés en forme de framboise. Elles contiennent principalement du carbonate calcaire, mais, en outre, du phosphate de chaux et de magnésie et une matière organique. Faivre (Des granulations mêningiennes; thèses de Paris, 1853) en combattant l'opinion de Hal 1er et de Blandin, n'admet pas que les granulations mêningiennes soient un produit pathologique. Elles contiennent, suivant Riche, outre une matière organique, du carbonate de chaux, du phosphate de chaux et de la silice. Nous pensons, au sujet des concrétions de la glande pinéale, ce que Faivre dit des granulations mêningiennes. La constance des unes et des autres ne se concilie point avec l'hypothèse d'une production anormale. Toutefois, certaines causes peuvent exagérer leur accroissement qui peut devenir alors l'origine de certains troubles consécutifs. Faivre comparant leur composition chimique à celle du liquide céphalo-rachidien, conclut que leur existence est liée à la constitution de celui-ci. Elles seraient, en conséquence, un résultat normal dans l'organisation ; mais leur existence, toutefois, n'a rien d'essentiel, puisqu'elles peuvent manquer dans les enfants jusqu'à l'âge de dix ans environ.
Quant au tissu de la glande pinède, il contient, suivant Kôlliker, des cellules pâles, arrondies, sans prolongements, et quelques rares fibres nerveuses de 0m,002 à 0m,005 de diamètre (Histologie humaine, § 120). On ne sait d'ailleurs rien de ses propriétés et de ses usages, à moins qu'on ne veuille la considérer comme un résidu de la rétraction du couvercle primitif du ventricule intermédiaire, ainsi que l'enseigne Baër.
(1) Voir le Traité de l'homme de Descartes. Ce traité, purement hypothétique, peut être considéré comme une sorte de roman. Toutefois, il mérite d'être lu et médité ; on y verra une preuve de la grandeur de l'homme et en même temps de son impuissance, lorsqu'il aspire à connaître la nature en dehors des voies naturelles de l'observation et de l'expérience, et par une sorte d'intuition orgueilleuse.
III. Un troisième faisceau, mieux distinct, s'enroule sur le bord externe de la couche optique, dans un sillon qui la sépare du corps strié. Ce faisceau, connu sous le nom de Tœnia semi-circularis, borde la lèvre antérieure de la gouttière de l'anse dès l'origine de celle-ci, et se termine au niveau du bord postérieur du pavillon pédonculaire.
— Au-dessous de cette écorce blanche, entre elle et le noyau, une bande épaisse, formée de fibres blanches entremêlées de beaucoup de substance ganglionnaire, entoure le centre de la couche optique; d'abord très-adhérente au noyau, elle s'en distingue bientôt sous forme d'un cordon où la substance blanche l'emporte de plus en plus sur la grise. Ce cordon continue le mouvement d'enroulement des couches, et conduit en quelque sorte par la gouttière de l'anse pédonculaire, s'avance à la base du noyau encéphalique sur les côtés du tuber cinereum au-devant duquel il s'unit avec son congénère en une commissure quadrilatère aux angles antérieurs de laquelle s'implantent les nerfs optiques. Telles sont les Bandelettes optiques ; leur commissure est appelée Chiasma.
On aperçoit nettement, dans le fœtus, la relation du chiasma avec le tuber cinereum, à cause de la grandeur relative de celui-ci, mais plus tard le chiasma l'emporte sur le tuber, et les faits changent un peu d'aspect; mais une dissection facile rétablit aisément le sens des choses.
Quoi qu'il en soit, les couches optiques présentent, à leur surface, certaines particularités que je dois dès à présent signaler.
Nous remarquerons en premier lieu deux renflements qui s'élèvent à leur surface ; l'un d'eux est situé en avant, il est oblong et en général bien distinct ; Vicq d'Azyr l'a décrit sous le nom de Corps genouillé antérieur. L'autre, situé en arrière, mi intermédiaire à la couche optique proprement dite, et à la
bandelette qui lui fait suite; il touche au corps genouillé interne, au-devant et en dehors duquel il est placé. Ce renflement est désigné sous le nom de corps genouillé externe par les anatomistes.
Je dois rappeler en second lieu qu'entre ce corps genouillé externe et le tubercule quadrijumeau antérieur, du même côté, existe un tractus fibreux sur la détermination duquel nous reviendrons ailleurs, et qu'on a considéré comme la racine principale du nerf optique. Ce qui est vrai dans les animaux, mais ne l'est pas au même degré dans le groupe des primates et dans l'homme.
B. — Après la couche optique, vient la deuxième grande production annulaire qui enveloppe le cône de l'éventail recourbé du pédoncule; celle-ci est presque entièrement formée de substance grise ; elle commence en avant, par une extrémité arrondie en forme de massue, s'enroule sur la convexité de l'éventail en dehors de la couche optique, s'atténue peu à peu, descend sous forme d'un cordon grêle à la face inférieure de l'encéphale, se renfle de nouveau et se termine par une seconde extrémité en massue, dont la saillie répond au bord postérieur du pavillon de l'éventail pédonculaire ; ce renflement inférieur est surtout bien marqué dans les Singes^ il reçoit la terminaison du tœnia semicircularis.
Cette production annulaire que Vieussens a imparfaitement connue, est ce que les auteurs désignent sous le nom de corps strié intra-ventriculaire ou de noyau crochu. Ce nouveau corps strié répond assez exactement au corps strié extra-ventricu-laire, je veux dire que celui-ci forme le centre, l'autre formant la ceinture. Ils ne sont séparés l'un de l'autre que par les fibres du cornet pédonculaire que leur disposition a fait comparer à une couronne radiante, et communiquent par les interstices des rayons. Il est très-probable que ces corps ont une
fonction importante, mais elle est inconnue, et jusqu'à présent les efforts des physiologistes pour résoudre ce problème, n'ont pas été fort heureux; ajoutons, pour compléter cette description, que, dans les singes, un deuxième tœnia semicircu-laris suit en dehors le corps strié comme le premier le suivait en dedans. Nous proposerons pour cette bandelette le nom de tœnia semicircular is externa.
Ces relations fort simples, sont cependant difficiles à exprimer, et même à rendre par des figures. Je prie donc le lecteur de s'attacher beaucoup plus aux indications générales qu'aux détails, et de recourir pour ceux-ci à la description des planches. Une fois ces détails compris, ceux dans lesquels je vais entrer se coordonneront aisément dans l'esprit.
§ 4. Des ventricules du cerveau, de la voûte, de la commissure antérieure, et du corps calleux.
I. Des ventricules du cerveau. C'est dans l'intervalle médian qui sépare les deux axes pédonculaires, entre les deux couches optiques, qu'est situé le ventricule médian. Ce ventricule qu'on désigne, en général, sous le nom de troisième ventricule, répondant au cerveau intermédiaire du fœtus, nous lui donnerons, pour cette raison, le nom de ventricule intermédiaire; nous avons déjà indiqué son trajet d'une manière générale. Il fait suite à l'aqueduc de Sylvius, descend au-devant de la commissure des pédoncules, entre cette commissure et la commissure molle (1), se porte en avant, se relève et s'enroule autour de celle-ci, de manière à décrire autour d'elle un anneau complet. J'ai déjà signalé cet enroulement et la disposition circulaire qui en résulte (2), et
(1) C'est-à-dire dans l'intervalle que les anciens désignaient sous le nom d'anus.
(2) Cf. Note sur la comparaison du noyau de l'encéphale et de la moelle épinière (l'Institut; t. XX, 1852, p. 373).
je le décris encore une fois ; l'importance extrême de ce fait m'impose cette insistance.
Ce tube circulaire présente plusieurs dilatations plus ou moins vastes ; les unes se développent dans le sens du plan médian de l'encéphale, entre les deux moitiés du noyau cérébral, les autres se développent latéralement, et sont constamment doubles et symétriques; elles s'enroulent autour des deux masses terminales de l'axe.
Les premières, les médianes, sont au nombre de deux; la plus considérable appartient à l'arc inférieur du ventricule intermédiaire, et se développe au-devant de la commissure des pédoncules, au-dessous de la commissure molle. Elle occupe le centre du tuber cinereum, s'étend avec lui au-dessus du chiasma des nerfs optiques, touche à la valvule antérieure^ et se prolonge en un canal étroit qui occupe le centre de la tige pituitaire. Cette grande dilatation, d'où naît un tube, a réveillé l'idée d'un entonnoir, de là le nom à'infundibulum donné à cette partie.
Le second prolongement médian est fort petit, il émane de l'arc supérieur de l'anneau immédiatement au-devant des tubercules quadrijumeaux, et marque la limite qui sépare Ya-queduc de Sylvius d'avec le ventricule intermédiaire. Cette petite dilatation occupe, derrière la commissure des habenœ, le centre de la glande pinéale dont elle est, en quelque sorte, le ventricule. Nous lui donnerons, en conséquence, ce nom : ventricule de la glande pinéale.
Dans la plus grande partie de son trajet, le ventricule intermédiaire , indépendamment de ces dilatations médianes, conserve quelque chose de sa forme tubuleuse. Mais de l'arc supérieur du tube naît, le long d'une fente médiane (1) qui
(1) Cette expression de fento est fort heureusement employée par Vieus-sens. Il dit en effet « lertius ventriculus est cavitas rimjE majuscules œmula,»
divise sa paroi supérieure, une vaste expansion triangulaire horizontale et symétrique qui recouvre fort exactement l'écorce enroulée autour des couches optiques. La cavité de cette dilatation communique avec celle de l'arc supérieur du tube par la fente médiane que nous venons d'indiquer. Nous lui avons donné le nom de vestibule des ventricules cérébraux.
La modification de l'étage supérieur du ventricule médian ne se borne point là. Les deux côtés du vestibule donnent, en effet, naissance à deux grandes expansions qui se développent d'une manière symétrique, l'une à droite et l'autre à gauche, autour des corps striés intraventriculaires.
Ces deux expansions latérales répondent à ce que, dans le fœtus, on a appelé cerveau antérieur ; ce sont, à proprement parler, les ventricules des hémisphères. On les désigne aussi sous le nom de ventricules latéraux. Peut-être pour mettre la nomenclature des parties, dans l'adulte, en correspondance avec celle du cerveau du fœtus, devrait-on les appeler ventricules antérieurs.
Les ventricules latéraux s'enroulent, disons-nous, sur les deux corps striés intraventriculaires. Celle de leurs extrémités, qui répond à la massue antérieure du corps strié, est la corne antérieure ou frontale du ventricule latéral. L'autre extrémité, enroulée comme le corps strié lui-même, répond à sa massue inférieure. Nous la nommons corne inférieure ou sphenoidale du ventricule latéral. Tel est le ventricule dans la plupart des animaux mammifères. Mais dans l'homme et dans les singes, de la partie postérieure de l'arc du ventricule latéral se détache un prolongement un peu recourbé en dedans comme la corne d'un rhinocéros, ou comme une griffe. Ce prolongement est
mais il faut entendre ceci de l'étage supérieur de ce ventricule (R. Vieussens,
Pfevr. univers., lib. I, de cercbro, cap, xi).
la corne postérieure ou occipitale du ventricule latéral. On le désigne encore sous le nom de cavité ancijroïde (1).
Ce prolongement est fort remarquable ; dans les singes, il a une grandeur énorme eu égard à l'ensemble du ventricule latéral dont l'arc est fort petit. Dans l'homme, la prédominance passe à celui-ci. Cette remarque est importante, parce qu'elle coïncide avec des observations faites sur la périphérie des hémisphères.
J'insiste, à dessein, sur ces dénominations de cornes frontales, sphénoïdales, occipitales. M. Foville a fort à propos remarqué que la forme des ventricules latéraux est le prototype de celle du cerveau tout entier, et par suite du crâne qui doit le contenir. Ajoutons que les ventricules cérébraux sont presque tout le cerveau du fœtus.
Les parties de la paroi propre du ventricule (membrane de Vépendijme des auteurs modernes), qui touchent au noyau
(1) Ce prolongement occipital du ventricule est particulier aux primates (singes) et à l'homme, et, par conséquent, il caractérise fort bien le type d'organisation de ces êtres. Toutefois, il ne peut être considéré comme un signe (l'élévation, car il est beaucoup plus grand eu égard à la partie enroulée du ventricule dans les singes, où son développement est énorme, que dans l'homme, où la partie enroulée l'emporte évidemment sur lui. Cette remarque est d'une haute importance, et fait voir que des dispositions, qui caractérisent un groupe élevé, ne peuvent toujours être choisies comme critérium des dispositions sériales à l'aide desquelles l'ensemble de ce groupe est zoologiquement conçu. Si l'on attachait à la considération de ce prolongement occipital une importance absolue, l'homme serait inférieur au singe. C'est une preuve entre mille que la faute dont les zoologistes doivent le mieux se garantir, c'est de prendre dans leurs raisonnements la partie pour le tout.
On pourrait supposer, en considérant la grandeur des ventricules latéraux dans le fœtus, que cette grandeur de la cavité ancyroïde chez les singes résulte d'un arrêt de développement. Mais cette conclusion serait loin d'être exacte; en effet, aux lobes antérieurs qui, chez les singes, sont extrêmement réduits, correspond un ventricule très-réduit dans toutes ses parties, tandis que le lobe postérieur, malgré la grandeur de son ventricule, a un développement relatif énorme,
d'enroulement, adhèrent fortement à la couche optique et au corps strié intraventriculaire à la manière d'un epithelium. Elles sont étendues à la surface de ces corps, comme une couche de vernis. Mais au niveau du tœnia semicircularis dont elles sont séparées par une veine, elles offrent un épaississe-ment considérable. Cet épaississement, qui suit la direction du tœnia semicircularis, est ce qu'on a désigné sous le nom de bandelette cornée, tœnia cornea.
Cette adhérence aux noyaux d'enroulement rend la description' de la paroi inférieure des ventricules, à certains égards, très-facile et très-simple. Mais la paroi supérieure a des relations compliquées dont nous ne saurions donner ici une idée suffisante; nous y reviendrons en conséquence après avoir fait connaître la disposition des parties auxquelles elle est en quelque sorte appliquée.
Dans cette description générale du ventricule, nous l'avons supposé clos de toutes parts. Mais il n'en est point ainsi : au-devant de la glande pinéale, une fente transversale divise le bord postérieur du triangle vestibulaire. Cette fente se prolonge de chaque côté le long des cornes sphénoïdales des ventricules latéraux. De là une ouverture en fer à cheval qiu divise la paroi du ventricule cérébral d'une corne sphenoidale à l'autre, en passant par le bord postérieur du vestibule. Cette ouverture semicirculaire a deux lèvres concentriques ; l'une est inscrite, l'autre est circonscrite.
La lèvre inscrite adhère intimement aux parties adjacentes, et suit le bord postérieur ou interne des couches optiques ; ses limites sont celles de l'écorce blanche de ces couches.
La lèvre circonscrite est libre et bordée par d'autres parties ; la fente qui est entre ces deux lèvres donne passage à des membranes vasculaires qui pénètrent dans l'intérieur des ven
tricules latéraux sous le nom de plexus choroïdes, et que nous décrirons ailleurs.
II. De la voûte, du corps calleux et du septum lucidum.
La première de ces parties est la voûte à trois piliers, Fornix, autrement appelée trigone cérébral, nous la nommerons, pour abréger, voûte tout simplement.
Elle a pour origine deux cordons qui émanent de la base du cerveau, du centre des eminences mamillaires. Ces deux cordons s'élèvent entre les couches optiques à droite et à gauche de l'infundibulum, s'inclinent l'un vers l'autre au-devant de lui, et, placés dans l'intervalle qui sépare les cornes frontales des deux ventricules latéraux, s'enroulent comme le ventricule médian. Or, de même que celui-ci se dilate en un vestibule triangulaire, de même ces deux cordons s'écartent l'un de l'autre pour longer les deux côtés du triangle. Au-delà du vestibule, les deux cordons, aplatis en deux bandelettes, s'écartent de plus en plus, suivent la ièvre libre de la fente en fer à cheval qu'ils bordent de chaque côté en manière d'ourlet, s'enroulent avec le ventricule et se continuent jusqu'à l'extrémité de sa corne sphenoidale. Ils limitent ainsi la paroi propre du ventricule cérébral. De là ce nom de corps bordants, corpora fimbriata, que leur avaient donné les anciens anatomistes. Ces bandelettes ont encore reçu le nom de piliers postérieurs de la voûte. À leur origine aux corps mamillaires elles portent celui de piliers antérieurs. Les piliers postérieurs, disons-nous, peuvent être suivis jusqu'à l'extrémité de la corne sphenoidale du ventricule latéral.
Au-dessus du vestibule, un plan très-serré, formé de fibres transversales, unit les deux arcs des piliers de la voûte. Ces fibres transversales tendues entre deux bandelettes diver
gentcs, ont rappelé les cordes d'une harpe. De là ce nom de lyre, psalterium, par lequel on a voulu indiquer cette disposition. Comme on le voit, la comparaison abonde dans le langage des anatomistes. Mais de ces comparaisons, il ne résulte, hélas ! rien de brillant ni de poétique.
Nous préférerons le nom d'c-percule qui exprime fort bien ces relations. Cette lame triangulaire appliquée au-dessus du vestibule de l'étage supérieur du ventricule intermédiaire, semble en effet le fermer à la manière d'un couvercle. La lèvre libre de là fente en fer achevai est vers son milieu intimement adhérente au bord postérieur de cet opercule. Si on soulève ce bord, on découvre ainsi l'intérieur du vestibule, et, vers son milieu, l'œil plongeant entre les deux couches optiques, aperçoit la commissure molle, au-devant et en arrière de laquelle se voit béante la fente médiane de l'étage supérieur du ventricule médian. Voilà ce que les anatomistes avaient pris pour deux ouvertures : l'une, la postérieure, était pour eux l'anus ; l'autre, l'antérieure, était la vulve, dénominations immondes, qui, rapprochées de ces noms de penis et de testes, font ressembler la description du cerveau, chez les anciens anatomistes, à celle de quelque monstre hermaphrodite. Une pareille comparaison aurait eu du moins, chez les Égyptiens, quelque sens symbolique qui l'eût peut-être relevée; mais ici tout révèle la naïveté grossière d'une imagination salie. Nous devons signaler une autre particularité. Au-devant des piliers de la voûte et de Yinfundibulum, au-dessous des cornes frontales des ventricules latéraux, l'œil aperçoit un cordon horizontal qui passe d'un corps strié à l'autre. — Ce cordon, logé dans un canal particulier et parfaitement défini (1), traverse les couches inférieures des corps striés, d'où il se dégage
(1) Commissura orassïoris nervi œmula. R. Vieussens, Nevr, unit. tab. VIII, 6.
dans l'intérieur du pavillon pédonculaire aux rayons postérieurs duquel ses expansions se mêlent, ou plutôt se superposent. Il sert de commissure entre les deux hémisphères. Aussi, le signalons-nous ici pour mémoire. Les anatomistes le décrivent sous le nom de commissure antérieure.
Au-dessus de la voûte et de Vopercule est le corps calleux.
Que l'on se rappelle les deux éventails courbes formés par les rayonnements divergents du pédoncule ; imaginons ensuite qu'un grand nombre de leurs fibres rayonnantes se recourbent au-dessus de l'ensemble des ventricules cérébraux, de manière à former au-dessus de cet ensemble une voûte transversale, et nous aurons une idée du corps calleux. On peut concevoir de deux manières la formation de cette voûte : ou bien les fibres qui émanent de l'éventail droit s'unissent avec celles qui naissent à gauche en un raphé médian; ou bien ces fibres, s'entre-croisant sur la ligne médiane, poursuivent leur trajet au delà. Nous discuterons plus loin ces deux hypothèses.
Les premières fibres du corps calleux se voient à la base du cerveau, au-devant de la valvule qui ferme, en avant du chiasma, le ventricule intermédiaire. Dans ce point elles sont inférieures à la massue antérieure du corps strié, et à la corne antérieure du ventricule latéral ; mais peu à peu les arcs s'élèvent au-devant, puis au-dessus des ventricules; ainsi le plan de la voûte qu'ils constituent, d'abord visible à la face inférieure du cerveau, se recourbe autour des cornes antérieures des ventricules latéraux, puis se développe d'avant en arrière, où ses dernières fibres s'unissent intimement au bord postérieur de l'opercule. D'abord très-mince à son point d'origine, le corps calleux s'épaissit beaucoup au niveau de sa courbure et garde dans tout le reste de son étendue une assez grande épaisseur. On donne à ce point recourbé du corps calleux le nom de genou antérieur. Le bord arrondi que ses dernières fibres forment en
s'unissant au bord postérieur de l'opercule, qu'elles recouvrent en se recourbant un peu sous sa face inférieure, est le genou postérieur du corps calleux.
Le corps calleux formé d'arcs fibreux passant d'un côté à l'autre, offre donc deux courbures. L'une transversale suit le sens des fibres. L'autre longitudinale se développe de bas en haut, puis d'avant en arrière. Une coupe transversale du noyau cérébral fait bien voir la première courbure. Une coupe médiane de ce noyau fait apprécier la seconde. Elle permet de constater, en outre, que les épaisseurs du corps calleux varient; fort mince à son origine, il s'épaissit beaucoup à partir de son genou antérieur ; c'est au genou postérieur que sa plus grande épaisseur paraît correspondre.
Le corps calleux n'est point courbé de droite à gauche en un arc uniforme. Dans toute sa longueur, en effet, il présente une vallée médiane, limitée de chaque côté par deux soulèvements parallèles. Cette vallée répond à l'intervalle médian qui sépare les deux moitiés de l'axe; les soulèvements parallèles enveloppent l'étage supérieur des ventricules latéraux, à partir de leurs cornes frontales. Ces choses sont connues et si bien décrites ailleurs qu'il suffira de les signaler ici; il faut, pour terminer, appeler l'attention sur quelques filaments irréguiiers qui rampent d'avant en arrière dans le fond de la vallée, et sont connus sous ce nom, nerfs longitudinaux de Lancisi. Nous dirons plus tard à quel système de fibres ces filaments se rattachent.
Pour compléter cette histoire du noyau cérébral, nous devons indiquer maintenant les rapports qui existent entre la paroi supérieure des ventricules latéraux et les parties que nous venons de décrire.
Disons d'abord que, bien que décrivant leurs courbes dans le même sens, le corps calleux et la voûte ne se touchent point,
sinon vers le genou postérieur; l'intervalle qui les sépare, assez petit en arrière, a, au-devant des piliers antérieurs de la voûte, la même étendue que les massues antérieures des corps striés, ou, ce qui revient au même, que les cornes antérieures des ventricules latéraux, que, d'une manière générale, cet espace est destiné à loger.
Ceci posé, nous partirons, de chaque côté, de la paroi supérieure du vestibule; cette paroi, intimement adhérente à la face inférieure de Yopercule, se réfléchit sur ses bords, et en tapisse la face supérieure sans s'avancer cependant jusqu'aux parties médianes qui demeurent libres. Arrivée à un millimètre environ du plan médian, elle se détache de l'opercule, monte verticalement vers le corps calleux, puis elle se recourbe en dehors, en tapissant la face inférieure de ce corps, et vient enfin le long du corps strié intraventricu-laire se continuer avec la paroi inférieure du ventricule latéral.
Ces choses se passent de chaque côté du plan médian. Ainsi, en passant de chaque côté de la voûte au corps calleux, la paroi du ventricule forme, par l'adossement de deux lames symétriques, une sorte de cloison entre les étages supérieurs des deux ventricules latéraux ; cette cloison est le septum luci-dum, c'est-à-dire, la cloison transparente. Or, les deux lames symétriques demeurant distinctes, il y a entre elles un intervalle médian, un espace intermédiaire vide, dans lequel les anciens voyaient un cinquième ventricule; on assure que dans le fœtus un prolongement du troisième ventricule est logé dans cet espace intermédiaire, mais dans l'adulte il n'existe plus aucune trace de cette communication primitive ; aussi ne verrons-nous pas là un cinquième ventricule, mais un méat extraventrieulaire que nous nommerons méat de Sylvius.
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Si j'ai eu le bonheur de bien décrire ces choses, il sera clairement démontré que le méat de Sylvius n'est rien autre chose qu'un intervalle médian, compris entre les deux cornes frontales des ventricules latéraux. Aussi l'existence de ce ventricule suppose-t-elle celle du corps calleux et des fibres transversales de Xopercule, qui limitent cet espace en avant et en arrière. En conséquence chez les oiseaux où ces organes manquent n'y a-t-il point de cinquième ventricule, bien que les piliers de la voûte, sous forme de corpora fimbriata, et les lames latérales du septum, soient parfaitement développés.
Telles sont d'une manière générale les parties qui entrent dans la composition du noyau de l'encéphale. M. Foville en a donné une préparation d'ensemble, si hardie et si bien conçue, qu'on peut en vérité la dire admirable ; et bien qui'elle soit à certains égards artificielle, je n'hésite point à affirmer qu'elle est, avec la célèbre coupe de Willis, la plus belle qui ait jamais été faite sur le cerveau.
Le noyau de l'encéphale est au crâne ce que la moelle épinière est au rachis; mais ces analogies sont dissimulées par une modification dont nous avons déjà parlé, et qu'il faut maintenant expliquer plus au long; je veux parler de l'enroulement de toutes les parties de l'axe dans le crâne.
§ 5. Comparaison du noyau de l'encéphale et de la moelle épinière.
On a longtemps protesté contre l'idée des philosophes qui comprennent sous une même formule le crâne et le rachis. 11 semblait, en effet, difficile d'admettre que cette boîte immobile fut comparable à ce tube flexible, et les esprits prévenus crièrent au paradoxe. Cependant ce paradoxe est aujourd'hui une vérité incontestée, et maintenant que le préjugé est
vaincu, on peut s'étonner de trouver nouvelle une vérité si visible, qu'elle semblait devoir se présenter d'elle-même aux regards des anatomistes (1).
La loi d'analogie qui régit tous les segments de l'axe osseux, soit dans la tige vertébrale, soit dans le crâne, domine également les parties qui les enveloppent, et celles qu'ils enferment. Il y a en effet des segments dans les couches musculaires ; et la moelle, composée elle-même par une succession de parties similaires, se prolonge dans le crâne. Il est impossible de ne pas voir dans les ventricules du cerveau un épanouissement du tube ventriculaire de la moelle ; dans le bulbe et dans les pédoncules, un prolongement de ses fasciculations; et quand, à l'aide de la magnifique préparation de M. Foville, on a isolé le noyau de l'encéphale, il est impossible de n'être pas frappé de cette idée, que le noyau est dans le crâne ce que la moelle est dans le raehis, le contenant et le contenu, ayant subi des modifications parallèles-.
Toutefois* l'analogie dans ce cas n'est pas similitude» Cette analogie, probable quand on se borne aux faits les plus généraux en comparant des abstractions entre elles, semble au premier abord moins réelle, quand on envisage le détail des modifications excessives que l'axe subit dans le crâne, tant il est difficile de saisir le passage qui, des formes simples de la moelle, conduit aux formes si compliquées de l'encéphale.
La malheureuse habitude, qui a jusqu'à présent régné, d'étudier le cerveau de la périphérie vers les centres, n'a pas peu
(1) Il est curieux de voir comment on justifie les contradictions qu'on oppose aux idées les plus simples. Vertèbre, disait-on, Vient de vertëre qui signifie tourner; or les pièces du crâne sont immobiles et, en conséquence, ne peuvent être considérées comme des vertèbres. Pitoyable jeu de mots ; car les faits ne se jugent point par des etymologies, et ne peuvent avoir pour critérium des définitions tirées de particularités qui n'ont souvent rien d'essentiel.
contribué à exagérer cette difficulté. Enfin, dédaignant cette vérité que toute description est un développement, on a trop négligé d'appliquer à la méthode d'exposition du cerveau, les données fournies par l'observation embryologique.
Cette pensée, dans la comparaison que nous allons essayer, nous a fait abandonner la méthode ancienne. Partant de ce fait irrécusable que le système général des ventricules représente presque en entier l'axe cérébro-rachidien du fœtus, nous l'avons pris comme point de départ, et si j'ose le dire ainsi il a été l'axe de notre description, comme il sera la base de nos déterminations ultérieures.
Aussi avons-nous insisté sur la description du ventricule, et cette description sera notre levier. Nous l'avons vu, semblable à un tube dans la moelle, se dilater dans le quatrième ventricule, se rétrécir de nouveau sous le nom d'aqueduc de Sylvius, descendre, se courber, remonter et circonscrire ainsi dans un cercle complet la commissure des couches optiques, et c'est ainsi que s'est formé le ventricule intermédiaire.
Puis nous avons vu l'étage supérieur de ce ventricule se dilater en un vaste vestibule, aux deux côtés duquel s'épanouissent les ventricules latéraux. Ne poussons point au-delà de peur de compliquer notre exposition. Il demeurera démontré que la première modification, la modification fondamentale que subit le ventricule dans le crâne, est un enroulement de son extrémité céphalique, autour d'un axe horizontal.
Tel est le fait le plus apparent, et comme il est irrécusable, il n'y a aucun inconvénient à le considérer comme le nœud de l'explication générale des modifications subies par les parties qui sont annexées au ventricule.
Le ventricule de la moelle est compris dans l'épaisseur de
la commissure, il a au-devant de lui les cordons longitudinaux de cette commissure, puis sa lame blanche transverse, en arrière est sa lame grise.
Or, imaginons dans un segment quelconque de la moelle un enroulement du ventricule semblable à celui qui a lieu dans le crâne, et supposons que toutes les parties de la commissure subissent ce mouvement; si l'enroulement a lieu du côté ventral au côté dorsal, et s'achève en cercle, il enveloppera nécessairement la commissure grise dont une portion s'isolera au centre du cercle. Les piliers longitudinaux suivront le ventricule et s'enrouleront au-dessus de lui. Enfin la commissure blanche sera entraînée dans le même mouvement.
Chose remarquable! cette modification si simple, reproduit, quant aux conditions générales, les relations des parties fondamentales qui composent la région intermédiaire du noyau encéphalique. Ce ventricule enroulé est le troisième ventricule. Les cordons longitudinaux sont les piliers de la voûte, la commissure blanche est le corps calleux. Enfin la commissure grise comprise au centre de l'enroulement représente la commissure molle. Ces analogies se développent si naturellement qu'il est inutile d'y insister.
L'existence de ces dilatations latérales qui compliquent le ventricule encéphalique, n'établit point une différence fondamentale entre la moelle et le noyau de l'encéphale. C'est là un fait accessoire qui résulte d'une dilatation, d'une expansion excessive. Une tranche de la moelle, dans laquelle on suppose une dilatation pareille du ventricule, reproduit d'une façon vraiment merveilleuse l'aspect d'une coupe transverse du noyau encéphalique.
Fig. 6.
Imaginons, en effet, une coupe transverse de la moelle, dans laquelle deux expansions latérales seraient surajoutées au ventricule médian. Si ces dilatations accessoires se prolongeaient en avant, elles comprendraient entre elles les deux piliers longitudinaux de la commissure, et repousseraient en avant la commissure transverse. A l'aide d'une modification si simple on retrouve le ventricule médian, les piliers antérieurs de la voûte, le méat de Sylvius et le corps calleux; ajoutez à cela l'enroulement dont nous avons parlé, et la similitude, je veux dire l'analogie, est complète.
Ce mouvement d'enroulement ne modifie pas seulement les parties médianes du noyau, il se retrouve encore dans les parties qui représentent dans le crâne les deux moitiés de l'axe rachidien. En effet, nous avons vu l'épanouissement terminal des cordons longitudinaux se recourber en un cornet qui enveloppe le corps strié externe. Le corps strié interne, le tœnia semicircularis, la couche optique, les habenœ de la glande pinéale, suivent ce mouvement. De là ces formes circulaires, ces zones enroulées autour des pédoncules, qui avaient depuis longtemps frappé l'œil investiga^-teur de M. le professeur Gerdy, dont les vues n'ont point été perdues pour notre grand névrotomiste, M. Foville.
Ainsi, même en tenant un compte rigoureux de toutes les différences de détail, nous pouvons affirmer avec certitude qm h noyau »lo 1'ençéphaje est une moelle dilatée et enroulée
sur elle-même, en un mot, ce noyau est la moelle du crâne. C'est autour de cette moelle, comme autour d'un centre, que les courbes du crâne se développent. Aux saillies antérieures du noyau répondent les bosses frontales, à ses cornes inférieures lesbosses temporo-sphénoïdales, aux cornes postérieures la saillie des bosses occipitales. Voilà ce que M. Foville a, selon nous, mis hors de doute. Ainsi les analogies se multiplient, et en se multipliant elles élèvent jusqu'à la certitude les premières probabilités.
CHAPITRE III.
DESCRIPTION DES GANGLIONS SURAJOUTÉS A L'AXE. § 4. Du cervelet.
Le cervelet est une masse à surface grisâtre, surajoutée à l'axe au-dessus du quatrième ventricule. Ses moyens d'adhérence à l'axe sont, de chaque côté : 1° le corps restiforme, qui reçoit, en conséquence, le nom de pédoncule inférieur du cervelet; 2° la protubérance annulaire dont les extrémités composent le pédoncule latéral ou pédoncule moijen ; 3° le processus cerebelli ad testes, qui forme le pédoncule supérieur. Telle est la composition des racines du cervelet.
Vue dans son ensemble, la masse du cervelet dans l'homme a la forme d'un cœur. La face postérieure ou supérieure du cœur est convexe; l'antérieure ou l'inférieure est concave, celle-ci présente une fosse médiane aux deux côtés de laquelle on voit deux grandes ouvertures. Ces ouvertures sont des passages , par lesquels les troncs des racines du cervelet pénètrent dans sa masse.
La pointe du cœur est dirigée en avant, cette pointe est tronquée par une section courbe, et présente une échancrure qu'on nomme X!échancrure seminulaire.
Les lobes du cœur sont situés en arrière et font dans Y homme, dans les orangs, les troglodytes et les éléphants, une grande saillie à la face inférieure du cervelet. La grande échancrure du cœur ou plutôt la vallée médiane qui sépare ses lobes se prolonge donc à la face inférieure et communique, par l'intermédiaire d'une gouttière profonde, avec la fosse médiane ; on lui a donné le nom d''échancrure marsupiale. La fosse médiane intermé-
diaire, aux deux échancrures, est ce que Reil a appelé la vallée ou la scissure longitudinale. — Une scissure horizontale, étendue à la face supérieure du cervelet entre les deux pédoncules moyens, distingue deux régions dans le cœur. L'une, antérieure, comprend la pointe du cœur, et une partie de sa masse ; l'autre, postérieure, répond aux lobes du cœur. Cette scissure, très-large à ses extrémités, a pour fond les pédoncules moyens du cervelet.
On donne aux parties latérales du cœur le nom d'hémisphères du cervelet. Les parties médianes ont reçu des noms divers. Ainsi, la face dorsale du cervelet présente une arête médiane, plus ou moins saillante, qui est le monticule, dans lequel on distingue le culmen et le déclive ; le monticule se prolonge dans le fond de l'échancrure marsupiale et de la vallée qui lui fait suite, sous la forme d'une colline intermédiaire, qui est le vermis médian. Sur les côtés du cervelet, dans les extrémités élargies de la scissure horizontale, sont des lobules accessoires très-simples dans l'homme, très-compliqués dans les animaux, et qui, désignés, par les anthropotomistes, sous le nom de touffeset delobules accessoires, seront pour nous des vermis latéraux.
La surface entière du cervelet est divisée par des sillons dont le sens est en général transversal, eu égard à la direction des parties. Ces sillons, très-rapprochés, séparent des feuilles', un groupe de feuilles, porté sur une lame commune, forme un lobule, un groupe de lobules est un lobe. 11 y a plusieurs manières de décrire ces lobes, nous préférerons la suivante qui diffère, il est vrai, de la plupart de celles qu'on a proposées, mais qui a un avantage évident sur toutes les autres, celui de se prêter mieux aux besoins de la comparaison en anatomie zoologique.
Nous distinguons, dans la masse générale du cervelet, trois masses secondaires, savoir :
1° Une niasse médiane dilatée en avant, très-rétrécie en arrière et dont la figure rappelle grossièrement celle des poissons du genre des Raies. Cette masse, en conséquence, a un corps et une queue. Le corps sera pour nous le corps du cervelet médian, la queue, repliée sous la face inférieure du cervelet, est le vermis du cervelet médian.
2° Deux masses latérales. Ces masses, comprises dans les deux angles que le corps du cervelet médian forme à droite et à gauche avec son vermis, sont les cervelets latéraux.
Chaque cervelet latéral a un corps et une queue. Le corps est une masse pyriforme, dont la base répond aux deux lobes du cœur. La queue est le vermis latéral ; elle se replie sur les côtés du cervelet, et forme en ce lieu des lobules accessoires. Pour se faire une idée juste de ces choses, il ne faut point commencer par l'étude de l'homme, mais remonter en passant par les quadrumanes, la série des mammifères.
Les trois masses, dont nous venons de parler, sont subdivisées en plusieurs lobes plus ou moins compliqués. Nous conserverons à ces lobes les noms qui leur ont été imposés par Reil.
A. — Le corps du cervelet antérieur comprend à partir de sa pointe et du fond de Féchancrure seminulaire :
1° La lingule, groupe de lamelles sessiles, qui se prolongent en étages superposés sur la valvule de Vieussens;
2° Le lobule central compris dans féchancrure semilunaire ;
3° Le lobe antéro-supérieur de Reil, que composent trois groupes de lobules transverses.
Le vermis du cervelet médian présente également plusieurs divisions ou lobules, qui se succèdent de haut en bas et d'arrière en avant, jusqu'au bord postérieur de la fosse cérébelleuse. Ces lobules sont :
1° La lame transversale supérieure ;
%° Les lames transversales inférieures;
3° La pyramide ; 4° La luette;
5° Le nodule qui termine, à la face inférieure du cervelet, la queue du vermis médian.
B. — Le corps de chaque cervelet latéral comprend, à son tour, plusieurs étages ou lobes superposés. Ces lobes, semblables à des disques plus ou moins épais, ne sont point disposés selon un axe rectiligne. Cet axe suit la direction d'une courbe qui, dans les singes et surtout dans l'homme, se rapproche du vermis médian pour s'en éloigner de nouveau de manière à figurer un S irrégulier. Il en résulte que ces disques, horizontaux d'abord, changent peu à peu de direction, et deviennent presque verticaux dans le voisinage du vermis, pour revenir ensuite à la direction horizontale. Ces disques, ou pour mieux dire ces étages, sont bien distincts. Ils ont reçu des noms divers que nous ne changerons pas, on distingue :
1° Les lobes postéro supérieurs ou seminulaires. Ces lobes, fort épais, surtout à leur extrémité externe, sont attachés au corps du cervelet par une base très-mince. Cette disposition est surtout bien apparente dans les singes de l'ancien continent. Ils correspondent à la lame transversale supérieure du vermis médian.
2° Les lobes postéro inférieurs] ils sont fort épais, et répondent aux lamelles transversales inférieures du vermis médian.
3° Les lobes grêles dont la direction est oblique.
4° Les lobes digastriques ainsi nommés, parce qu'ils sont formés de deux lobules distincts; leur direction est presque verticale. Les lobes grêles et les lobes digastriques sont en connexion avec la pyramide.
5° Les amygdales, sorte de lobes arrondis ou plutôt ellipsoïdes, dont les lamelles sont presque horizontalement dirigées d'avant en arrière, Elles répondent à la luette.
Chacun de ces groupes comprend plusieurs groupes secondaires très-variables, dans chacun desquels on distingue plusieurs feuilles diversement inclinées. On a essayé de décrire ces détails, de les compter, mais on y a perdu son temps -, nous expliquerons ailleurs pourquoi.
Les amygdales sont disposées de telle sorte à la face inférieure des cervelets latéraux, qu'elles embrassent le bulbe ra-chidien sur lequel leur surface se moule. De là le nom de lobules du bulbe rachidien que leur a donné M. Cruveilher.
Il est difficile de se faire une idée bien nette de ces choses d'après une description verbale. Mais cette description deviendra claire avec le secours des figures.
Du vermis du cervelet latéral.
Le vermis du cervelet latéral ne peut être bien compris dans Y homme que d'après l'étude du cervelet des singes. Dans ces animaux, il est formé de deux lobules juxtaposés et appliqués au devant du cervelet latéral sur les côtés du pédoncule cérébelleux moyen. Ces lobules semblables aux tronçons d'un ver, sont composés d'un certain nombre d'anneaux qui semblent faire suite à la série des lames du cervelet latéral. Je compte douze anneaux dans un callitriche, seize dans un papion. Ce nombre est d'ailleurs très-variable. Dans les macaques et les guenons les deux lobules sont à peu près équivalents, mais dans les papions, le premier lobule, je veux dire celui qui touche au corps du cervelet latéral, l'emporte sur le second. Cette prédominance bien apparente dans les cynocéphales, l'est davantage encore dans les singes américains, et en particulier dans ceux du genre Ateles.
Le premier lobule est remarquable par une particularité singulière. De l'interstice qui sépare l'un de l'autre ses deux anneaux supérieurs se détache une lame saillante en dehors,
qui porte à sa face supérieure un certain nombre de feuilles et forme un petit lobule accessoire. Ce petit lobule, qu'on retrouve dans les carnassiers, les rongeurs et les marsupiaux, est logé dans une fossette spéciale du rocher, qui est circonscrite par le canal demi circulaire supérieur du labyrinthe osseux de l'oreille (1). Je lui donne en raison de ce rapport le nom de lobule auriculaire.
Le lobule auriculaire, assez réduit dans les singes de l'ancien continent, arrive dans les singes américains, et particulièrement dans les Ateles, à d'assez grandes proportions. Il est remarquable que les feuilles qui le composent soient exclusivement distribuées sur la face supérieure de sa lame basilaire; nous l'avons trouvé très-grand et fort saillant dans leSaï, dans le Callithrix moloch, dans le Pinche et dans les Ouistitis. Il paraît donc exister dans tous les singes inférieurs, mais il manque dans quelques singes élevés tels que YOrang de Bornéo et celui de Sumatra, le Chimpanzé, et probablement aussi le Gorille, si j'en juge par l'absence de la fossette dont nous avons parlé.
Si le premier lobule du vermis latéral est remarquable par ce lobule accessoire, le deuxième lobule est caractérisé par la relation qu'une lame nerveuse transversale établit entre lui et la luette du vermis médian. Une lamelle semblable existe des deux côtés de la luette. Il en résulte un voile transversal tendu horizontalement d'un vermis latéral à l'autre et adhérent sur le milieu du vermis inférieur. Ce voile transversal, adhérent à une saillie médiane, a rappelé l'idée du voile du palais. Dès lors cette saillie médiane est devenue une luette, et les lobules auxquels elle touche ont reçu le nom d'amygdales. Au delà de la luette, le nodule termine à la face inférieure du cervelet
(1) Celte fossette est bien apparente sur le rocher des enfants nouveau-nés.
le vermis médian. Entre ce vermis et la lingule est une fosse profonde divisée en trois compartiments l'un médian, et deux latéraux. Ces compartiments sont revêtus par la membrane propre du ventricule qui se continue en avant avec la valvule de Vieussens, et tapisse la face antérieure du voile transverse qu'on désigne aussi sous le nom de valvule du quatrième ventricule.
Dans l'homme le vermis latéral est singulièrement réduit. Son premier lobule, désigné sous le nom de lobule accessoire, est globuleux et n'a point d'appendice auriculaire. Un petit lobule ellipsoïde connu sous le nom de touffe ou de lobule du nerf pneumogastrique représente le deuxième lobule du vermis des singes. Ses relations avec la luette, par l'intermédiaire du voile transversal, rendent cette signification certaine.
La touffe existe dans YOrang et dans le Chimpanzé. Mais il n'y a dans ces singes supérieurs aucune trace du premier lobule et à plus forte raison du lobule auriculaire. Ces parties atteignent dans les carnassiers, dans les ruminants, dans la plupart des pachydermes, et dans les rongeurs, à une complication extraordinaire. Toutefois le vermis latéral manque absolument dans les Éléphants, aussi bien celui de Y Inde que celui d'Afrique. Ainsi dans les réalisations les plus élevées du type des mammifères, on voit singulièrement décroître l'importance du vermis latéral.
Telles sont les divisions principales du cervelet dans Y homme et dans les singes, et nous ajouterons encore dans tous les animaux mammifères, car les dispositions typiques de cet appareil varient beaucoup moins que celles du cerveau proprement dit. Mais si les grandes divisions persistent, leurs proportions réciproques offrent beaucoup de variations. L'étude comparée de ces variations dans la série des mammifères aune grande utilité en tant qu'elle permet d'apprécier empirique
nient l'importance relative des parties. Dans l'homme, d'une manière générale, on voit les corps des cervelets l'emporter sur leurs vermis qui sont réduits au minimum. D'ailleurs le corps des cervelets latéraux prédomine sur celui du cervelet médian.
Dans les singes la prédominance passe peu à peu au corps du cervelet médian, et la grandeur relative des vermis s'accroît de plus en plus. Ces propositions sont justifiées par l'examen de la plupart des animaux mammifères. Dans les carnassiers, dans les ruminants, dans la plupart des pachydermes, le corps du cervelet médian est fort réduit, mais celui du cervelet latéral est pour ainsi dire anéanti. En revanche, le vermis médian et les vermis latéraux se développent au point de former des replis d'une complication singulière. Ainsi dans les genres Canis et Felis, le vermis médian offre des ondulations marquées, mais les vermis latéraux, ne peuvent être comparés qu'à un ver replié plusieurs fois sur lui-même. On observe dans les ruminants des faits analogues. L'étude des particularités que le cervelet présente dans la série des mammifères serait d'un haut intérêt pour la zoologie.
Dans les rongeurs, les replis des vermis disparaissent, et il en est de même dans les marsupiaux. Mais, chez ces animaux, la réduction générale de l'encéphale est telle, qu'elle porte même sur les vermis. D'ailleurs, les propositions que nous avons énoncées demeurent les mêmes dans leur généralité.
Le corps du cervelet médian est souvent moins large et moins développé que son vermis, comme cela a lieu dans YHypsi-prymnus murinus, enfin, les parties latérales s'atrophient en masse, ou laissent prédominer les vermis latéraux et, en particulier, leurs lobules auriculaires. La réduction la plus grande est, d'ailleurs, observée dans les marsupiaux comme on pouvait s'y attendre à priori.
On peut résumer ces propositions en quelques mots. Le corps des cervelets est toujours en raison inverse de leurs vermis. Les vermis sont, en général, en raison directe les uns des autres.
Ces propositions donnent lieu à des observations nouvelles, savoir :
1° Que les parties médianes du cervelet antérieur et le système entier des vermis sont en raison directe du volume de la moelle et du bulbe ;
¦2° Que le volume des expansions latérales du corps du cervelet antérieur est en rapport avec le volume des plans profonds de la protubérance annulaire ;
3° Que le volume du corps des cervelets latéraux est en raison directe du volume des plans superficiels de la protubérance.
Nous nous bornons à énoncer ici ces propositions générales que nous expliquerons plus tard à l'aide des raisons fournies par l'étude de la structure (1).
Du nombre et de la disposition des feuilles du cervelet dans ses différents lobes.
On a beaucoup écrit sur les feuilles du cervelet. Malacarne a eu la prétention de les compter, il les trouvées plus nombreuses dans les hommes intelligents que dans les idiots. Il faut qu'il ait examiné des cas d'idiotie congéniale, résultat d'une atrophie originelle, car il est-.certain que, sans sortir de la catégorie des cas normaux, ces feuilles sont beaucoup moins nombreuses dans le fœtus que dans l'enfant nouveau-né, et dans celui-ci que dans l'adulte, elles se multiplient donc jusqu'à un certain âge, et si une cause quelconque borne le développement de l'encéphale et arrête ce mouvement ascensionnel,
(1) Cf. Bulletins de la Société philomathique, séance du 19 mai 1855, p. 3G.
le cervelet dans ces résultats anormaux d'une germination avortée, aura une masse moindre et des divisions moins compliquées, car le cervelet est un organe de l'état adulte; il s'accroît avec la puissance musculaire, et comme le summum de son accroissement répond à cette époque de la vie où l'activité génitale domine, on a pu croire, avec quelque raison, qu'il était le moteur central des facultés génératrices. Mais peut-être s'agit-il d'une simple coïncidence.
Les feuilles sont très-nombreuses dans Y Homme, beaucoup moins dansl'Ora?^, dans le Chimpanzé, dans les premiers Sapajous, infiniment moins dans les autres singes. Les Ouistitis, sont, à cet égard, les derniers de tous ; ce qui ne tient pas uniquement à la réduction de la taille, comme on pourrait le croire au premier abord, puisqu'il il y a plus de feuilles dans les Atèles que dans les plus grands Cynocéphales. Ces choses n'ont aucune relation réelle avec la taille, elles expriment les différences intrinsèques des harmonies organiques.
On peut parler d'une manière générale du nombre et de la
complication des plis, mais c'est folie de vouloir mettre quelque
précision dans de pareils calculs. J'y ai perdu beaucoup de
temps, et j'aurais pu dresser des tableaux comparatifs, dont on
ne se fût certes pas avisé de vérifier l'exactitude; mais j'aime
mieux avouer que la chose m'a paru impossible, ce qu'on
pourra aisément concevoir; en effet, les feuilles pouvant avoir
une direction oblique, eu égard à celles des lobes, la même
feuille peut passer d'un lobe sur un lobe voisin en s'infiéchis-
sant dans le fond des vallées qui les séparent, et dès lors, si
l'on compte les feuilles des lobes isolés pour additionner ensuite
ces sommes partielles, on s'expose nécessairement à faire entrer
plusieurs fois en ligne de compte la même feuille, le même
pli. Ce n'est pas tout, ces feuilles sont, en beaucoup de lieux,
mal dessinées, souvent deux feuilles se confondent en une ii. 7
seule, d'autres fois une seule en donne plusieurs, et toutes n'ont pas, dans un môme lobe, la même longueur nécessaire; ainsi le nombre des feuilles peut différer suivant les points que dans un même lobe un observateur considère ; à peine est-il permis d'essayer de pareils calculs en divisant le cervelet en plusieurs parties, et en comptant les feuilles sur les tranches. Mais des résultats ainsi obtenus n'ont aucune valeur générale.
La direction des feuilles est dans certains endroits parallèle aux grands sillons qui séparent les lobes. Dans le corps du cervelet antérieur elles s'infléchissent au dessus de l'arête médiane en formant de petites anses intermédiaires concaves en avant. Elles sont beaucoup plus irrégulières dans le cervelet latéral et du bord inférieur d'un lobe se portent le plus souvent au côté supérieur du lobe contigu, et même à sa face libre. Cela a lieu surtout entre le lobe semilunaire et le lobe postéro-inférieur. Ces passages sont moins apparents entre les lobes postéro-inférieurs et les lobes grêles, et sont plus rares encore entre ceux-ci et les lobes digastriques, ce qui tient, sans aucun doute, à la brièveté des feuilles dans des lobules de plus en plus réduits.
Il y a une distinction à faire entre les lobes, quant au nombre de leurs plis. Ceux du lobe semilunaire sont les plus compliqués et surtout les plus irréguliers de tous. Leurs extrémités convergent, à l'extrémité externe du lobe, vers la lame mince qui sert de base commune à tous ces feuillets. Dans la plupart des singes de l'ancien continent les feuilles de ce lobe sont semblables à des lames de couteau, dont le dos serait à la périphérie et les tranchants confondus sur une lame basilaire. Cette forme distingue au premier aspect le lobe semilunaire de toutes les autres parties du cervelet, et l'on peut le considérer comme l'élément fondamental du
corps des masses latérales. hesAtèles échappent à cette règle; chez ces singes, et dans les autres sapajous, il n'est plus possible de distinguer des autres parties du cervelet latéral, ce lobe exceptionnel.
Reil et Malacarne ont si bien décrit les moindres détails de la surface du cervelet, que je renvoie le lecteur à leurs livres, et plus encore à la nature, afin d'aider aux études générales. J'ai plus particulièrement insisté dans mes planches sur le cervelet des singes et celui de l'enfant nouveau-né. J'aurais désiré multiplier davantage les figures, mais l'espace m'a manqué.
Le cervelet, dans l'homme adulte, est sept à huit fois plus petit que le cerveau, suivant Valentin. D'après le même auteur, il serait plus gros chez l'homme que chez la femme, eu égard au volume des hémisphères. Il est extrêmement petit dans le fœtus, et pendant la première enfance, mais il s'accroît peu à peu et n'atteint que vers l'âge adulte à ses derniers développements. Ces progrès sont d'ailleurs, jusqu'à un certain point, indépendants de ceux du cerveau. Dans une négresse microcéphale, son volume relatif était vraiment énorme, et les loges cérébelleuses du crâne, dépassant de chaque côté la loge cérébrale, donnaient au crâne une forme bizarre. Chez les petits enfants, au contraire, le cerveau dépasse de toutes parts le cervelet, et cet état de choses persiste, suivant M. Ret-zius, jusque dans l'âge adulte, chez les races blanches do-licho-céphales, et notamment dans la race Scandinave.
§ S. Mes tubercules quad ri jumeaux.
Nous avons déjà décrit ces tubercules. Plusieurs auteurs les désignent sous le nom de lobes optiques. Leurs relations avec les nerfs de la vision dans tous les animaux justifient cette dénomination.
Ces lobes ne paraissent point avoir, dans l'ordre des organes de l'intelligence, une dignité bien haute. Leur développement, en effet, est en raison inverse de celui du cerveau. Us sont fort petits dans Y Homme, dans YOrang, dans le Chimpanzé, dans Y Éléphant (1). Dans le type des primates leur grandeur est un signe d'abaissement.
Ils sont très-grands dans les carnassiers, plus encore dans les ruminants et dans les pachydermes. Ils atteignent dans les rongeurs et dans les marsupiaux au summum de leur grandeur relative.
Vaqueduc de Sylvius est le ventricule des lobes optiques. Dans le fœtus, où ces lobes dominent, il offre une grande dilatation. Cette dilatation persiste pendant toute la vie, chez les marsupiaux. On sait qu'elle existe dans tous les vertébrés ovipares.
La division des lobes optiques en quatre tubercules ne se voit que dans les mammifères. Les tubercules antérieurs sont plus grands que les postérieurs. Ils sont presque en entier formés de substance ganglionnaire, et tranchent par leur couleur grise, sur les tubercules postérieurs qui sont blanchâtres. La relation des tubercules antérieurs avec les bandelettes optiques d'une part, et d'autre part avec les corps genouillés internes, est un fait d'une telle importance, que je le rappelle encore ici. L'étude de la structure en fera comprendre la haute signification.
§ 3. Des hémisphères cérébraux en général.
Le cerveau est divisé en deux moitiés latérales qu'on appelle hémisphères. Chacune de ces moitiés est une bourse plus ou moins lisse, plus ou moins plissée, dont l'ouverture, assez large,
(1) Comme Perrault l'avait déjà remarqué.
regarde le plan médian de l'encéphale. Ces bourses coiffent, en quelque sorte, les deux moitiés du noyau cérébral, auquel elles sont attachées par une masse énorme de fibres intermédiaires.
Les parois des bourses sont grises. On les désigne sous le nom de couches corticales. Dans les animaux supérieurs, elles sont, en général, plissées et comme chiffonnées. Parmi les plis, les uns font saillie à l'extérieur des bourses, les autres dans leur intérieur. A ceux-ci répondent des vallées de la face externe, et réciproquement aux plis saillants de celle-ci répondent des vallées de la face profonde. Les plis de la face externe s'appellent circonvolutions, les vallées qui les séparent sont des anfractuosités.
Les plis cérébraux sont fort compliqués dans l'homme. Cette complication est telle, que les anciens anatomistes y voyaient le résultat d'un arrangement fortuit. Aussi se dispensaient-ils de les décrire et même de les regarder quand ils prétendaient les représenter.
Les beaux travaux de Vicq-d'Azyr et de Sœmmerring préparèrent enfin la voie que Gall, mais surtout Rolando, ont parcourue avec tant de succès. Depuis cette époque, MM. Cruveilher, Valentin, Foville ont, à leur tour, attaqué cette question que M. Leuret (t. 1er, p. 359) a discutée avec un rare talent en ce qui touche les animaux. Je l'ai moi-même traitée fort au long dans mon ouvrage sur les plis cérébraux des primates, dont je résumerai ici les principaux résultats.
Mais avant toutes choses, il est indispensable de dire ici quelques mots de la forme générale des hémisphères. Cette forme étant bien définie, il sera plus facile d'étudier et de décrire la disposition de leurs plis.
Ce n'est point d'après un cerveau adulte qu'on peut se faire l'idée la plus claire de la constitution des hémisphères. Nous préférons le cerveaudu foetus, alors qu'il est encore dépourvu de
plis. On peut aisément constater alors leurs rapports véritables.
Chaque hémisphère coiffe une des moitiés du noyau cérébral en se moulant, pour ainsi dire, autour d'elle. Le fond de la poche s'applique au corps strié externe qu'il recouvre très-exactement. Puis elle recouvre toute cette partie du noyau cérébral qui enferme le ventricule latéral et s'avance jusqu'à la vallée médiane du corps calleux. L'ouverture de l'hémisphère est fort serrée; son bord touche au corps calleux dans toute son étendue, suit jusqu'à l'extrémité de la corne sphenoidale du ventricule latéral le bord libre de la grande ouverture en fer à cheval, contourne la couche du noyau d'enroulement (voir p. 57), et se porte obliquement vers la ligne médiane où il rejoint le corps calleux. Dans tout ce trajet, ce bord ceint fort exactement les parties qu'il embrasse.
La région de la poche qui recouvre la corne antérieure du ventricule latéral est la région fronto-pariétale que nous distinguerons en deux lobes, le frontal et le pariétal. Celle qui répond à la corne inférieure est le lobe sphenoidal; enfin, à la corne postérieure du ventricule correspond le lobe occipital. Ces quatre lobes boursouflés autour de l'ensemble du ventricule latéral entourent une région centrale qui recouvre le noyau d'enroulement. Cette région porte le nom de lobe central ou d1Insula. L'ensemble de ces lobes a la forme d'un cratère dont le fond est légèrement soulevé.
Dans le fœtus, les quatre lobes qui forment la ceinture du cratère sont d'abord peu saillants, et leur ensemble décrit une courbe assez régulière autour du lobe central. Mais à mesure qu'ils se développent, cette courbe se déforme et se brise en quelque sorte. Alors le cratère', dont le fond est elliptique, prend la forme d'une fosse triangulaire. Cette fosse, d'abord béante, est la vallée de Sylvius, à laquelle on distingue un bord antérieur qui répond au lobe frontal, un bord supérieur
qui longe le lobe pariétal, et enfin un bord inférieur qui limite en avant et en haut le lobe sphenoidal.
Vers la fin du cinquième mois {la vallée de Sylvius est bien définie et encore largement béante ; mais bientôt les soulèvements qui la limitent, s'épaississent et se compliquent, Les sommets de leurs chaînes, d'abord écartés, s'inclinent les uns vers les autres, et à cet orifice largement béant du cratère succède une fente dont les bords rapprochés ont reçu le nom de lèvres.
La vallée de Sylvius devient alors la scissure de Sylvius.
Cette scissure divise obliquement la face externe de l'hémisphère. Son extrémité supérieure regarde en arrière ; l'inférieure se dirige en avant, et s'ouvre à la base du cerveau entre le lobe frontal et le lobe sphenoidal. Ainsi le fond de la vallée répond aux parties inférieures du noyau cérébral et touche au champ olfactif.
La face interne de l'hémisphère est plus* simple; elle est plane à sa partie supérieure qui touche à l'hémisphère opposé. Dans sa partie inférieure, elle s'éloigne du plan médian de l'encéphale et se moule sur la face convexe du cervelet qu'elle recouvre. Cette relation est d'ailleurs propre à l'homme et aux singes; dans tous les autres animaux l'hémisphère laisse à découvert le cervelet en tout ou en partie.
Nous avons décrit les rapports qu'ont les bords de l'ouverture interne. Ces bords, après avoir enveloppé le corps calleux et suivi le bord libre de la fente en fer à cheval, s'appliquent sur la corne sphenoidale, et passant de là sur le champ olfactif et l'insula forment un crochet autour de l'extrémité de cette fente. Cette disposition a été fort remarquée, et il n'est pas un seul animal mammifère qui ne la présente. Nous la décrirons plus au long en traitant des plis cérébraux.
Telle est, d'une manière générale, la configuration des hé
misphères. Vus d'en haut, ils composent, par leur rapprochement, une masse ovoïde dont la grosse extrémité est en arrière. La face inférieure de cet ensemble est fort irrégulière ; elle est concave en arrière dans les points qui répondent au cervelet. Au niveau des lobes frontaux, elle est dans l'homme à peu près plane, ce qui n'a point lieu dans les singes où elle présente sur le milieu une arête fort saillante. La région intermédiaire est remarquable par la grande saillie que forment à droite et à gauche les lobes sphénoïdaux. Entre ces deux saillies, on aperçoit les parties du noyau cérébral que ne recouvrent point les poches des hémisphères, savoir : les pédoncules cérébraux, le tuber cinereum, le chiasma des bandelettes optiques, et les couches inférieures des corps striés extraven-triculaires, c'est-à-dire dans la nomenclature des auteurs, les champs olfactifs.
Dans le fœtus humain, à partir du cinquième mois, la partie frontale des hémisphères est énorme et prédomine sur les lobes sphénoïdaux qui sont fort écartés l'un de l'autre. Ces lobes s'accroissent beaucoup jusqu'à la naissance ; à cette époque, le cerveau a à peu près acquis sa forme définitive ; toutefois, l'ovale des hémisphères est alors beaucoup plus atténué en avant qu'il ne l'est dans l'adulte. A cet égard, la femme garde pendant toute sa vie quelque chose de l'enfance.
Il est fort difficile d'assigner aux dimensions et au poids des hémisphères, dans les différents individus de l'espèce humaine, des limites précises. Les moyennes elles-mêmes sont très-difficiles à établir, parce qu'il a paru plus commode d'apprécier la totalité du poids ou du volume de l'encéphale tout entier, que de rechercher pour quelle part est, dans cette somme, chacune des divisions de l'encéphale. On a raisonné, on a conclu, comme s'il y avait toujours un même rapport entre toutes ces parties, quel que soit d'ailleurs le volume de l'encé
phale. On a été si loin, à cet égard, qu'on a cru pouvoir négliger l'encéphale, en se bornant à mesurer la capacité du crâne. Il n'y a pas, à coup sûr, de plus pauvre méthede. Certains encéphales ont un grand bulbe, un grand cervelet, avec des hémisphères cérébraux très-réduits. Dans une idiote, âgée de vingt et un ans, idiote microcéphale au dernier degré, le cervelet était assez grand, et beaucoup plus développé, à coup sûr, que celui d'un enfant naissant, bien que le cerveau eût à peine les dimensions de celui d'un Chimpanzé. J'ai pu m'en convaincre en prenant l'empreinte intérieure du crâne de cette fille; ce crâne, qui est parfaitement ossifié, est fort remarquable. La dentition est aussi complète qu'elle pouvait l'être à son âge. Il faisait autrefois partie de la collection de Gall, qui l'a signalé dans son grand ouvrage.
A la naissance, le cervelet est relativement beaucoup moins développé que le cerveau, et n'acquiert ses derniers développements que dans l'âge adulte. Or, il peut arriver qu'une cause quelconque arrête le développement du cerveau, sans porter sur le cervelet qui arrive alors à ses dimensions normales. On a fait grand bruit, depuis quelques années, de certaines idées d'après lesquelles l'infériorité de certaines races humaines dépendrait d'un arrêt de développement. Dans cette hypothèse, les adultes de ces races sont comparés à des enfants de la race blanche. On n'eût pas émis, à coup sûr, une pareille proposition, si au lieu de ne tenir compte dans ces recherches que de l'évolution d'un seul organe on avait eu égard au développement des organes qui caractérisent plus particulièrement l'âge adulte. Alors même que le cerveau est fort réduit, il s'en faut de beaucoup que le cervelet éprouve une réduction pareille. On peut à cet égard examiner l'encéphale de YOrang, du Chimpanzé, du Gorille adultes, et des microcéphales à mouvements coordonnés.
11 s'en faut de beaucoup aussi, que dans les cas de microcephalic, la forme des hémisphères atrophiés se rapproche de la forme fœtale. La marche du développement a été viciée. Le mouvement ascensionnel n'a pas seulement été affaibli; il a produit d'autres formes, les formes d'une autre espèce qui meurt parce que, de peur que l'œuvre divine ne soit déshonorée, la dégradation poussée au delà de certaines limites est la mort. Aussi ces atrophies originelles n'ont-clles jamais produit rien d'harmonique, elles n'ont point fait des animaux; car les animaux sont des accords dans l'harmonie de la création, ils ont une perfection qui est propre à leur espèce ; elles ont créé des monstres impuissants. C'est un principe de mort qui les a produits, et ils sont stériles comme la mort.
On n'a point assez réfléchi à ces choses. De là, ces méthodes incomplètes, qui ont la prétention d'arriver à la vérité en confondant tout, qui poursuivent des synthèses à priori, et n'ont jamais cherché dans un accord la valeur de chacun des éléments qui le composent. Ainsi les uns, pour apprécier le développement de l'encéphale, mesurent l'anglefacial (1). D'autres croient tout faire en le pesant en bloc. D'autres enfin emplissent des crânes de millet desséché qu'ils pèsent ensuite, et comparant les poids obtenus, ils s'imaginent avoir découvert la mesure de la capacité des différentes races eu égard aux choses de l'intelligence. Pauvres gens, qui s'ils le pouvaient pèseraient dans leur balance Paris et Londres, Vienne et Constantinople, Péters-bourg et Berlin, et d'une égalité de poids, si elle existait, con-
(1) La mesure de l'angle facial est une question d'eslhéstique, mais elle ne saurait donner les éléments d'un diagnostic certain. 11 est évident qu'un grand front dominant la face est beau; mais combien d'idiots ont l'angle facial presque droit, tandis que le front fuit chez des hommes d'un esprit prodigieux? Y a-t-il eu un crâne d'un caractère plus médiocre que celui do Descartes? et cependant quelle grandeur et quelle intelligence !
duraient à la similitude des langues, des caractères, des industries !
Un homme dans ces derniers temps (1) s'est préoccupé de ces sophismes qui font souvent des sciences une tour de Babel. Il a défini le sens précis du mol fait. Partant de cette vérité que les choses ne nous sont connues que par leurs propriétés, et que l'idée qui nous les représente est un composé des idées simples qu'éveillent en nous ces propriétés élémentaires, il a démontré que nous ne pouvons avoir d'un objet quelconque une connaissance vraiment complète et scientifique, que lorsque l'idée générale qui le représente comprend autant d'idées clairement définies qu'il y a en cet objet de propriétés distinctes et d'éléments primitifs. L'analyse le conduit ainsi à décomposer les faits et les idées, et il cherche le simple pour mieux connaître le composé; car les faits composés comprenant des faits simples, l'idée des faits composés pour être adéquate doit comprendre à son tour l'idée de ces faits simples. Ne serait-ce pas le lieu d'appliquer aux choses qui nous occupent ici une méthode si naturelle, et ne doit-on pas déplorer la promptitude avec laquelle on conclut avant toute analyse d'après de simples apparences ?
Ces réflexions sont une critique de toutes les mesures publiées jusqu'ici sur le poids et les dimensions de l'encéphale. J'ai le regret de dire que Cuvier, qui a l'un des premiers pesé comparativement l'encéphale des animaux, a donné un mauvais exemple à cet égard. Cet exemple a été malheureusement suivi par Leuret lui-même. Tout ce travail qui n'est point aisé serait à recommencer. Il faudrait, après avoir pris la mesure de la quantité totale de l'encéphale, déterminer pour quelle part le cervelet, les tubercules quadrijumeaux, les hémisphè™
(1) E. Chevreul, Lettres à M. Yillemain. Paris, 1855.
res, les lobes olfactifs, seraient dans cette somme. Il faudrait s'enquérir aussi de la proportion du noyau encéphalique. Mais quoi! tous les cervelets, tous les hémisphères ne sont point semblables ; il faudrait encore tenir compte dans chaque organe des proportions de ses parties composantes. Je ne connais point de sujet plus compliqué, et partant de question plus difficile.
Il semble qu'on pourrait simplifier ce problème en le limitant pour ainsi dire, et s'en tenir à l'étude des groupes naturels considérés comme types d'organisation distincts, sans essayer, entre des êtres dissemblables, des comparaisons stériles à force d'incertitude. On arriverait peut-être ainsi à des résultats plus précis. Mais, hélas ! les mêmes difficultés nous attendent ici. Elles seront même d'autant plus grandes, que des différences moins marquées seront plus difficilement appréciables. Voilà pourquoi, sans doute, les recherches qu'on a jusqu'à présent publiées sur l'étude comparée de l'encéphale dans les différentes races humaines, ont si peu satisfait aux besoins de Y anthropologie. Quand on pèse un cerveau d'Américain, de Chinois, de, nègre, d'homme blanc, on peut trouver des poids pareils; mais est-il certain que ces poids soient l'expression d'une similitude absolue? La forme, les proportions des parties seront-elles les mêmes? L'énergie intrinsèque, qu'on pourrait considérer comme l'esprit recteur, l'archée des matières vivantes, sera-t-elle la même, en chacun de ces cerveaux semblables par le poids? La balance, en un mot, nous dira-t-elle toutes ces choses ? Eh quoi ! dans ces moments où la pensée esclave, obscurcie, peut à peine déployer ses ailes, le cerveau pèsera-t-il plus ou moins? Les anatomistes qui concluent ainsi seraient-ils moins avancés que les bouchers, qui assignent des prix différents, sous un même poids, aux différentes qualités de viande?
Il y a d'ailleurs à faire intervenir dans ces calculs un élément qu'on néglige toujours, savoir : les aptitudes de la race; on fait sonner bien haut les qualités définies, actuelles, d'un individu, mais l'on néglige les qualités virtuelles du type. On considère tel noir, on le compare à tel blanc, et l'on ne voit pas qu'ici des faits isolés ne sauraient avoir aucune valeur, et que la vérité n'est pas dans les exceptions, mais dans les moyennes. D'ailleurs n'est-il pas évident que les races tendent à la beauté extérieure par des voies différentes, et que la perfection dans les choses complexes étant une question d'harmonie, des équivalences dans le degré de perfection n'impliquent aucune similitude? J'ai longtemps médité sur ces choses, et plus l'horizon de mes méditations s'est étendu, plus j'ai admiré la grandeur du mystère.
Il y a de grandes cervelles qui furent celles d'hommes de génie; il y en a d'autres qui ont été possédées par des idiots; de petites furent faibles, d'autres furent puissantes. J'en pourrais citer quelques-unes et, parmi elles, celle du grand Descartes. Ce n'est pas une question de masse qui domine dans un édifice d'un ordre aussi relevé, c'est une question d'architecture. Je ne nie cependant point l'influence de la quantité, mais ce n'est là qu'un des éléments d'un problème qui en comprend un si grand nombre.
En général, toutefois, et quoi qu'en ait dit Tiedemann, la moyenne des mesures de capacité du crâne est plus grande dans l'homme de race blanche et de race mongolique, que dans tous les autres. Cette grandeur est surtout appréciable quand on la compare à celle de la face. Napoléon, Talleyrand, Schiller, Cuvier ont eu de très-grandes têtes. On peut supposer, en conséquence, que l'encéphale de ces têtes avait un très-grand poids ; il est vrai qu'ils brillèrent par des qualités éminentes,
mais on n'a point tenu compte de ces grosses têtes sans esprit qui abondent dans le monde (1).
Des plis du cerveau.
La surface du cerveau est lisse et polie dans le principe, comme elle Test dans un grand nombre d'animaux. Plus tard, elle est chargée de plis nombreux et compliqués auxquels on a donné le nom de circonvolutions, de procès enteroïdes.
Tous ces plis se continuent les uns dans les autres, et forment un même système de collines et de vallées. Aussi, toute distinction absolue de régions est-elle artificielle. L'hémisphère est un, il n'y a qu'une couche corticale, mais certains groupes de plis se dessinent. Les uns occupent la face externe de l'hémisphère, les autres sa face interne. Nous comprenons, sous ce nom face externe, tout ce que l'œil, regardant le cerveau de profil, peut à la fois embrasser. Ce que l'œil, fixé sur le centre de l'ouverture de l'hémisphère, peut voir d'un seul coup d'œil, sera, pour nous, la face interne de l'hémisphère.
(1) Suivant Tiedemann, le poids du cerveau d'un Européen mâle adulte varie entre 3 livres 2 onces (livre de douze onces) et 4 livres 6 onces. Toutefois le cerveau de Cuvier pesait 5 livres 3 onces 3 gros 29 grains. Le poids de celui de Dupuytren fut de 5 livres 4 onces 13 grains. Il n'est pas nécessaire de dire que le cerveau a été trouvé en général très-petit dans les cas d'idiotie congéniale. Le cerveau des femmes est, en général, plus petit que celui de8 hommes; son poids varie entre 2 livres 8 onces et 3 livres 11 onces. Tiedemann n'a jamais trouvé de cerveau de femme qui pesât 4 livres. Ces mesures pour être concluantes, devraient être prises sur une plus grande échelle. Encore seraient-elles, en général, peu significatives, sinon dans les cas d'excessive réduction. Je dois faire, d'ailleurs, sur elles une remarque nécessaire; ce n'est pas à proprement parler le poids du cerveau qu'a donné Tiedemann, mais celui de l'encéphale tout entier. Il faudrait donc déduire de cette somme le poids du noyau de l'encéphale et celui du cervelet ; or je ne connais aucun moyen d'opérer la séparation de ces parties avec assez d'exactitude pour arriver à des conséquences rigoureuses et véritablement scientifiques.
1° Plis de la face externe.
Ces plis, les plus importants de tous, peuvent être ainsi distingués : (a) Les uns occupent les régions situées au-dessus de la scissure de Sylvius; (b) les autres, les régions situées au-dessous; (c) d'autres, enfin, occupent les régions postérieures de l'hémisphère.
a. La région, située au-dessus de la scissure de Sylvius, comprend deux groupes de plis ou deux lobes. Ces deux groupes sont séparés par une anfractuosité verticale, qui est le sillon de Rolando. L'antérieur est le lobe frontal, le postérieur, à cause de ses rapports, est nommé lobe pariétal.
b. La région, située au-dessous de la scissure de Sylvius, ne comprend qu'un seul lobe, le lobe temporo-sphénoïdal.
c. Dans les singes, que la nature du sujet nous oblige à prendre ici pour type, un sillon ou plutôt une scissure verticale profonde sépare, derrière la scissure de Sylvius, le lobe pariétal d'avec la région qui occupe l'extrémité postérieure de l'hémisphère. Cette scissure est la scissure perpendiculaire externe. La région qu'elle limite, en avant, est le lobe postérieur ou occipital.
Si, maintenant, nous écartons les lèvres de la scissure de Sylvius, nous apercevrons, au fond de cette scissure, un lobe lisse dans les singes mais qui porte plusieurs plis rayonnants dans l'homme. Ce lobe, qui recouvre la saillie du corps strié externe, est Yinsula. Nous lui donnons encore le nom de lobe central.
Ainsi, nous distinguerons, sur la face externe de l'hémisphère , cinq groupes de plis ou cinq lobes, savoir : le lobe central, et autour de celui-ci quatre lobes : le frontal, le pariétal, le temporo-sphénoïdal et l'occipital.
A. Du lobe central.
Ce lobe est complètement lisse dans la plupart des singes, peut-être oflre-t-il quelques plis dans l'orang et dans les tro
glodytes, mais il ne m'a point été donné de m'en assurer. Dans l'homme, il offre cinq ou six plis rayonnants.
Ces plis forment une sorte d'éventail dont l'angle répond à l'angle inférieur de la fosse de Sylvius, et le sommet à sa paroi supérieure. Ils ont été parfaitement représentés par Rolando, par M. Arnold et par M. Foville.
Le lobe central paraît particulier à l'homme et aux singes, peut-être voit-on quelque chose d'analogue dans les Makis, mais on ne voit rien de semblable chez les autres mammifères.
B. Du lobe frontal.
Le sillon de Rolando sépare ce lobe d'avec le lobe pariétal. Ce sillon est compris entre deux circonvolutions ascendantes. L'une de ces circonvolutions appartient au lobe frontal, l'autre au lobe pariétal.
Le lobe frontal présente deux faces, comprenant chacune un lobule; l'une, laface inférieure, à peu près plane dans l'homme, est très-excavée dans les singes, elle touche à la voûte or-bitaire; l'autre, la face supérieure, est convexe, elle est contenue dans les loges supérieures du frontal. Nous donnons au lobule, compris par la face inférieure, le nom de lobule orbitaire ; celui qui occupe la face supérieure est le lobule frontal. — Le lobule orbitaire est fort simple, ses plis se bornent à des incisures superficielles si irrégulières, si variables, qu'on doit renoncer à les décrire; une seule est constante dans l'homme, elle s'étend dans un sens longitudinal le long du bord inférieur de l'hémisphère, au-devant du champ olfactif; cette scissure, scissure des lobes olfactifs, loge l'arête supérieure de ces lobes, très-grêles, comme chacun sait, dans l'espèce humaine. Elle manque dans tous les singes, sans en excepter les plus élevés. Le lobule orbitaire se continue en avant avec un pli qui suit le bord supérieur de l'hémisphère.
Le lobule frontal comprend , dans les singes, trois étages superposés.
Vétage inférieur touche au lobule orbilaire, il comprend un gros pli peu flexueux qui se continue avec la lèvre supérieure de la scissure de Sylvius dont il circonscrit l'angle antérieur. Nous donnons à ce pli le nom de pli frontal inférieur.
L'étage moyen comprend un seul pli, \epli frontal moyen. Ce pli se recourbe au-dessus du précédent, et s'étend de l'extrémité antérieure de l'hémisphère au pl,i ascendant qui borde, en arrière, le lobe frontal. Ce pli, très-flexueux dans l'homme, y présente de nombreuses variétés ; il est simple, et en conséquence, sa disposition est constante dans la plupart des singes.
L'étage supérieur comprend le groupe frontal supérieur. Ce groupe, né du prolongement antérieur du lobule orbitaire, suit le bord supérieur de l'hémisphère, et se jette dans l'extrémité supérieure du pli frontal ascendant.
Le groupe frontal supérieur ne comprend qu'un seul pli dans les singes inférieurs de l'ancien continent; dans l'orang et le chimpanzé, il a deux plis irréguliers et flexueux. Il y a aussi constamment deux plis dans l'espèce humaine. Le pli supérieur suit le bord supérieur de l'hémisphère ; nous l'avons trouvé simple et peu flexueux dans le cerveau d'une femme de la race bojesmane, qui fut célèbre sous le nom de Vénus hottentote, et dans celui d'une blanche idiote, que nous avons eu occasion d'examiner chez M. Baillarger. Enfin, un homme blanc, dont l'un des hémisphères était atrophié dans ses parties frontales, nous a présenté, de ce côté, une disposition analogue.
Dans l'état normal de la race blanche, ce pli est tantôt chargé d'incisures multiples très-profondes; tantôt il est divisé par une scissure longitudinale en deux plis secondaires.
Le pli inférieur est séparé du précédent par une scissure profonde qui se bifurque en arrière en forme d'Y ; une flexuo-
II.
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site du pli frontal ascendant comble l'intervalle des deux branches de FY, dont l'inférieure est circonscrite par les flexuosités du pli injérieur du groupe frontal supérieur.
En général, dans l'ordre des faits que nous examinons ici, simplicité et régularité sont deux expressions synonymes. Complication , en revanche, est synonyme d'irrégularité. Dans la Vénus holtentote, dans Yidioie que nous avons examinée, les étages supérieurs des deux lobes frontaux étaient à peu de choses près symétriques; mais dans l'état normal, le développement excessif auquel le cerveau atteint, dans l'homme blanc, dissimule cette régularité primitive, et entre les deux lobes frontaux il n'y a plus aucune symétrie; souvent le pli supérieur de l'étage frontal supérieur, double d'un côté, est simple de l'autre. Dans aucun cas, les flexuosités ne sont les mômes. Ce défaut de symétrie prouve qu'entre les deux hémisphères d'un même cerveau il y a moins un rapport de symétrie qu'un rapport d'équivalence. A cet égard, Bichat avait été beaucoup trop loin quand il avait supposé que de l'inégalité des deux hémisphères devaient résulter des aberrations fonctionnelles, mais il peut y avoir à la fois asymétrie et défaut d'équivalence. La plupart des idiots sont dans ce cas.
Il faut remarquer d'ailleurs qu'une asymétrie marquée signifiera d'autant plus un défaut d'équivalence que le cerveau sera moins développé dans toutes ses parties. La Vénus hottentote n'était point idiote, son cerveau très-simple relativement, avait des circonvolutions à peu près symétriques. Je ne doute point que, dans ce degré de développement, un défaut très-apparent de symétrie n'eut constitué une anomalie véritable.
D'une manière générale, les trois étages du lobe frontal sont horizontaux et parallèles. Leur extrémité postérieure se termine dans le pli frontal ascendant. Ce pli qui limite en avant le sillon de Rolando, est extrêmement remarquable par le
rapport, à peu près constant, qu'il a avec la suture fronto-pariétale du crâne. Les singes américains font seuls exception à cette règle. Ainsi dans l'homme et dans les singes de l'ancien continent, les limites du lobe frontal sont celles de l'os frontal. Ce rapport est d'autant plus remarquable qu'il n'y a aucun rapport semblable entre les autres parties du cerveau et les parties postérieures du crâne.
C. Du lobe pariétal. hi. uu loue parieiai.
Ce lobe situé au-dessus de la scissure de Sylvius entre le sillon de Rolando et la scissure perpendiculaire externe, comprend deux plis, savoir : 1° un pli ascendant, qui forme la marge postérieure du sillon de Rolando; 2° un pli courbe. Ce pli, dans les singes, naît de la marge supérieure de la scissure de Sylvius, un peu au-devant du sommet de cette scissure qu'il contourne pour descendre dans le lobe sphenoidal, en suivant le bord antérieur de la scissure perpendiculaire externe. Dans l'homme, ce pli naît du sommet de la scissure qu'en conséquence il ne circonscrit plus. Il y a donc entre la racine de ce pli et celle du pli pariétal ascendant un intervalle qui est rempli par un deuxième pli pariétal ascendant. Ce deuxième pli n'existe jamais dans les singes et ne se voit pas toujours dans l'homme.
Dans tous les cas, cette portion de la marge supérieure de la scissure de Sylvius, qui est comprise entre la racine du premier pli pariétal ascendant et celle du pli courbe, est renflée en un petit lobule quadrilatère que de petites incisures subdivisent.
Dans les singes, et à plus forte raison chez l'homme, le pli courbe n'atteint point au bord supérieur de l'hémisphère. Un intervalle l'en sépare, que remplit une dilatation, ou plutôt un prolongement du pli pariétal ascendant qui se termine, dans la plupart des singes, à la scissure perpendiculaire externe.
Cette dilatation, très-réduite dans les espèces inférieures, et en particulier dans les cynocéphales, forme dans l'Orang et dans le Chimpanzé un lobule considérable ; il en est de même dans l'homme. Ce lobule, qui porte des plis nombreux, peut être désigné sous le nom de lobule du pli pariétal ascendant.
D. Plis du lobe temporo-sphénoïdul.
Ce lobe, situé au-dessous de la scissure de Sylvius, comprend trois plis parallèles à cette scissure.
Le premier pli borde inférieurement la scissure de Sylvius ; nous lui donnons le nom de pli marginal inférieur. Une scissure profonde, parallèle à la scissure de Sylvius, le sépare du pli temporo-sphénoïdal moyen. Cette scissure, fort remarquable sous plusieurs rapports, est la première qui apparaisse dans le cerveau des singes, et distingue déjà le pli marginal inférieur, dans certaines espèces où le reste du cerveau est absolument lisse. Nous lui donnons le nom de scissure parallèle.
Le deuxième \Ai,pli temporal mot/en, est étendu de la pointe du lobe sphenoidal à celle du lobe occipital ; il est donc commun à ces deux lobes. Ce pli reçoit l'extrémité inférieure du pli courbe avec lequel il se continue.
Il est le plus souvent mal distinct d'avec le troisième pli, pli temporal inférieur. L'anfractuosité peu profonde qui les sépare, étant la plupart du temps remplacée dans l'homme par des incisures coupées fort irrégulières. Son existence dans les singes est plus constante. Le pli temporal inférieur, comme le moyen, s'étend de l'extrémité du lobe sphenoidal à celle du lobe occipital.
E. Plis du lobe occipital.
Il nous reste à étudier le lobe occipital, et les parties situées au fond de la scissure perpendiculaire externe. Le lobe occipital est très-grand dans tous les singes. Lisse dans les guenons et surtout dans les macaques, il est divisé dans les cyno
céphales par quelques anfractuosités. Son bord antérieur tranchant est prolongé en forme d'opercule au-dessus de la scissure perpendiculaire externe. Cela, du moins, a lieu dans les guenons, les macaques et les cynocéphales.
Si dans les guenons, que nous prenons ici pour type, on détache, par une section habilement ménagée, Y opercule du lobe occipital, on découvrira les parties cachées au fond de la scissure.
Ces parties sont : 1° Un pli qui du lobule du pli pariétal ascendant passe au sommet du lobe occipital, et 2° un pli qui du sommet du pli courbe passe au bord antérieur du lobe occipital. J'ai donné à ces plis, dont la considération est importante, le nom de plis de passage.
Le pli supérieur de passage manque dans les cynocéphales et les macaques sans exception. 11 manque également dans le chimpanzé. En revanche, chez ces animaux le deuxième pli est très-grand, mais il est caché par l'opercule.
Dans les guenons, le pli supérieur existe, mais à l'état rudi-mentaire. 11 est, comme le deuxième pli, caché sous l'opercule.
Dans les semnopithèques, les gibbons et les orangs, le pli supérieur de passage est grand et superficiel. Le deuxième est caché sous l'opercule. Dans l'homme, ces deux plis sont grands, et tous deux superficiels. Leur développement est tel qu'ils comblent en quelque sorte la scissure perpendiculaire externe. Le lobe occipital, extrêmement réduit, n'a plus alors d'opercule.
On peut considérer comme des plis de passage, les prolongements qui, des plis moyen et inférieur du lobe temporo-sphénoïdal, se portent dans le sommet du lobe occipital. On peut les désigner sous le nom de troisième et quatrième plis de passage. Ceux-ci sont constamment superficiels. H y a donc dans l'homme quatre plis de passage grands et superficiels. Deux passent du lobe pariétal au lobe occipital. Les deux
autres unissent ce même lobe occipital au lobe tcmporo-sphénoïdal.
Si l'on prend comme point do départ de sa description le sillon de Rolando, on peut constater entre les parties antérieures du cerveau une sorte de symétrie. En effet, de même que du pli frontal ascendant partent des plis qui se dirigent parallèlement vers l'extrémité frontale de l'hémisphère, de même, du pli pariétal ascendant naissent des plis qui se prolongent vers l'extrémité occipitale. On pourrait considérer les plis du lobe temporo-sphénoïdal comme résultant d'une inflexion en avant de ces plis postérieurs. Cette manière de voir pourrait être appuyée sur l'étude du cerveau du fœtus, dans lequel la scissure de Sylvius est à une certaine époque presque verticale ; mais elle ne conduirait à aucun résultat bien utile.
11 est plus avantageux de comparer le cerveau de l'homme à celui des animaux qui lui ressemblent le plus, je veux dire des singes, dans le but de déterminer la valeur relative de ses différents lobes, en partant de ce fait que le cerveau en général étant l'organe de l'intelligence, on peut expérimentalement proposer le cerveau humain comme le type de la perfection la plus élevée (1).
(1) Cette manière de voir a été critiquée. M. Dareste, dans un mémoire récent, m'a accusé, je ne sais d'après quel indice, de considérer en toutes choses l'homme comme le type de la perfection. C'est là ce qu'il qualifie de pétition de principe. D'ailleurs, il attribue cette erreur à l'influence que les idées de M. de Blainville ont eue sur mon esprit. Je ne crois pas que M. de Blainville ait besoin d'être défendu. Il a, sans doute, pu errer quelquefois ; mais ici M. Dareste s'est trop hâté, et c'est fort gratuitement qu'il prête à ce grand homme une pareille sottise. M. de Blainville savait très-bien, et cela est élémentaire en philosophie, que la perfection n'est point une pour tous les animaux, mais qu'il y a pour chacun d'eux une perfection relative au but qu'il doit accomplir dans la nature.
Ainsi pour ne considérer que le membre antérieur, suivant qu'il est roaln,
En effet, malgré le développement simultané de tous les plis de la face externe de l'hémisphère dans l'homme, on peut démontrer aisément que certains groupes de plis demeurent dans un état d'infériorité relative, tandis que d'autres atteignent à une grandeur prédominante. Dans les singes ce sont en général les plis du lobe temporo-sphénoïdal et le lobe occipital qui prédominent; dans l'homme, au contraire, les parties prédominantes sont : 1° le groupe de l'étage frontal supérieur; 2° le lobule du pli pariétal ascendant; 3° le pli supérieur de passage ; 4° le deuxième pli de passage, c'est-à-dire tous les plis qui occupent le bord supérieur de l'hémisphère, et s'étendent de l'extrémité du lobe frontal à celle du lobe occipital, que leur développement excessif refoule à l'extrémité postérieure du cerveau. J'insiste ici sur ces faits dont l'importance sera dans un instant plus apparente.
patte, griffe, sabot, aile ou nageoire, ce membre a plusieurs manières d'atteindre à la perfection qui s'excluent les unes les autres. De même, moins parfait que les animaux au point de vue d'une progression horizontale, l'homme l'emportera sur eux eu égard aux nécessités de la progression verticale, et j'en pourrais citer mille autres exemples; car au point de vue de leurs rapports infiniment variés avec le monde, tous les animaux, les ver-missaux eux-mêmes sont des créatures parfaites. Saint Augustin a magnifiquement développé celte thèse; et, en effet, on pourrait considérer l'homme et tous les animaux comme des harmonies dont les tons diffèrent; or le ton de l'homme s'appelle intelligence. Voilà la base de l'accord où toutes ses fonctions s'unissent. Ainsi la perfection de l'homme no s'appellera ni locomotion, ni acuité des sens externes, ni force digestive, ni puissance de génération matérielle, elle s'appellera intelligence. Dès lors, s'il y a un cerveau, organe de l'intelligence, quelle pétition de principe y a-t-il à considérer comme exprimant la perfection la plus haute à laquelle un pareil organe puisse atteindre le cerveau du plus intelligent des ûlres? Et pour ne comparer l'homme qu'aux animaux qui lui ressemblent le plus, quel cerveau, eu égard à l'intelligence, pourrait l'emporter sur le sien? Serait-ce celui de l'orang ou du chimpanzé, ou d'un sapajou, ou d'un ouistiti? J'avoue que je ne puis accepter la critique de M. Dareste, ni pour M. de Blainville, ni pour moi ; mais je crois en avoir assez dit. Cf. Dareste. Troisième mémoire sur les circonvolu~ lions du cerveau, dans Ann. des Sciences wi, 4e série, lorn. Ill, page 83,
2° Plis de la face in';rne de l'hémisphère.
Ces plis n'ont pas la môme valeur que ceux de la face externe. Us entourent la grande ouverture de l'hémisphère. On peut y distinguer trois grands lobes, séparés par deux scissures fondamentales.
1 La première scissure est, dans l'homme, presque verticale ; elle est située un centimètre environ en arrière de l'ouverture cérébrale et descend du bord supérieur de l'hémisphère sur sa face interne où elle se termine en regard du genou postérieur du corps calleux. Nous lui donnons le nom de scissure perpendiculaire interne.
La deuxième scissure (se. des Hippocampes) commence à la pointe du lobe occipital et se dirige presque horizontalement vers le genou postérieur du corps calleux. Au delà de ce point elle longe la marge inférieure de la grande ouverture de l'hémisphère, et se termine vers l'extrémité du lobe temporo-spbénoïdal. Cette scissure est bifurquée en arrière où elle est très-profonde.
Nous avons déjà comparé l'hémisphère à une bourse, et il est évident en conséquence, qu'à toutes les apfractuosités de la face externe doit répondre un pli saillant à son intérieur. Or, le pli intérieur qui répond à la scissure dont nous parlons fait saillie à l'intérieur de la corne postérieure du ventricule latéral, et suit sous la forme d'un rouleau un peu recourbé toute la longueur de sa corne sphenoidale, c'est-à-dire que sa longueur et sa direction sont celles de la scissure. Cette saillie intérieure, plus ou moins enroulée, a reçu le nom de corne d'Ammon ou de pied d'Hippocampe; en tant qu'elle occupe l'étage sphenoidal du ventricule, ce nom, pied d'Hippocampe lui convient plus particulièrement; quant à son extrémité occipitale elle a reçu le nom d'ergot. Ces dénominations n'ont rien de bien intéressant, mais il n'y aurait à les changer aucun avantage réel.
Les deux scissures dont nous parlons divisent la face interne de l'hémisphère en trois lobes, groupés autour de l'ouverture centrale.
Le premier lobe est situé au-dessus du corps calleux, au-devant de la scissure perpendiculaire interne; il circonscrit le bord antérieur de l'ouverture cérébrale. Nous lui donnons le nom de lobe fronto-pariétal interne.
Le deuxième lobe est compris entre la scissure perpendiculaire interne, et la partie postérieure de la scissure des Hippocampes. Ce lobe, de forme triangulaire, est le lobe occipital interne.
Le troisième lobe s'étend de la pointe du lobe occipital à celle du lobe sphenoidal au dessous du lobe occipital interne et de la grande ouverture cérébrale. Nous le désignerons ainsi : lobe occipito-sphenoidal interne.
Ces divisions une fois admises, la description des plis sera facile.
A. Plis du lobe fronto-pariétal interne.
Le premier pli borde l'ouverture de l'hémisphère, il circonscrit le genou antérieur du corps calleux. Très-étroit à son extrémité antérieure où il touche aux champs olfactifs, il se dilate en arrière en une masse divisée par quelques an-fractuosités irrégulières que M. Foville a désignée dans l'homme, à cause de sa forme, sous le nom de lobule quadrilatère. Nous donnerons à ce premier pli le nom de pli marginal supérieur. Les dentelures de son bord supérieur l'ont fait comparer à une crête, de là le nom de circonvolution crêtée sous lequel il avait été décrit par Rolando. Ce pli forme l'étage inférieur du lobe fronto-pariétal.
L'étage supérieur qu'une anfractuosité flexueuse, mais peu profonde, sépare du précédent, est compris entre lui et le
bord supérieur de l'hémisphère. Il est indivis dans la plupart des singes ; dans l'homme il est en général subdivisé en deux plis dont le plus élevé se confond avec le pli supérieur du lobe frontal externe.
B. Plis du lobe occipital interne.
Ces plis, à peu près nuls dans les singes, sont insignifiants dans l'homme. Ce sont de petites incisures assez rares, peu profondes, à peine flexueuses, qui échappent à toute description.
C. Plis du lobe occipito-sphénoïdal interne.
L'un de ces plis, situé au dessus de la scissure des hippocampes, est très-grêle. Il se continue avec le pli marginal supérieur derrière le genou postérieur du corps calleux, et mériterait en conséquence le nom de pli marginal inférieur. Les anciens anatomistes le désignaient sous le nom de corps godronné. Nous lui conserverons en conséquence le nom de pli godronné. Ce pli est fort remarquable ; il suit le bord libre de la fente en fer à cheval, et touche dans toute son étendue au corpus fimbriaium, je veux dire à la bandelette de la voûte.
Le deuxième pli suit le bord inférieur de la scissure des hippocampes, de la pointe du lobe occipital à celle du lobe sphenoidal. Ce pli assez grêle en arrière se renfle en avant en un petit lobule qui reçoit l'extrémité du pli godronné. L'anse qui résulte de cette union circonscrit l'extrémité de la scissure des hippocampes et figure assez bien un crochet. On donne à ce pli, à cause de cette disposition, le nom de pli unciforme, circonvolution à crochet. On peut encore le nommer pli occipito-sphénoïdal moyen interne.
Le troisième pli est parallèle au précédent, son extrémité antérieure circonscrit le lobule du pli unciforme. Ce pli qui
no présente que des incisures secondaires, est à peine distinct d'avec le pli temporo-sphénoïdal externe, dont le séparent tout au plus de petites hachures irrégulières la plupart du temps interrompues.
Tels sont d'une manière générale les plis de la face interne de l'hémisphère. Ces plis n'ont pas l'importance de ceux de la face externe. Leur disposition générale est fort semblable dans l'homme et dans les singes.
Nous remarquerons toutefois :
(a) Dans les singes.
1° Un plus grand développement relatif de l'espace compris entre le corps calleux et la pointe postérieure de l'hémisphère.
2° Une plus grande profondeur de l'extrémité postérieure de la scissure des hippocampes.
3° Une sorte de prédominance relative de tous les plis du lobe occipito-sphénoïdal interne.
(b) Dans Vhomme.
1° Le grand développement du lobe fronto-pariétal, dti lobule quadrilatère et du lobe occipital interne.
2° La réduction relative des plis du lobe occipito-sphénoïdal.
Si nous comparons maintenant l'ensemble des plis internes de l'hémisphère à ceux qui occupent sa face externe, nous demeurerons convaincus que la plus grande part du développement général porte sur ceux-ci. Cette remarque pourrait diminuer les regrets des phrénologistes qui n'en ont jamais tenu compte, si dans la recherche qu'ils ont entreprise depuis Gall, il était possible de négliger un seul des éléments du problème. Il est certain que ces plis ont une dignité moindre, si je puis ainsi dire-, mais il ne s'ensuit pas qu'ils soient sans importance. Les analogies singulières qu'on observe à cet égard entre tous les animaux feraient présumer en effet qu'ils sont les plus nécessaires sinon les plus élevés; aussi M, Leuret dans 1$ descrip
tion qu'il a donnée de l'encéphale des animaux, les a-t-il choisis avec beaucoup de raison, comme le point de départ de ses recherches. Cf. Tome Ier, page 357.
§ 4. Des relations qui existent entre la surface des hémlspbères et le crâne.
J'ai déjà parlé de la relation singulière qui existe entre le lobe frontal et la vertèbre frontale. Constamment la suture fronto-pariétale répond à peu de chose près, à la limite qui sépare le lobe frontal d'avec le lobe pariétal. Les singes du nouveau continent et en particulier les Sajous et les Sais font exception à cette règle parmi les primates. Mais entre les autres parties du crâne et les autres régions des hémisphères, il n'y a aucun rapport nécessaire, loin de là.
Dans la plupart des singes, le bord antérieur du lobe occipital dépasse de beaucoup l'os de ce nom et anticipe sur la région des os pariétaux. Dans l'homme, au contraire, le lobe occipital, extrêmement réduit, n'occupe que la minime partie des fosses occipitales supérieures; en sorte que ces prolongements du lobe pariétal que nous avons décrits sous le nom de plis de passage, anticipent, à leur tour, sur la région occipitale.
Ce n'est pas tout. Dans les singes où le lobe occipital est si grand, l'os occipital est plat et fait à peine saillie au delà de l'atlas. Dans l'homme, au contraire, où le lobe occipital est si petit, la saillie des tubérositôs occipitales est énorme. Il n'y a donc aucun rapport nécessaire entre le développement des deux vertèbres crâniennes postérieures, et le développement de telle ou telle région des hémisphères.
J'irai plus loin; sans doute le crâne, fait pour loger le cerveau, et préparé pour le recevoir, doit avoir avec lui certains rapports d'harmonie, en sorte que, dans l'état normal, ils se développent parallèlement; mais ce serait errer étrangement que de
penser qu'il y a là un rapport de corrélation absolue, je dirais matérielle, par suite duquel le développement de l'un serait la conséquence du développement de l'autre. Les fœtus anencé-phales ne manquent pas, et, parmi eux, rien n'est plus fréquent que de rencontrer des crânes parfaitement développés, dans lesquels il n'y a plus que des rudiments, que dis-je, des fragments d'organisation cérébrale. Ce fait est l'un des mieux constatés que possède la science. Dans un cas de ce genre (1), les corps striés, le corps calleux, toute la partie antérieure et supérieure des hémisphères manquait, il n'y avait qu'un vestige des lobes inférieurs. La voûte, très-irrégulière, n'avait en avant qu'un seul pilier. Il n'y avait non plus qu'un seul nerf olfactif, qui semblait naître du centre de l'une des deux couches optiques. Les pédoncules, les tubercules quadrijumaux, le bulbe et le cervelet, étaient seuls bien développés. Le crâne, à côté de ce désordre avait sa forme normale. La dure-mère elle-même s'était développée sous une forme régulière, et l'enfant qui mourut quatre jours après sa naissance n'avait, avant sa mort, en rien différé d'avec les autres enfants de son âge. M. Baron avait observé plusieurs cas de ce genre qu'il n'a malheureusement pas fait connaître, et M. Foville, à son tour, en a décrit quelques-uns. N'est-ce pas là une chose remarquable, et que ceux qui prétendent palper le cerveau au travers du crâne ne sauraient trop méditer ?
C'est une tâche difficile que de discuter avec les systématiques, ces hommes s'entêtent de leurs prétentions et, quoi qu'on dise, n'en veulent rien rabattre. Aussi, n'est-ce point à ceux-là que je m'adresse, mais à des esprits moins prévenus. Ils jugeront s'il est prudent de conclure rigoureusement de la forme du crâne à celle des parties qu'il enferme, et si les phré-
(1) Ann. françaises et étrangères d'analomie et de zoologie, t. Ill, p. 306.
nologistes ont raison en ceci ; mais ce n'est pas ici le lieu de les combattre.
§ 5. Des lobes olfactifs.
Ces lobes, désignés sous le nom de nerfs dans l'espèce humaine, sont, en quelque sorte, une subdivision des hémisphères cérébraux ; très-grêles dans l'homme, dans les singes et dans la plupart des mammifères aquatiques, ils acquièrent, dans les autres mammifères, un très-grand volume.
Pour se faire une bonne idée de leur origine dans l'homme et dans les singes, il faut, avant tout, considérer attentivement cette partie du bord de la grande ouverture de l'hémisphère qui adhère au noyau cérébral au devant des couches du corps strié extra-ventriculaire, c'est-à-dire, des champs olfactifs. Ce bord, distinct des parties auxquelles il touche, leur est toutefois si intimement appliqué, qu'à peine peut-on les séparer; cette dissection, du moins, exige une grande attention, mais lorsqu'elle a réussi, elle donne des résultats certains. Celte partie du bord libre de l'hémisphère est comprise entre le lobule du pli uniforme et la racine du pli jronto-pariétal inférieur interne. Elle est flanquée de deux bandelettes blanches, l'une plus longue tient au crochet du pli unciforme, l'autre interne, est plus courte et se rattache à la racine du pli fronlo-pariétal inférieur interne. Ces bandelettes, épaisses dans la plupart des animaux mammifères, très-grêles dans l'homme et dans les singes, se prolongent dans les lobes olfactifs, et ont été considérés comme constituant les racines de ces lobes.
Les lobes olfactifs sont un prolongement des hémisphères eux-mêmes,- assez larges à leur racine, ils deviennent de plus en plus grêles, cheminent dans la scissure des lobes olfactifs, et se terminent par une extrémité renflée que coiffe une enveloppe grise d'aspect gélatineux. Cette extrémité renflée est ce qu'on a
appelé le bulbe du nerf olfactif; elle est logée dans une région particulière du crâne, c'est-à-dire dans les fosses ethmoïdales.
La partie grêle des lobes olfactifs a la forme d'un prisme triangulaire, sa face inférieure est plane. Celte face est parcourue, dans toute sa longueur, par Je prolongement des traclus blancs, que les auteurs désignent sous le nom de racines. Le reste de la suface des lobes est gris, comme les hémisphères eux-mêmes. Leur arête supérieure correspond à la scissure longitudinale des lobules orbitaires. Cette scissure, très-marquée dans l'homme, n'existe point dans les singes.
Dans les animaux où le lobe olfactif est grêle, sa base est très-distincte ou plutôt très-cloignée de la tubérosité du pli unciforme. Mais, dans les animaux où ce lobe acquiert un plus grand volume, cette base s'élargit, et, dans ce cas, son bord externe se continue de la manière la plus évidente avec la tubérosité dont nous parlons. Une étude attentive de ces faits ne laisse subsister aucun doute sur la question s'il s'agit ici d'un nerf ou d'un lobe encéphalique. La continuité des parois des lobes olfactifs, avec celle des hémisphères, est évidente dans le fœtus humain et dans les singes-, ils contiennent chez le fœtus un ventricule qui communique avec la corne frontale du ventricule latéral, et dans un grand nombre d'animaux, cette communication persiste pendant toute la vie. L'un des exemples les plus frappants de cette disposition curieuse, nous est précisément offert par l'encéphale des éléphants.
Un troisième fait, sur lequel nous reviendrons bientôt mais avec plus de détails, donne un nouvel élément à cette discussion. La commissure antérieure du cerveau, que nous verrons être une commissure des hémisphères, et plus particulièrement de leurs lobes postérieurs dans l'homme et dans les singes, est dans les autres animaux, ceux surtout qui ont de grands lobes olfactifs, une commissure de ces lobes. Il y a, en
effet, une sorte de balancement entre le développement des lobes olfactifs et celui des extrémités occipitales des hémisphères; peut-être n'a-t-on pas assez remarqué ce curieux antagonisme que certaines dispositions intimes de l'organisation du cerveau rendent encore plus intéressant.
En nous résumant, les processus olfactifs ne sont point des nerfs, mais des lobes encéphaliques; ces processus ne sont point séparés des hémisphères cérébraux comme le sont le cervelet et les tubercules quadrijumeaux, ils en sont un prolongement et une sorte de diverticulum, et, comme je viens de le dire, il semble y avoir, entre le développement de ces lobes et celui des lobes postérieurs des hémisphères, une opposition constante. On peut opposer, à cet égard, à l'encéphale de l'homme, celui des marsupiaux carnivores; chez ceux-ci, à des hémisphères réduits au point de laisser les tubercules quadrijumeaux complètement à découvert, correspondent des lobes olfactifs énormes; chez l'homme, à des hémisphères énormes, correspondent des lobes olfactifs rudimentaires; ajoutons que tous les animaux à petits lobes olfactifs, ont de grands hémisphères chargés de plis ; il me suffira de citer les singes, les phoques, les cétacés. On peut remarquer que les singes à cerveau lisse, tels que les Sagouins et les Ouistitis, l'emportent sur tous les autres par la grandeur relative de leurs lobes olfactifs.
J'insiste à dessein sur ces faits. Peut-être pourront-ils fournir un jour quelques éléments à la question si, dans ces recherches où les animaux sont considérés eu égard à la capacité de leur crâne comparée à celle de leur intelligence, on peut dans tous les cas admettre la similitude de l'organisation cérébrale. Nous regardons, quant à nous, cette opinion comme fort erronée, mais nous la discuterons ailleurs.
CHAPITRE IV.
structure du bulbe et du noyau de l'encéphale.
§ *. Structure du bulbe.
J'ai déjà dit quelques mots de la structure du noyau de l'encéphale. Ces données générales étaient nécessaires pour l'intelligence de la description de ces parties; mais il est indispensable de préciser les choses et de compléter cet aperçu général.
De très-habiles anatomistes, Arnold, M. Foville et plusieurs autres, ont essayé de distinguer, par la dissection, les divers faisceaux longitudinaux qui composent le bulbe. Nous avons vu de fort belles préparations, de non moins belles figures, mais, selon notre conviction la plus intime, ces figures et ces préparations n'expriment que des résultats artificiels. Le scalpel, en séparant des choses intimement unies, crée de toutes pièces ces divisions que le dessin reproduit avec une habileté décevante. Malgré notre répugnance pour la méthode des coupes, nous devons avouer que cette méthode est ici la seule qui soit réellement applicable, et nous la préférerons exclusivement. Des tranches parallèles du bulbe étudiées à l'aide de la loupe et du microscope, permettent d'arriver aux résultats suivants.
A. Les pyramides antérieures sont les seuls faisceaux du bulbe que l'on puisse naturellement isoler. Ces faisceaux ne sont point un prolongement des cordons antérieurs proprement dits, et naissent dans la profondeur de la moelle, de l'arête centrale des faisceaux moyens par des racines qui s'entrecroisent sur la ligne médiane d'un côté à l'autre, si bien
que la pyramide de droite vient du côté gauche et réciproque-n. 9
ment. C'est là ce qu'on a appelé Y entrecroisement ou la decussation des pyramides.
Cette decussation, autrefois entrevue, mais dont la démonstration est de date assez récente, n'est bien connue que depuis les travaux de Mistichelli et de Pourfour du Petit. A partir de ces publications, les uns l'ont admise, d'autres l'ont contestée. La discussion s'est de plus en plus échauffée, et toutefois chacun est resté dans sa première opinion, comme cela a lieu d'ordinaire. A priori, d'ailleurs, il serait difficile de rien décider. En effet, du côté des partisans de l'entrecroisement se rangent les Duverney, les Burdach, les Arnold, les Valentin, etc.; mais dans l'autre camp, on compte Rolando, célèbre par tant de recherches originales, et M. Natalis Guillot(l), dont l'habileté est si bien connue.
Notre spirituel dialecticien et savant anatomiste, M. Gerdy, était également peu disposé à admettre l'entrecroisement, du moins l'ai-je entendu exprimer, à cet égard, des doutes sérieux. Pour ceux qui se décident dans la science en recueillant des voix pour telle ou telle opinion, il serait difficile de choisir entre deux camps défendus par de tels adversaires.
Mais nous ne nous déciderons pas à la manière de quelques savants, en comptant les suffrages. Ce parti serait, à notre sens, le pire de tous. Nous en appellerons aux faits eux-mêmes pour nous déterminer d'après eux. Or les faits sont favorables à ceux qui soutiennent la doctrine de l'entrecroisement.
On peut, à cet égard, acquérir aisément une conviction bien fondée, en étudiant au microscope des tranches minces de la moelle, pratiquées au niveau de la région qu'occupe cet entrecroisement problématique. On verra ainsi que les racines des pyramides s'entrecroisent, et cet entrecroisement, sauf
(1) Exposition anatomique de Vorganisation du centre nerveux. Paris, 1844.
une grande exagération, rappelle assez bien celui que nous constatons entre les fibres qui composent la commissure blanche de la moelle.
Maintenant que sont ces pyramides, et pourquoi s'entrecroisent-elles? Cette question m'a longtemps préoccupé. Après y avoir longtemps réfléchi, j'ai cru pouvoir la résoudre ainsi.
La commissure blanche est formée par une série d'entrecroisements continus dans toute la longueur de la moelle. Mais au-devant de la protubérance, entre le triangle interpé-donculaire et le corps calleux, cette commissure est interrompue par l'interposition du tuber cinereum et du chiasma entre les deux pédoncules. Cette interruption ne serait-elle pas compensée, si je puis ainsi dire, par un entrecroisement prématuré, par une commissure anticipée? en un mot ne pourrait-on pas admettre que la commissure des pyramides supplée à cette absence de commissure dans la région du tuber cinereum? Telle est la question que je soumets à l'examen des anatomistes.
Mais, dira-t-on, votre prétendue solution n'est que l'énoncé d'une question nouvelle; je l'avoue, mais je crois qu'une hypothèse est quelque chose au-dessous de la réalité, sans doute, mais au-dessus du néant; une chose utile quand, par une affirmation prématurée, on ne la change pas en mensonge.
B. Au-dessus de l'entrecroisement des pyramides le bulbe augmente graduellement d'épaisseur, et ses tranches offrent au premier abord un aspect très-différent de celui que présentent celles de la moelle épinière. Elles contiennent en effet un réseau de fibres obliques presque transversales, symétriques à droite et à gauche, et disposées de manière à figurer un raphé d'entrecroisements, aux deux côtés duquel l'apparence réticulée domine. La plupart des fibres longitudinales du bulbe sont comprises dans les mailles de ce réseau.
Les fibres superficielles des faisceaux moteurs et la totalité des faisceaux postérieurs échappent seules à cet arrangement.
Cette structure paraît au premier abord toute différente de celle de la moelle épinière, mais avec un peu d'attention on arrive à saisir des analogies évidentes entre des choses si disparates.
J'ai dit plus haut comment les fibres de la commissure de la moelle se comportent avec les fibres longitudinales de l'arête centrale des faisceaux antérieurs. Ces fibres de la commissure embrassent, en effet, dans leurs interstices, les petits faisceaux isolés de cette arête. Or, dans la moelle, la commissure antérieure est fort mince et ne comprend en conséquence qu'un petit nombre de ces fascicules longitudinaux. On peut donc supposer qu'elle en comprendrait un plus grand nombre, si elle avait plus d'épaisseur. Disons que cette épaisseur est rigoureusement comprise entre deux limites dont l'une est le fond du sillon antérieur, et l'autre la paroi antérieure du ventricule médian. Or, à partir de l'entrecroisement des pyramides, l'intervalle qui sépare ces deux points de repère, augmente graduellement, au point de comprendre presque toute l'épaisseur du bulbe. On peut donc affirmer que l'épaisseur de la commissure augmente. Or, une commissure aussi vaste ne comprend plus seulement quelques fascicules détachés des faisceaux antérieurs; elle embrasse dans ses interstices la presque totalité des fibres qui composent ces faisceaux. Cet épaississement de la commissure est le fait le plus remarquable de l'anatomie du bulbe.
67. Un autre fait est l'écurtement extrême des cordons postérieurs qui laissent complètement à découvert cette dilatation rhomboïdale du ventricule médian, qu'on nomme le quatrième ventricule. De ce fait et du précédent résulte
comme conséquence nécessaire un troisième fait, savoir une modification très-remarquable des axes gris.
J). La définition générale de ces axes est celle-ci : chacun d'eux résulte d'un amas de substance grise compris sur les côtés du ventricule médian entre la commissure et le faisceau antérieur d'une part, et le faisceau postérieur de l'autre. La commissure augmente-t-elle d'épaisseur? le ventricule se dilate-t-il? les cordons postérieurs sont-ils écartés l'un de l'autre? il en résultera nécessairement un aplatissement des axes gris entre la commissure et la paroi étalée du ventricule médian. Cet aplatissement a lieu en effet, ce qui rend au premier abord très-difficile la comparaison des axes de la moelle avec les parties grises du bulbe. Mais les détails dans lesquels nous sommes entrés résolvent cette difficulté. Les axes gris sont évidemment représentés par cette couche de substance grise qui touche à la paroi antérieure du quatrième ventricule, et dans laquelle on découvre, en effet, comme élément principal, les cellules multipolaires qui composent les tranchants antérieurs des axes gris. Ces cellules forment, sur les tranches que nous examinons, deux amas principaux; l'un interne qui touche au plan médian du bulbe, répond à cet amas de cellules multipolaires qui, dans la moelle, touche au faisceau antérieur; l'autre externe représente l'amas qui correspond dans la moelle au faisceau latéral. Ces cellules du bulbe sont fort petites, eu égard à celles du renflement cervical, et celles-ci, à leur tour, sont moindres que les cellules du renflement lombaire. Cette diminution de la grandeur des cellules, à mesure qu'on se rapproche de l'encéphale, est un fait digne de fixer l'attention des physiologistes.
La réalité des analogies que nous discutons ici paraît confirmée par un autre fait. C'est de cette doublure grise du
quatrième ventricule que le nerf hypoglosse, l'accessoire du nerf vague, et le nerf vague lui-même, tirent leur origine, et de même que les racines antérieures des nerfs spinaux traversent les faisceaux antérieurs de la moelle, de même ces nerfs du bulbe traversent toute l'épaisseur des faisceaux longitudinaux compris dans les interstices d'une commissure énorme. Ainsi tous les faits concordent, et de cette accumulation de probabilités résulte une certitude.
Nous venons de parler du bulbe, en tant qu'il résulte d'une modification des parties intrinsèques de la moelle épinière. Or, outre ces modifications qui le caractérisent essentiellement, le bulbe est encore remarquable par l'existence de deux productions qui n'ont point dans la moelle d'analogues visibles. Je veux parler des olives et des fibres arciformes.
E. Les olives sont de petites poches logées dans une dépression du faisceau antérieur. Comme nous avons déjà parlé de leur forme, de leur grandeur et de leurs relations, nous nous bornerons à parler ici de leur structure.
Cette structure est peu connue. La paroi des bourses est d'un gris jaunâtre obscur; elle est dans l'homme singulièrement plissée et chiffonnée. Leur substance a pour éléments de petites cellules à noyaux, très-rapprochées les unes des autres. Les unes sont unipolaires, d'autres bipolaires, d'autres enfin multipolaires, mais ces faits sont très-obscurs, et l'observation à cet égard donne beaucoup de résultats incertains.
La bourse des olives est beaucoup moins simple que ne l'avaient cru les anciens anatomistes. Son côté externe est moins plissé que le côté profond; ici les plis offrent une complication singulière dont des coupes longitudinales du bulbe peuvent donner une idée exacte. Elle est flanquée de deux noyaux accessoires, l'un interne, l'autre externe. Celui-ci a été figuré par MM. Stilling et Wallach et décrit par
eux sous le nom cYOliven-Nebenkern; le premier, qu'ils n'ont point décrit, acquiert dans quelques animaux un assez grand volume. II est situé comme une borne au milieu de la grande ouverture de la bourse qu'il divise en deux moitiés, l'une supérieure, l'autre interne. Ces ouvertures donnent passage à des fibres nombreuses qui pénètrent dans la cavité de la bourse.
Plusieurs anatomistes pensent que l'olive est un organe particulier à l'homme et aux singes. C'est là une grande erreur. L'olive est bien saillante dans l'ours, dans l'éléphant et dans quelques autres animaux. Cette saillie le plus souvent n'est pas apparente, mais l'olive est alors cachée dans la profondeur du bulbe. Elle est très-manifeste dans les chiens et dans les chats, où elle diffère toutefois de celle de l'homme et des singes, par la prédominance des noyaux accessoires sur la bourse elle-même qui n'est plus qu'un petit sac simple et sans plis. Dans les ruminants les olives sont très-rappro-chées de la ligne médiane et cachées derrière les pyramides. Dans les coupes transversales du bulbe la tranche du corps de l'olive donne la figure d'un S très-irrégulier et flanqué de deux petits noyaux accessoires. Cet organe n'est donc pas particulier à l'homme et aux singes; mais nous devons dire que dans la plupart des mammifères il ne fait point saillie à l'extérieur du bulbe.
Deux ordres de fibres pénètrent dans l'intérieur de l'olive. Les unes sont antéro-postérieures, d'autres sont transversales. Les premières viennent des petits axes gris du bulbe et pénètrent dans l'olive par son ouverture supérieure. Ces fibres forment un plan bien distinct. Les secondes, je veux dire les transversales, entrent dans l'intérieur de l'olive par l'ouverture interne principalement ; mais pour être plus exact il faudrait dire qu'elles y pénètrent par toute l'étendue de la paroi interne de l'olive qui en est toute traversée.
Ces fibres transversales abondent à tel point, que, vue à de forts grossissements, la paroi de la bourse et de ses noyaux accessoires paraît formée de petits ganglions gris que séparent les uns des autres de petits faisceaux de fibres transverses. Chacun de ces petits ganglions est à son tour formé de petites cellules nerveuses, accumulées suivant un certain ordre autour de ces petits fascicules. Cela est surtout manifeste pour les noyaux accessoires, au travers desquels les fibres nerveuses peuvent être plus facilement suivies. Mais la petitesse des cellules composantes, et l'extrême difficulté de ces recherches ne m'ont point permis de pousser aussi loin que je l'aurais voulu l'étude de ce singulier organe.
F. Il me reste à parler des fibres qui composent l'écorce du bulbe. Ces fibres sont de deux ordres.
1° Les premières résultent d'une expansion du funicule accessoire du faisceau moyen qui passe au-devant du tubercule cendré de Rolando, et se porte en arrière vers les corps restiformes qu'elle enveloppe d'une écorce dont les fibres se portent vers le cervelet. Ainsi le corps restiforme des auteurs comprend à la fois des fibres venant des faisceaux postérieurs et des fibres qui émanent du faisceau latéral. Cette expansion du funicule accessoire est peu apparente dans le bulbe de l'homme adulte. M. Foville a remarqué qu'elle était plus visible dans le fœtus au moment de la naissance. Dans les singes et dans la plupart des animaux son existence peut être constatée pendant toute la vie. Elle a été vue pour la première fois par Solly (1).
2° Le second ordre de fibres comprend les fibres arciformes de Rolando. Ces fibres, comme tout le monde le sait, émer-
(1) On the connexion of the anterior columns of the spinal cord, with the cerebellum (Philos, trans., 183G, t. GXXV1).
gent du fond du sillon médian antérieur, enveloppent de chaque côté les pyramides, les olives, les faisceaux latéraux et remontent avec les corps restiformes vers le cervelet, où elles se terminent.
Pour découvrir l'origine de ces fibres, il faut séparer l'une de l'autre les deux moitiés du bulbe en les écartant avec adresse. On peut ainsi les suivre, sur chacune de ces moitiés, jusqu'à la paroi grise du quatrième ventricule au travers de la commissure du bulbe. Ces fibres, antéro-postérieures, occupent les deux côtés d'un raphé très-étroit. C'est là, à très-peu de chose près, ce que l'on savait de l'origine des fibres arciformes.
Je me suis efforcé d'aller plus loin. Pour cela, je sépare de dehors en dedans le cordon postérieur de chaque moitié du bulbe, c'est-à-dire le corps restiforme, par des pressions et des tractions légères en partant du sillon latéral postérieur. On découvre aisément ainsi la face postérieure des faisceaux latéraux.
Cette préparation donne immédiatement la clef du problème. On voit en effet alors que toutes ces fibres antéro-postérieures dont nous parlons naissent de la face postérieure des faisceaux moyens. Ainsi les fibres arciformes s'étendent des faisceaux moyens au cervelet, en passant dans le plan médian du bulbe, et de là sur sa face antérieure, pour gagner les corps restiformes. C'est ainsi que se forment ces arcs remarquables si bien décrits par Rolando, en sorte que, par eux encore, le cervelet se trouve en relation avec les faisceaux moyens.
Il résulte de ces observations que les corps restiformes ne comprennent pas seulement des fibres émanées des faisceaux postérieurs, mais contiennent en outre une assez grande quantité de fibres venues des faisceaux moyens. Nous verrons un peu plus loin, que par les fibres arciformes les faisceaux moyens sont surtout en relation avec les parties latérales du
cervelet, tandis que par les fibres émanées du funicule accessoire ils sont plus particulièrement en relation avec ses parties médianes.
Les fibres areiformes sont très-rapprochées les unes des autres et forment, au bulbe, une enveloppe très-dense dont les coupes transversales permettent de bien apprécier l'épaisseur. Cette enveloppe a été parfaitement représentée par MM. Stilling et Wallach, par M. Kôlliker et par d'autres anatomistes d'un grand mérite.
G. En résumé, le bulbe comprend quatre ordres de fibres, savoir : 1° des fibres longitudinales; 2° des fibres antéro-postérieures ; 3° des fibres transversales ; 4° des fibres enveloppantes.
1° Fibres longitudinales. Elles sont subdivisées en plusieurs groupes, savoir :
(a) . Le groupe de la pyramide antérieure que composent de gros faisceaux longitudinaux enfermés dans une gaîne cellu-leuse commune que divisent, à son intérieur, des cloisons irrégulières.
(b) . Le groupe du cordon antérieur que composent des fascicules très-petits, séparés les uns des autres par de petits intervalles où s'engagent les fibres transversales du bulbe; un raphe médian parcouru par les fibres antéro-postérieures sépare le cordon de droite d'avec celui de gauche. La tranche de ces cordons est un triangle dont la base touche à la pyramide et le sommet à la paroi antérieure du ventricule médian.
Ce groupe représente, par sa structure, l'arête centrale des cordons antérieurs tels qu'ils sont constitués dans la moelle épinière.
(c) . Le groupe du faisceau latéral que composent des fascicules plus petits encore, et disséminés entre les interstices des fibres transversales. Il est comme le précédent, triangulaire; sur
sa tranche dont l'arête regarde l'axe du ventricule, il est divisé en plusieurs bandes par des cloisons dirigées d'arrière en avant. L'olive est encadrée pour ainsi dire entre les fibres de ce faisceau.
(d). Le groupe du funicule accessoire du faisceau ou cordon latéral, qui forme, à la surface du groupe précédent, une région distincte par l'épaisseur de ses fascicules.
(é). Le groupe du cordon postérieur situé en dehors du système des fibres transversales.
(/). Celui des cordons mamelonnés.
(g). Et enfin de petits cordons gris qui cheminent au-dessous du quatrième ventricule, et que Stilling et Wallach croient en rapport avec les origines du nerf vague.
2° Fibres transversales.
Celles-ci représentent la commissure blanche de la moelle. Elles sont étendues d'un côté à l'autre du bulbe au travers de l'olive ; bien qu'à peu près transversales, elles ont une inclinaison légère d'arrière en avant, ce qui permet de distinguer deux ordres de fibres transversales, les unes droites, les autres gauches, qui s'entrecroisent sur le plan médian, mais ni leur origine ni leurs terminaisons ne sont bien connues.
Quoi qu'il en soit, ces fibres forment, dans toute l'épaisseur du bulbe, des réseaux dans les mailles desquels cheminent les fibres longitudinales. MM. Stilling et Wallach ont parfaitement rendu cette disposition ; mais ils me semblent ne point avoir aperçu l'entrecroisement de ces fibres dans le raphe.
3° Fibres antéro-postérieures.
Ces fibres traversent toute l'épaisseur de la commissure, et vont des noyaux gris qui touchent au ventricule à la face inférieure du bulbe.
(a). Les plus proches du raphé médian tiennent du côté du ventricule à un tubercule gris que MM. Stilling et Wallach ont très-bien figuré. Elles cheminent à la manière des racines antérieures des nerfs spinaux entre le groupe des cordons antérieurs et celui des cordons moyens. Les unes pénètrent dans la bourse de l'olive; d'autres se continuent avec les racines du nerf hypoglosse.
(6). Plus en dehors se trouve le tractus fibreux qui s'engage par l'ouverture supérieure de l'olive et s'épanouit à l'intérieur de la bourse.
(c) . Au delà sont les fibres d'origine du nerf spinal.
(d) . Plus en dehors encore sont des fibres divergentes qu'on peut suivre jusqu'aux parties les plus externes des axes gris. Ces fibres sont les racines du nerf vague ou du glossopharingien. Ces deux nerfs semblent, en effet, appartenir au même système.
Ainsi, la plupart des fibres de cette catégorie sont des racines nerveuses partant de l'axe gris et gagnant la superficie du bulbe au travers de la commissure du bulbe et des faisceaux longitudinaux antérieurs. Il y a, entre ces faits et ceux que révèle l'étude de la moelle épinière, une analogie frappante.
4° Fibres enveloppantes.
Ces fibres, ainsi que nous l'avons déjà dit, viennent de la face postérieure des faisceaux moyens, se dirigent sous la couche grise des axes, vers la ligne médiane, traversent le bulbe d'avant en arrière de chaque côté du raphé entre les deux faisceaux antérieurs, émergent du fond du sillon médian antérieur, passent derrière et devant la pyramide qu'elles enveloppent et, se dirigeant en dehors, s'appliquent à la face externe du bulbe et du corps restiforme qu'elles enveloppent; elles ont reçu le nom de fibres arci formes. Ces fibres n'ont point d'analogues dans la moelle épinière.
L'étude des coupes longitudinales du bulbe permet de compléter et de justifier, à certains égards, ces premières données. C'est surtout à l'aide de ces coupes que l'on peut démontrer rigoureusement l'extrême complication des olives et l'existence des fibres antéro-postérieures du raphé : ces fibres ont été parfaitement décrites par M. Gerdy, par M. Foville et par d'autres anatomistes. Le microscope démontre la justesse de leurs observations.
§ «. Structure du noyau de l'encéphale dans la région de la protubérance et du pédoncule.
Les faisceaux qui constituent l'axe du bulbe se continuent dans la région de la protubérance et dans la région pédonculaire, et ces deux régions, sauf quelques particularités, ont en général la même organisation que le bulbe. La protubérance elle-même semble résulter d'une accumulation considérable de fibres arciformes dans cette région.
Elle est formée de deux plans, l'un superficiel, l'autre profond. Or, de même que les pyramides antérieures cheminaient entre deux couches de fibres arciformes, de même elles continuent leur trajet entre les deux plans de la protubérance.
Dans Yhornme, dans Yorang et dans le chimpanzé, dans Yé-léphant, dans les cétacés, les deux plans de la protubérance ont la même longueur, en sorte que, sauf l'orifice arrondi du canal qui donne passage au prolongement des pyramides vers le cerveau, leurs bords postérieurs se confondent et n'en font réellement qu'un seul. Mais dans la plupart des autres animaux, le plan superficiel mesuré d'avant en arrière est plus court que le plan profond qui demeure à découvert sous forme d'une bande plus ou moins large. Les fibres qui composent ces deux plans sont en rapport avec certaines régions déterminées du cervelet dans lesquelles elles s'épanouissent.
Le développement général de la protubérance est propor
lionne! à celui du cervelet et en particulier de ses régions latérales. Les épanouissements des plans profonds et des plans superficiels ont, dans ces régions, des lieux d'élection que j'indiquerai en parlant du cervelet.
Les fibres qui composent ces plans ont une direction transversale facile à constater au premier abord ; plusieurs faisceaux de ces fibres s'entremêlent et se croisent avec les petits fascicules des pyramides; leur multiplication excessive donne à la protubérance de l'homme un grand volume qu'augmente encore une assez grande quantité de substance grise interposée entre ces fibres (1).
C'est ici le lieu d'expliquer comment les fibres transversales de la protubérance subissent l'inflexion d'où la vallée médiane résulte. M. Cruveilher a, avec beaucoup de raison, attaché de l'importance à cette question; nous suivrons ici son exemple.
Les anciens pensaient que la vallée médiane était destinée à loger une artère médiane connue sous le nom d'artère basi-laire. M. Cruveilher a critiqué, avec beaucoup de raison, cette manière de voir. En effet, l'artère basilaire est souvent flexueuse, irrégulière ou déviée tantôt à droite, tantôt à gauche; la vallée médiane, au contraire, est toujours parfaitement médiane, régulière et symétrique.
Selon l'habile auteur que nous analysons ici, elle résulte d'une autre cause. Les deux pyramides, en passant entre les deux plans de la protubérance, soulèvent de chaque côté le plan superficiel, une vallée médiane sépare ces deux soulèvements ; telle est la manière de voir de M. Cruveilher.
Cette vue est ingénieuse, mais certains faits obligent de la modifier. On sait que dans les enfants nouveau-nés la sub-
(1) C'est cette masse grise qui a conduit M. Longet à considérer la protu« bérance comme un véritable centre.
stance des pyramides est d'un blanc nacré et tranche sur la substance grise à cette époque de la protubérance. C'est donc là une anatomie toute laite. Or, dans un enfant nouveau-né, mort à l'hospice des Enfants-Trouvés de Paris, en 1839, la pyramide antérieure du côté gauche manquait absolument. Toutefois la protubérance avait sa forme et sa régularité habituelles, et la saillie du côté gauche était aussi élevée que celle de droite. Cette saillie, en conséquence, n'était point déterminée par l'épaisseur de la pyramide au travers de la protubérance.
Cette observation me fit, dès cette époque, pressentir la nécessité d'une explication nouvelle. Voici cette explication qui, sur tous les points, me semble aujourd'hui confirmée.
Si l'on examine avec attention les relations de la protubérance annulaire, il est impossible de ne pas la considérer comme résultant d'une grande accumulation de fibres arciformes, entre la régioh du bulbe et celle des pédoncules. Dans le bulbe, les fibres arciformes composent des plans très-minces ; elles émergent du fond du sillon médian et se portent de chaque côté vers le cervelet, enveloppant, en manière d'arcs, les deux moitiés du bulbe. La pyramide antérieure est comprise entre deux plans de ces fibres.
Dans la région de la protubérance la même chose a heu; mais avec une accumulation telle de fibres que de la pression des arcs gauches contre les arcs du côté droit résulte un en-grènement réciproque de leurs fascicules, ou une confusion de leurs fibres, qui s'exprime par la formation d'un raphe médian dans toute l'épaisseur de la protubérance. Là est aussi la cause de cette vallée médiane et des collines latérales qui forment ses limites.
Cette explication est d'autant plus plausible qu'en avant et en arrière de la protubérance les deux moitiés de l'axe sont sou
vent entourées d'anneaux fibreux, qui ne diffèrent de la protubérance qu'en un seul point, je veux dire par l'indépendance complète qui existe entre les anneaux droits et les anneaux gauches. Or, ces anneaux sont évidemment une dépendance de la protubérance avec laquelle ils sont le plus souvent confondus, et font en même temps partie du système des fibres arciformes. Toutes ces fibres, d'ailleurs, sont en communication avec le cervelet, à la constitution duquel elles sont intimement liées.
Cette étiologie de la protubérance simplifie singulièrement la description des parties de l'axe qui sont situées au-dessus d'elle, description qu'on peut aisément ramener à celle que nous avons déjà donnée du bulbe.
Nous y retrouvons, en effet, une même disposition des faisceaux antérieurs de chaque côté du raphé médian, et le même aspect des faisceaux qui correspondent aux cordons latéraux. Mais déjà la hauteur de la commissure qui, dans le bulbe, atteint son maximum, diminue. D'ailleurs, elle est ici constituée, comme dans le bulbe, par la decussation symétrique de fibres passant d'un côté à l'autre sous une inclinaison très-faible. Ici les analogies avec le bulbe sont si évidentes, et le bulbe a lui-même avec la moelle de telles ressemblances, qu'en suivant pas à pas les métamorphoses du type, on arrive à le retrouver aisément sous des dissemblances qui paraissent, au premier abord, établir une différence totale.
Toutefois, à côté des modifications, qui changent la forme sans altérer le type, existent des différences réelles dont il faut tenir compte.
11 est certain, en effet, que les faisceaux postérieurs, tels qu'ils étaient constitués dans les corps restiformes, ne se retrouvent plus ici, puisque la majeure partie, sinon la totalité de leurs fibres, se sont détachées de la moelle pour se terminer
dans le vaste épanouissement des masses cérébelleuses ; nouveau mode d'épuisement des faisceaux postérieurs, dont la moelle épinière ne nous avait offert aucun exemple.
Dans la moelle, en effet, les fibres des cordons postérieurs s'épuisent au centre de ses axes gris ; ici, au contraire, elles s'écartent de la moelle et se terminent dans un appareil surajouté. Une analyse fondée sur un système d'observations suffisant, eut dû en conséquence inspirer l'idée que les corps restiformes, je veux dire cette partie bien distincte des cordons postérieurs brachiaux et des funicules grêles supérieurs qui se porte vers le cervelet, ont des fonctions et des propriétés particulières et conduisent des impressions différentes de celles qui se propagent dans la moelle par le centre même de l'axe gris. Mais celte induction ne pouvait être fondée que sur la connaissance de ces particularités d'organisation du faisceau postérieur sur lesquelles nous avons, avec tant d'insistance, appelé l'attention de nos lecteurs.
Maintenant quel sera le trajet des fibres qui, du cordon postérieur de la moelle, se portent vers les pédoncules cérébraux? Il semble que la partie superficielle des cordons postérieurs s'arrête aux corps restiformes, et qu'il n'y ait plus au delà que ces fibres profondes qui cheminent dans le centre même des axes gris.
Rien n'est plus difficile, en effet, que de suivre avec certitude la continuation des cordons postérieurs vers le cerveau, au delà du calamus. On doit, pour procéder régulièrement, les détacher au-dessous du bulbe avec les précautions que nous avons indiquées, et les soulever de proche en proche à l'aide de pressions légères. On peut ainsi les voir, après avoir donné aux corps restiformes presque toutes leurs fibres, se continuer en un faisceau assez large, mais très-mince qui, se
glisse sous la paroi grise du ventricule, marche parallèlement ii. 10
à l'aqueduc de Sylvius et peut être suivi, d'une part, au centre des couches optiques, et de l'autre, jusqu'à la base du cerveau, vers le côté externe des champs olfactifs. Chemin faisant il envoie aux tubercules quadrijumaux un faisceau très-remarquable, qui se recourbe au-dessous d'eux, et s'unit en voûte à celui du côté opposé.
Dans cette partie de son trajet, le cordon postérieur a plusieurs satellites. Nous signalerons, en premier lieu, un prolongement très-remarquable du nerf acoustique, et en second lieu une racine considérable de la cinquième paire. Nous nous bornerons à les indiquer ici, devant y revenir plus tard. Le plus important de ces satellites est le pédoncule supérieur du cervelet; situé en dehors et au-dessus du cordon postérieur, il se divise de la même manière et se p#rte dans les mêmes régions. C'est ainsi qu'il donne trois divisions, la première aux tubercules quadrijumaux, la seconde au centre des couches optiques, la troisième au champ olfactif. Celle de ces divisions qui va aux tubercules quadrijumeaux s'anastomose sur la ligne médiane avec sa congénère et forme, au-dessous d'eux, une voûte qui recouvre l'aqueduc de Sylvius et dont le bord antérieur touche à la commissure postérieure.
Cette voûte, formée par le rapprochement des cordons postérieurs et des pédoncules cérébelleux d'un côté, et de ceux du côté opposé, circonscrit, au-dessous des tubercules quadrijumeaux, un cylindre épais de substance grise, au centre duquel est percé l'aqueduc de Sylvius. Ce cylindre gris semble formé par l'enroulement d'une lame épaisse autour du ventricule, du moins pendant toute la vie présente-t-il à son côté dorsal une suture médiane. Ainsi la continuation du ventricule chemine sous la voûte que nous venons de décrire, et cette voûte est à son tour circonscrite par celle que for
ment, en s'unissant au-dessous des tubercules quadrijumaux, les deux faisceaux triangulaires latéraux de l'isthme, c'est-à-dire les deux rubans de Reil.
Toutes ces choses répondent, en partie, à la région de la protubérance, en partie à celle des pédoncules. Cette dernière région est encore remarquable par l'épaisseur de la commissure des pédoncules, mais elle l'est encore plus par la terminaison de cette commissure, qui touche à la face postérieure du tuber cinereum, et au-devant de laquelle le ventricule médian descend pour s'enrouler d'avant en arrière autour de la commissure molle.
Cette commissure des pédoncules forme le fond de la fosse interpédonculaire; ainsi les trous nombreux qui lui ont valu le nom d'espace cendré perforé postérieur ne diffèrent point de ceux que présente la commissure blanche de la moelle.
Elle offre un raphé médian que parcourent, d'arrière en avant, des fibres émanées du faisceau moyen. Ces fibres auxquelles ne font point suite des fibres arciformes enveloppant le pédoncule, se prolongent dans la profondeur du noyau des couches optiques. Leurs interstices donnent passage à des plans fibreux qui s'entrecroisent d'un pédoncule à l'autre. Cet entrecroisement est l'origine de gros faisceaux gris qui plongent d'arrière .en avant sous le noyau gris de la couche optique. 11 est si marqué qu'il mérite un nom particulier. Je le désignerai donc ainsi : entrecroisement des pyramides pédonculaires, pour mieux l'opposer à l'entrecroisement des pyramides du bulbe (1).
Quant à celles-ci, nous avons décrit leur trajet au travers de la protubérance. Nous avons dit plus haut comment elles
(1) Cet entrecroisement, vu d'abord par M. Foville, a été admis depuis par les plus habiles anatomistes.
cheminent à la face inférieure du pédoncule, s'engagent sous l'anneau pédonculaire, et, pénétrant dans la concavité de l'éventail, entre lui et le corps strié externe, se mêlent aux rayons de la couronne de Reil. Quelques-unes de leurs fibres paraissent se terminer dans le corps strié externe, d'autres s'engagent entre les interstices des rayons de la couronne et semblent se terminer à leur tour dans le corps strié interne. Mais le plus grand nombre se mêle aux irradiations de la couronne.
La pyramide pédonculaire s'unit à celle du bulbe au-devant de la protubérance, et forme avec elle un gros faisceau fibreux que les anatomistes ont décrit sous le nom de base ou d'étage inférieur du pédoncule cérébral. Un amas remarquable de substance grise, désigné sous le nom de locus niger, substantia nigra, d'endroit noir, le distingue de l'étage supérieur que composent essentiellement des fibres émanées des cordons postérieurs de la moelle, du nerf acoustique et du pédoncule cérébelleux supérieur. Cet étage supérieur du pédoncule a été désigné par les anatomistes allemands sous le nom de Coiffe. Je ne connais pas, à coup sûr, d'expression plus mal choisie.
L'endroit noir a pour base une masse grise amorphe, au milieu de laquelle l'œil distingue une grande quantité de cellules multipolaires que caractérise la grande quantité de pigment qui colore leurs parois. Cet amas compris entre les prolongements des cordons antérieurs et ceux qui émanent des cordons postérieurs de l'axe, représente assez bien les cornes spongieuses des axes gris de la moelle (1).
Les fibres qui composent, la coiffe, c'est-à-dire les prolon-
(1) Arnold. Tab. anatom., fasc. 1, Tab. IV, f. 1, et Valentin, Névrologie, dans Encyclopédie anatomique, Paris 1843, t. IV, p. 222.
gements du cordon postérieur, du nerf acoustique et du pédoncule supérieur du cervelet, s'étalent au centre de chaque couche optique en une cupule dont la concavité regarde le plan médian et embrasse les noyaux gris des couches. Ces noyaux gris sont en communication d'un côté à l'autre par la commissure molle. Une quantité énorme de fibres grises parcourt cette commissure et plonge de chaque côté dans les interstices des fibres de la cupule. Les noyaux gris peuvent être considérés comme le centre de l'enroulement des parties qui occupent la face médiane de chaque pédoncule, de même que le corps strié externe, est le centre d'enroulement de toutes les parties externes. 11 y a donc une sorte de correspondance au travers du noyau cérébral tout entier, entre les deux corps striés externes, par l'intermédiaire des noyaux gris, des couches optiques et de la commissure molle. Peut-être les fibres transversales de cette commissure, qui se prolongent de chaque côté dans les noyaux gris, se terminent-elles, en effet, dans les corps striés externes. Mais c'est là un point d'anatomie d'une si étrange difficulté, que je propose ces vues comme de simples hypothèses, bien qu'elles aient en leur faveur de fortes probabilités.
Quand on a séparé par un écartement mesuré les deux moitiés du noyau cérébral, le noyau gris de la couche optique étant pris comme centre, on peut aisément apercevoir la disposition circulaire de toutes les parties qui l'enveloppent. Parmi ces parties, les unes font partie intrinsèque des deux axes rayonnants du noyau de l'encéphale, les autres s'enroulent autour d'eux mais sans y adhérer. Parmi les parties intrinsèques nous distinguerons: l°un faisceau découvert, je crois, par Vicq-d'Azyr, qui, du centre de l'éminence mamillaire, dont les fibres se portent en traversant toute l'épaisseur du noyau gris compris dans l'intérieur de la cupule,
à la surface des couches optiques, et se portent dans l'écorce blanche de ces couches, au niveau de leur genou antérieur, à partir duquel elles s'enroulent d'avant en arrière avec cette écorce elle-même.
2° D'autres fibres, constituant en partie l'écorce des couches optiques, naissent de la partie la plus interne de l'anneau du pédoncule. Celles-ci, dont le tœnia semicircularis semble n'être qu'une dépendance, enveloppent toute la périphérie des couches optiques.
11 faut bien remarquer que cette écorce blanche n'a rien de commun avec les racines du nerf optique placées au-dessous d'elle. Elle se termine, avec le tœnia semicircularis, dans le bord de la gouttière de l'anneau qui touche au corps strié inférieur.
Les couches optiques, proprement dites, sont intermédiaires à cette écorce blanche et au noyau. Elles s'enroulent autour de lui d'avant en arrière, comme les précédentes, et se continuent dans les bandelettes optiques. Ces couches sont formées d'une bande de substance grise que parcourent, d'avant en arrière, une multitude de fibres blanches. Deux renflements de cette substance grise constituent les corps genouillés antérieurs et les corps genouillés externes.
Les habenœ de la glande pinéale peuvent être considérées comme une dépendance de l'écorce blanche de la couche optique, seulement, au lieu de continuer leur mouvement d'enroulement, elles se terminent toutes deux en s'unissant au-devant de la commissure postérieure et au-dessous de la glande pinéale.
Les parties qui s'enroulent autour des couches optiques, mais sans y adhérer, sont :
1° Les bandelettes de la voûte. Celles-ci naissent du centre des eminences mamillaires, et s'enroulent, ainsi que nous
l'avons déjà dit, en suivant le sillon qui sépare la couche optique du corps strié interne, sillon au fond duquel est le tœnia semicircularis.
2° Les lames propres du septum lucidum. Celles-ci naissent de l'anneau pédonculaire et sont d'abord divisées en deux faisceaux qui circonscrivent l'ouverture du canal qui loge la commissure antérieure, puis elles se rapprochent au-dessus de cette commissure, et s'étalent l'une et l'autre en une lame semi-grise qui forme la paroi propre du ventricule dans toute l'étendue du septum lucidum. Il y a une de ces lames à droite et une à gauche du plan médian. Elles limitent immédiatement le méat de Sylvius du côté duquel elles sont revêtues par un epithelium très-délicat.
3° Au delà des couches optiques sont les corps striés internes. Ceux-ci sont séparés des corps striés externes par la couronne de Reil qui reçoit, outre les fibres directes des pyramides et des pédoncules, celles qui émanent de la périphérie de la cupule. Ainsi chacun des rayons de cette couronne contient à la fois des fibres qui proviennent des pédoncules cérébraux proprement dits, et des fibres émanées soit des cordons postérieurs, soit des pédoncules supérieurs du cervelet, soit du nerf acoustique. Quant à ce prolongement du faisceau postérieur qui se dirige vers les champs olfactifs, il chemine au-dessous du noyau de la couche optique, et après avoir passé sous les anneaux semicirculaires qui l'enveloppent, se porte dans le côté interne de l'anneau pédonculaire, d'où, conjointement avec cette racine de la cinquième paire qui l'accompagne, il se jette directement dans la base du lobe olfactif. Ainsi le faisceau postérieur fournit successivement des divisions au cervelet, aux tubercules quadrijumeaux, aux hémisphères par l'intermédiaire de la couronne de Reil, et aux lobes olfactifs.
Cette structure est si compliquée que, pour la faire comprendre, je compte beaucoup sur le secours des figures; peut-être y trouvera-t-on encore beaucoup d'obscurités. Mais, hélas! la parole humaine ne dessine point, elle peut, tout au plus, indiquer, et dans son mouvement lent et successif se prête mal à l'exposition de ces harmonies simultanées de l'organisation; pour rendre ces choses claires, il faudrait à la fois parler, dessiner, modeler, démontrer sur la nature ; à tous ces égards, combien d'avantages le professeur n'a-t-il pas sur l'écrivain !
Je n'irai pas plus loin dans cette exposition de la structure de l'isthme, nous la compléterons en traitant de la structure des ganglions encéphaliques surajoutés.
CHAPITRE V.
STRUCTURE DES GANGLIONS SURAJOUTÉS.
§ 1. Structure du cervelet.
Lorsqu'on divise le cervelet par des sections pratiquées soit selon le plan médian, soit dans un sens oblique ou horizontal, on constate immédiatement qu'il est formé à son centre d'une masse blanche, d'où partent des lames, des lamelles et des feuilles que recouvre très-exactement une écorce grise. La coordination de ces divisions est telle, dans les coupes médianes du cervelet, qu'elle donne lieu sur chacune des sur-; faces de section à une figure arborescente qu'on a depuis longtemps désignée sous le nom d'arbre de vie. Cet arbre a une disposition fort élégante ; son tronc, qui est excavé par la saillie de la corne moyenne du quatrième ventricule, est très-court et presque immédiatement divisé en deux branches, dont l'une répond au cervelet médian, etl'autre à son vermis. Chacune de ces branches porte des rameaux, ces rameaux des ramuscules, ces ramuscules des feuilles. Si compliquée que soit cette figure, la lame grise en suit tous les contours, qu'elle revêt dans leurs moindres détails. Il est impossible d'imaginer un dessin plus joli. Les figures qu'oflrent des sections obliques, pratiquées sur les lobes du cervelet latéral, sont beaucoup moins élégantes et donnent l'idée d'un gros noyau blanc à la périphérie duquel sont implantés une multitude de petits arbres de vie rayonnant dans chaque lobe.
Ainsi, d'une manière générale, le cervelet comprend un grand noyau blanc tout couvert de feuillets, et une écorce
qui les recouvre. Nous nous occuperons, en premier lieu, de l'étude de celle-ci, qui est remarquable à plus d'un titre.
A. Écorce grise du cervelet. Elle est formée de trois couches superposées dont l'épaisseur diffère. De ces trois couches, la superficielle est la plus épaisse, l'intermédiaire est la,plus mince.
La couche la plus profonde est formée de petites cellules dont le noyau est bien distinct. Ces cellules sont nombreuses et très-rapprochées les unes des autres.
Cette couche est presque entièrement opaque.
La couche intermédiaire est transparente, elle comprend de grandes cellules multipolaires très-claires avec un noyau bien distinct. De ces cellules sortent des prolongements qui s'enfoncent dans la couche superficielle.
Celle-ci n'a d'analogue dans aucune partie de l'encéphale. Elle est entièrement formée de tubes ou plutôt de prismes semblables aux bâtonnets de la rétine, et disposés à la surface du cervelet comme les villosités d'un velours, ou mieux encore comme les fibres de l'émail à la surface du noyau de la dent.
Ces éléments se continuent-ils avec les rayons des grandes cellules de la couche intermédiaire ? Cela peut avoir lieu quelquefois, mais pour le plus petit nombre des prismes. Peut-être les fibres des noyaux blancs du cervelet se continuent-elles dans le centre de ces prismes juxtaposés. Mais c'est là une question bien délicate, et dans l'état actuel de nos procédés anatomiques, presque impossible à résoudre.
B. Noyau du cervelet. Ce noyau est formé de deux parties, savoir : 1° l'olive du cervelet qui est au centre, et 2° les masses de fibres blanches qui l'enveloppent.
1° De l'olive du cervelet.
Elle est presque en tout semblable à celle du bulbe; mais elle est plus grande et sa bourse a plus de capacité. Quelques anatomistes lui ont donné le nom de corps rhomboïdal (1).
C'est un noyau oblong compris dans une enveloppe jaunâtre, et logé dans l'épaisseur de cette partie de la racine cérébelleuse qui dépend du pédoncule supérieur. Or, nous appelions, il n'y a qu'un instant, ce pédoncule, processus cerebelli ad cerebrum, et nous le considérions ainsi pour aider au développement des descriptions. Maintenant nous le considérerons dans un autre sens, et pour le même motif, et nous supposerons qu'il vient du cerveau vers le cervelet. Dans cette hypothèse, il pourrait être appelé processus cerebri ad cere-bellum.
Il est indispensable de bien saisir la direction des fibres de ce processus, depuis les tubercules testes jusqu'à l'écorce du cervelet. Situé d'abord sur le côté de la valvule de Vieussens en dedans du cintre de la voûte que forment en s'unissanl les deux rubans de Reil, il passe sur les côtés de la lingule et, arrivé sous le bord antérieur du cervelet, se recourbe en haut et en dehors, se rétrécit un peu, puis se renfle en un noyau qu'on peut aisément énucléer. Ce noyau contient dans son intérieur l'olive du cervelet, qui est ainsi comprise dans l'épaisseur du pédoncule. L'ouverture de l'olive est à son extrémité antérieure. Elle reçoit un grand nombre de fibres du pédoncule lui-même, et un plus petit nombre des corps restiformes. Ces fibres traversent en partie l'olive pour se porter au delà. Une petite artère pénètre avec elles dans l'intérieur de l'olive et forme sur ses parois un réseau très-délié.
(1) Arnold. Tab. analom., fasc. 1, Tab. VIII, fig. 4.»
2° Structure du noyau blanc.
Les fibres du pédoncule cérébelleux supérieur qui ont enveloppé l'olive, et celles qui,* après avoir pénétré dans son intérieur ont passé au travers de sa paroi, se groupent immédiatement en lames et en feuilles pour se terminer plus particulièrement dans cette partie de fécorce du cervelet médian qui répond à la partie moyenne de son corps et à son vermis. Elles appartiennent donc aux régions médianes du cervelet, aussi leur nombre est-il en raison directe du développement de ces régions.
Ceci posé, la description du noyau blanc sera facile. Nous remarquerons, en premier lieu, le prolongement des corps restiformes. Ce prolongement passe au côté externe du collet de l'olive, se recourbe au-devant de lui pour le contourner, passe à son côté interne et se termine par une bande qui se porte en dehors, et, chez les singes, fait, de chaque côté, une grande saillie. De cette anse remarquable, qui s'enroule autour du collet de l'olive, sè détachent les lames qui se ramifient, ou plutôt s'exfolient dans le milieu du cervelet médkn, dans toute l'étendue du vermis médian et dans le vermis latéral. Ainsi les deux vermis dépendent tous les deux du corps resti-forme, et se développent sur une même base. On peut ainsi comprendre le parallélisme d'équivalence qui existe constamment entre ces vermis. Ce fait permet encore d'expliquer immédiatement cette proposition, que la grandeur des vermis est toujours en raison directe de celle du bulbe, ce qui se conçoit au premier abord, puisqu'ils naissent sur le prolongement des faisceaux qui, du bulbe, se portent dans le cervelet. N'oublions pas, d'ailleurs, que ces faisceaux comprennent à la fois des fibres des cordons postérieurs et des cordons latéraux du bulbe.
Il nous reste à dire de quelle source partent les fibres qui
s'épanouissent dans les parties latérales du cervelet antérieur, et dans le corps du cervelet latéral.
La protubérance annulaire, avons-nous dit, est formée de deux plans : un plan profond, supérieur aux pyramides, un plan superficiel qui passe au-dessous d'elles.
Le plan profond est formé de fibres dont la direction est transversale. Ces fibres se dirigent de chaque côté vers le cervelet, et s'épanouissent dans les parties latérales du corps du cervelet antérieur. Il y a donc entre ce plan de la protubérance et les masses latérales du cervelet antérieur un rapport nécessaire.
Quant au plan superficiel de la protubérance, ses fibres s'épanouissent de chaque côté dans le corps du cervelet latéral.
Les corps des deux cervelets se développent en conséquence, sur les expansions terminales des fibres du Pont de Varole, mais ils ne sont point indifféremment en rapport avec telle ou telle partie de la protubérance. Ainsi les masses du cervelet latéral sont-elles surtout en rapport avec le développement des plans superficiels du pont, tandis que les parties latérales du cervelet antérieur sont en relation avec le développement de ses plans profonds.
Cette proposition devient bien apparente quand on compare l'homme à la plupart des animaux. Dans l'homme le plan superficiel de la protubérance est énormément saillant, et son bord supérieur recouvre complètement le plan profond. Il en est de même, à peu de choses près, dans YOrang et dans le Chimpanzé parmi les singes, et parmi les autres mammifères dans les Cétacés et dans les Éléphants. Or, dans tous ces animaux les parties latérales du cervelet l'emportent sur les parties médianes, et parmi ces parties latérales, le corps des cervelets latéraux sur le corps du cervelet médian.
Dans les singes qui sont inférieurs, au point de vue du développement général, à l'Orang et au Chimpanzé, le plan superficiel de la protubérance est plus court que le plan profond, au point de laisser celui-ci à découvert dans une étendue d'autant plus grande qu'il y a relativement plus de masses médianes et de vermis, et moins de masses latérales, car parmi celles-ci les corps des cervelets latéraux s'anéantissent les premiers.
Dans les autres animaux mammifères, quels que soient d'ailleurs la famille ou le genre, on observe les mêmes relations. Je ne puis indiquer ces choses qu'en général ; entrer à cet égard dans de plus longs détails serait évidemment sortir de mon sujet.
En comparant avec attention les animaux de tous les groupes naturels dans la classe des mammifères, on découvre aisément plusieurs relations fort importantes. L'une est que les volumes relatifs de la protubérance et du bulbe sont toujours en raison inverse l'un de l'autre. L'autre est que ce volume de la protubérance, et le développement des hémisphères du cerveau, quel que soit d'ailleurs le type de son organisation, se correspondent réciproquement. La première relation s'explique anatomiquement ; il n'en est point de même de celle-ci, mais elle existe, et dès lors on peut concevoir comment, malgré la différence prodigieuse qui existe entre le cerveau de l'homme et celui de l'éléphant, un développement équivalent des hémisphères, eu égard à leur masse, détermine dans l'un et dans l'autre le développement de la protubérance et du cervelet sous des formes à peu près semblables.
Si nous pouvions, dès à présent, tirer des conclusions de ces faits, nous pourrions adresser aux physiologistes expérimentateurs quelques questions importantes. J'avoue, quant
à moi, que les vivisections m'inspirant une répugnance invincible et une sorte de remords, superstitieux peut-être, mais non moins douloureux, je n'ai pas toujours eu le courage de résoudre les problèmes qui se présentaient à chaque instant à mon esprit dans le cours de ces recherches. Heureusement, des expériences qui ont déjà été faites, nous pourrons tirer dans un instant des conséquences utiles.
En nous résumant, 1° les parties médianes du cervelet antérieur, le vermis médian et les vermis latéraux, sont en rapport avec le développement du bulbe et des corps restiformes. Ces parties sont, si je puis le dire ainsi, les cervelets de la moelle épinière.
2° Les parties latérales du cervelet antérieur, et les cervelets latéraux, correspondent, les premières au développement des plans profonds de la protubérance, les seconds au développement de ses plans superficiels. 11 y a un rapport direct entre le développement de ces deux plans de la protubérance, du plan superficiel surtout, et par conséquent aussi des masses latérales du cervelet, et celui des hémisphères cérébraux. Ces parties latérales du cervelet constituent en conséquence le cervelet du cerveau.
3° Il n'y a aucune relation directe ou inverse entre le développement des diverses parties du cervelet et celui des lobes olfactifs.
4° Les pédoncules cérébelleux supérieurs sont le seul lien visible qui unisse directement le cervelet au cerveau.
§ «. Structure des tubercules quadrijumeaux.
Ces tubercules, qu'on a aussi appelés lobes optiques, ne paraissent pas avoir, dans l'ordre des organes intellectuels, une dignité bien haute.
J'ai déjà dit quels faisceaux les rattachent à l'isthme. Par les
rubans deReil, ils tiennent aux faisceaux moyens du bulbe ; par certaines divisions, ils se rattachent aux pédoncules cérébelleux supérieurs et aux prolongements des faisceaux postérieurs vers le cerveau; par deux bandelettes superficielles que nous avons décrites, ils communiquent sur les côtés de l'isthme avec les corps genouillés internes; ces bandelettes, comme nous le verrons plus loin, établissent leurs relations principales avec le cerveau. Enfin, aux tubercules quadriju-maux antérieurs se rattache la principale racine du nerf optique, je veux dire la plus constante.
Ces tubercules sont très-grands quand les hémisphères cérébraux sont petits. Ils sont très-petits quand les hémisphères cérébraux sont grands. C'est là une alternative remarquable et dont nous tirerons parti.
On sait d'ailleurs très-peu de chose sur leur structure. Les antérieurs sont presque exclusivement formés de substance grise, les postérieurs ont une écorce mince de fibres blanches. Les cellules de la substance grise sont incolores et se distinguent par leur pâleur, d'ailleurs elles ne présentent rien de spécial (1).
§ 3. Structure des hémisphères cérébraux.
Nous avons vu plus haut que le cerveau, proprement dit, est divisé en deux masses latérales appelées Hémisphères. Leur partie essentielle est ce que les anciens ont nommé écorce grise du cerveau. Cette écorce forme la paroi des deux bourses grises plus ou moins lisses, plus ou moins plissées, que nous avons décrites. L'intérieur de ces bourses est rempli par un amas énorme de fibres blanches qui émanent surtout des couronnes radiantes de l'entonnoir pédonculaire.
(1) Kôlliker. Éléments d'histologie, p. 335.
Cet amas de fibres blanches, occupant le centre de chaque hémisphère, a été nommé moelle ou substance médullaire, par opposition au nom d'écorce, donné à la paroi propre des bourses. Si l'on divise l'ensemble des hémisphères par une coupe transversale, effleurant la face supérieure du corps calleux, la section de ces deux centres blancs des hémisphères unis par les fibres intermédiaires du corps calleux, présente un grand espace blanc entouré de chaque côté par un limbe gris. Cet espace est ce qu'on a appelé le centre ovale de Vieussens. Nous croyons que ce nom de centre ovale conviendrait mieux à la masse entière des noyaux blancs des hémisphères.
Quoi qu'il en soit, il y a, dans chaque hémisphère, un noyau blanc et une écorce. Nous traiterons successivement de la structure de cette écorce et de celle du noyau qu'elle enveloppe.
A. Structure de l'écorce des hémisphères (1).
La structure des couches qui composent cette écorce n'est connue que depuis un petit nombre d'années, encore ne l'est-elle que d'une manière fort incomplète. Il serait difficile, en effet, d'émettre quelque hypothèse probable sur le rôle et sur les connexions intimes des parties qu'on y a distinguées.
Fracassati supposait que les couches corticales résultent d'une lymphe coagulée, ce qui n'est pas fort instructif. Mal-pighi a été plus loin; il les comparait à l'écorce du rein. C'était pour lui un amas de petites glandes où étaient sécrétés les esprits animaux. Idée ingénieuse pour l'époque où écrivait Malpighi, et qu'il ne faut point confondre avec le misérable jeu de mots de Cabanis qui leur faisait sécréter la pensée.
(1) La description de cette structure est tracée en général d'après le cerveau du Papion (Cynocéphalus sphynx). J'ai cru utile d'ajouter l'étude de ce type à celle que Reil, Burdach et Arnold ont faite du cerveau de l'homme. II. 11
Malpighi donne ainsi la description de ces prétendues glandes '.
« Elles sont d'une figure ovale, laquelle, toutefois, est tant soit peu aplatie, parce qu'elles se pressent les unes les autres de toutes parts faisant ainsi des angles obtus, en sorte que leurs espaces ou intervalles sont presque égaux. Leur superficie est recouverte de la pie-mère et des veines et artères qui pénètrent profondément leur substance : il sort de leur partie interne une fibre blanche nerveuse, qui en est comme le vaisseau propre, qu'on peut voir assez clairement au travers de ces petits corps transparents et tous blancs, de manière que la substance médullaire blanche du cerveau est apparemment un tissu et un assemblage de plusieurs sortes de petites fibres jointes ensemble (1). »
Il est certain que ces observations de Malpighi sont inexactes. Mais on a proposé, depuis ce grand homme, des théories beaucoup moins raisonnables, et je ne crois pas que depuis Malpighi jusqu'aux travaux de MM. Purkinje et Valentin, on ait traité ce sujet avec plus d'esprit et de finesse.
Cependant, vers la fin du dernier siècle, un anatomiste qui n'avait point employé le microscope, Fr. Gennari(2), fit faire un premier pas à l'étude de la structure des couches corticales en distinguant dans toute leur étendue deux lames distinctes. Quatre ans après, Vicq-d'Azyr (3) signalait « certaines circonvolutions de l'extrémité postérieure du cerveau dans l'épaisseur desquelles la substance blanche est distribuée en stries flexueuses à la manière des rubans rayés. »
Cette observation a été répétée par MM. Cazauvieilh et Par-chappe; mais c'est surtout à M. Baillarger que l'on doit de
(1) Malpighi. Description du cerveau, Irad. par Sauvalle, p. 88.
(2) Francesci Gennari, De peculiar, struct, cerebr. Parmœ, 1782.
(3) Trailed'anatomic Paris, 178G. PI. IV, fig. \, ce.
l'avoir généralisée en la rendant plus précise. Cet habile médecin distingue, dans toute l'étendue de l'écorce du cerveau, plusieurs couches distinctes, alternativement blanches et grises, à partir de la périphérie. Les observations de M. Bail-larger ont porté sur un grand nombre d'animaux mammifères. Elles sont d'une exactitude parfaite.
M. Hannover a accepté les résultats obtenus par M. Bail-larger. Pour ces deux auteurs l'écorce comprend six couches, savoir :
1° A l'extérieur, une couche blanche, fort mince, dont les fibres sont étendues à la surface du cerveau. Cette couche est la plus distincte de toutes, et peut être aperçue dans le cerveau du fœtus dès le cinquième mois. Sa structure la fait au premier abord reconnaître (1).
2° Une couche grise d'un reflet foncé, vient ensuite;
3° Puis une deuxième couche branche;
4° Une deuxième couche grise ;
5° Une troisième couche blanche ;
6° Une troisième couche grise.
Dans la couche extérieure, et peut-être aussi dans la suivante, les fibres passent horizontalement sur la surface du cerveau, et ces fibres ne paraissent pas en connexion avec celles des autres couches. D'ailleurs, le plus ou moins de coloration de ces couches, provient du plus ou moins de cellules qui sont mêlées parmi leurs fibres (2).
M. Hannover assure qu'il a le plus distinctement vu ces six couches dans le cerveau et le cervelet, absolument frais
(1) Cf. Lclut. Note sur la disposition de la substance blanche à la surface du lobule de l'hippocampe dans le cerveau de l'homme et dans celui de quelques autres vertébrés. Journ. des progrès, mai 1830.
(2) Recherches sur la structure de la couche corticale des circonvolutions du cerveau {Mémoires de l'Académie de Médecine. Paris, 1840. Tom. VIII, p. 148).
et encore chauds, de l'homme et du cochon. C'est aussi le cerveau du cochon que M. Baillarger avait recommandé pour la commodité des démonstrations. Quant au cervelet, M. Baillarger n'en a point parlé. Or, je puis assurer que sur ce point M. Hannover a été la dupe de quelque illusion, car d'une part les couches corticales du cervelet diffèrent absolument de celles du cerveau, et d'autre part, quelque attention qu'on y mette, on ne peut en distinguer plus de trois.
Les observations qu'on peut faire à l'œil nu ou simplement armé d'une loupe ne peuvent guère aller au delà de ce qu'ont dit M. Baillarger, et après lui M. Hannover. Or, l'application du microscope, loin de rendre cette distinction des couches plus apparente, la rend en réalité plus obscure, du moins les résultats qu'elle donne sont loin de satisfaire absolument l'esprit.
L'habile micrographe, M. Kôlliker, a donné dans son bel ouvrage, l'anatomie élémentaire d'une tranche mince de la substance corticale du cerveau. Cet anatomiste n'a distingué dans le cerveau que quatre couches.
La plus superficielle est formée, comme l'avait déjà vu M. Hannover, de fibres parallèles à la direction des couches corticales.
La deuxième couche est grise, et contient une grande quantité de petites cellules nerveuses. Cette couche est parcourue par des fibres nerveuses très-grêles, qui forment des arcades irrégulières.
La troisième est blanche et parcourue par un grand nombre de fibres parallèles à la surface de l'écorce.
La quatrième est d'un gris rougeâtre et fort épaisse, elle contient des cellules semblables à celles de la deuxième couche, mais beaucoup plus rares. Un grand nombre de fibres nerveuses, très-serrées, pénètrent dans son épaisseur
et semblent s'y terminer pour la plupart. Cette couche touche immédiatement à la masse blanche qui occupe le centre de l'hémisphère (1).
Il n'y a donc pour M. Kôlliker que quatre couches, et à coup sûr le microscope lui donne raison, mais l'œil armé d'une simple loupe donne raison à M. Baillarger et à M. Hannover. Entre ces deux apparences également spécieuses, mais dans des circonstances différentes, où se trouve la vérité? Depuis longtemps cette question m'a embarrassé, et elle m'embarrasse encore. Le problème me semble donc bien loin d'être résolu.
Les éléments principaux des couches grises sont : 1° une cellule arrondie fort petite qui ne m'a point paru émettre de prolongements. Le noyau et le nucléole de cette cellule sont bien distincts; 2° des cellules à prolongements multiples. Ces couches sont traversées par des fibres très-déliées. Quant aux couches blanches, elles semblent formées par des stratifications très-minces de fibres nerveuses. La mieux distincte de ces couches est la superficielle. En certains points les fibres composantes s'y croisent en divers sens ; disposition qui donne à la surface du cerveau, surtout au niveau du lobule des hippocampes, un aspect réticulé. On peut consulter à ce sujet les planches de M. Arnold (2), et surtout un travail fort intéressant de M. Lélut (3).
Je regrette bien vivement de ne pouvoir donner ici une histoire plus complète, plus précise de ces couches. Il y a déjà bien longtemps qu'on a distingué les vaisseaux qui les pénètrent et s'y ramifient en réseaux d'une richesse excessive. Je ne décrirai point ici ces vaisseaux qui ont été admirablement injectés par M. Gerlach; leur multiplicité indique que les
(1) Voyez Kôlliker. Histologie humaine, p. 338, fig. 151 et 152.
(2) Tabulée anatomicœ.
(3) Journal des progrès, mai 1830.
couches corticales sont le siège d'un travail vital très-actif. Mais quelle est la nature de ce travail mystérieux? Par quelles voies attaquer un problème qui touche aux questions les plus cachées parmi celles que peut se proposer un philosophe? Qu'est-ce que l'âme et qu'est-ce que la matière, et comment s'unissent-elles dans un système d'actions et de réactions réciproques? Voilà à quel abîme nous touchons; s'étonnera-t-on si l'homme n'en a point jusqu'à présent sondé la profondeur?
Malgré l'imperfection des résultats qu'a donnés l'analyse des faisceaux blancs des hémisphères, du moins seront-ils en partie plus intelligibles. Nous serons ici moins près des essences invisibles. L'observation et l'expérience pourront nous conduire un peu plus loin.
B. Structure du noyau blanc des hémisphères, ou du centre ovale de Vieussens.
Nos bases ont été posées. Les différents départements des couches corticales ont été déterminés et définis. Il sera maintenant plus facile de décrire les irradiations fibreuses qui remplissent la concavité des hémisphères cérébraux.
Pour simplifier par avance le dédale de l'exposition anato-mique, nous commencerons par énumérer les différents ordres de fibres qui composent ces amas blancs intermédiaires aux noyaux terminaux de l'axe et aux couches corticales, qu'on peut comprendre sous le nom général de centre ovale de Vieussens (1).
Ce centre ovale comprend plusieurs ordres de fibres, savoir : 1° Des fibres propres. Ces fibres passent du sommet d'un pli au sommet des plis voisins, unissant entre elles, par un vaste système de commissures, toutes les parties d'un mémo
(\) Cf. p. Gratiolet, dans Y Institut., mai 1854 et 4 juillet 1855-
hémisphère. Elles doublent les couches corticales en passant sous leurs anfractuosités.
2° Des fibres qui passent oVun hémisphère à Vautre, et les confondent tous deux en un seul et même système. Ces fibres dépendent de la commissure antérieure.
3° Des fibres, qui, nées de la couronne de Reil, s'irradient dans tout l'hémisphère. Ces fibres pénètrent dans les anfractuosités de la face interne de la bourse, et s'irradient au fond de ces anfractuosités, dans les points qui correspondent au sommet des circonvolutions périphériques.
4° Des fibres qui, du corps calleux, vont dans tous les plis des hémisphères ;
5° Des irradiations nées des nerfs de sensations spéciales;
6° Des irradiations nées des ganglions accessoires tels que les tubercules quadrijumeaux, les corps genouillés internes, et le cervelet.
Tels sont en général les éléments qui entrent dans la composition du centre ovale; nous ne pouvons espérer de les décrire avec une certitude suffisante, qu'en suivant l'ordre de la dissection. Voici donc comment nous procédons.
Nous divisons en premier lieu l'encéphale suivant son plan médian. Les deux hémisphères sont ainsi séparés l'un d'avec l'autre. Puis nous détachons le cervelet et le bulbe à l'aide d'une section passant par le centre des tubercules quadrijumeaux. Par là l'hémisphère est parfaitement isolé, et sa face interne apparaît à découvert dans toute son étendue.
Cette face présente des particularités intéressantes sur lesquelles il est important d'appuyer ici.
La portion du noyau terminal qui tient encore à l'hémisphère en occupe le centre, et la face interne des couches optiques y est visible dans toute son étendue.
Cette préparation peut, en conséquence, donner une idée
complète du mode d'enroulement du ventricule intermédiaire autour de la commissure dont la tranche médiane occupe le centre même de la couche optique.
L'étage inférieur du ventricule s'y voit avec la grande dilatation de l'infundibulum. Son étage supérieur, que bordent les rênes de la glande pinéale, communique au-dessus d'elles avec le vestibule. En abaissant un peu ce qui reste du pédoncule, on peut apercevoir une partie de la face supérieure des couches optiques.
Le bord supérieur de l'ouverture qui fait communiquer avec le vestibule le ventricule latéral est formé par la bandelette de la voûte qu'on voit contracter en arrière des connexions évidentes avec le corps calleux.
Au-devant de la racine antérieure de la bandelette est l'ouverture d'un canal dans lequel s'engage un gros faisceau transversal. Ce faisceau est une des moitiés de la commissure antérieure qui s'étend d'un hémisphère à l'autre au travers des deux corps striés externes.
Au-dessus de la courbe de la bandelette de la voûte, est la courbe du corps calleux. Cette courbe touche à la précédente par ses extrémités, en sorte que la coupe médiane de l'espace compris entre elles a la forme d'un croissant irrégulier ; dans ce croissant est tendue comme dans un cadre l'une des lames du septum lucidum que trois feuillets principaux composent. Le premier qui se présente est epithelial. Le second est formé de fibres entremêlées de substance grise qui proviennent de l'anneau du pédoncule, et comprend en outre des fibres blanches qui de la voûte se portent en avant au corps calleux. Le troisième est la paroi propre du ventricule cérébral.
Autour de la courbe du corps calleux et des bandelettes de la voûte, se développe la marge de l'ouverture de l'hémisphère embrassant et ceignant exactement une des moitiés du noyau
cérébral. 11 serait superflu de revenir sur ce point d'anatomie que nous avons décrit ailleurs.
Voici maintenant comment nous disséquons l'hémisphère.
Nous soulevons en premier lieu les couches corticales le long du bord de l'ouverture de l'hémisphère. Cette dissection doit être poursuivie avec des précautions scrupuleuses. Nous découvrons ainsi un premier plan de fibres immédiatement sous-jacent aux couches corticales.
1° La base de ce plan est un anneau fibreux qui borde la grande ouverture de l'hémisphère. Si nous prenons pour point de départ le point de cette ouverture qui correspond au côté interne du champ olfactif, nous le verrons suivre la courbe du corps calleux, dont il embrasse le bord ou genou postérieur, et revenir à son point de départ, en doublant exactement la circonvolution du pli unciforme.
Cet anneau que Reil, Rolando, Arnold, ont bien connu, a été décrit avec un soin tout particulier par M. Foville, qui lui a imposé le nom d'ourlet. Si nous comparons l'hémisphère à une bourse, ce sera, si l'on veut, le cordon de la bourse. Je me sers de cette comparaison grossière pour aider l'imagination, mais je prie le lecteur de ne point me supposer l'intention de créer ici une dénomination nouvelle. Or, de cet anneau fibreux se détachent en divers sens des fibres qui s'irradient dans tous les plis de la face interne de l'hémisphère.
Le trajet de ces fibres mérite d'être attentivement examiné. Les unes partent de l'extrémité antérieure du lobe fronto-pa-riétal et se réunissent au ruban fibreux de l'ourlet, pour s'en détacher plus loin et se perdre dans les plis marginaux supérieurs du lobe. D'autres, contournant avec l'ourlet l'ouverture de l'hémisphère, descendent avec lui dans le lobe occipito-sphénoïdal interne. La plupart de ces fibres forment de grandes anses dont les deux extrémités se perdent dans l'écorce de
l'hémisphère, mais dont l'arc est tangent en tel ou tel point à la courbe de l'ourlet. Ainsi ces arcs fibreux sont des commissures propres qui unissent entre elles les différentes parties d'un même hémisphère.
Dans l'homme, les fibres de l'ourlet forment autour de l'ouverture de l'hémisphère un plan continu, mais dans les singes, dans les Papions du moins et dans les Macaques, ce plan est interrompu en arrière au niveau de la scissure des Hippocampes, en sorte que les parties supérieures du plan des libres propres ne tiennent à ses parties inférieures que par cette partie de l'ourlet qui borde en arrière l'ouverture de l'hémisphère. J'ai figuré cette disposition d'après le cerveau du Papion. Je donne une idée de la première d'après un fœtus humain arrivé à la fin du sixième mois ; en ce qui touche l'adulte, on pourra consulter les belles planches de M. Arnold (1), et celles de M. Foville (2).
C'est ici le lieu de revenir sur les tractus blancs qui parcourent d'avant en arrière la face supérieure du corps calleux, et qu'on a désignés sous le nom de nerfs longitudinaux de Lancisi. Si nous considérons avec attention l'origine et la marche de ces fibres, il sera difficile de méconnaître leur analogie avec celle du ruban fibreux de l'ourlet. Elles nous paraissent en conséquence appartenir au système des commissures propres. Nous n'insisterons pas davantage sur ces fibres que les anatomistes et les physiologistes ont négligées à l'envi.
2° Si nous soulevons avec précaution le ruban fibreux de l'ourlet, nous le séparerons aisément du corps calleux, et nous découvrirons ainsi les irradiations que le corps envoie dans toute l'étendue do la face interne de l'hémisphère, et plus
(1) Tab. anatomicœ, fasc. 1, t. X, fig. 5.
(2) Anatomic etphysiolouiç du système nerveux, pl. 18, iig. 1.
particulièrement dans son bord supérieur. Dans les singes, quo nous prenons ici pour type, ce système d'irradiations est, comme celui des irradiations de l'ourlet, interrompu au niveau de l'ergot des Hippocampes. Toutefois, de même que l'ourlet, il communique avec les parties inférieures de l'hémisphère par un prolongement qui suit le bord inférieur de l'ouverture cérébrale. Ce prolongement mérite d'être attentivement examiné. 11 est en effet creusé du côté de l'ouverture en une gouttière profonde que tapisse intérieurement un plan très-mince, émané des fibres de l'ourlet. Cette gouttière contient l'extrémité sphenoidale du repli marginal des couches corticales. Elle embrasse donc le fond de l'anfractuosité dont le pli godronné et le pli unciforme forment les limites, c'est-à-dire cette partie de la scissure des Hippocampes qui se prolonge au-dessous de l'ouverture interne de l'hémisphère. Le pli interne qui répond à cette anfractuosité périphérique fait saillie avec le fond de la gouttière qui le contient dans l'étage inférieur du ventricule latéral, et n'est rien autre chose que la corne d'Ammon, ou le pied d'Hippocampe.
De cette branche descendante du corps calleux, naissent des fibres qui, de la pointe du lobe sphenoidal à celle du lobe occipital, rayonnent dans toute l'étendue du bord inférieur de l'hémisphère. Les irradiations occipitales de ce système forment un faisceau distinct qui marche parallèlement à la région postérieure de la scissure des Hippocampes, dans l'épaisseur du pli qui la limite inférieurement; un autre faisceau parallèle, né du genou postérieur du corps calleux, se porte vers les extrémités occipitales du bord supérieur de l'hémisphère, en suivant l'épaisseur de cette scissure. Ces deux faisceaux sont séparés par un intervalle que borne en avant la branche descendante du corps calleux. Dans les singes, cet intervalle qui correspond à la cavité ancyroïde est, après l'ablation des
couches corticales, exclusivement fermé par la membrane propre du ventricule, en sorte que, chez ces animaux, la face profonde des couches corticales et la paroi propre du ventricule se touchent en ce point, mais dans l'homme, il n'en est pas ainsi; des fibres rayonnantes, émanées de la branche descendante du corps calleux, remplissent élégamment cet espace(l).
Cette branche descendante du corps calleux et le plan de fibres rayonnantes qui s'en détache dans l'homme, revêtent le côté interne de la corne postérieure du ventricule latéral ; si donc, nous les divisons vers le genou postérieur du corps calleux, de manière à renverser, vers le bas, tout le système de la branche descendante, nous mettrons à découvert l'étage inférieur du ventricule latéral, et la cavité de sa corne postérieure.
3° Cette préparation fort simple permet d'apercevoir, d'un seul coup d'œil, l'enroulement des bandelettes et des couches optiques, du taenia semicircularis et du corps strié interne autour de l'axe pédonculaire ; elle donne en même temps une idée excellente de l'ensemble du ventricule cérébral et de cette portion de la bandelette de la voûte qui se porte dans le genou postérieur du corps calleux. En outre, on aperçoit, dans toute son étendue, la paroi externe de la corne ancyroïde ou occipitale du ventricule latéral.
Si, à l'aide d'un petit ébauchoir d'ivoire, nous raclons délicatement cette paroi, nous découvrirons, au-dessous d'elle, un premier plan de fibres parallèles.
Ce plan émane du genou postérieur du corps calleux; ses fibres antérieures touchent au corps strié interne dont elles suivent la courbe jusqu'à l'extrémité du lobe sphenoidal. Ses autres fibres se redressent graduellement et descendent dans les plis inférieurs du lobe occipito-sphénoïdal. Les plus pos-
(1) Arnold. Tab. anatom., fasc. 1, pl. X, 4.
térieures sont très-courtes, et plongent dans les interstices de fibres antéro-postérieures sous-jacentes dont nous allons bientôt parler.
Ce plan, émané du corps calleux, est le tapis de Reil (1). J'insiste d'autant plus sur ces relations, qu'elles nous conduiront à la découverte/l'un fait de la plus haute importance; je veux parler du plan que forment, dans l'épaisseur du centre ovale de Vieussens, les expansions radiculaires des bandelettes optiques.
Outre les expansions dont nous avons parlé, le corps calleux envoie :
(a). Des plans fibreux très-minces dans tous les plis de la face externe de l'hémisphère qui sont au-dessus de la scissure de Sylvius.
(6). Une feuille qui recouvre, dans son trajet, la saillie externe du corps strié extra-ventriculaire, et se porte dans les plis de la face externe qui sont au-dessous de la scissure de Sylvius, et plus particulièrement dans le pli marginal inférieur.
On peut donc affirmer que le corps calleux envoie des plans foliacés dans tous les plis de l'hémisphère. Ces plans s'insinuent dans les anfractuosités de la face profonde, et se prolongent jusqu'au fond de ces anfractuosités. C'est dans ce point que les fibres qui les composent, pénètrent dans les couches corticales, en sorte que le sommet des circonvolutions externes répond précisément au limbe des plans foliacés qui émanent du corps calleux.
Ainsi les fibres du corps calleux vont à l'hémisphère entier. Mais quelle est l'origine de ces fibres? Il y a, à cet égard, plusieurs hypothèses dans la science.
La première, l'une des plus anciennes du moins, était celle-
(1) Arnold. Tab. anatom., fasc. 1, pl. X, fig. 19, r. r.et fig. 2, m. n.
ci : on considérait le corps calleux comme servant de commissure entre les deux hémisphères ; en d'autres termes, suivant cette hypothèse, ses fibres passaient d'un hémisphère à l'autre. C'est là l'opinion d'Arnold et de Reil (1); M. Owen, dans son célèbre mémoire sur le cerveau des Marsupiaux, accepte la même manière de voir (2).
Toutefois, depuis longtemps existaient des hypothèses contraires. Le fameux anatomiste Sténon, se fondant sur les observations d'un des plus grands hommes qui aient jamais écrit sur le cerveau, je veux parler de Willis, signale dans son discours sur l'anatomie du cerveau les connexions du corps calleux avec les pédoncules. M. Tiedemann a accepté la même manière de voir (3). Dans ces derniers temps, M. Foville a eu la gloire de mettre hors de doute cetf,e idée de Willis, dans une préparation hardie, ou, énucléant d'un seul coup le noyau cérébral tout entier à l'aide du doigt rapidement promené entre le corps calleux et le bord de l'ourlet, il montrait à nu la voûte du corps calleux enfermant l'ensemble des ventricules, et se continuant, des deux côtés, avec les fibres des éventails fibreux que nous avons désignés plus haut sous le nom de couronnes radiantes (4). Ainsi M. Foville faisait toucher au doigt ce qu'avait entrevu Willis, mais avec combien plus d'évidence ! Cette préparation est si concluante à certains égards et si belle, que malgré la ferme intention où j'étais de ne donner dans mon atlas que des figures originales, je n'ai pu résister
(1) Arch, fur die physiologie, t. IX, p. 1T2.
(2) Philosophical transactions. Trad, dans Ann. des Se. nat., deuxième série, torn. V11I, page 175.
(3) Le corps calleux, dit-il, doit manifestement naissance à la jonction sur la ligne médiane d'extrémités de fibres des deux pédoncules cérébraux. Tiedemann, Anatamie du cerveau. Paris, 1823, page 262.
(4) Foville, Pl. XV, I. J. L. — Pl. XVI, fig. 2, 0. Q. K. R. R.- Pl. XVII, fig. let 2. —Pl. XIX, fig. I.
au désir de la reproduire. On y voit le corps calleux avec sa vallée médiane correspondant au système de la voûte et, de chaque côté, ses soulèvements parallèles au-dessus des ventricules latéraux. Cette belle préparation fait voir, d'une manière admirable, la forme générale du noyau cérébral, et serait parfaite, à coup sûr, si malheureusement il n'y avait, dans cette enucleation régulière du prolongement postérieur qui loge la cavité ancyroïde, quelque chose d'éminemment artificiel.
J'ai répété, sur un grand nombre d'animaux, les préparations de Reil et d'Arnold, et je les ai trouvées exactes. J'ai vu exécuter et j'ai pu reproduire, à mon tour, la préparation de M. Foville et, sauf le point dont j'ai parlé, le résultat qu'on obtient avec lui est incontestable. Ainsi, suivant le mode de préparation, le corps calleux est tantôt une commissure transversale entre les deux hémisphères, et tantôt une voûte unissant, en un môme système, les deux couronnes radiantes. Cette différence entre des résultats également certains, jette l'esprit dans une perplexité singulière; et la différence, en effet, n'est pas de peu d'importance, puisque des conséquences physiologiques, diamétralement opposées, peuvent en découler.
Lorsque deux observations exactes sur le même sujet, donnent lieu à deux théories entièrement contradictoires, on peut être assuré que ces théories sont fausses, chacune d'elles étant nécessairement le résultat d'un système incomplet d'observations. Partant de cette idée, je n'ai poinl désespéré de trouver le rapport qui lie entre eux ces résultats opposés dont nous parlons. En effet, à priori, la différence des conclusions devait tenir à la différence des méthodes anatomiques. Deux hommes examinent un demi-cylindre par ses deux faces : l'un dira, c'est un cylindre; l'autre, c'est un prisme. C'est là la différence des deux points de vue; il faudra donc que l'arbitre en choisisse un troisième. Ce sera ici la même chose ; deux procédés
différents ont conduit à des résultats opposés : nous devons en proposer un troisième dans le but de critiquer ces résultats, et, s'il est possible, de les concilier.
Je choisis un cerveau de Papion ou de grand Macaque. Après l'avoir placé sur sa base, je le divise verticalement au-devant des lobes sphénoïdaux par une section transversale.
Cela fait, j'examine avec attention les surfaces de section, et j'aperçois immédiatement, 1° les plans rayonnants de Reil et d'Arnold ; 2° la voûte de Willis, de Stenon et de M. Foville.
Ainsi les deux observations sont vraies, mais comment les concilier? à priori, il y a à cet égard deux hypothèses possibles.
Suivant la première, on peut concevoir dans le corps calleux deux systèmes de fibres. Le premier serait formé de fibres en arcades résultant d'anastomoses transversales entre les deux couronnes radiantes. Le second comprendrait des fibres mêlées, mais non continues aux premières, et passant directement d'un hémisphère à l'autre.
La seconde hypothèse est celle-ci : on peut concevoir que le corps calleux résulte d'un entrecroisement entre certaines fibres passant de chaque couronne radiante à l'hémisphère opposé, au-dessus des ventricules cérébraux; fait difficile à constater, par suite du parallélisme des fibres entrecroisées au-dessus du système des ventricules.
Comment choisir entre ces deux hypothèses? En disséquant attentivement les surfaces de section. Or, si nous suivons avec attention les faisceaux isolés de ces surfaces, en agissant sur eux par des tractions légères, nous verrons ces faisceaux se diriger constamment de l'une des couronnes radiantes vers les circonvolutions de l'hémisphère opposé, ou, si l'on aime mieux, des circonvolutions d'un côté vers la couronne radiante de l'autre côté, et cela avec la plus grande évidence, sans que
la clarté des résultats demeure obscurcie par aucun doute. Aucune fibre choisie dans l'une des couronnes radiantes, ne passe à l'autre couronne. Aucune fibre nettement distinguée dans un hémisphère ne passe dans l'hémisphère opposé. Ainsi la seconde hypothèse est exclusivement justifiée; le corps calleux résulte d'un entre-croisement.
On peut donc supposer que par l'intermédiaire du corps calleux, chaque hémisphère tient sous sa dépendance le côté opposé du corps. Ainsi par suite d'un échange dont la signification symbolique sera nécessairement admirée, la duplicité du corps animal n'en détruit point l'unité; distincte en apparence, la vie de chacune de ses moitiés dépend de la vie de l'autre, l'une commande à l'autre et réciproquement; elles subsistent l'une par l'autre, et leur séparation détruirait en chacune d'elles les sources de la vie.
Ainsi, mes recherches, en justifiant sur certains points les résultats obtenus par M. Foville, ne m'ont point absolument conduit aux mêmes conséquences. Elles confirment aussi à certains égards les résultats obtenus par M. Arnold, mais mes conclusions générales ne sont point les mêmes. Le lecteur, en répétant mes observations, jugera si l'interprétation que je propose à mon tour, est conforme aux faits qui sont, en pareille matière, un critérium souverain.
On peut essayer de donner à ces indications générales une précision plus grande. Voici d'une manière abrégée ce que mes dissections m'ont appris. Les fibres d'origine du corps calleux naissent des couronnes radiantes à leur point d'émergence. Elles se fasciculent étroitement, et les plus postérieures se rassemblent toutes dans le genou postérieur du corps calleux; après avoir passé la ligne médiane, elles marchent vers le côté opposé, s'engagent sous le ruban fibreux de l'ourlet et
se décomposent en autant de feuillets qu'il y a d'anfractuosités II. 12
de la face profonde des conches corticales, correspondant aux saillies de leurs plis superficiels.
Ces feuillets du corps calleux, avons-nous dit il n'y a qu'un instant, sont arrangés de telle sorte que leur disposition est rigoureusement traduite par l'arrangement des plis cérébraux saillants à la superficie de l'hémisphère. Ainsi, ces plis indiquent immédiatement la série des points dans lesquels les fibres rayonnantes de l'axe entrent en rapport avec l'écorce du cerveau. Or, la disposition de ces feuillets épanouis, lïnfo-liation du chou, pour parler le langage de Malpighi, n'est pas la même dans tous les animaux; mais sa disposition générale est invariable pour tous les animaux d'un même genre naturel; donc, lors même que la quantité des circonvolutions serait en raison directe du développement de la taille, ainsi qu'un auteur moderne a cru pouvoir l'affirmer, il demeurerait certain que le type de leur arrangement suit une loi spéciale. Ce type est un pour chaque grand genre. Il est le même dans le Lion et dans le Chat, dans le Loup et dans le Fennec, dans l'Ours et dans la Belette, dans le Chimpanzé et dans le Myopi-thèque. N'y a-t-il pas dans cette invariabilité du type dans tous les animaux d'un même genre, un fait du plus haut intérêt pour la philosophie? Ces feuillets, toujours distincts pour l'anatomiste, ont-ils ou non, dans tous les cas, la môme signification physiologique? Contiennent-ils-, dans tous les cas, les mêmes fibres nerveuses? Nous essayerons de résoudre plus tard ces différentes questions.
4° D'ailleurs les fibres qui composent ces feuilles, ne proviennent pas toutes du corps calleux, toutes ne se sont pas entre-croisées. On peut en effet suivre, à partir de chaque couronne radiante, des faisceaux grêles qui se rendent au même Côté du cerveau. Ces faisceaux directs alternent avec ceux qu'envoie le corps calleux. La decussation perpétuelle des
faisceaux directs avec les faisceaux croises, dans un même hémisphère, ne permet au niveau du corps calleux aucune dissection générale. Il faut procéder lame par lame, fibre par fibre, pour ainsi dire ; mais en rassemblant les observations, en les rapprochant, l'esprit coordonne tous ces éléments successivement fournis par l'analyse, en une synthèse générale, et peut conclure dans tous les plis à l'existence de deux ordres de fibres, par lesquels chaque hémisphère tient peut-être sous sa dépendance les deux moitiés du corps à la fois. Je décrirai dans un instant les plans les plus distincts parmi ceux que composent des fibres directes.
5° Je reviens à la préparation décrite en (S). L'ensemble des ventricules y était à découvert, et l'on apercevait toute l'étendue du tapis de Reil au travers de la paroi ventriculairc. Nous avons, en la raclant légèrement, enlevé cette paroi. Si maintenant, à l'aide de pressions et de tractions légères, on enlève le tapis à son tour, on découvre un vaste éventail, dont les fibres rayonnent dans le bord supérieur de l'hémisphère, depuis le deuxième pli ascendant jusqu'à la pointe du lobe occipital.
Quelle est l'origine de ce nouveau plan? viendrait-il du pédoncule? On peut, à l'aide d'une préparation très-simple, résoudre cette question. Il suffit, en effet, de racler avec attention le tractus gris semicirculaire qui unit le corps strié supérieur au corps strié inférieur pour découvrir cette origine. Il est alors visible que l'éventail dont nous parlons, résulte de l'épanouissement de la racine principale du nerf ou plutôt de la bandelette optique dans l'hémisphère cérébral (1).
(1) J'ai fait pour la première fois cetle découverte dans le Macacus radiants. Je l'ai vérifiée depuis dans le Cebus capucinus, dans les Cynocéphales et dans le fœtus humain. Voir l'Institut, compte rendu des séances de la société Philomathique, 13 mai 1854. — Comptes rendus de l'Académie des sciences, même année. — Même recueil, séance du 2 juillet 1855, et l'Institut, n° du mercredi 4 juillet 1855, page 225.
Afin de décrire avec plus de clarté cette disposition curieuse, nous reprendrons la description de la bandelette optique à partir du chiasma ; nous la suivrons de là, soit vers les tubercules quadrijumeaux, soit vers le cerveau.
Nous verrons, en premier lieu, cette bandelette cheminer d'avant en arrière et de dedans en dehors, dans la gouttière de l'anneau pédonculaire, et se diviser presque immédiatement en deux branches.
La première, l'interne, est aplatie en forme de ruban ; elle se dirige en arrière vers le corps genouillé interne, s'applique intimement, mais sans y adhérer, à son côté inférieur, et de là se prolonge jusqu'au sommet de la pointe occipitale de l'hémisphère.
La seconde, l'externe, est plus épaisse et plus arrondie ; arrivée au niveau du corps genouillé interne, elle croise la précédente, passe au-dessous d'elle, puis au dedans, s'engage sous l'écorce blanche de la couche optique et s'enroule d'arrière en avant autour de son noyau gris. Cette branche contient une assez grande proportion de matière grise dont les amas forment ce que nous avons appelé les corps genouillés externes et les corps genouillés antérieurs.
Du côté interne de cette partie enroulée, au-devant du corps genouillé interne, naît une division remarquable. C'est un petit faisceau blanc qui se porte immédiatement dans l'angle inférieur des tubercules quadrijumeaux antérieurs. Cette division, beaucoup plus grande dans les mammifères quadrupèdes que dans l'homme et dans les singes, est de toutes les racines du nerf optique, la plus apparente et la mieux connue. Les productions du côté externe sont encore plus remarquables; ce sont des fibres rayonnantes très-rapprochées les unes des autres qui se terminent dans le bord supérieur de l'hémisphère, et continuent d'arrière en avant le plan commencé, si je puis
ainsi dire, par les expansions cérébrales de la racine interne. Ainsi, d'une manière générale, l'éventail résulte typiquement d'une expansion continue des bandelettes optiques, mais l'ensemble des faisceaux de la bandelette, avant de s'étaler, subit une torsion d'où résulte une inversion des fibres de l'éventail. C'est ainsi que les externes, qui se dirigeaient d'abord en arrière, se portent en avant, tandis que les internes, qu'un mouvement de développement direct eût conduites vers les parties antérieures de l'hémisphère, se distribuent en arrière. Ce changement de direction des fibres dans l'expansion cérébrale du nerf optique me paraît un fait très-important, et digne d'être signalé d'une manière toute spéciale.
On peut suivre aisément les rayons de cette grande expansion cérébrale du nerf optique dans toutes les parties du bord supérieur de l'hémisphère qui sont en arrière du genou postérieur du corps calleux. Mais, à partir de ce point, il devient très-difficile d'en démontrer l'existence. Ils s'engagent, en effet, dans la masse du corps strié supérieur, et, pour arriver à leur destination dernière, traversent toute l'épaisseur des racines convergentes du corps calleux; dès lors on ne peut les disséquer que fibre à fibre, à force de soins et d'attention; mais ici la patience a son prix, et, en ne s'y épargnant pas, on parvient à démontrer à peu de chose près l'existence de ces fibres dans toute l'étendue du bord supérieur de l'hémisphère, de son extrémité occipitale à son extrémité frontale ; ainsi les expansions radi-culaires du nerf optique correspondent avec toute l'étendue de la bande de plis qui longe ce bord supérieur, plis dont le développement excessif caractérise essentiellement le cerveau humain. Il y a là matière aux réflexions des philosophes. Les observations qui vont suivre n'auront pas moins de valeur à leurs yeux.
Dans les singes, dont le nerf optique est énorme, la
division de la racine externe, qui se porte aux tubercules qua* drijumeaux antérieurs, est relativement assez considérable. Toutefois, l'expansion cérébrale est médiocre et proportionnée à la grandeur d'un hémisphère peu développé.
Dans l'homme, au contraire, le nerf optique et la racine qui se porte aux tubercules nates, sont comparativement assez grêles ; mais, en revanche, l'expansion cérébrale acquiert un développement prodigieux. Ces observations prouvent qu'il y a un rapport direct entre la grandeur de l'expansion cérébrale et celle de l'hémisphère, mais le volume du nerf lui-même n'y a point rapport, et correspond uniquement à la grandeur des tubercules quadrijumeaux antérieurs.
L'expansion cérébrale du nerf optique est très-difficile à découvrir dans tous les animaux mammifères monodelphes qui sont au-dessous des singes, et l'on peut aisément en voir la raison. Dans tous ces animaux, sauf les Phoques et les Cétacés, l'extrémité postérieure du cerveau dépasse à peine le corps calleux, et par conséquent l'expansion du nerf optique est, chez eux, réduite à cette portion antérieure qu'il est si difficile de démontrer dans l'homme et dans les singes. Toutefois, on peut se convaincre encore ici de son existence, et par les mêmes procédés. D'ailleurs, elle n'est pas chez tous également apparente. Elle m'a paru plus considérable, en général, dans les Carnassiers que dans les Herbivores et surtout dans les Rongeurs. Il est malheureux qu'on ne puisse déterminer avec précision ces différences; leur appréciation fournirait des bases utiles à la physiologie du cerveau.
Or, disais-je, puisque le corps calleux est le seul obstacle qui dissimule l'existence de ces expansions antérieures du nerf optique, s'il existait des mammifères dépourvus de corps calleux, elles pourraient être chez eux plus facilement aperçues. Je pensai dès lors aux Marsupiaux chez lesquels le corps cal
leux est si court et si réduit; malheureusement je manquais d'éléments. Depuis cette époque, j'ai été plus heureux et j'ai pu étudier le cerveau de quelques-uns des animaux de ce groupe.
J'ai disséqué le cerveau de deux Halmaturus bennetii, d'un Hypsipnjmnus murinus et d'un Didelphis virginiana; eh bien! les résultats de ces dissections ont trompé toutes mes prévisions en me révélant des faits inattendus. Déception heureuse, qui a ouvert à mes pensées de nouveaux horizons.
Dans ces animaux, mais plus particulièrement dans YHal-matarus bennetii que je prends pour exemple, le nerf optique a un volume médiocre. Il s'enroule comme à l'ordinaire sur la partie postérieure des couches optiques, où il se renfle en un corps genouillé externe bien apparent. Mais, au lieu de se prolonger en avant autour de la couche optique comme cela a lieu dans les monodelphes (1), toutes ses fibres à la ibis se portent vers les tubercules nates des lobes optiques. Ainsi, cette petite racine, si grêle dans l'homme et dans les primates, devient ici l'unique racine du nerf optique.
Nous avons constaté l'existence des mêmes faits dansl'Hypsi-prymnus murinus et dans le Didelphis virginiana. J'ai eu beau examiner, chercher, tourmenter même les faits, il m'a été impossible de découvrir aucune trace de l'expansion cérébrale , c'est là un fait bien remarquable. Le nerf optique des Marsupiaux n'a point, avec le cerveau, de connexion directe.
Ces animaux cependant ont des yeux ; ils voient, et se déterminent d'après ce qu'ils ont vu; et bien qu'on n'ait point répété sur eux les célèbres experiences de M. Flourens, il est probable que ces expériences seraient de nouveau justifiées. Ainsi les impressions visuelles sont vraisemblablement trans-
(1) Arnold, Tab. anai.t fasc. 1, pl. X, ûg. 1, e.
missibles au cerveau, mais par quelle voie? Cest là ce que nous allons essayer de dire.
6° Nous avons dit plus haut, en parlant de l'Isthme, les relations des corps genouillés internes. Ces corps, dont le volume médiocre dans l'homme et dans les singes s'accroît énormément dans les carnassiers, reçoivent des faisceaux émanés des lobes optiques en général, mais plus particulièrement des tubercules nates. Les fibres qui composent ces faisceaux se terminent-elles dans les corps genouillés internes? La question est difficile à décider; seulement, si l'on détache les bandelettes des nerfs optiques, on aperçoit au-dessous d'elles un éventail de fibres qui se porte parallèlement aux irradiations de l'éventail pédonculaire, du corps genouillé interne vers le cerveau ; sur la pièce que nous examinons plus particulièrement ici, on découvre immédiatement cet éventail dont les fibres ne peuvent d'ailleurs être suivies jusqu'à leur terminaison dans l'écorce des hémisphères, à cause de leur mélange avec les fibres des pédoncules ; mais il est probable, par suite de ce mélange même, que leur terminaison plonge dans les étages supérieurs de l'hémisphère.
Ainsi donc, et que le lecteur veuille bien examiner cet enchaînement : (a) Le nerf optique se rattache par une de ses racines aux tubercules quadrijumeaux : (b) Les tubercules quadrijumeaux sont reliés au corps genouillé interne : (c) Du corps genouillé interne part un éventail qui s'épanouit dans l'hémisphère. Si l'on peut tirer des faits fournis par l'anatomie des inductions, il me semble qu'il n'y en a point de plus féconds en conséquences que ceux que je signale ici. Évidemment, dans les mammifères supérieurs, dans l'homme et dans les primates, il y a deux racines au moins, l'une directe, l'autre indirecte; la première s'épanouit immédiatement dans l'hémisphère, la seconde paraît y tendre, mais n'y va pas
en droite ligne, et semble ne devoir agir sur le cerveau que par l'intermédiaire de deux masses ganglionnaires, savoir: les lobes optiques et les corps genouillés internes. Voilà ce qui paraît hors de doute. Serait-il dès lors imprudent d'appuyer sur ces faits quelques inductions, quelques hypothèses?
Dans l'homme et dans les singes, la racine directe est au maximum, l'indirecte au minimum. Dans les autres animaux il y a entre ces deux racines un rapport inverse : la racine cérébrale est au minimum, elle peut être nulle; en revanche, la racine destinée aux lobes optiques s'accroît proportionnellement; ces faits paraissent hors de doute.
Pour en tirer des conclusions certaines, il serait indispensable de déterminer avec précision quelle est la nature des impressions transmises par les masses ganglionnaires. Si nous jugions cette question d'après ce que nous savons de plus certain sur la transmissibilité des impressions dans la sphère du sympathique, on pourrait supposer que des fibres directes, conduisant des stimulations directes, éveillent dans les centres des impressions adéquates, tandis que dans ces communications indirectes de ganglions en ganglions, ces intermédiaires peuvent substituer à la stimulation primitive un stimulus nouveau, en sorte que l'impression est transformée, si elle n'est affaiblie. Dans ce cas, sans doute, c'est moins l'impression directe qui est perçue que l'effet de celte impression sur le corps intermédiaire; tels sont les effets sensoriaux qui résultent de la présence d'un ver dans l'intestin, ou d'une affection viscérale. De ces impressions ne résultent point des notions déterminées, mais des tendances générales; il n'y a point alors idée claire et volonté intelligente; il y a sentiment et instinct. Telle est la source d'un grand nombre d'idées chez les fous ou chez les gens endormis ; nous en citerons des exemples nombreux.
Ainsi, dans le cas qui nous occupe, ces impressions optiques transmises par des masses grises intermédiaires, pourraient bien réveiller des sentiments plutôt que des idées précises. Si, comme les expériences de M. Flourens semblent le démontrer, le cerveau seul est organe de sensation avec conscience, c'est-à-dire d'intelligence, si les lobes optiques sont au contraire organes d'automatisme, le cerveau est dans ce cas subordonné à l'automate; dans le cas, au contraire, où il reçoit du monde extérieur des stimulations directes, il est le dominateur et le chef de l'automate. Si nous pouvions immédiatement nous élever à des conclusions physiologiques, nous penserions que dans l'homme, et dans quelques animaux privilégiés, la sensation est un effet immédiat de l'impression extérieure, tandis que dans les autres animaux elle serait comme un écho plus ou moins affaibli des modifications automatiques dont le corps est affecté; il suivrait de là que le cerveau de l'homme recevrait des stimulations immédiates, tandis que l'animal n'apercevrait que son corps agissant, sorte d'état intermédiaire où la pensée, dominée par des modifications corporelles, aurait, sauf une parfaite coordination avec le système de choses extérieures, quelque chose des rêves. Pour parler avec certitude sur ces choses, il faudrait avoir du somnambulisme une histoire bien faite ; mais, hélas! que d'incertitudes et que de rêveries! Aussi n'ai-je abordé ce sujet qu'en tremblant.
Quoi qu'il en soit, nous verrons dans ces communications directes des nerfs optiques avec les hémisphères, un signe d'élévation. L'absence de ces communications rendant les organes du sens visuel plus indépendants du cerveau, sera pour nous un caractère d'infériorité fondamentale.
7" Sous l'expansion fibreuse qui provient du corps genouillé interne, nous découvrons immédiatement un plan
de fibres qui, du pédoncule, se porte immédiatement dans toute l'étendue des régions postérieures des hémisphères.
Ce plan provient essentiellement du bord externe du cornet pédonculaire; il s'épanouit en dehors en un vaste éventail qui s'étend de l'extrémité du lobe sphenoidal à celle du lobe occipital le long du bord inférieur de l'hémisphère, et de là vers son bord supérieur où ses fibres peuvent être suivies jusqu'en regard du genou postérieur du corps calleux. Il est certain que ce système va encore au delà, et qu'outre les fibres qu'il donne au corps calleux, chaque pédoncule en envoie dans tous les plis antérieurs externes de l'hémisphère qui lui correspond ; mais ces fibres sont grêles et tellement enchevêtrées avec les fibres des feuillets rayonnants du corps calleux que leur ensemble est plutôt conçu, que vu d'une manière directe. Quoi qu'il en soit, de même que par le corps calleux chaque hémisphère recevait des fibres du côté opposé de l'axe, de même par le système fibreux que nous venons de décrire, il en reçoit du pédoncule qui lui correspond ; par là un seul hémisphère correspond directement avec les deux pédoncules à la fois.
8° L'ablation de ce plan de fibres propres met immédiatement à découvert un autre plan fort remarquable ; ce nouveau plan résulte des expansions cérébrales de la commissure antérieure.
On peut distinguer dans la commissure antérieure deux choses : le faisceau transversal, et ses expansions terminales dans les deux hémisphères.
(a) Le faisceau transversal passe au travers de l'étage inférieur des deux corps striés, dans l'épaisseur d'une couche grise toute pénétrée de fibres qui, de l'anneau pédonculaire, se portent dans les plis de la région orbitaire du lobe frontal.
Il forme une tige arrondie ; cette tige n'est point absolument droite, mais légèrement courbée à la manière d'un arc débandé;
elle est logée dans un canal parfaitement défini au-dessous duquel les fibres du corps strié inférieur s'infléchissent; nous donnerons à ce canal le nom suivant : canal de la commissure antérieure. Les deux extrémités de la tige correspondent aux sommets des deux lobes sphénoïdaux.
Les fibres qui la composent ne sont point exactement parallèles; elle subit en effet vers ses extrémités un mouvement de torsion qui ramène en avant les fibres de son bord postérieur; celles-ci se terminent immédiatement dans les plis inférieurs du lobe sphenoidal, vers son extrémité. Quant à ses fibres antérieures, elles se portent en arrière dans l'intérieur du cornet pédonculaire, s'appliquent à sa paroi postérieure, et, se prolongeant jusqu'à l'extrémité du lobe occipital, doublent dans les singes tous les plis cérébraux qui occupent la face externe de l'hémisphère au-dessous de la scissure de Sylvius. Leur véritable terminaison est dans le bord supérieur du lobe occipital ; je ne les ai pas vues remonter plus haut chez les singes, le long du bord supérieur de l'hémisphère. Il n'en est pas ainsi dans l'homme, du moins d'après M. Foville qui les fait rayonner dans toute l'étendue de ce bord ; ce serait là une différence remarquable (1).
Une différence plus remarquable encore est observée dans les animaux. Dans l'homme et dans les singes, il est fort douteux que la commissure envoie des fibres aux lobes olfactifs, du moins les fibres qui ont été décrites comme s'y distribuant, n'appartiennent point à la commissure, mais au système des fibres du corps strié inférieur; mais dans les animaux qui ont un grand lobe olfactif il n'en est point ainsi. La majeure partie de la commissure se porte dans ces lobes, et n'envoie aux hémisphères qu'un pinceau rudimentaire.
(1) Foville, pl. XX, fig. 5.
Ainsi, dans l'homme, le système dont nous parlons est une commissure entre les deux hémisphères tout entiers; dans les singes, c'est une commissure entre leurs extrémités occipitales seulement; dans les autres animaux c'est surtout une commissure entre les deux lobes olfactifs. Y a-t-il une meilleure preuve que le plan de l'organisation cérébrale est réalisé d'une manière très-différente dans les groupes divers dont la série des mammifères se compose? Ne semble-t-il pas que celte commissure antérieure est dans chacun d'eux destinée à unir les régions prédominantes de leurs hémisphères, et s'il y a de telles différences dans les cerveaux, n'est-il pas infiniment probable qu'il y en a de semblables entre les intelligences ? Je dis intelligences, car en dépit des cartésiens les animaux ont la leur 5 mais elle n'est pas semblable à celle de l'homme.
9° En dehors de l'expansion de la commissure est une lame très-mince du corps calleux qui revêt le corps strié cxtraven-triculaire, et descend dans les plis du lobe occipito-sphé--noïdal. Enfin, en dehors de celle-ci se trouve :
10° Le système des commissures propres à la face externe de l'hémisphère. Parmi ces commissures la plus considérable passe de la marge supérieure de la scissure de Sylvius à sa marge inférieure, et s'applique à la lame qui, du corps calleux, descend au lobe temporo-sphénoïdal. Les autres commissures vont d'un pli à un pli voisin. Ce système, très-compliqué, n'est nulle part interrompu. Il double immédiatement les couches corticales.
Ces choses sont si compliquées, qu'il faut les résumer en priant le lecteur de lire ce résumé en ayant toujours les figures sous les yeux. Encore éprouvera-t-il, je le crains, des difficultés réelles. Mais peut-être ces difficultés ne peuvent-elles céder qu'aux efforts des études immédiates, quand les
mouvements de la main qui dissèque fournissent 'aux idées qu'éveille l'organe de la vue un complément nécessaire.
Nous distinguons dans chaque hémisphère, à partir de sa face interne :
4° Les couches corticales de la face interne ;
2° Le système des commissures propres à la face interne, commissures qui se rattachent toutes au ruban fibreux de l'ourlet ;
3° Les expansions du corps calleux qui vont aux plis de la face interne ;
4° La paroi interne de la corne occipitale du ventricule latéral ;
5° La paroi externe de cette cavité ;
6° En dehors de cette paroi, l'expansion du corps calleux que Reil a désigné sous le nom de tapis ;
7° En dehors du tapis, le plan des expansions cérébrales du nerf optique;
8° Après celles-ci, le plan des expansions du faisceau qui naît du corps genouillé interne;
9° Puis le plan des fibres directes de l'éventail pédonculaire;
10° Le plan des expansions de la commissure antérieure;
11° La lame qui, du corps calleux, descend dans les plis inférieurs à la scissure de Sylvius ;
12° Le système des commissures propres à la face externe de l'hémisphère ;
13° Les couches corticales de la face externe.
Ces divers plans ne peuvent être distingués avec évidence qu'en arrière du genou postérieur du corps calleux, ou au-dessous de la scissure de Sylvius. Dans la région fronto-pa-riétale les entre-croisements sont si fréquents entre les divers plans, que leur succession ne peut être démontrée que par des dissections d'une excessive difficulté.
Le résumé analytique que nous venons de donner peut être aisément transformé en un résumé synthétique. Il y a dans le cerveau :
1° Des fibres propres servant de commissures entre tous les plis d'un même hémisphère;
2° Des fibres servant de commissures entre les deux hémisphères ;
3° Des fibres développées entre un hémisphère cérébral et le pédoncule qui lui correspond;
4° D'autres fibres étendues entre l'hémisphère d'un côté et le pédoncule du côté opposé et passant par le corps calleux;
5° Des fibres directes ou indirectes, émanant des expansions radiculaires des nerfs optiques.
Nous tirerons dans un autre chapitre quelques conséquences physiologiques de ces dispositions générales.
§ 4. Structure des lobes olfactifs.
Il faut à peu près renoncer à se faire une idée complète de la structure des lobes olfactifs dans l'Homme, dans les Singes, dans les Phoques, et, à fortiori, dans les Cétacés. Les principaux faits échappent dans la dissection d'organes aussi réduits. On ne peut s'en faire une idée positive que d'après les animaux chez lesquels ces lobes sont très-développés, tels que les Carnassiers, les Ruminants, les Pachydermes, les Rongeurs et les Marsupiaux. Chez tous ces animaux, en effet, les lobes olfactifs présentent les mêmes conditions de structure.
Ils sont évidemment un diverticulum des hémisphères. Ce diverticulum loge, dans le fœtus humain et dans celui des singes, un canal terminé par une ampoule plus ou moins dilatée; quant à leur écorce elle est évidemment un prolongement de celle du cerveau.
Ils se détachent de l'hémisphère immédiatement au-devant
des couches du corps strié externe, je veux dire des champs olfactifs. Une multitude de fibres, émanées de l'anneau pédonculaire, pénètrent dans leur intérieur. La partie grise des couches corticales du cerveau se prolonge assez loin sur leur face supérieure et sur leur bord interne, où elles présentent, chez quelques animaux, de véritables plis. Mais partout ailleurs ces couches sont dans le lobe olfactif très-minces et transparentes, et cette transparence laisse entrevoir presque partout les tractus fibreux qui les doublent. Parmi ces tractus, nous distinguons au premier abord une bande blanche qui, de la face inférieure du lobe olfactif, se porte au sommet du lobe sphenoidal, en suivant la partie adhérente du bord de la grande ouverture cérébrale. C'est à cette bande qu'on a donné le nom de racine externe du lobe olfactif; cette prétendue racine est une commissure entre le lobe olfactif et le cerveau. Elle appartient à cette catégorie de fibres propres dont fait partie le système du ruban fibreux de l'ourlet. Un grand nombre de faisceaux semblables occupent le bord externe et la face supérieure du lobe olfactif. Dans mon mémoire sur l'organe de Jacobson (1), je me suis trompé sur la nature de ces faisceaux que je croyais en connexion avec les prolongements des cordons postérieurs de l'axe dans le cerveau. Mieux préparé depuis cette époque, je puis affirmer que ces fibres appartiennent, en grande partie, au système des commissures propres. De même qu'au cerveau, elles doublent l'écorce grise presque partout très-amincie autour d'elles.
Quant au ventricule du lobe olfactif, il communique librement dans le fœtus avec le ventricule latéral ; cette communication est constamment interrompue dans l'Homme et dans les Singes adultes. Mais dans un grand nombre d'a-
(1) Recherches sur l'organe de Jacobson. Paris, 1845.
nimaux, et en particulier dans l'Éléphant, elle subsiste pendant toute la vie.
Les fibres qui pénètrent dans la masse des lobes olfactifs sont, outre les fibres commissuralcs connues sous le nom
de racines:
1° Des pinceaux émanés de l'anneau pédonculaire ; ces pinceaux contiennent outre certaines fibres des pédoncules, d'autres fibres qui proviennent du prolongement du faisceau postérieur et d'une des racines de la cinquième paire;
2° Des fibres provenant de la commissure antérieure.
Si sur ce second point l'incertitude est possible dans l'homme et dans les singes, elle ne l'est pas dans les animaux chez lesquels, à un petit cerveau laissant le cervelet à découvert, correspond un grand lobe olfactif. Ici la commissure presque entière pénètre dans ce lobe, glisse sous le ventricule central jusqu'à son extrémité, et s'y termine. Quant au reste de ses fibres, elles forment un petit cordon très-grêle, qui s'engage sous le corps strié interne dans un petit canal enroulé parallèlement au tœnia semicircularis, et bientôt échappe aux yeux par sa petitesse excessive. Mais quelle que soit sa terminaison, il est certain que son trajet et ses relations ne permettent d'établir entre cette portion de la commissure chez ces animaux, et celle de l'homme et des singes, aucune similitude. Il y a là un problème délicat que l'étude approfondie du cerveau des marsupiaux, où la commissure antérieure est énorme, permettra peut-être un jour de résoudre.
3° Des fibres émanées de la couronne de Reil. Les lobes olfactifs reçoivent on effet, des rayons inférieurs de la couronne de Reil, un certain nombre de faisceaux blancs dont la distribution est fort simple. Toutes ces fibres se dirigent vers la partie antérieure du lobe, c'est-à-dire vers le cul de sac ou
l'ampoule qui le termine. Cette ampoule est enveloppée dans îi. 13
une coiffe grise gélatineuse, qui est le véritable bulbe olfactif, en tant qu'elle reçoit immédiatement toutes les fibres nerveuses olfactives, qui pénètrent dans le crâne par les perforations de la lame criblée.
Dans les singes, et surtout dans l'homme, il est impossible de démêler avec précision cette structure; les lobes sont trop grêles, trop rudimenlaires. Le ventricule lui-même, ouvert dans le fœtus, est oblitéré chez l'adulte dans toute sa longueur. On reconnaît toutefois à sa base ces petites commissures propres connues sous le nom de racines du nerf olfactif. On distingue en outre la coiffe grise, et les fibres qui, de l'anneau pédonculaire, se portent vers l'extrémité du lobe. Mais il n'y a aucune trace de ce rameau de la commissure antérieure si grand dans la plupart des animaux (1). J'ai longtemps cherché ce rameau dans l'homme et dans les singes, et en effet, sur la foi des auteurs, je croyais à son existence. J'ai dû y renoncer, non sans douleur, car on lient à ses préjugés et plus encore à ses hypothèses. Mais les faits sont au-dessus des hypothèses et de la parole des maîtres. Il faudrait peut-être se borner à les exposer et à les traduire.
Un grand développement du lobe olfactif est le caractère d'un type inférieur. L'Éléphant lui-même, malgré le grand développement de son cervelet, et même de son cerveau, n'est point, avec ses grands lobes olfactifs, la réalisation d'un
(1) Je partage complètement, h cet égard, l'opinion de M. I.onget. Ce célèbre observateur dit, en effet, dans un ouvrage devenu classique, en parlant de ce rameau :
« Si. comme M. de Blainville, j'ai pu observer cette communication chez le chat, le chien, etc , j'avoue ne l'avoir jamais vue ch"Z l'homme d'une manière satisfaisante Je ne me crois donc pas fondé à dire, avec quelques anato-mistes, que les nerfs olfactifs offrent aussi une commissure médiane à la manière des nerfs optiques. Anal, et Phys. du système nerveux. Paris, 1S42, t. II, page 21.
type élevé. Ce cerveau, si remarquable par sa grandeur et la richesse de ses plis, n'a point de prolongements postérieurs, et laisse le cervelet à découvert. C'est, à cet égard, un cerveau de brute ou de rongeur, qui n'a d'ailleurs aucune ressemblance avec le cerveau du Rhinocéros, comme on l'a récemment écrit, mais qui toutefois ne s'élève pas au-dessus des formes inférieures. C'est là, si je puis m'exprimer ainsi, un type enrichi. Ce n'est point un type noble.
Je n'insisterai pas davantage sur ces faits. L'homme est, dans le ciel des intelligences terricoles, le soleil de ces intelligences. Si donc les lobes olfactifs étaient des organes de raison, l'homme aurait de grands lobes olfactifs; il n'en a que de fort petits. Ces lobes sont essentiellement l'apanage des brutes. Dès lors, s'ils sont organes d'intelligence, ils la manifestent, à coup sûr, sous une forme essentiellement inférieure.
CHAPITRE VI.
ORIGINES DES NERFS.
§ f. Considérations générales snr le mode d'origine ries paires racliidicnnes.
On savait fort peu de choses, il y a quelques années, sur l'origine des paires rachidiennes; deux racines distinctes les rattachent à la moelle épinière; la racine antérieure pénètre dans le sillon latéral antérieur de la moelle, elle ne porte point de ganglions; la racine postérieure porte un ganglion, de là le nom de racine ganglionnaire; elle se rattache au sillon latéral postérieur de la moelle et plonge dans l'arête grise gélatineuse qui occupe le fond de ce sillon. Les meilleurs anatomistes n'allaient guère au delà.
Grâce aux progrès qui ont été faits dans l'art de construire les microscopes, on a pu, depuis quelques années, aller beaucoup plus lein ; des tranches minces de la moelle examinées à un grossissement de 350 fois environ, permettent de constater les faits suivants.
A. Racines antérieures. Les fibres qui composent ces racines sont de deux ordres, les unes se continuent dans l'épaisseur des faisceaux blancs antérieurs et latécaux, les autres se portent dans l'axe gris de la moelle.
Celles-ci ont un trajet constant; une ou plusieurs lames celluleuses divisent, de la surface aux axes gris, toute l'épaisseur des cordons antérieurs; c'est dans l'épaisseur de ces lames celluleuses que cheminent les fibres des racines antérieures destinées aux axes gris. Ces fibres sont le plus souvent obliques, et les tranches ne peuvent comprendre que des fibres horizontales, aussi la recherche de ces racines exige-t-elle une
grande patience. Quoi qu'il en soit, quand on a été assez heureux pour faire tomber la coupe sur un point favorable, on peut suivre leurs fibres jusque dans les tranchants antérieurs des axes gris, où leur connexion avec les cellules multipolaires est un fait bien certain. Ainsi, les fibres qui des racines antérieures vont aux cellules des cornes antérieures des axes gris, cheminent dans un système de cloisons fibreuses qui divisent, de la surface au centre, toute l'épaisseur des cordons latéro-antérieurs.
B. Racines postérieures ou ganglionnaires. Elles plongent dans les sillons laléro-postérieurs de la moelle. Leurs fibres sont de deux ordres ; les unes se continuent avec les fibres nerveuses qui composent les faisceaux postérieurs, les autres, soit directement, soit par l'intermédiaire des faisceaux postérieurs, se portent dans les tranchants postérieurs des axes gris et pénètrent dans le domaine des cornes spongieuses. Parmi ces fibres, quelques-unes se dirigent vers le ventricule de la moelle; d'autres s'unissent aux petites cellules multipolaires qui occupent l'intervalle des cloisons qui divisent l'aire des cornes gélatineuses. Ainsi, parmi les fibres des racines postérieures, quelques-unes vont, comme certaines fibres des racines antérieures, s'unir au système des cellules multipolaires.
Si nous rappelons ici que, par les ponts intermédiaires qui les unissent, ces cellules forment un réseau très-serré, on peut concevoir ce réseau comme servant d'intermédiaire central entre les deux ordres de racines dans la moelle.
Par conséquent, si ces racines ont des fonctions diverses, ces fonctions pourront, par ce réseau, se coordonner d'une manière régulière; l'impressionnabilité, par exemple, avec la réactivité; voilà comment la moelle est, par elle-même, un centre d'action réflexe, en même temps que par ses fascicula-tions blanches et par les anastomoses longitudinales de ses
cellules, elle peut être considérée comme un conducteur et, si j'ose le dire, comme un répartiteur d'impressions et de réactions dans toute la série des segments du corps. Ces faits, bien simples, nous conduiront à l'intelligence des faits plus compliqués que nous allons maintenant exposer.
§ *. Origines de nerfs crâniens.
A. J. F. Meckel (1), disait qu'à peine pouvait-on ajouter à ce que l'on savait de son temps sur la structure du cerveau, ce qui était à coup sûr très-basardé, mais il exceptait les origines des nerfs ; c'est là, en effet, une question fondamentale qui en domine beaucoup d'autres. De nos jours, tant d'habiles gens s'en occupent, que si le problème pouvait être résolu par les procédés dont la science actuelle dispose, il le serait bientôt d'une manière complète. Malheureusement, la matière est si difficile qu'il y a un point où il n'y a plus d'habileté suffisante, et où les meilleurs procédés font défaut. Je vais, toutefois, essayer d'exposer ce que l'on sait de plus certain dans l'état actuel des choses; je âheeque l'on sait déplus certain, car la question est bien loin d'être épuisée, et, ce que l'on voit aujourd'hui d'une certaine manière, pourrait bien être conçu demain dans un sens tout différent.
Les anatomistes anciens comptaient sept paires nerveuses crâniennes. Willis et Vieussens en ont compté dix, mais en y comprenant les nerfs sous-occipitaux, ce qui réduit à neuf le nombre de paires qu'ils distinguaient dans le crâne. Quelques anatomistes modernes en admettent douze. Sœmmerring a, le premier, donné cet exemple, qui ne méritait pas, à coup sûr, d'être suivi.
Bichat proposa une autre classification qui n'a point été acceptée, mais qui était un véritable progrès. Dans sa mé-
(1) Mémoires ie l'Académie de Berlin, 1166, page VI.
thode, les nerfs crâniens étaient rangés en trois classes. La première contenait les nerfs du cerveau; la seconde, ceux de la protubérance; la troisième, ceux du bulbe. 11 avait, comme on le voit, égard aux lieux d'origine des nerfs.
M. de Blainville concevait ainsi les paires nerveuses crâniennes; on sait que, par cette expression,paire rachidienne, on désigne l'ensemble des filets nerveux qui passent par les deux trous de conjugaison compris entre deux vertèbres. Or, dans la manière de voir de ce grand naturaliste, il y a, dans le crâne, quatre vertèbres comprenant trois intervalles. Il n'admettait, en conséquence, que trois paires crâniennes.
M. Cruveilher, dans son excellent ouvrage, n'a point jugé à propos d'accepter l'inutile modification apportée par Sœm-merring à la classification de Willis. 11 admet donc, comme celui-ci, neuf paires de nerfs crâniens; d'ailleurs, en cédant aux usages anciens, l'habile anatomiste que nous citons ici fait ses réserves, et nous lisons, à la fin de son livre, ces lignes remarquables :
a La comparaison du crâne avec les vertèbres et la possi-« bilité de décomposer cette boîte osseuse en un certain nom-« bre de vertèbres crâniennes, a dû conduire à l'idée d'établir « un parallèle entre les nerfs crâniens et les nerfs rachidiens. « On conçoit que le nombre des paires nerveuses a dû être « subordonné au nombre des vertèbres crâniennes admises « par les divers anatomistes; on conçoit en outre que, pour « que le parallèle entre les paires crâniennes et les paires « vertébrales soit légitime, il importe de faire abstraction « des nerfs spéciaux de la face, savoir, des nerfs olfactifs, « optiques et auditifs. »
Or, M. Cruveilher compte dans le crâne trois vertèbres; il admet, en conséquence, deux paires nerveuses crâniennes, l'une postérieure, l'autre antérieure.
La paire nerveuse postérieure comprend le pneumogastrique, le glossoj haryngien, le spinal et l'hypoglosse. Le pneumogastrique et le glossopharyngien, qui sont pourvus d'un ganglion analogue aux ganglions intervertébraux, représentent les racines postérieures des nerfs rachidiens.
La paire nerveuse antérieure se compose, a, du nerf de la cinquième paire dont le ganglion est parfaitement analogue aux ganglions intervertébraux et qui, par sa grosse racine, représente très-bien les racines postérieures des nerfs spinaux; b, du nerf de la troisième paire ou moteur oculaire commun, de la quatrième ou nerf pathétique, de la sixième ou moteur oculaire externe, de la portion dure de la septième (nerf facial), et enfin de la portion non ganglionnaire de la cinquième paire.
M. Cruveilher propose en outre d'énumérer les nerfs crâniens en sens inverse des méthodes anciennes, c'est-à-dire d'arrière en avant. Ces idées sont à coup sûr heureuses, et je n'hésite point à dire qu'à cet égard l'anatomie philosophique lui doit beaucoup.
A côté de ces classifications, dont l'anatomie est la base, il s'en est élevé de nouvelles où l'on n'a eu égard qu'aux données physiologiques. C'est ainsi que Ch. Bell les range en quatre classes; 1° nerfs de sensations spéciales; 2° nerfs de sensibilité générale; 3° nerfs du mouvement volontaire; 4° nerfs du mouvement respiratoire. Telle est la classification de Ch. Bell. M. J. Mùller prend un autre parti; il divise les nerfs crâniens ainsi qu'il suit : 1° nerfs purement sensitifs; 2° nerfs principalement moteurs à racine simple; 3° nerfs mixtes à racine double.
M. Longet les groupe ainsi d'après leurs propriétés : 1° nerfs de sensations spéciales; 2° nerfs de sensibilité générale pouvant en outre servir à des sensations spéciales; 3° nerfs présidant à la fois aux mouvements volontaires et respiratoires.
Dans ces classifioalions dernières, on s'est, comme on le voit, beaucoup éloigné des anciens, et l'idée d'une division en paires distinctes a été complètement oubliée. Nous allons essayer d'y revenir, parce qu'à côté des propriétés physiologiques dont il faut tenir compte, il y a un plan d'organisation que l'anatomisle ne doit jamais perdre de vue.
B. Nous admettons avec notre illustre maître, M. de Blainville, quatre vertèbres crâniennes.
La première a pour corps l'os basilaire, pour lames supérieures, les deux occipitaux, et pour arcs inférieurs des pièces analogues aux ailes ptérygoïdiennes, auxquelles nous donnons, quand elles existent, le nom d'os palatins occipitaux : cette vertèbre est la vertèbre occipitale.
La deuxième a pour corps le sphénoïde postérieur, pour arc supérieur ses grandes ailes et les pariétaux, et pour arc inférieur les apophyses ptérygoïdes des auteurs, auxquelles nous donnerons ici le nom d'os palatins sphénoïdaux postérieurs. Celle-ci est la vertèbre sphéno-pariétale.
La troisième a pour corps le sphénoïde antérieur, pour arc supérieur ses petites ailes et les os frontaux, pour arc inférieur, les os palatins proprement dits, c'est-à-dire, dans notre nomenclature, les palatins sphénoïdaux antérieurs. Cette vertèbre sera appelée vertèbre sphéno-frontale.
La quatrième est terminale et rudimentaire ; elle a pour corps la masse de l'cthmoïde, pour lames supérieures les os du nez et pour lames inférieures les deux lames du Vor-mer, terminées par les deux intermaxillaires. Cette vertèbre sera désignée sous ce nom : vertèbre ethmo-nasale.
Nous ne comptons point ici parmi les éléments du crâne les os qui composent le système des mâchoires, et dont l'ensemble constitue la charpente de la face. Ces os, comme l'a enseigné M. Oken, sont des membres de la tête, aussi étaient
ils compris par M. de Blainville sous le nom d'appendices. Nous n'ajoutons, dans cette enumeration, à la doclrine de notre illustre maître, que ce qui a trait à la détermination des arcs inférieurs des vertèbres crâniennes.
Ainsi, comme lui, nous comptons quatre vertèbres dans le crâne. Quelques philosophes allemands, admettant dans leur système des vertèbres intermédiaires, en comptent six. Dans cette hypothèse il me semble qu'il faudrait en admettre sept, ce qui nous ramènerait, mais par une autre voie, au nombre proposé par le fameux M. Ét. Geoffroy ; mais nous n'admettons pas ces vertèbres intermédiaires.
Ces prétendues vertèbres sont, ce que M. de Blainville appelait des phanéros et des bulbos. L'idée était bonne, mais les expressions sont cacophoniques. Il eût mieux valu dire tout simplement que ces os se développent dans des phanères ou dans des bulbes. Un de ces os entre dans la composition du bulbe auditif et devient la base du rocher. Un autre appartient au phanère oculaire et n'existe, à l'état osseux du moins, que dans un petit nombre d'animaux. Un autre correspond aux sacs olfactifs.
Il est fort à remarquer que chacun de ces os est compris, à la base du crâne, entre deux vertèbres contiguës. Le premier bulbe, l'acoustique, est en effet compris entre la vertèbre occipitale, et la sphéno-pariétale. Le deuxième, l'optique, entre la sphéno-pariétale et la sphéno-frontale. Le troisième enfin, l'olfactif, entre la sphéno-frontale et l'ethmo-nasale. Ainsi, à chacun des trous do conjugaison crâniens, car il y en a trois, correspond le bulbe de l'un des organes des sens spéciaux, et par chacun d'eux passe le nerf essentiel de l'un de ces organes, à savoir : l'acoustique pour le trou de conjugaison postérieur, l'optique pour le moyen, l'olfactif pour l'antérieur. Ce sont là les vraies paires nerveuses du crâne.
Toutefois, outre les sensations spéciales qui fournissent à l'intelligence la matière de ces créations intérieures, il y a dans la face une vie matérielle, savoir: de la sensibilité et du mouvement. A cet égard, la face ressemble au tronc. Il pourra donc y avoir dans chacune des paires nerveuses crâniennes, des nerfs pour la sensibilité générale, et des nerfs pour le mouvement automatique ou volontaire, et en réalité les choses se passent ainsi.
Ainsi, la paire postérieure comprend, outre le nerf acoustique, des nerfs de mouvement tels que l'hypoglosse, le spinal, le facial et le crotaphyto-buccinateur; et des nerfs de sentiment, tels que le glossopharyngien, le pneumogastrique et la branche maxillaire inférieure du trijumeau.
Dans la paire moyenne sont compris, outre le nerf optique, des nerfs moteurs, savoir : le pathétique, le moteur oculaire externe et le moteur commun; et des nerfs de sentiment, savoir : la branche maxillaire supérieure (1), et l'ophthal-mique du trijumeau.
Enfin, la paire nerveuse antérieure se distribuant à un bulbe immobile, est uniquement composée des nerfs olfactifs auxquels s'unit seulement un petit filet nerveux du trijumeau, savoir : le filet ethmoidal du rameau nasal de l'ophthalmique de Willis (2).
Cette simple enumeration fait apparaître un fait fondamen-
(1) Le nerf maxillaire supérieur passe, il est vrai, dans l'homme, par un trou particulier, savoir :1e trou rond. Mais ce trou n'est qu'une dépendance de la l'ente sphenoidale dont il n'est point distinct dans un grand nombre d'animaux et en particulier dans les ruminants.
(2) Celle manière de concevoir la composition des paires nerveuses crâniennes rend raison du trajet singulier que suit le filet ethmoidal du rameau nasal de l'ophthalmique qui d'abord sort du crâne, puis y rentre pour en sortir de nouveau sur les côtes de l'apophyse crista galli. Mais cette anomalie vient en aide à la théorie, en montrant l'unité du plan de composition de toutes les paires nerveuses crâniennes,
tal, savoir: que le trijumeau est une souche commune de racines sensitives pour les trois paires céphaliques. 11 donne, en effet, au moins un rameau à chacun des trous de conjugaison du crâne. Parmi les nerfs de sensation générale, celui-ci est évidemment dans le crâne le nerf normal, car le glosso-pha-ryngien et le pneumogastrique, que l'on range parmi les nerfs sensitifs, pourraient bien avoir quelque chose de particulier et d'exceptionnel, ce que sembleraient démontrer d'ailleurs leurs connexions intimes avec la chaîne du nerf grand sympathique.
Dans notre exposition des racines, ou si l'on aime mieux, des origines des nerfs céphaliques, nous suivrons l'ordre suivant :
1° Nerfs moteurs;
2° Nerfs de sensibilité générale;
3° Nerfs de sensations spéciales.
I. NERFS MOTEURS CRANIENS.
«. Première paire, paire occipitale. Elle comprend : (a) l'hypoglosse, (b) le spinal, (c) le facial, (d) le crotaphyto-bucci-nateur.
(a) Hypoglosse. Neuvième paire de Willis, de Vieussens et de Cruveilher ; douzième paire de Sœmmerring.
On sait que les racines de ce nerf émergent du bulbe entre l'olive et la pyramide. Ses filets radiculaires sont au nombre de dix ou douze. Suivant Valentin, ce nombre varie entre dix et quinze (1). Ces filets peuvent être suivis bien au delà de la surface du bulbe, dans l'épaisseur d'une cloison fibreuse qui sépare la masse des faisceaux antérieurs, de celle des faisceaux moyens, et se termine dans les noyaux gris à cel-
(1) Encyclopédie analomique. Paris, 1843, t. IV, Névrologie.
Iules multipolaires, qui touchent à la paroi antérieure du quatrième ventricule. Ainsi les rapports de ce nerf avec le bulbe, sont en tous points semblables à ceux qu'ont les racines antérieures des nerfs spinaux avec la moelle épinière. Stilling et Vallach ont vu et parfaitement représenté cette origine.
(6) Spinal. Nerf accessoire de la huitième paire de Willis, onzième paire de Sœmmerring.
Ce nerf émerge des cordons moyens du bulbe, dans le voisinage du sillon latéral postérieur, par un certain nombre de filets radiculaires, dont les plus inférieurs s'implantent dans la moelle au niveau du sixième ou septième nerf cervical. Parmi ces racines, les plus élevées s'implantent sur le bulbe. Elles s'enfoncent immédiatement dans sa profondeur, où il est fort difficile de les suivre. Toutefois, dans les coupes heureuses on peut les voir se prolonger à travers la masse du faisceau moyen, jusqu'aux noyaux à cellules multipolaires qui représentent l'axe gris du bulbe, et touchent à la paroi antérieure du quatrième ventricule. La raison pour laquelle les racines du spinal, qui est bien certainement un nerf moteur, s'éloignent de la série des racines antérieures des nerfs spinaux et des racines de l'hypoglosse, est encore à peu près inconnue.
(c) Facial. Portion dure de la septième paire de Willis et de Vieussens, septième paire de Sœmmerring.
Ce nerf, sur les racines duquel Gall, et après lui Ch. Bell ont beaucoup insisté, se rattache, à la manière du spinal, aux faisceaux moyens du bulbe sur lesquels il s'implante à l'extrémité externe des fosses olivaires, immédiatement au-devant des corps restiformes, contre le bord postérieur de la protubérance annulaire. Malacarne disait avoir poursuivi les racines de ce nerf jusqu'au plancher du quatrième ventricule;
à ce sujet M. Longet, qui a parfaitement décrit le rapport qu'ont les insertions du nerf facial avec les prolongements des faisceaux moyens dans le bulbe, ajoute: « Les anatomistes qui, avec Malacarne, disent avoir poursuivi les insertions du nerf facial jusqu'au plancher du quatrième ventricule, ou bien dans le corps restiforme, me paraissent avoir émis une assertion que ne sauraient légitimer les recherches les plus minutieuses (1). » Toutefois, MM. Philippeaux et Vulpian ont dans ces derniers temps reproduit l'opinion de Malacarp.e sur les origines du facial, et les décrivent ainsi (2) :
« Les radicules du nerf facial plongent directement d'a-« vant en arrière dans le bulbe... Elles traversent toute l'é-« paisseur du bulbe en suivant la môme direction... Celte '( racine atteint le plancher du quatrième ventricule au niveau ' de son bord externe, elle devient alors superficielle et « change de direction. Elle marche alors de dehors en dedans ( et un peu d'arrière en avant. A mesure qu'elle s'approche ( du sillon médian, elle devient de plus en plus superficielle ; « à ce niveau elle n'est, pour ainsi dire, recouverte que par ( la membrane qui tapisse le plancher du quatrième ventri-« cule, et elle s'élargit en éventail. »
Suivant MM. Philippeaux et Vulpian, ces racines du nerf facial d'un côté, s'entre-croisent en partie dans le plan médian du bulbe avec celles du côté opposé. Ils ont pu suivre d'autres filaments radiculaires du facial jusque dans les faisceaux ascendants des pédoncules cérébraux.
En résumé, c'est dans le plancher du quatrième ventricule que plongent les racines du facial, c'est-à-dire dans cette lame grise si riche en cellules multipolaires, qui prolonge
(1) Longet, Ànat. etphys. du système nerveux, torn. II, page 408.
(2) Essai sur ['origine de plusieurs paires de nerfs crâniens. Paris, 1853.
dans le bulbe l'axe gris de la moelle. J'insiste sur ce mode d'origine, qui a été jusqu'à présent celui de tous les nerfs moteurs ; ajoutons entin que ce nerf, inséré sur le prolongement des faisceaux moyens, le long des corps restiformes, appartient évidemment à la même série que les racines du spinal.
(d) Nerf crotaphytico-bucclnateur (Paletta). Racine motrice du trijumeau des modernes.
MM. Philippeaux et Vulpian ont suivi les racines de ce nerf au travers de la protubérance, et sous les pédoncules cérébelleux supérieurs jusqu'à la paroi grise du quatrième ventricule, où quelques-unes de leurs fibres s'entrecroisent sur la ligne médiane avec celles du côté opposé. Ces fibres paraissent être en série avec celles du facial.
6. Deuxième paire, paire sphenoidale. Elle comprend : (a) le moteur oculaire externe, (6) le nerf pathétique, (c) le moteur oculaire commun.
(a) Moteur oculaire externe. Sixième paire de Willis et de Sœmmerring.
Si le nerf facial est en série avec les racines du spinal, le moteur oculaire externe appartient au contraire à la série normale des racines de l'hypoglosse. Il s'implante, comme celui-ci, dans la face antérieure du bulbe, au côté externe de la pyramide contre le bord postérieur de la protubérance. On peut suivre ses racines entre la masse des faisceaux antérieurs et celle des faisceaux moyens, jusqu'au plancher du quatrième ventricule, c'est-à-dire jusqu'aux axes gris à cellules multipolaires de la région du bulbe.
(b) Nerf pathétique. Quatrième paire de Willis et de Sœmmerring.
L'origine réelle de ce nerf est mal connue, si bien que
jusqu'ici il semble constituer une véritable anomalie parmi les nerfs crâniens. On sait en effet que ses racines semblent naître, derrière les tubercules quadrijumeaux postérieurs, de la valvule de Vieussens. Mais ce n'est là qu'une apparence; ces petits nerfs en effet sont disposés de telle sorte que celui de droite passe à gauche, et celui de gauche à droite, d'où résulte un entre-croisement qui figure, au-dessus delà valvule, une commissure transverse. Un petit pinceau gris tombe de l'intervalle des tubercules quadrijumeaux postérieurs sur cette commissure. Ce pinceau est le frein de la valvule de Vieussens. Quant aux nerfs eux-mêmes, suivant M. Longet, d'accord en ceci avec les meilleurs anatomistes, ils naissent des rubans de Reil. Mais MM. Philippeaux et Vulpian combattent cette opinion, et les font naître des pédoncules cérébelleux supérieurs, des faisceaux intermédiaires, des tubercules quadrijumeaux, de la valvule de Vieussens et du frein de cette valvule.
Tout ceci est assez obscur, malgré les peines que se sont données ces habiles anatomistes. Je soupçonne que la plupart des racines du pathétique s'enfoncent entre les pédoncules cérébelleux supérieurs et les rubans de Reil, et se terminent dans le plancher du quatrième ventricule. Leur implantation sur les limites du faisceau latéral, oblige d'ailleurs de les rattacher à la série du spinal et du facial, et dans ce cas l'anomalie apparente de leur trajet dépendrait uniquement des modifications que subit la forme des parties environnantes.
(c) Nerf moteur oculaire commun. Troisième paire de Willis et de Sœmmerring.
Ce nerf se détache du pédoncule au niveau de l'espace interpédonculaire. Ses radicules traversent obliquement toute l'épaisseur de la partie commissurale du pédoncule entre les
faisceaux antérieurs, proprement dits, et les faisceaux moyens, et se terminent, en partie, dans la substance grise qui forme le plancher de l'aqueduc de Sylvius. Un ou deux faisceaux bien distincts de ces fibres se portent dans la substance grise des couches optiques et des corps genouillés externes, immédiatement au-devant des tubercules quadrijumeaux antérieurs, auxquels ils donnent peut-être quelques filets, mais je ne les ai pas vus, et MM. Philippeaux et Vulpian n'ont pas été plus heureux que moi. Ces habiles anatomistes décrivent en outre un plan de fibres radiculaires superficielles qui s'entre-croisent d'un côté à l'autre sur la ligne médiane. Mais j'avoue ne les avoir pas aperçues d'une manière bien distincte.
Il n'en est pas de même des fibres que le nerf moteur oculaire commun envoie à l'endroit noir des pédoncules. Ces fibres sont bien apparentes, mais jusqu'ici je n'ai pu saisir aucune des connexions qui les unissent probablement aux cellules multipolaires si apparentes de cette masse grise. Quoi qu'il en soit, ce nerf appartient évidemment, par ses origines, à la même série que l'hypoglosse et le moteur oculaire externe.
Dans ce résumé rapide j'ai eu pour objet de démontrer : 1° que l'hypoglosse, le moteur oculaire externe et le moteur oculaire commun forment, avec les racines antérieures des nerfs rachidiens, une série normale intermédiaire aux faisceaux antérieurs et aux faisceaux moyens; 2° que le spinal, le facial, le pathétique et le crotaphytico-buccinateur de Paletta, composent une seconde série qu'on pourrait dire exceptionnelle. Cette série est intermédiaire aux faisceaux moyens proprement dits, et à leurs funicules accessoires. Elle est par conséquent presque limitrophe des cordons postérieurs.
x. Troisième paire, paire ethmoïdale. Elle ne comprend aucun nerf moteur distinct.
n. 14
ii. NERFS SENSITIFS PROPREMENT DITS ENTRANT DANS LA COMPOSITION DES PAIRES CRANIENNES.
Ces nerfs, comme les nerfs moteurs, se partagent en deux séries. La première, normale, correspond à la première série des nerfs moteurs et représente les racines postérieures ou ganglionnaires des nerfs rachidiens. La seconde est exceptionnelle, et correspond à la seconde série des nerfs moteurs crâniens.
Ai Première sêtie, ou série normale.
Elle comprend les divisions du nerf trijumeau qui émanent du ganglion de Gasser.
Nerf trijumeau. Cinquième paire de Willis et de Sœmmerring, troisième paire de Vèsale. Portion ganglionnaire de la cinquième paire des modernes.
La racine de ce nerf comprend les racines de tous les nerfs sensitifs normaux qui vont aux trois paires crâniennes; en conséquence, elle donne, à partir de son ganglion, plusieurs branches divergentes qui vont à ces trois paires.
1° Le nerf maxillaire inférieur passe par le trou de conjugaison postérieur, et par conséquent concourt à la formation de la paire occipitale.
2° Deux branches, le maxillaire supérieur et l'ophthalmique, correspondent au trou de conjugaison moyen ou sphenoidal et participent à la formation de la paire sphenoidale.
3° Le filet ethmoidal du rameau nasal du nerf ophthalmique représente une dernière division pour le trou de conjugaison ethmo-sphénoïdal, et fait partie de la paire ethmoïdale.
— Mon objet n'est point de décrire ici ces branches et leur distribution. Je les ai rappelées pour indiquer comment le nerf trijumeau se partage entre trois paires nerveuses.
Racines du trijumeau.
Le tronc commun de ces racines plonge dans une ouverture ovalaire de la face antérieure de la protubérance à la base des pédoncules cérébelleux moyens. La racine principale traverse d'avant en arrière les deux plans des fibres transversales du pont, et descend au-dessous de la couche des fibres arciformes jusqu'au tubercule cendré de Rolande Telle est la principale origine du trijumeau. Or, le tubercule cendré de Rolando est l'extrémité supérieure de la strie gélatineuse qui occupe, dans toute l'étendue de la moelle, le fond du sillon latéral postérieur. Ainsi cette racine du trijumeau appartient à la série des racines postérieures des paires spinales.
A cette racine sont annexées, sous le pédoncule cérébelleux moyen, deux racines accessoires.
L'une, de teinte grise, se place au-dessous du pédoncule cérébelleux supérieur, et se porte avec lui dans le cervelet.
L'autre se dirige vers le plan médian de l'axe, au-dessous du pédoncule cérébelleux supérieur. Une partie des fibres qui la composent, suivant MM. Philippeaux et Vulpian, passent au côté opposé de l'axe, d'où il résulte un entre-croisement médian. Quelques fibres de cette racine, d'après les mêmes auteurs se dirigent vers le cerveau. Il y a bien longtemps que nous avions vu ces fibres et nous les avions décrites dans nos cours au Muséum. Elles forment une assez grosse division qui glisse sous le pédoncule cérébelleux supérieur, et descend avec un prolongement du faisceau postérieur jusque dans les parties grises de l'anneau pédonculaire, d'où elle se prolonge jusque dans la base des lobes olfactifs; ainsi, de même qu'il y a certaines connexions de la cinquième paire avec le cervelet, de même il paraît y avoir, par la racine que nous venons de décrire un rapport de cette paire avec la base des lobes olfactifs. Je n'hésite point à supposer que
cette racine comprend toutes les fibres gustatives du nerf trijumeau. Aussi la désignerons-nous hypothétiquement sous le nom de racine gustative (1).
(1) La cinquième paire, telle que les anatomistes la conçoivent aujourd'hui, comprend à la fois le trijumeau et le crotaphytico-buccinateur de Paletta. Elle a donc deux racines qu'on a comparées à celles des nerfs rachidiens. Elles ont été distinguées dans ces derniers temps avec beaucoup de soin. Vésale admettait aussi deux racines dans cette paire qu'il désigne sous le nom de troisième paire. « Tertium par (dit-il) duplici radice utrinque princi-« piumsumit. Unaquidem crassiori, cui opportune tertii paris nomen accom-¦ modaveris; altera longé tenuiori et duriori, et neque in ipso exortu,-
« neque ET1AM in progressu, crassiori radici commissa. HujUS enim ini-
« tium, non modico in posteriora intervallo, ab illius exortu distat. Adeô « sanè ut veriùs graciliorem hanc radicem peculiare par, quàm tertii paris « portionem quis assereret. » Vesalius, de corp. hum. fabr., lib. IV. cap.vi, p. 519. Basileae, 1555.
M. Longetqui a cité ce passage en entier en conclut que Vésale a connu la petite racine de la cinquième paire, c'est-à-dire, le nerf crotaphytico-buccinateur. La description de Vésale avait déjà exercé la critique de Niemeyer. (De origine paris quinti nervorum cerebri monographia.—Halœ, 1812.) On ne sait, dit-il, quel nerf Vésale a désigné sous le nom de petite portion. Quelques-uns, et parmi eux J.-F. Meckel, assurent que Vésale a compris sous ce nom de portion dure la petite racine de la cinquième paire ; d'autres, au contraire, tels que Fallopia, Morgagni et Sœmmerring, admettent que par cette expression Vésale désigne le nerf pathétique. Cette opinion paraît fort probable à Niemeyer et nous la partageons également. Il est certain en effet que ce passage : « Neque in exortu neque in progressu, crassiori radici com-missâ, » ne saurait en aucune manière convenir au nerf crotaphytico-buccinateur. Il n'est pas moins évident, quoi qu'en dise M. Longet, que Willis n'a point connu ce nerf. Il dit en effet, en parlant du trijumeau ; « Truncus ejus è lateribus annuli majoris prodiens, interdùm juxtà ipsam originem, sœpiùs tamen dura membranâ priùs perforata, in duos ramos insigne divi-ditur. » Il est certain qu'il s'agit ici des branches du trijumeau, et non de ses racines. (Willis, Nervorum descriptio et usus, cap. xxn.) Je pourrais en dire autant de Vieussens, dont les figures sur ce point sont absolument inintelligibles. (Nevroyraphia universalis.)
Realdus Columbus est le premier qui ait distingué le nerf massetérin de la cinquième paire. (Dere anatomicâ, lib. VIII, p. 359. Francofurt.) Les deux racines ont été connues de Wrisberg (Obs. anat. de quinto pari nervorum en-cephali, Gœltingœ, 1777) et de Scarpa, (Obs. anat. Mutinaî, 1779.) Il y a, selon lui, deux racines à la cinquième paire, l'une plus petite qui part de la
B. Deuxième série, ou série exceptionnelle.
Cette série correspond à la seconde série des nerfs crâniens moteurs. Elle comprend le Glosso-pharyngien, et le Pneumogastrique.
Du Glosso-pharyngien (l'une des portions de la huitième paire de Willis, neuvième paire de Sœmmerring), et du nerf Vague ou Pneumogastrique (huitième paire de Willis, dixième paire de Soemmering.)
Ces deux nerfs sont ganglionnaires. Ils sont si fort semblables par leur origine, et si voisins l'un de l'autre qu'on pourrait les considérer comme le résultat de la division en deux faisceaux d'une même racine ganglionnaire. M. Longet décrit ainsi leur origine :
« En plaçant de profil le bulbe rachidien, on aperçoit sur une ligne fictive qui, dirigée un peu en avant, continuerait le sillon collatéral postérieur de la moelle, une série de filets dont les plus élevés appartiennent au Glossopharyngien, et dont les inférieurs en plus grand nombre sont les filets originels du Pneumogastrique. Ce nerf, comme les racines postérieures spinales, naît par conséquent du faisceau médullaire postérieur qui, parvenu au niveau et en arrière du bulbe, devient corps restiforme. » Notre habile auteur avoue d'ailleurs ne les avoir point suivis dans la profondeur du bulbe.
MM. Stilling et Vallach ont été plus heureux. Ils ont pu les poursuivre jusque vers la paroi grise du quatrième ventricule, où ils se terminent en dehors du noyau gris des racines de l'hypoglosse. Ces habiles anatomistes ont employé
partie antérieure du pédoncule du cervelet, l'autre plus grande qui naît de sa partie moyenne. Paletta a été plus loin. (De nervo crotaphytico et bucci-natorio. Mediolani, 1787.) Il fait des deux racines de la cinquième paire deux paires distinctes. Enfin ces deux racines ont été bien connues de Sœni-merring. (Ueber das Organ der Seele. Kônigsberg, § 21, page 3G.)
le système des coupes qui est ici supérieur à tous les autres. Ils figurent deux ramifications des radicules du nerf vague, atteignant à travers le bulbe la partie la plus externe du plancher du quatrième ventricule.
MM. Philippeaux et Vulpian ont bien vu ces deux racines dans chaque filet d'origine du Glossopharyngien et du Pneumogastrique, et les décrivent à leur tour très-clairement, mais outre ces deux racines qu'ils nomment intermédiaires, ils en admettent deux autres, l'une antérieure qui s'incline vers l'olive, puis se recourbe vers les corps restiformes avec lesquels leurs fibres se confondent ; l'autre postérieure qui remonte avec les corps restiformes vers le cervelet.
Je ne suis pas convaincu de l'existence de ces fibres qui pourraient bien appartenir à cette expansion du funicule accessoire du faisceau latéral, qui enveloppe le corps resti-forme et remonte avec lui vers le cervelet. Les habiles auteurs que nous citons n'auraient-ils pas commis ici une faute analogue à celle de M. Foville, qui croit ces mêmes fibres en relation avec les fibres arciformes du bulbe ? Nous n'osons rien décider pour le moment, car il faut avouer qu'il n'y a rien au monde de plus difficile que ces recherches, où le plus habile est sujet à l'erreur.
— Le pneumogastrique et le glossopharyngien, le spinal, le facial et le pathétique font évidemment partie d'un même système anatomique, distinct de celui qui comprend, avec le trijumeau, l'hypoglosse, le moteur oculaire externe et le moteur oculaire commun. Celui-ci par tous les détails de son histoire est normal, l'autre est exceptionnel et sa distribution dans l'organisme l'est également. Il faut remarquer que le glossopharyngien est propre à la partie viscérale de la langue, de même que le pneumogastrique appartient au larynx, au poumon, au cœur, à l'estomac, au plexus solaire,
et par ce plexus au système entier du sympathique, c'est-à-dire à l'ensemble des viscères abdominaux. De même le spinal, le facial et le pathétique sont liés à l'ensemble du système viscéral, par des sympathies innombrables dont le jeu n'est point dominé par la volonté. Aussi sont-ils, par-dessus tous les autres, les nerfs de l'expression pathognomique, tandis que l'hypoglosse, le moteur oculaire externe et le moteur commun, sont essentiellement des nerfs d'action volontaire et prosbolique.
iii. Nerfs de sensation spéciale.
a. Première paire. Elle comprend le nerf spécial de l'audition, c'est-à-dire le nerf acoustique, et sans doute le nerf gustatif.
a. Le nerf acoustique naît du quatrième ventricule, glisse dans l'axe du corps restiforme, et bientôt s'accole au nerf facial, mais ne se confond point avec lui. Il a trois racines bien distinctes.
1° La première remonte avec le corps restiforme dans le noyau cérébelleux ;
2° La seconde rayonne en un éventail blanc dont les fibres cheminent dans la substance grise du plancher du quatrième ventricule jusqu'au sillon médian. Ces fibres, obliquement dirigées vers ce sillon, ont reçu le nom de barbes du calamus. Les plus antérieures forment un gros faisceau qui se dirige en avant sous la paroi grise du ventricule.
3° Ce faisceau est la troisième racine, il suit le prolongement du faisceau postérieur qui se dirige vers le centre des couches optiques et concourt avec lui à la formation de la cupule. Nous n'avons pu suivre ses fibres au delà, mais elles se portent probablement vers le cerveau. Dans ce cas, le nerf acoustique dépendrait également du cerveau et du cervelet.
b. Nerf gustatif. J'ai donné hypothétiquement ce nom au prolongement fibreux que le trijumeau envoie dans la base des lobes olfactifs. Ce prolongement suit le faisceau postérieur comme le précédent. Ainsi, de même que l'acoustique est lié à la division de ce faisceau postérieur qui va vers le cerveau, de même celui-ci accompagne la division qui gagne les lobes olfactifs. Ce nerf accompagne probablement le maxillaire inférieur, et se prolonge dans sa branche linguale. Mais ce sujet est si obscur, que je n'ose proposer ces vues que comme de simples suppositions (1).
6. Deuxième paire. Elle comprend le nerf spécial de la vue, à savoir : le nerf optique.
J'ai décrit plus haut les origines du nerf optique. Les unes vont aux lobes optiques ou tubercules quadrijumeaux, d'autres aux couches optiques où elles se terminent peut-être; le plus grand nombre, chez l'homme et les singes, s'épanouit dans l'écorce des hémisphères cérébraux. En conséquence, leurs fibres entrent dans la composition du centre ovale comme l'avait annoncé Vieussens. J'ai fait remarquer que la racine cérébrale et celle des lobes optiques étaient, quant à leur importance relative, en sens inverse l'une de l'autre. Quand la racine cérébrale est au maximum, l'autre est au minimun, et réciproquement. La racine qui va aux lobes optiques, est en communication avec le cerveau par l'intermédiaire des corps genouillés internes, ainsi que je l'ai expliqué plus haut.
x. Troisième paire. Elle comprend les nerfs des sensations olfactives, ou nerfs olfactifs.
(1) Il serait curieux de détruire les lobes olfactifs jusqu'à leur base, et de rechercher si cette destruction détruit le goût en même temps que la sensation des odeurs. A priori, il y a entre ces deux sensations de telles analogies, que les deux nerfs pourraient bien dépendre du même organe cérébral; mais je ne veux rien préjuger.
Ces nerfs pénètrent dans le crâne par les trous de la lame criblée, et plongent immédiatement dans la coiffe grise du lobe olfactif. On doit distinguer parmi ces nerfs celui qui, dans la plupart des mammifères terrestres, dans les Herbivores surtout, se porte de l'organe de Jacobson à un petit ganglion situé sur la face supérieure du lobe. On pourra consulter à cet égard, outre le rapport de Cuvier, Reifsteck, Rosenthal et moi-même.
§ 3. Réflexions sur les faits exposés.
Tous les nerfs des deux premières catégories appartiennent à la moelle, au bulbe et au noyau encéphalique. Mais ceux de la dernière catégorie appartiennent surtout aux ganglions surajoutés. Ainsi le nerf acoustique a rapport au cervelet et au cerveau, l'optique aux tubercules quadrijumeaux et au cerveau, l'olfactif aux lobes de ce nom. A cet égard les faits m'ont obligé d'abandonner complètement l'opinion de M. de Blainville qui, dominé par les idées de Gall, appelait les ganglions encéphaliques surajoutés, ganglions sans appareil extérieur (l). Suivant cet habile auteur, l'automate était parfait indépendamment de ces ganglions ; ceux-ci étaient surajoutés, et n'apparaissaient que pour le gouverner en établissant son rapport avec l'intelligence. Cette doctrine était bien conçue, malheureusement elle n'avait aucune réalité. Nos recherches semblent établir au contraire que l'animal est d'autant plus élevé, que ce rapport entre les ganglions surajoutés et les organes des sens supérieurs, est plus étendu et surtout plus immédiat.
Il est malheureux que la difficulté des dissections n'ait pas permis de pousser la recherche des racines cérébrales de
(1) Kôlliker (Histologie humaine) partage encore cette manière de voir.
l'acoustique aussi loin que le demanderaient les besoins de la physiologie actuelle. Il paraît en effet que si le nerf acoustique agit sur le cervelet par celle de ses racines qui suit les pédoncules cérébelleux (1), ce n'est pas toutefois dans cet organe encéphalique que les sensations auditives sont perçues, et, en effet, après l'ablation du cervelet, la faculté de percevoir les sons semble n'avoir rien perdu de son énergie première. Une fille observée par M. Cruveilher, manquait de cervelet; il n'a point été dit qu'elle fût sourde. Dans le cas observé par M. Pressât, les nerfs olfactifs et les lobes eux-mêmes manquaient ; on n'a point parlé de surdité. Viennent ensuite les tubercules quadrijumeaux, mais on sait que leur ablation interrompt la vision plutôt qu'elle n'en détruit la faculté première, et n'a aucun effet sur la faculté auditive. Ainsi, d'exclusions en exclusions, nous sommes forcés de voir dans les hémisphères cérébraux eux-mêmes la condition première des sensations auditives, aussi bien qu'ils le sont des sensations optiques. Malheureusement, il ne m'a point été donné de poursuivre les nerfs acoustiques, comme j'avais pu le faire quant aux nerfs de la vision, dans une région déterminée de l'écorce du cerveau, et quelle qu'ait été ma persévérance, je n'ai pu aller au delà du noyau gris des couches optiques. C'en est assez sans doute pour affirmer qu'ils vont aux hémisphères; mais à quelle partie des hémisphères? heureux l'a-natomiste qui pourra résoudre ce problème!
A cette question déjà si importante, du lieu d'origine des nerfs, en est liée une autre qu'on ne saurait négliger, mais à laquelle on ne peut donner une réponse absolument certaine. Établissons du moins quelques probabilités.
(1) Cette connexion du nerf acoustique, nerf rhythmiquo par excellence, avec le cervelet organe coordinateur des mouvements, est un fait bien digne de fixer l'attention.
Les fibres nerveuses qui vont de la moelle et des nerfs aux hémisphères, et réciproquement, sont-elles plus nombreuses dans le centre ovale de Vieussens que dans la moelle et dans les nerfs? La réponse serait douteuse en ce qui touche certains vertébrés inférieurs, mais dans l'homme et dans les mammifères les plus élevés elle paraît assez évidente au premier abord, et l'on se décidera aisément pour l'affirmative.
Dans l'homme, par exemple, la masse des fibres dans le centre ovale de Vieussens est telle, que le volume du bulbe et de tous les nerfs crâniens réunis, ne pourrait rendre raison de la quantité de fibres que paraît comprendre un seul hémisphère. Mais on ne pourrait pas en conclure immédiatement qu'en pénétrant dans l'hémisphère, les fibres du bulbe et des nerfs crâniens s'y sont singulièrement multipliées, ou, réciproquement, que le nombre des fibres qui vont de l'hémisphère au bulbe et aux nerfs crâniens, a subi, en pénétrant dans le bulbe et dans ces nerfs, une réduction considérable.
En effet, il y a des fibres propres dans les hémisphères, et au premier abord la quantité de ces fibres propres pourrait rendre raison du défaut de correspondance qui existe entre le nombre des fibres cérébrales et celui des fibres nerveuses médullaires ou périphériques.
Il serait donc plus prudent, pour résoudre la question, de s'en tenir à la considération de ces fibres de l'axe qui rayonnent vers l'hémisphère, et composent la couronne radiante de Reil. Or, ici la multiplication est probable. Il n'y a en effet aucun rapport direct entre le volume de la moelle et du bulbe et le développement des couronnes radiantes ; loin de là.
En effet, dans les carnassiers et dans les herbivores mono-
delphes où le bulbe est énorme, les couronnes radiantes sont peu riches en fibres et leur développement est borné. Dans les singes au contraire, où le bulbe est médiocre, les couronnes radiantes se développent davantage et atteignent à une richesse et à une grandeur tout à fait exceptionnelles dans l'homme où le bulbe est si petit relativement à l'encéphale.
Mais peut-être est-ce des nerfs spéciaux dont les fibres ne sont point représentées dans le bulbe, que le centre ovale reçoit la quantité exceptionnelle de fibres qui le distinguent. Cette hypothèse ne serait pas mieux fondée que la première.
Je choisis en effet un Cynocéphale ou un Macaque dans lesquels le nerf optique et la bandelette qui lui fait suite ont un volume énorme, et je retrouve chez eux un centre ovale très-réduit, avec une expansion cérébrale peu riche pour un si gros nerf si je la compare à celle de l'homme.
Dans l'homme en effet le nerf optique est relativement assez grêle. Mais en revanche son expansion radiculaire dans le centre ovale a un développement prodigieux. Ces réflexions, analogues à celles qui avaient frappé Th. Bartholin lorsqu'il nia que la moelle fût une production du cerveau, obligent de conclure qu'il n'y a aucune correspondance nécessaire entre le nombre des fibres dans la moelle et dans les nerfs, et leur nombre dans les prolongements qui leur correspondent dans la masse du centre ovale de Vieussens, et nous portent à admettre implicitement la possibilité d'une représentation multiple dans ce centre de chacune des fibres périphériques qui s'y rattachent. Je parle ici de l'homme, car dans certains animaux très-inférieurs il faudrait peut-être admettre un cas inverse.
Les faits, comme on peut le voir, sont bien éloignés de confirmer cette idée de Buffon, « que le cerveau au lieu d'être le siège des sensations, le principe du sentiment, n'est qu'un
organe de sécrétion et de nutrition, mais un organe très-essentiel sans lequel les nerfs ne pourraient ni croître ni s'entretenir. « Cet organe, » ajoute ce grand écrivain, « est plus grand dans l'homme, dans les quadrupèdes, dans les oiseaux, parce que le volume des nerfs dans ces animaux est plus grand que dans les poissons et dans les insectes, dont le sentiment est faible par cette même raison. »
Tout cela est admirablement écrit, mais repose sur de pures hypothèses (1).
Quoi qu'il en soit, la multiplication une fois admise dans les animaux qui ont un grand cerveau, comment s'accom-plira-t-elle? La solution de cette question serait d'une haute importance; malheureusement les moyens d'observation dont on dispose ne nous ont point suffi.
Gall, modifiant l'idée de Buffon, posait en principe que la substance grise engendre partout des fibres nerveuses, elle était donc pour lui la matrice des nerfs, et partout où elle existait, elle était un moyen de multiplication. Mais son opinion n'est pas claire parce qu'elle reposait sur une hypothèse absolument erronée, savoir, que l'encéphale est une efflorescence ou une production de la moelle épinière ; cette idée, avons-nous dit, est de Bartholin, et ce grand homme la fondait sur ce fait, que la grandeur du cerveau est en raison inverse de celle de la moelle, et il semblait fort bien raisonner en disant qu'on ne pouvait supposer qu'un plus grand cerveau produisît une plus petite moelle, et un plus petit, une plus grande; mais il ne fallait pas en conclure que la moelle produit le cerveau, puisque dans ce cas une petite moelle produirait un plus grand cerveau, et réciproquement. La conséquence de tout ceci c'est que, si le cerveau ne pro-
(1) Hial. nat., lom. VII, Discours sur les animaux carnassiers, page 17.
duit point la moelle, la moelle ne produit point non plus le cerveau, qu'ils ont chacun leur raison d'être en eux-mêmes, et qu'en conséquence, le sens dans lequel les fibres se développent étant indécis, la substance grise pourrait bien être terminaison aussi bien qu'origine, en sorte qu'elle pourrait servir à la réduction autant qu'à la multiplication des fibres nerveuses. Il nous semble donc que l'assertion de Gall est une hypothèse qui n'a aucun fondement solide.
On pourrait, à priori, concevoir dans le système nerveux central trois moyens de multiplication des fibres nerveuses centripètes, et réciproquement trois moyens de réduction des fibres nerveuses centrifuges.
Dans le premier cas les fibres peuvent se multiplier : 1° par l'adjonction de fibres nouvelles ; 2° par une division en plusieurs fibres d'une seule fibre nerveuse ; 3° par l'union d'une fibre unique avec une cellule multipolaire à prolongements centripètes multiples. Ce dernier mode de multiplication est à coup sûr possible dans quelques régions du système nerveux.
Dans le second cas, le nombre des fibres pourrait se réduire par trois moyens semblables : 10 des fibres nerveuses en s'éloi-gnant des couches corticales pourraient, au lieu de se continuer dans les pédoncules, se terminer brusquement; 2° plusieurs fibres nerveuses pourraient se réunir en une seule; 3" d'une cellule multipolaire où s'uniraient plusieurs fibres cérébrales, pourraient sortir un moindre nombre de fibres centrifuges.
Combien n'est-il pas regrettable d'être ainsi réduit à proposer des hypothèses, quand des observations positives seraient si nécessaires? toutefois, s'il n'y a point certitude, les probabilités du moins sont très-grandes; quels que soient les moyens de cette multiplication, elle semble réelle, par exemple, dans
ces plus grandes expansions du nerf optique qui partent d'un plus petit nerf; nous ne ferons d'ailleurs aucune supposition sur la substance grise des corps genouillés externes, et sur le rapport qu'elle peut avoir avec cette multiplication. L'étude micrograpliique de ces petits corps n'est point, au moment où j'écris, suffisamment avancée. Je ferai remarquer toutefois que dans le fœtus, le développement des corps genouillés externes est lié à celui des expansions cérébrales du nerf optique.
Or, la multiplication des libres une fois admise dans le centre ovale, quel ordre de fibres sera le plus nombreux ? Se-ront-ce les fibres sensitives, seront-ce les fibres motrices? Il est probable que ce sont les premières; mais qui pourrait en être certain ? Ne multiplions pas inutilement les hypothèses, qu'il nous suffise de dire que ce centre s'accroît d'autant plus, que les couches corticales se plissent et grandissent davantage. En conséquence, y aurait-il une grande imprudence à le considérer comme un multiplicateur d'impressions? N'aurait-il pas un rôle important dans l'histoire encore si obscure de ce qu'on a appelé les sensations subjectives? région intermédiaire à la sphère des sens et à celle de la pensée, ne serait-il pas le foyer de l'imagination, la frontière de la vie intérieure, et pendant le sommeil la cause organique des songes? Questions, encore pour cette fois, insolubles ! Nous savons que cette substance qui conduit toutes les impressions, qui transmet toutes les réactions, n'est point directement excitable. On la coupe, on la tranche, on la brûle, il ne s'ensuit ni réaction, ni douleur, et ces fibres par lesquelles nous sentons tout, sont par elles-mêmes insensibles. Ainsi, leurs propriétés sont d'un ordre si relevé, qu'elles échappent à l'expérience. On sait par elle ce qu'elles ne sont pas, mais nous ignorerons toujours peut-être ce qu'elles sont. Il y a là sans doute quelqu'un de ces problèmes dont Dieu cache la solution à
l'homme comme pour lui rappeler constamment sa faiblesse, et qu'il a livré aux disputes éternelles !
Après avoir dit ce qu'on peut savoir de plus clair sur l'organisation du cerveau, après avoir ajouté moi-même quelques pierres à l'édifice, ce que j'éprouve en ce moment n'est point un sentiment d'orgueil, c'est un mouvement d'humilité profonde et douloureuse. J'ai bâti, moi aussi, ma tour de Babel. J'ai cru m'élever vers le ciel, dont un infini me sépare, et de cette hauteur factice, j'entends déjà monter, vers moi, les voix incohérentes des systèmes chantant sur des tons différents et parlant des langues diverses. J'essaierai de dire tout à l'heure les hypothèses du moment; heureux si, dans cette multitude d'assertions incomplètes et contradictoires, mes yeux peuvent se reposer sur quelques vérités démontrées ! Mais avant d'aborder ce sujet, il sera utile de dire ici, en quelques mots, l'histoire du développement de l'Encéphale.
CHAPITRE VII.
DÉVELOPPEMENT DES CENTRES NERVEUX. § *. Prolégomènes.
La ligne que l'on observe dès le débutde la formation de l'embryon dans l'axe de la partie claire de Y area germinativa, est le point de départ des premiers linéaments du système nerveux. Suivant Baër, cette ligne est l'indice d'un léger renflement. La plupart des observateurs n'y voient qu'une gouttière, dont les bords s'élèvent peu à peu, se recourbent l'un vers l'autre, se rencontrent et se soudent, en sorte qu'à la gouttière succède en définitive un tube parfaitement clos. Pendant que cette métamorphose s'accomplit, la surface interne de la gout-
tière se modifie, et de cette modification résulte une lame distincte qui limitera immédiatement le canal central du tube. Ce tube est l'axe nerveux primitif; de toutes les parties du système nerveux central, celle-ci apparaît la première et persiste, pendant toute la vie, sous un nom nouveau, celui de ventricule céphaloracbidien.
Les diamètres du tube nerveux central ne sont point uniformes. Avant même que la gouttière primitive soit complètement fermée, elle se renfle dans sa partie céphalique en trois dilatations successives. Nous indiquerons ces dilatations, en partant du tube rachidien, c'est-à-dire en procédant d'arrière en avant.
La première comprend deux régions : l'une postérieure, est Y arrière-cerveau; l'autre vient ensuite, c'est le cerveau postérieur.
La deuxième dilatation a reçu des embryotomistes le nom de cerveau moyen.
La troisième est connue sous la dénomination de cerveau intermédiaire ; cette dilatation porte à sa partie antérieure deux excroissances symétriques ou lobes accessoires qui lui donnent un aspect cordiforme. Ces deux lobes, de plus en plus distincts, constituent une région spéciale désignée sous le nom de cerveau antérieur.
Ainsi, d'arrière en avant la portion céphalique du tube primitif comprend : 1° l'arrière-cerveau ; 2° le cerveau postérieur; 3° le cerveau moyen; 4° le cerveau intermédiaire; 5° le cerveau antérieur, c'est-à-dire cinq régions groupées en trois dilatations successives.
On peut dès à présent dire ce que seront un jour ces différentes régions. L'arrière-cerveau correspond à ce qui sera plus tard l'angle postérieur du quatrième ventricule, c'est-à-dire le bec du calamus. Le cerveau postérieur en sera l'angle
II.
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antérieur; lo cerveau moyen sera l'aqueduc de Sylvius, l'intermédiaire deviendra troisième ventricule; enfin le cerveau antérieur est le point de départ des ventricules latéraux et des hémisphères futurs.
Afin de ne point embarrasser cette histoire de détails fastidieux, et de la rendre plus intelligible pour les commençants entre les mains desquels pourra tomber cet ouvrage, je laisserai de côté tous les détails superflus dont les livres sont encombrés, pour m'en tenir scrupuleusement aux choses essentielles.
§ 2. Modifications premières.
Pendant que les premières modifications dont nous venons de parler s'effectuent, l'embryon subit dans sa partie cépha-lique une forte courbure, et le tube nerveux central se plie à ce mouvement général.
Cette inflexion de l'axe nerveux n'est point simple : elle se compose d'une suite de courbures alternatives dont l'ensemble a été parfaitement représenté par Tiedemann, à qui j'emprunte ici une figure dont l'explication nous dispensera de quelque description fastidieuse.
La première courbure est en B, ce point répond chez l'adulte au bec du calamus, c'est-à-dire à l'angle postérieur du quatrième ventricule. La région qui s'étend de B en C, est dans l'embryon Y arrière-cerveau ; elle répond à cette partie du quatrième ventricule qui, che2 l'adulte, est comprise entre les deux corps restiformes— de C en D, est le cerveau postérieur. Cette région correspond chez l'adulte à l'angle antérieur du quatrième ventricule. Ainsi, à cette époque primitive
de la vie embryonnaire, le quatrième ventricule est composé de deux régions qui comprennent entre elles un angle presque droit — de D en E est le cerveau moyen, c'est-à-dire la région des lobes optiques ou tubercules quadrijumeaux. La cavité du cerveau moyen sera plus tard Y aqueduc de Sylvius — en F, est le cerveau intermédiaire, c'est-à-dire le troisième ventricule de l'adulte; enfin en G, est le cerveau antérieur où l'on voit poindre déjà les vestiges des ventricules latéraux, centres des hémisphères futurs.
A partir du point D, l'ensemble du centre nerveux encéphalique se recourbe assez régulièrement d'arrière en avant et de haut en bas. Cette courbure persiste pendant toute la vie; mais à mesure que l'embryon se développe, l'extrémité antérieure du cerveau intermédiaire pousse en entraînant avec elle les lobes du cerveau antérieur et se recourbe en sens inverse de sa première courbure, c'est-à-dire de bas en haut et d'avant en arrière. C'est ainsi que se produit l'enroulement du troisième ventricule autour de la commissure molle, dont la formation centripète coïncide avec ce mouvement.
Ces déterminations une fois établies, il est évident, qu'au début de la vie embryonnaire, l'ensemble des dilatations cé-phaliques de l'axe nerveux est réduit, du moins quant aux apparences, aux parties qui, chez l'adulte, composent l'ensemble des ventricules. Plus tard, leurs parois s'épaississant, la configuration générale des centres nerveux subira des modifications plus ou moins grandes; mais ce tube nerveux, axe et point de départ des formations futures, conservera son caractère originel, et les plus singulières métamorphoses n'arriveront jamais au point de le dissimuler d'une manière complète.
Il n'y a d'ailleurs, au début de la vie fœtale, aucune trace visible de ganglions surajoutés. Ceux-ci se développent plus
tard sous forme de stratifications qui s'épaississent graduellement, et se superposent aux parois des dilatations céphaliques du tube primitif. Le cervelet n'est d'abord qu'une lame transversale appliquée à la paroi dorsale du cerveau postérieur. Les tubercules quadrijumeaux ou lobes optiques se superposeront au cerveau moyen; les couches optiques au cerveau intermédiaire ; les hémisphères et les lobes olfactifs aux renflements primordiaux du cerveau antérieur; enfin les faisceaux de la moelle, les pédoncules cérébraux, et toutes les formations fibreuses de l'axe se dessineront successivement sur les parois épaissies du ventricule primitif (1).
On ne dirait pas grand'chose en enseignant avec Tiedemann que toutes ces parties sont successivement formées par des dépôts produits par la pie-mère. Loin de là ; cette théorie de sécrétions et de stratifications déposées l'une après l'autre a quelque chose de mécanique et de grossier, qui convient mal à l'idée qu'on doit se faire du mouvement vital dans les êtres organisés ; mais si l'on disait après cela, que ces formations sont le résultat d'une séparation histologique, on se payerait de mots plus que de choses... Il vaut mieux, à mon sens, ne point essayer des explications impossibles et se
(1) C'est seulement ver3 le milieu du troisième mois que le système nerveux commence à perdre sa physionomie première, par suite de l'accroissement prodigieux du cervelet et des hémisphères cérébraux. Je dois Caire remarquer toutefois que jusque vers le milieu du quatrième mois le cervelet demeure absolument lisse. Cela est d'autant plus nécessaire que Meckel, qui a donné une assez bonne figure de l'axe nerveux d'un Embryon âgé de 7 à 8 semaines, a mal à propos figuré sur le bord antérieur du cervelet de petites dentelures qu'on pourrait prendre pour des vestiges de plis. Ce détail est absolument faux. J'insiste d'autant plus sur cette figure, qu'elle a été reproduite par R. Wagner, et plus récemment par M. Longet, et qu'en conséquence elle a acquis une certaine célébrité. Voy. à ce sujet Meckel, Archiv. Bd. 1, torn. Il, fig. 3 et 8. —R. Wagner, Icônes. Tab. 22, f. xu, et Longet. Traité de physiologie, torn. H, deuxième partie, de la génération, page 195, fig. 22, B.
borner à une exposition empirique de faits, dont les causes demeureront sans doute éternellement cachées.
C'est là, en effet, une histoire semblable à celle des végétaux qui s'accroissent. Le système nerveux pousse non-seulement dans son ensemble, mais encore dans ses moindres détails. Or, de ce mouvement de développement qui transforme en même temps la masse de l'encéphale et ses plus petits éléments, résultent à la fois, et des changements dans la forme générale, et la distinction évidente de tissus dont les rudiments préexistaient sans doute, mais qu'une apparence de similitude originelle laissait pour ainsi dire confondus. Nul ne sait, en descendant de l'ensemble aux détails, à quels éléments ces modifications s'arrêtent. Les corps vivants, a dit Leibnitz, avec sa profondeur habituelle, sont machines à l'infini; si donc la machine vivante pousse, elle poussera et se transformera dans le moindre de ses rouages. De là, l'insuffisance de toutes les descriptions, de toutes les histoires qui ont été tracées dans ces derniers temps; insuffisance fatale, qui n'accuse point l'incapacité des observateurs, mais l'éternelle obscurité du problème.
§ 3. Perfectionnement successif des formes.
La partie dominante de Yencéphale, pendant les premières époques de la vie fœtale, est le cerveau moyen de Baër, c'est-à-dire la masse des tubercules quadrijumeaux ou lobes optiques de Serres. Vers la neuvième semaine, comme l'a fort bien vu Tiedemann, le cervelet n'est encore qu'une lame mince, tendue derrière la vésicule du cerveau postérieur ; quant aux hémisphères du cerveau antérieur, semblables à deux petites ampoules oblongues, dont le grand diamètre est vertical, ils ne recouvrent encore, ni la région des lobes optiques, ni celle du cerveau intermédiaire. Le cerveau moyen, saillant et complé
tement découvert, domine sur toutes les autres parties de l'encéphale. On ne voit d'ailleurs aucune trace de commissure molle ni de corps calleux ; mais on peut reconnaître, avec Baër, un rudiment des piliers de la voûte au fond des sillons semi-circulaires qui séparent du cerveau intermédiaire les vésicules du cerveau antérieur. Ils ont, en conséquence, un rapport essentiel avec la dépression médiane qui sépare en deux moitiés distinctes les deux lobes des hémisphères futurs.
Il paraît qu'au début de la vie il n'y a aucune adhérence entre l'infundibulum et le corps pituitaire. Ce corps, suivant Ratke, serait une excroissance du pharynx; mais l'infundibulum apparaît de fort bonne heure comme une dilatation du côté inférieur de la vésicule du cerveau intermédiaire.
Dès la fin du deuxième mois, cette vésicule est ouverte en dessus par une fente médiane. Il est fort difficile de décider, comme l'a fort bien remarqué M. Mûller, si cette ouverture résulte d'un défaut originel d'union entre les deux lames dorsales, ou si elle reconnaît, pour cause, une dehiscence ultérieure. Baër professe cette dernière manière de voir (1). Il pense qu'à une certaine époque la couverture du cerveau intermédiaire se soulève, s'atrophie, et ses résidus attachés à l'extrémité postérieure de la fente qui en résulte, donneraient, suivant lui, naissance à la glande pinéale. Mes propres observations m'obligent de me rattacher à certains égards à cette opinion de Baër. Pendant fort longtemps, l'orifice supérieur du cerveau intermédiaire présente les traces d'une déchirure dont les débris irréguliers demeurent attaches aux couches optiques, le long des lignes où l'on distinguera plus tard les habenœ de la glande pinéale ; mais je ne puis décider si la glande pinéale est un débris du couvercle primitif.
(1) Eniwickeluncjsgeschichic, etc., tome IL
Il est fort à remarquer que, du moment où la division médiane du cerveau intermédiaire s'est effectuée, on doit voir, dans le bord des cellules ouvertes en dedans du cerveau antérieur, les premiers rudiments des bandelettes de la voûte. Or, dès cette époque, ces bords correspondent précisément aux sillons de démarcation qui séparaient le cerveau intermédiaire d'avec les vésicules du cerveau antérieur. Dans l'adulte, ce rapport ne change point ; les piliers de la voûte suivent en effet le sillon qui s'étend entre les couches optiques et les corps striés internes, et distinguent, en conséquence, le vestibule du ventricule moyen d'avec les ventricules latéraux. Il n'y a donc, à cet égard, aucune différence essentielle entre les formes de l'adulte et celles du fœtus, et si nous assimilons les vésicules du cerveau antérieur, c'est-à-dire les ventricules latéraux à une bourse, ce ne sera point l'ouverture ou le bord de la bourse qui s'avancera graduellement au-dessus du cerveau intermédiaire et des lobes optiques, mais bien le fond de la poche elle-même, qui croîtra, deviendra de plus en plus profonde, et s'étendant ainsi d'avant en arrière, finira par recouvrir l'ensemble des régions postérieures de la masse encéphalique. Ces réflexions m'ont paru nécessaires, car certaines figures de Tiédemann, et en particulier les figures 1 et 4 de la planche II de la traduction française, pourraient, à cet égard, aisément induire en erreur.
Quoi qu'il en soit, à l'époque dont nous parlons, c'est-à-dire vers la neuvième semaine, les vésicules du cerveau antérieur en sont encore à leurs relations primitives, et le cerveau intermédiaire, bien que déjà divisé par une ouverture médiane, est encore complètement à découvert. Cependant les choses marchent vite, et dès la douzième semaine, les vésicules du cerveau antérieur ont déjà recouvert le cerveau intermédiaire et touchent au cerveau moyen, c'est-à-dire aux
lobes optiques. A partir de cette époque, leurs parois ont acquis assez d'épaisseur pour leur mériter le nom d'hémisphères cérébraux; les lobes olfactifs sont, dès avant ce temps, parfaitement distincts.
En même temps que les hémisphères grandissaient, le quatrième ventricule s'élargissait, et le cervelet, tendu transversalement au-dessus de lui, augmentait graduellement d'épaisseur. Une dépression médiane en divisait la surface en deux moitiés symétriques; toutes les parties de l'encéphale s'accroissaient, mais les lobes optiques plus lentement, si bien que le cerveau moyen perdait par degrés beaucoup de sa grandeur relative. A l'intérieur des ventricules on distinguait déjà des élévations correspondantes aux couches optiques et aux corps striés. Une petite lame transverse unissait en avant les deux hémisphères. Cette lame touchait aux bords de l'ouverture des deux ventricules latéraux et comprenait à la fois les rudiments de la commissure antérieure et du corps calleux. L'aqueduc de Sylvius était dilaté en une vaste ampoule sous la masse des lobes optiques.
Tiedemann a représenté un cerveau de cet âge. Malheureusement la figure qu'il donne est en plusieurs points fort incomplète ; immédiatement après celui-ci, il en décrit un autre âgé d'environ quatorze à quinze semaines. J'ai eu l'occasion d'étudier deux cerveaux qui présentaient un degré intermédiaire de développement : l'un d'eux pouvait avoir en conséquence treize semaines, et l'autre environ quatorze.
Dans le premier, les hémisphères étaient fort allongés et touchaient aux lobes optiques, mais sans les recouvrir. Le lobe sphenoidal formait déjà une petite saillie qu'une dépression légère, rudiment de la scissure de Sylvius, séparait de la masse frontale. Les lobes olfactifs étaient grands, percés d'un ventricule et bien distincts dans toute leur étendue; quant aux
lobes optiques, ils étaient fort étendus avec une trace de division médiane, ils se prolongeaient en arrière et touchaient à la lame transversale du cervelet. Ainsi, l'espace qui, chez l'adulte, les sépare d'avec le cervelet et comprend, avec la valvule de Vieussens, la partie visible des pédoncules supérieurs du cervelet, n'existait point encore.
La région du bulbe, bien que fort développée et démesurément large, conservait encore ses inflexions primitives, en sorte que le plancher du quatrième ventricule était divisé en deux régions secondaires: l'une postérieure horizontale, l'autre antérieure presque verticale. Cette dernière région était recouverte par le cervelet étendu transversalement au-dessus d'elle, entre les deux corps restiformes. Celui-ci était divisé en deux moitiés symétriques, par une dépression médiane; en arrière, le quatrième ventricule était largement ouvert, et cette ouverture béante laissait apercevoir sa paroi grise et fort épaisse; cette paroi faisait saillie sous la lame transverse du cervelet, d'une part, et d'autre part, au-dessus des corps restiformes, une petite lamelle en bordait la marge et passant de la moelle au cervelet, semblait être un débris de la paroi propre du quatrième ventricule.
Cet ensemble, vu par derrière, avait un aspect singulier. Il rappelait fort exactement la forme d'un mufle de lion. Les lobes optiques formaient le nez de ce mufle; le cervelet représentait une lèvre supérieure divisée par un sillon médian, et les corps restiformes une lèvre inférieure. L'ouverture du quatrième ventricule, semblable à un large rictus, était la gueule béante de ce mufle, dont les bords gengivaux étaient représentés par la saillie de la paroi grise intérieure-, quant aux commissures de cette gueule, elles étaient fort dilatées et logeaient deux vésicules membraneuses dans l'intérieur desquelles étaient contenus les lobes latéraux des plexus cho
roïdes du ventricule. L'échancrure médiane de la lèvre inférieure troublait seule l'exactitude parfaite de cette comparaison.
Dans le second cerveau, les choses étaient à peu près semblables, quant au développement général des hémisphères; toutefois les lobes sphénoïdaux étaient un peu plus saillants. Les lobes optiques avaient un peu perdu de leur grandeur relative , et les parties latérales du cervelet avaient une plus grande épaisseur; mais la ressemblance de cet ensemble avec un mufle de lion était un peu moins frappante.
Examiné par sa base, cet encéphale présentait les particularités suivantes : le bulbe était très-grand, on y voyait déjà deux pyramides antérieures bien distinctes aux côtés desquelles étaient les rudiments des olives ; une petite bande très-mince, étendue entre les deux extrémités du cervelet et divisée par un sillon médian en deux moitiés symétriques, représentait la protubérance annulaire, à la surface de laquelle s'étalaient, en s'infléchissant vers le sillon médian, deux plans fibreux émanés des faisceaux moyens. On distinguait, en outre, avec la plus grande évidence, les pédoncules cérébraux, le tuber cinereum et deux petits nerfs optiques avec leur chiasma. Les nerfs olfactifs étaient creux et leur intérieur communiquait avec le ventricule latéral. Une coupe médiane de ce cerveau présentait les particularités suivantes :
La paroi inférieure du tube médullaire avait une grande épaisseur, surtout dans la région de la commissure des pédoncules ; les lobes optiques contenaient une vaste dilatation du ventricule et leurs parois étaient fort minces, mais le cervelet avait acquis une plus grande épaisseur. Le cerveau intermédiaire avait déjà la forme qu'il conserve pendant toute la vie. Les deux moitiés de la commissure molle formaient, au centre des couches optiques très-saillantes à cette époque, une
élévation bien distincte; mais ces moitiés n'étaient point encore unies dans le plan médian du cerveau.
Le bord de la grande ouverture de l'hémisphère ceignait fort exactement les couches optiques, et sa marge était formée par les bandelettes de la voûte qui méritent bien, dès l'origine, le nom de corps bordants, corpora fimbriata. Ces bandelettes touchaient, en avant, à un rudiment de corps calleux très-court et presque vertical à cette époque, en sorte qu'il représentait assez bien le degré de développement propre au corps calleux des Marsupiaux. Mais la commissure antérieure était très-grèle et par conséquent fort différente de l'énorme commissure de ces animaux ; disons ceci en passant, en nous réservant d'y revenir plus en détail par la suite : tous les nerfs cérébraux étaient distincts mais extrêmement grêles.
Dans les deux cerveaux que nous venons de décrire, les parois des hémisphères étaient fort minces, ce qui tenait sans doute au peu de développement des lames corticales et des plans fibreux rayonnants ; mais les ventricules latéraux étaient énormes et rendaient l'hémisphère semblable à une poche. Il n'y avait donc là rien de comparable à ce que Vieussens a désigné dans l'adulte sous le nom de centrum ovale. Cette vaste poche, que tapissait intérieurement une couche grise fort épaisse était remplie par une masse énorme hérissée d'inégalités et pareille à un corps spongieux, cette masse est le plexus choroïde. Un si grand volume oblige de supposer que cette partie a dans le fœtus quelque rôle encore ignoré , mais très-important.
La surface des hémisphères était divisée, à partir de la fosse de Sylvius encore rudimentaire à cette époque, par de petites scissures rayonnantes. Ces scissures ne paraissent point être le résultat accidentel de certaines circonstances fortuites, telles que l'action de l'esprit-de-vin sur des tissus imbibés; elles
n'ont d'ail leurs rien de commun avec les anfractuosités futures; à ces scissures correspondaient des replis saillants à l'intérieur des ventricules et rayonnants comme elles. Ils formaient de véritables circonvolutions internes revêtues d'une couche grise épaisse, dont l'existence coïncide avec l'expansion primitive du plexus choroïde. Cette couche grise interne et ses circonvolutions s'atrophient et s'effacent quand apparaissent les couches corticales et les circonvolutions externes. Il y a là une substitution singulière qu'on n'a point assez remarquée et qui n'est pas l'un des moindres phénomènes parmi ceux qui se succèdent pendant l'évolution fœtale (1).
Les choses étaient les mêmes, ou peu s'en faut, dans un fœtus un peu plus âgé. Celui-ci avait environ quinze ou seize semaines. Les lobes du cerveau et ceux du cervelet avaient beaucoup grandi. Déjà les lobes optiques étaient en partie recouverts. Dès cette époque d'ailleurs, bien qu'absolument dépourvu de plis à sa surface, le cerveau avait acquis, sur toutes les autres parties de l'encéphale, une prédominance marquée, et ses lobes sphénoïdaux faisaient une saillie bien distincte. Quant au cervelet, ses parties latérales prédominaient encore sur ses parties médianes, si bien qu'à la place du vermis médian et du culmen, il n'y avait qu'une gouttière. Ainsi, très-certainement dans le cervelet de l'homme, le développement des masses latérales devance celui des parties médianes.
A partir de ce moment, l'accroissement de l'encéphale se
(1) M. W. Vrolik a publié l'observation curieuse d'un cas de microcephalic compliquée d'hydrocéphalie. Les parois cérébrales étaient fort minces et présentaient des traces de plis du côté des ventricules énormément dilatés. Mais ces plis internes répondaient aux anfractuosités externes, et en conséquence n'avaient rien de commun avec ces plis primilifs internes du cerveau du fœtus.—Cf. Beschrijving van gebrekkigen hersen- en schedel-vorm, door W. Vrolik, Amsterdam, 1854, Pl. 11.
fait avec une incroyable rapidité, et c'est entre la seizième et la vingtième semaine que s'accomplissent les développements qui élèvent à leur forme typique la voûte et le corps calleux. Tiedemann a eu le bonheur d'observer un degré de cette période. Mais les figures qu'il en a données sont si incomplètes et si infidèles, qu'il est presque impossible d'en tirer aucun fait important, sinon que la formation du genou antérieur du corps calleux et de la cloison transparente appartient à cette époque. La commissure antérieure est à peu près indiquée sur une de ces figures. Une autre représente le cervelet avec quelques plis ; mais ces plis, dessinés au hasard et semblables à des lignes transversales, n'ont aucune conformité avec la nature, et rien n'y saurait donner une idée des détails qui donnent à l'histoire du développement de l'encéphale de l'homme une physionomie toute particulière.
A partir de la dix-huitième semaine, les choses marchent avec une rapidité toujours croissante. Vers la fin du cinquième mois, bien que le corps calleux n'ait point encore recouvert complètement le cerveau intermédiaire, sa courbure s'est développée; il s'est, vers son milieu, écarté du pilier de la voûte et les parois du septum lucidum se sont constituées. En même temps, des fibres transversales complètent l'opercule de la voûte. C'est aussi vers cette époque que les deux moitiés de la commissure molle s'unissent et se confondent dans le plan médian. Pendant que ces métamorphoses s'accomplissaient, les parois des hémisphères et des lobes optiques acquéraient une épaisseur de plus en plus grande. Les lobes olfactifs prenaient aussi un notable accroissement.
Les proportions réciproques des organes encéphaliques sont alors bien différentes de ce qu'elles étaient au début de la vie embryonnaire. Ce qui prédominait alors, c'étaient les tubercules quadrijumaux ou plutôt les lobes optiques; venaient
ensuite les hémisphères cérébraux, puis le cervelet. A l'époque où nous sommes arrivés, les choses ont bien changé. La marche du développement s'étant effectuée dans ces parties d'une manière fort inégale, maintenant c'est le cerveau qui l'emporte. Le cervelet occupe le second rang, et les lobes optiques sont désormais relégués au troisième. Je ne parle pas ici des lobes olfactifs, qui, pendant toute la vie fœtale, demeurent chez l'homme dans un état d'infériorité relative.
Les choses marchant toujours dans le même sens., le cerveau proprement dit a bientôt acquis une grandeur démesurée et dépassé en arrière les lobes optiques et le cervelet. Son caractère typique est désormais acquis. La scissure de Sylvius, large encore et béante, enferme un lobe central. Les lobes frontaux sont grands ; quant aux lobes sphénoïdaux, leur volume s'est accru, mais ils n'ont point encore atteint au summum de leur grandeur relative.
Malgré ce développement général, il n'y a encore sur toute la surface des hémisphères que des plis rudimentaires, semblables à des rides éparses ; en certains points un piqueté irrégulier remplace ces rides, et la seule anfractuosité bien distincte est le sillon de Rolando, dont on aperçoit un léger vestige. Or, pendant que les hémisphères s'accroissaient ainsi, le cervelet se modifiait dans un sens tout nouveau et digne d'une attention particulière.
Jusque vers la seizième semaine environ cet organe était parfaitement lisse. Ses parties latérales prédominaient sur les parties médianes, qui présentaient une dépression manifeste. Mais à partir de cette époque les choses changent rapidement. Ce développement des parties latérales, dont la marche avait tout devancé, se ralentit; en revanche, celui des parties médianes s'accélère. Le culmen s'élève; le bord antérieur du cervelet produit un lobe distinct où se dessinent trois ou quatre
plis transverses ; le vermis médian, très-large à celte époque, se divise en ses lobules constitutifs. Quant aux lobes ou au corps des cervelets latéraux, ils demeurent, sous la forme d'une masse presque lisse, dans une sorte de repos et attendant, en quelque sorte, l'heure des développements ultérieurs. Ces lobes n'ont à aucune époque ces grands vermis latéraux qui distinguent le cervelet de la plupart des mammifères, et en particulier celui de tous les Primates inférieurs. Deux petits tubercules sans plis, où l'on reconnaît à grande peine les touffes du cerveau adulte, les remplacent et communiquent par une lame transversale avec la luette du vermis médian, au-dessous des lobes latéraux.
Tout cela est bien loin, comme on le voit, de ce qu'a décrit Tiédemann. La marche du développement n'a point, en effet, cette régularité qu'il avait supposée. Loin de là, c'est une marche saccadée, dont l'histoire est nécessairement lente et compliquée. La vérité est que les cervelets latéraux apparaissent les premiers ; et toutefois ils n'acquièrent leurs derniers développements qu'après l'achèvement du cervelet médian et de son vermis. Quant aux vermis latéraux, ils sont, à toutes les époques de la vie fœtale, aussi simples, pour le moins, que dans l'âge adulte, et ne subissent par conséquent aucune réduction. On peut conclure de ces observations, comme notre savant ami M. Trécul l'a parfaitement établi de son côté par ses recherches d'organographie végétale, qu'il n'y a aucun parallélisme nécessaire entre l'ordre d'apparition et l'ordre de développement. Cette simple remarque renverse bien des théories qui ont eu cours dans la science, et dont la domination est encore à peine contestée.
Quand on parle du cervelet, il ne faut jamais oublier la protubérance annulaire. Celle-ci était déjà parfaitement constituée à partir du cinquième mois. Le sillon médian y était rigou
rcusèment tracé, et sa surface était revêtue par des expansions des faisceaux moyens du bulbe; quant aux pédoncules moyens du cervelet, ils étaient petits, mais bien formés, et donnaient, comme chez l'adulte, issue à la cinquième paire. Dans son ensemble, le volume de la protubérance était assez bien proportionné à celui du cervelet.
Elle a d'ailleurs dès le principe le caractère qui doit la distinguer toute la vie, c'est-à-dire que ses plans profonds sont complètement recouverts par ses plans superficiels; il n'y a donc, même au début de la vie fœtale, aucune trace de trapèze. Cela est naturel, puisque ces plans superficiels répondent aux cervelets latéraux, dont l'apparition précède, ainsi que nous l'avons vu plus haut, celle du cervelet médian. Ces faits sont, je le répète, fort contraires aux opinions que les travaux de Tiedemann avaient popularisées dans la science.
Cependant, tout en demeurant, quant à sa masse, fort inférieur au cerveau, le cervelet acquiert, avant celui-ci, tous les caractères de sa constitution définitive. Vers la fin du sixième mois, il n'a pas encore, il est vrai, toutes ses feuilles, mais sa surface est chargée de plis nombreux, et l'on peut dès lors compter tous ses lobules. A cette époque les parties médianes ont devancé les parties latérales et l'emporteront quelque temps sur elles. Le vermis latéral n'est encore qu'un petit tubercule étroit et sans plis.
Pendant les dernières périodes du développement fœtal , c'est-à-dire pendant tout l'intervalle qui sépare le commencement du septième mois de la fin du neuvième, ce développement du cervelet, dont la marche est si active pendant la période moyenne, se ralentit et le cède à celui du cerveau qui s'accélère avec une rapidité toujours croissante. Les parois de la vésicule primitive s'épaississent par suite du développement du centrum ovale. Le corps calleux s'avance au-dessus du
cerveau intermédiaire, jusqu'aux lobes optiques divisés dès lors en quatre tubercules, et son épaisseur augmente de plus en plus, en même temps que sa courbe antéro-postérieure se développe. Les régions occipito-sphônoïdales s'étendent par degrés et font perdre aux parties frontales un peu de leur prédominance primitive. Tout cela est fort difficile à exprimer, sinon par des figures, parce que toutes ces choses poussent à la fois. En même temps les parois du cerveau se plissent, et ces plis se développent chez Vhomme dans l'ordre suivant : * La première scissure est la scissure de Sylvius, d'abord très-large et béante; elle se rétrécit peu à peu. La seconde est le sillon de Rolando. Celui-ci sépare nettement, dès le sixième mois, les masses pariétales d'avec le lobe frontal. Ce lobe n'a point encore les plis profonds qui le distingueront plus tard, mais il offre des rides nombreuses et disséminées. Il y a aussi quelques vestiges de plis vers l'extrémité occipitale, mais le lobe occipito-pariétal est encore absolument lisse. Vers la même époque, une scissure transverse sépare, vers l'extrémité antérieure du cerveau, le lobule orbitaire d'avec le lobule frontal.
Sur la face interne de l'hémisphère, la première scissure est celle des hippocampes ; le premier pli distinct est le pli unci-forme. Le cerveau est vers cette époque beaucoup plus long que large, surtout dans ses parties frontales.
C'est seulement vers les derniers temps de la vie fœtale que les plis du lobe occipito-sphénoïdal externe se développent. Souvent, alors que les masses principales des plis frontaux sont bien dessinées, la scissure parallèle qui distingue le pli marginal inférieur de la scissure de Sylvius, n'existe point encore. Ce fait est d'autant plus remarquable, que dans le cerveau des singes, sauf la scissure de Sylvius, la scissure parallèle préexiste à toutes les autres.
Il m'a semblé, par suite d'une série d'observations conscien-ii. 16
cieusement étudiées, que les deux hémisphères ne se développaient pas d'une manière absolument symétrique. Ainsi, le développement des plis frontaux paraît se faire plus vite à gauche qu'à droite, tandis que l'inverse a lieu pour les plis du lobe occipito-sphénoïdal. Du moins, dans tous les cas que j'ai observés, ai-je vu la scissure parallèle qui distingue le pli marginal inférieur se dessiner à droite avant de se montrer à gauche.
D'ailleurs, ce développement des plis cérébraux va si vite, qu'à la naissance le système de ces plis est complet et ne diffère de celui de l'adulte que par un peu moins de flexuosités dans les détails. Toutefois leur substance n'a point encore acquis ses apparences définitives 5 la matière fibreuse du centre ovale n'a point cette couleur blanche qui la distingue dans l'adulte ; quant aux couches corticales, elles n'ont point acquis la teinte foncée qui doit les caractériser un jour. Cet état du centre ovale contraste avec la couleur nacrée des pyramides, et celle des faisceaux longitudinaux de la moelle qui, par leur apparence fibreuse et leur blancheur, diffèrent, au premier coup d'œil, de la protubérance et des pédoncules cérébraux. Peut-être y a-t-il là quelque indice d'une liaison plus intime entre les pyramides antérieures et la moelle ; mais il n'est pas facile d'expliquer clairement le sens de cette relation.
Les choses vont d'ailleurs de telle sorte dans les hémisphères du cerveau, que ces organes s'approchent de leur perfection dernière, bien plus rapidement que le cervelet. Celui-ci n'atteint à ses proportions définitives et ne se complète dans le système de ses plis, que vers l'âge adulte. Rien n'est plus singulier, en effet, que la petitesse du cervelet eu égard à celle du cerveau chez l'enfant nouveau-né. Ces faits semblent indiquer que le cerveau est un organe de l'enfance, aussi bien que de l'âge adulte et de la vieillesse ; mais que la plénitude des fonctions du cervelet correspond aux âges qui sui
vent l'enfance, soit qu'il préside à la génération comme le voulait Gall, soit qu'il gouverne et régularise la distribution des mouvements volontaires, comme l'enseigne notre illustre physiologiste M. Flourens.
D'ailleurs, bien qu'il y ait harmonie entre le cerveau et le cervelet, ces relations récriproques ne sont point si intimes et si absolues, qu'elles fassent du développement de l'un, la condition nécessaire du développement de l'autre, du moins avant la naissance. Chez une idiote microcéphale au dernier degré, dont je figure dans mon atlas le moule encéphalique, le cerveau était réduit au volume d'un cerveau â'Orang ou plutôt de Gorille, c'est-à-dire que son volume était bien au-dessous de celui que présente un enfant nouveau-né ; toutefois le cervelet avait acquis une certaine grandeur, inférieure sans doute à celle du cervelet d'une femme de vingt et un ans (âge qu'avait atteint notre idiote) ; mais bien supérieure à celle qu'aurait pu faire supposer un cerveau aussi réduit. Réciproquement, chez une fille observée par MM. Combette et Cruveilher (1), le cervelet manquait, et cependant le cerveau avait acquis un développement voisin des conditions moyennes; ainsi l'on peut dire que ces choses sont préordonnées, puisqu'elles doivent s'unir dans une harmonie définitive, mais le développement de l'une est jusqu'à un certain point indépendant de celui de l'autre. Aussi n'est-il pas rare de trouver des anencéphales, nés à terme et d'ailleurs bien constitués, chez lesquels, avec une absence presque complète du cerveau, coïncide une constitution normale du cervelet (2). Si donc, chez certains microcéphales, le cervelet grandit peu, cela
(1) Combette, Revue médicale, t. Il, p. 57, 1831, et Cruveilher, Anat. pathologique du corps humain, t. I, XVe livraison, Pl.V.
(2) P. Gratiolet, dans Ann. franc, et élrang. d'anal, eldephys., t. Ill, 1839. — Cf. Cruveilher, Anat. pathologique, xv livraison, Pl. IV.
tient moins sans doute à l'imperfection du cerveau qu'à la faiblesse générale du mouvement vital, dans une organisation sans force originelle. Idée que justifie sans doute cette exiguïté du corps qui semble être, dans tous les cas, la compagne presque inséparable de l'idiotisme.
La description détaillée des modifications que la forme de l'encéphale subit à partir de la fin du sixième mois, serait fastidieuse et ne suppléerait pas à des figures bien faites. Aussi me bornerai-je à représenter fidèlement dans mon atlas, des cerveaux et des cervelets de différents âges. L'explication des planches complétera cet exposé succinct et cependant trop long, trop de paroles sont parfois comme trop de lumière ; elles aveuglent en éblouissant. Aussi ai-je pensé devoir m'en tenir ici aux choses indispensables. Ce que j'ai dit est l'expression de faits rigoureusement observés et pourra servir de base à quelques considérations générales.
§ 4. Exposé des opinions de Tiedemann.
Tiedemann, dans un livre très-renommé sur les développements de l'encéphale, a cru pouvoir déduire de ses observations que la série des formes transitoires qu'amènent ces développements, est parallèle à la série des formes typiques de l'échelle des vertébrés. « Il est évident, dit-il, que les hémi-« sphères du cerveau se forment par les côtés, et d'avant en « arrière; qu'ils constituent dans le principe une membrane « mince et médullaire réfléchie de dehors en dedans et de der-« rière en devant; qu'ils augmentent peu à peu de volume et « d'épaisseur, et qu'à mesure qu'ils font ainsi des progrès, ils « s'étendent sur les corps cannelés, les couches optiques, les « tubercules quadrijumeaux et le cervelet, de manière à cou-« vrir enfin toutes ces parties. On observe précisément le « même mode de formation dans les hémisphères du cerveau
« des animaux; seulement ils s'arrêtent pendant toute la vie « dans les différentes espèces aux divers degrés de dévelop-« pement que ceux du fœtus parcourent dans leur évolution « successive (1). »
Il n'est pas moins affîrmatif, en ce qui touche le développement des autres parties de l'encéphale, du bulbe, du cervelet, des tubercules quadrijumeaux, etc., et beaucoup de personnes en ont conclu que l'encéphale du fœtus humain était tour à tour un encéphale de poisson, de reptile, de mammifère, car les oiseaux ne feraient pas aisément partie de cette série.
A bien considérer cette proposition de Tiedemann, elle est beaucoup moins absolue qu'on ne l'a généralement pensé ; cette sorte de parallélisme n'étant établi que pour chacune des masses encéphaliques prise en particulier, et nullement pour l'ensemble de l'encéphale. Quoi qu'il en soit, ce système a donné lieu à des méprises assez graves pour excuser les détails nouveaux dans lesquels nous allons entrer à ce sujet.
Rappelons, en premier lieu, qu'un animal quelconque peut et doit être envisagé sous deux points de vue différents. En tant qu'animal vertébré, par exemple, il peut être considéré sous le point de vue des attributs généraux du type auquel il appartient, abstraction faite des caractères propres qui en font un poisson, un reptile, un mammifère, un homme ; ce qu'il y a de commun en tous ces animaux se tonnant ets'achevant par des voies pareilles sous l'empire d'une loi commune et d'un plan universel.
A cet égard, le mammifère, le reptile, l'oiseau, le poisson, obéissent aux mêmes lois. S'il en était autrement, ils cesseraient d'appartenir au même groupe. On peut donc, en négligeant les différences de second ordre et en considérant exclu-
(1) Anat. du cerveau. Paris, 1823, page 238.
sivement les analogies primordiales, s'élever à la conception idéale du Type des vertébrés et chercher, indépendamment des idées particulières de classe, d'ordre, de famille, de genre ou d'espèce, la formule générale de ses développements.
Ce point de vue élevé est particulièrement cher aux philosophes. Mais si pour résumer la nature dans une idée simple, l'homme doit s'attacher surtout aux analogies des êtres, il n'en est plus de même quand, descendant au détail, il essaye de les distinguer les uns des autres et de les connaître dans leur essence propre. Il considérait d'abord les ressemblances ; il doit désormais s'enquérir surtout des différences, car toute espèce est distincte dans l'unité collective du type, et si chacune d'elles relève des lois universelles sous l'empire desquelles il est conçu, elle ne dépend en aucune façon des lois particulières qui régissent une autre espèce. Il y a donc deux lois : la loi commune et la loi individuelle, l'espèce étant considérée par abstraction comme un individu; et sous le régime de ces deux lois tous les animaux vertébrés se ressemblent et diffèrent à la lois, à toutes les époques de leur développement, et dans les phases de leur évolution successive.
11 faut remarquer ici que les êtres s'élevant et se perfectionnant dans le sens d'une complication toujours croissante, ils paraîtront, en généra', d'autant pius semblables au premier abord, qu'ils seront plus proches encore de leur point de départ. C'est sur ce fait capital que repose tout le système de Tiedemann ; mais porté à la recherche des analogies, il n'a pas tenu compte de l'histoire des différences initiales, différences qu'il importe d'autant plus de signaler, qu'elles distinguent peut-être mieux les Êtres que celles de l'âge adulte.
Ainsi les formes primitives de l'embryon humain rappellent par leur simplicité, la simplicité des vertébrés inférieurs ; de là, des analogies transitoires. Mais ces analogies n'impliquent
aucune identité actuelle ou virtuelle, un animal réel et défini, différant dès le début de la vie embryonnaire de tout ce qui n'est pas lui.
Tiedemann a eu le tort de scinder la question et de prendre la partie pour le tout. 11 ne suffisait pas d'étudier le mode de développement de chaque organe encéphalique pris en particulier; aucun de ces organes, en effet, n'existe seul, et tout encéphale est une harmonie d'organes. Or, ce parallélisme qu'il essaye d'établir entre la série des formes spécifiques et celle des formes fœtales, révèle-t-il entre ces harmonies quelque similitude réelle? Prenons l'encéphale d'un fœtus de trois mois avec ses vésicules et ses courbures complexes ; trou-vera-t-on un seul encéphale de poisson ou de reptile qui lui soit semblable ? que dis-je, trouvera-t-on un seul encéphale de mammifère? Loin de là; il se distingue, en effet, par une physionomie particulière, par une forme spéciale, par un ensemble de caractères qui ne sont qu'à lui. L'homme vertébré est à toutes les époques de la vie embryonnaire un certain vertébré, qui s'élève par des voies spéciales, qui tend à une forme future et ne ressemble absolument qu'à lui-même. Dans cette esquisse première qui se complète lentement et qui s'achève d'heure en heure, la perfection future est déjà indiquée, et aucune assimilation absolue n'est possible entre des formes achevées qui ont leur but en elles-mêmes, et ces formes transitoires qui préparent une forme future.
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§ S. Dn développement de chacune des parties qui composent l'encéphale.
Je vais essayer d'étudier cette importante question en déterminant, avec la plus grande attention, les formes d'ensemble que présente à ses différents degrés de développement, l'encéphale du fœtus humain.
Faisons remarquer, en premier lieu, qu'une différence fondamentale distingue les formes primitives de l'encéphale de l'homme à l'état d'embryon, de celles que présentent les animaux inférieurs arrivés à leur terme définitif; elle consiste dans ces incurvations particulières à l'axe nerveux du capuchon céphalique de l'embryon, alors que son encéphale est composé d'ampoules résultant de la dilatation d'un tube central. Admettons que le cerveau vésiculeux d'un certain poisson adulte rappelle, à certains égards, cet encéphale primitif, le redressement complet de l'axe dans ce cerveau de poisson empêchera toute assimilation réelle. Ce redressement indique que chez le poisson l'âge fœtal est dépassé; chez l'embryon humain, au contraire, l'existence des courbures en indique la persistance. Quoi de plus simple? Ce caractère ne nous dit-il pas ici—ceci commence; et là — ceci est achevé? Ce que je dis ici du poisson pourrait être dit de tout ovipare, et même de tout mammifère quadrupède adulte.
Nous allons maintenant étudier le développement de chaque organe encéphalique pris à part. Après quoi nous parlerons de l'encéphale considéré dans son ensemble. Ces comparaisons, en laissant subsister l'unité du type, feront apparaître, entre l'homme et. les animaux, des différences perpétuelles.
A. A partir de l'époque où les deux lames qui sont la base du cervelet futur se sont unies sur le plan médian, jamais cet organe ne ressemble chez l'homme à celui des Marsupiaux, des Monodelphes, et même parmi eux, des Primates.
Si nous partions, par exemple, de l'idée que le cervelet du Lion ne diffère d'avec celui de l'homme que pour s'être arrêté plus tôt dans son développement, il faudrait en conclure qu'à une certaine époque de l'âge fœtal, te forme du cervelet humain donne à peu de chose près l'aspect d'un cervelet de Lion. Idée qui n'est pas un seul instant soutenable.
Mais, dira-t-on, le champ de la comparaison n'a point ici des limites assez précises, et l'on ne devrait point les pousser au delà de la circonscription naturelle des types ; — c'est beaucoup rabattre sans doute des prétentions premières ; mais acceptons ces conditions nouvelles. A ne considérer que des êtres qui se ressemblent fort, nous pourrons comparer plus particulièrement l'Homme aux Singes, aux Macaques, aux Papions, aux Ouistitis.
Dans tous ces singes, le culmen du cervelet est três-saillant, et ses versants ont une déclivité singulière. Ses grands lobes, tant le corps du cervelet médian que ceux des cervelets latéraux, et ces derniers surtout, sont beaucoup plus réduits que dans l'homme adulte: en revanche, les vermis, le médian et plus particulièrement les latéraux, ont une grandeur et une complication dont l'homme ne saurait donner aucune idée. Ces propositions sont d'autant plus vraies qu'on descend davantage dans la série des singes, les vermis latéraux atteignant chez les Ouistitis au summum de leur grandeur relative.
Tels sont les faits. Or, ces formes définitives du cervelet des singes ont-elles un moment, une heure d'existence transitoire dans la période des développements du cervelet humain? La réponse est aisée à faire ; il est certain que non.
En efïet, dans la série des singes, en supposant par une abstraction permise, que le type se développe comme un individu, les vermis préexistent évidemment aux corps des lobes et surtout aux cervelets latéraux. Dans le fœtus humain, c'est l'inverse. Les lobes latéraux préexistent aux vermis : à la place du vermis médian, il n'y a en effet dans le principe qu'une dépression médiane, un sillon. Jamais d'ailleurs ce vermis n'atteint au degré de développement relatif qu'il présente dans les singes adultes.
De même, les vermis latéraux sont rudimentaires dans le
cervelet du fœtus humain et leur apparition est très-tardive, ils prédominent au contraire dans les singes inférieurs. L'inverse a lieu pour les grands lobes du cervelet latéral; ils sont au minimum dans ces singes; ces lobes caractérisaient au contraire les premiers âges du cervelet humain par leur prédominance exclusive.
Celte prédominance des cervelets latéraux, dès le début de la vie fœtale, explique pourquoi à aucune époque la protubérance annulaire de l'homme n'est semblable à celle des singes inférieurs; à aucune époque, en effet, ses plans profonds ne dépassent en arrière ses plans superficiels. Elle a moins d'épaisseur, sans aucun doute, que dans l'âge adulte, mais elle a dès le début les caractères généraux qui la distingueront plus tard. Ainsi, les formes premières ont un rapport admirable avec les formes futures; elles se compliquent, il est vrai, et marchent du simple au composé, mais elles se compliquent suivant un mode spécifique; à toutes les époques, en un mot, l'homme futur se devine.
B. De tous les organes encéphaliques, les tubercules quadrijumeaux comparés dans le fœtus et dans les animaux mammifères offrent les moindres différences. Chez tous, à la naissance, ces tubercules forment quatre masses distinctes; l'homme ne l'emporte sur aucun d'eux. Loin de là, il leur est inférieur sur ce point. Cette grande ressemblance indique, à priori, que leur mode de développement doit être le même dans le fœtus et dans la série animale. A cet égard, leur étude présente un faible intérêt.
C. Mais si les tubercules quadrijumeaux offrent peu de différences, il n'en est pas de même des hémisphères cérébraux. Il n'y a par exemple aucun parallèle à établir entre le cerveau du fœtus, alors qu'il ne recouvrait point encore le cervelet, et le cerveau d'un rongeur, d'un ruminant, d'un carnassier adulte.
Chez ces animaux, le corps calleux et la voûte sont bien développés; dans le fœtus dont nous parlons, ils existent à peine à l'état de vestige. Les ventricules de ce cerveau sont immenses et dilatés en ampoules; ils ont, dans les animaux dont nous parlons, les dimensions réduites de l'âge adulte. Les couches corticales sont à peine distinctes dans le premier; elles sont distinctes et épaisses dans les seconds. On retrouve, il est vrai, dans tous ces cerveaux les mêmes parties fondamentales ; mais autrement disposées, autrement configurées et dans des proportions réciproques différentes. En un mot, l'homme, en tant que mammifère, présente avec tous les animaux mammifères des analogies perpétuelles; mais en tant qu'il est un genre et une espèce, à aucune époque il ne ressemble à une autre espèce. Ces différences multipliées à l'infini prennent, quand on passe à la considération des détails intimes, des proportions telles, qu'elles éloignent l'idée de toute assimilation réelle. A toutes les époques de la vie fœtale l'homme est homme en puissance, des caractères définis le distinguent, et s'il est soumis aux lois générales qui dominent le développement de tous les mammifères, il a, en tant qu'il est une espèce distincte, un rang, des privilèges et des droits qui sont son partage exclusif.
Cette proposition est plus apparente encore quand, laissant de côté des êtres trop éloignés, on se borne à comparer l'homme au singe à cause des ressemblances plus grandes qui rapprochent, au point de vue de l'organisation cérébrale, ces deux groupes naturels. En effet, à certains égards, le cerveau de l'homme est semblable à celui des singes. C'est la même forme générale, ce sont les mêmes groupes de plis. Or, les singes présentant dans ces plis moins de complication, quelques-uns ayant même des hémisphères presque absolument lisses, on pourrait s'attendre, d'une part, à trouver parmi les états successifs du cerveau humain, certaines formes voisines
de celles que présentent certains singes et, d'autre part, à distinguer dans la suite de ses développements une série d'états intermédiaires, reproduisant toutes les formes que revêtent les hémisphères dans la série des Primates.
Une étude approfondie des faits ne permet point d'adopter cette manière de voir.
Chez le Ouistiti, par exemple, le cerveau n'a ni plis ni anfractuosités; mais les lèvres de la scissure de Sylvius se touchent et oblitèrent complètement la fosse de Sylvius. D'ailleurs le centre ovale de Vieussens est constitué. Les ventricules sont réduits aux proportions de l'âge adulte et n'ont plus cette apparence vésiculeuse qui, chez tous les animaux, est propre à l'état fœtal. Il en est de même, sauf une ou deux anfractuosités, des Pinches, des Sagouins, des Saïmiris et de tous les singes à cerveau très-simple. Ces choses sont connues de tous les anatomistes.
11 y a aussi un moment où le cerveau humain est à peu près lisse; mais les hémisphères sont alors dilatés par un ventricule énorme. Les lèvres delà fosse de Sylvius, encore béantes, en laissent voir le fond occupé par l'insula. Or, longtemps avant que le rapprochement de ces lèvres se soit effectué, des plis nombreux se dessinent sur la surface cérébrale et à la naissance ; alors même que leur système est complet, ce rapprochement des lèvres de la scissure n'est pas encore absolument achevé. Voyez Pl. VII, VIII, IX.
Voilà une différence capitale. Dans la série des singes, l'achèvement de la forme générale précède les premiers vestiges des plis. Dans l'homme, ils apparaissent et se multiplient longtemps auparavant. Mais du moins ces plis apparaîtront-ils dans le même ordre ? La complication marchera-t-elle parallèlement dans les deux cas? En aucune manière. 11 y a à cet égard un ordre dans les singes rangés en série, et un autre
ordre dans l'homme. Chose remarquable ! Les résultats sont semblables, mais ils sont obtenus par des voies inverses. Ici, qu'on me permette cette expression, l'alphabet est récité d'Alpha en Oméga ; là, il est récité d'Oméga en Alpha. En sorte qu'à tous les âges.de la vie de l'homme la Nature semble protester contre des similitudes spécieuses.
Le premier sillon qui apparaît dans les singes est la scissure parallèle. Cette scissure, nulle dans les Ouistitis, à peine indiquée dans le Pinche, acquiert chez les Douroucoulis, les Callithriop, les Saïmiris, une profondeur singulière, alors que le reste du cerveau est presque absolument lisse. Ainsi, les premiers plis qui se distinguent ici sont inférieurs à la scissure de Sylvius.
Chez le fœtus humain, au contraire, la scissure parallèle apparaît en dernier lieu. Les premiers sillons qui se dessinent sont : 1° le sillon de Rolando ; 2° un petit sillon qui distingue, dès cette époque, le lobe occipital. La scissure parallèle, qui est si profonde chez l'adulte, apparaît si tard que vers le septième mois elle est à peine indiquée, surtout à gauche, bien que les régions qui sont au-dessus de la scissure de Sylvius soient déjà chargées de plis. Ainsi à aucune époque le cerveau du fœtus humain n'est absolument semblable à celui d'aucun singe, loin de là ; il en diffère d'autant plus qu'on se rapproche davantage du moment où ses premiers plis apparaissent.
Il résulte de ce fait une conséquence naturelle; si le cerveau humain s'arrête à quelque étage inférieur de son développement, il a, même dans ce degré de réduction, des caractères propres à l'homme. Dans le microcéphale, dont je donne la figure dans mon atlas, la scissure parallèle existait à peine à gauche ; mais la scissure de Sylvius était encore béante, en revanche tous les plis de passage étaient superficiels. Dans l'Orang et dans le Chimpanzé, avec un degré de complication
équivalent, la fosse de Sylvius est fermée, la scissure parallèle est profonde, et le deuxième pli de passage est caché. Dans la petite négresse microcéphale de M. Baillarger le type, réduit à un degré de développement inférieur, avait cependant conservé ses caractères humains. Ces nains microcéphales sont des Hommes amoindris, ce ne sont point des Singes.
D. Lobes olfactifs. Jamais les lobes olfactifs du fœtus humain ne ressemblent à ceux des animaux mammifères qui sont au-dessous des singes; à aucune époque, en effet, leur base ne se continue dans le lobule du pli unciforme comme cela se voit chez la plupart des carnassiers (les phoques seuls sont exceptés), chez les Pachydermes, les Ruminants, les Rongeurs, les Marsupiaux, etc. D'ailleurs il serait inutile d'insister ici sur des organes dont la réduction extrême dans l'homme indique le peu d'importance.
§ e. Comparaisons synthétiques.
Des différences non moins frappantes apparaissent quand on compare entre elles, non plus certaines parties détachées de cet ensemble, mais les harmonies qui résultent de l'union de ces parties, telles que les montrent d'une part l'encéphale du fœtus à ses différents âges, et de l'autre, l'encéphale des animaux mammifères parvenus à l'âge adulte.
Prenons, par exemple, le moment où les hémisphères cérébraux ne recouvraient point dans le fœtus les tubercules quadrijumeaux. Ils étaient alors absolument dépourvus de plis ; le corps calleux était encore à peine indiqué, la commissure antérieure était très-grêle. La masse des tubercules quadrijumeaux était simplement divisée en deux moitiés par un sillon médian ; enfin le cervelet, partagé en deux masses latérales, n'offrait encore aucune trace de vermis supérieur et
ne portait ni feuilles ni sillons. Comparons à cet encéphale rudimentaire d'un homme en voie de développement, l'encéphale achevé d'un Didelphe. Les hémisphères, il est vrai, ont à peirie quelques rudiments de plis, mais deux lobes olfactifs énormes leur donnent une physionomie toute particulière, les tubercules quadrijumeaux demeurent à découvert, mais leur division en quatre tubercules parfaitement distincts est complète. Enfin le cervelet, grand par ses parties médianes et réduit dans ses masses latérales, est sillonné de plis nombreux. Quant au corps calleux, il est rudimentaire, il est vrai, mais la commissure antérieure est énorme.
Chez tous les monodelphes qui sont au-dessous des singes, le cervelet demeure à découvert, et cependant les hémisphères peuvent être chargés de plis dont la complication peut dépasser celle des plis du cerveau humain (1); chez tous le corps calleux est grand, la voûte énormément développée, les quatre tubercules quadrijumeaux bien distincts. Enfin le cervelet est divisé en feuilles très-compliquées. Tels sont les Éléphants, les Ruminants, les Pachydermes, les Carnassiers, les Phoques, les Cétacés, etc. Dans les Rongeurs, les hémisphères, à peu près lisses, recouvrent incomplètement les tubercules quadrijumeaux ; mais le corps calleux, bien que fort mince, recouvre le ventricule intermédiaire, et le cervelet chargé de plis est remarquable par le développement de ses vermis latéraux.
Le fœtus humain présente à cet égard les plus grandes différences. Les plis du cerveau n'apparaissent qu'au moment où ses lobes postérieurs ont recouvert et même dépassé le cervelet; les plis de ce dernier organe se dessinent, il est vrai, en premier lieu sur le cervelet médian, mais des hémisphères,
(1) Ex. l'Éléphant. Voy. Pl. XIII et XIV.
ou plutôt des lobes latéraux lisses, grands et très-apparents attendent l'heure de leurs développements ultérieurs; enfin les vermis latéraux sont à peine reconnaissables dans les légers rudiments qui préparent les Touffes. Le détail de ces différences considérées dans tous les mammifères remplirait de gros volumes.
§ 9. Comparaison du fœtus humain avec les mammifères en voie de développement.
Si l'encéphale du fœtus humain à toutes les époques diffère de celui de tous les mammifères adultes, ses formes ne diffèrent pas moins de celles que présentent ces animaux en voie de développement.
Prenons pour type du développement de l'encéphale d'un mammifère monodelphe celui d'un fœtus de vache par exemple. Choisissons toujours le moment où les hémisphères cérébraux touchent aux tubercules quadrijumeaux, mais sans les recouvrir. Déjà à cette époque leur surface offre des rudiments très-apparents des plis futurs; des lobes olfactifs énormes naissent de leur région inférieure ; ce n'est pas tout, le système du corps calleux et de la voûte sont entièrement constitués. Quant aux tubercules quadrijumeaux, ils sont, dès cette époque, divisés en quatre masses parfaitement distinctes, et le cervelet, bien que fort petit encore, est construit suivant les conditions de son type futur et porte dans toutes ses parties des sillons et des plis fort apparents (1).
(1) A certains égards lamarchedu développement du cerveau diffère dans les animaux carnassiers (chiens, chats, etc.). Au moment où, chez eux, les hémisphères touchent aux tubercules quadrijumeaux, l'axe présente encore de très-fortes courbures, et le corps calleux est encore rudimentaire à cette époque. Toutefois les tubercules quadrijumeaux offrent dèscetle époque des indices très-marqués de division en quatre lobes distincts. Le cervelet a déjà quelques plis, et les lobes olfactifs ont un développement énorme; mais il n'y a encore,
Voici donc, sous une forme inférieure, des signes de perfection commençante ou, si l'on aime mieux, d'achèvement prochain. Ces faits sont dignes de la plus grande attention; ils font voir que tout, dans un embryon, est disposé, dès le commencement, en vue de l'état futur. Tout animal a, dès ses premiers linéaments, des caractères qui lui sont propres, et tout proteste en faveur de la théorie scientifique qui admet des genres distincts et des espèces définies.
Ceci posé, condamnerons-nous la tendance des philosophes qui, laissant de côté les différences, s'attachent surtout à la considération des analogies qui rapprochent les êtres, analogies plus ou moins immédiates et qui ont donné lieu, en zoologie, à l'établissement de ces groupes coordonnés qu'on désigne sous le nom de genres, de familles, d'ordres, de classes, d'embranchements, de sous-règnes et de règnes? Contesterons-nous le droit qu'a l'intelligence de s'élever de degrés en degrés à l'idée des Types en zoologie? Disons-le sans hésiter, sans ces abstractions hardies il n'y aurait pas de science possible en histoire naturelle. Ces larges formules sont des liens à l'aide desquels l'esprit soumet à sa puissance la Nature, ce Protée éternel. Faisons grande cette part de l'idéal ! mais du moins ne lui sacrifions pas la réalité. Tenons compte des ressemblances et des analogies, mais gardons-nous de négliger les différences; la vraie science, en élevant dans les cieux ses archétypes, doit s'appuyer sur les faits. Son destin est celui du fabuleux Antée, elle perd ses forces quand elle se détache absolument de la terre.
sur les hémisphères cérébraux, aucune trace de circonvolutions. Il y a donc là des harmonies nouvelles. 11 y aurait un grand travail à faire sur la comparaison du développement du cerveau dans tons le- ordres de mammifères. Peut-être pourrai-je un jour l'essayer! Mais les occasions d'observer sont rares, çt le temps nous emporte.
ti. 17
Je borne ici ces réflexions que je résumerai ainsi. En tant que semblables, les animaux se développent en général d'une manière semblable; en tant que différents, ils se développent différemment. Tiedemann a eu le tort de négliger trop les différences, pour ne s'attacher qu'aux analogies. Toutefois ne méprisons point ces analogies. C'est par la considération de ces ressemblances, autrefois mal appréciées, que l'homme a pu embrasser de plus en plus, dans quelques formules simples, la multitude des faits que lui présente la nature, et proposer des synthèses légitimes ; mais, je le répète, ces conceptions de l'esprit, vraies à certains égards, sont fondées sur des abstractions et par conséquent ne peuvent être prises pour des représentations complètes et absolues des choses (1). 11 faut prendre ces formules pour ce qu'elles sont, pour des idées abstraites. Avec ces réserves, les études philosophiques, qui ont pour objet la recherche de l'archétype, deviennent pour l'esprit humain le principe d'un progrès nouveau, et sont un de ses plus beaux titres de gloire.
§ S. S'il y a entre la taille de l'animal et la complication de ses plis cérébraux un rapport réel?
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On peut encore tirer des faits sur lesquels nous avons appelé l'attention du lecteur, un argument irréfragable contre cette proposition si positivement affirmée, que le développement des plis du cerveau suit uniquement le développement de la taille dans un animal.
A. Cette proposition spécieuse est fondée sur une observation exacte. En général, a dit Leuret, les grands cerveaux ont plus de circonvolutions que les petits. Comme la plupart du temps les plus grands cerveaux appartiennent aux plus
(1) Cf. E. Chevreul. Lettre à M. Villemain sur la méthode. Paris, 1855, et Journal des Suvants, 1840, page 717.
grands animaux, on pourrait dire avec raison, qu'en général les grands animaux ont un cerveau plus plissé que les petits. Il est certain, par exemple, que les couches corticales du Bœuf sont plus plissées que celles du Mouton; mais comme le cerveau du Bœuf est relativement beaucoup plus petit que celui du Mouton, il ne s'ensuit pas rigoureusement que les couches corticales de celui-ci soient, eu égard à sa taille, beaucoup moins étendues que celles du Bœuf. En sorte que, bien que dans l'animal le plus grand il y ait plus de plis, eu égard au volume de son cerveau, il ne s'ensuit pas évidemment qu'il y en ait davantage eu égard à sa taille. Je vais essayer de rendre ma pensée plus claire.
Supposons que deux animaux adultes étant donnés, l'un d'eux soit précisément une fois moins long que l'autre, toutes les parties gardant dans tous les deux les mômes proportions relatives. Dans celte hypothèse, si la longueur du cerveau est égale à 1 dans le premier, elle sera égale à deux dans le second ; en conséquence, les plis cérébraux étant semblables dans l'un et dans l'autre, l'étendue des couches corticales du premier serait à celle des couches corticales du second : : 1 : 4.
Mais il est très-certainement établi que dans les grands animaux la masse du cerveau ne croît pas en raison de la taille. Ainsi, la longueur du cerveau du plus petit animal étant 1, celle du cerveau du grand pourra être tout au plus 1 1/2. En conséquence, les plis cérébraux étant supposés semblables dans l'un et l'autre cerveau, les couches corticales du petit seraient à celles du grand : : 1 : 2 1/4. Si bien qu'en réalité le petit animal aurait, eu égard à sa taille, deux fois plus (ou peu s'en faut) de couches corticales que le plus grand. Ainsi, pour que la proposition que le grand animal a plus de circonvolutions que le plus petit fût rigoureusement exacte, il fau
rirait que les plis de son cerveau fussent au moins deux fois plus compliqués. Or, il est bien certain que dans les conditions où nous nous sommes placés, cela n'a jamais lieu. En appliquant à un Chat et à un Lion, à un Fennec et à un Chien d'Albanie, à une Belette et au Danis le même raisonnement, on arriverait à des conséquences plus significatives encore.
Ainsi les plus grands cerveaux, dans un même genre, ont en général plus de circonvolutions que les petits; mais il ne s'ensuit pas évidemment que ce que l'on dit des grands cerveaux puisse être dit des grands animaux, au point de poser en principe que le développement des circonvolutions suit le développement de la taille de ranimai.
B. Cette proposition, fondée sur une étude superficielle des formes de l'âge adulte, est d'ailleurs peu conforme aux données fournies par l'étude du développement. Un petit veau, à la naissance, a beaucoup plus de circonvolutions qu'un bouc adulte de la plus grande taille. De même pour l'enfant nouveau-né comparé aux plus grands singes. A une époque où le fœtus d'un Cervus poreinus était à peine aussi grand qu'un Chevrotain, il avait à son cerveau plus de circonvolutions que celui-ci ; ainsi, la quantité des circonvolutions dans un groupe naturel, correspondrait beaucoup moins à la taille acquise qu'à la taille à acquérir. On pourrait aller plus loin et dire que, si dans un même grand genre il y a de très-grands animaux et de fort petits, ceux-ci auront, quelle que soit d'ailleurs la petitesse de la taille, de véritables circonvolutions. C'est ce que l'on voit en général dans le groupe des ruminants qui contient le Gour gigantesque et le Chevrotain de Java, et en particulier dans la famille des antilopes qui nous montre, d'une part, ce magnifique Canna dont la taille surpasse celle d'un fort cheval, et d'autre part, ce gracieux petit animal, Y Antilope pygmœa, dont la hauteur égale à peine dix pouces. On
peut observer la même chose dans les carnassiers monodei-phes, qui tous, sans exception, ont des circonvolutions, quelle que soit d'ailleurs l'exiguïté de leur taille. Or, cette série comprend, d'une part : l'Ours gigantesque de la Californie, et de l'autre, la Belette, qui est le pygmée de ce groupe.
Ces remarques ont une importance que certaines conséquences rendent palpable. Si, dans un groupe naturel, les plus petits animaux n'ont pas de circonvolutions, on peut affirmer, par avance, que les plus grands en auront fort peu, et que ce groupe n'aura pas d'animaux remarquables par une grande taille. Ainsi l'absence de circonvolutions dans les petits animaux d'un groupe indique clans ce groupe peu de tendance au développement; on ne connaît point de grands insectivores, de grandes chauves-souris, de grands makis. Les Sarigues, les Péramêles n'ont point de circonvolutions, et le plus grand animal de ce groupe, le Thylacine, Thylacinus harrisii (Temm.), ne dépasse pas la taille d'un jeune loup; or la division des Kanguroos contient avec de petits animaux, les Hypsy-primnus, qui ont déjà quelques circonvolutions, les plus grands des marsupiaux. Le plus grand animal parmi les rongeurs onguiculés, est le Porc-épic ou le Castor ; or les plus petits animaux de ce groupe ont le cerveau complètement lisse, mais les plus petits rongeurs ongulés ont quelques circonvolutions, et ce groupe comprend des animaux un peu plus grands que le premier, tels que l'est le Cabiai, qui est un pachyderme parmi les rongeurs. Enfin parmi les édentés nous voyons les Bradypes, qui, malgré la médiocrité de leur taille et la petitesse de leur crâne, ont des circonvolutions assez compliquées. Eh bien, l'étude des animaux perdus a fait connaître des Bradypes gigantesques, tels que le Mylodon rubuslus et le Megatherium.
Une remarque parallèle à celle-ci est que, dans une même
espèce, les individus qui à la naissance ont peu de circonvolutions, ne grandissent pas. Ainsi les idiots, qui le plus souvent ont un cerveau très-pauvre en plis, demeurent-ils fort petits; c'est là une remarque que tous les psychiatres ont pu faire. Si je puis considérer la Vénus Hotlenlotc comme représentant le type normal de sa race, je serais porté à supposer que dans cette race les plis sont, dès le principe, beaucoup moins compliqués, sous une taille égale, que ceux des individus normaux appartenant à la race blanche. À coup sûr les Hottentots bojesmans sont-ils de fort petits hommes (1).
On sait que, toutes choses égales d'ailleurs, les mammifères aquatiques qui sont carnassiers ont un cerveau à plis plus
(1) J'ai eu l'occasion d'observer, grâce à l'extrême obligeance de mon maître et de mon ami, M. le professeur Baillarger, une pelile négresse âgée d'environ 12 ou 14 ans, et dont la taille n'excédait pas lm,10. Le crâne et la tête étaient d'une petitesse vraiment extraordinaire. D'ailleurs, la forme du corps était svelte et d'une rare élégance. Le cerveau était petit mais parfaitement symétrique. Le cervelet avait acquis un grand développement relatif. L'état des circonvolutions cérébrales était remarquable, elles ne dépassaient pas en complication celles d'un fœtus de sept mois. Cet enfant s'était développé cependant, mais sous des dimensions singulièrement inférieures à celles de l'homme normal. La petitesse singulière de ces merveilleux pyg-mées qu'on a montrés à Paris, il y a deux ans, et qui ont parcouru le monde sous le nom ù'Aztecs, tenait sans doute à une réduction congéniale du développement cérébral. Cette observation ne justifie en rien la proposition que le développement des circonvolutions suit le développement de la taille, puisque l'enfant naissant normal, bien que fort inférieur en taille aux nains dont nous parlons, a des circonvolutions très-compliquées où tous les groupes de l'âge adulte sont parfaitement dessinés. D'ailleurs il y a de très-petits nains à grosse tête, et ces nains sont, qu'on me permette celte expression, des enfants normaux, mais dont le développement est suspendu par quelque cause maladive; or ceux-ci ont, comme les enfants de deux ans, beaucoup de circonvolutions. Le célèbre nain polonais, Borwslaski, qu'on vit dans le dernier siècle à Paris, chez la comlesse HumiesUa, n'avait, à vingt-deux ans, que 28 pouces de hauteur. Il élait admirablement proportionné, plein d'intelligence, et parlait couramment plusieurs langues; ce n'était pas là un microcéphale vrai. Le fameux Bébé, quoique à peu près imbécile, parlait couramment. Sa lête était relativement fort grosse. — Voy. Bulletin de l'Académie de médecine, Paris, 1855, 1. XX, p. 1155.
compliqués que les animaux herbivores terrestres. Ceux-ci à cet égard dépassent les carnivores et les frugivores qui l'emportent à leur tour sur les insectivores. Or les premiers comprennent les colosses du règne animal. Les herbivores viennent ensuite, puis les carnivores et les insectivores en dernier lieu. Ainsi, de ce qu'un très-petit animal a des circonvolutions, on peut conclure, sans aucun autre indice avec une sorte de certitude, que le groupe auquel cet animal appartient peut contenir des animaux gigantesques, que ces animaux d'ailleurs soient vivants ou fossiles, l'époque n'y fait rien.
Il est donc absolument faux de dire, soit qu'on étudie la série des formes de l'échelle animale, soit qu'on envisage les développements de l'embryon d'un animal quelconque, que la complication des circonvolutions suit le développement de la taille. Loin de là, elle semble l'annoncer; et peut-être qu'elle le prépare. C'est donc précisément l'inverse qu'il eût fallu dire.
Toutefois Vhomme est en dehors de toutes ces règles. Il n'est point herbivore, et cependant il a beaucoup de circonvolutions. 11 en a même énormément, et pourtant à aucun âge du monde, il n'y a eu à la surface de la terre des races de géants (1). Vhomme, à cet égard, est une anomalie dans le règne animal. Dans les singes qui, au point de vue des choses matérielles, ressemblent si fort à l'homme, les plus grandes espèces, les Orangs, les Chimpanzés, les Gorilles, ont des plis assez simples, et d'ailleurs leur cerveau est, eu égard à la masse du corps, extrêmement petit. Ainsi la quantité de plis que présente le cerveau de l'homme supposerait chez un primate une taille supérieure à celle de l'Éléphant, d'autant plus que dans le groupe qui nous occupe, les plis du cerveau ont moins
(1) Toutes les traditions relatives à des géants, soit dans l'Ancien, soit dan:-le Nouveau Monde, sont évidemment fabuleuses. Voy. Zarate, Hist, de la conquête du Pérou.
de tendance à se développer que dans les herbivores. Or la taille de l'homme est médiocre. Il y a une sorte de paléontologie humaine (Serres) qui remonte fort loin et démontre que la grandeur moyenne de l'homme n'a point varié. Ainsi le développement des plis dans les hémisphères humains, n'est pas uniquement relatif au développement de la taille. Une quantité de plis double de celle que présente le cerveau d'un Gorille, supposerait, s'il s'agissait d'un singe, un animal de quinze pieds de haut. Or les plis du cerveau humain dépassent de beaucoup cette proportion ; et cependant l'homme est absolument plus petit qu'un Gorille (1). Il est vrai que l'homme est aussi un géant prodigieux; mais c'est dans l'ordre de l'intelligence.
Que conclure de ces choses? c'est que l'apparition et la grandeur précoce des circonvolutions implique une tendance originelle à un développement quelconque, intellectuel ou matériel; qu'elle indique en d'autres termes, plus de virtualité, plus de puissance, en un mot, de plus hautes aptitudes dans l'ordre des manifestations du système nerveux. Non-seulement les animaux qui ont beaucoup de circonvolutions croissent davantage, mais ils sont souvent plus intelligents, malgré la petitesse relative de leur cerveau, et vivent plus longtemps que les animaux à cerveau lisse. Les Baleines, les Eléphants ont une vie si longue que ce qu'on en dit semble fabuleux. Le Bœuf vit plus longtemps que la Brebis. Parmi les hommes, les plus grandes races et les plus grands individus sont en général destinés par la nature à une plus longue vie. Serait-ce que la force de la moelle épinière, s'éleignant avant celle du cerveau,
(1) Le savant voyageur, M. Aubry-le-Comte, m'a dit avoir vu au Gabon le corps d'un gorille haut de C pieds 6 pouces. A coup sûr ce monstre avait des circonvolutions infiniment moins compliquées qu'un Lapon, haut de
•i pieds.
elui-ci anime encore le corps à une époque où la vie automatique languit? Je ne sais ce qu'il faut penser de l'histoire de Dé-mocrite, prolongeant par la force de sa volonté sa vie pendant trois jours, pour laisser à sa sœur le temps d'assister aux fêtes de Cérès; mais combien de gens attendent pour mourir qu'un souhait ardent s'accomplisse, l'âme s arrêtant un instant sur le seuil du corps pour recevoir un dernier et cher adieu! D'ailleurs une expérience quotidienne prouve que les longs sommeils nuisent aux vieillards, et que le repos tue ceux qu'une vie active aurait longtemps conservés; l'heure de la retraite est pour les vieux employés une étape de la mort; mais les hommes qui pensent beaucoup, non aux choses de la chair mais à celles de l'esprit, ceux en un mot qui agissent beaucoup par leur cerveau, vivent longtemps; et voilà comment, dans les plus illustres académies, l'on admiré tant de cheveux blancs.
J'ai beaucoup insisté sur ces choses parce qu'elles peuvent fournir des éléments à l'histoire de l'homme d'une part, et de l'autre à celle des espèces animales. Je me suis attaché surtout à démontrer que l'étude du développement confirme, dès les premiers âges des germes, l'existence des espèces. J'aurais voulu pouvoir donner ici l'histoire comparée du développement du cerveau dans les différentes races humaines, mais les éléments de cette histoire m'ont manqué. Il faut bien l'avouer ici, on est bien loin du moment où l'histoire naturelle de l'homme pourra être assise sur des bases positives, car il y a dans le monde plus de gens prêts à conclure que d'hommes disposés à observer patiemment. Voilà pourquoi, sans doute, les livres sont muets sur les questions qui nous occupent ici.
CHAPITRE VIII.
DES ENVELOPPES DES CENTRES NERVEUX CÉPHALO-RACHIDIENS.
Après avoir décrit le cerveau à ses différents âges, après avoir expliqué sa structure et ses dispositions intérieures, nous croyons devoir terminer cet exposé par quelques considérations générales sur les membranes qui l'enveloppent immédiatement, et sur la forme du crâne.
§ fl. BJe la pie-mère.
Les centres nerveux sont compris sous une enveloppe immédiate. Une membrane en partie fibreuse, en partie vasculare, revêt immédiatement l'extérieur de la moelle et du cerveau. Elle tapisse avec beaucoup d'exactitude la surface des parties qu'elle recouvre, et pénètre dans leurs moindres anfractuosités. Elle est essentiellement formée d'un lacis de vaisseaux, d'où naissent les fines artères qui pénètrent dans la substance de la moelle ou du cerveau. Sa structure a été fort bien décrite. Les vaisseaux sont soutenus par une lame de ce tissu que Bordeu appelait tissu muqueux, et que les anatomistes allemands décrivent, avec raison, sous le nom de tissu conjonctif. Cette lame contient ainsi les éléments ordinaires de ce tissu, et des fibrilles élastiques, mais en petit nombre; on y voit aussi, dans certains cas, des cellules pigmentaires qui sont fort abondantes chez les ruminants, dans le voisinage des lobes olfactifs, et s'accumulent souvent en quantité considérable dans la région cervicale de la pie-mère (1).
Elle contient, avons-nous dit, beaucoup de vaisseaux. Mais
(1) Voy. Kolliker, Mil. humaine, tr. fr., page 345.
en général, dans tous les lieux où elle recouvre des faisceaux blancs, l'élément conjonctif l'emporte sur l'élément vasculare, et dans ce cas elle doit à cette prédominance un aspect fibreux; c'est ce qui a lieu plus particulièrement dans la moelle épinière; mais autour des parties grises de l'encéphale, c'est l'élément vasculaire qui prédomine. Aussi y est-elle plus délicate et plus mince.
Sa disposition à la périphérie des centres céphalo-rachidiens est fort simple. Elle embrasse immédiatement la moelle épinière et forme deux replis, dont l'un tapisse le fond du sillon médian antérieur, tandis que l'autre pénètre dans le sillon postérieur. L'adossement des deux feuillets qui forment ces replis est si intime, qu'ils se soudent le plus souvent en une seule lame. Ils ne descendent pas toujours jusqu'au fond du sillon, en sorte que faisant seulement adhérer ses bords, ils le transforment en un canal complet, ce qui a lieu, par exemple, dans la région cervicale de la moelle du Chat. Outre ces prolongements et ces replis, la pie-mère fournit des gaines qui enveloppent les racines des nerfs rachidiens.
Quant au cerveau, elle en tapisse la surface et descend au fond de ses moindres anfractuosités. Cette disposition justifie en partie l'opinion des anciens qui voyaient dans ces anfractuosités la condition d'une plus riche distribution du sang dans le cerveau (1).
La pie-mère ne touche point au plancher du quatrième ventricule, mais elle complète sa paroi postérieure en recouvrant ses valvules latérales, puis elle s'insinue entre ces valvules et la luette, se réfléchit sur la face postérieure du voile transversal qui unit les deux lobules des vermis latéraux, et
(1) Th. Bartholin, Anat. reformata.—Zacutoi LusitanuR, De Med. princip, historié, lib. VI, p. 936.
se continue avec la pie-mère cérébelleuse. Dans le fœtus, les parties de la pie-mère qui recouvrent les dilatations latérales du quatrième ventricule, c'est-à-dire les deux commissures du rictus, sont semblables à deux vésicules saillantes. Ces vésicules logent les plexus choroïdes du quatrième ventricule, qui ont à celte époque un développement énorme. Ces plexus sont formés de houppes et de lames parallèles, très-riches en vaisseaux et que recouvre un epithelium vibratile.
Ces saillies internes de la pie-mère flottent dans le quatrième ventricule, mais elles ne touchent point à son plancher et ne se prolongent jamais dans l'aqueduc de Sylvius. En revanche, un vaste repli de cette membrane pénètre dans les ventricules du cerveau par la fente en fer à cheval, sous la forme d'un voile triangulaire formé de deux lames adossées. La pointe du triangle, soutenue par deux petites veines, touche aux piliers antérieurs de la voûte; ses bords, du moins chez l'adulte, suivent le sillon qui sépare la couche optique du corps strié jusqu'à l'extrémité de la corne sphenoidale du ventricule. Ce repli est la toile choroïdienne. Il recouvre le ventricule intermédiaire, mais il est, à son tour, recouvert par l'opercule. De chaque côté de la ligne médiane on remarque, à sa face inférieure, deux petites séries longitudinales de houppes vasculaires que l'on a désignées sous le nom de plexus choroïdes du troisième ventricule. Des houppes plus riches garnissent, en manière de franges épaisses, les côtés du triangle, font saillie dans les ventricules latéraux et reçoivent quelques vaisseaux des parties voisines. Ces franges vasculaires, connues sous le nom de plexus choroïdes des ventricules latéraux, sont recouvertes d'un epithelium vibratile dont l'existence a été constatée par M. Valentin (I).
(1) Physiologie, deuxième édition, deuxième partie, page 22.
Tous ces plexus sont fort réduits dans l'adulte si on le compare à ce qu'ils sont dans le fœtus. Non-seulement à cet âge ils forment dans les commissures du rictus du quatrième ventricule de grandes saillies fort régulières, mais ceux des ventricules latéraux ont un si grand volume qu'ils remplissent la cavité entière de l'hémisphère. Ce grand développement des plexus choroïdes pendant la vie fœtale semble indiquer qu'ils ont un rôle important à remplir pendant la période primordiale, soit en servant à la distribution des vaisseaux qui nourrissent les parois intérieures de l'encéphale, soit peut-être en sécrétant et en absorbant le fluide céphalo-rachidien, et en maintenant à cet égard les choses dans un équilibre constant. L'hydrocéphalie congéniale pourrait bien dépendre de quelque affection de ces plexus.
On a longtemps discuté sur la nature de la membrane qui tapisse immédiatement la paroi interne des ventricules. On sait aujourd'hui que cette membrane est un epithelium composé de cellules cylindriques dans la moelle, et dans l'encéphale de cellules à cils vibratiles. On peut consulter sur ce point les travaux de Purkinje et Valentin (1), ceux de Luschka et de Kôlliker (2).
Je ne m'étendrai point ici sur la forme et sur les dimensions de ces cellules. Ces détails appartiennent à un traité d'anatomie générale. Qu'il me suffise d'avoir indiqué d'une manière sommaire la disposition générale de la pie-mère.
§ Z. »e la dure-mère.
Après la pie-mère nous décrirons immédiatement la dure-
(1) Mull. Archives, 183G.
(2) Histologie humaine, page 348.
mère, bien que celle-ci ne la recouvre point d'une manière immédiate. Mais la clarté de l'exposition oblige d'intervertir ici l'ordre naturel.
C'est une membrane fibreuse composée simultanément de tissu conjonctif et de fibres élastiques. Celles-ci s'y trouvent en grande abondance. Suivant la plupart des auteurs, elle est formée de deux lames distinctes. L'une est le périoste même des surfaces internes du crâne et du rachis, l'autre mérite le nom de lame viscérale; adhérente en quelques points à la première, elle s'en détache en certains lieux, et forme des replis qui, sous le nom de faux ou de tentes, séparent les deux hémisphères cérébraux l'un de l'autre et constituent au-dessus du cervelet une cloison horizontale qui le sépare du cerveau. Dans la base de ces replis existent des lacunes qui reçoivent le sang des veines cérébrales et sont connues sous le nom de sinus. Après une indication générale de ces faits, je vais essayer d'en donner une idée plus précise.
A. Dure-mère céphalique.
Qu'on imagine une vaste ampoule, emplissant la cavité du crâne et adhérant plus ou moins intimement à ses parois, surtout le long des sutures, et l'on se fera une idée assez juste de la disposition de sa lame périostique.
Certains prolongements de cette lame se continuent par la fente sphenoidale avec le périoste de l'orbite et par les autres ouvertures du crâne avec le périoste qui en revêt la surface externe. Plus de détails seraient inutiles, je me bornerai donc à ce peu de mots.
Le feuillet interne ou viscéral est plus compliqué. Presque adhérent partout au feuillet périostique, il s'en détache en certains lieux et forme deux replis principaux. L'un de ces
replis est horizontal, il sépare dans le crâne la région cérébrale d'avec la région cérébelleuse. M. Cruveilher l'a fort bien décrit : « 11 représente, » dit cet habile auteur, oc deux « plans inclinés, réunis à angles obtus, de manière à former « une sorte de voûte... La concavité de cette voûte répond « à la convexité du cervelet sur laquelle elle se moule. — « La convexité supérieure répond à la concavité légère des a lobes postérieurs du cerveau. »
Ce repli est tendu entre les gouttières latérales de l'occipital et le bord supérieur des deux rochers, et souvent chez les animaux il est soutenu par des prolongements osseux du pariétal. Il présente en avant une échancrure dont les extrémités correspondent aux apophyses de la selle turcique du sphénoïde et qui embrasse le nœud de l'encéphale.
L'autre repli est médian et vertical; sa forme est celle d'une lame de faux très-large. Son bord supérieur adhère à la gouttière sagittale du crâne. Son tranchant concave suit la courbe du corps calleux. Sa pointe est en avant et touche à l'apophyse crista galli; quant à sa base, elle tombe à angle droit sur la partie moyenne du repli horizontal. Ces deux replis sont disposés l'un à l'égard de l'autre de manière à se tendre réciproquement.
Un deuxième repli médian, assez peu saillant, sépare incomplètement les fosses cérébelleuses l'une de l'autre.
On a donné des noms particuliers à ces replis. Le premier est connu sous le nom de tente du cervelet. Le repli médian falciforme est la faux du cerveau. Le petit repli médian qui sépare les fosses cérébelleuses est désigné parfois sous le nom de faux du cervelet. Ces replis de la dure-mère divisent la cavité du crâne en plusieurs loges où les grandes divisions de l'encéphale sont enfermées, et contribuent efficacement à la protection de ce viscère qui sans ces dispositions serait
écrasé par sa propre masse et déchiré par les moindres ébranlements (1).
Plusieurs canaux lacunaires sont compris dans certains points de ces replis, et entre les deux lames de la dure-mère ; on leur a donné le nom de sinus. On en distingue un assez grand nombre.
L'un d'eux suit le bord adhérent de la faux dans l'épaisseur duquel il est compris. On lui a donné le nom de sinus longitudinal supérieur. Un autre est compris dans le tranchant de la faux. C'est le'sinus longitudinal inférieur.
Ces deux sinus communiquent avec les deux extrémités d'un canal, compris entre les replis de la dure-mère, dans le lieu de l'intersection du repli médian falciforme et de la tente du cervelet. Ce canal est le sinus droit.
Le bord adhérent de la tente du cervelet loge un canal transverse qui répond aux gouttières latérales de l'os occipital. Les deux extrémités de ce canal s'inclinant vers les trous déchirés postérieurs, où elles s'unissent aux golfes des veines jugulaires. Les deux moitiés de ce canal se nomment sinus latéraux.
Ces différents sinus communiquent évidemment les uns avec les autres. Ainsi, le sinus longitudinal inférieur s'unit avec l'extrémité antérieure du sinus droit. Le sinus longitudinal supérieur s'unit de son côté avec l'extrémité postérieure du sinus droit, et tous deux à la fois ils communiquent avec les sinus latéraux vers la protubérance occipitale interne ; ce confluent de sinus donne lieu à une dilatation connue sous le nom de pressoir d'Hérophile. Deux petits canaux accessoires descendent du pressoir à la base de la faux du cervelet,
(1) 11 est remarquable que dans les animaux la grandeur de la faux est toujours en raison directe de la masse des hémisphères.
passent à droite et à gauche du trou occipital, et se terminent de chaque côté dans le golfe des veines jugulaires. Ils sont désignés sous le nom de sinus occipitaux.
Les sinus que nous venons de décrire composent un premier système de canaux veineux. Il en existe un second.
Un petit sinus circulaire, logé dans la selle turcique du sphénoïde, en forme le centre. Ce sinus est le sinus coronaire. Il entoure le corps pituitaire.
Aux deux côtés de ce sinus sont logées, dans une gouttière tracée de chaque côté vers la base des grandes ailes du sphénoïde, deux dilatations connues sous le nom de sinus caverneux. Ces sinus sont fort remarquables, car ils sont traversés par l'artère carotide et par plusieurs nerfs, savoir : le moteur oculaire externe et ceux qui composent le plexus caverneux du grand sympathique.
Les sinus caverneux communiquent avec ceux que nous avons décrits plus haut par les sinus suivants : 1° Le sinus pétreux postérieur étendu le long du bord supérieur du rocher, entre le sinus caverneux et le sinus latéral du même côté; 2° Le sinus pétreux inférieur étendu le long de la suture occipito pétrée, entre le même sinus caverneux et le sinus latéral. Enfin, le sinus occipital transverse fait communiquer les sinus pétreux et caverneux d'un côté, avec ceux du côté opposé au-dessus de la gouttière basilaire.
Quel est le rôle de ces sinus ?—Ils logent dans leurs gaines inextensibles de larges troncs veineux, réduits à leur paroi épithéliale. D'une part ils reçoivent le sang des veines encéphaliques, et de l'autre ils le déversent par les sinus latéraux dans les veines jugulaires. Si les inventeurs du phlébentérisme eussent fait attention à ces veines, sans parois propres, dans l'une desquelles sont contenus des vaisseaux et des nerfs, ils n'eussent pas fait si grand bruit de leurs prétendues il. 48
lacunes veineuses dans les mollusques gastéropodes, dans les brachiopodes et dans quelques autres animaux inférieurs.
Cette ressemblance entre les sinus de la dure-mère et les prétendues lacunes des mollusques est d'autant plus frappante, que les uns et les autres sont divisés par des brides intérieures et peuvent enfermer dans leur cavité des organes dont le sang baigne les parois. Les uns et les autres n'en sont pas moins de véritables veines. Le sang les parcourt dans un sens déterminé, et s'ils n'ont point ces parois contractiles qui distinguent en général les veines, cette anomalie est commandée par certaines circonstances particulières. Dans le crâne des vertébrés, par exemple, des troncs veineux extensibles auraient pu, en se dilatant, comprimer le cerveau ; mais ces canaux rigides, compris la plupart dans les interstices des grands lobes de l'encéphale et presque absolument inextensibles, assuraient par leur multiplicité une large voie à la circulation du sang. Leurs fréquentes anastomoses, d'où résulte un vaste réseau, préviennent des congestions dangereuses en donnant à l'écoulement du sang un plus grand nombre d'issues.
B. Dure-mère rachidienne.
Âu-dessous du trou occipital les deux feuillets de la dure-mère, presque partout confondus dans le crâne, se séparent. L'un deux, le feuillet périostique, demeure adhérent aux vertèbres du rachis; l'autre, le viscéral, forme une sorte de sac fort allongé qui est en quelque sorte suspendu dans le canal rachidien. Ce sac, renflé à la région cervicale, rétréci vers le dos, renflé de nouveau dans la région lombaire et enfin terminé en pointe vers le coccyx, contient la moelle épinière et les racines des nerfs qui s'y rattachent.
La dure-mère rachidienne est attachée aux parois du canal rachidicn par les gaines qu'elle fournit aux paires nerveuses et qui les accompagnent jusqu'aux trous de conjugaison, et par un grand nombre de brides fibreuses qui l'unissent au ligament vertébral postérieur. Le mode d'attache de ces brides varie beaucoup (1). Elles sont fort abondantes au cou, à peu près nulles vers le sommet de la région dorsale, et deviennent peu à peu plus nombreuses vers la partie inférieure de cette région. Ces brides, fixées d'une part à la dure-mère et de l'autre aux parois du canal vertébral, franchissent de l'un à l'autre un espace assez vaste que remplit un tissu cellulaire lâche et fréquemment chargé de graisse.
La dure-mère rachidienne contient la moelle épinière qui en occupe le centre, et les racines des paires rachidiennes. Elle circonscrit un grand espace au milieu duquel la moelle est suspendue dans une atmosphère liquide ; des attaches nombreuses la maintiennent dans l'axe du tube formé par la dure-mère. On distingue parmi ces attaches : 1° à son extrémité inférieure, le ligament coccygien qui se fixe au coccyx. Ce ligament n'est rien autre chose qu'un prolongement de l'enveloppe que la pie-mère fait à la moelle ; 2° latéralement les ligaments dentelés, sortes de prolongements triangulaires de la charpente celluleusede la pie-mère, dont la base touche à la moelle et le sommet aux parois du sac formé par la dure-mère. La série de ces dentelures, au nombre de 21 ou 22, s'étend entre le trou occipital et la première vertèbre lombaire. Cette limite inférieure présente d'ailleurs quelques variations. Les points d'attache des dentelures sont compris entre la série des racines antérieures et celle des racines postérieures.
Si le sac formé par la dure-mère était lâche et flottant,
(1) Magcndie, Rech. sur le liquide céphalo-rachidien. Pari?, 18i2, page 8.
ces attaches de la pie-mère ne donneraient évidemment à la moelle aucune fixité réelle. Mais il n'en est pas ainsi, ce sac étant distendu, comme nous l'avons déjà dit, par un liquide intérieur.
§ 3. De l'arachnoïde.
Entre la pie-mère d'une part, et la dure-mère de l'autre, est interposée une membrane séreuse ; cette membrane est Va-rachnoïde.
L'arachnoïde comprend deux feuillets, l'un parfaitement libre et dont l'existence est certaine, l'autre adhérent et problématique.
Le premier feuillet, feuillet viscéral, enveloppe, à la manière d'un grand sac, le cerveau et la moelle épinière, mais il recouvre ces parties sans y adhérer.
Le deuxième feuillet, feuillet pariétal, forme un second sac qui enveloppe le premier. Il adhère dans toute son étendue à la dure-mère dont il tapisse, à la manière d'un epithelium, la surface interne. Son existence est si peu démontrée, que d'habiles anatomistes en nient l'existence, et peut-être avec quelque raison. Quant au feuillet interne, dont la réalité n'est pas contestée, il est refoulé par tous les prolongements qui unissent la moelle aux parties périphériques, et revêt ces prolongements d'une enveloppe distincte.
L'arachnoïde est fort différente de la pie-mère. Ne servant point comme elle à la nutrition de la moelle et du cerveau, elle ne pénètre point dans les anfractuosités des surfaces de ce dernier viscère, mais les enveloppe en bloc passant comme un pont sur toutes les fosses, sur toutes les anfractuosités. lien résulte des espaces, des lacunes sous-arachnoïdiennes,
principalement à la base du cerveau. Ces lacunes contiennent un tissu cellulaire tres-delié (tissu cellulaire sous-arachnoï-dien) que baigne un liquide autrefois entrevu par Cotunni(l), mais dont l'existence est devenue célèbre depuis les travaux de M. Magendie (2) qui l'a désigné sous le nom de liquide céphalo-spinal ou céphalo-rachidien.
Dans le rachis, le feuillet viscéral forme à la moelle une enveloppe très-large que distend le même liquide, a II n'est pas difficile, dit M. Magendie, de comprendre quelle protection efficace la moelle reçoit du liquide qui l'environne, et au milieu duquel elle est comme suspendue, à l'instar du fœtus dans l'utérus, avec cette différence qu'elle est fixée dans sa position centrale par le ligament dentelé, et les divers nerfs rachidiens. »
Non-seulement le liquide céphalo-spinal forme à la moelle et au cerveau une enveloppe liquide, il baigne encore les cavités ventriculaires et tire peut-être son origine des plexus choroïdes. Celui qui emplit les ventricules latéraux se déverse par les trous de Monro dans le ventricule intermédiaire, coule dans l'aqueduc de Sylvius et de là dans le quatrième ventricule, d'où il s'échappe enfin par une petite ouverture qui divise la pie-mère au-dessus de la pointe du calamus et fait communiquer l'intérieur des ventricules avec la cavité du feuillet viscéral de l'arachnoïde spinale. Ce liquide baigne donc à la fois l'intérieur des ventricules et l'extérieur du cerveau. M. Magendie, qui a vu ce liquide recevoir prompte-ment les substances qu'on introduit dans les veines, pense qu'il pourrait bien n'être pas étranger à l'action de certaines ma-
(1) Cotunni, De Ischiade nervosa commenlarium. — Haller, Élém. phys., tome IV, page 87.
(2) Magendie, Loco cit. Voy. aussi son Précis élémentaire de physiologie, tome I, page 223.
tiôres sur le système nerveux, en les mettant en rapport immédiat avec les surfaces cérébrales (1).
§ 4. Structure des enveloppes membraneuse* du système nerveux céphalo-rachidien.
V Éléments anatomiques propres.
(a) . Enveloppes de la moelle.—La dure-mère rachidienne est à la fois composée de fibres de tissu conjonctif disposées en faisceaux longitudinaux et d'un réseau défibres élastiques. Elle est tapissée à l'intérieur par un epithelium formé de cellules polygonales à noyau plat. Le ligament dentelé n'a point d'épithélium.
Suivant Kôlliker, le feuillet pariétal de l'arachnoïde n'existe pas, ce qui me semble fort probable. L'arachnoïde est en conséquence réduite à son feuillet viscéral, que certains filaments unissent à là dure-mère dans la région cervicale, mais qui partout ailleurs est libre à sa face externe et revêtu par une couche de cellules épithéliales, semblables à celles qui tapissent la dure-mère.
Quant à la pie-mère rachidienne, elle est essentiellement formée de tissu conjonctif, mêlé de quelques fibres élastiques.
(b) . Enveloppes du cerveau. — La structure de la dure-
(1) Lassaigne a donné l'analyse du liquide céphalo-rachidien. 11 est alcalin et d'une saveur salée. Il conlenait, dans une vieille femme:
Eau. ...................... 98,56i
Aibumine. ................... 0,08S
Osmazôme.................... 0,474
Chlorure de sodium et de potassium. ...... 0,801
Matière auimalc et phosphate de chaux libre. . . . 0,036
Carbonate de soude et phosphate de chaux..... 0,017
99,J80
L'analyse du liquide céphalo-rachidien d'un Cheval a donné à peu près tes mêmes résultats. Suivant Couerbe, il contiendrait en outre de la cho-lesterine. et, de la cérébrole.
mère encéphalique est, sauf son adhérence au périoste interne du crâne, fort semblable à celle de la dure-mère rachidienne. Il en est de même de l'arachnoïde encéphalique. M. Kôlliker fait remarquer qu'en beaucoup de points elle adhère à la dure-mère. La prétendue communication de l'arachnoïde avec les ventricules, enseignée par Bichat et depuis par le célèbre Arnold, n'existe pas. M. Cruveilher (1) et M. Foville (2) ont fort bien expliqué que ce prétendu canal n'est qu'une espèce de cul-de-sac plus ou moins profond, formé par un prolongement de l'arachnoïde qui se réfléchit autour des veines principales du plexus choroïde (Veines de Galien), ainsi la paroi interne des ventricules n'est point, ainsi que l'avaient cru quelques anatomistes, tapissée par un prolongement de l'arachnoïde. Quant à la pie-mère encéphalique, elle elle formée comme la rachidienne de tissu conjonctif auquel sont mêlées quelques fibres élastiques. Mais ici l'élément vasculare prédomine sur tous les autres. Elle contient en outre un assez grand nombre de cellules pigmentaires.
2° Nerfs et vaisseaux des membranes du système nerveux céphalo-rachidien.
(a) Valsalva l'un des premiers a parlé de nerfs allant à la durc-rnère. Il les fait dériver de la portion dure de la septième paire (3). Cette erreur fut bientôt relevée par Meckel (4) et par Morgagni(5). Hallcr (6) a savamment écrit l'histoire de cette découverte; on consultera aussi avec beau-
(1) Ânaiomie descriptive, tome IV, page 548.
(2) Anat. et phys. du système nerveux cerebrospinal, page 5G1 -
(3) Ant. M. Valsalvae. Tract, de aure humanâ, cap. 111. Venet, 1740, in-4, page 47, et in Dissert., 1 a, cap. ni, § 21.
(4) De quinlo parc nervorum cerebri, page 52.
(5) Advers. anat., tome IV, page 34.
(6) Élém. phys., tome IV, page (J0.
coup d'avantage le bel ouvrage de Longet (1). Cette opinion avait été négligée jusqu'à Arnold (2), qui a décrit un filet nerveux qui se porte de la branche ophthalmique du trijumeau dans la tente du cervelet. Quelque temps après Arnold, M. Cruveilher décrivait de son côté les nerfs de la dure-mère. « Je reconnus, » dit-il, c de chaque côté de la ligne médiane deux filamens nerveux étendus de la cinquième paire jusqu'au voisinage du sinus longitudinal supérieur. Un troisième filament nerveux occupait l'épaisseur de la tente du cervelet. Je n'ai pu constater l'origine de ce dernier filet (3). »
Suivant M. Longet, ces nerfs proviennent exclusivement du trijumeau, savoir: 1° de la grosse racine avant sa fusion dans le ganglion de Gasser; 2° du ganglion lui-même; 3° de la branche ophthalmique. Cet habile anatomiste n'a point vu de nerfs dans la dure-mère spinale. Cela devait être; car, d'après des recherches récentes, ces nerfs ne sont point destinés au feuillet viscéral de la dure-mère, mais à son feuillet périostique. Ils accompagnent assez régulièrement les artères méningées et sont composés de fibres grises. M. Luschka décrit des filets nerveux dans l'arachnoïde. M. Kôlliker ne partage point ses opinions à cet égard. Quant à la pie-mère, les recherches de Purkinjc ont montré qu'elle en contenait un grand nombre. Ces nerfs, suivant M. Remak, proviennent des racines postérieures. Ils forment des réseaux très-riches dont les prolongements enveloppent les artères qui sont à la base du cerveau, et les accompagnent profondément dans l'épaisseur de sa masse nerveuse (4).
(b) Nous ne dirons rien ici des vaisseaux de la lame pério-
(1) Anal, et phys. du système nerveux.
(2) Icônes nervorum capitis.
(3) Anat. descript., tome IV, page 539.
(4) Kôlliker, Ilisloloyie humaine, page 350.
stique de la dure-mère; nous nous bornerons à rappeler sommairement la disposition des vaisseaux propres au système nerveux encéphalique.
Les artères de l'encéphale proviennent : 1° des vertébrales; 2° des; carotides internes. Ces artères sont remarquables par les flexuosités qu'elles décrivent avant de pénétrer dans le crâne. Dans un grand nombre d'animaux elles se décomposent en un faisceau d'artérioles formant un réseau admirable bi-polaire. Ces détails appartiennent essentiellement à l'anatomie descriptive.
Vicq-d'Azyr a parfaitement décrit et figuré dans son bel ouvrage, Pl. XIX, les artères de l'encéphale. Elles forment deux systèmes distincts : celui des carotides et celui des vertébrales.
— Les deux carotides, après avoir traversé les sinus caverneux, donnent les artères ophthalmiques, se recourbent l'une vers l'autre, s'engagent dans l'intervalle qui sépare les deux lobes antérieurs du cerveau, et se recourbent autour du corps calleux pour se distribuer, sous le nom d'artères calleuses, à la face interne des hémisphères. Avant de s'engager dans la scissure médiane, les deux carotides s'unissent par une anastomose transversale.
§ Dans son trajet, chaque carotide fournit une grosse branche qui se porte en dehors, traverse l'espace olfactif, suit le fond de la scissure de Sylvius, et se distribue à la face externe des hémisphères. Elles fournissent en outre les artères de l'espace perforé. Vicq-d'Azyr les nomme fort élégamment artères Sijl-viennes. Les carotides, en conséquence de leur distribution, sont essentiellement les artères des hémisphères cérébraux.
— Les deux vertébrales pénètrent dans le crâne par le trou occipital. Placées de chaque côté du bulbe, elles convergent à sa face inférieure et s'unissent au niveau de la protubérance en un seul tronc médian, connu sous le nom d'artère ba
silairc. Ce tronc se divise au-devant de la protubérance, se recourbe en dehors, puis en arrière, et se distribue aux parties postérieures des hémisphères sous le nom d'artères cérébrales postérieures ou profondes. Une division considérable de ces troncs remonte vers la toile choroïdiennc et donne des rameaux nombreux aux plexus choroïdes des ventricules latéraux.
Sur les côtés, les vertébrales et l'artère basilaire fournissent d'arrière en avant : 1° Un centimètre environ avant leur réunion, les artères cérébelleuses profondes. Ces artères se recourbent autour du bulbe et donnent au plexus choroïde du quatrième ventricule des rameaux nombreux. Chemin faisant elles fournissent des branches déliées au bulbe, aux olives, aux tuniques des nerfs vagues, au cervelet. On pourrait pousser fort loin la description de ces détails. Elles fournissent encore les artères spinales antérieures.
2° Au-devant de la réunion des deux vertébrales, le tronc basilaire donne les petites artères cérébelleuses latérales que loge le sillon horizontal du cervelet. Elles se distribuent dans la protubérance, dans le nerf facial et dans l'acoustique. Elles croisent la direction de ces nerfs, et fournissent les artères auditives.
Plus en avant, il donne les artères supérieures du cervelet. Ces artères, parallèles aux fibres de la protubérance, passent au-devant des nerfs trijumeaux et se distribuent à la face supérieure du cervelet, elles donnent en outre des ramuscules aux tubercules quadrijumeaux, à la glande pinéale et aux plexus choroïdes.
Ces deux systèmes artériels, celui des carotides et celui des vertébrales, communiquent l'un avec l'autre au moyen de deux artères parallèles qui passent à droite et à gauche de l'espace interpédonculaire. Ces artères, désignées sous le
nom de communicantes, unissent les cérébrales postérieures aux troncs des carotides, à leur entrée dans la cavité de la dure-mère. Les communicantes complètent le cercle artériel de Willis que ferment en avant les deux carotides unies par une anastomose transverse et, en arrière, les deux branches terminales du tronc basilaire. Ce cercle entoure l'infundibulum. C'est de lui que naissent les artères des pédoncules et du triangle interpédonculaire. En outre, entre la Sylvienne et la communicante, chaque tronc carotidien fournit de petits rameaux que Vicq-d'Azyr a désignés sous le nom d'artères choroïdiennes antérieures.
Ces artères, pour la plupart, se divisent à l'infini dans la pie-mère encéphalique avant de se ramifier dans la masse cérébrale. Toutefois elles donnent quelques petits rameaux directs à l'espace interpédonculaire et à l'espace olfactif. Quelques petites arterioles, émanées des communicantes, traversent les plans inférieurs des pédoncules et se ramifient dans le locus niger. Les artères de la protubérance, et en général toutes celles qui pénètrent dans des parties blanches qui recouvrent des noyaux de substance grise, sont dans le même cas. Nous signalerons encore une petite artère qui, de l'artère cérébelleuse supérieure, se porte à la surface du pédoncule supérieur du cervelet, dans l'intérieur du corps rhom-boïdal.
Quant aux artères qui pénètrent dans les couches corticales, elles sont fort déliées et forment, dans la substance grise plus particulièrement, des réseaux très-fins et très-serrés.
Les veines de l'encéphale ont pour troncs communs les sinus de la dure-mère.
On distingue :
1° Les veines cérébrales supérieures. Leurs racines, logées dans lo fond des circonvolutions de la face supérieure du
cerveau, se portent vers la scissure médiane, se dirigent d'arrière en avant, s'unissent aux veines qui proviennent de la face interne des hémisphères, et s'ouvrent enfin dans le sinus longitudinal supérieur.
2° Les veines cérébrales postérieures. Elles s'ouvrent dans les sinus latéraux près des sinus pétreux supérieurs.
3° Les veines cérébrales antérieures. Nées de la partie inférieure des lobes antérieurs du cerveau, elles se terminent dans la partie antérieure du sinus caverneux, et dans certains cas dans le sinus pétreux supérieur.
4° Les veines du corps strié et les veines choroïdiennes. Elles constituent, en s'unissant, les veines de Galien qui viennent s'ouvrir dans l'extrémité antérieure du sinus droit.
5° Les veines cérébelleuses supérieures. Elles s'unissent à la partie moyenne du sinus droit.
6° Les veines cérébelleuses inférieures, qui ont pour troncs le sinus droit et les sinus latéraux.
7° On doit joindre à ces veines la veine ophthalmique, qui s'ouvre dans le sinus caverneux.
Vaisseaux lymphatiques. — La substance du cerveau paraît en être dépourvue, mais ils sont, d'après Arnold (1), fort abondants dans la pie-mère. Cet habile anatomiste distingue dans cette membrane trois réseaux superposés. Les troncs lympathiques, qui naissent de ces réseaux, suivent dans leur trajet les veines du cerveau.
Tous ces troncs artériels, veineux ou lympathiques, appartiennent essentiellement aux enveloppes du cerveau. Les artères et les veines de la substance cérébrale naissent directement des réseaux vasculaires de la pie-mère, et sont surtout abondantes dans l'épaisseur de la substance grise. La
(1) Icônes, Analom. Fasc, I, Tab. 1 et 2.
grande vascularitô des couches corticales suffirait pour indiquer qu'elles sont le siège d'un travail important.
CHAPITRE IX.
DU CRANE, DE SA COMPOSITION, DE SA FORME DANS L'ESPÈCE HUMAINE, ET DE SES RAPPORTS AVEC LE CERVEAU.
§ *. Importance de l'étude du crâne.
Après avoir décrit sommairement les enveloppes membraneuses du cerveau, je dois, peur compléter cette histoire, dire quelques mots du crâne qui le renferme dans son intérieur, et lui fournit au-dessous des téguments cutanés une dernière enveloppe immobile et résistante. Sujet difficile, et cependant inévitable, car le crâne enfermant le cerveau, sa cavité intérieure en exprime la forme comme une empreinte fidèle. Qui pourrait avec certitude, d'après un encéphale extrait du crâne, ramolli, atfaissé sous sa propre masse, juger de sa forme primitive? Heureusement cette forme, perdue dans le cerveau, subsiste dans le crâne, dont l'examen devient ainsi le complément nécessaire de l'histoire de l'encéphale.
Sur ce sujet seul, on pourrait écrire plusieurs volumes importants; car l'étude comparée du crâne dans les animaux en général, mais surtout dans les races humaines, est l'un des sujets favoris des philosophes, et c'est à juste titre, que depuis Blumembach et Camper, la morphologie de la tête a été considérée comme l'un des points les plus intéressants de l'histoire naturelle de l'homme. En effet, ces races humaines si différentes par leurs tendances, leurs instincts, leurs aptitudes natives, oiïrent dans la forme de la tête des différences non
moins frappantes. Même en laissant de côté les races fabuleuses ou du moins problématiques des Quimos, des Jkoës, des Miaotsés et des Ghilanes, il est certain qu'il y a entre les hommes des différences naturelles, et chaque grande race semble jetée dans un moule particulier. Qui pourrait confondre par exemple un Cafre avec un Hozouahna, celui-ci avec un nègreloloff, avec un Papouah ou un Endaméne? Les Mongols ne diffèrent-ils pas essentiellement d'avec les races blanches? Enfin ne voit-on pas en Amérique deux races autochtones et cependant distinctes, l'une préférant l'état sauvage, l'autre tendant au contraire à la civilisation (1), et qui ne se laissent aisément ramener à aucune des formes que présentent les peuples de l'ancien continent ?
Ces différences ne sont point à coup sûr un effet du hasard. Elles ne paraissent dépendre ni du climat, ni des habitudes des peuples. Elles sont liées au type même de la race, dans une union indissoluble. Chose remarquable ! Plus la race est ignoble, et plus les hommes qui la composent sont semblables dans le niveau de leur abaissement. Dans les nations vraiment sauvages et pures de tout mélange, tous les crânes se ressemblent. C'est dans tous la même forme et les mêmes proportions ; ainsi deux têtes de Diémenois, deux têtes à'Al-fouroux australiens pris au hasard, seront comme deux empreintes d'un même moule. Étudiez les noirs insulaires de de la Nouvelle-Calédonie, allez de là aux Papouahs; parcourez les diverses races nègres qui peuplent l'Afrique, et vous trou-
(1) Sur le degré de civilisation auquel étaient parvenus les peuples de race Toltecane. On peut consulter plus particulièrement Garcilasso de la Vega, Uist. des Incas, et les extraits qui ont été publiés de l'Histoire universelle de la Nouvelle-Espagne, par Frère Bernardino de Sahagun, de l'ordre des Pères Mineurs de l'Observance; dans El Reperlorio Americano, janvier 1827.
verez dans chacune de ces races un type spécial que tous les individus reproduisent dans une invariable monotonie. La variété est inconnue dans les sauvages, et elle vient aux races supérieures, aux races du jour, comme les appelle si poétiquement Carus, avec l'intelligence, je veux dire avec la liberté. Ici l'individu se distingue dans sa race par une forme qui est à lui, par un caractère empreint d'une personnalité de plus en plus apparente; et bien que la race ait une physionomie générale qui la distingue, cette physionomie commune n'implique plus aucune ressemblance réelle entre les hommes qui la composent.
Aussi, tandis qu'il est en général facile d'assigner aux races sauvages pures un caractère précis, rien n'est plus malaisé au contraire que de déterminer le type normal de la forme des peuples capables de civilisation, tels que ceux qui appartiennent soit à la race blanche, soit à la mongolique. En conséquence, pour trouver enfin ce type avec plus de certitude, est-il nécessaire de choisir parmi les peuples divers, que comprend une même race, ceux qui sont restés le plus en arrière dans la voie de la civilisation, ou qui, confinés entre des limites très-naturelles, subissent quelque civilisation fatale, pétrifiée pour ainsi dire, et d'où le mouvement est exclu. Cette uniformité chez les barbares et chez les Égyptiens avait, il y a bien longtemps, frappé Hippocrate (1). Ainsi, de nos jours, la race mongolique offrc-t-elle un type plus facile à définir que la race blanche, et dans celle-ci les familles barbares, telles que Yabassienne et Y arabe, plus que les familles teutonique et celtique, qui, parties d'une origine commune, luttent depuis des siècles sur l'arène du monde pour la palme du progrès.
(1) OEuvres d'Hippocrate s Des airs, des eaux et des lieux. Édition de Littré, tome II, page G9.
C'est cependant de ces races privilégiées surtout que le type intéresse. Nulle étude n'est plus difficile. D'ailleurs, le problème ne peut plus être attaqué par la voie simple d'une observation immédiate. Il y a ici matière à un calcul compliqué, dont les méthodes de l'anatomie comparée peuvent seules donner la clef.
§ S. Composition du crâne.
Trois vertèbres, avons-nous dit plus haut, en d'autres termes trois anneaux osseux primitifs composent la voûte du crâne. L'une, postérieure ou occipitale, loge essentiellement le cervelet. Une seconde vertèbre antérieure ou frontale, répond aux lobes olfactifs. Une troisième vertèbre intermédiaire ou sphéno-pariétale contient essentiellement le cerveau et les tubercules quadrijumeaux.
Tels sont, en effet, les rapports des différentes régions du crâne avec les parties fondamentales de l'encéphale. Ainsi, quand le cerveau est petit et réduit à ses plus faibles dimensions, la vertèbre sphéno-pariétale est son asile central; mais s'accroît-il davantage, on le voit se prolonger par ses deux extrémités : d'un côté il envahit le domaine de la vertèbre frontale, de l'autre celui de la vertèbre occipitale.
C'est du côté du frontal que les premiers empiétements sont d'abord sensibles. Le cerveau s'avance de plus en plus, et l'occupe, d'abord en partie, puis en totalité. En même temps il s'accroît, mais plus lentement, du côté de la vertèbre occipitale. Mais l'espace que lui fournit cette vertèbre, déjà occupée par le cervelet, est nécessairement fort réduit, tandis que la cavité du frontal peut au contraire acquérir une ampleur singulière. Or, à mesure que le cerveau s'avance de ce côté, on voit s'atrophier de plus en plus les lobes olfactifs. Ceux-ci, refoulés dans le fond de la vertèbre ethmoïdalc, s'atténuent
peu à peu. Enfin, les masses ethmoïdales qu'enveloppaient en partie les régions antérieures du frontal, sont à la fin complètement rejelées hors de son domaine, si bien qu'au terme de ces développements, dans l'espèce humaine, le crâne est de toutes parts dilaté et gonflé par l'encéphale. A cet égard, les singes même les plus élevés, tels que l'Orang et le Chimpanzé, sont très-inférieurs à l'homme, car chez eux la convexité des voûtes orbitaires occupe une grande partie de la loge frontale, en sorte que la face inférieure des lobes antérieurs du cerveau est profondément excavéc; or, cela n'a jamais lieu dans l'homme, sinon dans le cas de microcephalic (1). Chez lui, la saillie des voûtes orbitaires s'abaisse, et l'œil est complètement refoulé par le cerveau dans la région moyenne de la face (2). Ainsi la saillie des yeux, quand elle coïncide avec un développement normal du front, est-elle en général un signe d'intelligence, en tant qu'elle accuse un grand développement des loges frontales, mais elle peut dépendre aussi de conditions
(1) Cette dépression des lobes orbitaires est très-marquée dans les Singes les plus élevés, tels que l'Orang et le Chimpanzé, ce que j'ai fait connaître dans un autre ouvrage (Mémoire sur les plis cérébraux de l'homme el des primates, 1854.) Je l'ai trouvée a\ec le même caractère à peu près dans une idiote microcéphale âgée de 7 ans. Toutefois, quand la microcephalic est poussée à son dernier degré, l'atrophie du lobe frontal la rend un peu moins apparente, ainsi que j'ai pu m'en convaincre par l'examen du moule Interne d'un crâne d'idiote âgée de 20 ans, qui fait partie de l'ancienne collection de Gall.
(2) On peut à l'aide d'un procédé fort simple apprécier ces différences. Si l'on prolonge en effet du côté de la face un plan idéal suivant le bord postérieur des arcades zygomatiques, on verra que le bord inférieur de l'orbite est élevé d'un centimètre au moins au-dessus de ce plan dans l'Orang, le Gorille et le Chimpanzé, tandis qu'il est au même niveau dans toutes les variétés du genre humain. Ainsi dans les Singes la face s'agrandit aux dépens du crâne, tandis que dans l'Homme, au contraire, le crâne refoulant l'œil, envahit le domaine de la face, comme pour exprimer par un signe visible le règne de l'Intelligence sur la Matière.
il. *9
différentes; et quand le frontal est petit, elle est au contraire un signe d'idiotie. Toutefois, malgré cet envahissement du frontal, la vertèbre pariétale loge toujours la majeure partie du cerveau, mais la prédominance typique de cette vertèbre est d'autant moins apparente que le cerveau s'est plus accru au dehors.
Les animaux mammifères donnent de ce fait une démonstration évidente. Chez les carnassiers didelphes, par exemple, le cerveau est confiné dans la région pariétale; mais chez les monodelphes, il s'empare d'une des moitiés de la vertèbre frontale. Enfin, chez les primates, il usurpe la majeure partie de cette vertèbre et s'accroît en outre du côté de l'occipital (1).
D'une manière générale, le cerveau est d'autant plus grand que la capacité du crâne est plus vaste; mais il se développe d'autant plus selon son caractère humain, qu'indépendamment de son volume il aura acquis, soit en arrière, soit en avant, mais du côté du frontal surtout, un plus grand espace relatif, alors que la vertèbre pariétale sera arrivée au summum de ses dimensions normales, eu égard au volume individuel de la tête. Le critérium est ainsi trouvé; et l'homme le plus homme, si je puis ainsi dire, sera celui chez lequel cette occupation de
(1) A ces trois vertèbres on peut ajouter la vertèbre ethmoïdale ou faciale qui complète le système vertébral céphalique. Le corps de cette vertèbre n'est point représenté par le vomer, comme l'avait supposé M. de Blainville et comme l'a depuis accepté M. Owen; ce corps est la masse entière de l'ethmoïde lui-même. Il est aisé de s'en convaincre en considérant le corps du sphénoïde antérieur, qui offre constamment chez les mammifères supérieurs deux cavités aériennes séparées l'une de l'autre par une l'loison médiane. Le même type se retrouve, dans l'elhmoïde, seulement les deux cellules aériennes y sont divisées par des cloisons plus ou moins compliquées en une multitude de cellules aériennes. Le vomer n'est donc autre chose que l'os en V, ou l'arc inférieur palatin de cette vertèbre, dont les os nasaux représentent l'arc supérieur. Ces choses sont surtout apparentes dans les animaux carnassiers, et en particulier dans ceux qui composent le genre Felis.
la vertèbre frontale par le cerveau sera plus apparente à la fois et plus complète.
On remarque d'ailleurs entre le développement des arcs supérieurs des vertèbres céphaliques et celui de leurs arcs inférieurs la même opposition dont les différentes régions du tronc nous offrent un exemple. Les arcs crâniens supérieurs sont-ils petits? Les arcs costaux céphaliques, c'est-à-dire les ptérijgoïdiens, les palatins, le vomer et Y inter maxillaire grandissent, et la face dont ils forment le centre s'allonge proportionnellement; le crâne au contraire est-il grand? Les arcs inférieurs s'amoindrissent, et la face est petite. Or, le développement des arcs inférieurs correspondant partout à celui du système viscéral, on peut affirmer que partout où la proclivité des mâchoires est très-marquée, la vie nutritive l'emporte sur la vie animale ou nerveuse. D'ailleurs, le vomer et Y intermaxillaire représentant l'arc inférieur de la vertèbre ethmo-natale, la proclivité, qui dépend d'un développement excessif de ces os, est nécessairement accompagnée d'un aplatissement et d'un amoindrissement des nasaux, qui en forment l'arc supérieur. Ainsi les choses se lient en telle sorte, qu'à l'atrophie du crâne correspond l'aplatissement du nez et la grandeur des os de la face, tandis qu'à la réduction de ceux-ci répond, avec une saillie plus ou moins grande du nez, l'am-pliation des arcs crâniens des vertèbres céphaliques.
La face est donc d'autant plus grande, d'autant plus saillante que l'ampleur du crâne est plus réduite, et réciproquement. Chez les nègres d'Afrique, clans les Makouas et les noirs insulaires de la Nouvelle-Calédonie, à un crâne réduit à la fois dans ses régions frontale et pariétale correspond une proclivité singulière de toutes les parties de la face. Mais dans la race tasmanienne, où l'atrophie porte moins sur la vertèbre sphéno-pariétale que sur la frontale, l'orifice posté
rieur des fosses nasales est déjà moins considérable, et la saillie de la face dépend plus spécialement de celle des intermaxillaires, qui, dans certains cas analogues, peuvent demeurer distincts, comme Carus l'a observé chez un Malais de l'île de Bali. Mais chez les Cafres, où toutes les parties du crâne sont à la fois plus grandes, le volume des os de la face diminue; et, malgré l'épaisseur des lèvres, la direction des incisives se rapproche davantage de la verticale (1).
Les déformations artificielles de la tète chez les Aymaras, les Caraïbes etlesCowalitks, donnent de ces règles une confirmation précieuse. L'application des moyens coercitifs, supposant au développement libre de la vertèbre frontale, entraînait un développement excessif des maxillaires supérieurs, qui, n'étant pas égalés par l'inférieur, s'avançaient au-dessus de celui-ci, si bien que les incisives supérieures n'étaient plus en rapport avec les inférieures. Ce n'est pas tout, la saillie du nez, naturellement si grande chez les peuples américains, s'affaissait comme on peut s'en convaincre par l'examen des crânes
(1) Cette petitesse relative des os de la face dans les races caractérisées par un grand développement du frontal, indique comment, dans ces races, la mesure moyenne de l'angle facial s'agrandit; mais il ne faudrait pas attacher à cette mesure une valeur absolue, car la largeur du frontal est pour le moins aussi significative que sa longueur, et sa rectitude, comme caractère isolé, dit peu de chose. On sait comment Camper mesurait l'angle facial. C'était pour lui l'angle formé par deux plans : l'un touchant au front et aux incisives, l'autre passant par les deux conduils auditifs externes et le dessous du nez. C'est une fort pauvre méthode, car Camper n'a jamais déterminé sur le frontal le point précis par lequel doit passer la ligne faciale. A cet égard, Blumenbach a critiqué Camper, et, selon nous, avec beaucoup de raison. On peut dire même qu'il a été indulgent, et pour tout homme impartial le livre de Camper justifie cet adage : que la gloire est aveugle autant que la fortune. Jamais, à coup sûr, on ne vit moins de génie et moins de méthode. Le procédé de Blumenbach est beaucoup plus savant et surtout beaucoup plus exact. Il consiste h regarder la tête par le vertex, en sorte qu'un seul coup d'œil embrasse la périphérie du crâne et peut mesurer le développement relatif de chaque vertèbre crânienne.
de Morton et de ceux que possède la collection anthropologique du Muséum d'histoire naturelle de Paris.
Réciproquement, au grand développement de la vertèbre frontale dans les hommes de race blanche correspond une plus grande rectitude du profil de la face, et en môme temps une réduction relative des os qui la composent. Ainsi se produisent ces proportions élégantes qui caractérisent le type grec ancien. Chez l'homme blanc le peu de saillie de la face exprimant un plus grand développement du crâne est un signe d'intelligence. Par là, sa race est évidemment la plus belle ; car la beauté n'est rien autre chose que la perfection rendue intelligible par la forme.
Les trois vertèbres qui composent le crâne, d'abord distinctes et simplement unies par des engrènements réciproques, se soudent l'une à l'autre par les progrès de l'âge, et sauf la portion écailleuse du temporal qui demeure libre en générait), le crâne est à la fin constitué par une seule pièce osseuse semblable à une sorte de casque. Cette soudure se fait plus ou moins vite, selon les individus. Elle est plus tardive, en général, chez les hommes intelligents que chez les idiots, et plus dans les races civilisées que dans les races sauvages. Dans les nègres, dans les alfouroux, elle a lieu de fort bonne heure (2). D'ailleurs cette ossification des sutures ne s'achève
(1) Il est bien évident que la portion écailleuse du temporal appartient à un système indépendant de celui des vertèbres crâniennes, cela est assez prouvé par l'anatomie comparée de cet os. Quant au rocher, son indépendance est visible, à tel point que son développement s'achève dans les cas les plus avanc/s de microcephalic, et même dans les monstres Tiipsencéphales ou Notencéphales, alors que toutes les vertèbres du crâne sont à la fois atrophiées et déformées.
(2) Suivant Hippocrate, la soudure précoce est un mauvais symptôme. Les hommes dont la tête est saine ont plus de sutures que les autres. Ceux dont le crâne en est dépourvu sont, dit-il, sujets à des maladies graves, telles que la céphalalgie et l'épilepsie. Cette manière d voir est partagée par Co
pas dans toutes à la fois, mais successivement, et dans un ordre qui n'est pas toujours le même. Ces différences sont commandées par des dilférences corrélatives, dans le développement des régions fondamentales du cerveau. En général, la suture médio-fronlale se soude la première ; puis la médio-pariétale. Les autres sutures viennent ensuite, et c'est ici que les variétés sont fréquentes. Dans les races inférieures, telles que les nègres mozambiques, et les Alfouroux, et dans les individus dégradés de la race blanche, la suture fronto-pariélale se soude d'abord, puis la pariéto-occipitale; mais dans les hommes blancs normaux, le plus souvent l'inverse a lieu et l'ossification de Voccipito-pariétale précède celle de la frontale (1). Cela est surtout fréquent chez les hommes qui ont un grand front, tandis que ceux qui ont un petit front et un grand occiput se rapportent en général au premier cas (2). On
lumbus (De re anatomicâ, lib. I, cap. v), et par la plupart des grands médecins du seizième et du dix-septième siècle, qui combattent à l'envï l'opinion contraire de Celse, lib. VIII, cap. i. Cf. Pœonis et Pylhagorœ exerciialiones anaiomicœ et medicœ familiares,b\sL. Basileu?, 1082, ex. 38.
Les anciens avaient donné aux sutures et à l'épaisseur du crâne une plus grande attention que les modernes. Hérodote (Thatie, XII) dit que les têtes des Égyptiens sont si dures qu'à peine peut-on les briser à coups de pierres. Il parle ailleurs (Calliope, XXII) d'un crâne sans sutures, trouvé parmi les cadavres des Perses sur le champ de bataille de Platée. Suivant Aratus et Arrien, les crânes des Éthiopiens en seraient également dépourvus. Paré acceptait cette opinion ; Riolan (Antliropographia, lib. V. cap. l) la repousse comme fausse : « Quod falsumesse docuil iElhiops nigerrimus... enjus cranium nostris erat consimile. » Celle observation ne détruit point absolument l'opinion ancienne, qui pourrait bien n'exprimer qu'une tendance plus marquée à l'ossification précoce des sutures chez les nègres.
(1) Les frères Weber ont déjà fait la remarque que la suture qui sépare la portion mastoïdienne du temporal dans l'os occipital, est celle que l'on trouve le plus souvent oblitérée, même chez les enfants d'un petit nombre d'années. Celte disposition, ajoutent-ils, doit exercer une grande influence sur le développement ultérieur du crâne. — G. et E. Weber, Traité d'ostéolo-gie et de syndesmologie, Encyclopédie anatomiqae. Paris, 1843, t. II, p. 82.
(2) Mes observations, à cet égard, confirment pleinement l'opinion d'Hip
peut d'ailleurs prévoir dans des crânes appartenant à différentes races, au simple aspect des sutures, lesquelles se fussent ossifiées les premières. Les unes en effet sont très-simples, à peine découpées, et les os se touchent, mais ne s'engrènent point; dans ce cas la soudure est prompte. D'autres sont plus compliquées, leurs dentelures finement découpées s'emboîtent, et plus cette complication est grande, plus la soudure est tardive. Or, on peut remarquer que dans les races sauvages les sutures sont constamment beaucoup plus simples que dans la race blanche ou dans la Mongolique; sous ce point de vue je signalerai plus particulièrement la suture pariéto-fronfale et la partie antérieure de la médio-pariétale dans les Alfouroux et dans les autres races dolichocéphales à front étroit. La persistance si fréquente dans la race blanche (1) de la suture médio-frontale semble n'avoir jamais lieu dans les races sauvages, et il est au moins extrêmement probable que cette persistance des sutures en général, et des sutures frontales en particulier dans l'homme blanc, tient à cette tendance indéfinie au développement que le cerveau présente dans cette race privilégiée; en effet, quand le développement s'arrête en quelque point, le crâne se ferme en ce lieu et ses sutures s'ossifient. Ce sujet mériterait d'être
poerate (OEuvres d'Hippocrate, trad, par Llttré ; Paris, 1841, tome III (Des plaies de tête), suivant lequel telle ou telle suture manque en l'absence de telle ou telle, protubérance de la tête, opinion que nous voyons acceptée par Sylvius. [Comment, ad libr. Galvni de ossibus.)
(1) M. Van der Hoeven a remarqué que cette persistance de la suture médio-frontale est fréquente chez les Espagnols; elle est fréquente aussi chez les Cosaques du Don, dont le front est souvent très-large et très-anguleux. Cette fréquence dans des fronts ainsi conformés a été fort bien reconnue par Vésale (De corporis hurnani fabricâ, lib. 1, cap. vij. D'après ce grand ana-tomiste, dans des crânes pris au hasard dans les cimetières la suture médio-frontale se rencontre une fois sur dix environ. Je me suis assuré de «a fréquence chez les hommes de race slave.
approfondi, et je le signale à l'attention des anthropolo-gistes et des voyageurs.
Il faut tenir compte également de la direction de ces sutures. L'une d'elles est particulièrement remarquable à cet égard, c'est la suture pariéto-frontale. Dans les races sauvages, ce qu'on en voit sur le profil du crâne est parallèle à la ligne faciale, mais dans la race blanche elle s'incline davantage vers les parties postérieures. Cette inclinaison dépend d'une particularité anatomique qui mérite d'être signalée. Dans les races sauvages, le sommet de la grande aile du sphénoïde dépasse à peine une ligne menée par la suture orbitaire externe, parallèlement à l'arcade zygomatique. Dans la race blanche au contraire elle dépasse plus ou moins cette ligne, et en s'éle-vant soulève l'angle sphenoidal de l'os pariétal qu'elle rejette en arrière par un léger mouvement de bascule ; il en résulte d'une part que la région pariétale s'étend davantage sur le derrière de la tête et anticipe sur le domaine de la région occipitale, et d'autre part que le bord antérieur du pariétal s'inclinant en arrière, un champ plus vaste est ouvert aux développements possibles du frontal.
Dans les races sauvages, au contraire, le bord antérieur du quadrilatère formé par le pariétal, se rapprochant de la direction de la ligne faciale, au point de lui devenir parallèle, pose une borne au développement du frontal, en même temps qu'il cède la place aux accroissements de l'occipital. Cette opposition est remarquable, et il est fort à regretter que l'élude du cerveau des races sauvages ait été si fort négligée. Cette étude expliquerait sans doute des différences que nous devons nous borner à signaler.
Ces considérations générales nous seront d'un grand secours pour définir scientifiquement la meilleure forme du crâne dans l'homme; nous devrons nous appuyer en outre sur
les résultats que nous a fournis l'étude des régions caractéristiques de l'encéphale humain.
§ 3. De la forme dit crâne.
D'après les principes que nous venons d'exposer, il est évident qu'une fois la vertèbre pariétale arrivée à son maximum, la forme la plus parfaite serait celle dans laquelle le cerveau se développerait davantage dans le sens de la vertèbre frontale et de la vertèbre occipitale. En effet, dans toutes les races humaines, le cerveau s'étend à la fois dans le domaine de ces deux vertèbres. Mais il ne paraît pas que cette extension se fasse indifféremment dans l'un et l'autre sens, et les choses se passent de telle sorte, que là où le frontal est très-grand, Y occiput est moins saillant, tandis qu'il fait plus de saillie, quand le front a moins de développement; à cet égard, on remarque une sorte d'antagonisme entre la partie antérieure et la partie postérieure du crâne; dans certains crânes où Y occipital et le frontal ont peu de développement, la région pariétale prédomine, dans d'autres c'est la région occipitale; dans d'autres enfin, c'est la frontale. A cet égard les races pourraient être distinguées en races pariétales, races occipitales et races frontales.
Une prédominance trop marquée de la région pariétale exprime un développement incomplet de la forme crânienne, en tant qu'elle est le signe d'un médiocre développement du cerveau. Mais on peut hésiter entre les deux autres cas. En effet, d'une part on considère en général un grand front comme un signe d'intelligence, et d'autre part certains auteurs habiles, se fondant sur ce fait que la masse cérébrale s'accroît d'avant en arrière en recouvrant de plus en plus le cervelet, accordent une grande importance aux saillies occipitales, et ils affirment que ces saillies sont un caractère humain.
Nous ne le contestons point ; mais il ne s'ensuit pas que les parties occipitales du cerveau puissent se substituer à ses parties frontales. Or, l'observation démontrant qu'elles ne se développent jamais simultanément en un égal degré, la question se réduit à savoir laquelle de la vertèbre occipitale ou de la frontale est la plus capable de contribuer à l'ampliation du cerveau.
Évidemment la réponse est facile. La capacité des fosses cérébrales de l'occipital étant assez faible, un grand accroissement relatif de cette vertèbre ajoute peu de chose à l'ampliation du crâne en général, et de sa région cérébrale en particulier. Au contraire, l'ampliation du frontal est tout entière au profit du cerveau; et l'ampleur de cette vertèbre est telle, que ses moindres dilatations apparentes ajoutent notablement à la capacité du crâne. Ainsi, et surtout à l'égard du cerveau, une grande saillie de l'occipital donne beaucoup moins qu'une égale saillie du frontal.
Si donc dans les crânes caucasiques normaux Y occipital est peu saillant eu égard au frontal, nous verrons en cela une condition avantageuse. La hauteur du frontal dans cette race est d'ailleurs moins significative que sa largeur. Cette largeur est telle que, chez l'adulte, le diamètre frontal ne diffère du diamètre bi-pariétal que de 20 à 27 millimètres au plus, c'est-à-dire de 1/6* environ; et, dans certains cas, la différence est moindre qu'un 10e. Cette grande dilatation du frontal explique comment l'œil, dirigé sur le vertex, voit à peine quelques points des arcades zygomatiques dépasser la circonférence du crâne. Caractère significatif et qu'aucune autre race ne présente (1).
(1) Dans une femme blanche, imbécile depuis sa naissance, mais non microcéphale, la différence entre le diamètre frontal et le bi-pariétal était d'un peu plus du cinquième, et égale à 26m,n. Nous avons observé le même rap-
Blumembach, qui l'a signalé le premier avec sa sagacité habituelle, a choisi pour exemple le crâne d'une Géorgienne dont l'ensemble présentait les proportions les plus élégantes; mais il me semble que sa valeur est encore mieux justifiée par l'examen des réalisations les plus dépourvues de beauté du type blanc. J'ai entre les mains plusieurs crânes pris au hasard, petits et déprimés, construits en un mot de la manière la plus disgracieuse. Eh bien! chez tous, ce caractère fondamental de la race persiste. Têtes longues, courtes, hautes, basses, toutes sont semblables à cet égard, et le caractère est aussi apparent dans les têtes les plus abjectes que dans des crânes comparables pour la beauté à celui de Schiller.
On peut d'ailleurs substituer à la méthode de Blumenbach une autre méthode plus immédiate et plus simple. Il suffit, en effet, d'examiner la tête en la regardant de face. On sait qu'une crête plus ou moins saillante, qui fait suite au bord postérieur des apophyses orbitaires, s'élève sur chacun des côtés du frontal, séparant sa partie faciale d'avec ses parties temporales. Or, dans les races inférieures, la largeur maximum du frontal est donnée par la distance qui sépare ces deux crêtes. Mais, dans la race blanche, cette largeur maximum correspond au bord postérieur de ses régions temporales, en sorte que ces régions elles-mêmes semblent faire partie de la face. Ce caractère est évident et d'un emploi si facile qu'on peut en faire à chaque instant usage. Or il ne se
port dans un crâne d'Alfouroux de la variété australienne. Mais c'est dans la race tasmanienne qu'elle atteint à son maximum; elle égalait dans un homme adulte de celle race 34 I1U1\ et formait à peu près exactement le quart du diamètre bi-pariétal. C'est dans celte race que la prédominance du diamètre pariétal sur le frontal est la plus frappante. Toutefois le rapport du diamètre bi-pariélal à l'occipUo-fronta) range cette variété parmi les races dolichocéphales.
retrouve ni dans le crâne des nègres, ni dans celui des Alfou-roux, ni dans les races autochtones de la terre de Van-Dié-men et de la Nouvelle-Calédonie ; enfin c'est à peine si l'on en voit quelques traces dans les races mongoliques. C'est pour cette raison que je désigne les races blanches sous le nom de races frontales, le nom de races pariétales convenant mieux aux races mongoliques et aux nègres de Van-Diémen, et les peuples nègres, différant de la race tasmanienne, méritent évidemment le nom de races occipitales.
D'ailleurs, de cette prédominance relative du frontal, il ne faudrait pas conclure que le pariétal décroît dans les races caucasiques. Loin de là, le développement de la vertèbre sphéno-pariétale acquiert dans ces races un haut degré. Aussi la tête n'est pas seulement large en avant, elle est encore arrondie sur les côtés, forme qui s'éloigne essentiellement de celle des Alfouroux et des nègres d'Afrique dont la tête, bien qu'assez petite en somme, est cependant démesurément longue eu égard à sa largeur, tant elle est aplatie sur les côtés. Quelques personnes expliquent ce fait, en disant que la tête de l'homme blanc est sphéroïdale ou globuleuse. C'est là toutefois une exagération, car son diamètre longitudinal l'emporte sur le transversal d'une quantité notable égale au plus au cinquième du diamètre longitudinal dans les crânes bien faits; mais chez l'enfant nouveau-né et dans quelques idiots et dans certaines têtes très-longues, mal conformées, la différence est plus grande et peut surpasser le quart de la longueur totale. L'enfant est donc dolichocéphale, c'est-à-dire longue-téte, eu égard à l'adulte, d'où l'on peut conclure qu'en se perfectionnant, le cerveau s'accroît en largeur un peu plus qu'en longueur. Ce résultat est fort contraire à ceux qu'ont annoncés les phrénologistes, pour lesquels l'étroitesse du crâne, ou du moins son aplatissement sur les côtés, est le signe de la pré
dominance des facultés sociales sur les instincts. M. Georges Combes a apporté en preuve de cette opinion l'exemple des Cingaleses, peuple de l'île de Ceylan qu'on renomme pour sa douceur, et dont le crâne est singulièrement plat sur les côtés. Mais les Alfouroux de la Nouvelle-Guinée (1), l'ont plus plat encore, et passent pour les êtres d'une férocité odieuse, même parmi les Papous, qui cependant ne doivent pas être difficiles en fait de civilisation.
Les petits enfants de race blanche sont également dolichocéphales; cependant, malgré la prédominance singulière du diamètre occipito-frontal sur le bi-pariétal, on remarque sur les côtés, et immédiatement au-dessus des oreilles, une protubérance qui répond à la portion squammeuse du temporal. La signification de cette protubérance est aisée à trouver. Au-dessus d'elle en effet est une dépression oblique, qui s'étend de la grande aile du sphénoïde au centre d'ossification du pariétal. Cette dépression répond évidemment à la vallée de Sylvius. Ainsi la saillie temporale exprime la prédominance des parties qui sont situées au-dessous de la scissure de Sylvius sur celles qui sont situées au-dessus. Cette prédominance qui s'effacera bientôt, est un reste des formes fœtales. Or je sais bien que, chez l'enfant nouveau-né, les instincts précèdent les sentiments, et les phrénologistes verront dans cette saillie le signe du développement de l'organe de l'alimentivité. Mais chez les Endamines de la Nouvelle-Guinée, les côtés du crâne sont plats même dans ce point, et je doute que les cranios-copistes les plus hardis puissent aisément expliquer cet aplatissement chez une nation aussi barbare (2).
(1) Dans une tète d'Endamène, la différence du diamètre longitudinal et du transversal était égaie, à peu de chose près, au tiers de la longueur totale.
(2J Cf. Lelut. Examen comparatif de la longueur et delà largeur du crâne chez les voleurs homicides; — Journ, univers, et hebdom. de médecine (Paris,
Il est un point de l'histoire du pariétal qu'on n'a peut-être pas suffisamment remarqué, à savoir : la modification que sa forme générale subit depuis la naissance jusqu'à l'âge adulte. Vers la naissance, le centre du pont d'ossification primitif du pariétal est beaucoup plus rapproché de son bord antérieur que de son bord postérieur. Mais peu à peu le pariétal pousse de telle sorte par son bord antérieur, qu'à la fin le centre primitif d'ossification se trouve à égale distance de ces deux bords. Ce fait indique clairement que les parties qui sont en avant du sommet de la scissure de Sylvius croissent à partir de la naissance beaucoup plus rapidement que celles qui sont situées en arrière de ce point. Cet accroissement des parties frontales est rendu bien sensible par la comparaison de la courbe transversale du frontal dans les enfants et dans les adultes. Cette remarque, facile à faire, m'inspire quelques doutes sur cette proposition de Sœmmerring, que le cerveau ne croît plus après la troisième année, et même sur celle des frères Wen-zel, et d'Hamilton qui affirment que le développement complet de cet organe est achevé vers la septième année. Il est bien vrai qu'à partir de cette époque le cerveau s'accroît très-lentement et d'une quantité peu considérable; mais enfin il s'accroît, et très-certainement sa forme se modifie. Il est bien évident que le crâne d'un enfant de quatorze à quinze ans est autrement configuré que celui d'un vieillard.
11 me semble qu'à l'égard de la question qui nous occupe ici, on a choisi une assez mauvaise méthode. On compare un crâne d'un enfant mort à un crâne de vieillard, et on les trouve égaux quant à la capacité. Mais c.'est là un résultat brutal qui signifie peu de chose, car si l'on sait où ce vieillard s'est arrêté, on ne sait pas et l'on ne peut prévoir jusqu'où
1832, t. VI, pages 49 et suiv.), et son ouvrage intitulé ; De l'organe pkrénolo-gique de la destruction dans les animaux. Paris, 1838.
l'enfant eût pu aller (1). D'ailleurs, je le répète, les hommes du peuple inférieur, dont nous procurons les crânes, fournissent, sans aucun doute, des moyennes inférieures à celles que révélerait l'étude du crâne d'hommes qui se sont distingués par un long exercice des fonctions de l'intelligence. Il serait plus utile de mesurer dans les établissements d'éducation la tête des élèves, d'année en année, et cela aussi longtemps que possible. Cette méthode fournirait à coup sûr des résultats plus certains.
Il est bon de signaler encore un fait bien évident, c'est que la ligne ou plutôt l'arc qui suit la suture sagittale est bien plus convexe dans les adultes que dans les enfants ; de même le frontal s'accroît beaucoup de bas en haut et d'avant en arrière. Ce n'est pas tout; chez l'enfant blanc la région cérébrale de l'occiput l'emporte beaucoup sur ses parties cérébelleuses. Elle est relativement fort grande, et l'on pourrait s'étonner à bon droit de voir prédominer chez les petits enfants la saillie à laquelle correspond l'organe de la philogéniture, et de la voir diminuer dans les adultes de race blanche, qui aiment apparemment leurs enfants beaucoup moins que les nègres et les Alfouroux; mais est-il besoin de s'arrêter à de pareilles rêveries?
Après le caractère tiré de la largeur du frontal, il n'en est pas do plus important que l'élévation du crâne au-dessus du diamètre inter-auriculaire, élévation d'où résulte l'ampliation simultanée de la courbe médiane occipilo-frontale et de la courbe transversale inter-auriculaire. La portion de cette der-
(1) On n'a point assez remarqué d'ailleurs que, l'enfance étant par excellence l'âge de l'hydrocéphalie, et que les maladies cérébrales étant pour beaucoup dans la mortalité de l'enfance, les moyennes prises dans les amphithéâtres ont évidemment une valeur exagérée. Les enfants à trop grande tête ne vivant pas, ils ne peuvent entrer en ligne de compte.
nière courbe, que mesure l'intervalle qui sépare l'un de l'autre les centres d'ossification des deux pariétaux, est surtout intéressante, en tant qu'elle peut donner une idée fort exacte du développement des régions cérébrales comprises entre le sommet de la scissure de Sylvius, et la grande scissure médiane qui sépare les deux hémisphères. Cette région est fort étroite dans la plupart des Pithèques, plus développée dans VOrang et dans le Chimpanzé; elle acquiert dans l'homme des proportions excessives; celte grandeur est donc un caractère humain, et tout aplatissement de cette courbe des deux côtés du plan médian est un signe fâcheux. Nous signalerons particulièrement à ce sujet la tête des Tasmaniens.
La convexité des pariétaux, en arrière des points d'ossification du pariétal, fournit également des caractères importants, en tant que l'étendue de cette région indique un grand développement du système de ces plis de passage, dont l'apparition simultanée à la surface du cerveau est l'apanage exclusif de l'homme. J'ai donné une grande attention à la détermination des régions de la surface cérébrale, qui caractérisent plus particulièrement le cerveau humain, et la supériorité de la race blanche se prouve aisément par la prédominance de tous ces caractères.
Ainsi, considérant l'étage supérieur du lobe frontal, le lobule du deuxième pli ascendant et loe doux plis supérieurs de passage, comme constituant les régions caractéristiques du cerveau humain, leur longueur, leur largeur, leur convexité, seront pour nous les signes d'une perfection humaine plus haute, et ces signes nous les trouvons au maximum dans la race caucasique. Il n'est pas un seul artiste qui, instinctivement, ne soit séduit par la beauté qui résulte d'un grand développement de la courbe occipito-frontale, coïncidant avec une grande largeur du frontal et du diamètre inter-pariétal.
La réduction de l'étendue de cette courbe, eu égard au diamètre occipitofrontal, est l'une des conditions les plus apparentes de la microcephalic. Toutefois, observons qu'il ne s'agit pas ici d'une ligne, mais d'une surface courbe, et que, en conséquence, outre son développement longitudinal, il faut en considérer la largeur.
D'ailleurs, quelles que soient les différences des théories et des systèmes, il n'est pas un seul anatomiste philosophe qui n'ait implicitement admis l'importance de cette courbe, soit qu'à l'exemple de Gall et de Spurzheim, on la considère comme exprimant le développement des facultés les plus nobles, soit que, voyant avec Carus, dans chaque vertèbre céphalique, le foyer d'une activité distincte, on cherche dans la mesure de cet arc une expression de la somme de leurs développements, soit enfin qu'elle ait une valeur purement esthétique, fournissant le signe plutôt que la condition d'une plus grande perfection intrinsèque. Et cela devait être ainsi; car évidemment, plus la courbe est haute et vaste, toutes choses égales d'ailleurs, pour un même diamètre longitudinal, et plus l'espace inclus est grand. Aussi est-ce avec beaucoup de raison que M. Georges Combes attache une grande importance à la hauteur de l'espace compris au-dessus d'un plan qui passe par le centre des deux tubérosités pariétales, mais il en a trop négligé la largeur. (Morton, Crania americana, page 280.)
On pourrait supposer que c'est seulement comme condition d'ampliation de la capacité crânienne que le développement de cette courbe importe, et se demander si une augmentation d'une partie quelconque du crâne ne pourrait pas avoir dc_ résultats identiques. Mais les détails dans lesquels nous sommes entrés touchant l'excellence typique de certaines régions cérébrales ne permettent point d'accepter celte manière de voir. Ainsi, la considération de la masse seule est stérile, et c'est H. 20
une question de forme autant que d'étendue. S'ensuit-il que la phrénologie soit vraie? J'expliquerai plus loin quels sont mes sentiments à cet égard.
D'ailleurs, si l'étude de la forme du crâne peut donner une idée générale de la forme du cerveau, l'étude de sa table interne peut fournir en outre sur sa configuration extérieure des détails précis et minutieux qu'il ne faut point négliger. Le plus souvent, dans l'homme blanc, les plis cérébraux ne laissent sur la table interne du crâne aucune empreinte distincte; mais, dans certains cas, ces empreintes sont visibles et multipliées. Or, plus elles sont profondément dessinées, plus on peut conclure à l'atrophie du sommet des circonvolutions. Cette proposition peut être aisément démontrée. Supposons
que la courbe A. B. représente une portion de la voûte crânienne, et la bande flexueuse A' B', la couche des circonvolutions.
Dans ces conditions, considérons les petits espaces vides *****. De deux choses l'une : ou les os, se développant, viendront remplir ces vides, et dans ce cas les plis laisseront des empreintes, ou ce sera la substance cérébrale, et alors il ne s'en produira pas. L'existence des empreintes est donc à priori la preuve d'une atrophie superficielle, et leur absence celle d'un développement poussé aussi loin que possible, eu égard à la masse du noyau cérébral et des centres blancs des hémisphères. Le fait est que daus l'homme blanc normal ces empreintes sont à peu près nulles, tandis qu'elles sont plus ou moins profondes dans tous les cas d'atrophie cérébrale, et il en est de même chez les singes inférieurs comparés aux singes les plus élevés.
§ 4. Dimensions et capacité du crâne.
Bien que la question de forme l'emporte à nos yeux sur la question de masse, nous sommes loin de penser qu'il faille négliger celle-ci ; mais l'importance de cette étude est comprise dans certaines limites qu'il n'est pas hors de propos de déterminer ici.
Il nous semble que M. Tiedemann a pris un fort mauvais parti quand il a eu l'idée de mesurer la capacité du crâne dans différentes races, et de se fonder là-dessus pour établir certaines propositions relatives au degré de leur intelligence. Des crânes de Nègres, d'flozouahnas, d'Alfouroux, de Mongols ou de blancs, eussent-ils la même capacité cérébrale, il ne faudrait pas conclure de ce fait à l'équivalence de la capacité intellectuelle; car il ne s'ensuivrait pas que la forme fût la même, que la complication des circonvolutions fût la même; enfin, et ceci est plus grave encore, que la force intrinsèque fût la même. Grands naturalistes, qui ne voyez que la surface, savez-vous ce qui se passe au-dessous? Vous étudiez la matière morte et vous osez conclure de là à l'énergie de la nature vivante dont les conditions intimes échappent aux sens et aux efforts les plus subtils des méthodes expérimentales! Imaginez-vous, par exemple, qu'un cerveau de nègre, fût-il d'égale grandeur et d'égale proportion, pût être assimilé au cerveau d'un blanc? Quant à moi, je ne puis le croire. Les blancs à petite tête ont les instincts des blancs; ils comprennent la civilisation, elle va à leur nature ; les nègres à grosse tête ont les instincts des nègres et leur tête, en se développant, les rend plus parfaits sans doute; mais cette perfection est une perfection de nègre qui ne les fait en aucune manière semblables aux blanc s. Qu'un blanc à grosse tête soit plus intelligent qu'un blanc à tête petite, cela peut être et cela se conçoit; car, enfin, il s'agit
d'une même matière spécifiquement parlant; mais s'ensuit-il qu'un nègre et un blanc étant donnés, le nègre soit plus intelligent et d'une intelligence semblable, s'il a la tête plus grande? Ne voit-on pas que, dans des questions de cette nature, ce dont il faut se garder surtout, c'est de comparer des choses hétérogènes qui ne sont pas comparables? Conclurez-vous, par exemple, des instincts du chien à ceux du loup par la seule considération de la capacité du crâne? Les phrénologistes du moins font intervenir dans la question certaines conditions d'harmonie intérieure, ils le font avec plus ou moins de bonheur; mais enfin à priori leur opinion n'implique aucune absurdité. Mais peser le millet dont on remplit des crânes et en conclure des propositions relatives à la dignité des différentes races comparées entre elles! Est-ce là une méthode, est-ce là de la science (1)?
Nous croyons, pour notre compte, que ces questions de capacité n'ont quelque valeur qu'autant qu'on circonscrit ses recherches dans les limites rigoureuses d'un type naturel. Comparez les blancs aux blancs, les nègres aux nègres, les Mongols aux Mongols, à ces conditions de pareilles recherches pourront avoir un intérêt véritable; mais il ne faut point oublier que parmi les hommes d'une même race il y a des différences que la seule considération de la capacité crânienne ne résout pas. Les moyennes ici n'ont de valeur qu'à la condition d'être déduites d'un nombre immense d'observations. Quoi qu'il en soit, il parait vrai qu'en général les grandes têtes
(1) Il ressort de mesures très-curieuses, prises par M. le D1' Morel, que la dégradation de l'intelligence dans le cas de dégénérescence n'est pas nécessairement proportionnelle à la réduction de la masse encéphalique. On consultera avec fruit sur ce point l'ouvrage de cet auteur, intitulé: Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l'espèce humaine. Paris, 1867. 1 vol. in-8, avec allas in-i.
valent mieux, et que l'exercice intellectuel en développe la capacité en môme temps qu'il en améliore la forme. Le crâne des hommes distingués par l'esprit et par les mœurs, le crâne des artistes habiles, de ceux qui pensent et imaginent beaucoup, est en général plus grand, et surtout plus beau, que le crâne des hommes qu'on ramasse parmi la populace. Rien n'est plus rare qu'un beau crâne dans les amphithéâtres d'anatomie; car ce n'est pas parmi les parias des civilisations modernes que se plaît la beauté, cette expression vivante de la vertu et de l'intelligence. Ces réflexions jettent quelque discrédit sur les moyennes qui ont été publiées par d'habiles auteurs. Toutefois les circonstances où je suis placé ne m'ayant point permis de mieux faire, j'énoncerai ici quelques-uns des résultats qui ont été publiés.
Les uns considèrent surtout la dimension du crâne. A cet égard, il y a beaucoup de différences entre les moyennes obtenues parles divers observateurs; c'est ainsi que la circonférence moyenne du crâne est de 0m,510 suivant Tenon, de 0m,514 suivant M. Lelut, tandis que MM. Parchappe(l) et Van der Hoeven la portent, le premier, à 518, et le second à 521mm dans les crânes européens. La courbe longitudinale ou occi-pito-frontale est, pour ce dernier, de 0™,374, tandis que pour M. Lelut elle égale 0m,285 seulement. Mais cela tient évidemment à certaines différences dans les points de repère. Ils diffèrent peu l'un de l'autre quant au diamètre occipitofrontal, qu'ils portent, l'un à 0m,177, l'autre à 0m,l79. Cette mesure s'éloigne très-peu de celle qu'ont obtenue les frères Weber (2).
(1) Recherches sur l'encéphale. Paris, 183G. Première partie.
(2) Elle est égale à 0», 176 suivant ces habiles observateurs. La mesure de la ligure publiée par Leuret donne 182mm. Le plus grand diamètre bi-pariétal est dans cette ligure de 13G mm. Je ne puis douter queeelte figure »e soit exacte, mais ce sont là des proportions exceptionnelles. Toutefois, MM. Lesson et Garnot ont trouvé dans une tète do Français les proportions
Toutefois ils diffèrent beaucoup quant à la mesure des diamètres transverses. Le diamètre frontal est de 0m,098 pour M. Le-lut, et de 0m,095 pour M. Van der Hoeven. Mais pour celui-ci, le plus grand diamètre transversal égale 0m,139, tandis que M. Lelut le porte à 0m,l45. Tous ces chiffres sont des moyennes de mesures prises sur l'extérieur du crâne; celles qui donnent l'étendue réelle de sa cavité sont plus significatives, et peut-être devrait-on les préférer exclusivement, à cause des variétés nombreuses que présentent les os du crâne quant à leur épaisseur. Le diamètre vertical du crâne est très-variable. Lesson et Garnot le désignent sous ce nom, diamètre sphéno-bregma-tique. Ils l'ont trouvé chez un Français égal à Om,135. Van der Hoeven donne le chiffre 0m,144, qui exprime la moyenne de vingt observations. Ces résultats sont bien vagues, et bien que d'une manière générale ces dimensions soient un peu plus grandes dans les blancs que dans les autres races, bien qu'elles impliquent une capacité moyenne un peu plus grande, il s'en faut de beaucoup qu'on en puisse tirer des conséquences applicables à tous les cas. Il est d'ailleurs fort à regretter que les auteurs ne conviennent pas de certains points de repère, pour que leurs observations fussent réciproquement comparables. La longueur est ce qui varie le moins. Je la trouve sur un crâne d'homme blanc de grandeur moyenne égale à 176mm, prise extérieurement. La largeur est de 141mm, ce qui donne pour différence 27mm seulement. Ces proportions, selon nous, sont les plus normales. Elles étaient, à peu de chose près, les mêmes sur un crâne de femme de grandeur très-médiocre. Le diamètre longitudinal était en effet de 163 mm, et le bi-pariétal de 135; mais, ainsi que nous l'avons vu, la différence des dia-
sui vantes : Diamètre antéro-postérieur, 0"', 185; diamètre bi-pariétal, 0m, 131. Différence, 0 m, 054.
mètres intérieurs était beaucoup moindre. Dans un crâne d'idiote congéniale que j'ai sous les yeux, le diamètre longitudinal, pris extérieurement, était del62mm, et le bi-pariétal de 118 seulement : ainsi la différence était de 44mm. Prises intérieurement, les mesures donnaient I43mm pour le premier diamètre, et ll5mm pour le second: ce qui donne pour différence 28mm, chiffre considérable, surtout si l'on a égard à la petitesse de ce crâne (1). Le diamètre bi-pariétal l'emportait sur le plus grand diamètre frontal de 25mm. Cette tête, quoique étroite et longue, eu égard à sa masse, ne présentait pas, quant à sa capacité, les conditions extrêmes de la microcephalic. Dans cette réduction générale, la réduction la plus marquée portait sur les parties frontales.
C'est d'ailleurs une remarque importante, que plus la capacité du crâne décroît, plus les os qui le composent acquièrent d'épaisseur et de densité. Ces différences dans l'épaisseur des os et du crâne font que les mesures extérieures sont tout à fait insuffisantes; elles sont d'ailleurs très-dignes d'intérêt; elles semblent indiquer en effet une sorte d'opposition entre le mouvement d'ossification des vertèbres céphaliques et l'accroissement de la substance cérébrale. En général, quand le cerveau est grand, le crâne est grand, il est vrai, mais ses parois sont minces. Que si l'épaisseur du frontal augmente, sa masse est spongieuse et creusée de sinus aériens, en sorte que si le volume s'accroît, c'est sans qu'il y ait une augmentation notable du poids de la substance osseuse. Aussi, en général, le crâne des blancs cst-il fort léger, si on le compare aux races sauvages, qui ont le crâne épais, et le plus souvent dépourvu de sinus. Les idiots de la race blanche, lorsqu'ils présentent un commencement de microcephalic, offrent, sous ce rapport,
(1) Cf. Morel, hoc. cil., Pl. X, fig. 3.
une grande ressemblance avec les sauvages. Toutefois, cette similitude n'entraîne aucune identité réelle ; ce qui est normal et achevé ne pouvait jamais être comparé à ce qui est inachevé, quel que soit d'ailleurs le degré des analogies superficielles.
Ainsi épaisseur et dureté du crâne, réduction de sa capacité et dolicho-céphalie sont en général choses concomitantes.
Je vais essayer de résumer ici un certain nombre d'observations qui rendront sensibles quelques-unes des propositions que nous venons d'énoncer.
Résume moyen des observations de M. Van der Hoevcn.
¦ _ |.h-————
CRANES CRANES CRANES
EUROPÉENS NEGRES CHINOIS
millim. millim. millim.
Circonférence moyenne......... 0,521 0,502 0,517
Courbe occipito-frontale........ 0,374 0,351 0,374
Distance de la racine du nez à l'occiput. 0,179 0,i77 0,177 Hauteur mesurée du bord postérieur du trou occipital, au point opposé de la
suture sagittale............ 0,144 0,139 0,145
Diamètre transversal (maximum). . . . 0,139 0,130 0,138
Largeur du frontal derrière les orbites. 0,095 0 095 0,035
T'~ ... , j Longueur....... 0,035 0.035 0,035
Trou occipital l Ur^m........ £m Qm 0029
Diamètre jugal............. 0,131 0,128 0,133
De la symphyse du menton au bord 0,032 | 0,031 0,033
alvéolaire...............
Hauteur des branches.......... 0,06G 0,061 0,068
Longueur du corps de la mâchoire. . 0,082 0,086 0,083
Toutes ces mesures sont prises extérieurement. Or, si l'on tient compte de l'épaisseur relative des os du crâne dans les nègres, il sera évident que des mesures prises intérieurement seraient plus significatives encore. Quoi qu'il en soit, les moyennes des observations de M. Van der Hoeven me paraissent fort exactes, sauf pour le frontal dont la largeur moyenne dans la race blanche est au moins de 110mm. Je l'ai trouvée
égale à 90mm. seulement dans une idiote à tête fort réduite et dans un crâne appartenant à la race tasmanienne, elle ne dépassait pas 92 mm. Mais ce sont là des cas extrêmes.
On peut comparer ces résultats à ceux qu'a obtenus M. Lelut sur des crânes européens. Ils en diffèrent à quelques égards, mais en général ils coïncident.
Circonférence moyenne......
Courbe longitudinale (occip. front. Diamètre antéro-postérieur. . . .
Diamètre temporal.........
Diamètre frontal..........
Courbe transversale........
Diamètre intermastoïdien.....
millim. 0,514 0,285 0,177 0,145 0,098 0,312 0,104
N.B. Si l'on divise le diamètre antéro-postérieur en deux parties égales par un diamètre transversal, on partage la circonférence moyenne en deux arcs dont l'antérieur é-
gale........0,258
et le postérieur. . 0,256
Ces résultats, ainsi qu'on peut le voir au premier coup d'œil, diffèrent assez peu de ceux qu'a obtenus M. Van der Hoeven. Il est fâcheux, je le répète, que tous les observateurs n'aient pas accepté le même mode démesure, la comparaison des résultats obtenus par eux deviendrait plus facile, et l'on peut regretter également que les points de repère à l'aide desquels les différents diamètres sont déterminés, ne soient pas les mêmes pour tous.
MM. Lesson et Garnot ont donné diverses mesures de plusieurs crânes, l'un de Français, un autre de nègre mozambique, un troisième d'un Papou de l'île de Waigiou, un quatrième d'Alfouroux de la Nouvelle-Guinée, et un cinquième enfin, celui d'un Nouveau-Zélandais (1). Ces mesures ne permettent pas d'apprécier le caractère de la forme, en tant qu'ils ont négligé de donner le rapport du diamètre bi-pariétal à celui du frontal.
J'ai moi-même essayé quelques mesures comparatives, fort insuffisantes sans doute, mais qui, rapprochées d'autres observations, pourront entrer à leur tour en ligne de compte.
(!) Voyage de la Coquille. Hisl. nat. des mamrn., page 115.
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mill. mill. mill. mill. mill. mill. mill. mill. mill.
Circonférence horizont. 0,494 0,307 0,517 0.494 0,503 0,527 0,505 0,492 0,495
Courbeoccipito-frontal. 0,348 0,370 0,388 0,360 0,364 0,380 0,359 0,355 0,3(10
Diamètre occipito-front. 0,174 0,178 0,183 0,180 0,178 0,178 0,181 0,107 0,179 Hauteur du trou occ. au
sommet de la tête. . . 0.130 0,140 0,138 0,133 0,!30 0,137 0,135 0,(21 0,129 Diamètre bi-pariétal. . 0,(24 0,138 0,134 0,126 0,139 0,150 0,(32 0,(38 0,133 Diamèt. front, (maxim.). 0,105 0,110 0,105 0,092 0,092 0^129 0,104 0,(11 0,(12 Diamètre bi-temporal. . 0,117 0,130 0,125 0,116 0,124 0,142 0,118 0,125 0,120 Courbe transvers, interauriculaire....... 0,313 0,320 0,327 0,300 0,314 0,333 0,300 0,302 0,306
Dist. du bord alvéolaire au bord antérieur du
trou occipital...... 0,113 0,100 0,103 0,100 0,090 0,088 0,091 0,088 0,098
Ces mesures prises aussi exactement que possible sont loin toutefois d'avoir la valeur qu'on pourrait supposer. En effet, si le crâne signifie quelque chose c'est eu égard au cerveau. Or, l'épaisseur des parois du crâne étant infiniment variable, on ne peut conclure exactement de son volume à sa capacité. C'est ainsi que le diamètre antéro-postérieur du crâne étant chez un Alfouroux australien égal à 0,183mm, le plus grand diamètre de sa capacité était de 0m,168 seulement; tandis que dans le Berber, ce dernier diamètre différait du diamètre extérieur de 10mm seulement ; de même chez une femme blanche à tête fort petite, le diamètre longitudinal de la capacité du crâne était de 155 mm, 164mm donnant la mesure du diamètre extérieur. En sorte que la différence était de 9mm seulement, tandis que, dans une idiote également de race blanche, ce dernier diamètre étant de 162mm, le diamètre extérieur était de 143 mm seulement, ce qui faisait une différence de 19 mm. Que conclure de là, sinon que les dimensions extérieures du crâne sont des indices infidèles de la capacité intérieure?
Peut-être pourra-t-on supposer qu'il est plus utile de mesurer a capacité du crâne; c'est là une opinion fort juste, mais les
occasions de faire ce travail sur une vaste échelle m'ont manqué, et d'ailleurs, cette étude ne peut conduire qu'à des résultats peu certains.
§ 5. Des déformations du crâne.
Après avoir parlé des formes normales du crâne, disons quelques mots de ses déformations. Elles sont nombreuses et ont été poussées parfois si loin, qu'elles seraient inexplicables, si la folie humaine n'était là pour tout expliquer. Toutes les déformations ne sont pas artificielles. Je connais une petite fille, vive et intelligente d'ailleurs, dont le front offre au-dessus des sourcils un étranglement annulaire très-marqué. Ses parents sont parfaitement conformés, et jamais sa tête n'a subi de pressions anormales.
Dans ces derniers temps, M. le professeur Giraldès m'a permis d'examiner un jeune enfant dont le front était si atténué que la tête, fort large en arrière, avait, vue d'en haut, la forme d'un cœur. Jamais cet enfant n'avait été soumis à aucune cause de déformation artificielle. Il y a donc des déformations spontanées, et elles sont fréquentes. C'est là un avis à ceux qui, sur l'inspection d'un seul crâne trouvé dans des tombeaux antiques , auraient la tentation de faire leur petit roman ethnologique.
Nous ne dirons rien des déformations que les maladies amènent , celles par exemple que produit l'hydrocéphalie. Nous parlerons de celles qui dépendent de certaines compressions artificielles. M. le docteur Gosse, dans un ouvrage récent (1), a étudié cette question avec le plus grand soin. 11 distingue seize déformations principales. Mon but n'est pas de suivre pas à pas cet écrivain dans le développement du sujet qu'il a
(1) Essai sur les déformations artificielles du crâne (Annales d'hygiène publique. Paris, 1855, 2e série, tomes I et 11).
si habilement traité. Il me suffira de signaler d'une manière générale les déformations qu'il a admises, et de renvoyer pour de plus amples détails à son beau mémoire.
Dans un premier cas on agissait à la fois sur le front et sur l'occiput qu'on aplatissait tous deux, et la tête prenait la forme d'un coin : telle est la déformation cunéiforme de Morton, dont il y a deux sortes, l'une couchée, l'autre relevée. La première était, en usage chez les Américains , et en particulier chez les Caraïbes, les Covalitsk, les Guaranis septentrionaux et beaucoup d'autres. La seconde, dans laquelle le crâne était ramené en avant, était en particulier pratiquée chez les Natchez comme l'indique un crâne précieux figuré par Morton.
Dans un second cas, la forme du crâne, assez semblable à la disposition cunéiforme couchée, en différait en ceci que l'allongement était plus symétrique, en sorte que la tête prenait l'apparence d'un cylindre plutôt que d'un coin. Cette déformation était pratiquée chez les anciens Aymaras de Bolivie.
Une troisième déformation que l'on pourrait appeler oblique, résultait de pressions qui agissaient selon une diagonale tirée du frontal d'un côté sur le pariétal du côté opposé. Elle donnait lieu à la tête irrégulièrement comprimée et dilatée.
Dans un quatrième cas, on donnait à la tête une forme carrée.
L'une des déformations les plus singulières est celle qu'ont présentée certains crânes trouvés dans Y île de los Sacrificios. Un système compliqué de bandes donnait à la tête une forme trilobée. C'est là la cinquième déformation de M. Gosse.
La sixième consistait en ceci. La compression agissait exclusivement sur le frontal. Cette déformation est commune en France en plusieurs lieux.
La septième déformation admise par M. Gosse résulte d'un allongement ou d'un aplatissement du nez. Si, outre l'aplatissement du nez, la tête est obliquement comprimée sur le front
et sur les côtés de manière à donner au crâne une forme pyramidale, cette déformation produira la tête mongole, qui est la huitième forme anormale.
Outres ces déformations, M. Gosse admet :
9° La tête prognathe observée chez quelques Caraïbes et dont nous avons donné plus haut la raison.
10° La tête aplatie sur les côtés. Forme dont les Abassiens du Caucase offrent un exemple connu, et que M. le docteur Furnari a retrouvée chez les Arabes modernes.
Dans d'autres cas, la tête était à la fois déformée sur les côtés et sur le front. Les Turcs préféraient la forme sphé-rique. Ailleurs, un lien ceint étroitement la tête, l'étrangle en forme de sablier, et produit cette déformation annulaire si bien décrite 'par M. le docteur Foville. Dans d'autres cas, le lien compresseur, noué sous le menton, divise les parties supérieures du crâne en deux lobes, comme M. le docteur Lunier l'a observé dans le département des Deux-Sèvres. Quelques peuples, et les Incas en particulier, comprimaient l'occiput, et cette coutume était en faveur chez toutes les nations de race toltécane. Enfin, certains peuples donnaient à la tête la forme d'un cône tronqué, comme l'ont observé à Siam, MM. Rus-chenberg et Finlayson, ce qui porte à seize le nombre des déformations admises par M. Gosse.
Tel est, en résumé, le résultat des savantes recherches de cet habile auteur, dont le livre est à coup sûr le plus intéressant qu'on puisse consulter sur cette matière. Suivant lui, toutes ces déformations, sont, dans le principe, le résultat de pratiques artificielles, mais quelques-unes ont pu se transmettre par la génération. Telle était, au sujet des Macrocéphales, l'opinion d'Hippocrate. Dans l'origine, dit-il, l'usage seul était la cause de l'allongement de la tête, mais aujourd'hui la nature vient en aide à l'usage... En effet, la liqueur séminale provient
de toutes les parties du corps, saine des parties saines, altérée des parties malades. Si donc de parents chauves naissent souvent des enfants chauves ; de parents aux yeux bleus, des enfants aux yeux bleus; de parents louches, des enfants louches, et ainsi du reste pour toutes les variétés de la forme, où est l'empêchement qu'un macrocéphale n'engendre un macro-céphale (1)?
Il est certain que les hommes de Toulouse ont une forme de tête qui les distingue, et qui se transmet par la génération. Mais nous ne saurions attribuer à des causes artificielles prochaines ou éloignées cette atténuation singulière du frontal particulière aux Mongols, mais surtout aux noirs de la race tasmanienne. C'est là un fait naturel dans lequel l'homme n'est pour rien. D'ailleurs, alors même que ces modifications singuliers de la forme du crâne sont acquises, il y a une question à résoudre : quelle est la source première de ces usages bizarres? L'homme, fût-il fou, ne fait rien au hasard. Les effets les plus désordonnés ont un principe qu'on peut, avec Leibnitz, essayer de découvrir.
Morton nous semble avoir envisagé cette question sous son vrai jour; et, à dire toute notre pensée, l'orgueil a été ici comme ailleurs le père du mal. L'homme sauvage ou civilisé, ignorant ou savant, hideux ou beau, l'homme, quel qu'il soit, s'admire volontiers, caresse aussi bien ses défauts que ses qualités, et rit d'autrui. Un peuple de bossus se moquerait des hommes droits. Ainsi les particularités qui les distinguent sont, aux yeux des nations, le critérium de la souveraine beauté. Or, sitôt qu'il sera convenu qu'un nez camus est beau, on voudra l'avoir plus camus encore. Un peuple a-t-il de grandes oreilles, ne sera-t-il pas éminemment flatteur pour
(1) OEuvres d'Hippocrate : Des airs, des eaux et des lieux. Édition de Littré, tome II, page 61.
tout individu de cultiver et de porter à son comble cette gracieuse qualité? Le front est-il naturellement fuyant? on l'aplatira jusqu'à l'anéantir. Piéciproquement, à une certaine époque, les idées de Gall ayant réagi sur l'art, le moindre rimailleur prétendait à un front gigantesque. Ne pouvant agrandir le frontal, on le découvrait autant que possible en rasant les cheveux, et c'était une flatterie délicate chez un peintre que de gratifier un modèle illustre d'un front d'hydrocéphale; ainsi, voit-on certains nigauds, jaloux de la gloire d'hommes fameux, s'imaginer qu'ils s'élèvent à leur niveau en imitant leur démarchent même leur travers? Donc l'opinion domine aussi dans l'empire de l'esthétique, mais la première opinion c'est l'admiration de soi-même. Nous croyons en conséquence que la plupart des déformations artificielles du crâne ont pour but de rendre plus apparents certains caractères propres à la race, et par conséquent admirés par elle.
Je dis la plupart de ces déformations, car quelques autres pourraient avoir eu un autre principe. C'est ainsi que certains peuples guerriers et envahisseurs, Huns, Berbères, Caraïbes, hommes de carnage et de proie, prétendaient à l'allure de certains animaux dévorants. Ils s'aplatissaient le front. Leur tête basse et fuyante leur donnait quelque chose du tigre et du lion. Cette face sans crâne, et cependant expressive et vivante, avait un aspect terrible et fatal, comme toutes les choses actives, mais d'où l'intelligence est bannie. Mais les peuples qui se piquaient de civilisation, de sagesse et de bon conseil, tels que les Ygneris de Saint-Domingue, les Incas et les nations taïtiennes, cherchaient à exprimer cette tendance en ramenant en avant le frontal, signe du développement cérébral et de la puissance intellectuelle.
M. le docteur Gosse, qui est à la fois un savant et un homme de beaucoup d'esprit, genre de cumul malheureusement très
rare et dont il faut le féliciter, pense, et son opinion est à coup sûr d'un grand poids, que ces déformations ne sont pas sans influence sur le moral des individus; il va même jusqu'à admettre qu'une légère déformation occipitale pourrait dans certains cas être avantageuse.
Cette opinion est fort conforme aux principes de la crânios-copie moderne; or celle-ci ne nous paraît pas beaucoup plus certaine que celle des anciens. Suivant Avicenne, les lésions de la partie antérieure du cerveau altéraient le sens commun; celles de la partie moyenne, la raison; celles de la postérieure, la mémoire. En effet l'imagination habitait les ventricules antérieurs ; la pensée les ventricules moyens, les postérieurs logeaient la mémoire. Cette opinion était celle d'Aetius (1) du célèbre Arnaud de Villeneuve (2), et Jérôme Fracastor (3), qui l'adopte également, en donne une singulière preuve. Quand nous voulons imaginer, dit-il, le front se contracte ; cherchons-nous à nous remettre quelque chose en mémoire, nous nous frottons le derrière de la tête. Ainsi Gall n'a pas même imaginé les malheureux principes de sa mimique bizarre. C'est de l'erreur surtout qu'il faut dire, nil novum sub sole.
Si cette singulière localisation était prouvée, elle aurait du moins le mérite d'une grande simplicité; malheureusement sa certitude est fort contestée et par d'excellents auteurs. « On n'explique pas suffisamment, dit Daniel Sennert, pourquoi le sens commun a pour siège la partie antérieure du cerveau. Il est vrai que tous les organes des sens externes sont groupés autour d'elle. Mais leurs nerfs n'y aboutissent point. On n'a justifié par aucune bonne raison la séparation qu'on a faite de
(1) Telrab H, serm. 2, cap. n.
(2) De conferentibus et nocentibus principcdibus menibris nostri corporis.
(3) Hyeron. Fracastori Turrius, sive de inîellectione, lib. II, p. 147. Opera omnia Venetiis, 1584.
l'imagination et de la mémoire, de celle-ci et de la raison, logeant la raison dans la partie moyenne du cerveau, l'imagination dans son extrémité antérieure et la mémoire dans celle qui est en arrière; car la mémoire et l'imagination ont les mêmes objets, quoique un peu différemment (1). » Ces remarques sont pleines de sens. Si cette localisation était vraie, il s'ensuivrait que les singes, chez lesquels les cavités ancyroïdes l'emportent prodigieusement sur le reste des ventricules, ont infiniment plus de mémoire que l'homme ; mais, d'autre part, les autres animaux et même l'Éléphant qui sont dépourvus de cavités ancyroïdes en seraient absolument privés, conclusion évidemment ridicule. Enfin, comme en descendant la série, les lobes frontaux se réduisent plus que les pariétaux, les animaux inférieurs devraient avoir plus de raison que d'imagination et de mémoire, ce qu'on n'accordera pas, je suppose. Voilà en quelques mots les premiers crânioscopistes réduits au silence.
Toutefois la crânioscopie ne s'est pas tenue pour battue, et le phénix a ressuscité mais sous une autre forme dans la nouvelle doctrine de Gall.
Cette doctrine peut être assez aisément résumée : le front loge les organes intellectuels; la région pariétale du crâne, les facultés affectives ; quant aux facultés instinctives, leurs organes occupent la région postérieure et inférieure de la tête. Chacune de ces facultés a d'ailleurs, dans la région qu'elle occupe, un département défini. Elle répond à un certain point d'une circonvolution ; cette faculté est-elle prononcée, son organe se tuméfie, et le crâne offre, dans un point correspondant, une saillie plus ou moins grande.
(1) Danielis Sennerti, Epitome institutionum medicinœ. Amstelodami, Jansson, 1655, cap. xni, p. 47.
H. 21
La théorie de Gall a été si souvent exposée et en tant de lieux, qu'il serait au moins superflu d'en donner ici les détails. On a beaucoup critiqué Gall et avec raison ; peut-être l'a-t-on à tort accusé de mensonge. A cet égard le témoignage du célèbre et vénérable Sœmmerring le défend assez ; mais en l'absolvant, Soemmering reconnaît en lui beaucoup d'erreurs, et ne peut consentir à tirer de faits qu'il admet, les conséquences que Gall en a déduites. Or, je ne crois pas que les travaux de Spurzheim et de ceux qui l'ont suivi aient beaucoup ajouté à la certitude de ces conséquences qui ont été d'ailleurs attaquées par M. Flourens et M. Lelut, de telle sorte qu'il est bien douteux qu'elles s'en relèvent jamais.
Quant aux applications qu'on a prétendu faire de la crânioscopie humaine à la crânioscopie comparée, elles pèchent par la base ; car si les types diffèrent essentiellement, il doit y avoir autant de crânioscopies différentes qu'il y a de types distincts. Or que penser de la crânioscopie des oiseaux ou des reptiles, mais surtout de celle 'des poissons? Ici le crâne accuse si peu la forme réelle du cerveau, que de pareilles prétentions sont écrasées par le ridicule qui leur est propre; d'ailleurs M. Leu-ret (T. I, p. 561), en a assez dit en parlant des observations de M. Vimont, pour qu'il soit superflu d'y insister.
Aujourd'hui la crânioscopie de Gall est un peu surannée, en France du moins, où elle semble avoir pris naissance, et où elle trouva ses premiers adeptes. Mais si les caprices de la mode lui procurèrent une apothéose d'un moment, elle fut bientôt dépouillée de cette splendeur première et tomba dans le dédain. Toutefois elle a encore de nombreux sectateurs en Angleterre. Elle n'a pas été aussi heureuse en Allemagne où la crânioscopie, s'il y en a une, diffère à quelques égards de celle que Gall avait imaginée et défendue avec tant de persistance.
Des élèves d'Oken, Spix et le célèbre Carus, ont été les fondateurs de cette crânioscopie nouvelle. Suivant M. Carus, dont les travaux sont les plus récents, le ganglion antérieur du cerveau, qui correspond aux hémisphères cérébraux et aux obes olfactifs, est l'organe de l'esprit en tant qu'il connaît, compare et juge; le ganglion moyen, correspondant aux tubercules quadrijumeaux et aux nerfs optiques, est le centre des impressions dont on n'a pas conscience, et l'organe du sentiment ; enfin, le ganglion postérieur, qui correspond au cervelet et à l'organe de l'ouïe, paraît être le siège des instincts des passions et de la volonté.
Ainsi, dans les trois vertèbres du crâne, dit notre auteur, il y a, selon l'individu, indication positive des trois facultés essentielles do l'âme, qui sont : la volonté, le sentiment et l'intelligence. Or en vertu des rapports de chacune de ces vertèbres avec une certaine partie primitive de la masse du cerveau, on observe que les penchants et la volonté se trouvent clairement indiqués à la vertèbre postérieure ou occipitale, la vie végétative et le sentiment à la vertèbre intermédiaire, la subtilité des sens et l'intelligence à la vertèbre antérieure ou frontale (1).
J'aime à citer cet illustre auteur, alors même que je n'accepte point toutes ses idées, parce que partout, et même dans ses erreurs, il fait penser, et peut être considéré comme un moteur dans l'ordre de l'intelligence. A coup sûr, si la crânioscopie pouvait être admise, ce serait sur un pareil témoignage; mais j'y vois de bien grandes difficultés. Je reconnais bien que les races supérieures sont caractérisées par un plus grand développement du frontal, mais s'ensuit-il la nécessité d'une
(1) Atlas de crânioscopie. Leipzig, 1S43. Symbolik der menschlkhen Gestalt, 1853.
localisation? Le frontal ne loge pas tout le cerveau, loin de là, et dans l'homme certaines régions de la vertèbre pariétale s'accroissent au moins autant que la vertèbre frontale; or, ici le cerveau est tout, et non les tubercules quadrijumeaux qui s'amoindrissent évidemment quand les hémisphères grandissent. De même la vertèbre occipitale dans l'homme n'a pas seulement rapport au cervelet, mais encore au cerveau. Et s'il faut admettre avec M. Carus que le cervelet, les tubercules quadrijumeaux et les hémisphères cérébraux ont des fonctions distinctes, ce que M. Flourens a admirablement démontré, s'ensuivra-t-il que ce cerveau, qui occupe à la fois le domaine des trois vertèbres fondamentales du crâne, ait, en chacune d'elles, des propriétés distinctes? Cela n'est point prouvé, et à coup sûr n'a rien de probable.
Je puis d'ailleurs énoncer des faits qui détruisent cette idée. On n'accusera pas, je suppose, les singes de manquer d'instincts, de passions et de volonté; leur férocité, leur lubricité, leur violence démontrent assez le contraire. A cet égard, ils dépassent l'homme de beaucoup. Eh bien ! le cerveau occupe chez eux, dans la vertèbre occipitale, un espace relativement beaucoup moindre que dans le cerveau humain. Ce n'est pas tout, le cerveau est dans les chiens et les chats complètement hors de la vertèbre occipitale, s'ensuit-il qu'ils n'aient ni passions, ni instincts, ni volonté?
Ainsi donc la théorie de M. Carus ne peut s'appliquer au cerveau, et le cerveau humain remplissant pour ainsi dire le crâne, elle ne s'applique pas davantage à celui-ci. D'ailleurs, la vertèbre frontale n'est pas le premier point de départ du cerveau. C'est la vertèbre pariétale. Eh quoi! voici le cerveau, organe du jugement et de l'intelligence, enchaîné à cette vertèbre, centre des impressions dont on n'a point conscience? Que devient, hélas! cette méthode de
diagnostic si simple, et dans la pensée de son auteur toute brillante de poésie?
Nous dirons plus bas ce qu'il faut penser des localisations ; mais, quant à présent, nous ne pouvons admettre celles qui ont été proposées; elles ne satisfont ni l'anatomiste, ni le psy-chologiste. A peine ce roman philosophique fait pour l'homme peut-il s'appliquer à l'homme. Les preuves qu'on demande à l'anatomie comparée en faveur du système, témoignent évidemment contre lui. Mais la phrénologie fût-elle vraie, la crânioscopie ne l'est pas. C'est là une remarque que M. le docteur Guépin a faite fort heureusement selon nous. Il dirait volontiers ce que Porta disait de la physiognomonie : « Hœc scien-tia conjecturalis est, nee semper optatum assequitur finem. » Ce témoignage a bien son importance.
Quant à nous, nous le répétons, si le développement du frontal nous paraît plus significatif en faveur de l'intelligence que celui de l'occiput, c'est là un fait que nous acceptons, mais sans chercher pour le moment à l'expliquer. Toutefois, l'antagonisme qui existe entre la région frontale et l'occipitale, et qui ne leur permet pas de se développer simultanément, nous obligerait à priori de préférer le développement de la vertèbre qui peut donner le plus grand espace à l'accroissement du cerveau. A cet égard, le développement du frontal crée des conditions meilleures. Peut-on, à cause de cela, le considérer comme le centre d'une activité supérieure? A cela je répondrai que certaines parties de la région pariétale du cerveau caractérisent aussi bien l'encéphale humain que d'autres parties des lobes frontaux, et qu'en conséquence il serait difficile d'opter entre elles. Mais nous reviendrons ailleurs sur ce sujet, l'un des plus importants à coup sûr parmi ceux que la physiologie considère.
Maintenant le crâne peut-il tout dire eu égard au cerveau?
Oui, si la table externe est exactement moulée sur l'interne, si l'épaisseur de tous les crânes est la même; enfin, si pour une forme semblable, tous les cerveaux offrent à leur surface une complication pareille. Or, aucune de ces conditions n'est réalisée. On a déjà montré qu'il n'y a entre la table interne et la table externe des os du crâne aucune correspondance rigoureuse, et j'ai fait voir que la complication des circonvolutions variait beaucoup suivant les races et même suivant les individus d'un même peuple. Que dis-je? sur le même individu, un crâne, symétrique néanmoins, renfermera deux hémisphères qui différeront l'un de l'autre dans le détail de leurs circonvolutions : voici pour la forme ; mais, après avoir donné à la matière ce qui lui appartient, et tout en accordant que la forme visible du corps peut exprimer symboliquement, dans certains cas, les formes invisibles de l'âme, le fera-t-elle jamais au point de traduire les subtiles différences matérielles qui correspondent aux différences mystérieuses des intelligences? Parmi les bêtes elles-mêmes, des animaux d'une même espèce et presque en tout semblables, diflèrent par le caractère. A côté de lionceaux hargneux et cruels, il en est de doux et d'innocents ; il y a des dogues caressants et des braques presque féroces; tel cheval est confiant, tel autre est ombrageux; cx-pliquera-t-on tout cela par le développement de telle ou telle partie du crâne? Les crânioscopistes le prétendent; mais on a bien démontré que ce n'est là qu'une prétention.
En ce qui concerne l'Homme, la grandeur de son cerveau et le développement des plis de sa surface en font, au-dessus du groupe des primates, un être tout à fait exceptionnel. Toutefois, avons-nous dit, au milieu de ce développement général trois régions se distinguent plus particulièrement par leur grandeur, savoir: 1° l'étage supérieur du lobe frontal; 2° le lobule du deuxième pli ascendant; 3° enfin, le développement
simultané des deux plis supérieurs de passage et, en deux mots, de tous les plis composant la large bande circonvolu-tionnaire qui longe la grande scissure cérébrale. Ainsi cette région nous paraît-elle mériter de fixer plus particulièrement l'attention des philosophes. Or l'étroitesse du crâne et la réduction de sa courbe occipito-frontale sont difficilement conciliates avec un grand développement de cette région, dont une grande réduction de la vertèbre frontale implique l'appauvrissement. Or j'attache dans tout homme un grand prix au développement des caractères humains essentiels ; les présenter au maximum c'est atteindre au terme de la perfection possible. Il ne faut donc pas s'étonner si les races inférieures autochthones de certaines parties de l'Afrique, de l'Australie et de la Mélanésie, ces races aveugles à la lumière de la civilisation, présentent ces caractères à un plus faible degré que la Circassienne, cette Reine des races humaines. Il est fort à regretter que jusqu'ici nulle étude sérieuse n'ait été faite sur l'encéphale de ces races si curieuses ; quelques-unes d'entre elles sont au moment de disparaître de la terre et malheureusement les plis du cerveau laissent trop peu d'empreintes sur les os du crâne pour qu'on puisse suppléer à l'étude directe de leur cerveau. Il ne suffit pas d'en mesurer la masse; rien ne doit être négligé dans un problème de cette nature ; alors même que tous les éléments possibles nous seraient acquis, ne resterait-il pas au fond de ces questions des problèmes insolubles? car toutes les races n'ont pas les mêmes aptitudes, ni la même dignité. Les unes sont plus nobles; d'autres sont infimes, aussi une organisation inférieure suffit-elle au développement complet de leurs facultés, et des formes cérébrales qui trahiraient l'intelligence d'un blanc suffisent à ces faibles natures. Cette suffisance d'une forme cérébrale inférieure dans ces hommes inférieurs s'explique en tant qu'elle répond aux
harmonies intimes de leur être. Car ces hommes aussi sont des harmonies, mais des harmonies d'un ordre moins élevé que celles des hommes blancs. Chez ceux-ci un degré d'organisation qui se concilie avec l'intelligence propre au sauvage, produirait l'idiotie ou du moins l'imbécillité. Je me suis étendu sur ce sujet dans un autre ouvrage en comparant au cerveau des blancs, celui de la Vénus hottentote (1). Combien souvent ai-je regretté de ne pouvoir lui comparer aussi des cerveaux d'Alfouroux ou de Tasmaniens! Ne voit-on pas que c'est peu de mesurer la capacité du crâne, et qu'en vertu du principe de la suffisance d'une forme inférieure dans les êtres inférieurs, telle forme peut être parfaite dans un sauvage qui serait dans l'homme blanc une difformité, et qu'il faut en conséquence faire acception dans ces recherches des différences des races? Or, comme ces races semblent conserver indéfiniment leurs caractères, peut-être conviendrait-il de rechercher avant tout le type de la beauté qui leur est propre. Cette étude convenablement faite, renverserait bien des préjugés.
(1) P. Gratinlet, Plis cérébraux de l'homme et des primates. Paris, Arthus Bertrand, 1854. Pl. I et II.
DEUXIÈME PARTIE.
HISTOIRE EXPÉRIMENTALE DU SYSTÈME NERVEUX CENTRAL.
Nous laisserons ici de côté les mouvements alternatifs qui agitent la masse cérébrale. Ces mouvements, qui ont peut-être sur les fonctions une influence nécessaire, sont dus à des causes extrinsèques et mécaniques. Nous renvoyons sur ce point à tous les traités de physiologie ; mais nous essayerons d'exposer clairement ce que l'observation et l'expérience ont appris de plus certain touchant les centres nerveux céphalo-rachidiens, sous le triple point de vue des mouvements, de la sensibilité et de l'intelligence.
CHAPITRE PREMIER.
DES NERFS.
§ 1. Y a-t-il plusieurs espèces de nerfs?
C'est par les nerfs que nous sentons ; c'est par eux que la volonté agit sur les muscles. Or le même filament nerveux est-il à la fois moteur ou sensitif, ou bien ces deux facultés sont-elles distinctes dans deux ordres différents de nerfs? Cette question a été récemment résolue par l'expérience; mais l'observation l'avait depuis longtemps soulevée.
Le sophiste syrien Pausanias tomba de voiture et reçut une contusion au haut du tronc. Les mouvements demeurèrent libres, mais deux doigts de la main et la moitié du médius perdirent leur sensibilité (1).
(1) Œuvres analomiques et physiologiques de Galion, trad, par Cl). Darem-
Ainsi la question est résolue par l'observation. Le mouvement étant conservé, la sensibilité peut être abolie et réciproquement. Les commentateurs ont beau s'agiter, l'observation persiste, et les objections qu'on invoque ne peuvent rien contre elle.
Si l'on prend, disait-on, un nerf du corps, le sciatique par exemple, et qu'on le coupe, le sentiment et le mouvement seront à la fois anéantis dans tous les organes qu'il animait. Cela est vrai; mais le sujet est complexe. En effet, un tronc nerveux n'est pas une seule chose et comprend un grand nombre de filaments nerveux élémentaires. Or ce qui est vrai du tronc en général peut ne l'être pas de chacun de ces filaments nerveux pris à part. Il peut donc y avoir deux ordres distincts de fibres. Notre célèbre naturaliste et philosophe Lamarck ne l'a point mis en doute.
§ S. Distinction des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs.
La gloire de Walker est d'avoir accepté cette hypothèse, mais surtout d'avoir prévu que l'une des deux racines des nerfs spinaux contient les fibres sensibles et l'autre les fibres motrices. Il a donc tracé la voie aux expériences que Charles Bell a faites et qui l'ont immortalisé.
Depuis Charles Bell tous les physiologistes du monde ont répété ces expériences, et le résultat n'a point varié. Il est certain que les racines antérieures sont motrices, et les postérieures sensitives. Coupe-t-on les premières, le nerf perd la faculté de transmettre aux muscles les déterminations volontaires. Coupe-t-on les secondes, le nerf devient insensible ainsi que toutes les parties où il se distribue.
berg, t. II, liv. I des lieux affectés, c. VI. — Laurentius, lib. IV, De re ana-lomicâ quœsl. A.— Th. A Vega, In comm. de locis affeclis. II.—Vallesius, lib. V, cap. x. Lib. I, Hist. 48. Lib. II, Hist. 16. — Zacntus Lusit. De med. princip., Hist. lib. V.
Toutefois, pendant quelques années un peu d'incertitude régnait encore sur la question si les racines antérieures sont exclusivement motrices; en effet, quand on les irrite, l'animal donne quelques signes de douleur qui disparaissent d'ailleurs quand les racines postérieures adjacentes ont été divisées. Kroncnbcrg expliquait ce résultat en supposant l'existence de certaines fibres récurrentes qui des racines antérieures passeraient dans les postérieures au point de leur union (1); mais une expérience de Magendie a renversé cette hypothèse. Quand, en effet, on coupe le nerf qui résulte de l'union des deux racines à quatre lignes environ en dehors du point de conjonction, l'irritation des racines antérieures cesse à l'instant de provoquer des signes de douleur. M. Brown Séquard a fait voir, dans ces derniers temps, que cette douleur n'est qu'un eflet des crampes qui résultent de l'irritation des racines antérieures. Ainsi, toute sensibilité dépend en réalité des racines postérieures, et l'exception apparente est ramenée à la règle.
On peut donc affirmer que les racines postérieures sont seules et exclusivement sensitives, mais il n'en faudrait pas conclure que toutes les fibres qui les composent conduisent des sensations pareilles ; elles contiennent en effet autant de filets nerveux distincts que le toucher perçoit de propriétés différentes. Il y a des nerfs spéciaux pour la douleur, pour le contact, pour la sensation du froid et du chaud, pour le chatouillement. Les observations pathologiques ne permettent à cet égard aucun doute.
(1) Mtiller's Archiv. 1839.
CHAPITRE II.
DE LA MOELLE.
§1. De la moelle en tant que centre nerveux.
Mais quelles sont les fonctions de la moelle à laquelle tous les nerfs sont attachés? Cette question en comprend deux. Estelle un simple conducteur? est-elle à la fois un conducteur et un centre? Ces deux questions méritent d'êtres traitées successivement.
La moelle est certainement un centre d'actions nerveuses. Un jeu cruel a depuis longtemps résolu cette question pour les animaux inférieurs et même pour quelques vertébrés. Qui n'a vu s'agiter la queue détachée d'un lézard quand on vient à la pincer? L'empereur Commode abattait dans le cirque la tête des autruches qui continuaient à courir. Enfin l'opinion du vulgaire attribue aux segments agités d'un serpent coupé en deux une tendance à se réunir de nouveau. Aristote (1) avait tiré de ces faits cette singulière opinion que l'âme est divisible, opinion que nous discuterons ailleurs.
Ainsi il est certain que la décapitation n'amène point l'anéantissement immédiat de la puissance nerveuse dans les segments du tronc; c'est là un fait parfaitement constaté par des observations répétées de Redi, de Lancisi, de Haller et de mille autres. Mais jusqu'aux expériences de Legallois, il était à peu près demeuré stérile pour la physiologie.
Legallois (2) a le premier parfaitement distingué les mou-
(1) De anima.
(2) Expériences sur le principe de la vie. Paris, 1812.
vements dont la moelle est le principe, de ceux qui ont pour cause l'irritabilité hallérienne, dans une grenouille décapitée. Il n'est pas besoin, dit-il, pour exciter des mouvements, de toucher ni les muscles, ni les nerfs; il suffit de toucher un point de la peau pour la déterminer à se mouvoir, et même elle se meut spontanément et sans aucune irritation. Cette observation fut répétée sur des lapins naissants dont il entretenait la vie par la respiration artificielle, et il arrive à cette conclusion, qu'après la décapitation le sentiment et le mouvement volontaire persistent.
11 va plus loin encore. Il essaye de démontrer que la moelle est le principe de ces deux facultés, et fait voir que chacune des parties de la moelle a le privilège d'animer toutes les parties du corps auxquelles ses nerfs se distribuent.
De ces faits si bien observés, Legallois a tiré des conséquences vraies en général, mais partiellement fausses. A ces expressions de sentiment et de mouvement volontaire, il en eût dû substituer de nouvelles, celles d'excitabilité et de réactivité. Mais les éléments de cette distinction, qui est aujourd'hui si claire, étaient inconnus avant l'époque où M. Flourens publia ses célèbres expériences (1).
Ces expériences firent connaître au inonde savant un fait sans précédent dans la science : c'est que les hémisphères cérébraux étant détruits, les rapports du corps avec l'âme sont anéantis et l'animal n'est plus qu'un automate, capable d'excitation, capable de mouvement, capable d'équilibre et de vie, mais aveugle, mais sourd, mais absolument dépourvu
(1) Mémoires lus à l'Académie des sciences en 1822 et 1823. —M. Flourens divisa la moelle épinière en trois segments. — « J'eus alors, dit-il, trois centre d'irritation parfaitement distincts et indépendants. Les irritations d'un centre restaient étrangères aux irritations de l'autre ; l'animal n'en percevait aucune. » Loc. cit., p. 13. Cf. Deuxième partie. §3. pr. 3.
d'intelligence, de spontanéité, de jugement et de mémoire, incapable par conséquent de sensations véritables et de volontés réelles; en effet, pour sentir et pour vouloir, il faut penser en un certain degré. Ces résultats donnèrent aux expériences de Legallois un sens nouveau, et M. Marshall-Hall dans ses recherches sur la force excito-motrice (1) ne fit que traduire les pages écrites par Legallois, dans la langue nouvelle créée par Flourens(2).
Le nom de force excito-motrice n'a point été conservé. Cette faculté que la moelle a de recevoir des excitations et de réagir sur elles, est aujourd'hui désignée sous le nom de pouvoir ou d'action réflexe. Ce terme est encore moins heureux que le premier. Le mot réfléchir a un sens particulier qu'il eût fallu respecter. Celui de réactivité dirait tout autant et vaudrait peut-être mieux (3).
Si l'on divise sur un animal vivant la moelle épinière en deux segments, la sensibilité et l'intelligence demeurent entières dans le segment antérieur, quant aux parties qui reçoivent leurs nerfs du segment postérieur, elles sont désormais complètement insensibles. Etiam hic nihil in partibus
(1) Marshall-Hall. Annales des sciences naturelles, deuxième série, t. VII.
(2) M. Flourens écrivait en 1824 ce passage remarquable: « Dans le fait, « la possibilité de tous les mouvements partiels sous l'effet d'une irritation exit lérieure, subsiste après la décapitation, puisque la moelle épinière, agent « producteur de tous ces mouvements, subsiste ; mais il n'y a plus, comme « je l'ai montré, ni mouvement spontané, ni mouvement coordonné, puisque « l'encéphale, siège des parties qui coordonnent et déterminent le mouve-« ment, est perdu. Mais du temps de Legallois, la délimitation entre les a parties qui veulent, les parties qui coordonnent et les parties qui produisent « le mouvement, n'était pas encorde laite. » (Propriétés et fonctions du système nerveux. Première édition, note de la page 182. Paris, 1824.)
(3) M, Flourens avait déjà dit : « Lorsque l'on pince un nerf dans une cer-« laine étendue de son trajet, il y a sur-le-champ une réaction opérée. » C'est là le mot propre. Loc. cit. Première partie, § 2. Pr. 1.
vitio superioribus mutatur, et in vulnere aut compressione rnedullœ spinalis, mens integerrima superest (1).
Mais le segment postérieur ainsi séparé du cerveau conserve la vie qui lui est propre. Chose remarquable, l'irritation d'un seul point du segment, qu'elle soit immédiate ou médiate, met en jeu le système entier des nerfs moteurs qui lui sont attachés ; on a pu conclure ainsi d'expériences très-exactes, que la moelle a un pouvoir de diffusion ; que toute impression, locale en apparence, se généralise par elle, et ses effets se développant également en arrière et en avant du point excité, s'affaiblissent toutefois à mesure qu'on s'éloigne de ce point (2).
Volkmann a découvert un fait de la plus haute importance et qu'ont justifié les expériences de Mûller et de Van Deen. C'est que l'irritation des extrémités des nerfs tangibles qui se répandent dans la peau a sur la force de réactivité de la moelle une influence beaucoup plus grande que l'irritation des troncs nerveux eux-mêmes. Cette observation prouve deux faits, savoir : 1° que des nerfs sensibles dans la peau cessent graduellement d'être excitables dans les troncs nerveux qui se rapprochent de la moelle, et 2° qu'il y a entre la peau et les muscles, par l'intermédiaire de la moelle, des relations automatiques si intimes, qu'un grand nombre de mouvements coordonnés peuvent être exécutés à l'occasion de certaines sensations sans aucune participation de l'intelligence (3).
Quoi qu'il en soit, cette réactivité de la moelle se dévelop-pe-t-elle dans un sens direct ou croisé? Cette question estré-
(1) Schelhammer. Ars med., t. III, et Haller. Elem. phys., t. IV, sect, vu, § 26, p. 327.
(2) Millier, Phys. du syst. nerveux., trad, par Jourdan. Paris, 1839.
(3) Volkmann. Mtiller, Archives, 1832, p. 15. Cf. Van Deen, Traités et découvertes sur la physiologie de la moelle épinière. Leyde, 1841.
solue par les expériences de M. Flourens, de Volkmann, de Van Deen, et de M. Brown Séquard. La réaction est directe. Ainsi divise-t-on la moelle dans un plan médian sur un animal décapité, l'excitation des parties cutanées du côté droit fera contracter les muscles droits, l'excitation des parties gauches fera contracter les muscles gauches. Toutefois dans l'état normal les deux moitiés de la moelle influent l'une sur l'autre, et de cette influence réciproque résulte une tendance innée aux actions alternatives et symétriques.
Tous ces phénomènes qu'on peut avec la plus grande évidence constater chez les vertébrés, mais plus particulièrement sur les plus inférieurs, démontrent que la moelle, considérée comme centre, a un pouvoir propre et indépendant du cerveau. Elle est donc à certains égards semblable à la chaîne ganglionnaire des animaux articulés. Chez ces derniers, le petit ganglion qui répond à chaque groupe naturel d'anneaux entretient pour un temps, et quelquefois maintient la vie dans une zoonite isolée. Ce ganglion est donc un centre de réactivité, un centre si parfait dans certains cas que d'une seule zoonite peut renaître un animal entier.
M. Moquin Tandon, auquel la science doit un beau travail sur la famille des Hirudinées, a fait voir que l'on pouvait à son gré paralyser tel ou tel segment d'une sangsue, en détruisant tel ou tel ganglion, et qu'en divisant la chaîne ganglionnaire en plusieurs points, on pouvait créer dans ces animaux plusieurs centres d'activité nerveuse indépendants les uns des autres (1). Des observations pareilles ont souvent été faites. Chacun sait que l'abdomen séparé du corps d'une guêpe ou d'un frelon réagit et fait encore de dangereuses piqûres. Je rappellerai à ce sujet de curieuses expériences de Dugès, sur
(1) Moquin Tandon. Monographie de la famille des Hirudinées. Deuxième édition. Paris, 1846, p. 202, 206.
les mouvements des pattes ravisseuses de la Mantis reli-giosa (1). Ces faits étaient fort exploités par les cartésiens contre l'hypothèse de l'âme immatérielle des bêtes (2).
Dans l'état normal des animaux, la moelle est subordonnée au cerveau. Aussi les manifestations de son activité propre ne sont-elles jamais plus apparentes qu'après la décapitation. Un fragment détaché de la partie postérieure d'un ver est dans un état convulsif d'agitation, tandis que le segment qui tient encore à la tête exécute des mouvements coordonnés (3).
La plupart de ces phénomènes peuvent jusqu'à un certain point être expliqués par l'organisation des centres nerveux. Les cellules multipolaires dont nous avons parlé, leurs connexions réciproques, les rapports qu'elles établissent entre les nerfs sensitifs et les fibres motrices, donnent la clef des mouvements réflexes aussi bien dans les vertébrés que dans les an-nelés(4). Or, dans la moelle épinière, les masses grises qui forment les plexus celluleux sont enveloppées de longues bandes blanches qui leur servent en quelque sorte d'écorce. On peut se demander si ces bandes ne pourraient pas être considérées comme les troncs communs des nerfs du corps en tant que ces nerfs se rattachent à l'encéphale et au cerveau. Pour les an-
(1) Éphèmèrid. méd. de Montpellier, t. I, p. 58 et 59.
(2) L'abbé Guidi, Ame des bêles. Paris, 1782.
(3) Consult. Van Deen. Loc. cit., p. 120.
(4) Voir sur la structure des ganglions des annelés, Helmhotz, De fabricâ nervorum evertebralorum. Berlin, 1842. — Remak, Mull. Arch., 1843, p. 200. — Vill, ibid, 1844, p. 76. — D1. Karl Biuch, Veber das JServen-system des Blutegels, [in Zeitschrift fur Wissenschafl. Zool. 1 Band, 1849.— Faivre, Études sur l'histologie comparée du système nerveux chez quelques Anne-Hdes. Dans Ann. des se. nat, 4me série t. V et VI.) — Au sujet des fonctions de ces ganglions on consultera, avec le plus grand fruit, le curieux travail de M. Yersin. Recherches sur les fonctions du système nerveux dans les animaux articulés (Bulletin de la Société vaudoise des sciences naturelles, t. V. n°39, et le travail récent de Faivre, du cerveau des Dytisques. Moniteur des hôpitaux, 12 mai 1857.;.
u. 22
ciens la question n'était point douteuse. La moelle n'était rien qu'un nerf. Nous avons vu qu'elle est un centre par ses parties grises. Mais évidemment aussi elle est un conducteur d'impressions et de réactions, et ce rôle paraît appartenir surtout à ses fasciculations blanches.
§ 8. De la moelle comme conducteur.
La découverte de Walker et de Charles Bell, avait ouvert la voie aux hypothèses. On supposa que les faisceaux antérieurs étaient le tronc commun des racines motrices, les faisceaux postérieurs étaient celui des racines sensitives.
Il y a à cet égard tant d'opposition entre les différents expérimentateurs qui se sont succédé, tant de différence entre les résultats qu'ils annoncent, qu'à s'en tenir à un pur éclectisme on serait bientôt découragé. Il semble que, nouveau Protée, l'expérience se prête entre les mains des physiologistes à la démonstration de toutes les hypothèses possibles. Il y a là de quoi décourager le plus robuste historien, et faire triompher les sceptiques.
Charles Bell (1) supposa que les cordons antérieurs partageaient les propriétés des racines motrices, et les postérieurs celles des racines sensitives. Magendie (2) pencha vers cette opinion sans oser rien décider. L'esprit aime les solutions positives. Celles-là ne suffisaient pas. On vit donc se précipiter dans cette voie nouvelle une foule d'expérimentateurs.
Bellingeri (3), à la suite d'expériences faites sur un cheval et sur deux chevreaux, émit une nouvelle opinion. Suivant lui, les cordons antérieurs et les racines antérieures président aux mouvements de flexion. Les cordons postérieurs et les racines
(1) An idea of a new anatomy of the Brain. London.
(2) Note sur le siège du mouvement et du sentiment dans la moelle épinière. Dans Journ. de physiologie expérimentale, 1.111, p. 153. Paris, 1823.
(3) De medulla spinali nervisque ex eâ prodeuntibus. Turin, 1823.
postérieures aux mouvements d'extension. Ces derniers tiennent en outre la sensibilité sous leur dépendance. L'habile expérimentateur voyant la sensibilité persister dans les parties postérieures du corps après la section des cordons postérieurs, en conclut que la substance grise transmet les impressions au cerveau.
Fodera publia la même année des expériences nombreuses sur des lapins, et en consigna les résultats dans un mémoire écrit sans ordre et dont les conclusions sont obscures. Ces résultats diffèrent à certains égards de ceux qu'avait obtenus Bellingeri (1).
Il divisa sur un lapin le cordon postérieur droit, vers la première vertèbre lombaire. Le mouvement de l'extrémité postérieure fut conservé de ce côté, mais la sensibilité y fut diminuée. L'inverse eut lieu dans le côté opposé.
La section transversale des cordons postérieurs à la région dorsale donna lieu à des résultats différents. Le mouvement des extrémités postérieures fut d'abord affaibli, mais la sensibilité persista. Huit heures après, le lapin marchait comme dans l'état normal. Les parties postérieures à la blessure parurent alors plus sensibles que les antérieures (2). A la suite d'une section de la moelle, pratiquée de manière à ne laisser entiers que les cordons postérieurs, la sensibilité des membres abdominaux fut, au contraire, singulièrement diminuée.
La sixième expérience mérite d'être particulièrement notée. Le cordon postérieur gauche de la moelle fut divisé dans la région cervicale entre la deuxième et la troisième vertèbre. Le côté droit du corps fut frappé d'insensibilité, mais le mouvement y fut conservé.
Cet effet croisé des lésions de la moelle dans la région cer-
(1) Fodera. Recherches expérimentales sur le système nerveux. (Journ. de Physiologie expérimentale. T. Ili, p. 191.)
(2) Exp. 2. Loc. cit.
vicale, sur la sensibilité, est confirmé par d'autres expériences, mais d'autres résultats se mêlent à ceux-ci. Ainsi, après la section des deux cordons postérieurs dans cette région, la sensibilité des extrémités antérieures est détruite, tandis que celle des cordons postérieurs se conserve. L'inverse arrive pour le mouvement, car il persiste dans les membres antérieurs, et non dans les postérieurs. Dans une autre expéi-vence, notre auteur divise longitudinalement la moelle, de manière à séparer le côté droit du côté gauche. À la suite de cette opération, le sentiment fut détruit et le mouvement affaibli.
Il coupe enfin vers la région dorsale l'un des cordons postérieurs, la sensibilité des membres postérieurs fut conservée, et du côté de la lésion elle fut plus exquise que partout ailleurs.
De toutes ces expériences, Fodera tira des conclusions obscures, ou pour mieux dire il n'en sut rien conclure. Mais on ne saurait lui refuser d'avoir aperçu le premier l'hypéresthésie que suit dans certains cas la section des cordons postérieurs, et dans le cas de la section d'un seul de ces cordons pratiquée dans la région dorsale ou cervicale, l'hypéresthésie du côté lésé, et l'affaiblissement de la sensibilité du côté opposé. Il a donc connu quelques-uns des faits principaux sur lesquels repose la théorie actuelle de la marche croisée des impressions sensitives.
Les expériences que Schœps (1) fit en 1827 confirmèrent à certains égards celles de Fodera. Il vit le sentiment se conserver et même s'exagérer dans les pattes de derrière après la section transversale des cordons postérieurs, mais il n'aperçut point les effets croisés signalés par Fodera. Il observa que le mouvement, affaibli pour un temps après la section des cordons postérieurs, finit par se rétablir complètement, tandis que la
(1 Joum. complémentaire des sciences médicales. T. XXX, gp. 129.
paralysie qui suit la section des cordons antérieurs persiste. Il en conclut que cette dernière section épuise bien plus la force nerveuse que celle des cordons postérieurs.
Rolando coupa les cordons postérieurs. Le mouvement fut anéanti dans les parties situées en arrière de la section, mais le sentiment persista. Même résultat après la section des cordons antérieurs. Il n'en conclut pas que la substance grise conduit le sentiment, loin de là, il combat cette opinion. Suivant lui, les cordons postérieurs et les cordons antérieurs conduisent également la sensibilité. Mais le mouvement volontaire exige le conflit et l'action simultanée des uns et des autres. De là une singulière classification des nerfs, qu'il divise : 1° en nerfs volontaires, sensitifs et bipolaires ; 2° en nerfs involontaires, sensitits et unipolaires. Cette théorie n'a pas fait fortune. Parmi les expériences de Rolando, quelques-unes offrent des faits d'hypéresthésie après la section des cordons postérieurs. Un canard, sur lequel celte section avait été pratiquée, avait les membres postérieurs si sensibles qu'il criait pour peu qu'on fît mine de les toucher (1).
M. Calmeil attaqua à son tour cette question. D'après lui, la substance grise suffit pour transmettre les impressions sensorielles. Il se range à cet égard du côté de Bellingeri. Mais il n'établit pas clairement le rôle des faisceaux blancs. 11 pense toutefois qu'ils servent les uns et les autres à la sensibilité et au mouvement (2). Les questions relatives à ce point important furent traitées avec plus de succès par Backer (3) et Seu-bert (4) ; mais vers la même époque, on vit des hommes de
(1) Luig, Rolando. Journ. complémentaire des se. méd. T. XXX.
(2) Journ. des progrès. T. XI, p. 77.
(3) Comment, ad quœst. physiologie, à Facuit. med. acad. rhen. traject. 1828, propositam. Utrecht, 1830.
fi) Comment, de fanct. radie, uni. et post, nervorum spinalium. Bade, 1833.
talent ressusciter en quelque sorte l'opinion de Bellingeri, et tandis que quelques physiologistes professaient l'opinion que les faisceaux antérieurs sont moteurs et les postérieurs sensi-tifs, d'autres attribuaient aux premiers les mouvements de flexion et aux seconds les mouvements d'extension (1) ; d'autres défendirent une proposition directement inverse; d'autres, enfin, acceptèrent un parti mixte. Ne semble-t-il pas qu'on s'égare dans une autre Babel, et à s'en tenir à de pareils résultats, la physiologie expérimentale ne paraîtra-t-elle pas mériter une place distinguée dans les écrits de quelque nouveau Corneille Agrippa (2) ?
Il serait impertinent de nier la bonne foi des expérimentateurs ; mais admettre dans la nature un tel désordre serait un sacrilège. Évidemment cette diversité, cette rebutante incertitude tiennent à la difficulté du manuel opératoire et à la multiplicité des causes d'erreur. M. Longet a rendu un véritable service en signalant ces causes d'erreur et en donnant l'exemple d'une méthode plus sévère.
On peut dire que parmi les auteurs qui ont écrit sur les fonctions de la moelle épinière, nul n'a imaginé plus d'expériences que Van Deen. On peut, en parcourant la planche qu'il donne à la fin de son livre, s'assurer qu'il a prévu presque toutes celles qu'on pouvait instituer, aussi a-t-il laissé à ses successeurs peu de découvertes absolument originales (3).
D'après lui, les cordons antérieurs sont exclusivement moteurs, et les postérieurs exclusivement sensitifs. Ce fait est nettement établi dans son premier mémoire.
Ce n'est pas tout. Il pratique l'hémisection de la moelle. Je
(1) Valentin. De funclionibus nervorum cerebralium et nervi sympalhici. Berne, 1839.
(2) De incertudine et vanitate omnium scienliarum,
(3) Van Deen. Traités et découvertes sur la physiologie de la moelle épinière. Ley de, 1841.
veux dire qu'il divise par une section transversale l'une de ses moitiés, et il trouve que, de ce côté, la sensibilité n'est point anéantie. Il en conclut, pages 88 et 89, que le sentiment réel peut se communiquer d'un côté à l'autre par la substantia gelatinosa. Il revient sur ce fait en vingt lieux différents (1). Si on laissait reposer l'animal, après quelques heures, ta plus légère excitation des parties postérieures suffisait pour faire donner à l'animal des signeâ de douleur du côté où la moelle avait été tranchée. Après la section des deux cordons postérieurs, le sentiment persistait encore dans les pattes de derrière. D'après ces expériences, il admet le pouvoir conducteur de la substance grise.
Van Deen a fort soigneusement distingué le sentiment réel et le mouvement volontaire des effets de l'action propre et du pouvoir réactif de la moelle. 11 admet donc deux sortes de sentiments : un sentiment réel qui excite la volonté, et un sentiment de réflexion qui détermine les mouvements réflexes. 11 y a une sorte d'antagonisme entre ces deux sphères de la vie nerveuse. Lorsque, en effet, l'animal a été décapité à une certaine hauteur, le sentiment réel et la volonté disparaissent, mais le sentiment et le mouvement de réflexion deviennent plus actifs, page 120.
Parmi les idées qui semblent propres à Van Deen, il faut rappeler celle d'une réciprocité alternative d'action, d'une part entre la substantia cinerea et les nerfs moteurs, et d'autre part entre les nerfs sensitifs et la substantia gelatinosa. 11 fonde son opinion, quant au premier fait, sur les mouvements musculaires, dont les cordons antérieurs, séparés à la fois des cordons postérieurs et du cerveau, sont le principe, pour peu qu'ils soient en rapport avec un reste de substantia cinerea. Il
(1) Notamment dans les exp. 40, 42, 44.
n'est pas moins convaincu de la réalité du second fait. Si ces propositions étaient démontrées, beaucoup de sympathies pourraient être expliquées. De nouvelles expériences à cet égard décideraient peut-être la question et auraient un véritable intérêt.
Tout en accordant un grand pouvoir conducteur à la substance grise de la moelle, Van Deen ne déshérite pas les cordons postérieurs de leur fonction sensitive. Il admet, il est vrai, qu'aucune fibre nerveuse ne se rend immédiatement dans les cordons postérieurs, et que toutes pénètrent d'abord dans la substance grise ; mais il pense que cette substance les transmet aux cordons postérieurs, qui les conduisent jusqu'au cerveau, où elles déterminent le sentiment réel. Cette partie du travail de Van Deen est fort hypothétique. Il est bien loin d'être prouvé que toutes les fibres centripètes, que comprennent les racines postérieures des nerfs spinaux, remontent en réalité jusqu'à l'encéphale, par l'intermédiaire des cordons. Les observations anatomiques que nous avons résumées dans la première partie de cet ouvrage sont manifestement contraires à cette manière de voir. L'expérience faite par Fodera confirme d'ailleurs les données de l'anatomie. En effet, la sensibilité persistait et s'exagérait même dans le train de derrière, après la section des deux cordons postérieurs à la région cervicale, l'hypothèse la plus probable est donc celle de Bellingeri. M. Stilling en est si convaincu, qu'à ses yeux la substance grise est l'agent essentiel dans la moelle épinière. Il suffit, dit-il, du tranchant postérieur des axes gris pour conduire les impressions, et de leur tranchant antérieur pour la transmission des ordres de la volonté. Les cordons blancs, séparés de la substance grise, perdent toutes leurs propriétés (1).
(1) Vntersuchungen Uber die Functionen des Rùckenmarks und der nerven. Leipzig, 1842.
Écrivant ici l'histoire des opinions plutôt que celle des auteurs, je ne m'attacherai pas à rappeler ici tous les travaux qui ont été faits sur ce sujet avec des résultats divers. Nous nous bornerons à dire qu'on s'accorde aujourd'hui d'une manière à peu près unanime à considérer les cordons antérieurs et postérieurs comme servant exclusivement, les uns au mouvement, les autres à la sensibilité; mais les opinions varient beaucoup quant au rôle que joue la substance grise.
On oublie trop facilement aujourd'hui réminent service que rendit, vers 1841, M. Longet (1). Van Deen avait déjà publié des résultats intéressants d'après des expériences faites sur des grenouilles; M. Longet prouva le premier, par des expériences rigoureuses faites sur des chiens, que les cordons antérieurs sont exclusivement moteurs, et les postérieurs exclusivement sensitifs. Tous ceux qui ont assisté à ces expériences savent combien elles furent concluanles et habilement faites. Les résultats qu'il obtint alors eurent un tel succès que son livre a, pendant quatorze ans, régi l'opinion publique en France, et je n'hésite point à dire qu'à s'en tenir aux propositions qui résultent immédiatement des faits observés, son travail n'a rien perdu de sa valeur primitive. Mais s'il fut heureux quant aux résultats qu'il obtint sur les cordons, il ne le fut pas au même degré dans l'opinion qu'il professa au sujet des fonctions des axes gris. Il leur accorda, il est vrai, le pouvoir des centres, mais il leur refusa absolument celui de conducteurs. La preuve, dit-il, que la substance grise n'a sur la sensibilité aucune influence, c'est qu'on peut la déchirer, l'irriter, la détruire, sans que l'animal manifeste aucune douleur. Cet argument, il faut l'avouer, n'a pas toute la valeur que lui
(1) Recherches expérimentales et pathologiques sur les propriétés et les fonctions des faisceaux de la moelle épinière et des racines des nerfs rachidiens. Paris, 1841.
attribuait son habile auteur. De ce que la substance grise est par elle-même insensible, il ne s'ensuit en aucune façon qu'elle n'ait aucun pouvoir conducteur. Toutes les expériences faites sur le cerveau infirment cette manière de raisonner, et chacun sait aujourd'hui l'énorme différence qui existe au point de vue des propriétés immédiates entre les fibres centrales et les fibres périphériques.
11 faut toujours distinguer avec soin les résultats immédiats des expériences faites par différents auteurs, des conclusions générales qu'ils en tirent, et des opinions qu'ils formulent. Mettons, disait saint Augustin, ce que nous pensons à part de ce que nous savons. Il n'y a point de meilleure maxime. Souvent la théorie est fausse quand le fait est vrai. Il était juste de critiquer les conclusions embarrassées, incomplètes ou confuses, de Fodera, de Schceps et de Rolando ; mais il ne l'était point de nier, de parti pris, des faits, par cela seul qu'ils avaient servi de base à de fausses théories; il fallait les examiner. M. Longet eut le tort de mépriser trop absolument le désordre des expériences de Fodera. Il y avait de l'or dans ce fumier.
Des travaux récents ont justifié et étendu ces faits, et il s'est élevé de nouvelles théories. Parmi ces travaux on doit distinguer, au premier rang, ceux de M. Schiff (de Francfort), et de M. Brown Séquard.
M. Schiff a fort habilement résumé les observations faites avant lui; il les a conciliées avec beaucoup d'adresse et de méthode, mais il n'a fait connaître rien d'absolument nouveau.
Il admet, comme M. Longet l'avait démontré avant lui, que les cordons postérieurs ne sont que sensibles. Il fait remarquer toutefois qu'ils le sont moins quand on les a séparés des axes gris, ce que Van Deen et Stilling avaient depuis longtemps annoncé.
Il dit en second lieu que la substance grise transmet les impressions sensitives, et se trouve d'accord en ceci avec Bellin-geri, Calmeil, Stilling, mais surtout Van Deen. Il en donne d'ailleurs une confirmation en montrant par des expériences très-délicates qu'une couche mince de substance grise intermédiaire aux deux segments de la moelle, suffit pour entretenir la sensibilité du segment postérieur.
Si l'on enlève toute la substance grise de manière à découvrir la face profonde des cordons latéraux, la sensibilité est perdue pour toujours, mais la motilité peut revenir, ce qui est en général conforme aux résultats annoncés par Van Deen.
11 emprunte à Van Deen son expérience de l'hémisection de la moelle et remarque avec lui cette hypéresthésie singulière connue en partie de Fodera, qui affecte les parties postérieures à la section du côté lésé, ce qu'il explique, mais incomplètement à mon sens, par une conduction de la susbtance grise. Il constate la diminution de la sensibilité dans les parties postérieures du côté sain, fait vu autrefois par Fodera (1). Il ajoute que ce reste de sensibilité n'est diminuée que pour un temps par la destruction de l'axe gris dans cette moitié saine, mais qu'il en résulte une insensibilité définitive dans le côté de l'hémisection.
Lorsque l'on coupe les deux moitiés latérales de la moelle, mais à des étages différents et à la distance de quelques vertèbres, la sensibilité d'abord anéantie revient au bout de quelques jours, mais ajoute Schilf, elle demeure obscure dans les animaux mammifères (2).
Examinant enfin les propriétés de la substance grise, il trouve, comme M. Longet avant lui, qu'elle n'est point direc-
(1) Fodera. Loc. cit. exp. 6 et 7. Cf. Van Deen, exp. 25.
(2) Van Deen, exp. 27.
tement excitable. Cependant elle conduit les impressions. 11 admet donc dans cette substance, des fibres particulières conductrices mais non excitables, pour lesquelles il propose le nom de fibres esthésocligues. Il admet encore, mais sans preuves directes, l'existence de fibres analogues pour le mouvement, quïl nomme fibres kynésodiques (1).
Ce mémoire de M. Schiff est intéressant, mais par la manière habile dont il est présenté, plutôt que par la nouveauté des faits qu'il annonce. C'est là un éclectisme rationnel dirigé par l'expérience, mais c'est de l'éclectisme pur. On ne voit pas là les véritables caractères de l'invention. Mais peut-être la fortune des inventeurs est-elle plus rare que ne le feraient supposer les dithyrambes de certains feuilletonistes.
Dès 1850, c'est-à-dire près de quatre ans avant la publication des expériences de M. Schiff, M. Brown Séquard (2) avait étudié sur les mammifères les effets de l'hémisection de la moelle. La sensibilité, dit-il, persiste dans le membre postérieur du côté de l'hémisection ; elle y est même exagérée. Du côté sain, au contraire, elle est fort diminuée. M. Brown Séquard explique ces faits par un entrecroisement : ainsi se trouve justifié l'un des résultats observés par Fodera et par Van Deen (3).
Au mérite d'avoir vérifié et mieux démontré que ses devanciers des faits encore contestés et corrigé plusieurs erreurs accréditées, M. Brown Séquard a ajouté celui de donner assez de précision aux expériences qu'il a faites, pour déterminer le
(1) Schiff. Comptes rendus. T. XXXVIII, p. 926. Lundi, 22 mai 1854.
(2) Comptes rendus. T. XXXI, 1850, p. 700, et même recueil, T. XLI, p. 118.
(3) Cf. Schœps. Exp. sur deux lapins. Rolando, exp. 28. Fodera, exp. 2. Van Deen constate le même fait, seconde sect., exp. 37, 40, 42, 44. Quand on laissait pendant quelques heures reposer l'animal, la plus légère irritation suffisait pour éveiller des signes de douleur du coté tranché.
trajet probable de la marche des impressions croisées, et l'inclinaison sous laquelle se fait cet entrecroisement. Il conclut « que les éléments conducteurs des impressions sensitives après avoir pénétré dans la moelle, se portent en majeure partie dans l'autre moitié de cet organe, à l'endroit même de leur entrée et au-dessous. Un certain nombre cependant se portent au-dessus du point d'entrée (1). »
M. Brown Séquard a fait le premier connaître un fait singulier. Si, après avoir divisé les cordons postérieurs, on détache ces cordons dans la longueur d'un centimètre environ, le bout inférieur à la blessure est trouvé plus sensible que le bout supérieur. Il en conclut l'existence de certaines fibres descendantes. Une expérience semblable faite sur les corps restiformes donne les mêmes résultats. Ces faits sont un puissant argument contre cette opinion de MM. Foville et Longet que, pour arriver au cerveau, les impressions passent par le cervelet.
On pourrait s'étonner peut-être de voir l'auteur dont nous parlons préférer l'hypothèse d'un entrecroisement à celle d'une conduction par la substance grise, l'une et l'autre hypothèse étant fondées à peu près sur les mêmes expériences. Mais M. Brown Séquard justifie cette préférence. Si l'on tranche, par exemple, la moitié droite de la moelle vers la région lombaire, il y aura hypéresthésie dans le membre droit; mais si l'on vient à pratiquer alors une hémisection du côté gauche vers la troisième vertèbre cervicale, on le rend absolument insensible. Ainsi la grande quantité de substance grise intermédiaire aux deux sections n'a aucun pouvoir de transmission. Schiff, ainsi que nous l'avons vu plus haut, prétend cependant qu'au bout de quelques jours, la sensibilité se rétablit, mais que chez les mam-
(1) Mémoires sur la physiologie de la moelle épinière, lus à l'Académie des Sciences, le 27 août et le i septembre 1855, insérés en entier dans Gazelle médicale de Paris, 1855.
mifères elle demeure obscure. Une autre expérience empruntée à Fodera (1) vient en aide à cette manière de voir. La division de la région lombaire de la moelle en deux moitiés symétriques, par une section médiane, anéantit la sensibilité des deux membres postérieurs. M. Brown Séquard ajoute que la même opération pratiquée sur le renflement cervicobrachial dans toute la portion de cet organe d'où naissent les membres antérieurs, anéantit la sensibilité dans ces membres, tandis qu'elle demeure entière dans les extrémités postérieures.
Ces expériences concluantes, en apparence au moins quand elles sont pratiquées sur des animaux mammifères, ne donnent pas des résultats absolument semblables chez des vertébrés inférieurs tels que les batraciens. Si l'on tranche, dit Van Deen, l'une des moitiés de la moelle d'une grenouille dans la région de la deuxième vertèbre et l'autre moitié dans la région de la cinquième, l'animal perd tout mouvement dans les pattes postérieures, mais le sentiment n'y est pas détruit, et la patte la plus sensible est celle du côté où la moelle a été divisée le plus haut. Mais si les deux sections sont pratiquées à trop peu de distance l'une de l'autre, le sentiment et le mouvement sont également anéantis. Cette expérience avait déjà été faite par Kronenberg ; Volkmann et Van Deen expliquent ce résultat, en disant que la quantité de substance grise intermédiaire suffisante dans le premier cas, ne l'est plus dans le second. D'ailleurs, pour transmettre le sentiment, il suffit chez ces animaux d'un quart postérieur de la moelle (2).
Dans ce que M. Brown Séquard a fait connaître au public, il n'a pas dit toute sa pensée ; mais par quelques paroles dites
(1) Fodera. Loc. cit. Exp. 10. Il divisa longitudinalement la moelle à la région lombaire de manière à la partager en deux moitiés symétriques. Le 8entimentful détruit des deux côtés et le mouvement fut affaibli.
(2) Van Deen. Loc. cit. Pages 112 à 120.
en passant et par deux figures qu'il a publiées sans les expliquer, il donne à penser que, dans son opinion, la moelle n'est pas le seul organe intéressé dans la transmission des stimulations motrices ou des impressions sensoriales, le long de l'axe du corps. Il est du moins bien évident qu'il ne se borne pas à admettre l'entrecroisement des fibres sensibles, et qu'il imagine un trajet beaucoup plus compliqué qu'on ne l'avait supposé jusqu'ici, soit pour la marche des impressions sensitives, soit pour celle de la propagation des impulsions volontaires ; elles passeraient un instant dans la moelle pour en ressortir et y rentrer de paire en paire. M. Brown Séquard ne s'étant point expliqué là-dessus, il ne m'appartient ni d'approuver ni de combattre une théorie dont il annonce la démonstration prochaine (1).
Bien que les propositions générales sur lesquelles nous venons d'appeler l'attention soient basées sur des expériences positives, on ne peut s'empêcher de remarquer la physionomie paradoxale de quelques-uns de ces résultats. Personne aujourd'hui ne doute que les fibres qui composent les cordons postérieurs ne soient exclusivement en rapport avec la sensibilité. Comment donc se fait-il que la sensibilité soit plus grande quand on les a tranchées? Cela n'est pas clair. On pourrait à larigueurcomprendrecomment,aprèsrhémisection,lemembre ne perd rien de sa sensibilité. Mais il semble en acquérir davantage. Qui expliquera cela? La difficulté est d'autant plus grande que de l'autre côté la sensibilité n'est point anéantie, elle n'est qu'affaiblie, ainsi toutes les fibres ne s'entrecroisent pas. L'effet croisé, dit avec raison M. Oré, n'est pas complet. Il existe toujours dans le membre opposé au côté divisé une certaine sensibilité (2). Cette observation s'accorde fort bien
(1) Brown Séquard. Mém. cit. Pl. II, fîg. 2 et 7.
(2) Oré. Comptes rendus. 1854, t. XXXVUI, p. 930.
avec nos recherches propres. Il est bien certain que les faisceaux lombaires des cordons postérieurs s'atténuent de plus en plus en passant de la région dorsale à la région cervicale, mais cette réduction ne va jamais jusqu'à l'anéantissement, et ce qui en reste du moins ne s'entrecroise pas. Or, qu'elle est la part des effets directs, quelle est celle des effets croisés, voilà ce qui n'a point été dit.
La complication singulière des phénomènes rend la solution du problème beaucoup plus difficile qu'on ne l'imagine en général. A côté des impressions perçues et du mouvement volontaire, il y a l'action réflexe de la moelle. Enfin, toutes les impressions ne sont point semblables ; la variété des fibres nerveuses qui composent les nerfs est presque infinie ; il n'est pas certain d'ailleurs que des fibres excitables dans les nerfs le soient de même dans les cordons postérieurs ; tous les expérimentateurs du moins s'accordent-ils à dire que ces cordons sont beaucoup moins sensibles que les troncs nerveux, et rien ne prouve que les fibres qui s'entrecroisent soient de même ordre que celles qui ne s'entrecroisent pas. M. Brown Séquard a bien senti cette difficulté. « Avant de rapporter, dit-il, d'autres ex-« périences sur la transmission des impressions sensitives, « nous croyons nécessaire de dire quelle est l'espèce d'im-« pressions sensitives dont nous nous occupons, et comment « nous jugeons de l'état de la sensibilité. Il est évident que « dans les expériences faites sur les animaux, nous ne pouvons « guère constater que la modification de la sensibilité à la « douleur (1)..... »
(I) Mém. cit., p. 14. Toutes les fibres sensitives ne s'entrecroisent pas, mais il est probable que les fibres sensibles de tous les ordres, je parle de celles du tronc, ont àla fois un effet direct et un effet croisé. «J'enlevai, dit M. Flourens, le lobe cérébral droit à un pigeon : l'animal perdit aussitôt la vue de l'œil opposé. Du reste il marchait, volait, se mouvait comme auparavant, sauf un peu de faiblesse qui parut d'abord dans ie côté gauche et qui bientôt
Ce passage est précieux et, fait voir que la question est encore bien loin d'être épuisée. Les personnes qui ont réfléchi à. ]a valeur réelle des procédés que l'anatomie, mais surtout la physiologie expérimentale mettent en usage, ne s'étonneront point delà lenteur et de l'incertitude de nos progrès. Le physiologiste expérimentateur est trop souvent semblable à un homme qui, ignorant le mécanisme et les usages d'une montre, en voudrait découvrir la fonction en étudiant les eifets qui résulteraient de l'ablation empirique de telle ou telle pièce. L'anatomiste qui la trancherait en morceaux, n'en saurait pas beaucoup plus. Je persiste donc à croire que le dernier mot n'est pas dit sur ces questions difficiles.
Quoi qu'il en soit, nous sentons et nous agissons ; or ces choses ne se font pas sans la moelle. Cela est certain, il n'y a d'obscur que le détail des faits. Ainsi la fonction générale est connue. Mous serions fort heureux de pouvoir en dire autant de tous les organes dont nous allons parler.
CHAPITRE III.
DE L'ENCÉPHALE.
§ 1. Fonctions du nulhe et du noyau de l'encéphale.
Le bulbe participe à coup sûr aux fonctions de la moelle. Il conduit les impressions qui cheminent vers l'encéphale. U
après disparut.» Loc. cil., p. 3t. Ainsi un seul hémisphère commande aux deux moitiés du corps. Or cette harmonie suppose la conservation de la sensibilité. Il est probable qu'une grande partie de ces entrecroisements se font dans le cerveau.
u. s:i
transmet aux organes du corps les excitations dont l'encéphale est le principe. Il est, en outre, un centre d'actions réflexes, mais il a un pouvoir qui lui est propre et dont la moelle est dépourvue; Il a certaines fonctions particulières, et ces fonctions tiennent sous leur empire les phénomènes les plus importants parmi ceux dont la vie organique résulte.
Legallois, dans ses belles expériences, avait constaté l'influence singulière que le bulbe exerce sur la respiration ; tant que le bulbe est intact, l'harmonie des mouvements.respiratoires se maintient. Une région est plus particulièrement active dans le bulbe, celle où s'implantent les racines des nerfs pneumogastriques.
M. Flourens a beaucoup étendu cette observation de Legallois, et donnant plus de précision à ses recherches et à la discussion des expériences, il est arrivé à démontrer 1° que cette portion de l'axe nerveux, qui est essentielle à la respiration, s'étend entre les racines inférieures des pneumogastriques et les tubercules quadrijumeaux postérieurs ; 2° qu'elle n'est pas seulement l'agent immédiat des mouvements respiratoires, mais qu'elle intervient comme premier mobile et comme principe régulateur de ces mouvements.
Cette seconde proposition est démontrée de la manière la plus heureuse. Un animal décapité au-dessous du bulbe ne respire plus; mais si l'on excite la moelle, les côtes exécutent les mouvements de la respiration. Ainsi, la cause immédiate de ces mouvements est dans la moelle, mais la cause première, le principe qui détermine la moelle à les produire réside exclusivement dans la moelle allongée. On peut soustraire dans un animal le cerveau, les corps striés, les couches optiques, le cervelet et les tubercules quadrijumeaux, la respiration ne sera point suspendue, elle s'effectuera régulièrement; mais une destruction graduée de la moelle allongée l'anéantira par de
grés, et à un certain point tout mouvement respiratoire s'arrêtera : ce point a reçu de M. Flourens le nom de nœud vital. M. Serres a, de son côté, confirmé ces résultats par ses observations pathologiques.
M. Longet, qui à son tour a répété les expériences de M. Flourens, admet que ce pouvoir coordinateur ne réside ni dans les pyramides antérieures, ni dans les corps restiformes , mais seulement dans les faisceaux intermédiaires et dans la substance grise qui occupe le centre du bulbe.
M. Van Deen, qui a fait sur l'axe nerveux des grenouilles tant d'expériences diverses, va plus loin; le bulbe est pour lui le principe ou du moins la condition de l'intelligence. Si dans la décapitation le bulbe reste attaché à la tête, c'est la tête qui vit; s'il demeure uni au tronc, le tronc seul vivra, et conservera des mouvements volontaires. Nous ne nous arrêterons pas à cette opinion qui nous semble fort exagérée.
Les blessures de la moelle allongée et du bulbe en particulier déterminent constamment des convulsions violentes. Suivant Fodera, ces phénomènes deviennent plus intenses à mesure qu'on descend vers la moelle épinière.
Tous les auteurs ne s'entendent pas sur la question si les lésions du bulbe ont un effet.direct ou croisé.
« J'ai découvert, dit M. Flourens, la moelle allongée, sur « un pigeon, par le retranchement préalable du cervelet, et « j'ai ensuite irrité séparément ses deux moitiés latérales.
« Les irritations de la moitié droite ont constamment pro-« voqué des convulsions à droite; celles de la moitié gauche, « à gauche; celles du centre, à la queue (1). » M. Flourens
(1) Flourens. Propriétés et fonctions du système nerveux, lre éuit., p. 115. Je fais remarquer que cette curieuse expérience indique clairement que la marché des fibres nerveuses, suivie d'arrière en avant dans la moelle, se fait de sa périphérie ver* son centre.
explique l'effet croisé de paralysie qu'avait observé Lorry (l) dans les lésions de la moelle allongée, en faisant remarquer que ce physiologiste confondait les effets directs de ces lésions avec ceux qu'amènent les lésions du cervelet, qu'il n'avait pas eu le soin de séparer.
Fodera (2) reproduit l'assertion de Lorry. « Les blessures d'un côté de cette moelle, dit-il, produisent souvent des convulsions du même côté, et la paralysie du côté opposé. » M. Calmeil a également accepté cette opinion; toutefois, l'effet croisé des lésions du bulbe n'est relatif, suivant lui, qu'aux lésions des parties antérieures du bulbe, et M. Longet se range à cette manière de voir. Tous les expérimentateurs ont d'ailleurs constaté une certaine tendance au recul après la section de la face postérieure du bulbe ; si un seul cordon restiforme a été tranché, l'animal, dit M. Longet, roule en cercle du côté de la lésion (3). La théorie de M. Longet, quant aux effets directs de la section des cordons restiformes sur la sensibilité, n'est point conforme aux résultats qu'avait annoncés Fodera, et que M. Brown Séquard a reproduits et singulièrement étendus. Cette différence dans les résultats qu'ont obtenus les divers expérimentateurs que nous venons de citer, est expliquée par l'extrême complication de la structure du bulbe et par la complexité de ses fonctions. Le point le mieux établi de son histoire est son rôle dans la production des mouvements respiratoires; quant à ses fonctions comme conducteur, il serait dans l'état actuel difficile de rien décider. Je recommanderai toutefois aux physiologistes qui reprendront ce travail de se conformer aux précautions indiquées par M. Flourens.
(1) Mém. de CAcad. des Se. Savants étrangers. Paris, 17G0, t. Ill, p. 375.
(2) Mém. cit., p. 193.
(3) Traité de physiologie, T. 11, p. 2 • 0.
Les fonctions propres de la protubérance sont peu connues, parce qu'il est difficile de distinguer clairement l'effet particulier de ses lésions, de ceux que déterminent celles du cervelet. Les expériences de Magendie sur ce point sont célèbres fl), Il lui arriva un jour, en poursuivant ses recherches sur la cinquième paire, de couper l'un des pédoncules cérébelleux moyens, c'est-à-dire l'une des extrémités latérales de la protubérance; l'animal se mit à tourner, suivant son axe, sur le côté lésé; ce mouvement continua plusieurs heures et pendant toute la nuit ensuite. À force de tourner ainsi dans le panier plein de foin où on l'avait placé, il s'enveloppa si bien de foin qu'il en était ficelé, dit Magendie, comme une bouteille que l'on veut emballer. Magendie répéta cette expérience sur les deux côtés du corps de plusieurs animaux, et il en conclut que les deux pédoncules cérébelleux sont les agents de transmission de deux forces opposées qui se balancent, et que l'équilibre de ces deux forces est la condition de l'état de station.
Les auteurs qui ont répété cette expérience, et entre autres MM. Lafargue et Longet, en ont en général vérifié les résultats. Ils diffèrent d'avec Magendie sur un seul point. Suivant ce physiologiste, l'animal tourne sur le côté lésé, suivant MM. Lafargue et Longet ils tournent sur le côté opposé.
On a essayé d'expliquer ce singulier phénomène par la paralysie, qui affecte alors l'un des côtés du corps. Cette explication n'est pas satisfaisante; en effet, on y fait intervenir une certaine action des membres, or le mouvement se produit alors même que les membres ont été attachés et mis hors d'état d'agir.
On pourrait peut-être l'expliquer mieux en partant des résultats qu'ont fait connaître les expériences de M. Flourens sur le
(1) Journ.de physiologie exp. T. IV, p. 399. , .,,
cervelet. La section de l'un des pédoncules moyens paraît en effet équivaloir à l'ablation de l'une des deux moitiés du cervelet. L'animal ne perdrait rien de sa faculté générale d'agir, mais il serait dépourvu de celle de coordonner les mouvements de l'une des moitiés de son corps. Les deux côtés agiraient, mais la résultante des actions s'effectuerait nécessairement sous l'empire des mouvements exécutés par les muscles coordonnés; tout conspirerait alors pour imprimer à l'animal un mouvement de rotation sur son axe, et ce mouvement aurait lieu sur le côté du corps opposé à celui de la lésion, par suite d'une action croisée de la protubérance.
M. Magendie s'est attaché à prévenir cette explication en montrant que ce mouvement de rotation est beaucoup plus actif lorsque les lésions ont intéressé la protubérance que lorsqu'elles ont porté sur le cervelet, mais son expérience est loin d'être concluante. Il coupa le cervelet à droite, à la jonction du quart de ce côté avec les trois quarts gauches, et produisit ainsi le mouvement de rotation sur l'un des côtés du corps. Il coupa alors le pédoncule gauche. L'animal, au lieu de rester stationnaire, recommença à tourner, mais sur le côté opposé. « Il résulte évidemment de cette dernière expérience, » dit Magendie, « que la section du pédoncule a plus d'influence sur le mouvement de rotation latérale du corps que la lésion du cervelet lui-même ; et cela conduit à penser que la force impulsive n'appartient pas à cet organe, et qu'elle vient d'ailleurs (1). »
Il est évident que dans la première expérience il y a d'un côté un quart de cervelet, et les trois quarts de l'autre. Dans la seconde expérience, le quart du cervelet subsiste d'un côté, de l'autre côté il n'en reste rien. Dans la première expérience,
(1) Magendie. Journ. de phys. exp: T. IV, p. 403-404.
l'action du cervelet sur l'un des côtés du corps était à celle de l'autre portion du cervelet : : 3 : 1. Dans la seconde expérience, elle est : : 0 : 1. Il est donc évident que la différence des effets sera plus marquée dans le second cas que dans le premier. Je persiste donc à croire, tout en acceptant le résultat de cette expérience, qu'elle est mieux expliquée par la théorie de M. Flourens que parles hypothèses de Magendie. Il eût fallu, pour conclure, expérimenter sur la protubérance et sur les pédoncules, après l'ablation complète du cervelet. Le vrai talent de l'expérimentateur n'est point dâris l'expérience elle-même, mais dans la méthode qui la dirige.
Un effet assez curieux de la lésion des pédoncules cérébelleux moyens est l'attitude dans laquelle se placent les deux yeux. Ils deviennent fixes en sens inverse. Celui du côté lésé se dirige alors en bas et en avant, l'œil opposé se porte en haut et en arrière (1). Je ne sache point qu'on ait donné de ce fait de bonnes et claires raisons, et il semble probable qu'il dépend de quelques dispositions des racines des nerfs moteurs de l'œil, dispositions jusqu'à présent inconnues.
M. Longet a constaté l'extrême sensibilité de la face postérieure de la protubérance, mais il attribue cette sensibilité aux fibres ascendantes qui proviennent des faisceaux postérieurs de la moelle. Ce physiologiste admet en outre que le noyau gris qui occupe le centre de cet organe est un centre spécial d'action (2). Ses expériences l'ont conduit à admettre : « 1° que « la production du principe incitateur des mouvements de « locomotion est plus spécialement sous la dépendance immé-« diate de la protubérance, comme la production du principe « incitateur des mouvements de conservation et ceux de la res-« piration en particulier, est sous la dépendance du bulbe
(1) Magendie, Loc. cit., p. 401.
(2) Physiologie. T. II, p. 213.
« rachidien; 2° que relativement à la sensibilité générale, la « protubérance est un centre de perceptivitô, qui, suivant la « nature de la sensation, agit seul ou réclame le concours des « lobes cérébraux. »
Il faut distinguer avec soin le mouvement de rotation sur l'axe qui résulte des lésions de la protubérance d'avec le mouvement de manège que d'autres lésions déterminent. On sait qu'on peut amener aisément un animal sain d'ailleurs à se mouvoir ainsi. Il suffit d'attacher son collier à sa queue par un lien qui l'oblige à tenir son corps infléchi ; si l'animal est alors sollicité à marcher, il tourne en manège sur le côté courbé.
On pourrait conclure de cette observation que ces mouvements de manège qui se produisent dans les vivisections peuvent tenir, dans certains cas, à une contracture des muscles vertébraux de l'un des côtés du corps, et je ne doute point qu'il n'en soit ainsi quelquefois. Mais il n'est pas toujours facile de distinguer si, quand l'animal tourne, il agit spontanément en vertu d'une tendance nouvelle, ou s'il obéit fatalement à certaines conditions qui lui sont faites par l'opération qui a été pratiquée au système nerveux. Nous nous bornerons en conséquence à dire dans quelles circonstances il est produit.
D'après les expériences de Longet, confirmées en partie par celles de Schiff, ce mouvement résulte constamment d'une lésion incomplète de l'un des pédoncules cérébraux. L'animal tourne alors sur le côté opposé à celui de la lésion. La section du pédoncule est-elle complète, l'animal tombe sur le côté et ne tourne plus, bien que les membres ne soient point paralysés.
M. Lafargue a essayé d'expliquer ce mouvement de manège par la prédominance de l'un des côtés du corps sur l'autre. M. Schiff en donne une autre explication. Il admet que la sec
lion produit des effets divers sur les muscles des deux membres antérieurs. La volonté cesserait d'agir à la fois sur les muscles adducteurs du bras du côté lésé, et sur les muscles adducteurs de l'autre bras. Il en résulterait une déviation de l'extrémité antérieure du corps, qui imprimerait aux mouvements de progression une résultante circulaire.
Magendie a donné de ces faits une autre théorie que nous expliquerons en parlant des corps striés et du cervelet. Mais nous dirons d'avance qu'elle repose sur de pures hypothèses. Avouons que, dans l'ignorance où nous sommes de la vraie structure de la moelle allongée, des pédoncules et des couches optiques, les explications les plus ingénieuses n'ont point de critérium, et la question demeure livrée aux disputes des physiologistes.
A l'égard des conches optiques et des corps striés, il n'y a pas de moins grandes divergences.
Les anciens plaçaient dans la couche optique l'origine des nerfs de ce nom, ce que beaucoup de modernes, se fondant sur des vivisections zootomiques, ont, de nos jours, refusé. En ce qui touche l'homme, les singes et les mammifères mono-delphes, ces deux opinions sont également exagérées.
Nous avons distingué plus haut dans la couche optique trois éléments distincts, savoir : 1° son écorce formée de fibres en anse qui appartiennent au même système que le tœnia semicircularis ; 2° la lame optique sous-posée à cette écorce et dont les corps genouillés externes sont une dépendance ; 3° enfin son centre, noyau de substance grise que traversent en sens divers une prodigieuse quantité de fibres.
Les fibres de la lame optique n'ont pas un trajet absolument semblable dans l'homme et dans les animaux ; chez ces derniers, elles se rendent, pour la plus grande part, dans la masse des tubercules quadrijumeaux. Mais dans les primates
et dans l'homme le plus grand nombre de ces fibres s'enroule autour de la couche optique pour se répandre dans le centre ovale de Vieussens. Ainsi l'anatomie oblige d'admettre qu'en détruisant la couche optique dans l'homme et dans les singes, on anéantirait la perception des impressions visuelles. Mais cela doit s'entendre seulement de la destruction des anneaux fibreux qui composent son écorce blanche ; car, nous ne pensons pas qu'en elle-même la destruction du noyau gris qui en constitue le centre, ait sur la vision une influence immédiate et réelle (1).
Ce centre a d'autres fonctions. Il est certain qu'il joue un rôle essentiel dans l'histoire de la sensibilité générale et de la locomotion. Il est probable d'ailleurs qu'il n'agit pas seulement comme conducteur, mais encore comme centre. Suivant M. Longet, après l'ablation des deux hémisphères cérébraux et des deux corps striés, la station et la progression sont encore possibles chez les mammifères. Mais si l'une des couches optiques est détruite, l'animal tombe sur le côté opposé, ce qui prouve qu'elles ont des effets croisés.
Quelques physiologistes ont prétendu qu'elles influent plus particulièrement sur les mouvements des deux membres antérieurs, et que leurs radiations dans les lobes postérieurs du cerveau partagent le même rôle. Nous reviendrons sur ce point dans un instant.
Les fonctions des corps striés ne sont pas mieux connues que celles des couches optiques. M. Magendie imagina de les détruire par degrés. Tant que les lésions se bornaient à la substance grise de ces corps, les effets en étaient peu sensibles; mais à peine les radiations blanches de la couronne de Reil
(1) M. Serres admet que la couche optique est l'excitateur de la vue dans l'homme et les mammifères. (Anat. comp. du cerveau. T. II, p. 718.)
étaient-elles intéressées, que l'animal s'élançait, entraîné par une puissance irrésistible. Magendie en conclut que les corps striés sont le siège d'une force qui pousse l'animal à reculer. Après leur soustraction, une force contraire ou antagoniste de celle-ci dominant seule, déterminait le mouvement en avant par une propulsion irrésistible. Longet, dans ses expériences, n'a point obtenu ces résultats qu'il conteste en les attribuant avec Lafargue, quand par accident ils se produisent, à la frayeur et à la cécité réunies.
Je ne puis m'empêcher de faire remarquer ici combien on doit être réservé sur l'opinion qu'on accepte sur les fonctions d'un organe auquel on ne peut atteindre sans blesser profondément les hémisphères cérébraux, la voûte et le corps calleux, et sans ouvrir largement les ventricules. Détruire le corps strié, c'est détruire toutes les connexions qui attachent un hémisphère à l'axe, et des lésions si complexes ne permettent de rien conclure avec certitude, l'analyse et la discussion des résultats étant également impossibles.
Saucerotte, dans un travail célèbre, avait attribué aux corps striés une influence toute particulière sur les membres postérieurs, cette influence était partagée par leurs radiations dans les lobes antérieurs du cerveau. Ainsi la couche optique et les lobes postérieurs du cerveau présidaient au mouvement des bras, les corps striés et les lobes antérieurs, aux mouvements des jambes. M. Serres, d'après des observations qui lui sont propres, accepte et soutient l'opinion de Saucerotte. Les radiations de la couche optique sont excitateurs des mouvements des membres thoraciques, et subsidiairement excitateurs de la respiration ; les radiations des corps striés sont excitateurs des membres pelviens. Longet a contesté ce résultat et affirme que, suivant le lieu affocté, la lésion d'un corps strié paralyse également le membre antérieur et le membre posté
rieur, et il en a été de même, suivant lui, de leurs radiations dans les lobes du cerveau. Cela est possible, et cependant en voyant la paralysie qui suit les apoplexies cérébrales affecter tantôt les bras, tantôt les jambes, il m'est impossible d'admettre que cela se fasse au hasard, et il faut bien qu'il y ait quelque localisation du genre de celle qu'ont admise Saucerolte et M. Serres. Voilà ce que dit le bon sens, mais il faut avouer qu'en face de tant d'assertions contradictoires, on ne peut aisément prendre un parti, et malheureusement les expériences sont entourées de causes d'illusions sans nombre, et de difficultés presque insurmontables.
La physiologie expérimentale, si peu avancée sur ce point, l'est encore moins peut-être au sujet du corps calleux, de la voûte à trois piliers, de la commissure molle, de la glande pinéale du corps pituitaire, et de la plupart des parties constituantes du noyau cérébral. Depuis que l'hypothèse cartésienne sur la glande pinéale a été abandonnée, on est bien loin d'en avoir imaginé une qui fût meilleure. Des expériences qu'on a faites sur le corps calleux on a bien conclu que l'opinion de La Peyronie sur cet organe, dont il faisait le siège et le trône de l'âme, était sans base; mais depuis qu'on les a faites, il semble, en vérité, que le corps calleux ne serve à rien, ce qu'on aura d'autant plus de peine à admettre que son développement est lié à celui des hémisphères cérébraux. Quoi qu'il en soit, les mammifères seuls ont un corps calleux et certains hommes ont pu vivre, dont le cerveau en était dépourvu. Ces hommes avaient une intelligence faible, et on remarquait dans leurs mouvements une certaine indétermination. On pourrait conclure de cette absence de symptômes nettement formulés, non que le corps calleux est l'organe de fonctions peu importantes, mais que les fonctions qu'il accomplit ont plusieurs agents dans l'économie du système nerveux central. Nous pen-
sons que, dans ces cas où le corps calleux manquait, comme dans ceux où il est divisé par le scalpel du physiologiste, les entrecroisements qui occupent toute l'étendue de la moelle allongée suppléaient en partie à l'absence de ce vaste système d'entrecroisements.
§ 3. Fonctions des sanglions surajoutés.
La physiologie est heureusement plus avancée à l'égard du cervelet, des hémisphères cérébraux, des tubercules quadrijumeaux et des lobes olfactifs, et ce progrès est dû surtout aux belles recherches de M. Flourens.
Il y a déjà longtemps que les physiologistes ont été frappés de l'idée de l'importance du cervelet. Willis, se fondant sur des arguments empruntés à l'anatomie comparée, le considéra comme le point de départ et le principe excitateur de toutes les fonctions organiques d'où la conservation de l'être vivant résulte. Malacarne y plaça l'intelligence ; enfin Gall en fit le siège de l'instinct de propagation. Certaines observations ont été publiées à l'appui de cette hypothèse de Gall. D'autre part, elle a été combattue par des objections nombreuses. M. Serres a professé sur ce point une opinion mixte. « Le cervelet est excitateur des organes de la génération, mais seulement par son lobe médian. Ses hémisphères sont excitateurs du mouvement des membres. »
Cette influence du cervelet sur les organes générateurs est encore aujourd'hui contestée; à côté d'individus chez lesquels l'atrophie des testicules a coïncidé avec une lésion du cervelet, on cite l'exemple d'une jeune fille chez laquelle le cervelet manquait, et qui toutefois se livrait à la masturbation. Ce fait prouve contre l'opinion de Gall, et témoigne que le cervelet n'est pas le siège de l'instinct génital; mais il ne s'ensuit pas qu'il n'ait aucune influence sur les organes par lesquels cet
instinct s'accomplit; il pourrait agir sur eux comme le fait la moelle épinière et contribuer à l'énergie de leur fonction, sans en être la source unique et le premier principe. Mais cette question demeure encore en litige.
Il n'en est pas de même de l'opinion qui accorde au cervelet une grande influence sur les mouvements.
Rolando est tombé à cet égard dans une telle exagération, que suivant lui tous les mouvements du corps en dépendent; on a bien démontré combien peu cette proposition est exacte. Les animaux privés de cervelet éprouvent un grand trouble dans leurs mouvements, et s'il n'y a chez eux une altération profonde de la locomotion, du moins sont-ils capables d'agiter énergiquement leur corps. Ainsi l'opinion de Rolando n'est pas vraie.
M. Magendie ayant vu dans ses expériences les animaux qu'il avait privés de leur cervelet reculer sans cesse, en conclut que cet organe pousse l'animal à se mouvoir en avant. 11 est donc l'antagoniste des mouvements que les corps striés déterminent. Ainsi par les corps striés l'animal recule; par le cervelet il avance. D'un autre côté, la section de l'un des pédoncules cérébelleux moyens amène des mouvements de rotation selon l'axe du corps, tandis que des mouvements de manège résultent d'une section de la moelle allongée faite de manière à intéresser la portion de cette moelle qui avoisine en dehors les pyramides antérieures (1).
De ces faits, Magendie conclut que l'animal est soumis à six forces, qui dans l'état de santé se font équilibre. L'une pousse aux mouvements en avant, l'autre aux mouvements en arrière. La troisième fait tourner sur l'axe de droite à gauche, l'autre de gauche à droite, les dernières déterminent des
(1) Précis de physiologie. T. I, p. 413.
mouvements de manège en deux sens opposés, et la volonté fait prédominer à son gré les unes ou les autres.
M. Magendie dans ses expériences ne poussa pas assez loin l'analyse ; il avait vu des mouvements de recul se produire à la suite de la section des corps restiformes, et dès lors il eût dû s'efforcer de distinguer dans ses expériences la part réelle du cervelet de celle de ces corps, mais il était pressé de conclure, et ce physiologiste aventureux ne se soumit jamais aux règles rigoureuses de la vraie méthode expérimentale. Ses expériences furent donc contestées, ou du moins les conclusions qu'il adopta. Ainsi mille théories nouvelles brillent un instant et s'éteignent.
Les expériences de M. Flourens, confirmées par celles d'Hertwig et de M. Bouillaud, ont donné des résultats plus précis; elles le conduisirent tout d'abord à cette conclusion nouvelle dans la science que le cervelet coordonne les mouvements qui ont été voulus dans le cerveau et que détermine la moelle épinière parson action immédiate. 11 n'est point le principe du mouvement, mais il en est le régulateur; des animaux auxquels on a enlevé le cerveau en ménageant le cervelet, se meuvent avec une aisance admirable, bien qu'ils soient alors aveugles et sans instincts; le cervelet seul est-il détruit, tout subsiste, les sensations et les mouvements 5 mais ces mouvements ne ^'enchaînent plus, et le corps s'agite sous l'empire d'une volonté impuissante comme cela a lieu dans l'ivresse ; il suit en effet des expériences de M. Flourens, que c'est surtout sur le cervelet qu'agissent les causes de l'ivresse.
Telles étaient les propositions démontrées par M. Flourens, lorsqu'une découverte inattendue et sans précédent dans la science vint donner à ces démonstrations plus d'étendue encore et plus de précision.
M, Flourens expérimentait sur les canaux demi-circulaires
de l'oreille, et pour découvrir leur rôle il les divisait successivement. Quelle fut sa surprise ! coupait-il l'un ou l'autre, l'animal roulait sur lui-même en un sens déterminé pour chacun d'eux. L'habile observateur a résumé ainsi ces singuliers résultats. « Quand on coupe le canal horizontal, l'animal tourne sur lui-« même; quand on coupe le canal vertical antérieur, l'animal « fait une suite de culbutes en avant; et quand on coupe le i canal vertical postérieur, l'animal fait une suite de culbutes
« en arrière. » ..... Et il ajoute : « Il y a donc un rapport
« donné, un rapport constant entre la direction de chaque « canal semi-circulaire, et la direction du mouvement produit « par la section (1). »
M. Flourens ne conclut point de ces expériences que la cause de ces mouvements est dans les canaux demi-circulaires, elle vient, dit-il, déplus loin, de l'encéphale; et dès lors il entreprend une foule d'expériences qui le conduisent aux résultats que je vais résumer.
Le cervelet est attaché à l'encéphale par trois ordres de fibres, ou si l'on aime mieux par trois racines. L'une de ces racines (pont de varole) est composée de fibres transversales ; une autre (pédoncule cérébelleux supérieur) va d'arrière en avant et se porte vers le cerveau. La troisième (pédoncules cérébelleux postérieurs, ou corps restiformes) se dirige en arrière vers la moelle épinière.
Or, si l'on coupe le pont de varole, l'animal tourne sur lui-même suivant son axe. Ainsi le faisait-il, après la section du canal semi-circulaire horizontal ; la section du pédoncule cérébelleux supérieur détermine une suite de culbutes en avant celle du pédoncule postérieur une suite de culbutes en arrière; on produit des effets semblables par la section des canaux
(1) Recherches experiment. Deuxième édition. Paris, 1842, p. 483.
supérieur et inférieur. Il y a donc, dit M. Flourens, un rapport frappant entre la direction des fibres ou des canaux tranchés, et la direction des mouvements produits. De nouvelles expériences faites sur le cervelet confirment ces résultats, et démontrent une pareille influence de l'ablation de ses parties antérieures sur les mouvements en avant, et de ses parties postérieures sur les mouvements en arrière. M. Flourens conclut de tous ces faits que la direction des mouvements déterminés par la section des libres de l'encéphale, est toujours parallèle à la direction de ces fibres. Quant aux effets singuliers qu'amène la section des canaux demi-circulaires, il les explique par le rapport qu'il découvre entre les nerfs de ces canaux et les trois ordres de fibres antérieures, postérieures, ou transverses, qui composent le pédoncule cérébelleux.
Quel est d'ailleurs le véritable rôle des canaux semi-circulaires dans les effets qui viennent d'être indiqués? M. Chevreul, remarquant que l'absence de ces canaux est la cause des phénomènes, en conclut qu'il faut les considérer, non comme des organes qui produisent les phénomènes en question, mais comme des organes qui les empêchent au contraire de se manifester (1). M. Flourens admet celle manière de voir. De là l'idée si habilement présentée par lui de forces opposées qui contiennent et modèrent. Il y a, dit-il, autant de fibres modératrices distinctes qu'il y a de mouvements opposés possibles (2). Il admet donc trois ordres de fibres dans le système nerveux moteur : les unes excitent, d'autres modèrent, d'autres, enfin, régularisent et coordonnent.
M. Brown-Séquard, qui a répété les observations de M. Flourens, a été plus loin que lui, quant à l'importance du rôle qu'il
(1) Chevreul. Journ. des Savants. 1831, p. 10.
(2) Recherches expérimentales. Deuxième édition, Paris, 1842, p. 496.
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attribue aux nerfs des canaux demi-circulaires, et conclut de ses expériences que le nerf auditif est un véritable centre (1). Cette conclusion n'est peut-être pas à l'abri de toute objection. Le système nerveux est un tout harmonique. La destruction d'un seul point peut déranger l'équilibre de l'ensemble, sans que ce point puisse être considéré comme un centre véritable. Celte assertion de M. Brown-Séquard mérite donc un nouvel examen.
Quoi qu'il en soit, il résulte des expériences de M. Flourens que le cervelet coordonne les mouvements du corps : j'entends parler ici des mouvements de locomotion. J'ai émis l'hypothèse que les lobes moyens du cervelet présidaient surtout aux mouvements automatiques dont la moelle est le principe, et les lobes latéraux aux mouvements que le cerveau détermine; l'analomie comparée est très-favorable à cette manière de voir, qui n'a pas, il faut l'avouer, été démontrée jusqu'ici par l'expérience; mais peut-être n'esl-il pas inutile de proposer les hypothèses qui découlent des observations premières, et qui ouvrent en toutes choses les portes de l'inconnu.
Une question importante se présente : les lobes cérébelleux ont-ils une action directe ou croisée; en d'autres termes, chacun d'eux agit-il sur le côté du corps qui lui correspond ou sur le côté opposé?
M. Flourens, dans ses célèbres expériences, a admis l'action croisée des lobes cérébelleux. « Le cervelet d'un pigeon étant mis à nu, j'ai soumis à des piqûres superficielles tout le côté droit du cervelet; il a paru sir-le-champ une faiblesse assez marquée du côté gauche (2). » Ces résultats sont positifs, et la question semblait tranchée, lorsqu'un travail très-important de M. Turner est venu imposer aux physiologistes le devoir de l'examiner sous un nouveau point de vue.
(1) Physiotogy and pathology. New-York, 1853, p. 99.
(2) Recherches, seconde édition. 1842. Page 115.
Il résulte des observations de cet habile médecin, et de celles qu'il a recueillies chez différents auteurs, qu'une atrophie qui porte sur l'hémisphère cérébral droit, par exemple, entraîne l'atrophie de l'hémisphère gauche du cervelet et de la partie gauche de la moelle. Il se croit donc fondé à repousser cette proposition de M. Andral, que dans le cas d'atrophie le cervelet s'isole du cerveau.
Je dois dire ici que les cas de microcephalic que j'ai eu l'heureuse occasion d'observer sont, en général, favorables à l'opinion de M. Andral. Les hémisphères étaient atrophiés, et cependant le cervelet était énorme; cette observation ne détruit point celles de M. Turner, mais elle fait voir que la théorie des résultats qu'il annonce est, dans l'état de la science, incertaine et obscure; les faits ne s'accordent pas aisément entre eux, et de celte opposition résulte un paradoxe qu'il n'est pas facile de résoudre à priori (1).
Le cervelet est fort petit chez l'enfant nouveau-né, eu égard au cerveau, et l'enfant nouveau-né ne marche pas encore. 11 en est de même des animaux carnassiers au moment de la naissance. Jl est beaucoup plus développé chez les animaux herbivores, qui marchent et courent en naissant; mais il s'accroît par degrés et n'atteint à ses proportions définitives que lorsque le corps a toute sa grandeur et toute sa puissance ; aussi la forme de la région occipitale du crâne subit-elle des variations singulières. Ce développement du cervelet est d'ailleurs indépendant, quant à la masse, de celui du cerveau. Le cervelet suit le développement du corps, et le cerveau celui de l'intelligence.
(1) Turner, De l'alroplne partielle ou unilatérale du cervelet, de la moelle allongée et de la moe'le épinière, consécutive aux destructions avec atrophie d'un des hémisphères du cerveau. Thèses de Paris, 5 janvier 1856.
Ces observations pourraient paraître, au premier abord, aussi favorables à l'hypothèse de Gall qu'à la théorie de M. Flourens; mais des observations précises ont décidé la question. Le cervelet ne se développe pas moins chez les animaux châtrés que chez ceux qui n'ont point subi cette mutilation. Cette remarque n'est point combattue par les observations des auteurs qui ont observé dans certains êtres, plus dignes du nom de satyres que de celui d'hommes, une très-grande prédominance des loges cérébelleuses du crâne. Cette prédominance prouvant en général que le cervelet et le corps ont acquis plus de force que le cerveau, organe de l'intelligence, la faiblesse de celle-ci expliquerait aisément dans ces cas l'empire désordonné des instincts.
Je viens de dire que, selon M. Flourens, les hémisphères du cerveau sont l'organe immédiat de l'intelligence. Il n'y a rien de mieux démontré en physiologie que cette proposition.
L'ablation des deux hémisphères, chez un animal, ne trouble en rien la perfection de l'animal en tant qu'automate; mais toutes les sensations, toutes les perceptions, toutes les idées sont alors anéanties. L'animal n'a plus alors ni volonté, ni désirs, ni jugement. Il ne cherche plus sa nourriture, bien qu'il soit capable de l'avaler. S'il marche, il n'a pas de but, et ne sait plus éviter les obstacles, mais il respire et digère. Une poule ainsi mutilée obéit à l'instinct du caquetage, et quand elle dort, cache sa tête sous son aile; elle marche si on la pousse, et si on la jette en l'air, elle vole-, la place-t-on sur le dos, elle se remet sur ses pattes; en un mot, toutes les forces d'où l'équilibre résulte sont intactes. Ainsi l'automate vit, mais l'âme, en tant que principe de sensations et de spontanéité, est absente. Quelques auteurs n'ont pas saisi le vrai sens de ces expériences en attribuant à un reste de sensibilité des actes automatiques coordonnés mais sans but extérieur, et qui im
pliquent seulement la persistance d'une certaine impression-nabilité automatique.
Les hémisphères sont des organes d'intelligence par tous les points de leur étendue. L'âme n'est point ici où là, dans le cerveau, et ses facultés n'y sont point éparpillées en cent foyers distincts. En un mot, de même que l'intelligence est une, de même son organe immédiat est homogène dans toutes ses parties. M. Flourens a démontré que les facultés premières de l'intelligence s'éteignent toutes à la fois à mesure qu'on détruit la masse des hémisphères. L'idée que l'âme réside dans un atome n'est donc point fondée. A cet égard, Duncan a critiqué très-finement la manière devoir de Descartes : « où faut-il loger l'âme, dit-il ; je réponds qu'elle est partout où elle agit, à la manière des esprits, et comme nous avons raison de dire que Dieu est partout parce qu'il n'y a point de lieu où il n'agisse, de même nous avons sujet de dire que l'âme est dans les corps cannelés du cerveau parce qu'elle y fait les fonctions du sentiment et du sens commun ; qu'elle est clans le corps calleux parce qu'elle imagine les choses et qu'elle en juge, et enfin qu'elle est dans la partie cendrée du cerveau parce qu'elle y exerce les actes de la mémoire (1). »
Ces centres nerveux ont un effet croisé sur les yeux. En effet, après l'ablation de l'un d'eux, l'œil du côté opposé est frappé de cécité ; mais ils ont l'un et l'autre un double effet sur le corps, l'un direct, l'autre croisé; l'ablation d'un hémisphère affaiblit il est vrai le côté opposé du corps, mais ne le paralyse point, et une locomotion affaiblie y est encore possible; cela est prouvé par les expériences que M. Flourens a faites sur des cochons d'Inde. L'observation conduit aux mêmes résultats. On a vu certains cas d'atrophie et de destruction d'un hémis-
(1) Explication nouvelle et mécanique des fonctions animales. 1678, p. 27.
phère, dans lesquels l'intelligence, avait conservé, mais inégalement, son pouvoir sur les mouvements des deux côtés du corps (1).
Eu égard aux mouvements, plusieurs physiologistes ont pensé que les deux extrémités des hémisphères agissaient sur des parties différentes du corps. Les lobes postérieurs présideraient aux mouvements des bras, et les lobes antérieurs à ceux des membres pelviens. Saucerotte, MM. Serres et Loustau (2) et plus récemment M. Schiff, ont soutenu celte manière de voir qui est appuyée sur des observations anatomo-pathologiques, dont l'une, empruntée à de Lassonne est surtout fort remarquable; mais on oppose à ces observations une multitude de faits cliniques qui sont fort contraires à cette opinion, dont la démonstration serait d'un haut intérêt pour la physiologie du cerveau.
Je ne sais si je me trompe, mais en tenant compte des causes en général diffuses qui déterminent l'apoplexie, de la multitude des réactions des parties malades sur les parties saines et réciproquement; en tenant compte d'autre part de l'influence qu'un seul hémisphère peut exercer sur le corps tout entier, il semble difficile d'accorder une valeur absolue à des objections essentiellement tirées de l'anatomie pathologique. Ce qui le prouve évidemment, c'est l'incertitude des résultats qui varient en quelque sorte sans règle. Dès lors, si en pareille question l'affirmation est douteuse, la négation ne l'est pas moins.
(1) On peut penser avec un seul hémisphère. Rien n'est mieux prouvé. Gall en a été un curieux exemple, que confirme une observation récente de M. Alph. de Saint-Germain, dans Annales mèdico-psycholotjiques. Troisième série, t. II, p. 613. Cf. Morgagni, De sed. et caus. morborum. Ex. 9, 20, et le mémoire de Eller, Acad. de Berlin, t. VIII, 1752, et Cruveilher, Analomie pathologique avec planches, huitième livraison, Pl. V.
(2 Serres. Analomie comparée du cerveau. T. II, p. 664.
Les mêmes observations pourraient s'appliquer à tout ce que les médecins analomopathologistes ont écrit sur la localisation des sensations et des facultés cérébrales. Il n'est point prouvé que la destruction des lobes antérieurs du cerveau anéantisse la faculté du langage comme l'avait cru M. Bouil-laud; aucune des localisations de Gall n'a résisté à la critique scientifique; quanta celles d'Avicenne et des scolastiqucs, le temps en a fait justice. 11 résulte de tout cela qu'en dehors des résuliats obtenus par M. Flourens, rien n'est certain dans la phyr3iologie du cerveau. Nous savons que les hémisphères sont les organes immédiats du pouvoir réciproque du corps sur l'âme et de l'âme sur le corps. C'est par eux seuls que la pensée est possible, et l'on pourrait dire qu'ils sont les yeux de l'âme, qui, sans eux, devient en effet aveugle. Nous savons encore qu'un seul hémisphère peut gouverner le corps entier bien qu'il agisse plus particulièrement sur une de ses moitiés. De là la nécessité d'admettre, soit pour le mouvement, soit pour la sensibilité une action directe de chaque hémisphère, et une action croisée prédominante. Cette dernière action dépend sans doute des entrecroisements qui se font, les uns dans la moelle épinière, les autres dans la moelle allongée, d'autres, enfin, dans le noyau de l'encéphale par le corps calleux. Mais dans cette inextricable complication de fibres et de cellules dont le noyau de l'encéphale se compose, qui pourra dire hoc sentit, hoc movet? Le physiologiste et l'anatomiste ne sont-ils pas arrêtés ici par le sentiment d'une impuissance presque absolue (1)?
Nous essayerons d'expliquer plus tard nos propres hypo-
(1) La paralysie de la face existe quelquefois sur le côté du corps opposé à celui sur lequel porte l'hémiplégie. Dans ce cas, selon M. Gubler, le siège de la lésion est la protubérance annulaire. {Gazette hebdomadaire, t. Ill, page» H9,78H,811.1856.)
thèses sur le rôle qu'on pourrait attribuer aux différentes parties des hémisphères cérébraux. Nous ne résoudrons pas, sans doute, le problème; mais nous poserons du moins quelques questions, en attendant que la vérité apparaisse tout entière aux yeux de quelque observateur plus heureux.
Disons maintenant quelques mots des tubercules quadrijumeaux ; évidemment ces tubercules si grands, si importants dans les vertébrés inférieurs, perdent une grande partie de cette importance dans les animaux les plus élevés de cette série, car leur développement est, en général, en raison inverse de celui des hémisphères cérébraux. Ils sont fort petits, en effet, dans l'éléphant, dans les singes et dans l'homme dont le cerveau a un développement énorme, tandis qu'ils acquièrent une grandeur singulière dans les herbivores, les rongeurs et surtout les marsupiaux. On peut donc penser avec raison que ces appareils sont appelés à se suppléer réciproquement, et l'on pourrait considérer les tubercules quadrijumeaux comme le cerveau de l'automate, tandis que les hémisphères sont le cerveau de l'intelligence. Quoi qu'il en soit, ils ont sur la vision une influence qui n'a été contestée par personne. En eux réside le principe des mouvements de l'iris; et tant qu'ils persistent, un animal privé de son cerveau demeure impressionnable par l'action de la lumière. On doit à M. Longet une expérience curieuse. Un pigeon privé de ses hémisphères cérébraux, suivait avec sa tête les mouvements d'une bougie à laquelle on donnait un mouvement circulaire. Je ne pense pas qu'on puisse conclure de ce fait, à l'existence d'un reste de sensibilité réelle, après l'ablation des hémisphères cérébraux. Nous ne disons point que l'animal réduit à la condition d'automate n'éprouve rien, mais nous nions qu'il sente véritablement. Les raisons développées à cet égard par M. Flourens, me semblent victorieuses.
Comment l'ablation des tuburcules quadrijumeaux déter-mine-t-elle la cécité? Cela peut avoir lieu de deux manières : 1» chez les animaux quadrupèdes, en supprimant toutes les racines des nerfs optiques ; 2° chez l'homme et chez les singes, en détruisant le principe des mouvements de l'iris, etde cette accommodation automatique de l'œil, sans laquelle il ne peut y avoir de vision distincte.
En effet, il n'est pas absolument certain que les résultats qu'amène l'ablation des tubercules quadrijumeaux chez les animaux dont les nerfs optiques se rendent en totalité à ces organes, soient absolument applicables à ceux chez lesquels la majeure partie des bandelettes optiques s'épanouissent directement dans les hémisphères cérébraux. Les observations de mon savant maître, M. le professeur Serres, donnent un grand appui à cette manière de voir. « On aurait dû croire, dit-il, que la vision serait détruite par les altérations des tubercules quadrijumeaux : j'ai vu ces tubercules désorganisés, et je n'ai pas observé dans ces cas la perte de la vue (1). » Chez un malade observé par M. Jobert (de Lamballe) la vue baissa graduellement, les pupilles se dilatèrent, et il n'y eut plus que la perception d'une simple lueur (2). Ainsi, chez l'homme, les impressions lumineuses arrivent directement au cerveau ; mais la perception n'est parfaite qu'autant que l'automate est lui-môme intéressé à cette élaboration.
Outre le rôle des tubercules quadrijumeaux dans la vision, tous les observateurs s'accordent sur la question de l'influence qu'ils exercent sur les mouvements. Quand on attaque leurs couches profondes, il se produit des convulsions, et l'animal tourne du côté du tubercule enlevé. Ce fait, constaté par
(1) Anat. comp. du cerveau. T. H, p. 643.
(2) Études sur le syst. nerveux, Paris, 1838, p. 446.
M. Flourens, a été attribué par MM. Lafargue et Longet à la cécité dont Tun des yeux estalors frappé. M. Flourens n'admet pas complètement celle explication. « Je voulus m'assurer, « dit-il, si ce tournoiement ne tenait pas à la perte de la vi-« sion dans un œil. Je bandai donc un œil à plusieurs pigeons. « Ces pigeons tournèrent, en effet, d'abord presque tous sur « le côté de l'œil non bandé , mais bien moins longtemps et « bien moins brusquement que le pigeon mutilé (l). » Les altérations profondes des tubercules quadrijumeaux sont accompagnées d'un trémoussement général et de convulsions varices. M. Serres a constaté chez les malades affectés de chorée, des altérations de ces organes. Il est donc évident que l'influence des tubercules quadrijumeaux ne se borne point aux mouvements de l'iris, et s'étend au corps tout entier. Il faut, toutefois, faire la part de la difficulté de léser exclusivement dans les expériences les tubercules quadrijumeaux, dont les limites sont anatomiquemcnl si difficiles à établir.
Il nous reste à parler des lobes olfacUjs. Longtemps on les a pris pour des nerfs ; mais évidemment ils sont un diverticulum de l'écorce des hémisphères cérébraux. Ils reçoivent, d'ailleurs, un grand nombre de nerfs, dont les uns proviennent de la memhrane de Schneider, et les autres de l'appareil de Jacob-son (2). Ce sont là des faits irrécusables et constatés par mille anatomistes éminenls. Mais les systématiques n'en tiennent aucun compte, et il n'est pas d'idée bizarre qui n'ait ses défenseurs. M. Magendie mit en doute, en 1824, la fonction olfactive de ces lobes (3). Il se fondait sur ce que des animaux
(t) Recherches expérimentales. Première édition, p. 43-44.
(2) Cuvier, Ann. du muséum d'hist. int. T. XVIII, p. 412. — Cf. Gratiolet, Recherche* sur l'organe de Jacobson. Paris, 1845, p. 25.
(3) Voir la note intitulée : « Le nerf olfactif est-il l'organe de l'olfaction ? Dans le Journ. de physiologie exp. T. IV, p. 169.
privés de leurs lobes olfactifs demeurent cependant sensibles à Taction des odeurs fortes. Quelles odeurs! Des vapeurs d'ammoniaque, d'acide acétique, d'huile essentielle de Lavande! Et il attribue au filet ethmoidal de la cinquième paire et aux autres branches du nerf trijumeau qui se distribuent dans le nez, le role dont les filets olfactifs sont déshérités par lui.
On peut s'étonner d'autant plus d'une pareille manière de raisonner et de conclure que, dans le même volume du Journal de Physiologie, M. Chevreul avait donné un admirable exemple de la façon dont ces questions complexes doiventêtre discutées (l). Cet illustre physic ien montrait la nécessité de distinguer dans les saveurs les effets produits sur le goût, par les corps sapides, d'avec ceux qu'ils exercent sur le tact de la langue, et il indiquait le moyen de faire aisément celte distinction. Comment M. Magendie ne suivit-il pas cet exemple ? Comment ne vit-il pas que toutes les sensations perçues parla muqueuse nasale ne sont pas nécessairement des odeurs? Si l'animal privé de ses lobes olfactifs sentait encore les effets de vapeurs irritantes sur la muqueuse nasale, c'est que la sensibilité tactile n'était pas éteinte. Mais l'analyse du scalpel fut toujours plus familière que l'analyse de l'esprit à ce médecin , et sa méthode fut empirique bien plus qu'expérimentale ; on conçoit difficilement comment les expériences qui lui avaient dévoilé la nature de l'influence que la cinquième paire exerce sur la vision, ne le mirent pas sur la voie delà vérité.
M. Longet a discuté fort au long cette question ; il a rappelé des cas nombreux d"anosmie coïncidant soit avec la destruction soit avec l'absence congéniale des lobes olfactifs, et insiste sur l'observation dont M. le docteur Prcissat a fait le sujet de
(1) Des différent»-» manières dont les corps agissent sur l'organe dn goût. Dans le Journ. de physiologie exp, T. IV, p. 119.
sa thèse inaugurale. Il fait remarquer avec beaucoup de justesse que le développement du bulbe des nerfs ethmoïdaux est toujours en raison directe de l'énergie des facultés olfactives dans les animaux, et les raisons qu'il oppose à l'opinion de M. Magendie sont, à mon sens, des raisons victorieuses.
J'ai résumé rapidement, dans cette partie de mon livre, l'histoire physiologique du système nerveux central. Parmi les faits que j'ai rappelés, j'insiterai plus particulièrement sur celui-ci : les hémisphères cérébraux sont les organes et le siège immédiat de l'intelligence en tant qu'elle perçoit, se souvient, juge, compare et se détermine à certaines volontés. Nous allons tracer maintenant l'histoire de l'intelligence, et nous essayerons de voir en quoi le jeu de ses facultés peut être expliqué par l'organisation du cerveau.
TROISIÈME PARTIE.
DE L'INTELLIGENCE.
CHAPITRE PREMIER.
DE L'AME.
§ 1. Opinions des philosophes sur l'âme.
L'encéphale et la moelle épinière ont été décrits, leur structure a été, autant que possible, débrouillée; nous allons essayer maintenant de tracer l'histoire de l'intelligence humaine et de montrer comment on pourrait concevoir le rapport qui lie à certaines conditions matérielles le développement des facultés intellectuelles. Nous suivrons dans ces difficiles recherches les voies rigoureuses de l'observation et de l'expérience; et là où ces voies s'arrêtent, nous nous trouverons du moins dans le sens des inductions les plus probables. Enfin, nous nous efforcerons d'échapper à l'empire des préjugés et des idées préconçues en demeurant, autant que possible, fidèles à l'esprit des méthodes expérimentales.
De tout temps, l'homme a été pour l'homme un mystère attrayant. Se connaître? voilà le but où tendent toutes les philosophies. Or, dans le domaine des sens, ce qui connaît est aisément distingué de ce qui est connu. L'homme sait fort bien qu'il n'est pas les choses qu'il touche, qu'il voit, qu'il entend. Il sait même qu'en tant qu'il sait, il n'est pas certaines parties de son corps; il sait qu'il ne pense ni par ses bras, ni par ses jambes, ni par les yeux, ni par les oreilles, ni par aucun autre organe extérieur; enfin, à supposer qu'il pense par certaines parties intérieures, non-seulement il n'a aucune idée du rapport qui existe entre sa pensée et ces organes,
mais il ignore ces organes eux-mêmes, à tel point qu'on peut réellement dire que la pensée ne connaît directement rien que la pensée (1).
Ce senliment intérieur, inné à tous les hommes est le point de départ de la psychologie. On a voulu connaître ce qui pense dans l'homme, et l'attention des philosophes s'est concentrée sur ce problème, mais avec des résultats très-divers. Les uns en effet,,voyant que nulle part en ce monde la pensée ne se manifeste sans un corps, en ont fait une propriété du corps; d'autres, considérant que l'idée de l'être n'est que dans la pensée, n'ont pu comprendre que ce qui seul a l'idée de son être, ne fût pas l'être par excellence. Ce n'est pas tout, on a cru nécessaire de distinguer absolument cet être de ce qui est connu par lui, et il a été appelé âme ou esprit.
Ainsi pour les uns la pensée est un phénomène, et pour les autres c'est une essence. De là une lutte incessante entre les hommes que cette question divise. Quid autem sit Anima, nondum inter philosophos convertit, nec unquam jortasse con-veniet (2).
11 est, à coup sûr, fort difficile, non d'écrire l'histoire expérimentale de l'âme, mais d'en définir la substance. A cet égard les philosophes qui traitent de la matière des corps ne sont pas beaucoup plus heureux. En effet, les substances ne tombent point sous les sens, nous les connaissons par leurs qualités, par leur manière d'agir sur nous, par des signes naturels, c'est-à-dire, par une voie indirecte, .oytsf$*f vôw (3). Or, moins les substances sont connues, et plus l'on s'épuise à raisonner sur elles.
(1) Et nihil nobU vlcinius est quam nos ipsi.— Bellarmini, Scalce ascen-si(,7iis in Ihum. (ir.nl. I, cap. i.
(2) Firinianiu» Laclanlius, in libre- De opificio Dei. Antwerpi», 1670, p. 623.
(3) Ti[a*tw tu W.pw ntpi 4'jxtti; xoffjAw xeu çuuioç JCs? a. |S.
On appelle matière la substance qui se manifeste dans l'étendue par un certain ensemble de propriétés générales, ensemble qu'on désigne sous le nom de corps, et âme, la substance qui se manifeste dans la Pensée par la Pensée. Certains philosophes soutiennent que la même substance peut être à la fois le corps et la pensée. D'autres, au contraire, concluant de la différence des propriétés à la distinction des essences, veulent que la Pensée soit incompatible avec la matière des corps. Quelle que soit l'hypothèse que l'on préfère, il paraîtra fort difficile d'admettre que ce qui connaît son être, ne soit rien en soi. Mais ce quelque chose est-il matière? csl-il quelque autre chose encore? Là est le problème toujours vivant des écoles.
A. Les partisans de la première hypothèse sont nombreux, mais ils s'entendent au fond si peu, qu'on voit assez clairement que leur opinion n'est pas assise sur des bases bien solides; l'âme, je veux dire la substance qui pense, est le sang pour les uns, pour les autres c'est un feu, un souffle; pour d'autres encore c'est un extrait de tous les éléments qui composent le monde. Cette opinion est formellement exprimée par ces vers célèbres d'Empédocle.
« Par la terre nous connaissons la terre, l'eau par l'eau; par l'air, l'air divin; par le feu, le feu qui consume; l'Amour par l'Amour ; par la Discorde, la Discorde funeste (t). »
Suivant les épicuriens, l'âme était un réseau d'atomes, répandus dans tout le corps comme une matière très-subtde. Pour Epicure d'ailleurs, les atomes étaient des parties animées de celte âme. Pour Démocrite au contraire les atomes étaient sans propriétés, et absolument impassibles. Mais l'âme résultait de leur agrégation.
(l),Les anciens, el cela devait être, ont débnlé par le matérialisme. On peut consulter à ce sujet le système d'Ovellus Liicanus sur l'origine du monde. Les doctrines de plusieurs Pères ont été entachées de celte erreur.
« Democritus hoc distare in naturalibus quœstionibus ab « JEpicuro dicitur, quod iste sentit inesse concursioni atomo-« rum vim quandam animalem et spiritalem, Epicurus vero « neque aliquid in principiis rerum ponit, prœter ato-« mos (1). »
Pour d'autres, l'âme est la forme d'un corps vivant. Telle est l'opinion d'Aristote. Cest, dit-il, Ventéléchie première d'un corps organique, qui a la vie en puissance. Elle est donc liée d'une manière intime à l'existence d'un certain corps. Elle n'est pas un corps par elle-même, mais elle est quelque chose du corps, et ne se produit naturellement que dans la matière qui est destinée à la recevoir. C'est une forme parfaite. Elle est l'essence du corps vivant comme la forme d'une hache est l'essence de la hache. Elle est donc coétendue au corps, en conséquence elle est divisible comme lui (2).
Dans cette manière de voir il n'y a point d'âme indépendamment d'un certain corps. Tertullien, le grand Ter-tullien, a voulu concilier à cette doctrine, le témoignage des livres saints. « La corporalité de l'âme apparaît, dit-il, « jusque dans l'Évangile. Une âme souffre dans les enfers, « elle est punie par le feu, et du milieu de ses tourments « elle implore le doigt d'une âme plus heureuse, et de-« mande une goutte de rosée. Figure, direz-vous, d'un « pauvre triomphant et d'un riche puni ! Mais pourquoi ce « nom de Lazare donné à l'un d'eux, si la chose n'est point « réelle? Admettons-cependant que ce soit une figure; elle « témoignera de la vérité. Car si l'âme n'avait pas un corps, « la forme de l'âme ne serait pas l'image du corps. L'Écriture « n'eût pas parlé de ses meihbres corporels, si ces membres « n'existaient pas.... L'âme n'est rien si elle n'est un corps :
(1) D. August. Epist. liv. vi. (5) De anima.
« Nihil enim si non corpus! Car l'incorporalité est libre de « toute chaîne, elle échappe aux tourments et au feu. Or, « l'âme est tourmentée, elle est brûlée; l'âme est donc cor-« porelle (1). »
Willis, dans son célèbre traité de anima brutorum, s'est longuement étendu sur ces questions difficiles. Aristote avait déjà manifesté une tendance évidente à distinguer de lame qui anime le corps, anima, l'esprit raisonnable, animus. Il dit, en effet, après avoir défini l'âme, « quant àV intelligence, c'estpeut-« être quelque chose de plus divin; » mais Willis tranche la question : l'esprit humain, dit-il, le Ndoç est seul immortel; l'âme des animaux et l'âme inférieure de l'homme Yv%y, sont matérielles et étendues dans tout le corps. L'âme matérielle ainsi mêlée au corps est divisible comme lui; et s'il y a dans chacune des parties d'un tout divisé une raison suffisante de subsister par elle-même, la portion d'âme qu'elle contient constituera une âme nouvelle. Un célèbre naturaliste, M. Jean Mùller, a accepté plusieurs de ces idées dans sa physiologie. « L'âme, dit-il, est divisible ainsi que le principe de la vie, « même chez les animaux supérieurs et les plus haut placés, « sans excepter l'homme. »
Or, quelle est la nature de cette âme étendue et divisible? C'est, dit Willis, un feu subtil et délié qui brûle dans le sang. Cette opinion est fort ancienne (2). Ainsi, le sang est pour ainsi dire la matière première de l'âme, du moins par ses parties les plus déliées, les plus subtiles et les plus actives. Ces particules, dit Willis, se dégageant comme une fleur d'une masse plus grossière, s'unissent, s'emparent de conduits particuliers qu'elles se creusent dans toute la masse du corps, et consli-
(1) Sept. Flor. Tertulliani opera, in libro De anima, cap. u, p. 529. Paris, 1680.
(2) F. Lactantii, De opijîcio Dei lib, § 17.
il. 23
tuent ainsi une lujpostase continue, spiritueuse, très-déliée, adéquate au tout, et coétendue avec lui.
Le rôle de ces matières subtiles, c'est d'agiter les plus grossières. Répandue dans tout le corps, cette âme le pénètre et le meut. C'est une forme éthérée qui vit dans une forme corporelle, dont elle est comme l'ombre ou la larve. « Ita quidem anima tenuissima licet corporea, corporis quasi spectrum sive larva umbratilis videtur. » Opinion que Charles Bonnet a renouvelée dans sa Palingénésie.
Cette âme, ajoute Willis, subsiste comme la flamme par son activité même. C'est bien réellement un feu, car son entretien réclame, comme le feu visible, deux choses : l'aliment et la ventilation. C'est un incendie de matière subtile dont la flamme bouillonne dans le corps, en agite la masse épaisse et lui communique ses propres mouvements, pareille à l'argent vif qui animait la Vénus de Dédale.
Voilà donc quelle est cette bizarre hijpostase ; une flamme à la fois chaude et lumineuse. Or, de ces deux propriétés Willis fait deux parts. La chaleur se propage par le sang, quant à la lumière, elle se répand dans les nerfs. Cette idée que les nerfs sont lumineux au corps a été reproduite dans notre siècle par le célèbre C. Carus.
Il y a donc deux parts dans l'âme telle que Willis la conçoit : une part de chaleur, une part de lumière ; une troisième part est séparée comme une épiphyse de l'âme vitale du sang et préside à la conservation de l'espèce.
La part lumineuse est séparée du sang par l'action des couches encéphaliques; de là, elle rayonne dans les centres médullaires qui la versent, pour ainsi dire, dans la moelle, d'où elle passe dans tous les nerfs par une émanation continue. Les rayons de celte lumière sont les esprits animaux, qu'à la manière d'Empédocle, Willis considère comme formés d'air
et de lumière; car, dit-il, de même que la lumière correspond aux choses visibles et l'air aux choses audibles, de même les esprits animaux reçoivent des impressions de ces choses, indépendamment de celles qui leur viennent des saveurs, des odeurs et des qualités tangibles.
C'est à l'aide de ces esprits, empruntés aux cartésiens, que Willis s'efforce d'expliquer tous les phénomènes qui, dans les brutes, simulent l'intelligence. Accumulés et mis en réserve dans les centres médullaires du cerveau, ils reçoivent les impressions des sens et les images des choses ; emprisonnés dans les conduits étroits des nerfs, ils les gonflent et déterminent ainsi la contraction musculaire. On reconnaît évidemment ici l'influence des idées cartésiennes.
Ainsi répandue, infuse dans toutes les parties du système nerveux, l'âme sensitive a pour forme celle de ce système. Son centre principal est le cerveau, sorte de sanctuaire armé d'appareils dioptriques. Les images qui s'y rendent de toutes parts traversent les corps striés comme un verre objectif, et se réfléchissant enfin sur le corps calleux comme sur un miroir, forment en ce lieu des images et des représentations des choses. De là, ces images rayonnent vers l'écorce du cerveau. Reçues dans les replis de cette écorce, elles y demeurent cachées, et mises là en réserve pendant que les images des choses présentes se dissipent, elles composent le trésor où puisera la mémoire. Que d'hypothèses sans preuves ! De pareils systèmes, cependant, ont fait du bruit dans le monde ! tant l'homme est pressé de connaître, tant il cherche dans l'illusion l'oubli de son impuissance!
Les hypothèses de Willis, si elles s'étaient arrêtées là, se distingueraient à peine d'avec celles des partisans de l'automatisme des bêtes. Mais il va plus loin, et dans la voie où il s'engage il tend évidemment à un matérialisme absolu. En
vain affirme-t-il qu'il distingue de celte âme corporelle une âme directrice, le Noo'ç. Celte distinction n'est pas nette, parce que dans la plupart des bêles il y a des séries d'actions ordonnées que l'automatisme n'expliquera jamais. Ces faits embarrassent Willis, et il avoue que ce qu'il dit de cette âme corporelle s'applique surtout aux bêtes les moins parfaites, dans l'âme desquelles sont gravées des types d'actions nécessaires, qui semblent enfermées dans des orbites que leur activité ne dépasse jamais, et sont, en quelque sorte, passives dans cette activité même, de manière à justifier cet ancien adage des écoles, non tam agunt, quam aguntur. Mais quant à ces animaux plus parfaits, dont les actions sont corrélatives à un plus grand nombre de fins et chez lesquels existe un nombre indéfini de types originaux, il faut bien, dit-il, leur accorder quelque pouvoir sur ces types et reconnaître que leur âme a été douée de telle sorte qu'elle est à la fois connaissante et active. Cognoscens, et activa.
Eh quoi! les bêles supérieures connaissent donc! mais si elles connaissent elles pensent. Comment cela, si leur âme n'est que matière? Qu'est-ce que le corps calleux suivant Willis? un miroir? Soit, mais un grand nombre d'animaux fort élevés manquent de corps calleux. D'ailleurs, si un miroir ré-ttéchit des images, s'ensuit-il qu'il les perçoive? Cependant Willis accorde aux bêtes la sensation et la perception. Mais si un simple automate peut être sensible, pourquoi s'arrêter en si beau chemin, et que n'explique-t-on ainsi jusqu'à l'Intelligence? Nous voici bien près de Démocrite et d'Empédocle. En vain Willis affirme-t-il que toute science chez les animaux est automatique ; en vain fait-il de l'homme un être amphibie moitié ange, moitié brute, le matérialisme perce sous sa doctrine. De la matière subtile, capable de sensibilité, à la matière subtile capable d'intelligence, la distance est nulle. Les
cartésiens, ces zélés partisans de l'automatisme, l'avaient fort bien compris, aussi affirmaient-ils nettement que les bêtes paraissent sentir, mais qu'elles ne sentent pas (1).
Parmi les hypothèses matérialistes la plus logique, à coup sûr, est celle qu'ont préconisée quelques épicuriens. Le sentiment de l'individualité se conciliant assez difficilement avec l'hypothèse d'une âme composée et divisible, ils ont fait de l'âme un atonie. Les atomes étant les éléments de toutes choses, l'âme n'est rien qu'un atome dominateur. La pensée est dans ce cas une propriété, non de la matière en général, mais de chaque atome, ou de certains atomes pris en particulier. De La Mettrie était singulièrement satisfait de cette hypothèse.
Malgré ma répugnance à ranger Leibnitz parmi les ato-mistes, la force des choses m'y entraine malgré moi. Leibnitz apparaît à mes yeux comme un autre Epicure; mais un Épi-cure agrandi et modifié, comme l'eût voulu Carnéades, quand fournissant aux épicuriens des arguments contre Chrysippe, il leur conseillait de substituer à cette déclinaison des atomes imaginée par leur maître, un certain mouvement volontaire d'une âme. Acutihs Carnéades gui docebat posse Epicureos suam causam sine hac commentil/â declinatione defendere. Nam cum doceret esse posse quemdam animi motum volun-tarium, id fuit defendi melius quam introducere declinatio-nem cujus prœsertim cauaam reperire non possunt (2).
Leibnitz a réalisé à sa manière ce vœu de Carnéades. Il y a, dit-il, deux ordres de substances, les simples et les composées. Celles-ci résultent de l'agrégation des simples.
Les substances simples ou monades sont actives et dans un changement perpétuel. Elles ne peuvent commencer ni finir
(1) Cf. De l'âme des bêtes, par l'abbé Guidi. Paris, 1782.
(2) Cicer. de Falo. XI.
naturellement. Elles sont créées ou anéanties. La monade est active quand elle a des perceptions distinctes. Elle est passive en tant qu'elle en a de confuses.
D'ailleurs, toute monade est absolument distincte d'une autre monade. Leursrapportsrésidentdansuneinfluenceidéaled'une monade sur l'autre, influence qui ne peut avoir son effet que par l'intervention de Dieu. Ces rapports sont infinis en Dieu, et par là chaque nomade est une représentation de l'univers.
Les monades sont les véritables atomes ou les éléments des choses. 11 y a, dit Leibnitz, un monde de créatures, d'animaux, de vivants, dans la moindre partie de la matière. Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de fleurs, et comme un étang plein de poissons. Chaque corps vivant est donc formé de monades ; mais parmi ces monades, il y a une monade dominatrice qui est l'âme de ce corps. D'ailleurs les membres de ce corps vivant sont pleins d'autres vivants, plantes, animaux, dont chacun a son entéléchie ou son âme dominante.
Ce système hardi nous sauve de cet effrayant paradoxe de la divisibilité de l'âme, posé par Aristote et par Willis. En effet, si dans un corps vivant toute partie est vivante, le corps est une somme ordonnée d'unités, et son unité est une harmonie. Chaque partie a donc une âme propre, soumise à la monade qui dirige l'ensemble.
Le tout est ainsi composé comme un empire formé de royaumes gouvernés par autant de rois. Chaque royaume a ses provinces, dont chacune a son chef. La province est elle-même divisée en fiefs, et cette hiérarchie est poussée jusqu'à l'infini. Dès lors, la division du tout peut bien détruire l'empire qui le dissocie : mais cette dissociation n'entraîne pas nécessairement la destruction de parties dont chacune a son chef et son entéléchie particulière. L'âme n'est dont point
divisée dans les animaux inférieurs qu'on coupe en tronçons. Ce n'est là, à proprement parler, qu'une séparation d'âmes auparavant dominées pas une entéléchie commune, comme un attelage par un seul cocher. Le cocher mort, les traits coupés, chaque cheval vit encore et s'enfuit.
Jamais système plus hardi, peut-être, n'avait été formulé; mais il n'est pas clair, et semble anéantir ou l'esprit ou la matière. Si les monades intelligentes sont les atomes ou les éléments des choses, elles seront matière, mais en tant que capables de perceptions, elles sont esprit. L'esprit et le corps diffèrent donc seulement en ce que l'esprit est une monade simple, et le corps un composé de monades. Dès lors, la substance est commune; tout est matière, tout est esprit.
Aussi Leibnitz n'a-t-il jamais conçu les âmes comme pouvant être absolument séparées des corps. Son système est, à coup sûr, très-supérieur à celui de ces philosophes qui ne voient dans l'âme qu'une résultante des éléments de l'organisation. La monade, en effet, dans ce système, n'est point un phénomène, c'est une essence. Mais les matérialistes qui font de l'âme un atome ne prétendent pas autre chose. D'ailleurs, cette hypothèse, bien que très-préférable à celle d'Aristote et de Willis, conduit à des conséquences si subtiles, qu'à les suivre longtemps la vue se trouble. N'est-ce pas là l'inconvénient fatal de toutes les philosophies?
De toutes les hypothèses matérialistes, la plus insuffisante, à coup sûr, est celle de Démocrite. Il a été très-durement traité par Plutarque, et le méritait bien :
« En effet, dit Plutarque, qu'enseigne Démocrite ? — Qu'il « y a des substances infinies en nombre, indivisibles, impas-« sibles, qui sont sans différences, sans qualités, qui se meu-« vent dans le vide où elles sont disséminées; que lors-« qu'elles s'approchent les unes des autres, qu'elles s'unissent
« et s'entrelacent, elles forment par leur agrégation, de l'eau, « du feu, une plante ou un homme; que toutes ces substances « qu'il appelait atomes, à raison de leur solidité, ne peuvent a éprouver ni changement, ni altération. — Mais, ajoute Plu-« tarque, on ne peut faire une couleur de ce qui est sans cou-ce leur, ni une substance ou une âme de ce qui est sans âme ce et sans qualité. Démocrite est donc reprehensible, non pour « avoir avoué les conséquences de ses principes, mais pour ce avoir admis des principes qui donnent lieu à de telles con-« séquences. Il ne devait pas supposer des principes d'une ce nature immuable, ou, après les avoir supposés, ne pas voir « qu'ils ne pouvaient produire aucune qualité, et nier les « conséquences qui en découlaient naturellement, parce qu'il ce sentait ce qu'elles avaient d'absurde (1). »
Ce système, si bien combattu par des objections que Bayle qualifiait de foudroyantes, a cependant trouvé des adeptes dans Dodwell et dans Collins, comme le montre leur polémique avec le célèbre Samuel Clarke.
Dodwell avait écrit un livre tout exprès pour démontrer que la matière peut penser. Clarke le réfute absolument. Il se fonde en cela sur la divisibilité indéfinie de la matière. Comme elle est, dit-il, une substance divisible composée de parties qui peuvent toujours être séparées les unes des autres, ou qui même sont actuellement séparées et distinctes, il est évident qu'un système de matière quelconque, dans quelque composition ou division que ce soit, ne peut être une sub-
(1) Plut, contre l'épicurien Colotes. A ce sujet Galien est plus explicite encore. « Cum atomus una dolere non posset, quod alterationis et sensus incapax sit, si dum caro acu pungitur, atomus una non sentiat, non sensuras duas, nec treis, nec quatuor, nec plureis perindèque fore, et si adamantun aliarumve rerum invulnerabilium acervus fodiatur. Et ut digili connexiabs-quedolore separantur sic iri atomos diductum, absque ullo doloris sens^i,cum sese mutuo contingent. Lib. De conslit. art. cap. iv de Elementis §3 et k.
stance individuelle ayant le sentiment intérieur de son individualité. Elle ne pourrait avoir ce sentiment intérieur, à moins qu'il ne fût essentiel; et s'il lui était essentiel, chaque particule de matière serait le résultat d'une multitude innombrable de sentiments intérieurs séparés et distincts. En résumé, la matière étant essentiellement multiple et la pensée essentiellement une, elles ne peuvent avoir rien de commun. Ce raisonnement de Clarke est fort ingénieux. Si, dit-il, l'âme était divisible, d'une on en pourrait faire deux. Or, laquelle de ces deux âmes continuerait l'âme primitive? Cela est à coup sûr fort embarrassant.
Collins objecte, en général, à ce raisonnement que le multiple est composé du simple, et qu'en conséquence, en poussant la division jusqu'à l'atome, on arrive à cette individualité qui, suivant Clarke, est la condition de la pensée. L'âme qui pense ou quia un sentiment intérieur individuel, peut donc être, dit Collins, une substance matérielle. U ne resterait plus qu'à se faire une idée bien claire des atomes, et cela n'est pas chose facile ; car, de deux choses l'une : ou les atomes sont étendus, et alors ils sont divisibles ; ils ne sont donc pas de vrais atomes ; ou ils sont indivisibles, et alors ils sont sans étendue ; mais, comme Leibnitz nous l'a prouvé, l'on ne peut se faire une idée bien claire de pareils atomes, en tant que matière. Collins, d'ailleurs, ne s'arrête pas en si beau chemin. Il ne voit pas qu'il faille que le sujet d'une faculté individuelle soit nécessairement un être individuel. Il suffit d'avoir des yeux, ajoute-t-il, pour apercevoir de tous les côtés des systèmes de matière revêtus de certaines qualités qui ne résident ni dans chacune ni dans aucune des parties qui les composent, considérées en particulier et sans rapport au tout. Et il choisit l'exemple d'une rose. A vrai dire, cet exemple ne vaut rien , car l'odeur de la rose n'est rien, en tant qu'odeur, par rapport
à la rose, mais seulement par rapport à l'être sentant qu'a modifié un corps volatil émané de la rose. Or, le corps volatil est composé, et comme le composé ne peut avoir les propriétés du simple, il n'y a rien d'étonnant à ce que ces propriétés diffèrent de celles des éléments composants. Ainsi, la faculté d'éveiller une certaine sensation peut être naturellement une propriété de la rose. Mais, il y a cette différence entre une telle propriété et la pensée, que la pensée se connaît en soi, tandis que l'odeur de la rose ni aucune propriété matérielle connue n'est sentie par elle-même. Cette comparaison de la pensée avec l'odeur de la rose satisfait cependant Collins. C'est, dit-il, un exemple de la manière dont la faculté individuelle de penser peut se trouver dans la matière. Ainsi, les parties qui composent le cerveau humain peuvent avoir, par cet arrangement spécial, la faculté de penser, ou à titre de production naturelle, ou comme une vertu que Dieu ajoute à une telle combinaison de parties matérielles, quoique chacune, prise séparément ou sous toute autre forme, n'ait pointeette faculté. La pensée serait donc un phénomène qui n'aurait sa raison d'être dans aucune partie de la matière prise en particulier, mais dans une certaine combinaison de ces parties. C'est une contradiction, disait Dodwell, de faire le sens intérieur la somme des sentiments intérieurs des parties, de même que c'est une contradiction de faire consister la rondeur dans la rondeur des parties. Clarke a combattu ces arguments avec beaucoup de force, et objecte avec raison qu'une combinaison matérielle quelconque ne produit rien qui ne rentre dans le domaine des propriétés de la matière en général, et il conclut que la pensée ne peut résulter d'une combinaison matérielle. « De même, dit-il, que la figure est le genre de toutes les « espèces de figures, de même l'idée de figure est le genre de « toutes les idées des différentes espèces de figures, l'idée de
« mouvement est aussi le genre des idées de toutes les espèces « de mouvement ; l'idée de couleur est le genre des idées de « toutes les espèces de couleur; l'idée de son est le genre do « toutes les idées des diflérenles espèces de son, et l'idée d'un « animal est le genre des idées de toutes les espèces d'ani-« maux. Les idées générales de figure, mouvement, couleur, « son, animal, sont des puissances génériques de l'esprit, et « la pensée est le genus generalius de toutes ces puissances. « Comment donc aurait-on quelque raison de dire qu'elle est « une des espèces inférieures ou un mode numérique de l'une « de ces puissances ? »
Nous nous concevons si absolument comme existants par la pensée, qu'on a certainement peine à concevoir comment ce sentiment inné d'existence pourrait être la propriété d'un corps composé qui est bien une Harmonie, mais qui n'est pas, à coup sûr, une Individualité. Concevoir la pensée dans un atome n'aurait rien d'absurde, si l'on savait bien nettement s'il y a des atomes, car après tout, un atome existerait absolument. Mais la supposer le résultat d'un certain arrangement d'atomes, c'est accorder la faculté de se concevoir comme existant par soi-même, à ce qui n'existe pas en soi.
Un composé peut avoir sans aucun doute des propriétés particulières. Mais cette propriété dépend d'une certaine action de tous les éléments du composé influencés les uns par les autres ; c'est donc une résultante, ce n'est point un fait individuel. Ainsi, quoi qu'en dise Collins, son raisonnement porte à faux. Avoir le sentiment de son être, c'est exister essentiellement. Or, ce qui est composé n'existe point essentiellement. L'être absolu n'est que dans les substances élémentaires.
Locke, qui a parlé de l'immatérialité de l'âme avec beaucoup de force, accorde cependant, mais par une concession
inexplicable, que par miracle, par une invention absolue de sa toute-puissance, Dieu pourrait ajouter à la matière, outre ces propriétés naturelles, la propriété de penser et lui donner en même temps l'immortalité (1). Mais Dieu même ne peut faire l'impossible. 11 ne peut donner à un cercle les propriétés d'un triangle, parce qu'il y a là une incompatibilité absolue. Or, s'il est démontré clairement que la pensée est incompatible avec tous les modes connus de l'existence matérielle, elle ne saurait être ajoutée à la matière par aucune puissance, sinon d'une manière indirecte, c'est-à-dire, en tant que quelque substance capable de penser lui est unie. C'est là, il est vrai, un sujet ardu et inépuisable. Mais l'hypothèse des spiritualisms est évidemment la plus probable. Car la matière est connue par la pensée, mais, comme je l'ai déjà dit, la pensée n'est connue que par la pensée. Or, on peut raisonnablement affirmer que cela seul existe essentiellement que connaît son existence. Si bien, qu'absurdité pour absurdité, il serait en réalité plus logique de nier l'essence matérielle que celle de la pensée (2).
L'homme, en effet, se connaît comme être, mais non comme matière. Il sait qu'il pense, qu'il n'est rien que par celte
(1) M. Lelut a fort à propos criliqué ces syslèmes, ou plus exactement ces auteurs qui, tout en reconnaissant bien sincèrement la réalité d'une autre vie, déclarent néanmoins qu'il ne leur paraît pas contradictoire d'accorder que la matière ou le cerveau peut penser. Il est évident que par celte déclaration même, ils regrettent cette autre vie qu'ils viennent d'admettre, car la permanence de la pensée, qui la constitue, n'est possible que dans l'hypothèse d'une substance simple et indissoluble, ce qui n'est pas le cas du cerveau. » (Lelut. Rejet de l'organologie de Gall. Paris, 1843, chap, vi.)
(2) Buffon a très-bien dit dans ce sens : « Nous pouvons croire qu'il y a quelque chose hors de nous, mais nous n'en sommes pas sûrs, au lieu que nous sommes assurés de l'existence réelle de tout ce qui est en nous. Celle de notre âme est donc certaine, et celle de notre corps paraît douteuse, dès qu'on vient à penser que la matière pourrait bien n'être qu'un mode de notre âme, une de ses façons de voir. » (Hist, nat., édit. in-4. T. Il, p. 43.)
pensée qui s'aperçoit elle-même; et cette notion intime de I'Être qui embrasse un infini de modifications possibles, semble n'avoir rien de commun avec les propriétés connues des substances matérielles. La pensée ne peut être non plus un simple phénomène, car un phénomène n'est rien par lui-même, c'est une pure abstraction ; or, que dirait-on d'une abstraction conçue par elle-même? La pensée ne peut donc être que le propre d'une essence, une, indivisible et toujours active. Cette essence ne se manifeste ni par la forme, ni par la pesanteur, ni par aucune propriété que les sens puissent apercevoir. Elle n'est point du domaine des sens; on l'a donc considérée différente de la matière du monde, et cette substance, dont le propre est de penser, a été appelée Esprit. Telle est l'opinion des partisans de la seconde hypothèse.
B. Pour les uns, il n'y a qu'un esprit pour tous les êtres animés. L'âme, selon les vers orphiques, vient de tout l'univers. Elle entre dans les animaux quand ils respirent, apportée par les vents. Cette hypothèse d'une âme universelle a fait une grande fortune. Elle est magnifiquement exprimée dans ces beaux vers de Virgile :
Principio rœlum ac terram, camposque liquentes Lueentcmqne Globum Lunae, Titaniaque a4ra Spiritus intùs alit; lolamqne infusa perarlus Mens agitai molem, et magno se corpore niiscet.
Cette idée se mêle à une foule de dogmes et de systèmes et n'a point été complètement étrangère aux mystiques. Elle était professée par l'école d'Averroës. « Averroës itaque, et ut existimo ante eum Themislius concordes, posuere animam intelleclivam realiter distingui ab anima corruptibili, verum ipsam esse unam numéro, in omnibus hominibus mortalem verô, multiplicatam (1). » Quelques passages du Traité de
(1) Pomponatius. De itiimortulitate animœ, cap. iv, p. 9.
Vâme d'Àristote ont paru à bien des gens justifier cette opinion d'Àverroës. Bayle a fait à ce système une objection très-plaisante et très-fine : « Il est impossible, » dit-il, « de croire que le même homme se balte avec lui-même, quand deux hommes s'attaquent réciproquement. Ce serait là cependant ce qui arriverait à chaque instant si le système était vrai. »
La tendance naturelle que nous avons à penser et à concevoir les idées les plus abstraites sous le voile de figures sensibles, nous oblige presque à chaque instant d'user de métaphores dans le langage philosophique; et par paresse d'esprit, ou par trop de promptitude, le symbole est pris pour la chose. Ainsi, n'ayant aucun moyen de comprendre la création, nous l'assimilons volontiers à une émanation. Il parut ainsi naturel à des âmes extatiques de se considérer comme des étincelles, comme des parcelles d'une âme universelle où tout revient. L'absorption en Dieu des mystiques, touche de bien près à cette rêverie.
Spinoza est le plus illustre partisan de cette doctrine d'une âme universelle. Mais il y a tant ajouté qu'on peut dire justement qu'il en a fait un système nouveau. Suivant lui, l'âme de l'homme et des animaux, c'est l'idée que Dieu a de leurs corps, idée d'organismes plus ou moins parfaits. Cela ressemble fort aux entéléchies d'Aristote. L'idée que Dieu a du corps de l'homme est évidemment la plus élevée; mais tout se développant parallèlement en Dieu, au moment même où le corps périt en Dieu, considéré comme substance étendue, son idée meurt en même temps en lui, en tant qu'il est substance pensante, et ainsi l'âme cesse d'être avec le corps. A cet égard, les animaux sont du même rang que l'homme; et peut-être qu'en poussant à l'extrême les idées de Malcbranche, on arriverait de proche en proche à des propositions analogues. Dans cette manière de voir, cette divisibilité de l'âme tant
préconisée par Willis s'expliquerait naturellement. En effet, toute partie du corps a son âme ou son entéléchie, en tant que Dieu en a l'idée distincte. Ce système est bien lié et d'une hardiesse effrayante; mais c'est un système de Titan, qui pèche par la base. Tout s'explique en effet par lui, hors le fait le plus inébranlable peut-être de la psychologie, celui de la personnalité humaine. Si mon âme est un acte de Dieu, pensant un certain corps, je suis Dieu puisque j'ai l'idée de moi-même. Mais si je suis Dieu, comment se fait-il que ma science ait des bornes? Comment quelque chose m'est-il étranger? Le plus grand inconvénient d'une pareille philosophie, n'est-il pas de détruire l'idée nette que nous avons de nous-mêmes ?
Le système qui satisfait le plus le sens commun est celui qui admet l'individualité des âmes, et leur existence indépendamment d'un certain corps. Mais les uns veulent qu'une seule âme ne puisse animer qu'un seul corps. D'autres admettent, au contraire, qu'elle peut en animer plusieurs, mais l'un après l'autre et successivement. Les anciens Égyptiens étaient imbus de cette doctrine (Hérodote.Eulcrpe). Pyihagore la reçut d'eux et la professa en Italie, elle fît fortune parmi les poètes :
Morte carent anima;, semperque priore relictâ Sede, novis domibus vivunt habitantque receptee. Ipse ego (nam memini), Troiani tempore belli Panlhoïdes Euphorbus eram.........
Et ailleurs :
Nos quoque pars mundi (quoniam non corpora solum Verumetiam volucres animae snmus, in que ferinas Possumus ire domos pecudumque in pectore candi) Corpora quae possunt animas habuisse parenlum, Aut fralrum, aut aliquo junclorum fœdere nobis Aut hominum cerle, tuta esse et honesla sinamus.
(Ovid. Met.)
D'ailleurs, les uns et les autres croient les âmes immor
telles. Evidemment si l'âme existe en soi, il est certain par expérience qu'elle peut s'incarner une fois. Mais dire qu'elle peut s'incarner successivement en plusieurs corps est une pure hypothèse qui ne vaut certainement pas la peine qu'on la discute. Quoi qu'il en soit, quelle est la nature de cette âme immortelle? Beaucoup de philosophes ont perdu leur temps, comme Van Helmont, à vouloir la connaître et la voir substantiellement. Jamais, on peut le dire, il n'y eut de prétention plus folle. La question n'est pas de voir l'âme, mais de décider si la pensée suppose nécessairement une substance absolument indivisible et simple. S'il en est ainsi, l'âme est par cela même immortelle. Mais ce n'est pas ici le lieu d'aborder ces hautes questions.
L'histoire des théories que nous avons rapidement exposées fait assez voir que l'homme, quel que soit d'ailleurs son génie, ne résout rien sûrement hors de l'expérience. C'est bien là le sens caché de la fable de Dédale et d'Icare. D'dale, rasant la terre, touchant à l'empire des faits, est l'image de l'expérience; mais la course folle d'Icare, s'élançant vers le soleil qui fond ses ailes de cire, figure assez bien l'hypothèse. C'est, en effet, une mauvaise méthode en philosophie que de supposer pour conclure. Rien n'est certain en dehors des faits que l'âme par l'observation constate soit au dehors, soit au dedans d'elle-même. Or, de même que nous connaissons le monde par ses propriétés, nous connaissons l'esprit par les siennes. Nul, à cet égard, n'a mieux parlé que saint Augustin.
L'âme, dit ce grand homme, est une chose qui se cherche ; elle se connaît en se cherchant. En effet, l'âme ne se connaît qu'en acte. Elle ne se connaît qu'en tant qu'elle connaît, et c'est là la notion la plus claire qu'elle est de son essence (l).
(1) Cum enim quœrit mens quid sit mens, profectô novit quod ipsa sit
« Quand l'esprit s'imagine qu'il est fait d'air, il pense, il est « vrai, qu'il est de l'air; mais il sait certainement qu'il le « pense. Or, il ne sait pas être fait d'air, il sait seulement «c qu'il le pense. Qu'il mette à part d'un côté ce qu'il pense, « de l'autre ce qu'il sait, cela seul est certain (1). »
Descartes a dit fort bien dans le même sens son fameux Cogito ergo sum, qu'on peut traduire ainsi : Je suis puisque je pense. Ainsi l'âme est ce qui pense dans l'homme. Cela ne vaut-il pas mieux que de la définir: un souffle, une harmonie (2), un feu (3), un nombre qui se meut lui-même (4) ? Cela n'est-il pas supérieur à toutes les rêveries des philosophes (5) ?
CHAPITRE II.
DES SENSATIONS ET DES SENTIMENTS LOCALISÉS.
§ 1. Définition des mots sensation et sentiment.
Dans l'état présent de l'homme et du monde l'âme ne fait rien sans un certain corps auquel elle est unie. Nous sentons par l'intermédiaire de ce corps, nous agissons par lui. Ces
mens quae se ipsam novit, nec aliunde se quœrit quam se ipsa. Cum ergo quae-rentem se novit, se utique novit, et omne quod novit tota novit, alque ilà totam se novit. (D. Aug. Liber, De spirilu el anima.)
(1) Cum ergo mens aerem se putat, aerem inlelligere putat, sed tamen in-telligere scil; aerem aulem se esse non scit sed putat. Secernat quod putat, cernat quod scit. Hoc ei remaneat. (D. Aug. De Trinitale. Lib. X, cap. x.)
(2) Aristoxène.
(3) Zenon. _
(4) Xénocrate.
(5) Voir le savant ouvrage de Colerus De animarum immortalitate. Wi-tebergse, 1587.
IL 26
impressions que l'âme reçoit du corps modifié, seront désignées par nous sous deux noms différents. En tant qu'elles éveillent naturellement dans l'âme certaines idées du monde extérieur, ce sont des sensations ; mais en tant que ces idées représentent seulement le corps qui lui est uni, ce sont des sentiments. Ainsi quand je vois un arbre j'ai une sensation, parce que je conçois naturellement cet arbre comme quelque chose d'extérieur; mais quand je souffre je ne sens que mon corps endolori. C'est là un sens intime, sensus intimus, ou, ce qui revient au même, un sentiment. Il y a des sentiments localisés que nous rapportons à une certaine partie de notre corps, et des sentiments généralisés qui se rapportent au système nerveux tout entier. Cette distinction, comme on le verra plus tard, est psychologiquement très-importante.
En réalité l'âme qui sent, soit des sensations, soit des sentiments, est dans un état passif; mais elle peut intervenir, soit pour mieux recevoir les impressions senties, soit pour y soustraire le corps. Alors à la passion se mêle une action véritable. Comme cette action est à certains égards une action de réaclivité, elle est d'autant plus vive et plus intense que la passion l'est elle-même davantage. De là ce nom métonymique de passions donné à ces mouvements auxquels l'âme est pour ainsi dire entraînée.
Toute impression perçue, sensation ou sentiment, produit dans l'âme une idée qui lui est corrélative et qui en est comme l'image. Cette image peut persister longtemps après que les impressions premières se sont dissipées. Cette faculté que l'âme a de conserver les traces des impressions passées est la Mémoire.
Il est possible, à la rigueur, de comprendre la sensation. Une cause agit sur le corps et le modifie. L'âme présente au corps est modifiée avec lui. Cet effet est naturellement ex
pliqué par suite de la relation qui lie tout effet à sa cause. Mais qu'une impression perdue se reproduise en quelque sorte dans l'âme, et sans qu'une nouvelle intervention de sa cause en ait amené le retour, cela n'a point lieu au hasard, à coup sûr, mais l'explication en est difficile, parce que le mécanisme de celte reproduction n'est point aperçu.
Les sensations et les sentiments supposent une certaine intervention du corps, et il en est de même de la mémoire. Les maladies le prouvent assez. Ainsi l'âme sent par le corps et se souvient par lui; mais, dans les deux cas, c'est toujours l'âme qui sent ou se souvient.
§ ». Des sensations.
L'être qui sent est un; mais il y a plusieurs sensations; et de même qu'en un seul objet il peut y avoir plusieurs propriétés naturelles distinctes, de même il y a dans l'âme plusieurs manières d'être affectée par elles.
Toutes les sensations de l'homme peuvent être, bien qu'innombrables, rangées en cinq catégories distinctes :
La première catégorie comprend les sensations du Toucher.
La seconde, les sensations du Goût.
La troisième, celles de Y Odorat.
La quatrième, celles de YOuïe.
La cinquième, celles de la Vue.
Chacune de ces catégories de sensations peut être conçue indépendamment des autres. Chacune d'elles a son existence à part et embrasse une multitude de modifications particulières. Ces sens, tels que les comprennent les physiologistes, sont par là moins simples qu'on ne l'avait supposé, et consé-quemment aussi il est probable que les nerfs d'un même sens contiennent plusieurs variétés de filaments élémentaires. Gall admettait dans le nerf optique l'existence d'autant d'élé
ments doués d'une propriété spéciale que nous pouvons distinguer de couleurs. Certaines expériences de M. Cl. Bernard confirment ces vues quant au sens du Goût, et la pluralité des sens du Toucher n'est plus un doute pour personne. On peut donc, par analogie, supposer qu'il en est de même pour tous les autres sens.
A. Des sens da Toucher au point de vue de l'Intelligence.
«. Les philosophes ont fait en général un seul sens du toucher; et en cela Ton peut dire qu'ils ont pris le nombre pour l'unité. L'analyse fait voir en eflet, et l'observation pathologique démontre, que le toucher comprend une multitude de sensations particulières, et ces sensations font supposer l'existence d'autant de nerfs différents que nous percevons de propriétés essentiellement, distinctes dans les corps que nous touchons avec attention.
Le profond génie d'Àristote avait deviné cette existence de plusieurs sens dans le toucher. Ce qui arrive dans la langue, dit-il, indique qu'il y a plusieurs touchers, car dans le même lieu elle sent les saveurs et toutes les qualités tangibles des corps (1). Cardan a été plus explicite encore. Le toucher, dit-il, comprend quatre sens distincts; le premier sent le chaud, le froid, l'humide et le sec; le second, la douleur et le plaisir ; le troisième perçoit les joies de Vénus, Veneris gaudia percipit ; le quatrième distingue le pesant du léger. Quant à l'âpre et au doux, ils sont perçus par le deuxième sens; celui de la douleur et du plaisir (2).
On voit que Cardan a devancé, quant au sens de la volupté, Bontekoë (3) et notre illustre Buffon (4). A plus forte raison
(1) De anima. Il, §11.
(2) H. Card. De subtililate. Lib. Xlll. Basileœ, 1554, p. 384.
(3) OEconomia anomalis. §24. Lugcluni Batavorum, 1688.
(4) Hist. nat. de l'homme. T. III. de l'édit. in-4°, p. 370; 174».
avait-il devancé notre spirituel maître, M. le professeur Gerdy. Cet écrivain distingue, en effet, quatre touchers distincts comme Cardan, mais d'une manière un peu différente, et de ces quatre touchers il fait quatre espèces. La première comprend ce que M. Gerdy appelle le sens du tact général et correspond évidemment au second sens de Cardan. — La deuxième espèce comprend le sens du tact qui distingue le chaud et le froid, l'humide et le sec, le pesant et le léger, le consistant et le mou, le ressort des corps élastiques, leur étendue, leur situation relative, la forme. — La troisième espèce comprend les sensations du chatouillement; et la quatrième celles de la volupté (1).
Nous avions nous-même au Muséum d'Histoire naturelle où nous avions l'honneur de suppléer notre illustre et vénéré maître, M. de Blainville, indiqué, dès 1845, la nécessité d'aborder de nouveau l'étude analytique du sens du toucher dans l'intérêt de la philosophie, et indiqué quelques expériences qui nous paraissent jeter un nouveau jour sur cette importante question; depuis cette époque, le livre de M. Gerdy ayant éveillé l'attention, ces singulières maladies du système nerveux dont on avait trop négligé l'observation sont devenues l'objet de recherches assidues. Parmi les écrits auxquels ces recherches ont donné lieu, nous distinguerons plus particulièrement, eu égard au sujet qui nous occupe, un travail fort remarquable de M. Landry. Des observations curieuses et fort bien faites le conduisent à distinguer dans le toucher « quatre sensations spéciales, de « douleur, de température, de contact et d'activité muscu-« laire, dont les modifications et les combinaisons entre elles
(1) Gerdy. Physiologie philosophique des sensations et de l'intelligence, Paris, 1846.
« fournissent toutes les notions qui appartiennent au sens du « loucher (1). »
Notre but n'est point d'écrire ici une histoire complète des sens. Toutefois, étudiant ici l'intelligence, il est de notre devoir d'indiquer au moins ce que dans le développement de ses idées elle doit à chacun d'eux. Ces raisons m'obligeront de donner une certaine étendue à cet article où nous traitons d'un sens qui a, dans le dernier siècle, si fort exercé la sagacité des philosophes.
Rappelons d'abord que nous ne donnons pas le nom de sensations aux impressions qui nous donnent seulement une idée de notre propre corps ou de ses états intérieurs. Ce sens intime, sensus intimus, a un nom dans les langues, il s'appelle sentiment. Ainsi, la douleur et la volupté ne sont pas des sensations, ce sont des sentiments localisés. De môme, l'observation démontre que le sens du froid et de la chaleur peut entrer en jeu indépendamment de l'idée d'aucune cause extérieure. L'impression très-vive de chaleur qu'on éprouve dans un doigt enflammé n'éveille l'idée d'aucun contact; enfin, quand nous contractons un muscle, nous sentons fort bien que nous le contractons indépendamment de toute idée étrangère à notre corps. Ainsi le sens de la douleur et celui de la volupté, celui du froid et de la chaleur, celui de la contraction musculaire, ne sont point des sensations mais des sentiments. Parmi les sens du toucher, le seul qui donne des sensations véritables est le sens du contact. En effet, son action entraîne impérieusement l'idée de quelque chose d'extérieur et d'étranger à la fois. Peut-être n'est-ce là qu'un jugement, mais ce jugement est si immédiat qu'il paraît inséparable de sa cause. Nous allons essayer d'en donner ici l'histoire en peu de mots.
(1) Recherches phys. et pathol. sur les sensations tactiles. (Arch. gén. de mid. 1852.)
La peau et les surfaces libres des muqueuses sont essentiellement les organes des sensations de contact. M. Gerdy a fort bien fait remarquer que par les muscles, les chairs, les nerfs eux-mêmes mis à découvert, on percevait les douleurs bien plus que les contacts. C'est à cette faculté de percevoir fa douleur dans toute la profondeur du corps, qu'il a donné le nom de sens du tact général. Cette distinction est heureuse; mais les expressions qu'il a choisies sont inexactes.
C'est donc seulement par la peau que nous touchons d'une manière distincte, et nous touchons surtout par ses parties superficielles. Cependant toute l'épaisseur de la peau est sensible, et si elle est impressionnable à la superficie, elle ne l'est pas moins par sa face profonde. La peau peut donc recevoir des impressions afleclant l'une ou l'autre de ses deux faces.
Avant moi, si je ne me trompe, cette distinction n'avait point été faite, et bien que fort simple, elle domine toute l'histoire du sens du contact. Quelques expériences très-simples en pourront donner une idée.
Un instrument indispensable pour ces expériences est une aiguille mousse très-fine, lestée par une petite sphère de gomme laque, et suspendue à un fil de cocon enroulé autour d'un treuil, de manière à l'abaisser ou à l'élever avec un mouvement uniforme. Cette aiguille avec son lest doit être si légère et abaissée d'un mouvement si lent, qu'abandonnée à son propre poids, elle ne détermine sur la peau de la face palmaire de l'avant-bras, aucune sensation appréciable. L'impression de cette même aiguille sera cependant très-distinctement ressentie à l'extrémité pulpeuse des doigts, sur leur face palmaire et dans la paume de la main. On peut en conclure immédiatement que, eu égard aux sensations de contact superficiel, ces dernières portions de la peau sont plus sensi
bles que la peau palmaire de l'avant-bras. L'on prouverait de la même manière que leur sensibilité superficielle est plus vive que celles des joues ou du front. Cette conclusion est fort opposée à la manière de voir de M. Gerdy sur ce point; mais il est évident que cet habile auteur n'avait pas poussé assez loin son analyse.
Maintenant modifions ainsi l'expérience. Chargeons d'un plus grand poids l'aiguille appliquée à, ces deux régions de la peau. Eh bien! cette peau si sensible de l'extrémité digitale en sera peu affectée, et cette autre peau moins sensible qui recouvre la face palmaire de l'avant-bras, recevra, d'une action égale, une impression si vive qu'elle pourra se changer en douleur. Pourquoi ces différences au premier abord inexplicables? Comment se fait-il que ce qui là était moins sensible, sente ici plus vivement? L'étude de l'organisation des parties explique aisément ce paradoxe.
Nous avons dit que la face profonde de la peau est sensible. Lorsqu'une pression un peu forte est exercée, elle est comprimée contre les parties sous-jacentes. De là une impression nouvelle qui s'ajoute et se substitue à l'impression superficielle, qui la masque et l'obscurcit d'autant plus que ces impressions profondes sont ordinairement mêlées de douleur. Or, il n'y a de sensations parfaites que les sensations distinctes. Aussi, partout où la nature a voulu rendre le toucher plus parfait, a-t-elle soustrait par des coussins graisseux la face profonde de la peau au contact immédiat des parties dures sous-jacentes. De là ces pelotes tactiles si apparentes à la main de l'homme, à la face inférieure des phalanges onguéales. Là, des pressions, souvent assez fortes, sont ressenties distinctement, parce qu'elles n'amènent point de douleur. D'ailleurs, il ne s'ensuit pas que la sensibilité soit obtuse en ce lieu, comme l'a cru, mais à tort, M. le professeur Gerdy.
La sensation de pression commence quand la sensibilité de la face profonde entre en jeu. Mais l'appréciation mesurée de pressions plus ou moins fortes suppose de nouveaux appareils. Ici les ongles jouent un rôle important. Quand, par exemple, nous appliquons le doigt à la surface d'un corps, les moindres pressionsdéplacent la pulpe digitale et la refoulent contre l'ongle, ce qui est assez prouvé par ces zones blancbes qui se dessinent alors au-dessous de lui. Delà une sensationparticulièrequi se propage de proche en proche de la face palmaire à la face dorsale de la phalange, et que je désigne sous le nom de toucher sous-onguéal. Le développement de cette sensation consécutive est pour beaucoup dans le système de sensations d'où résulte l'idée de pression.
Il est une autre modification de la sensibilité de contact, que j'appellerai la sensation de traction. Cette sensation se développe quand la peau se détache d'une chose qui lui est adhérente, comme le serait, par exemple, un corps enduit de diachylon. Elle est surtout vive et distincte, au moment où l'adhérence cessant, la peau, d'abord tiraillée, revient brusquement sur elle-même. De cette sensation, quand elle est forte, résulte l'idée de viscosité, et, quand elle l'est infiniment peu, celle d'humidité. L'idée opposée de sécheresse résulte d'un défaut absolu d'adhérence.
Cela est si vrai, que la main plongée dans l'eau ne perçoit point l'humidité, pas plus que plongée dans l'huile elle ne distingue l'oléagineux. En effet, des corps qu'une couche intermédiaire d'eau fait adhérer n'adhèrent plus quand ils sont plongés dans l'eau. De même des corps plongés dans l'huile.
L'étude approfondie de la surface de la peau révèle des détails d'organisation dont la connaissance est précieuse pour l'explication d'une foule de modifications du toucher, d'où
résultent des idées distinctes de corps très-petits. Parmi ces dispositions, nous signalerons plus particulièrement l'existence des papilles en certaines régions où le toucher est plus délicat. On sait que l'impression d'un corps pointu sur la peau s'étend toujours au delà du point directement touché, en sorte qu'il y a autour de ce point une zone d'impressions sympathiques. Si donc, alors que deux contacts affectent simultanément deux points très-rapprochés de la peau, les zones d'impressions sympathiques se confondent, il n'y a pour deux contacts qu'une seule impression perçue. Mais si, par hypothèse, les deux pointes portaient sur les sommets très-rapprochés de deux cônes isolés par des gaines distinctes, leurs actions particulières seraient distinguées, parce que les zones d'impression s'éteignant sur la surface de chaque cône, ne se confondraient point. Or, tel est, en réalité, le rôle des papilles, sortes de petits cônes charnus, enfermés et protégés dans certains étuis de l'épidémie.
Une chose dont le contact excite une foule de petites sensations distinctes donne l'idée d'un corps rugueux ; mais celte idée n'est complète que lorsque la peau, glissant sur un corps ou réciproquement, sent les petites impressions qui résultent de saillies ou de petits obstacles, se déplacer successivement. Ce déplacement, quand l'organe tactile est immobile, donne l'idée d'un corps en mouvement. 11 s'y joint habituellement une sensation de pression latérale. Ces effets sent d'ailleurs d'autant moins distincts que le corps qu'on touche est plus poli. Quand une surface brunie et enduite d'une couche d'huile glisse sur une portion de la couche des doigts circonscrite par un petit cadre de baudruche, cette sensation se distingue à peine d'avec celle d'un simple contact.
Voilà tout ce que donne par lui-même le sens du contact. Ce qui en résulte essentiellement, c'est l'idée d'extériorité.
Placé sur la limite du moi, il le distingue du non-moi plus que tous les autres sens. Si la vue est le sens de l'idéal, le tact est le sens du réel. 11 nous révèle l'existence des corps, mais ne va point au delà, et c'est par une erreur incompréhensible qu'on a pu lui attribuer les idées que les aveugles-nés se font de la forme des corps.
Une expérience bien simple démontre qu'en effet le sens du toucher ne donne rien autre chose que des sensations de contact.
Prenons un disque poli de bois ou de métal, tournant horizontalement et très-régulièrement autour d'un axe vertical ; l'appareil étant ainsi disposé, dirigeons sur le bord du disque immobile le doigt d'un homme non prévenu, auquel on a, au préalable, bandé les yeux; notre aveugle en recevra aussitôt une certaine impression, une impression de contact.
Éloignons le doigt pour un instant, et appliquons-le de nouveau sur le bord du disque. 11 est certain que notre aveugle recevra de ce nouveau contact une impression en tout semblable à la première.
Cette proposition n'exige aucune démonstration pour le cas où le disque est demeuré immobile. Mais admettons qu'il ait tourné sur son axe pendant l'intervalle de deux contacts; évidemment alors le point que le doigt rencontre n'est point celui qu'il avait primitivement touché, mais si ce point est en tout semblable au précédent, s'il est à la même distance du corps et dans un même rapport avec lui, l'impression reçue sera semblable à la première et l'intelligence conclura à l'identité des points touchés. Ce résultat est inévitable ; et, si souvent que l'impression soit répétée, elle donnera toujours les mêmes résultats, c'est-à-dire, après une sensation, une autre sensation pareille. L'idée de cercle ou de circonférence ne sera nulle part.
On peut faire avec le môme appareil une troisième expérience. La main étant maintenue dans une situation fixe, on fait tourner le disque sous le doigt qui le touche. Le frottement qui en résulte donne l'idée d'un mouvement. Mais quelle est la forme d'un corps en mouvement ? Voilà ce que notre aveugle ne pourra dire. Cette succession uniforme d'impressions semblables réveille aussi bien en lui l'idée d'une ligne droite que celle d'une ligne courbe, et il est impossible de distinguer une concavité d'avec une convexité pour peu que la courbe soit étendue. L'expérience démontre aisément tous ces faits.
Maintenant, rendons la liberté à notre aveugle, et interrogeons-le sur la figure du corps qu'il a touché. Que fera-t-il ? Le procédé naturel qu'il mettra en usage est fort simple; il tournera autour de la table. Il décrira, soit avec la main, soit avec le corps tout entier des cercles autour d'elle, et par l'idée qu'il a des mouvements qu'il a exécutés et voulus, il décidera que cette table est circulaire.
Ce serait une erreur de croire que par des impressions simultanées de tous les points d'un objet sur la peau, que par l'application exacte d'un organe du toucher à tous les points d'une surface, on se ferait de la figure des corps une idée plus nette. Buffon l'a cru, il est vrai, mais l'expérience le dément. Quand nous voulons dans l'obscurité toucher la forme d'un objet, nous ne l'appliquons point aux larges surfaces de notre corps, nous le circonscrivons avec certains mouvements des extrémités de nos doigts, de ces cinq pointes d'une main parfaite, que M. de Blainville appelait dans son langage pittoresque un compas à cinq branches. Ainsi, dans la perception delà forme, le toucher seul est impuissant. Il faut pour cela un nouvel élément, c'est-à-dire un mouvement voulu. L'esprit sait qu'il a mû le corps. Il garde la trace de ces mouve
merits; or la trace de tout mouvement, c'est une figure ou une forme, Eldoç.. Cette forme, il la voit en lui-même ; et ce qui prouve peut-être par-dessus tout l'existence des idées innées (1), c'est un aveugle se dirigeant, c'est un Saunderson enseignant la géométrie. Ici les sens n'ont rien donné, l'esprit a tout tiré de lui-même.
Ainsi l'âme sent les mouvements du corps. Elle sent ses membres où ils sont; en un mot, elle a le sentiment clair, précis, intelligible de toutes les altitudes de ce corps dont l'idée lui est toujours présente. Et comme ces attitudes changent, elle a le souvenir de ces changements et l'idée de leurs relations successives. Ainsi nous ne connaissons pas la forme par la sensation du contact, mais par un sentiment, et ce sentiment qui peut se perdre réside dans les muscles, où il fait supposer l'existence de nerfs particuliers.
L'idée de la forme suppose l'idée de l'étendue en général; mais elle suppose encore l'idée de la mesure de l'étendue. On peut dire qu'en ceci, malgré son incontestable génie, notre grand Buffon s'est absolument trompé.
« Ce n'est pas, dit-il, uniquement parce qu'il y a une plus « grande quantité de houppes nerveuses à l'extrémité des « doigts que dans les autres parties du corps ; ce n'est pas, « comme on le prétend vulgairement, parce que la main a le « sentiment plus délicat qu'elle est en effet le principal organe « du toucher, on pourrait dire, au contraire, qu'il y a d'au-« très parties plus sensibles et dont le toucher est plus délicat, « comme les yeux, la langue, etc. Mais c'est uniquement « parce que la main est divisée en plusieurs parties toutes
(1) Une idée innée n'est point une idée que l'esprit a toujours eue présente, c'est une idée qui résulte de l'activité propre de l'esprit, et ne lui vient point du dehors. D'ailleurs, en un certain sens, toutes les idées sont innées, car il n'y a point d'idées hors de l'âme,
« mobiles, toutes flexibles, toutes agissantes en même temps « et obéissantes à la volonté, qu'elle est le seul organe qui « nous donne des idées distinctes de la forme des corps. Le a toucher n'est qu'un contact de superficie. Qu'on suppute « la superficie de la main et des cinq doigts, on la trouvera « plus grande,à proportion que celle de toute autre partie du « corps, parce qu'il n'y en a aucune qui soit autant divisée. « Ainsi, elle a d'abord l'avantage de pouvoir présenter aux « corps étrangers plus de superficie; ensuite, les doigts peu-« vent s'étendre, se raccourcir, se plier, se* séparer et s'ajuster « à toutes sortes de surfaces, autre avantage qui suffirait pour « rendre cette partie l'organe de ce sentiment exact et précis « qui est nécessaire pour nous donner une idée de la forme « des corps. Si la main avait un plus grand nombre de parte lies, qu'elle fût, par exemple, divisée en vingt doigts, que « ces doigts eussent un plus grand nombre d'articulations et « de mouvements, il n'est pas douteux que le sentiment du « toucher ne fût infiniment plus parfait dans celte conforma-« tion qu'il ne l'est, parce que cette main pourrait s'appli-« quer beaucoup plus immédiatement et plus précisément sur «les surfaces des corps; et si nous supposions qu'elle fût « divisée en une infinité de parties toutes mobiles et flexibles, « et qui pussent s'appliquer en même temps sur tous les « points de la surface des corps, un pareil organe serait une « sorte de géométrie universelle... (1). »
J'ai cité tout au long ce passage,'parce que, voulant le combattre et démonIrer l'erreur de Buffon, j'aurais craint en traduisant sa pensée de la défigurer. Le toucher, dit-il, n'est qu'un contact de superficie. Cela n'est point exact; quand nous voulons loucher et apprécier exactement la forme des
(1) Hist. nat. de fhomme. T. III de l'édit. in-4, p. 358.
corps, nous ne les saisissons point à pleine main. Nous les louchons des extrémités des doigts, légèrement promenés sur leurs surfaces. Nous les circonscrivons par des mouvements coordonnés, ou bien nous les motions en mouvement sous les doigts d'une certaine façon. Dans ce cas, nous jugeons la forme bien plus que nous ne la sentons. Si, par exemple, nos cinq doigts rapprochés embrassent une tige, nous jugerons que cette tige est un cylindre, si en lui imprimant un mouvement de rotation sur son axe, aucun des doigts qui l'embrassent n'est déplacé par ce mouvement. La lige est-elle immobile, au contraire, on arrivera à la même conclusion par certains mouvements de la main. 11 serait presque absolument impossible de découvrir la forme d'une canne que l'on tiendrait à pleine main, sans lui imprimer dans celle main un mouvement de rotation sur son axe. Mais on peut supposer un cas plus compliqué, et imaginer que cette canne est un prisme à six pans, par exemple. Eh bien ! jamais un contact de superficie ne révélerait à l'esprit le nombre de ces pans, ou, si on l'aime mieux, de ces angles. Ce nombre sera compté par suite d'un mouvement amenant une succession de contacts. Mais évidemment partout où l'idée de la forme suppose l'idée du nombre, c'est l'esprit qui la conclut, si je puis ainsi dire. C'est là un jugement ; ce n'est point une sensation.
Mais que dire de cette main divisée en une multitude de doigts composés eux-mêmes d'un nombre infini d'articulations, que Buffon conçoit comme l'idéal de la perfection en ce genre? Comment ce grand homme pouvait-il songer à cette foide de doigts, quand le plus souvent, pour mieux loucher, les hommes qui analysent finement n'en emploient alors que deux ou trois. Encore cela n'est-il utile que pour les corps solides, qu'un seul doigt ne pourrait aisément circonscrire. Car, pour les figures comprises dans des plans, on les déter
mine plus aisément avec un seul doigt qu'avec plusieurs.
Si l'idée de Buffon élait juste, les doigts de la main la plus parfaite auraient à peu près l'organisation des bras du poulpe qui s'appliquent aux surfaces et les enveloppent avec une précision merveilleuse. M. de Blainville, grand partisan des idées de Buffon, qu'il aimait par une sorte de parenté d'esprit et de génie, donnait à peu près dans cette conception d'une main idéalement parfaite. Malheureusement cette vue est plus ingénieuse que juste. Loin d'offrir des perfections plus grandes, une pareille main dépourvue de parties dures serait fort inférieure à la nôtre. Ne voit-on pas que notre langue, bien plus sensible que nos doigts cependant, ne peut nous donner une idée précise de la figure d'aucune de nos dents? La sensibilité est là au maximum, et cependant le toucher y est moins parfait. N'est-ce pas là une preuve que ce n'est pas par la peau seule que nous apprécions la figure des corps?
L'observation de la nature nous inspire en général bien mieux que nos hypothèses. C'est en observant que M. de Blainville avait trouvé cette belle expression de compas à cinq branches, appliquée à la main. Mais un compas mesure et toute mesure suppose une certaine inamovibilité, qu'on me permette cette expression, dans les dimensions de ses parties constituantes. Qui a jamais songé à prendre pour mesure un fil de caoutchouc? Les substances les plus inextensibles, les moins contractiles, les moins dilatables, ne sont-elles pas justement préférées? Ainsi la mesure la plus parfaite de l'homme sera nécessairement un système de pièces solides articulées. Mais si son corps remplit ces conditions, ne sera-t-il pas lui-même la mesure la plus naturelle, la plus immédiate ? Les expressions usitées dans la plupart des langues ne le prouvent-elles pas? Qu'est-ce qu'une brasse, une coudée, une palme, un pas, un pied, un pouce, sinon certaines Ion
gueurs déterminées du corps? N'est-ce pas d'ailleurs parce que les grandeurs de toutes ses parties sont précises, que l'âme peut acquérir la faculté de juger de leur situation relative dans l'espace?
Ces considérations peuvent conduire beaucoup plus loin et servent de critérium certain pour juger du plus ou moins de perfection des types dans l'échelle animale. Un corps entièrement mou, ne pouvant servir de mesure ne serait qu'un instrument imparfait d'une Intelligence. Un corps mobile mais formé de parties dures à sa surface convient à un animal dont les mouvements sont précis et rapides, mais dont la sensibilité est bornée. Ainsi les ostéozoaires, à la fois articulés à l'intérieur et sensibles à la surface, enferment l'idée de la perfection typique la plus élevée.
Le jugement qui nous fait connaître la forme, nous fait aussi apprécier la résistance. Nous jugeons d'une résistance par l'effort que nos muscles font pour la vaincre. Nous jugeons de même de la pesanteur des corps qui n'est rien autre chose qu'une certaine manière de résistance. De là des idées de dureté ou de mollesse, de pesanteur ou de légèreté, idées auxquelles participent d'ailleurs les surfaces cutanées, en tant qu'elles éprouvent des pressions plus ou moins distinctes.
é. Mais d'autres impressions cutanées se mêlent aux sensations de contact dans l'acte même du toucher, et ces impressions qui ne révêlent rien du monde extérieur, mais seulement le corps modifié, complètent les sensations proprement dites, en leur donnant un caractère de convenance ou de disconvenance avec la nature des organes vivants.
Parmi ces impressions, dont aucune n'éveille par elle-même l'idée d'un corps externe, nous distinguerons :
1° Les impressions spéciales que détermine sur la peau l'application d'un corps styptique ou acide, tel qu'une solution II. 27
d'alun, de chlorure de zinc ou d'acide sulfurique étendu. Le sentiment d'àpreté se rattache à cet ordre d'impressions. Ce ne sont pas là à proprement parler des sensations, parce que l'idée qui en résulte a trait à une certaine partie modifiée du corps, et ne représente en totalité rien d'extérieur. Ce sont là des sentiments localisés. Mais si ces sentiments se développent en même temps qu'une sensation de contact, celle-ci en recevra un caractère particulier, et de cette coïncidence résulteront des jugements immédiats sur la nature spéciale des corps touchés.
2° On peut dire la même chose des impressions qui se rapportent à la température des corps. Eu égard à leur manière immédiate d'agir sur nous, les corps sont chauds ou froids. L'observation et le raisonnement démontrent que ces impressions sont fort distinctes de celles du contact proprement dit; en effet, le même corps peut paraître chaud ou froid, bien qu'il soit jugé le même par le toucher. Ce sont là des accidents de la sensation. Mais ce qui le prouve le mieux, ce sont ces cas maladifs, dans lesquels les sensations de contact gardent toute leur délicatesse, bien que la faculté de percevoir les températures soit perdue; d'ailleurs ces impressions de température peuvent s'éveiller dans une partie vivante, indépendamment de l'idée d'aucun corps extérieur; voici encore un nouvel exemple de sentiments localisés. Toutefois, l'intelligence en peut, dans certains cas, tirer parti. C'est ainsi que sur une surface parfaitement polie, où le sens du contact ne pourrait distinguer aucune inégalité, une figure circonscrite par une série de points plus chauds ou plus froids, pourrait être facilement appréciée. Ce nouvel élément du toucher est mis en jeu dans une multitude de perceptions et de jugements, et explique certaines merveilles de la divination des aveugles, qu'on a pu quelquefois croire capables de distinguer les cou
leurs par le toucher. Tel était, dit-on, le cas d'un organiste de Hollande (1). Ceci est admirable, sans doute, mais se rattache sans doute au phénomène dont nous parlons ici.
3° Un troisième ordre de sentiments localisés, dont la peau est le siège ou le point de départ, est le chatouillement. C'est là un phénomène très-difficile à définir, mais chacun l'a assez ressenti, pour en avoir l'idée. Si les comparaisons nous étaient permises, je dirais que c'est comme une vibration, et en effet des pressions fortes en arrêtent les effets. Mais n'est-ce pas perdre son temps que se faire une idée des choses par comparaison? Il vaut mieux dire dans quelles parties et dans quelles conditions se développent les impressions qui nous occupent ici.
Remarquons d'abord que les parties les plus chatouilleuses ne sont pas toujours les plus sensibles. Ainsi la pulpe tactile de l'extrémité des doigts est fort peu chatouilleuse. La face palmaire ou plantaire des mains et des pieds l'est beaucoup plus. Parmi les autres parties les plus susceptibles de chatouillement, sont les environs des lèvres, les parties latérales du cou et du tronc, surtout chez les enfants, et enfin certaines régions pilifères, comme les arcades sourcilières, quand on déplace légèrement les sommités de leur poils. Il est à remarquer que les sympathies qu'éveillent les chatouillements se développent surtout dans le voisinage des régions excitées; ainsi les chatouillements du tronc éveillent des spasmes génitaux ou diaphragmatiques, tandis que ceux des lèvres font éternuer.
Des frottements énergiques ne chatouillent point. Ceux qui effleurent à peine les sommités des papilles ou du duvet qui recouvre la peau sont les plus puissants à cet égard, surtout
(I) Obterv. de physique. T. Il, p. 214.
quand ils sont exercés sur le trajet des principaux troncs nerveux. On ne peut s'empêcher de rappeler que les chatouillements sont surtout ressentis dans les régions qu'animent ces branches cutanées des nerfs intercostaux, qui sont comme l'indication de l'existence d'un membre aux deux côtés de chaque segment vertébral.
Il y a bien longtemps qu'on a fait la remarque qu'on ne peut se chatouiller soi-même, mais une main étrangère vous chatouille aisément, surtout si l'esprit prévenu redoute ces contacts excitants. Les chatouillements sont vifs chez les enfants et les femmes; leurs effets les plus remarquables sont les phénomènes hystériques qu'ils sollicitent. Les rires, les hoquets, les sanglots, les suffocations, les convulsions, les spasmes lypothymiques et la mort peuvent en être le résultat; ils sont donc fort dangereux, et on en abuse singulièrement surtout chez les enfants, dont ils excitent le rire, et qui les recherchent tout en les redoutant. Aussi a-t-on dit avec quelque raison, que les chatouillements étaient moitié douleur, moitié plaisir. Un chatouillement où le plaisir prédomine, se change en volupté. Tel est le sixième sens de Bontekoë et de Buffon.
Des chatouillements très-doux, très-lents, exercés largement sur les grandes surfaces du corps, laissent en général prédominer le sentiment du plaisir, etreçoiventle nom de caresses. Les animaux les recherchent singulièrement, mais surtout les animaux carnassiers; il est impossible de méconnaître chez eux l'extrême analogie qui existe entre le sentiment des caresses et celui de la volupté; les femelles des animaux les plus féroces, les lionnes, les panthères, les hyènes les recherchent avec passion dans le temps de leurs amours, et cette observation n'est pas sans utilité pour la morale. Elle dit assez qu'il est dangereux de trop caresser les enfants qu'on
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dispose ainsi à des tendances fatales, mais ce n'est pas le lieu d'insister sur ces faits, d'ailleurs si importants.
Les chatouillements, quelle que soit leur puissance, profitent peu, sinon dans un seul cas : quand un corps glisse sur la peau il en résulte un frottement, un frottement qui chatouille; ce chatouillement se combine avec la sensation de certains contacts successifs, et cette impression aide beaucoup au jugement que nous portons sur l'état de mouvement des corps que nous touchons.
4° De tous les sentiments, les plus vifs, les plus impérieux, les plus fatalement liés à toutes les actions de l'homme, sont le plaisir et la douleur; par eux, dans l'état normal du moins, il n'est pas de sensations indifférentes; sentinelles avancées de la vie, ils surveillent les organes menacés, et les gardent contre la destruction et la mort; nous sommes avertis par eux du rapport qu'a la nature des corps que nous touchons avec notre propre nature, et, comme les chatouillements, ils éveillent des réactions et des sympathies générales, mais ordonnées cette fois, et d'où résultent des instincts ; — avertis par eux, nous recherchons certains contacts et nous évitons les autres, l'intelligence s'y laisse guider mais tout cela se fait sans elle. Il y a une telle coordination dans les parties intérieures de l'automate, qu'ici les effets et les causes s'enchaînent naturellement, et les réactions que sollicitent les impressions douloureuses, se produisent par la moelle seule chez un animal décapité, alors que l'ablation du cerveau a fait du corps une pure machine absolument incapable de perceptions, et en conséquence, de sensations véritables.
Il y a une multitude d'espèces de plaisir et de douleur; certaines espèces sont excitantes, les autres énervantes; on les distingue aussi quant à leur énergie et quant à leur étendue Les unes occupent un grand espace, les autres des points très
limités, telles sont par exemple les piqûres; ces points de douleurs se succèdent-ils comme des éclairs rapides, il en résulte une sorte de scintillation qu'on désigne en général sous le nom de picottement; les étincelles de douleur sont-elles faibles, mais excessivement divisées et innombrables, on a, dans ce cas, le sentiment de la démangeaison. Des sentiments analogues, développés dans un membre où la sensibilité de contact est affaiblie, sont pour beaucoup dans le sentiment de l'engourdissement (l).
La faculté de percevoir la douleur ou le plaisir, peut se perdre, les autres manières de sentir, qui sont dans la peau, demeurant intactes; par conséquent elle suppose l'existence de nerfs spéciaux, différents de ceux par lesquels nous percevons les sensations de contact et même les impressions de température; d'ailleurs, des parties trop capables déplaisir ou de douleur touchent mal. L'âme, dans l'exercice des sensations véritables, garde sa liberté, mais dans le plaisir ou, dans la douleur elle est esclave; aussi ces sentiments ont-ils plus de rapports avec l'instinct qu'avec l'intelligence.
S0 H y a dans certaines impressions spéciales, telles que le rude et le doux au toucher, quelque chose du contact, mais aussi quelque chose du chatouillement. L'âpre est excitant et
(1 On n'a point accordé assez d'altenlion au phénomène de l'engourdissement. Quand un nerf a été comprimé dans un point de son trajet il se produit dans le membre auquel le nerf se distribue un certain phénomène assez curieux. Les sensations de contact sont absolument ou presque absolument abolies. Ainsi la sensibilité à certains égards a diminué. Cependant les moindres conlacts éveillent alors, non des sensations, mais des douleurs intolérables. On expliquera ce fait comme on voudra, mais il est constant. Or je ne puis m'empêeher de voir dans certains résultats des expériences de Fodera et de M. Bown Séquard quelque chose d'analogue, et cette exagération de sensibilité douloureuse qu'ils ont observée après l'hémisection de la moelle dans le membre du même côté, pourrait bien se rattacher à des causes du même ordre.
presque douloureux ; le doux a quelque chose de la nature des caresses. D'ailleurs, l'analyse de toutes ces modifications est fort subtile; rien n'est plus rare que le simple, rien n'est plus ordinaire que le compliqué dans l'organisation; ajoutons, enfin, à ces sensations positives, dont nous venons d'esquisser l'histoire, ces impressions négatives dont l'importance a été signalée par M. Chevreul, et nous comprendrons comment rien n'est au fond plus difficile que l'analyse élémentaire des sensations.
Il résulte encore de cette étude rapide, que nous ne connaissons pas la forme des corps par le contact seul, mais par l'intelligence. Nous ne sentons pas la forme par le toucher, nous la concevons par l'esprit ; cette analyse démontre ainsi l'erreur fondamentale d'Anaxagore et d'Helvétius, lorsqu'ils attribuaient la supériorité de l'homme, quant à l'intelligence, à la perfection de ses mains. Quelle folie! Ce n'est pas la main qui voit ou qui touche, c'est l'esprit; que serait, sans l'esprit, cet organe si admirable d'ailleurs? un compas ou une mesure entre les mains d'un singe. Je pense l'avoir d'ailleurs assez prouvé.
B. Du goût et de l'odorat.
Ces deux sens sont si proches l'un de l'autre que leur action est souvent simultanée. Leurs organes ont une origine commune, et leurs sympathies sont innombrables. Il est donc, en beaucoup de cas, fort difficile de distinguer dans certaines impressions complexes la part de chacun d'eux, et il en résulte encore que souvent, lorsque nous nous imaginons goûter, nous ne faisons en réalité qu'odorer.
L'histoire de ces sensations et de leur réduction à des éléments simples, a été esquissée à grands traits par M. Chevreul, et nul n'est entré plus avant que lui dans cette délicate ana
lyse; aussi nous attacherons-nous à suivre dans un résumé rapide les indications qu'il a données.
Les odeurs que nous percevons ne sont pas toujours vierges de tout mélange avec des sensations ou des sentiments de contact. Il est hors de doute que certaines impressions ressenties dans les fosses nasales n'ont rien de commun avec des sensations olfactives. C'est ainsi qu'après la perte complète de l'olfaction des émanations fortement ammoniacales ou acides agissent encore avec énergie sur la muqueuse nasale, l'irritent, la chatouillent et déterminent l'éternuement. Plusieurs de ces effets sont à peine distincts de ceux qu'amènerait sur la peau dénudée l'application des mêmes excitants, et les sympathies seules ditfèrent.
Il est certain que les sensations olfactives se développent par suite d'une certaine action physique ou chimique exercée sur la muqueuse olfactive en tant qu'elle est animée par des nerfs spéciaux, mais il n'est pas aisé de les classer; les unes sont douces ou amères, d'autres excitantes ou énervantes, d'autres fétides ou suaves; les odeurs fétides entraînent naturellement des mouvements sympathiques d'expulsion, tandis que les odeurs suaves déterminent des mouvements généraux d'expansion voluptueuse et de déglutition ; à cet égard il existe de tels rapports entre les impressions olfactives et les sentiments généraux, qu'en français, sentir est synonyme d'odorer.
11 y a aussi des odeurs piquantes, acres, acides, caustiques; toutes ces sensations sont mixtes et résultent d'une certaine odeur unie à un certain sentiment de contact. Cela est évident pour les odeurs chaudes ou fraîches.
Les sensations gustatives comme les sensations olfactives sont souvent mêlées à des impressions de contact, et souvent aussi aux sensations olfactives elles-mêmes. Lorsqu'on a établi par l'analyse que les impressions perçues par la surface de
la langue ne sont point des impressions tactiles, on n'a pas tout fait encore et il faut décider si ce qu'on a pris pour une saveur n'est pas une simple sensation olfactive. M. Chevreul a donné, pour distinguer ces éléments d'une sensation complexe, un procédé fort simple ; il consiste à se boucher le nez. On fait ainsi des fosses nasales une impasse d'où le mouvement est exclu ; alors aucune odeur n'est perçue, et si la sensation persiste ce ne peut être qu'une impression de goût ou de contact.
M. Chevreul, qui a étudié ce sujet mieux que personne, distingue quatre catégories de corps agissant sur l'organe du goût.
Les premiers n'agissent que sur le tact de la langue, tels sont : le cristal de roche, le saphir, la glace. — Les seconds affectent à la fois le toucher de la langue et l'odorat, et si l'on se bouche le nez il ne reste que des sensations ou des sentiments de contact ; tel est par exemple l'étain.— Une troisième catégorie de corps n'affecte point l'odorat, mais seulement le tact et le goût, tels sont le chlorure de sodium, le sucre, etc. — D'autres enfin agissent simultanément sur le tact, le goût et l'odorat, telles sont les huiles volatiles, les pastilles de menthe, le chocolat. Après l'occlusion du nez on ne perçoit plus que les saveurs et les impressions tactiles, et la résultante de ce système de sensations, d'où les odeurs sont exclues, en est singulièrement modifiée, car il y a des résultantes de sensations, et l'analyse n'en est pas toujours chose facile.
Nous imaginons, par une erreur assez naturelle, les sensations que le goût et l'odorat nous procurent comme inhérentes aux objets qui les éveillent. De là ces expressions vulgaires : cette rose sent bon, cet animal sent mauvais, ce sucre est doux, ce fiel est amer; ces expressions, bien qu'usitées, sont inexactes, parce qu'il n'y a dans aucun corps ni douceur, ni amertume, ni suavité, ni fétidité. Il y a seulement en lui cer
taines propriétés à l'occasion desquelles certaines sensations se produisent en nous; mais ces sensations sont des effets qui ne sont pas implicitement dans leur cause occasionnelle, pas plus que le son n'est dans la pierre qui frappe une cloche. Ce sont des modifications particulières de la faculté que nous avons de sentir, et comme elles signalent l'objet, mais sans le représenter en lui-même, comme elles n'ont avec cet objet aucune relation nécessaire, comme en un mot elles nous donnent l'idée, non des choses elles-mêmes, mais de certaines qualités abstraites de ces choses, il n'en peut résulter aucune connaissance bien claire. L'instinct est, il est vrai, dirigé par ces abstractions, mais c'est précisément là une preuve que Vinstinct ne connaît pas les choses; car, quel objet est entièrement connu par son odeur ou par sa saveur seulement? Le goût sent l'amertume, et l'odorat la fétidité; mais ils ne peignent à l'esprit ni le corps amer, ni le corps fétide, sinon par voie d'association et de réminiscence. Dès lors, l'effet est connu, mais la cause est ignorée; aussi, les impressions qui nous viennent de ces sens sont-elles, à certains égards, des sentiments autant que des sensations, si bien qu'on en pourrait faire une classe intermédiaire.
Ainsi, ces sens ne sont point immédiatement les sens de l'intelligence, mais en tant qu'ils éveillent le système entier des réactions automatiques, ils peuvent passer à bon droit pour les sens privilégiés de l'instinct; par eux, l'animal ignorant sait choisir ce qui convient ou non à sa propre nature; il suit les émanations odorantes des corps, et celles-ci le guident sûrement, éveillant et menant à leur suite une foule d'instincts qui entraînent une volonté aveugle vers des objets inconnus de jouissance, ou réveillent les préoccupations delà crainte ou de la terreur. J'ai vu un petit chien qu'un vieux morceau de peau de loup usé jusqu'au cuir, mettait, par son
odeur affaiblie, dans des convulsions d'épouvante; ce petit chien n'avait jamais vu de loup; il ne pouvait en voir un dans ce débris informe et immobile, mais cette odeur déterminait en lui la terreur comme d'autres éveillent des convulsions. Terreur fatale et préordonnée, mais où l'intelligence n'avait aucune part.
Dès lors, à perdre le goût et surtout l'odorat, l'instinct perdrait beaucoup plus que l'intelligence. Toutefois, comme l'intelligence peut user de tout, le goût et l'odorat lui sont, dans certains cas, des armes précieuses, mais cVst là un emploi raisonné et consécutif; ces deux sens ne sont par eux-mêmes ni une source primitive, ni une officine d'idées; cependant l'esprit n'en descend pas moins dans leur sphère; en tant qu'il est artisan d'idées, il pourra s'en faire à propos d'odeurs ou de saveurs, mais plus il sera actif dans la formation de ces idées, plus le travail d'induction et de déduction sera apparent et plus sa participation sera évidente. Aussi, quelle intelligence dans le chimiste qui flaire un corps, dans le dégustateur qui détermine les différentes qualités des vins. Que de souvenirs! que de comparaisons! que d'inductions! que de conclusions presque instantanées? Tout ce travail de l'esprit se reflétant sur le visage, la physionomie du flair intelligent est précisément celle de la plus fine analyse, et comme l'emploi du goût suppose une intersusception plus avancée, les mouvements qui lui sont propres, en même temps qu'ils expriment l'analyse, enferment aussi plus de méditation.
Comme il est peu de sensations plus voisines des instincts, il n'en est pas dont les sympathies vicérales soient plus nombreuses; placées aux portes du corps comme pour le garder, elles sont des surveillants actifs de la sûreté individuelle. Mais, te le répète, réduit aux renseignements qu'il en tire, l'esprit n'aurait aucune idée des choses; il ne saurait ni la forme, ni
l'étendue, ni la résistance, ni le mouvement des corps extérieurs. Les odeurs ou les saveurs ne sont point des expressions adéquates des choses, ce sont de simples signes.
A cet égard, d'ailleurs, ce sont des indicateurs excellents, et l'on sait assez de quels secours ils sont à l'homme et aux animaux. L'odorat, eu égard aux choses éloignées, l'emporte sur le goût, mais le goût est pour les aliments un sens d'élection en dernier ressort. Là est leur rôle naturel; toutefois l'intelligence de l'homme en a pu tirer un parti plus élevé. N'est-ce pas ici le lieu de faire remarquer avec M. Chevreul combien l'homme met d'intelligence dans ses sensations. Les sensations seules ne donnent que des synthèses confuses ; c'est l'esprit qui, de leurs éléments, fait des idées claires, en les distinguant, en exerçant sur elles cette faculté innée d'abstraction et d'analyse dont l'attention est le prototype. Mais nous reviendrons sur ce point en parlant de l'ouïe et de la vue.
Les différentes sensations, dont nous avons parié jusqu'ici, sont perçues il est vrai par l'esprit, mais il n'est pas en son pouvoir de se les rendre de nouveau présentes, en un mot de les imaginer. Si parfois nous sentons un contact, une saveur, une odeur en l'absence de toute cause extérieure, et même à l'occasion de nos propres pensées, ce sont là des phénomènes capricieux, incertains, dont la volonté n'est pas maîtresse. Quelquefois, il est vrai, l'idée vive d'une chose rend sa saveur présente, comme cela a lieu dans les rêves; mais il ne dépend pas de nous d'éprouver cette saveur. Il en est de même du plaisir et de la douleur, de la'chaleur ou du froid ; l'imagination peut quelquefois les reproduire, mais jamais au gré de la pensée et de la volonté.
Les sensations dont nous allons parler maintenant sont d'une autre nature. Il dépend toujours de l'esprit d'en avoir une idée présente, indépendamment de toute excitation ac
luelle, et de les créer de toutes pièces, si je puis ainsi dire. Cette couleur que j'imagine m'est bien présente; je la vois réellement. J'entends bien ce son, ce concert que je pense. Ces sensations idéales sont, il est vrai, plus faibles que celles où les organes extérieurs sont intéressés, mais elles leur sont semblables et de même nature, si bien que de degrés en degrés elles peuvent acquérir une égale vivacité ; l'esprit en est maître à tel point qu'il les fait et les défait au gré de son caprice, et cette faculté, cette complète liberté d'imaginer des sons ou des images, se prêtant à toutes les exigences de la pensée, il n'est point de sensations auxquelles elle emprunte davantage; elles lui sont familières à tel point que l'homme qui les perdrait simultanément serait pour ainsi dire anéanti. Ce n'est point ici le lieu d'aborder l'étude des conditions physiques indispensables pour le développement de ces sensations; cette étude est du domaine de la physique générale; mais il n'est pas hors de propos de dire ici ce que l'intelligence en reçoit et ce qu'elle leur donne. Nous pourrons mieux déterminer ainsi le degré de leur importance relative.
C. De l'ouïe.
Les corps vibrants nous communiquent leurs vibrations, et elles sont perçues par le corps entier comme vibrations (1). Mais en tant qu'elles sont perçues par un certain organe et un certain nerf, elles le sont sous une forme spéciale et éveillent en nous l'idée de bruit ou de son. Les sons qu'on entend à l'occasion d'un petit nombre de vibrations dans un temps donné, sont graves; ceux qui résultent de vibrations plus rapides sont aigus, et d'autant plus aigus que cette rapidité
(I) Cette faculté que le toucher a de recevoir des impressions des corps vibrants peut aller très-loin, et l'on en a tiré dans ces derniers temps un très-grand parti pour l'éducation des sourds et muets.
est plus grande. Il suffit de rappeler en général ces faits, que les physiciens ont étudiés avec une sagacité admirable.
Les sons exercent sur l'organisation une influence singulière. Ils sont essentiellement excitateurs de mouvements, et cette propriété est d'autant plus marquée qu'ils sont plus aigus. L'excitation dure en général autant que le son qui l'a produite, puis l'organisme rentre dans le repos jusqu'à ce qu'une excitai ion nouvelle l'en tire. Il résulte de là une conséquence assez évidente, c'est qu'avec des bruits ou des sons on peut cadencer des mouvements. La succession de ces mouvements étant alors réglée par la succession des bruits.
On n'a point assez remarqué un fait qui résulte de la symétrie des êtres animés, je veux parler de cette tendance naturelle et presque automatique des deux moitiés du corps à se mouvoir ou simultanément ou alternativement. Non-seulement, après une excitation qui détruit l'équilibre, on y revient par des oscillations du corps, mais encore la tendance au mouvement n'est pas satisfaite, le repos est presque forcé, quand les deux moitiés du corps n'ont pas exécuté la même somme d'action. La symétrie se retrouve donc non-seulement dans la forme mais dans la tendance des organes. Il suit de là que la tendance du corps au mouvement se réglera d'autant plus facilement sur la succession des bruits ou des sons, qu'il y aura entre eux un certain ordre, une certaine symétrie, un certain rhythme. Les muscles obéiront alors naturellement et sans effort. Ainsi l'art d'exciter par les sons suppose le rhyhtme.
Ces choses étant établies, imaginons que plusieurs hommes, prêts à se mouvoir, soient à la fois excités par les mêmes sons. Ayant tous à la fos de la tendance à se mouvoir, leurs mouvements coïncideront, ils marcheront, ils agiront à la fois; et de cette simultanéité automatique résultera une unité
artificielle mais inévitable. Qui n'a souvent admiré, en voyant des milliers d'hommes marcher du même pas, au bruit du tambour, comme si tous leurs corps étaient animés par une même âme. Au fond, il n'y a là rien de mystérieux. Mais l'effet en est immense, et quels heureux résultats l'homme n'en a-t-il point tiré! Mais ce n'est pas seulement sur les mouvements généraux du corps que la musique et le rhylhme agissent. Ils influent sur les mouvements respiratoires eux-mêmes, et les sympathies innombrables qui existent entre l'oreille et le corps entier, en propagent les effets jusque dans la sphère des appareils viscéraux. Il peut donc y avoir un art d'accélérer, de suspendre, de régulariser, de troubler leurs mouvements, et d'éveiller par là des sentiments divers. Aussi rien de plus puissant sur l'homme que la musique; par elle un enchanteur mélodieux fera vibrer à son gré toutes les cordes de la lyre humaine, excitera la fureur ou liera par le sommeil, livrant tour à tour l'âme aux angoisses de la douleur ou aux douces langueurs de la volupté, et les animaux eux-mêmes ne seront pas soustraits à son empire.
Ainsi les sensations de l'ouïe ont sur les sentiments une influence extrême. Mais s'ensuit-il qu'il en résulte directement pour l'esprit un grand nombre d'idées? Sont-elles les sources principales où puise l'intelligence? Quelques philosophes l'ont pensé, et parmi eux je citerai plus particulièrement Joseph de Maistre et M. de Blainville.
L'erreur de ces philosophes est spécieuse. L'homme tire un tel parti des sensations de l'ouïe dans le langage, qu'il peut avec justice les admirer dans sa reconnaissance. Mais on n'a pas remarqué que directement ces sensations fournissent peu d'idées, et qu'elles sont moins intéressantes par elles-mêmes que parce que l'esprit y met. Quelques réflexions le feront aisément comprendre.
Supposons, à la manière de Condillac, un homme réduit à un seul sens, au sens de l'ouïe. Cet homme ne voit pas, il ne touche pas. Eh bien, nous affirmons qu'un pareil homme ne peut avoir ni de la forme, ni du mouvement des corps aucune idée possible. Quel rapport naturel l'esprit le plus hardi pourrait-il admettre entre un son quelconque et des idées de forme, d'étendue, de surface, de solidité, de mouvement et de résistance? Tout au plus l'âme pourrait-elle avoir par l'oreille quelques idées de succession, de nombre et de temps; mais ces idées peuvent venir à l'esprit par toutes les voies de la sensation. Ainsi l'ouïe n'a rien en propre, sinon la faculté de percevoir des sons. D'ailleurs ces idées de succession, de nombre et de temps, n'enferment en aucune façon celle de substance. Tout cela pourrait être dans l'âme sans qu'il y eût hors d'elle aucune réalité. Par l'ouïe seule l'âme n'apprendrait directement rien du monde.
D'où vient donc l'immense parti que l'esprit tire de cette faculté d'entendre? Cela vient de l'emploi qu'il en sait faire, et de l'art avec lequel il sait discerner, choisir, classer et arranger des sons, de manière à en faire les signes par excellence de toutes ses idées. Ainsi l'homme qui écoute un autre homme fait lui-même ses idées à l'occasion des sons qu'il entend, mais en général ces idées n'ont avec les sons qu'un rapport purement artificiel, les sons ne pouvant représenter que des sons. De là, l'arbitraire et la diversité des langues, de là la science de la signification des mots. Science que tout homme a besoin d'acquérir, et qu'il ne reçoit pas toute faite des mains de la nature.
L'ouïe n'a point le monopole des signes auquel l'esprit attache en quelque sorte ses idées. Toutes les sensations sont propres à cela ; mais à des degrés divers, et un peu de réflexion fait voir comment l'ouïe, s'exerçant à distance et
distinguant avec facilité des modifications instantanées, se prête mieux que tout autre sens aux exigences des communications qui s'établissent entre les hommes. D'ailleurs l'ouïe est peu sujette au sommeil et son action ne subit aucune interruption nécessaire dans les alternatives du jour et de la nuit. Voilà pourquoi les sons et les voix sont, non pas l'essence, mais la forme la plus habituelle du langage ; enfin la faculté que l'âme a de se les représenter au gré des volontés les plus rapides, aide aux allures libres de la pensée, comme les signes algébriques à la promptitude des calculs du géomètre.
En cela tout est de convention. Mais ce qui ne l'est point, ce sont ces influences qu'une voix modulée exerce irrésistiblement sur les sentiments qu'elle éveille ; une langue, si je puis ainsi dire, est une algèbre chantée. Un orateur, par la musique de ses paroles, par les sentiments que cette musique éveille, ouvre à ses idées une large voie dans l'âme des hommes qui l'écoutent, car le langage n'est pas seulement une exposition de signes, il y a en lui un élément de persuasion si fort, qu'il fait, hélas ! passer jusqu'au mensonge, et sans lequel les idées les plus justes ont peu de prise sur les esprits. Un grand écrivain a quelque part écrit cette phrase : séduire à la vertu. Je ne connais pas d'expression plus vraie et plus profonde. Eh! que sont nos plus célèbres, nos plus nobles orateurs, sinon de grands séducteurs pour le bien, de grands charlatans de vérité? La raison seule est peu écoutée. Nous sommes ainsi faits. L'intelligence est égoïste; le principe des sociétés est dans des sentiments innés.
L'ouïe, par ce rapport intime qu'elle a avec les sentiments humains, est donc le sens social par excellence. Parler à un homme qui n'est ni sourd, ni prévenu, c'est envahir son âme; de là cette expression si juste, par laquelle ont dit d'une in-». 28
ielligence ainsi conquise, qu'elle est pénétrée. Ainsi s'établissent ces échanges, ces liens invisibles que l'habitude de parler un même langage crée entre les hommes d'une même nation, on disait autrefois d'une même langue; et en effet, à parler des langues différentes on communique si peu qu'on est ennemi, et cette maudite confusion des langues est, plus que les intérêts matériels peut-être, l'éternelle raison de la guerre. C'est que la véritable patrie de l'homme n'est pas la terre qu'il foule aux pieds, ce n'est pas, quoiqu'on en dise aujourd'hui, l'intérêt grossier du ventre ou de l'or, c'est l'intelligence éclairée par l'amour.
L'ouïe est donc un sens admirable dans l'homme, mais par le parti qu'en tire l'esprit. Les animaux entendent aussi bien, sinon mieux que l'homme, mais tout cela n'est rien sans l'intelligence. Nos idées prouvent plus la force de l'esprit que la valeur intrinsèque de nos sensations prises en elles-mêmes.
D. De la Vue.
Il y a dans les sensations de la vue deux éléments bien distincts : l'un de ces éléments est la faculté de percevoir la lumière en général et les couleurs en particulier, le second est le pouvoir que la vue a de composer avec cos couleurs des images ressemblantes des choses. Ainsi l'œil est en lui-même un automate-peintre à la manière d'une chambre obscure ou d'un daguerréotype. Il est supérieur au tact en tant qu'il donne à l'esprit des images toutes faites. La vue n'indique pas seulement les objets par un signe; elle les représente à l'esprit par des peintures ressemblantes. Ainsi, comme expression immédiate du inonde, aucun sens ne donne davantage. A l'occasion de la vue l'âme a des idées de l'espace, de la forme, du mouvement et du temps; (railleurs la vue est
comme l'ouïe ; l'esprit se complaît au milieu des sensations que ces sens élaborent, l'imagination les représentant à son gré.
De tous les sens, la vue est celui par lequel l'âme se représente plus directement les objets, comme existant hors d'elle-même et du corps. Or, comme on ne voit pas seulement un objet, mais plusieurs, aucun autre sens n'est plus propre à nous donner une idée complète des choses et de leurs relations, soit entre elles, soit avec notre corps. Ce n'est pas dire, à coup sûr, qu'elle nous donne des idées toutes faites ; mais ces idées seront toutes préparées, si je puis ainsi dire, et l'esprit n'aura plus qu'à les choisir, à les parfaire et à les mettre en œuvre. J'ai dit que par la vue nous avions, plus que partout autre sens, l'idée de l'extériorité des objets; est-ce là un effet immédiat et naturel? Est-ce un résultat du jugement et de l'habitude? D'où vient que nous voyons les objets par les yeux, sans les voir dans les yeux? Ce problème a de tout temps exercé l'esprit des philosophes.
Les uns ont supposé que les rayons visuels sortaient des yeux pour aller toucher les corps. Ces rayons étaient-ils réfléchis par une surface polie, l'homme se voyait lui-même. C'était l'opinion d'Aristote, qu'il a clairement exprimée au sujet de cet Antiphéron qui voyait toujours sa propre image venir à sa rencontre.
Le domaine de l'hypothèse est celui du caprice et de l'indéterminé. Aussi une théorie absolument opposée à celle d'Aristote a-t-elle été préférée par d'autres philosophes.
« Nous ne pouvons avoir par le sens de la vue, » dit notre grand Buffon, « aucune idée des distances. Sans le toucher, s tous les objets nous paraîtraient être dans nos yeux, parce (( que les images des objets y sont en effet, et un enfant qui
* n'a encore rien touché doit-être affecté comme si tous ces
* objets étaient en lui-même. 11 les voit seulement plus gros
« ou plus petits selon qu'ils s'approchent ou qu'ils s'éloignent « de ses yeux (1). L'aveugle-né de Cheselden croyait que tous « les objets indifféremment lui touchaient les yeux. »
Cette manière de voir n'est pas prouvée. On peut admettre que ce jeune homme n'avait aucune idée des distances. Mais dire que tous les objets, indifféremment, lui touchaient les yeux, n'est-ce pas là une expression figurée, bien digne d'ailleurs d'un homme auparavant aveugle ? Comment, en effet, pourrait-il y avoir sur la rétine des impressions de contact, quand il est parfaitement démontré que cet ordre d'impressions est complètement étranger aux fibres nerveuses qui la composent? C'est précisément parce que nous jugeons par le contact seul de l'existence des objets que touchent nos surfaces cutanées, que, là où ces sensations de contact manquent, nous concevons aisément, comme loin de nous, les choses d'où nous viennent des idées d'une autre nature. Il est bien certain d'ailleurs que tout dépend d'une image peinte sur la rétine. Mais là n'est pas la question. Il s'agit seulement de savoir si nous concevons cette image comme une affection de la rétine, organe dont nous n'avons naturellement aucune idée, et dont la plupart des hommes ignorent l'existence, car il est fort à remarquer que nous n'avons une idée claire d'aucun de nos organes, sinon en tant que la sensation du toucher peut s'exercer sur eux ou par eux. C'est par le toucher seul que nous avons une idée de notre œil (2). Un aveugle-né sent aussi bien ses yeux qu'un homme clairvoyant, mais celui-ci ne sent pas sa rétine plus que l'aveugle. 11 serait donc plus exact de dire qu'à l'occasion des images peintes sur la rétine,
(1) Hist.nat., T. III, de redit, in-4, p. 312.
(2) Les mouvements réciproques des paupières et du globe de l'œil, éveillant la sensibilité de la conjonctive, sont la cause principale de l'idée que nous avons de notre œil en tant qu'organe vivant.
il se fait dans l'esprit une certaine représentation du monde. Quand nous voyons, nous avons une idée des choses extérieures, nous n'avons point l'idée de notre œil modifié. C'est là une sensation par excellence.
Si l'aveugle de Cheselden semble donner gain de cause à la théorie de Buffon, l'observation des animaux ne lui est pas favorable. Qui n'a vu de petits chevreaux, de petits poulets, à peine nés et éloignés de leur mère, aller à elle par la voie la plus courte, avec une précision qui fait bien connaître qu'ils ont la vue distincte des corps extérieurs? Haller a fait bien valoir cette objection. Qu'ont à faire ici le jugement, le toucher et l'expérience? Ces théories, fondées sur de simples hypothèses, valent-elles ces souvenirs qui nous restent de l'enfance? Comme nous ne touchons qu'à mesure que nous pensons plus fortement, le toucher reste imparfait bien plus longtemps que la vue. L'enfant nouveau-né se sert de sa main beaucoup moins pour toucher que pour saisir. Ces mouvements, qui ne peuvent d'ailleurs lui donner aucune idée distincte des formes, sont indéterminés et indécis ; en un mot, la perfection de la vue précède celle du toucher; comment donc pourrait-elle en dépendre?
Il faut encore ranger parmi les hypothèses les plus vaines cette autre proposition de Buffon, que naturellement nous voyons les objets doubles et renversés. Rien n'est plus singulier que de voir les philosophes et les physiciens, à l'envi les uns des autres, s'évertuer à démontrer une proposition qui choque manifestement l'expérience commune. Le chevreau, dont nous parlions tout à l'heure, ne se meut point en sens inverse des images qu'il voit; il les voit donc dans leur situation véritable. Il y a d'ailleurs bien longtemps que l'on a fait la remarque que les aveugles-nés auxquels on a pu rendre la vue par une opération ne jugent point immédiatement, il
est vrai, les distances et les relations des objets, mais en revanche ne les aperçoivent point dans une position renversée, en sorte qu'ils n'ont point à se corriger là-dessus. Lecat n'a pas réussi à résoudre cette objection. Si les objets sont peints sur la rétine dans une position renversée, ce qu'il est d'ailleurs assez difficile de contester, comme ce n'est pas immédiatement par la rétine que nous voyons, mais par le cerveau, il ne s'ensuit aucunement qu'ils soient perçus dans cette position. Cette question n'est point du ressort de la physique ordinaire, et si elle peut être éclairée quelque jour, ce sera plutôt par les efforts d'une anatomie nouvelle et plus heureuse.
On peut d'ailleurs prouver par des observations précises que les objets sont vus droits, que leurs mouvements sont perçus dans leur sens véritable, et que nous voyons à cet égard comme nous touchons (1).
Le raisonnement que MM. Volkmann et Mûller ont invoqué en faveur de la théorie que nous combattons, nous paraît plus spécieux que solide. Quand tout est renversé, disent-ils,
(1) La célèbre expérience de Lecat ne paraît point concluante, la voici: « Mettez une lumière à une médiocre distance d'un corps poli et très-convexe, de façon qu'il vous revienne un petit point lumineux. Fermez ensuite un œil et regardez le point lumineux en rêvant, c'est-à-dire, l'œil relâché ou dilaté. Ce point vous paraîtra plus gros et rayonné ; alors, si vous placez votre doigt à droite de l'œil ouvert, et que vous l'approchiez de l'axe de l'œil de droite à gauche pour couvrir ce point lumineux, vous verrez distinctement l'ombre de votre doigt venir au contraire de gauche à droite, et passer sur le point lumineux dans le sens opposé à la direction que vous lui donniez. » {Traité des sensations. Paris, 1767, t. II, p. 419). — On peut modifier cette curieuse expérience et la rendre en même temps plus aisée, en considérant une feuille de papier blanc fortement éclairée au travers d'un petit trou pratique dans une carte tenue à 6 ou 7 centimètres de l'œil. Si l'on fait alors passer un objet grêle, tel qu'une aiguille, entre l'œil et la carte, on verra une ombre distincte traverser le champ lumineux de la petite ouverture en sens inverse du mouvement de l'objet. L'objet réel est vu d'ailleurs dans sa position véritable, ce qui prouve bien qu'il s'agit ici d'une ombre. L'explication de Lecat n'a donc aucune valeur.
tout est droit. Cela est vrai, sans doute, si on n'envisage que l'impression immédiate ou l'image totale qui se peint dans l'œil; mais cela ne l'est pas quant au jugement que l'esprit porte sur les attitudes et les mouvements du corps. L'homme posé sur ses pieds distingue fort bien le bas du haut, et de la même manière absolument par la vue et par le toucher. L'homme ne voit point à droite ce qu'il touche à gauche. S'il se meut vers sa droite, les yeux fermés, dans la direction d'une corde tendue vers un bâtiment éloigné, il arrive sur les objets qu'il avait vus à droite, et quelque effort qu'il fasse, il lui est impossible de les voir à gauche. Quand on regarde dans un microscope, où tous les objets sont renversés, on voit très-manifestement les images se mouvoir en sens inverse de la main qui les déplace, ce qui n'arriverait pas dans l'hypothèse que nous combattons ici. Mais il serait inutile d'insister d'avantage sur un sujet à l'égard duquel le sens commun de l'humanité a depuis longtemps décidé.
Mais, voyons-nous en effet les objets doubles? Cette question mérite d'être attentivement discutée.
Buffon ne l'a point mis en doute. Si nous voyons les objets simples, c'est que, dit-il, le toucher vient en aide au jugement, et corrige cette erreur de la sensation. J'ai démontré plus haut que le toucher n'est rien que par l'intelligence; or, bien longtemps avant que l'intelligence n'ait élevé le toucher à son usage, il est bien clair que l'enfant a une idée certaine de l'unité de l'objet qu'il considère, cependant il y a deux yeux et par conséquent deux images. Comment se fait-il que de ces deux images, il ne résulte qu'une seule idée?
Gall, et après lui M. de Blainville tranchaient la question en disant que dans la vision nette un seul œil était employé. ïl est certain que la vision avec un seul œil est plus distincte; quand au milieu d'une foule d'objets nous voulons en distin
guer un seul, nous fermons instinctivement l'un des yeux (1). Il en est de même quand nous cherchons à voir des images moléculaires qui, par leur petitesse, échappent à la vue et à l'action simultanée des deux yeux : par un seul œil on voit donc plus nettement, mais il ne s'ensuit pas qu'avec deux yeux un seul objet soit vu double, une expérience très-simple en peut donner une idée.
Imaginons un prisme à quatre pans rectangulaires (2); ce prisme doit être placé sur un plan et compris entre deux lignes parallèles tracées à droite et à gauche, à deux millimètres environ de ses côtés ; cela fait, regardons le prisme de manière à le voir distinctement entre ces deux lignes ; on pourra ainsi constater un fait important, à savoir qu'on voit de la sorte trois faces du prisme, la face parallèle au plan sur lequel le prisme repose, et un raccourci de ses deux faces adjacentes.
Les choses étant ainsi disposées, fermons un œil, l'œil gauche, par exemple, on perdra à l'instant même la vue de la face gauche du prisme et de la bande parallèle du même côté; fermons-nous l'œil droit au contraire? c'est la face droite qui disparaîtra, et avec elle la bande parallèle qui lui est juxtaposée.
On peut, lorsqu'on regarde avec un seul œil, disposer les choses de manière à n'apercevoir qu'une face du prisme, et jamais on n'en aperçoit plus de deux. Avec les deux yeux on peut voir à la fois trois faces, et il est impossible d'en voir moins de deux.
(1) Il est intéressant de constater ici un fait relatif à l'emploi des mouvements dans la physionomie. Les gens préoccupés par un choix difficile et qui 'èsent alternativement les raisons pour et contre, ferment habituellement un des yeux. C'est là un geste très-significatif de doute et d'analyse.
(2) Cette curieuse expérience a été imaginée par M. le professeur Cuérard.
Il est donc certain qu'on ne voit pas absolument de la même manière avec un seul œil ou avec deux yeux; mais en aucun cas on ne voit double l'objet qu'on regarde nettement. En répétant l'expérience de la vision du prisme par les deux yeux alternativement, on peut constater que, bien que chacun d'eux aperçoive une image distincte et différente à certains égards de l'autre, il y a cependant en chacune d'elles une partie semblable. Or, il est évident que dans la vision simultanée par les deux yeux, les parties dissemblables des deux images ne sont vues que par un seul œil, mais que les deux yeux voient à la fois les parties semblables, et que ces parties se superposent dans l'image unique que perçoit l'esprit.
D'ailleurs, pour que cette superposition ait lieu, il est indispensable que les yeux soient dans certaines conditions d'adaptation harmonique. Cela est si vrai que lorsque les yeux sont accommodés sur un point de manière à le voir unique, tous les objets placés en deçà ou au delà de ce point paraissent doubles. L'accord physiologique des deux yeux est-il détruit, le même phénomène de duplicité s'observe. Ce fait, démontré par des expériences très-simples, a frappé un grand nombre d'observateurs, et tous, à l'envi, se sont demandé comment cela se pouvait faire.
Le fameux cartésien Régis admettait que nous voyons hors de nous l'image que l'âme a perçue, et que la sensation qu'elle a de chaque point de l'objet est rapportée à la pointe de chaque pinceau optique. Dès lors, la simplicité de l'image vue avec les deux yeux, dépend, suivant lui, de ce que les axes de la vision d'un œil aboutissent au même point de l'objet auquel aboutissent les axes de la vision de l'autre (1). Cette opinion a été celle de plusieurs excellents physiciens, et le célèbre M. Arago semblait la préférer.
(1) Régis. Cours de philosophie. Lib. VIII, part. Il, p. 221.
D'autres savants sont plus satisfaits de celle-ci qui est celle de Rohault. Suivant ce célèbre physicien, chaque filet du nerf optique de l'un des yeux aboutit au même point du cerveau qu'un certain filet de l'autre œil. On peut ainsi considérer les fibres des deux nerfs optiques comme formant une multitude de fibres paires que Rohault désigne sous le nom de paires sympathiques. Si donc un même objet frappe à la fois les deux points sympathiques des deux rétines, les deux impressions semblables aboutissant à un même point du cerveau, on ne perçoit qu'une seule image, sinon il y en a deux (t).
Une idée à peu près semblable a conduit le célèbre M. Millier à sa théorie des points homologues dans les deux rétines. Les objets que nous voyons par ces points homologues des deux yeux sont vus simples. Toutefois, comme l'image perçue résulte évidemment alors de la coïncidence de deux impressions, elle est plus éclairée et teinte de couleurs plus vigoureuses que dans le cas de la vision avec un seul œil.
A priori l'on pourrait croire que lorsque les yeux ont une égale énergie, l'impression qu'on reçoit des objets par ces deux yeux à la fois est deux fois plus intense. Mais il n'en est pas ainsi, elle l'est seulement un peu davantage. Ce résultat n'est pas facile à expliquer; et il est permis de supposer que c'est là un phénomène purement cérébral et où les yeux ne sont pour rien.
Ainsi, avec deux yeux, on ne voit pas les objets doubles, parce que les points homologues des deux images se superposent, et ce fait résulte d'un certain accord de ces deux organes. De la même manière, un troisième œil pourrait s'accorder avec le second, un quatrième avec le troisième et ainsi de suite, et peut-être pourrait-on arriver par là à la con-
(1) Rohault. Traité de physique. Première partie, chap, xxxi, art. 20.
ception d'une vision simple, par les yeux composés des insectes.
Il y a donc en réalité dans la vision de l'homme deux images, produites pour un seul objet. Mais de ces deux images il ne résulte qu'une seule idée, parce qu'elles se superposent.
Ce fait de la superposition des deux images est l'un des plus intéressants parmi ceux que révèle l'étude physiologique de l'œil. On pourrait varier presque à l'infini les expériences qui en démontrent la réalité.
Parmi ces expériences nous citerons plus particulièrement celle-ci, à cause des conséquences intéressantes qu'on en peut déduire :
Soit AB un plan de verre transparent sur lequel on a appliqué au pinceau deux points d'une couleur opaque a et 6. Si l'on considère avec les deux yeux un objet quelconque au travers de cette lame, le système des points a et g sera vu double et dans un degré d'écartement qu'on peut faire varier à son gré.
Il est à remarquer que les deux images, quand la direction du regard est perpendiculaire au plan sur lequel les deux points sont tracés, sont toujours l'une à l'égard de l'autre dans une direction parallèle à la ligne idéale qui unit les centres optiques des deux yeux. Ainsi, en inclinant la tête de côté et d'autre on peut faire varier la position relative des deux systèmes. Mais dans tous les cas, les quatre points, vus simultanément, détermineront les angles d'un parallélogramme, dont deux côtés seront variables comme l'écarlement des deux
images, et dont les deux autres côtés sont fixes et égaux à la distance qui sépare les points « et 6 dans chaque image. Le maximum de hauteur de ce parallélogramme est égal à «S et son minimum à 0. Dans ce cas les quatre points, résultant de la duplication de l'image, seront sur une même ligne droite. Cette situation est indispensable pour l'expérience que je vais exposer.
Nous venons de dire qu'on peut augmenter ou diminuer à volonté la distance des deux images ; soit AB la première et A'B' la seconde; il sera facile de les voir dans un tel degré de rapprochement que le point B coïncide avec le point A'. Dans cette position on ne voit plus quatre points, mais trois seulement. On peut aller plus loin et n'en plus voir qu'une seule. Il suffit pour cela d'interposer au point a et au point 6 un plan qui rende le point « invisible pour l'œil droit, et le point 6 invisible pour l'œil gauche. On ne voit plus alors qu'une seule image résultant de la superposition de B et de A'.
Ainsi avec deux yeux on peut voir un objet comme deux, et deux objets comme un seul. Cette confusion de deux images d'objets distincts, dont chacune est imprimée dans un œil différent, en même temps qu'elle justifie la théorie des points sympathiques ou homologues, permet d'établir d'autres propositions curieuses. Si, par exemple, on donne au point a et au point ê des couleurs différentes, l'un étant rouge et l'autre bleu, l'image unique de ces deux points ne sera point violette, comme on aurait pu le penser, mais rouge ou bleue.
Ce résultat semble prouver que les yeux s'accommodent différemment pour la vision distincte de deux couleurs différentes. Tout au plus peut-on voir du rouge sali de bleu ou du bleu sali de rouge, jamais, quelque effort qu'on puisse faire, on n'obtient le violet pur. Ce fait nous conduit à supposer
que nous ne sentons point les couleurs mixtes par une combinaison de deux impressions distinctes dans le cerveau, mais que ce phénomène du mélange se passe exclusivement dans la rétine.
Ainsi, pour qu'un objet soit vu distinctement, il faut : 1° que les deux axes optiques convergent vers un même point ; 2° que chacun des deux yeux soit accommodé pour la même distance; 3° qu'aucun objet étranger ne se trouve sur le prolongement des axes optiques d'un seul œil; 4° que l'esprit lui-même entre en jeu pour distinguer dans l'image totale ses parties constituantes. Vainement, en effet, tous les points de l'objet se peindraient simultanément sur la rétine ; si la volonté éclectique de l'esprit n'intervient pas, il ne résulte de toutes ces impressions dans l'œil qu'une idée confuse. Cette synthèse de la sensation ne peut donc être amenée à sa perfection que par l'attention de l'esprit, c'est-à-dire par l'analyse, car ces deux expressions sont synonymes.
On sait que l'ensemble des images qui se peignent dans l'œil peut être aisément représenté sur une surface plane, et l'on peut dire avec quelque raison que nos idées sont des tableaux du monde. Ainsi l'avcugle-né de Cheselden, quand il commençait à voir, n'appréciait pas les distances, tous les objets lui paraissaient également rapprochés. C'est par un long usage de la vue, par une parfaite intelligence des objets, enfin par une série assez compliquée de jugements que l'habitude rend à la longue instinctifs, que nos sensations éveillent enfin des idées adéquates et parfaites. Ces jugements sont fondés sur des observations immédiates et très-simples.
C'est ainsi qu'une chose qui nous cache un autre objet, nous paraît plus rapprochée de nous. Cette observation est une des bases de l'art de rendre les paysages par une simple esquisse.
Un autre élément de ces jugements est la différence de grandeur qui existe entre les images qui nous viennent d'objets semblables vus à différentes distances. Ainsi, naturellement des objets rapprochés donnent lieu à de plus grandes images, et plus les objets s'éloignent, plus les images sont petites; ces choses sont vulgaires; aussi, nous vient-il des images de grandeur différente d'une même espèce d'objets, nous jugeons que les plus grandes viennent d'objets plus rapprochés, et les plus petites, d'objets de plus en plus éloignés ; sur ces observations si simples est fondé en partie l'art de la perspective.
Un troisième élément est la dégradation des teintes dans l'éloignement; l'intensité de la lumière émanée des objets étant en raison inverse du carré de leur distance à l'œil, des teintes plus vives, plus arrêtées surtout, des contours mieux dessinés caractérisent en général les objets rapprochés, tandis que dans l'éloignement on les voit pâlir par degrés, et passer à des teintes de plus en plus confuses.
Un quatrième élément est l'impossibilité où nous sommes d'apercevoir simultanément et avec une égale netteté des objets situés à des distances inégales. Cette nécessité d'accommoder ses yeux d'une manière spéciale pour chaque distance, ces modifications successives de l'œil se portant d'objets plus rapprochés vers des objets plus éloignés et réciproquement, éveillent le sentiment d'un mouvement, et ce sentiment a pour corrélatif nécessaire l'idée d'espace et d'étendue. Il y a en effet une sorte de liaison naturelle du corps et de l'œil qui fait qu'aux mouvements de celui-ci s'associent sympathiquement ceux de celui-là (1).
(I) Chevreul. Lettre à M. Ampère sur une certaine classe de mouvements musculaires. — Condillac, combattant Buffon, dit fort bien : « Tourner les
Enfin, un cinquième et dernier élément est l'impossibilité de distinguer nettement le détail des objets éloignés, tandis que la faculté de distinguer ce détail augmente à mesure que les objets se rapprochent davantage. Ainsi, de même que le toucher, l'œil n'éclaire l'intelligence que par l'intelligence, mais avec combien plus de perfection! rapides comme l'esprit, la succession des sensations dans l'œil est si prompte, que toutes semblent s'unir dans une image instantanée de tous les points d'un horizon; il reçoit des impressions de si loin, que l'âme semble dépasser par lui les limites du monde; par cet organe admirable, l'esprit ne règne pas seulement sur la terre mais sur l'univers, et dans ce mouvement du regard qui plonge dans l'étendue, l'âme emporte, pour ainsi dire, une idée du corps avec elle, et s'inspire de la volupté suprême d'une liberté sans limites comme celle de l'ange. D'ailleurs, lout ce qui dans l'univers est grand, tout ce qui est magnifique, tout ce qui étincelle d'harmonie, tout ce qu'une forme limite et distingue, tout ce qui se meut, tout ce qui est dans l'espace, c'est par les yeux que nous le connaissons, et si nous l'imaginons c'est comme chose vue. L'œil est donc le sens privilégié de l'esprit créateur d'idées, en tant que seul, au milieu des autres sens, il est créateur d'images; aussi, quand après les ténèbres les yeux revoient la lumière, les portes de l'âme semblent s'ouvrir. Entendre, c'est s'intéresser aux choses de la terre, mais voir, c'est faire commerce avec l'infini.
Cependant, en même temps qu'elle est une source de science et de vérité, la vue a ses illusions et ses erreurs. Les unes tiennent à la précipitation du jugement, mais d'autres
jeux vers un objet, n'est-ce pas le chercher hors de soi? » Trailé des animaux. Première partie, ch, vi.
sont inhérentes à la constitution naturelle de l'œil. Tels sont, par exemple, les singuliers phénomènes dont M. Chevreul a si habilement débrouillé l'histoire dans ses Recherches sur le contraste simultané des couleurs.
Il y a bien longtemps qu'on avait aperçu l'influence que certaines impressions visuelles exercent sur la faculté que nous avons d'en recevoir de nouvelles. On sait que les impressions qui ont vivement affecté la rétine, persistent d'autant plus longtemps que l'impression est plus forte ou que les yeux sont plus faibles. L'image consécutive peut durer de 30 à 35 secondes, suivant Plateau. Cette image, lumineuse sur un fond noir, paraît noire sur un fond éclairé. Quoi qu'il en soit, peu à peu elle s'efface. Le plus souvent le retour à l'équilibre se fait dans l'ordre suivant : l'image est-elle brillante, le passage se fait du blanc au noir par le blanc, le jaune orangé, le rouge, le violet et le bleu. Est-elle au contraire obscure, elle revient au blanc par le bleu, le vert et le jaune.
Les images consécutives qui succèdent à la vision des objets colorés sont teintes de la couleur complémentaire. L'objet est-il jaune, l'image consécutive est violette. Est-il rouge ou bleu, l'image est verte dans le premier cas, orangée dans le second. Quand nous fermons les paupières au grand soleil, l'œil est comme inondé d'une lumière rouge, ouvrons-nous alors les yeux, tous les objets blancs semblent teintés de vert. C'est à ce phénomène qu'on a donné le nom de contraste successif.
Il y a contraste mixte dans le cas suivant : « Un œil étant fermé, par exemple l'œil droit, l'œil gauche regarde fixement une feuille de papier d'une couleur
A. Lorsque cette couleur lui paraît s'obscurcir, il se porie immédiatement sur une feuille de papier d'une couleur
B. Alors il a la sensation qui résulte du mélange de cette
:
couleur B, avec la couleur complémentaire C de la couleur A(1). »
Ces faits, comme l'a démontré M. Chevreul, peuvent influer beaucoup sur les jugements qui ont pour objet des couleurs; et l'ordre dans lequel les impressions se succèdent n'est pas indifférent quant à l'idée que nous nous faisons de chacune d'elles.
Ce n'est pas tout, deux couleurs différentes, vues l'une auprès de l'autre, ne sont pas absolument telles pour nos sens qu'elles le seraient si elles étaient vues isolément. Elles influent en effet l'une sur l'autre et suivant une loi. Cette influence réciproque que des couleurs juxtaposées exercent l'une sur l'autre est connue sous le nom de contraste simultané.
Les effets du contraste simultané avaient été entrevus par Buffon, par le comte de Rumfort, le P. Scherffer et Prieur de la Côte-d'Or. Mais il était réservé à M. Chevreul d'en faire l'histoire complète et de donner la loi de ces phénomènes. Le contraste successif pourrait être à la rigueur expliqué, en admettant une certaine fatigue de l'œil et, par conséquent, une aptitude moindre de la rétine à recevoir les impressions à l'égard desquelles la sensibilité est comme épuisée. Mais cette explication ne saurait s'appliquer évidemment au contraste simultané. Il n'y a point là de fatigue, cependant « toutes les « fois que l'œil voit simultanément deux objets différemment « colorés, ce qu'il y a d'analogue dans la sensation des deux « couleurs éprouve un tel affaiblissement, que ce qu'il y a de « différent devient plus sensible dans l'impression simultanée « de ces deux couleurs sur la rétine (2). »
Ce n'est point ici le lieu de développer toutes les applications que M. Chevreul a faites de cette loi si féconde, dans
(1) Chevreul. Loi du contraste simultané des couleurs.
(2) Chevreul, loc. cit. p. 78.
II, 29
l'industrie et les arts. Mais nous devons dire qu'il est résulté de ces applications une véritable conquête pour l'intelligence, à savoir un art de définir l'indéfini, et de donner à chacune des expressions par lesquelles les couleurs sont indiquées un sens déterminé. C'est là, pour les sciences naturelles en particulier, un résultat immense et que les procédés de la gravure en couleur vont rendre populaire.
Ainsi des impressions antérieurement reçues modifient l'effet des impressions subséquentes, et deux impressions simultanées sont influencées l'une par l'autre suivant certaines lois; de ces observations découlent certaines règles à suivre dans l'emploi que l'esprit fait de ses organes dans la recherche de la vérité ; elles montrent que cet emploi exige certaines précautions indispensables, un certain art et une certaine méthode. Elles font voir, en outre, que nos jugements immédiats sont sujets à l'erreur, et justifient l'importance de l'analyse élémentaire et de l'abstraction dans la recherche de l'absolu. Rien ne fait mieux voir peut-être que les sens par eux-mêmes n'ont d'autre valeur que celle que leur donne une intervention active de l'esprit.
Voici maintenant d'autres phénomènes. Il ne s'agit plus d'objets incolores ou colorés, mais immobiles. 11 s'agit d'objets en mouvement, comme une roue qui tourne, comme une eau qui s'écoule. Des expériences précises démontrent que ces choses mettent la rétine dans un état particulier qu'on pourrait comparer à une sorte de vibration ou d'oscillation régulière. Si, par exemple, après avoir considéré longtemps une surface en mouvement, comme une nappe d'eau coulant avec rapidité, l'on porte les yeux sur un objet immobile, une illusion constante vous le fait voir animé d'un mouvement qui l'entraîne en sens inverse du courant. On peut déterminer la même illusion en regardant avec fixité, pendant quelques
minutes, une bande de papier rayé à laquelle on donne un mouvement rapide au moyen d'un mécanisme quelconque.
Plateau a modifié de cent manières ces expériences. Parmi celles qu'il a instituées, l'une des plus curieuses est celle-ci :
Sur un disque de carton blanc, de vingt-cinq centimètres de diamètre, on décrit du centre du disque trois circonférences concentriques dont les rayons sont un et demi, cinq, huit et demi centimètres. On noircit le cercle central. La zone qui le sépare de la deuxième circonférence est peinte en bleu ; la deuxième zone est peinte en jaune; enfin on couvre d'une couleur rouge la zone qui l'entoure. Sur un disque ainsi préparé, on construit une spirale d'Archimède, ayant pour centre celui du disque, et dont les spires soient distantes l'une de l'autre d'environ douze millimètres; puis on trace une seconde spirale parallèle à la première et distante de celle-ci de quatre centimètres. L'ensemble de ces deux lignes limite une bande contournée en spirale sur l'ensemble du disque. Cette bande doit être blanche et peut être ménagée à l'avance.
« Maintenant, dit Plateau, si l'on fait tourner ce disque sur lui-même... avec la vitesse qu'on peut lui donner par une impulsion rapide de la main, le cercle noir central et les zones colorées qui l'entourent conserveront le même aspect; mais la bande spirale donnera lieu à l'apparence d'une suite d'anneaux blancs nettement dessinés, qui, naissant l'un après l'autre des bords du cercle noir, augmentent graduellement de diamètre, traversent successivement la zone bleue, la zone jaune et la zone rouge, et vont se perdre à la circonférence du disque. Si l'on fait tourner le disque en sens opposé, ces anneaux naîtront au contraire de la circonférence extérieure et iront, en se rapetissant pour disparaître l'un après l'autre, dans le cercle noir. »
En modifiant cette expérience, on arrive à un résultat sin
gulier. Dans cette nouvelle manière d'opérer, le fond du disque doit être complètement noir. La bande blanche spirale n'aura que deux millimètres de largeur, et ses spires seront plus écartées que dans l'expérience précédente. On imprimera au disque un mouvement dont la vitesse doit être de six ou sept révolutions par seconde- Alors, si l'on fixe un instant ce disque en mouvement, et que, détournant les yeux, on les porte immédiatement sur quelque objet, sur un visage par exemple, on verra ce visage se dilater ou se concentrer, et toujours en sens inverse du mouvement dont la spire paraissait animée. Semblait-elle se dérouler, la tête se contractera; s'enroulait-elle au contraire, la tête se dilatera (1).
Plateau a conclu d'une série d'expériences analogues « que, « lorsqu'un organe est soumis à une excitation prolongée, a il oppose une résistance qui croît avec la durée de cette ex-ce citation. Alors, s'il vient à être subitement soustrait à la « cause excitante, il tend à regagner son état normal par une a marche analogue à celle d'un ressort qui, écarté de sa forme « d'équilibre, revient à cette forme par des oscillations dé-« croissantes, en vertu desquelles il la dépasse alternative-« ment en deux sens opposés... De là des phases dont les unes « sont de la même nature que la sensation primitive, et peu-ce vent être appelées les phases positives, tandis que les autres « sont de nature contraire et peuvent être appelées négati-« ves. » Nous tiendrons compte de ces curieuses expériences dans le chapitre où nous traiterons de la théorie de la mémoire, théorie sur laquelle ces faits sont appelés à jeter une vive lumière. Ils semblent démontrer, en effet, que le retour à l'équilibre nerveux suppose une succession ordonnée d'états intermédiaires; or ce qui se passe dans la rétine, ou quelque
(1) Plateau. Dans Bulletin de l'Acad. de Belgique. 1849-1850. T. XVI, deuxième partie, p. 254.
chose d'analogue, peut à priori être conçu dans le cerveau. Évidemment, si l'on donne jamais une explication positive de la mémoire, elle sera fondée sur des observations de la nature de celles-ci.
11 est d'autres illusions de l'œil qui ne dépendent pas du mouvement des objets extérieurs, mais de ceux du corps. Tels sont les phénomènes du vertige. Quand on a longtemps tourné sur soi-même les yeux ouverts et qu'on s'arrête brusquement, tous les objets semblent tourner, l'on se sent soi-même entraîné dans un mouvement gyratoire, et cet état est accompagné d'un trouble inexprimable. Peut-être pourrait-on expliquer le tournoiement des objets dans le sens des expériences de Plateau; mais l'explication serait évidemment insuffisante, puisque le tournoiement des objets a lieu lors même qu'on a tourné les yeux fermés. Une autre preuve que les yeux n'y sont pour rien, c'est que si on détermine en tournant des phosphènes, au moment où l'on s'arrête, les phosphènes ne tournent pas. Quelques auteurs, et entre autres Purkinje, ont fait intervenir, dans une autre explication de ce phénomène, l'hypothèse d'un certain mouvement imprimé au cerveau. Cette hypothèse mérite d'être prise en considération. Il est probable, en effet, qu'au moment où l'on s'arrête après avoir ainsi tourné sur soi-même, le cerveau, qui participait au mouvement général du corps, est à peu près dans le cas d'une gelée emprisonnée dans un vase qu'anime un mouvement rotatoire. Tant que le vase tourne, elle est entraînée dans un mouvement homogène et continu ; mais vient-il à s'arrêter brusquement, la masse qu'il contenait ne revient à l'équilibre que par des oscillations successives; des compressions intermittentes résultant de ces oscillations, elles doivent déterminer dans le système entier des nerfs des troubles instantanés dont la succession est très-rapide. J'ai étudié avec beaucoup d'attention
ces phénomènes, et je me suis convaincu que celte apparence de rotation des objets après le tournoiement dépend d'une succession d'apparences alternativement obscures et claires, et d'une oscillation insensible des yeux. Reste à savoir comment des impressions analogues peuvent se développer par d'autres causes, par les narcotiques, par exemple, et par les spiritueux. Mais la solution de ces problèmes exige des recherches si pénibles qu'elles sont presqu'un martyre, et les forces de l'homme le plus déterminé s'y épuisent. Ces expériences sont fort différentes des autres. Dans celles-là on ne tue que des animaux; dans celles-ci, on se tue soi-même et l'on y devient aveugle. Mais, en revanche, elles pourront fournir un jour de précieux éléments à la physiologie de l'intelligence.
Dans les expériences que nous venons de citer, l'intelligence est à peu près passive ; mais dans d'autres cas elle est active. C'est ainsi que M. Chevreul nous montrait dans ses cours une plaque découpée en une ombrelle octogone, divisée à partir de son centre en huit triangles alternativement rouges et blancs. Eh bien ! suivant que l'attention se portait plus particulièrement sur le blanc ou sur le rouge, on voyait, par une métamorphose immédiate, tantôt une croix de Malte blanche sur un fond rouge, tantôt une croix rouge sur un fond blanc. On a fait aussi la remarque que, dans des dessins où plusieurs lignes se croisent, l'œil peut distinguer à volonté des figures diverses. Ainsi l'esprit, par les sens, fait des abstractions, et, comme les esprits diffèrent, un même objet est souvent multiple pour plusieurs observateurs dont le point de vue paraît être le même. Ce rôle immense de l'esprit dans la formation de toutes ses idées, que dis-je? dans l'élaboration de ses sensations distinctes, explique mieux que tous les raisonnements possibles certaines erreurs de la folie. L'homme attentif à une idée ne verra dans les objets extérieurs que les traits qui sont,
si je puis ainsi dire, sur cette trace lumineuse (1). De là les illusions, et peut-être la plupart des hallucinations. Mais n'anticipons point sur l'avenir.
§ ». Des sentiments généraux et des passions,
Dans l'état normal, toute sensation est accompagnée d'un sentiment corrélatif. La sensibilité propre des organes est-elle éveillée dans un degré modéré, il en résulte un sentiment d'activité vitale et de plaisir ; l'excitation dépasse-t-elle certaines limites, la texture des organes est-elle menacée d'une altération prochaine, il en résulte un sentiment de gêne, de douleur et d'angoisse.
C'est par un véritable abus de langage qu'on dit vulgairement : une sensation agréable, une sensation douloureuse; par elles-mêmes les sensations n'ont rien de commun avec le plaisir ou la douleur; cela est si manifeste, que nous disons naturellement un corps tangible, un corps sapide, odorant, sonore ou lumineux; mais il ne viendrait à la pensée de personne de dire un corps douloureux, un corps voluptueux. On dit, il est vrai, un objet, un spectacle douloureux; mais on a plus égard, dans ce cas, à ses propres idées qu'aux objets pris en eux-mêmes.
Le plaisir et la douleur peuvent être localisés, il est même de leur essence de l'être : Duobus doloribus semel obortis, vehementior obscurcit alterum, dit Hippocrate. Mais il n'y a point de douleur, il n'y a point de plaisir qui n'associent le corps tout entier aux modifications d'un seul organe en éveillant des sympathies innombrables.
Quand la douleur locale, quand le plaisir qui affecte un organe sont vivement sentis dans cet organe, les effets sympa-
(1) Mon savant ami, M. le Dr Macario, explique ainsi certaines actions des somnambules.
thiques passent souvent inaperçus. Mais une modification locale n'est point toujours trahie par une douleur, par un plaisir distincts, elle demeure donc ignorée, et, dans ce cas, les sympathies générales qu'elle éveille peuvent être ressenties sous forme d'inquiétude, de malaise général, ou de bien-être et de joie. Ces sentiments, dont la cause première n'est point aperçue, remuent cependant le système nerveux tout entier, et donnent à toutes les pensées le caractère qui leur est propre. Voilà, parmi les éléments de la vie morale, l'un des plus importants et des moins remarqués cependant.
Les sensations et les sentiments sont des motifs déterminants d'action. La tendance à l'action est définie quand le sentiment est localisé. Elle est indéfinie, au contraire, quand elle est déterminée par un sentiment général de joie ou de malaise.
En tant que ces tendances entraînent la volonté de l'esprit, et sont plus fortes que l'intelligence, en tant que l'âme les subit, elles reçoivent le nom de passions. Les passions jouent un grand rôle dans la vie des animaux et de l'homme ; mais bien qu'ayant pour cause des sentiments intérieurs, elles supposent une idée plus ou moins distincte de certains objets considérés comme fins ou comme causes. Cette idée de causalité, lorsqu'elle est nettement définie, donne aux tendances une direction précis ; ainsi eu égard aux choses qui, par leur présence ou par le. \èe qu'elles éveillent, déterminent des sentiments agréables, elles deviennent appétit, désir, amour; le désir contrarié se change en envie, l'inquiétude en crainte, la satiété en dégoût, le sentiment de sa faiblesse en lâcheté, celui de sa force en courage, l'action devient fureur, l'aversion se change en haine, et il n'est point de passion qui n'ait pour cause certaines influences du monde extérieur et de celui des idées sur le système nerveux, et plus particulièrement
sur celui des viscères. Ainsi, bien que ressenties par l'âme seule, les passions ont-elles pour cause les organes du corps. N'est-ce pas avec une raison profonde qu'on dit de ceux qui sont sans pitié et sans miséricorde, qu'ils n'ont point d'entrailles, et des lâches qu'ils n'ont point de cœur?
Nous ne nous étendrons pas sur ce sujet ; mais nous insisterons sur ce fait, qu'aux sentiments définis seuls répondent des tendances définies, et que de sentiments indéfinis résultent des tendances indéterminées. De là ces haines universelles qu'inspirent certains malaises ; de là encore ces joies dont l'expansion embrasse l'univers entier. L'homme dont la santé est parfaite voit tout en beau ; tout est triste, tout est amer à l'hypocondriaque ; nous reviendrons ailleurs sur ces faits.
CHAPITRE III.
DE LA MÉMOIRE.
§ *. De la mémoire en général.
Si les sensations sont difficilement expliquées, si les sentiments qu'elles éveillent s'engendrent dans un mystère profond, combien sera plus inexplicable encore cette mémoire qui, en l'absence de tout objet actuel, reproduit l'idée des impressions passées, au point de les rendre présentes ! Par quel artifice la pensée de tout homme, les consecutions de tout animal, sont-elles comme une sorte de résurrection perpétuelle qui lie pour ainsi dire l'avenir au passé? Avoir l'idée simultanée des choses présentes est à coup sûr une merveille ; mais avoir l'idée simultanée de choses successives, revenir sur ses traces, voir dans le temps comme dans le présent, voilà
sans doute le mystère le plus profond et la pierre d'achoppement des philosophes ; aussi définissent-ils la mémoire sans l'expliquer. Quoi qu'il en soit, nous nous ressouvenons, nous parcourons à notre gré le passé, et, grâce à cette faculté admirable, nos observations successives, nos expériences, nos idées, nos plaisirs et nos douleurs, se lient les uns aux autres en une chaîne qui assure, au milieu du renouvellement perpétuel des idées et des choses, l'unité de la Vie et du Moi.
Nous essayerons dans un instant de dire par quel artifice on pourrait peut-être expliquer le rôle du corps clans la mémoire ; pour le moment nous nous bornerons à esquisser rapidement les traits les plus saillants de son histoire.
Se souvenir, c'est retrouver dans l'esprit, et suivant un certain ordre, les traces des sensations, des volontés et des idées passées, c'est compter, en quelque sorte, les anneaux d'une chaîne; c'est parcourir à reculons les feuillets d'un livre. Ainsi la mémoire complète ne réveille pas seulement l'idée de faits pris au hasard, mais de séries de faits. Une idée qui ne se rattache à aucun ordre, qui surgit isolée dans l'esprit, est tout au plus une réminiscence. Ces illuminations incomplètes du passé, loin d'éclairer l'intelligence, la troublent et l'égarent.
On se souvient de deux manières : par accident ou par réflexion. La réflexion suit l'enchaînement des effets et des causes ; elle retrouve, par une sorte de calcul, les termes au premier abord oubliés d'une série dont elle a repris le fil. On se souvient par accident quand, de deux impressions qui ont affecté simultanément l'âme, l'une rappelle l'idée de l'autre à laquelle le hasard l'a associée.
En eux-mêmes, les souvenirs peuvent être simultanés ou successifs; mais, dans les deux cas, ils seront d'autant plus faciles qu'ils appartiendront à un ensemble mieux défini, à
une série plus régulière et plus intelligible. C'est ainsi que des sons disposés en séries musicales se gravent plus facilement dans la mémoire que des bruits incohérents. De même des mots enchaînés de manière à exprimer dans une phrase un sens intelligible, seront retenus plus aisément que des mots sans suite et sans liaison; voilà pourquoi sans doute la mémoire des perroquets est si bornée quant aux phrases qu'ils apprennent. Ces choses décousues ne se gravent donc dans l'esprit que par artifice, je veux dire par la répétition.
Il faut remarquer cependant que si des mots incohérents sont mis en musique facile, les chants demeurant aisément dans la mémoire, les mots qui leur ont été accidentellement associés, n'en seront point séparés, et seront retenus avec eux et par eux. Je me rappelle avoir vu pendant six mois dans le service de MM. Pariset et Mitivié,une folle dont les idées étaient livrées à une telle incohérence que, parlant toujours, elle n'associait pas deux syllabes capables de composer un mot. Cependant venait-elle à chanter, ce qu'elle faisait volontiers lorsqu'on lui donnait l'exemple, elle disait fort nettement non-seulement l'air, mais les paroles. Ainsi la mémoire, infidèle clans le cas où les mots étaient des idées, devenait claire et précise quand les mots étaient des chansons.
On pourrait expliquer de la même manière comment des idées exprimées en vers, en vers rimes surtout, entrent dans la mémoire plus facilement que la prose : plus en effet l'idée sera accompagnée d'accessoires sensibles disposés avec art et arrangés symétriquement, et plus elle sera, si je puis ainsi dire, attachée au corps. Cette remarque est la base de tous les systèmes mnémoniques artificiels. Ceci nous ramène naturellement à ces associations fortuites qui unissent parfois les éléments les plus hétérogènes. Ainsi une couleur et un son, un certain cri et un certain acte, un certain signe et un certain instinct
viennent-ils à coïncider dans la sensation une ou plusieurs fois, l'idée de l'un ramènera nécessairement l'idée de l'autre. M. Baillarger a raconté à ce sujet des observations curieuses, et des faits du même genre abondent, si je puis ainsi dire, autour de nous, et se produisent à chaque instant en nous, bien qu'à notre insu.
Ce n'est point absolument une difficulté que de concevoir des degrés dans la mémoire. Il y a des mémoires promptes ou lentes, solides ou fugaces. On peut encore à certains égards concevoir pourquoi tel a la mémoire des yeux, tel autre des sons ou des contacts, et cela indépendamment de toute intervention d'une attention spéciale. Ainsi à chaque sens correspond une mémoire qui lui est corrélative, et l'intelligence a comme le corps ses tempéraments qui résultent de la prédominance de tel ou tel ordre de sensations dans les habitudes naturelles de l'esprit. Un de mes amis, doué d'une telle mémoire des formes qu'il fait aisément de souvenir des portraits ressemblants, peut à peine se rappeler les airs les plus simples. Ces remarques sont trop vulgaires pour qu'il soit nécessaire de les multiplier ici. Mais il y a des faits plus curieux ; ce sont ces mémoires incomplètes dans un même ordre de laits. Rien n'est moins rare que de voir des vieillards, d'ailleurs très-raisonnables, oublier leur nom. D'autres oublient tous les noms propres quels qu'ils soient, ou même les substantifs. Ainsi toute une catégorie grammaticale de mots peut être à la fois effacée, comme si un chapitre entier était arraché d'un seul coup du livre de l'esprit. Cuvier nous a transmis sur ce point une curieuse histoire, celle de Broussonnet, et l'on voit tous les jours des gens oubliant dans le discours les noms de leurs amis les plus chers, les désigner par un signe ou par une qualification caractéristique.
Ces faits bizarres soulèvent des questions fort obscures, et
peut-être ont-ils donné naissance à ce singulier système ana-tomique, qui attache toutes nos idées à quelque fibre de notre cerveau. On sait que Charles Bonnet aimait fort cette hypothèse qui n'a pas fait d'ailleurs grande fortune.
Il est probable que ces altérations partielles de la mémoire tiennent à quelque affaiblissement général et gradué de cette faculté. En effet, les idées des choses sont plus ou moins proche des idées que nous avons de nous-même, et il semble naturel de penser qu'elles s'effacent d'autant plus facilement qu'elles nous sont moins prochaines. C'est ainsi que des idées générales ne disparaîtront qu'après les idées particulières et contingentes ; admettons par exemple qu'une chose ait deux noms, l'un générique, l'autre spécifique; le premier sera bien plus aisément retenu que le second. Cela est naturel ; en effet, quand nous voyons un homme pour la première fois, nous en avons, par son aspect et ses qualités, une certaine idée distincte avant de savoir son nom ; c'est en un mot un certain homme grand ou petit, blond ou brun, avant d'être pour nous Jean ou Pierre, ajoutons que d'ailleurs le rapport des noms aux choses est souvent accidentel et arbitraire. Il n'y a point là d'ordre général, c'est une association fortuite d'un signe et d'une chose, c'est une coïncidence dont l'idée est plus ou moins habituelle, et nous avons vu, avec les meilleurs philosophes, que cela seul reste aisément dans la mémoire qui est conçu selon un ordre naturel. Si donc la mémoire s'affaiblit, c'est à l'égard des noms propres que cet affaiblissement sera d'abord sensible. Cependant il y a à cet égard beaucoup de différences entre les hommes suivant le degré d'importance que les mots ont dans les habitudes de leur pensée ; tel envisagera surtout des faits d'où résulte une définition spontanée des choses, et le nom ne sera pour lui qu'un accessoire; tel autre au contraire glisse sur le fait, et se préoccupe du nom. Cela se voit à chaque ins
tant parmi les naturalistes. Les uns savent plus à fond les choses, les autres savent mieux les noms, d'où résultent deux partis rivaux, l'un allant plus directement au fait, l'autre au nom, et se couvrant volontiers d'un mépris réciproque.
Quoi qu'il en soit, on comprend aisément que si la mémoire s'affaiblit dans deux hommes ainsi disposés, l'un, celui qui a des images plus vives des faits, perdra la mémoire des mots avant celle des choses et hésitera souvent dans le discours, tandis que l'autre, celui qui se contente du signe, perdra tout en perdant la mémoire des noms. Mais chez l'un et l'autre, le premier résultat de l'affaiblissement de la mémoire sera une sorte de dissociation entre l'idée des choses en elles-mêmes et celle des noms arbitraires qui les désignent. Ce fait malheureux se produit trop souvent. Un homme célèbre, dans l'une des plus fameuses académies du monde, ne pouvant plus désigner ses confrères par leurs noms, les caractérisait par leurs ouvrages. Parlait-il de l'un d'eux, il s'exprimait ainsi : « Mon confrère qui a écrit tel livre, qui a fait telle découverte. » Il le désignait en un mot, non par un nom, mais par une qualité.
Cela est naturel ; les choses nous étant d'abord connues par un certain nombre de qualités qui nous affectent, on peut dire que les idées des qualités sont génératrices des idées que nous avons des choses considérées comme substances. Une chose quelconque est avant tout un certain ensemble de propriétés ; si donc dans la réalité la substance emporte l'accident, dans l'ordre de l'acquisition des idées l'accident emporte le fond. Ainsi l'idée générale de l'être, unie à l'idée particulière d'un certain nombre de propriétés, suffit à une définition, et dans la pratique de la vie ces définitions spontanées précèdent les noms.. Comment s'appelle ceci ? dit-on tous les jours, comment s'appelle cet objet rond, cet objet vert ? Le nom arbitraire ne vient qu'ensuite ; le nom est donc secondaire et
ajouté ; il est donc moins essentiel et doit se perdre le premier dans ce travail de dislocation intérieure où les idées se séparent plus ou moins difficilement les unes des autres, en raison du degré de leurs affinités réciproques.
Dès lors on conçoit aisément pourquoi les noms propres disparaissent d'abord, puis les substantifs qui sont les noms propres des choses. Les adjectifs ou qualificatifs ne disparaissent qu'en dernier lieu, et tout disparaît avec eux parce qu'on ne saurait avoir aucune idée d'une chose indépendamment de ses qualités.
Nous résumerons les résultats généraux de cette analyse rapide, en disant qu'on se rappelle les choses et les noms des choses en raison de leur nécessité; dès lors en général, du moins dans l'ordre de la pensée, le Coïncident sera plus facilement oublié que le Corrélatif; la conséquence éloignée plus facilement que la conséquence immédiate. Ainsi, si je ne me trompe, ces anéantissements par étages qu'on observe dans le développement de l'Amnésie sont la conséquence naturelle d'un affaiblissement général et croissant. 11 ne me semble donc pas nécessaire de recourir à la singulière hypothèse de Bonnet, et à cette localisation tant préconisée de nos idées dans des organes, que dis-je? dans des points matériels spéciaux.
Toutefois, rien ne pouvant exister dans l'esprit selon son état actuel qu'à la condition d'une certaine participation du corps, il est certain que tous les phénomènes de mémoire supposent un certain état des organes; en un mot, l'âme se rappelle par le cerveau ; mais on peut encore admettre une mémoire du corps sans intelligence. Je vais expliquer ma pensée par un exemple. Un homme, revenu après de longues années dans un pays qu'il a traversé autrefois, reconnaît à peine sa route ; il interroge les moindres indices ; il évoque, il
compare, il discute ses souvenirs : c'est là la mémoire de l'esprit. Tel autre, au contraire, marche en aveugle; une affaire le préoccupe; il est tout à ses espérances, à ses craintes, à ses projets, à ses remords; il marche sans le savoir, et cependant il marche; il n'a aucune intention distincte; il ne compare rien, ne discute rien, et cependant son corps s'avance et suit la route, évitant les obstacles et arrivant au but; telle est la mémoire du corps ou de l'automate.
En voici un autre exemple. Un homme monte son escalier dans les ténèbres ; comme il n'a point compté le nombre des marches, il ne le sait pas. Dès lors, si l'intelligence intervient, il hésite. Mais monte-t-il en aveugle, sans y penser, met-il la bride sur le cou du coursier? le corps, livré à lui-même, s'arrête sur la dernière marche comme une machine montée et réglée par l'habitude (1).
Montaigne, par une illusion digne d'un sceptique, voyant dans l'histoire les bœufs de Suze faire cent tours et s'arrêter, en conclut qu'ils comptaient jusqu'à cent. Cette conclusion est fort impertinente. Rien ne prouve mieux, au contraire, qu'ils ne comptaient pas du tout. La machine était montée pour cent tours, et à leur insu faisait cent tours. Si l'intelligence leur était venue tout à coup, ils eussent hésité.
Il y a donc une mémoire par le cerveau et une mémoire par l'automate. Tous les organes ont une mémoire propre, c'est-à-dire une tendance acquise à reproduire les séries d'actes qu'ils ont plusieurs fois exécutés. Ce fait, une fois admis, rend raison d'un grand nombre de phénomènes au premier abord inexplicables. Qui n'a, par exemple, été souvent émer-
(1 « Si on cherche sur le violon un air qu'on a su, mais qu'on a oublié en grande partie, on le trouvera plus promptement en laissant aller sans réflexion ses doigts sur l'instrument, qu'en y donnant beaucoup d'attention. » Charles Bonnet, Essai de psychologie, chap, xxxix.
veillé de la prodigieuse rapidité avec laquelle les grands violons, les grands pianistes parcourent les claviers ou les cordes avec une telle accumulation de mouvements suivis, saccadés, interrompus de mille manières dans un moment donné, qu'il est absolument impossible d'admettre que la volonté, dont les déterminations sont lentes, ait présidé en particulier à chacun d'eux? Au moment où les doigts se précipitent dans une gamme foudroyante, quel musicien pourrait se dire : J'ai remué tel doigt, frappé telle touche? Il sait sans doute qu'il se meut, comme l'organiste des rues sait qu'il tourne sa manivelle, mais le détail se fait pour ainsi dire sans lui.
Rien à coup sûr ne prouve mieux que l'intelligence n'est pas tout dans la mémoire et que le corps y joue un rôle important; car évidemment ces merveilles sont en grande partie le résultat d'une sorte d'éducation de l'automate. Si les mains ont souvent exécuté une certaine série de mouvements, il suffira de vouloir cette série et les mains l'exécuteront à l'instant sans qu'il soit besoin d'y penser. Ainsi, plus le musicien aura l'habitude d'un nombre très-grand de séries, et moins souvent son esprit aura besoin d'intervenir. D'ailleurs, par suite des réactions multiples qui lient dans un seul système toutes nos idées et toutes nos impressions, les mouvements des idées et des impressions sonores, la vue simple de certaines notations, entraîneront, sans que l'attention y ait aucune part, le mouvement des doigts. Alors le grand exécutant oublie son corps; élevé au-dessus de lui-même, il écoute de haut ces mélodies sur lesquelles il règne par un pouvoir mystérieux. Rien ne donne une plus parfaite image de la création. Il veut et cela se fait. Fiat lux et lux facta est !
C'est le prodige de l'éducation de dresser ainsi le corps à un si grand nombre d'habitudes, au souvenir automatique m 30
d'un si grand nombre de séries, que l'âme, en régnant sur des groupes, puisse régler plus aisément Le détail presque infini des mouvements du corps. Mais, pour bien comprendre ces résultats merveilleux, il faut concevoir la région automatique du système nerveux comme étant jusqu'à un certain point indépendante de la sphère des organes intellectuels de l'encéphale. La physiologie moderne a démontré qu'il en est ainsi (1), et le scalpel du Naturaliste a marché de pair avec l'analyse des Philosophes.
L'énergie de la mémoire, sa promptitude, sa ténacité diffèrent beaucoup suivant les âges. Cette faculté est grande dans l'enfance et s'affaiblit dans la vieillesse. La mémoire à cet âge conserve encore, mais n'acquiert plus. Le vieillard, fils de son passé, garde fidèlement le souvenir des impressions anciennes. Il se promène dans ces jardins de l'âge d'or, il retrouve dans son imagination les plus fraîches idées de la jeunesse; mais les impressions nouvelles glissent sur lui, sa mémoire n'en conserve plus la trace. Combien de fois n'ai-je pas entendu une femme, dont le nom est dans mon souvenir couronné d'une auréole, me raconter un passé de quatre-vingts ans avec le charme d'un sentiment juvénile, et se plaindre au même instant de ne voir jamais ses enfants, qui cependant venaient à peine de la quitter. Quoi de plus merveilleux que cette palingénésie dans les cendres de l'âge ! que ce passé vivant au milieu d'un présent presque endormi dans les bras de la mort! et y a-t-il un plus vaste champ ouvert aux méditations des philosophes?
Quelques penseurs profonds en ont tiré une preuve ingénieuse de l'immortalité de l'âme. Il est prouvé, disent-ils,
(1) Flourens. Recherches expérimentales sur le système nerveux. Deuxième édition, Paris, 1842.
qu'un courant perpétuel entraîne incessamment des matières nouvelles dans le tourbillon des formes vivantes; de la matière qui formait le corps de l'enfant, il ne reste plus un seul atome dans le vieillard. La forme, suivant Burdach, est l'essence et la matière l'accident; la forme est l'entéléchie suprême, mais cette forme elle-même a changé. D'où vient donc ce sentiment de continuité, cette absorption du temps dans la pensée, d'où l'idée de personnalité résulte (1)? Et cela peut-il s'expliquer autrement que par l'existence d'un principe supérieur et incorporel? Il est certain que cet argument a beaucoup de force, et nous avons souvent entendu l'excellent et ingénieux Etienne Pariset le développer dans des leçons pleines de profondeur et d'esprit, et qui auraient fait sa gloire si les paroles restaient. Mais les paroles, hélas! sont comme les âmes des mystiques, elles brillent un instant pour se perdre bientôt dans un océan où tout s'abîme (2).
Nous venons de dire que la mémoire s'affaiblit parfois; c'est là une tendance à l'anéantissement. Mais dans d'autres cas, animée d'un pouvoir nouveau, elle peut s'accroître jusqu'au prodige. Alors, sous l'influence d'une excitation cachée, des souvenirs ensevelis depuis longtemps, sont tirés frais et vivants de l'oubli du passé. Soldat à douze ans dans l'armée de Condé, élevé dans le tumulte des armes et dans le trouble inouï d'un cataclysme humain, éloigné de toute instruction littéraire et n'ayant plus que celle de la bravoure et de l'honneur, le marquis de L*** avait perdu jusqu'au souvenir des premiers éléments d'une éducation classique que dès son début la révolution avait interrompue. Atteint vers l'âge de
(1) Cf. Wolf. Psychologia empirica.
(2) A cet égard les anciens ont été beaucoup plus justes que les modernes. Socrate, Ilortensius, ont acquis une gloire immortelle sans avoir jamais rien ecrit. Mais aujourd'hui l'écriture a détrôné la parole.
cinquante ans d'une manie aiguë, tout à coup, dans les accès de sa fureur, on l'entendit déclamer des tirades complètes de Virgile et d'Ovide. Suivant Érasme, un homme né en Italie, et qui n'avait jamais été en Allemagne, se mit à parler tout à coup l'allemand, comme si un démon eût parlé par sa bouche. Un médecin célèbre entreprit sa cure et lui fit rendre une énorme quantité de vers. L'homme fut ainsi guéri; mais il perdit en même temps la faculté de parler l'idiome germanique (1). De même dans les rêves, dans l'extase, dans l'hystérie, la catalepsie et les autres affections nerveuses, la mémoire peut illuminer tout à coup les régions les plus obscures du passé. Ces souvenirs, ou plutôt ces réminiscences, ont souvent été pris pour des inspirations miraculeuses. Mais cette lucidité maladive est un signe redoutable qu'accompagnent, dans la plupart des cas, des troubles graves de l'intelligence. Telle est l'hypermnésie des auteurs.
Les circonstances aident beaucoup à la vivacité des souvenirs, c'est une conséquence de la puissance des associations. Des impressions, qui une première fois avaient passé inaperçues, peuvent, en raison de ces associations, ramener certaines idées dans l'esprit; et comme la chaîne de ces rapports n'a point été définie, on s'étonne d'avoir ces idées, ou même on les croit nouvelles. C'est là, à proprement parler, ce qui s'appelle réminiscence; genre de mémoire dangereux et qui expose souvent les auteurs à l'accusation de plagiat.
Je pourrais ajouter beaucoup sur les prodiges de la mémoire. Certains hommes ont eu le privilège d'une mémoire presque divine ; tels étaient le prince de la Mirandole et le fameux Biaise Pascal. Ces merveilles sont rares; la plupart des hommes ont la mémoire incomplète et faible. On s'est donc occupé de la
(l) Erasme. Inorat. pro Laucle medicinœ.
fortifier par un art qui est une sorte de gymnastique. Cet art est en grande partie fondé sur deux principes : le principe de répétition (1) et le principe d'association. Mais il y a une méthode supérieure qui est celle des analogies rationnelles. Cette méthode est celle des grands esprits; les autres conviennent mieux aux têtes faibles qui ont moins d'intelligence et plus d'automatisme.
Il serait d'un haut intérêt d'expliquer ici le mécanisme de la mémoire. Malheureusement, cette explication n'est point facile, et nous serons réduits à proposer quelques hypothèses.
§ S. Théorie de la mémoire.
Si la mémoire a pour cause le corps ou plutôt le système nerveux qui l'anime, et si ce système est lui-même formé de fibres et de cellules, nous pouvons, par hypothèse, en réduire l'histoire à celle d'une cellule simple : cette supposition est plus commode pour la marche des raisonnements ; et comme elle n'implique aucune contradiction, nous l'avons à cause de cela préférée.
Supposons, pour plus de clarté, qu'il s'agit d'une première impression, et que notre cellule centrale est pour la première fois modifiée. Cette modification implique évidemment un changement momentané dans son état intérieur; mais la cause cessant d'agir, l'impression s'efface peu à peu et la cellule revient graduellement à un certain équilibre. Les expériences de M. Plateau me semblent ne laisser aucun doute à cet égard.
Ainsi, un certain équilibre s'établit. Or, de deux choses l'une : ou bien la cellule centrale revient absolument à son
(1) Locke. Essai philos, sur l'entendement humain. Liv. 11, chap, x, § ô.
état primitif, à sa virginité, si je puis ainsi dire, ou bien de l'impression première il est résulté une modification persistante. Dans ce cas, la cellule en revenant au repos n'est pas absolument telle qu'elle était auparavant ; elle est, à certains égards, quelque chose de nouveau, pour un temps ou pour toujours.
L'expérience oblige de conclure dans le sens de cette seconde hypothèse. Il est certain qu'il reste dans la cellule nerveuse quelque chose de l'impression première; et delà modification qu'a amenée cette impression, résulte une certaine tendance à la subir de nouveau.
Supposons maintenant que le nouvel équilibre étant acquis, une nouvelle impression, différente de la première, soit reçue. La cellule sera de nouveau excitée et modifiée; mais cette modification, portant sur une chose déjà modifiée, différera évidemment de ce qu'elle eût été si la cellule n'avait subi aucune modification antérieure. Ainsi, dans la modification nouvelle, il y aura quelque chose de la première. De môme, dans une troisième modification, il y aurait quelque chose de la seconde et de la première, et ainsi de suite; en sorte que dans une modification présente, la série entière des modifications antérieures est à certains égards réalisée et vivante.
Admettons maintenant qu'une nouvelle impression vienne à détruire encore une fois l'équilibre acquis ; cette impression cessant, un nouvel équilibre s'établira par degrés. U semble presque impossible de décider comment s'accomplira ce passage de l'excitation au repos ; à priori, cependant, il doit y avoir un ordre clans ce retour, car rien dans la nature n'arrive sanscause. Maisquel sera cet ordre? Par quelles séries d'états intermédiaires les centres nerveux élémentaires reviendront-ils à cet équilibre un instant perdu ? L'observation semble démontrer que cette tendance se manifeste par une
suite d'oscillations, en raison desquelles la série entière des modifications antérieurement éprouvées est parcourue en deux sens alternativement opposés. Ainsi, toute modification de l'être sensible, c'est-à-dire toute excitation sollicitant une réaction corrélative, il en résulte une tendance nécessaire à la reproduction des actes antérieurs. C'est à ce phénomène automatique qu'on donne essentiellement le nom d'habitude. Mais en tant qu'il est perçu par l'esprit et se traduit par des idées corrélatives, il reçoit le nom de mémoire.
On ne saurait assez insister sur ce fait fondamental du retour à l'équilibre acquis par un passage successif à toutes les combinaisons qui l'ont amené par degrés. Ce fait, qui semble ne pouvoir être contesté, dépend probablement de la constitution de chaque cellule nerveuse prise à part, car au point de vue de l'automatisme, chaque cellule est un centre nerveux complet.
Cette manière de voir paraît trouver un point d'appui dans les curieuses expériences de Plateau. Toutes ses expériences mettent, en effet, en lumière un certain retour à l'équilibre par des oscillations véritables. Or, de même que cet habile physicien a reconnu dans les états successifs d'un organe sen-sitif tendant au repos une suite de phases alternativement opposées; de même, nous voyons l'esprit tendre à l'équilibre perdu par des mouvements oscillants entre le présent et le passé. Aussi le développement des sons et des mouvements en séries régulières aident-ils merveilleusement à ces phénomènes de la mémoire, et ses phases sont comme des gammes alternativement ascendantes et descendantes. Il n'y a donc point, à proprement parler, de traces dans la mémoire; l'explication de cette merveilleuse faculté est toute dynamique ; mais la dynamique des matières vivantes n'est-elle pas encore un mystère presque impénétrable ?
Nous venons d'examiner le cas où il s'agit d'une seule cellule centrale. Or, nous avons anatomiquement démontré que ces cellules ne sont point des centres isolés, et qu'elles communiquent entre elles par des prolongements à parois finement granuleuses, suivant un ordre que l'observation n'a pu jusqu'à présent découvrir, mais que la raison aperçoit dans l'enchaînement des phénomènes généraux de l'organisation. A l'aide de ces prolongements , chaque cellule est directement ou indirectement, d'une manière médiate ou immédiate, unie à toutes les autres cellules centrales. Il doit donc y avoir en chacune d'elles, outre ce qui lui est propre, un écho général et un détail de ce qui se passe dans toutes les autres. Aucune d'elles ne peut être isolément impressionnée, et chaque fois qu'une cause suffisante a agi, l'organisme nerveux entier vibre, pour ainsi dire, sous la dépendance d'une seule cellule. De là, pour une impression isolée des réactions multiples, mais coordonnées cependant, toutes les cellules étant certainement enchaînées dans un ordre admirable.
Si l'hypothèse que nous proposons ici est fondée, rien ne paraîtra plus automatique que la mémoire. Cependant l'intelligence règne aussi sur elle. L'esprit peut par moments puiser à son gré dans les trésors du passé, l'esprit humain, veux-je dire ; car est-il bien prouvé que les animaux aient une mémoire identique à celle de l'homme? La faculté dépenser est si intimement liée à la faculté de se ressouvenir, que la liberté de l'une suppose l'indépendance de l'autre. Mais s'il est en notre pouvoir d'évoquer dans des ombres du passé, en revanche, nous ne sommes pas maîtres de l'oubli. Qui n'a pas souvent, désiré effacer de son souvenir ces idées toujours présentes, ces fantômes qui traitent l'âme en conquête et la torturent ? Si la faculté de se ressouvenir est nécessaire à la
grandeur des pensées, l'oubli n'est-il pas un des éléments les plus certains , sinon du bonheur, du moins du repos? Qui n'a souvent dit comme le poëte :
Félicité passée Qui ne peux revenir, Tourment de ma pensée, Que n'ai-je en te perdant perdu le souvenir!
mais l'oubli, ce paradis des mythologies antiques, n'est pas selon la nature de l'âme. Or, périsse sa félicité plutôt que sa grandeur ! ses tranquilles plaisirs plutôt que sa liberté ! Sans la mémoire, l'homme ne serait rien ; la mémoire est la base de la personnalité dans ce monde et de l'immortalité dans l'autre; elle est le fond nécessaire sur lequel s'élève le pouvoir créateur de l'esprit. Or, en tant que l'esprit libre s'exerce ainsi sur les faits réservés par la mémoire, en tant qu'il les mêle et les combine, il s'appelle imagination. Nous allons rapidement en esquisser l'histoire.
CHAPITRE IV.
DE L'IMAGINATION DANS L'ÉTAT DE VEILLE.
§ 1. Définition de l'imagination.
Après avoir rapidement traité des parties de l'histoire des sensations qui ont avec notre sujet un rapport plus immédiat ; après avoir tracé en quelques mots l'histoire de la mémoire, élevons-nous d'un degré dans l'étude de l'intelligence, et parlons de l'imagination.
Les sensations résultent des impressions que font sur nos sens les choses extérieures. Elles s'éveillent par une action immédiate des objets réels, et à leur occasion il s'éveille dans l'âme une image du monde, en même temps que, par les sentiments qui les accompagnent en général, il s'y produit une certaine image du corps. Ainsi, le caractère fondamental d'une sensation, c'est la propriété qu'elle a d'éveiller une idée nécessaire, celle d'extériorité. Or, ce que la sensation est au monde, l'imagination l'est à la sensation. Elle est dans l'intelligence comme un écho des sensations antérieures. Elle les reproduit sous une forme nouvelle, mais avec des teintes plus faibles et qui laissent prédominer celles sous lesquelles se manifeste à l'âme le monde réel. On peut donc admettre que la sphère de la sensation et celle de l'imagination se touchent, mais que la première est plus proche du monde extérieur, et la seconde de l'intelligence. Il en résulte que la partie automatique du système nerveux y est moins intéressée ; et tandis que des mouvements effectifs sont la conséquence nécessaire des sensations, l'imagination, dans son état normal du moins, no détermine dans la sphère de l'automatisme que des indices de mouvement et, si je puis ainsi dire, des ébauches do réaction.
D'ailleurs la sensation et l'imagination se correspondent, et il n'y a jamais eu rien d'essentiel dans l'imagination qui n'ait été d'abord dans la sensation. Un aveugle-né n'imagine point des couleurs ; un sourd de naissance n'a aucune idée des sons ; c'est en cela seulement que consiste la vérité du fameux adage : Nihil est in intellectu quod non prius in sensu. Mais de cette correspondance entre la sensation et l'imagination, on conclurait à tort à l'identité de ces deux facultés. Ce qui le prouve surtout, c'est que l'exercice de l'une diminue l'activité de l'autre. Les sensations exigent l'intervention des im
pressions du dehors; l'imagination, au contraire, s'éveille et grandit dans le silence de ces impressions, dans le sommeil général surtout, et pendant la veille, dans la sphère des sens que l'on réduit au repos. Rien ne démontre mieux la légitimité de cette distinction première de la sensation et de l'imagination.
Mais, tout en les distinguant, il ne faudrait pas méconnaître leurs analogies réelles. Il est certain que les sensations fortes impressionnent vivement l'imagination, et réciproquement, que dans l'excès d'une activité maladive l'imagination peut, en l'absence de toute cause extérieure, éveiller des sensations réelles. Il y a donc entre les organes internes de l'imagination et ceux de la sensation, des correspondances naturelles et des échanges réciproques.
Quoi qu'il en soit, il est certain qu'en l'absence d'impressions actuelles, il peut s'éveiller dans l'âme des images des sensations passées. Ces images enchaînées, combinées au gré d'un artiste caché, composent un monde idéal ou plutôt une apparence intelligible du monde extérieur. De ce monde idéal, quand le système des images s'est complété par le temps et par le mouvement de la vie, naissent incessamment des impressions variées, moins vives en général que celles du monde extérieur, mais objectives comme elles et capables d'éveiller le désir, la crainte, toutes les passions enfin, toutes les fibres de l'âme humaine.
Il y a donc dans l'homme, à partir du moment où il pense, deux sources d'impressions distinctes également fécondes, à cette différence près que du monde naissent des impressions fortes, ardemment colorées, intéressant immédiatement et par une consecution nécessaire l'automate vivant, tandis que de l'imagination naissent des images plus pâles, moins colorées, des impressions plus faibles et ne sollicitant qu'à demi
l'automate. De cette inégalité naturelle entre la force des sensations réelles et celle des sensations imaginaires résulte, par une comparaison qui s'opère instinctivement, le sentiment de l'état de veille. Or, comme cette comparaison ne peut avoir lieu qu'en présence des sensations extérieures, s'il y a un état possible dans lequel ces sensations soient obscurcies, les sensations imaginaires pourront dominer à leur tour et régner sans rivales.
Or cet état existe, c'est le sommeil, condition dans laquelle le rapport des organes de l'intelligence avec les organes extérieurs est, pour un temps, presque entièrement suspendu. Dans cet état nouveau, l'être vivant a conscience de lui-même, mais il n'a plus de sensations distinctes, sinon les sensations imaginaires.
Il y a un troisième état qui paraît résulter d'une excitation excessive des organes extérieurs de l'imagination, et dans lequel les impressions idéales arrivent au point d'égaler l'énergie des sensations extérieures, et cela pendant l'état de veille, en sorte que la distinction n'est plus possible entre elles. Ces impressions du monde idéal, exagérées au point d'égaler les impressions du monde réel, ont reçu le nom d'hallucinations.
Un quatrième état est celui de l'extase, état encore mal défini, mais qui se distingue de l'état d'hallucination et de sommeil par des troubles singuliers de la sphère des mouvements organiques. Nous aurons donc à étudier l'imagination dans quatre circonstances principales, savoir :
1. Dans l'état de veille.
2. Dans l'état de sommeil.
3. Dans l'état d'hallucination.
4. Dans l'état d'extase.
§ 3. De l'état «le veillet
La distinction de l'état de veille repose, ainsi que nous l'avons vu, sur ce fait que, les deux ordres de sensations se développant à la fois, les sensations extérieures dominent; mais, bien que dominantes, elles n'éteignent point le mouvement de l'imagination ; les deux mondes, le réel et l'idéal, se mêlent; d'où résulte une double sensation, une double action, une double science.
11 est hors de doute que les animaux imaginent. Les chimpanzés qui ont vécu au jardin des Plantes en ont donné souvent des preuves frappantes. Quand leur gardien était absent, on les voyait à tous moments grimper au sommet de leur cage et guetter son retour. S'ils guettaient ainsi, c'est qu'ils avaient, en l'absence même de toute cause présente, l'idée de ce maître absent. Le dernier éléphant d'Afrique, qui a vécu à la ménagerie du Muséum, habitait une loge grillée en dehors de laquelle étaient des coffres pleins de son. Ce son était l'objet de sa convoitise, et on le voyait à chaque instant allonger sa trompe à travers les barreaux et s'efforcer d'atteindre aux couvercles des coffres et de les soulever. Il avait donc une idée de cet aliment dont aucune sensation actuelle ne trahissait la présence.
L'observation des animaux domestiques, et plus particulièrement du chien, nous fournit à chaque instant des exemples analogues, exemples si vulgaires qu'il serait superflu d'y insister. Mais, dans les animaux éveillés, l'imagination ne crée, pour ainsi dire, une idée qu'à la sollicitation d'un instinct. Toute idée est donc chez eux essentiellement liée à une volonté efficiente d'où résultent des mouvements dont l'ensemble exprime une tendance plus ou moins violente vers le monde extérieur. L'idée ici n'est plus l'élément de la méditation, mais d'une action effective.
L'imagination a dans l'homme éveillé des effets analogues. Mais l'homme a une puissance qui n'appartient qu'à lui, celle de diriger à son gré son attention sur ses sensations ou sur ses idées. Seul il sait, quand sa pensée l'exige, faire prédominer l'idéal sur le réel,et, les comparant l'un à l'autre, substituer aux entraînements de l'instinct les déterminations libres du jugement. La puissance d'imaginer est donc, dans l'homme éveillé, la base de la liberté et de l'intelligence ; sans elle, il n'y aurait point de pensée possible. L'art spowtané d'imaginer est donc la condition première de l'art de penser. Cet art met en usage un procédé fort simple : il est fondé sur la faculté que l'homme possède d'obscurcir ou de réduire au silence les sens extérieurs, soit en leur donnant moins d'attention, soit en les réduisant à un repos forcé à l'aide d'appareils obturateurs soumis à l'empire de la volonté. C'est ainsi que nous cessons de regarder et que nous fermons les yeux quand nous voulons imaginer vivement des couleurs ou des formes absentes. De même, pour être plus complètement attentifs à des discours, à des chants imaginaires, recherchons-nous le silence extérieur. C'est à ces conditions que le monde idéal, où vit la pensée, se développe dans toute sa splendeur. On exprime très-bien cet état de l'âme attentive à elle-même en l'appelant la réflexion de l'esprit.
D'ailleurs, et c'est là une remarque essentielle, non-seulement l'homme sent, en un certain degré, les choses imaginées, mais il peut s'imaginer lui-même, agissant au milieu de ces choses, ce qui est à coup sûr un grand mystère. Quoi de plus merveilleux que de voir l'homme s'imaginant lui-même au milieu de ce qui est en lui. Il se conçoit comme un infiniment petit dans cet espace, dont cependant son âme comprend l'idée. Cette contradiction n'est-elle pas frappante? et ce paradoxe admirable n'est-il pas une preuve sensible que
l'esprit qui sent et le corps par lequel l'esprit sent, sont deux choses essentiellement distinctes et différentes dans leur incompréhensible union?
De l'intervention libre de la volonté humaine dans le monde de l'imagination résultent de grands effets; la puissance de modifier ses idées, de les transformer, que dis-je? de les combiner en mille manières, pour en faire surgir des idées nouvelles, en est la conséquence. Maître par son imagination du temps et de l'espace, l'homme est par elle actif au delà du monde et peut s'élever jusque dans l'infini.
Tous les modes de la sensation ne sont point représentés également dans l'imagination. 11 est certain que nous imaginons très-vivement les choses que la vision et l'audition nous représentent. Il n'en est pas de même des odeurs ou des saveurs que la pensée a rarement le pouvoir de nous rendre présentes : j'en dirai autant de la plupart des sensations du toucher, et en particulier du sens de la douleur. On imagine plus aisément qu'on se meut, mais cela n'est bien évident que dans les aveugles. Les gens clairvoyants mêlent à cette idée beaucoup d'éléments qui sont du domaine de la vue.
Nous parlons ici de l'homme exclusivement, et il est indispensable d'en faire ici la remarque, parce qu'il n'est pas impossible que chez quelques animaux les choses ne se passent d'une manière un peu différente. Je soupçonne, par exemple, que la faculté d'imaginer des odeurs dans l'état de veille, existe en un certain degré chez les chiens, et chez les autres animaux à lobe olfactif très-grand. Mais on s'aperçoit aisément qu'il s'agit ici d'une simple induction, et non d'une vérité démontrée. Dans ce que nous allons dire maintenant de l'imagination de l'homme éveillé, il s'agira surtout des idées visuelles et auditives. Si par hasard des observations exceptionnelles indiquaient dans quelques individus la faculté
d'imaginer des saveurs ou des odeurs, les propositions générales que nous allons formuler n'en recevraient aucune modification.
1° Une impression quelconque, lorsqu'elle atteint un haut degré de vivacité soit par la répétition, soit par son énergie actuelle, s'empare de l'intelligence tout entière et domine l'imagination. C'est ainsi que lorsqu'on éprouve une grande douleur ou une grande volupté, l'imagination n'a plus aucune puissance, toutes les forces de l'attention et de l'aperception étant concentrées sur une sensation dominante.
2° Une impression sensoriale éteint d'autant plus facilement telle ou telle impression imaginaire, qu'elle lui est plus semblable. Cette proposition est assez claire par elle-même; c'est une application nouvelle de cet aphorisme célèbre : « Duobus doloribus semel obortis, vehementior obscurat alte-rum. » Ainsi une sensation forte éteindra d'autant plus facilement une sensation plus faible, qu'elle sera de même nature. La lumière du soleil, par exemple, empêchera de distinguer à une faible distance la flamme d'une bougie, mais n'empêchera point d'entendre un son, fût-il d'ailleurs assez faible. Or, dans l'état de veille, les sensations imaginaires peuveut être assimilées à des sensations très-faibles.
3° Le mouvement d'une attention vive portée à une chose quelconque, soit sensation, soit action, nuit de manière générale à la liberté de l'imagination, de même qu'elle nuit à celle de la sensation en général. Un homme attentif à une conversation qui l'intéresse vivement, n'entend et n'imagine rien au delà, ou, s'il commence d'imaginer, il cesse en même temps d'écouter. L'attention donnée à un mouvement quelconque affaiblit aussi la faculté actuelle d'imaginer. Un danseur qui s'exerce à exécuter un pas d'une précision pénible, n'imagine point autre chose; aussi une attention trop exclusive donnée
à des bagatelles, rétrécit-elle en général l'esprit, et cela d'une manière incurable.
4° En conséquence de la proposition précédente, un homme imaginera d'autant plus vivement que son attention ne sera détournée par aucune action étrangère. Voilà pourquoi, en général, les attitudes du repos sont favorables au développement des faits imaginaires. De là, certains préceptes des quiétistes.
5° Il y a toutefois des conditions dans lesquelles des sensations ou des actions extérieures peuvent favoriser le développement des sensations imaginaires. Ces conditions sont réalisées toutes les fois que cette sensation ou cette action sont corrélatives à la chose qu'on imagine. Ainsi imagine-t-on d'autant plus vivement un air, que son accompagnement se fait entendre. De même un pianiste imaginera d'autant plus vivement un morceau, que ses mains en simuleront l'exécution.
6° En général une chose est facilement et naturellement imaginée, même en regard d'une sensation vive d'un ordre quelconque, lorsque cette sensation est habituellement associée à cette chose.
Ainsi le bruit d'une fanfare éveille naturellement l'idée d'une troupe à cheval. La vue de la mer donne l'idée d'un vaisseau. Le bruit du tocsin éveille irrésistiblement, à Paris, l'idée d'une émeute et, en province, celle d'un incendie. Il serait inutile de multiplier ces exemples qui sont vulgaires. On peut donner à ces idées, qui se développent sous la dépendance du principe d'association, le nom d'idées consécutives.
7° Lorsque des sensations sont habituellement ordonnées en séries, il suffît que les premières soient reproduites dans la sensation, pour que la série entière s'ensuive dans l'imagination. Lorsque la pensée rapporte cette série d'idées à la
il m
cause qui l'a pour la première fois déterminée, ce phénomène se confond avec la mémoire; dans le cas contraire, c'est la réminiscence. C'est ici le lieu de parler de certaines réminiscences de l'ouïe, parce qu'elles ont un caractère spécial qui établit entre les faits de l'imagination et ceux de la sensation une transition naturelle. On sait que certains discours, certains modes de langage, certains concerts autrefois entendus, se reproduisent tout à coup dans l'esprit d'une manière spontanée en apparence, mais en réalité, sous l'influence de causes déterminées, reproduisant les premiers termes de quelque série auparavant oubliée. Un poète compose; les premiers mots d'un vers oublié se présentent par hasard sous sa plume : aussitôt, en conséquence de la loi d'associations en séries, le vers tout entier revient automatiquement à l'esprit, où il apparaît comme une création nouvelle. Les musiciens sont fort sujets aux réminiscences de ce genre, et elles arrivent fréquemment aux gens qui, ayant beaucoup lu et beaucoup entendu, ont plus de sensibilité que de mémoire. Car il y a cette différence essentielle entre la mémoire et la réminiscence, que la mémoire rattache un souvenir à son origine première, et coordonne le présent avec le passé, tandis que la réminiscence semble créer des idées nouvelles.
8° Les idées imaginaires peuvent être considérées comme des sensations très-faibles. Réciproquement, des sensations très-faibles peuvent être prises pour des sensations imaginaires. Cette proposition mérite d'être appuyée sur des observations positives.
J'étais un jour occupé à transcrire des manuscrits. Un de mes amis, musicien distingué et doué d'une ouïe très-subtile, lisait à côté de moi. Voilà qui est singulier, lui dis-je ; j'ai, depuis un moment, dans l'esprit un air que j'ai dernièrement entendu, et j'en suis malgré moi préoccupé d'une manière fa-
tigante. Mon ami n'entendait rien. Tout à coup un vent léger s'élève et nous apporte des sons distincts. L'air que je pensais imaginer était joué en réalité par un orchestre éloigné. Mon ami le distingua parfaitement et m'affirma de nouveau qu'auparavant il n'avait rien entendu. Remarquons que cet air lui était auparavant inconnu.
9° En conséquence, des sensations très-faibles seront d'autant plus aisément perçues sous forme d'idées, qu'elles auront antérieurement été éprouvées dans le même ordre et d'une manière distincte.
10° Des impressions trop faibles pour déterminer, à proprement parler, une sensation, peuvent dans certaines conditions éveiller des idées adéquates ou corrélatives, lors même que ces impressions seraient, pour la première fois, éprouvées dans l'ordre actuel.
Sur cette proposition est fondée l'explication de ces divinations artificielles que certaines personnes attribuent à des puissances occultes. Je m'explique :
Un homme tient la main d'une femme hystérique, plongée dans l'état magnétique. 11 pense à un nombre, et demande à la somnambule quel nombre il a pensé. Observez que, pour obtenir une réponse, il faut penser très-vivement : ceci est essentiel. Or, penser vivement à un nombre, c'est avoir une tendence énergique à l'exprimer par certains signes. 11 peut donc y avoir chez un questionneur intéressé, ou certains mouvements des lèvres, ou des tressaillements du corps et de la main, insensibles pour tout le monde, mais suffisants pour régler si je puis ainsi dire la machine hystérique du somnambule; et, chose remarquable, l'esprit qui anime cette machine pourra croire n'obéir qu'à son propre mouvement, puisque, ainsi que nous venons de l'établir, des sensations très-faibles peuvent n'être comprises que sous forme d'idées.
CHAPITRE V.
DU SOMMEIL.
§ 1. Définition du sommeil.
Le sommeil est la condition première de la vie animale. Le fœtus dort dans le sein de sa mère. Naître c'est s'éveiller une première fois ; l'état de veille est donc un état d'excitation et d'activité exceptionnelle. L'influence des agents extérieurs sur les sens, les sentiments nés des besoins de l'organisme, la douleur, le plaisir, toutes les passions, tendent à troubler le repos primitif ; mais au bout de quelque temps, la fatigue, la satiété, l'épuisement le ramènent par une tendance invincible. Ainsi tout animal veille et dort tour à tour, et sa vie s'achève dans ces alternatives naturellement liées à celles du jour et de la nuit.
Le sommeil est donc l'état primordial. Mais c'est un état de torpeur d'égoïsme et d'ignorance. C'est pendant la veille seule que l'âme se manifeste à elle-même dans toute sa splendeur , car penser c'est agir, et l'homme ne se connaît que par la pensée. Si donc il a jamais une idée claire et précise de sa propre existence, si jamais il sent et mesure sa force et sa liberté, c'est pendant l'état de veille. C'est alors seulement qu'il est capable d'attention et de volonté suivie. La veille en d'autres termes est la plénitude de la vie active avec son énergie, ses points de vue et ses méthodes.
L'attention soit aux choses de l'esprit, soit aux choses du monde est si essentielle à l'état de veille, que certains philosophes, et en particulier Jouffroy, en ont fait le caractère principal qui la distingue du sommeil. Mais ce caractère seul n'établit pas assez du différence entre le sommeil et la rêverie;
pour compléter la définition du sommeil il faut faire intervenir l'idée d'un engourdissement général des sens et des appareils musculaires soumis à l'empire de la volonté. Alors le corps revient aux conditions fœtales, il végète. Mais ce nouveau sommeil diffère cependant du sommeil primitif. Celui-ci était absolu, sans idées et sans rêves, mais quant après la naissance, le contact du monde a éveillé le cerveau, les impressions extérieures y laissent des traces que le sommeil le plus profond n'efface pas, l'âme ne cesse pas d'être active au moins par ses organes immédiats, et la pensée, une pensée vague il est vrai, mais vivante, persiste. Cependant cette pensée que l'attention et la volonté ne dirigent plus, livrée au caprice des causes occasionnelles et des associations fortuites, s'égare le plus souvent dans un labyrinthe de voies sans issue. Aussi l'incohérence est-elle un des caractères les plus frappants des idées du sommeil.
Comme les mouvements du corps et la persistance des attitudes actives réclament un certain degré d'attention et d'instance, les attitudes du sommeil tendent à un équilibre passif. L'œil est entraîné en haut comme dans la mort, les paupières se ferment et, soit par défaut d'accommodation, soit par suite d'un affaissement intérieur, toutes les activités sensorielles s'obscurcissent par degrés. Ainsi mis dans une sorte d'oubli, le corps semble abandonné par l'âme intelligente et n'obéit plus qu'aux lois de la vie automatique. Le sommeil, disait Avicenne (1), est un mouvement de retrait de l'esprit animal qui abandonne les organes du sentiment et du mouvement, à l'exception de ceux dont l'action est à tout moment indispensable à l'entretien de la vie.
Il est si évident que le sommeil résulte surtout de ce que
(1) 1.3. Traet. i. cap.î.
l'âme cesse d'être attentive au corps, qu'une impression nouvelle, que dis-je ? la cessation brusque d'une impression habituelle, déterminent le réveil en ramenant par une réaction subite l'âme à un objet défini. Le premier effet du sommeil commençant est de détruire la coaptation de l'œil aux objets. C'est ainsi que les lignes d'un livre s'effacent graduellement sous les yeux de l'homme qui s'endort, après avoir paru doublées.
On sait par expérience que pendant la veille il suffit d'être attentif à une conversation poursuivie même à voix très-basse, pour qu'un concert, une scène entière d'une pièce déclamée par des voix puissantes, passent inaperçus. La même chose arrive dans le sommeil ; l'oreille ne cesse pas, sans doute, d'être ébranlée par les bruits extérieurs» mais l'âme n'y est point intéressée ; des bourdonnements, des chants indéfinis, des murmures intérieurs et monotones l'occupent tout entière et l'absorbant, pour ainsi dire, la conduisent à un oubli complet du monde réel ; or il en est probablement de même pour tous les autres sens.
Cet oubli complet du monde extérieur arrive d'ailleurs par des transitions insensibles, comme si l'âme se retirait lentement vers ses derniers refuges. L'œil s'endort d'abord, puis le toucher, et en dernier lieu l'oreille (1). Dans cet abandon complet des choses présentes, l'âme perd toute sa puissance directe sur le corps autant qu'il est au centre des réalités extérieures, et n'a plus avec lui que des corrélations médiates ; car la vie automatique persiste en grande partie, ce qui semble démontrer péremptoirement que le sommeil n'intéresse que fort peu la
(1) Quelques hommes entendent pendant leur sommeil au pointde pouvoir suivre et tenir une conversation tout en restant endormis; on a vu des gens endormis dans une même pièce causer entre eux des rêves qu'ils faisaient. — Cf, Beattie. Réflexions sur les songes. — Diù tamen exeuhat vigil auditus, et voces hominum vicinorum exaudiuntur et intelliguntur, fractâ jam oculorum vi. Haller, Phys. Lib. XV1Î, sect, in, §2.
moelle épinière. Abandonné à l'empire des forces végétatives, le corps est laissé en jachère, si je puis ainsi dire, et l'action de l'âme ne dépasse plus la sphère de ses organes immédiats. Ainsi la vie idéale est substituée à la vie réelle, et détournant à son profit toutes les forces de l'intelligence, le sommeil la distrait avec plus de force en l'enchaînant à des préoccupations fantastiques.
Il ne faut point croire cependant que la chaîne qui lie l'âme au monde soit alors absolument rompue; elle est seulement relâchée. Nous venons de dire que la vie organique n'est point sujette au sommeil ; dès lors si quelque impression agit sur le corps de manière à déterminer certaines réactions dans la sphère de la vie organique, elle pourra être perçue, non en elle-même, mais clans ses effets et par une sorte d'écho. C'est ainsi qu'une cause de douleur pourra ne point produire une douleur locale, mais un sentiment de gêne ou de malaise qui se généralisant de plus en plus éveillera dans la pensée des idées corrélatives. 11 est cependant certains cas où des impressions pourront être immédiatement perçues pendant un sommeil non interrompu. Quand par exemple une impression, très-faible d'abord, grandit par degrés et sans surprise, elle peut s'accroître ainsi au point d'être sentie sans que le dormeur en soit éveillé. De même un mouvement spontané du corps contrarié par un obstacle, une attitude gênante, une pression continue, l'action prolongée de la chaleur ou du froid sur certaines parties, pourront éveiller des idées adéquates pendant le sommeil; mais l'âme toute occupée du monde fantastique qui l'environne lui rapporte toutes les impressions dont elle a conscience, pour peu qu'elles puissent trouver place dans le cadre d'ailleurs fort élastique du rêve.
La cause qui produit le sommeil obscurcit en général toutes les sensations à la fois; mais quelquefois l'une d'elles survit
à coi anéantissement (1). Dans certains cas, les sensations seules sont endormies, mais la faculté de se mouvoir volontairement persiste; si, par exemple, le corps est livré à un mouvement régulier et habituel, ce mouvement peut se continuer malgré le sommeil : c'est ainsi que des cavaliers dorment à cheval, pendant les longues marches, sans perdre l'équilibre; les vieilles femmes dorment en tricotant; Franklin s'endormit un jour en nageant et ne cessa point de nager ; Galien, faisant la nuit une longue route, s'endormit et continua à marcher jusqu'à ce qu'une pierre le fit tomber (2).
§ 9. Des aontigamlmles.
On donne aux personnes qui se meuvent ainsi pendant le sommeil le nom de somnambules ou de noctambules.
Les actions des somnambules, dit fort justement Johnston (3), doivent être sans exception rapportées à l'imagination. Us agissent en effet, dans la plupart des cas, en raison des images décevantes que la fantaisie leur présente. Les habitudes de la vie réelle tracent d'ailleurs la voie à ces actions du sommeil : des cuisiniers nettoient et rangent leurs ustensiles; des palefreniers pansent leurs chevaux; un postillon de
(1) Un officier anglais avait l'imagination si susceptible d'être affectée pendant le sommeil, que ses camarades lui suggéraient des songes à leur gré en lui parlant doucement à l'oreille. Une fois, entre autres, ils le firent passer par tous les degrés d'un duel, depuis le commencement de la dispute jusqu'au moment de lâcher le pistolet, qu'ils lui avaient pour cet effet mis à la main, et dont le coup le réveilla. (Beattie, Réflexions sur les songes, §4. Cf. Jouffroy, Du sommeil.)—Il est impossible d'accepter la théorie de M. Charma, qui veut que toute sensation perçue pendant le sommeil, éveille, ne fût-ce qu'un instant. Les songeurs s'accommodent fort bien de ces sensations et continuent souvent de rêver. Charma, Du sommeil. Mai, 1852. Paris. — Formey. Mém. de l'Acad. de Berlin. T. VIII, 1746, a beaucoup mieux parlé sur ce point.
(2) De molu musculorum c. iv.
(3) Class. 10. Thaumatographiœ naturalis. Cap. vu, 2.
Cahors, qui faisait un service do nuit et dormait pendant le jour, se leva tout endormi, et on le vit aller à ses chevaux en plein midi, une lanterne à la main (1). Certains somnambules exécutent avec une précision merveilleuse des pérégrinations plus ou moins étendues dans des sentiers périlleux. Un Anglais somnambule sortit une nuit du monastère de Saint-Benoît, courut, l'épée cà la main, sur le bord de la Seine, rencontra un enfant qu'il tua, et revint tout endormi dans son lit. A son réveil, il n'avait aucun souvenir de son crime (2). Le valet de chambre d'un prince récitait tout endormi les prières des morts, arrivait à la voix du prince et répondait à ceux qui l'interrogeaient (3). C.-G. Carus aracontéqu'un prêtre ayant envoyé sa servante somnambule dans un village voisin pour y prendre les conseils du savant Mùller, celui-ci lui donna une prescripîion qu'elle fit, tout en dormant, exécuter chez un pharmacien et la rapporta chez elle, évitant avec soin les fanaux allumés sur la voie (4).
Quelle que soit l'authenticité de ces faits, et l'on ne peut guère la contester, comment les expliquer? Il y a à cet égard trois hypothèses possibles.
La première est celle d'Aristote (5). Suivant ce philosophe, les somnambules voient et sentent de la même façon que ceux qui veillent. Le sens des choses occurrentes les touche, bien qu'ils ne veillent pas; mais cependant, dit-il, ils ne rêvent pas non plus. Albert le Grand essaie d'exprimer cet état inter-
(1) Obs. communiquée par M. le Dr. Éloi Delord.
(2) Damhouderius. In rerum criminalium praxï. Cap. xxxvi. 12. Cf. ilar-tliole in libre De jusiitiâ el Jure.—Zacutus Lusitanus. De rned. princ. historié. Obs. xv.
(3) Cardan. De varielate rerum. Lib. VIII, cap. txm, p. 421 Avinione, 1558.
(4) Voir Fabius. Specimen psychologico-rnedicurn de somniis. Amst. 1836. Consultez aussi l'histoire du somnambule observé par Fr. Soave et Ant. Po-rati, dans Éphémêrides de se. naturelles. Paris, 1816.
(5) Tie generatione animalium. V, p. 380, ligne 9, de l'édit. de Herlin.
médiaire, en disant qu'ils sont moins endormis qu'assoupis. Un grand nombre de faits sont favorables à cette manière de voir.
La seconde hypothèse a aussi quelques faits pour elle. On peut supposer que les individus qui imaginent dans cette condition du sommeil agissent dans le monde réel en raison des images décevantes que l'imagination leur suggère. Or il y a quelquefois une ressemblance si frappante entre ces images et la réalité, que des actions aveugles en apparence peuvent se coordonner de la manière la plus admirable avec les choses extérieures. On comprendra plus facilement notre pensée si l'on se rappelle avec quelle étonnante fidélité l'imagination peint sur la toile des songes les traits des personnes que nous connaissons; et si les lieux y s'ont tracés avec la même fidélité et que l'habitude d'un certain mouvement donne la direction première, on concevra comment les mouvements pourront se développer dans une corrélation parfaite avec les objets extérieurs. Remarquons d'ailleurs que, même pendant la veille, nous ne connaissons les choses que par les idées que les sensations nous en donnent. Ainsi l'homme se meut dans l'idée qu'il a du monde. Or si l'idée représente exactement le monde et coïncide avec lui, qu'importe qu'elle ait ou non pour cause des sensations actuelles? N'est-ce point là l'histoire du voyageur se dirigeant avec sa carte et sa boussole dans un désert inconnu (1)?
(1J L'âme, dit Charles Bonnet, exécute, en dormant ce qu'elle exécutait en rêvant. Elle imprime au corps une suite de mouvements, qui correspond à celle que la vue des objets occasionnait pendant la veille. Semblable au pilote qui gouverne son vaisseau sur l'inspection d'une carte, l'âme dirige le corps sur l'inspection de la peinture que l'imagination lui offre. Essai de psychologie, c. xi. — Les commissaires de la Société des Sciences physiques de Lausanne concluaient dans le même sens, « Que le somnambulisme est une affection nerveuse qui nous saisit et. qui nous quitte pendant le sommeil, durant lequel l'imagination nous représente les objets qui l'ont frappée à l'état de veille, avec autant de vivacité que s'ils affectaient réellement nos
La troisième hypothèse a été détendue avec un rare talent par mon excellent ami M. le docteur Macario. Suivant ce savant médecin, les somnambules sont insensibles aux impressions du dehors, hormis celles qui sont en rapport avec leurs idées, leurs pensées et leurs sentiments. C'est ainsi que le religieux somnambule, qui tenta dans son sommeil d'assassiner l'abbé dom Duhaget(l), se dirigea parfaitement jusqu'à son lit où il le supposait couché, et ne l'aperçut point assis à la table où il travaillait encore. C'est donc aux gens préoccupés que M. Macario, reproduisant l'opinion de la Société des Sciences de Lausanne, les compare. Toutefois, il faut qu'il y ait quelque chose de plus dans le somnambulisme, s'il est vrai, comme M. Lelut l'admet et comme M. Macario l'enseigne d'après une observation du docteur Encontre, de Montauban, que dans cet état on puisse voir dans les ténèbres et lire les yeux fermés ou même au travers d'une feuille de papier (2). Il y a dans tout cela bien du mystère (3).
Il est très-vrai que certains somnambules ne voient pas, témoin celui dont Wepfer nous a conservé l'histoire (4); d'autres, au contraire, voient et entendent. Tel était cet Oporinus, compagnon du père de Félix Plater (5), qui lisait, tout endormi les textes grecs que son ami corrigeait. Quelques-uns conservent le toucher (6) que d'autres ont perdu. A côté de somnam-
sens, tandis qu'elle n'est frappée de ceux qui sont en effet sous les sens, qu'autant qu'ils ont rapport aux idées dont elle est occupée.. » Hist, de la Soc. des se. phys. de Lausanne. T. Ill, 1790, p. 8.
(1) Brillât-Savarin. Physiologie du Goût.
(2) Cf. Encyclopédie. Art. Somnambulisme.
(3) Lelut. Mémoire sur le sommeil, les songes et le somnambulisme. Paris, 1852. — A. Lcmoine. Du sommeil au point de vue physiologique et psychologique. Paris, 1855, in-12. Part.2.—Macario. Du sommeil. Paris, 1857, p. 118.
(4) Hist, apopleclicorum. Obs. VI.
(5) Plateri observationes, Lib. 1, p. 11. Basileœ, 1680.
(6) E. Fabius. Specimen psychologico-rnedicum de somniis. Amst. 1836.
billes qui vont lentement et à tâtons, on en voit d'autres qui agissent avec une précision et une adresse surprenantes. On peut rappeler ici ce gentilhomme qui monta sur le faîte d'une maison par une corde suspendue au toit, et s'y empara d'un nid de pies qu'il rapporta dans son lit (1).
On observe chez beaucoup d'enfants des indices d'un somnambulisme incomplet. Souvent, sous l'empire de certains besoins, des habitudes acquises commandent au corps qui se déplace sans que l'intelligence, qui se sent toutefois entraînée, ait une notion bien claire du but auquel elle est sollicitée. Quand j'étais enfant, je me levais quelquefois tout endormi pour satisfaire à des besoins naturels; je cherchais autour de moi automatiquement, et mes mains mal dirigées ne rencontrant point l'objet auquel s'adressait une habitude acquise, je m'éloignais de plus en plus de mon lit que je ne savais plus retrouver, et je me réveillais le matin couché dans quelque coin de ma chambre. Dans cet état, j'éprouvais un besoin dont je n'avais pas une idée claire; mais le sommeil était plus fort que le besoin, et je m'endormais sans y avoir satisfait. Ces faits, dont ma mémoire a conservé le souvenir, jettent beaucoup de lumière sur le rôle que joue l'automate dans ces phénomènes singuliers. Ici l'âme se prête aux tendances du corps sans les définir, sans les comprendre, sans les diriger. Mais peut-être n'est-ce là qu'un réveil incomplet. Le vrai somnambulisme implique évidemment une participation plus évidente de l'intelligence occupée par un songe.
Nous avons vu que certains somnambules se dirigent et touchent avec une précision poussée parfois jusqu'au prodige; d'autres, tels que les somnambules de Cardan et de Beattie, entendent à coup sûr, et certaines observations, celle de
(I) J. Horstius. In libello de somnambulic.
Carus, par exemple, font assez voir que quelques-uns jouissent de l'usage de tous leurs sens. Mais comment concevoir le sommeil avec des sens éveillés? Comment expliquer ces rêveurs qui pensent, agissent, écrivent même, avec une élévation singulière, comme cet Allemand cité par Burdach (1), qui composa et écrivit dans un accès de somnambulisme une ode remarquable par la sublimité des pensées et la beauté du style? On pourrait à la rigueur comprendre le somnambulisme automatique, car nos observations anatomiques sur le nerf optique et la belle expérience de Longet (2) montrent assez qu'à côté de la vision cérébrale ou intellectuelle, il y a une vision automatique ; et tous les autres sens sont sans doute dans le même cas. Mais dans le somnambulisme parfait l'intelligence déploie toutes ses forces et s'élève parfois à un degré de puissance jusqu'alors inconnu (3). Comment se fait-il donc que cette pensée lucide du sommeil n'ait rien de commun avec celle de la veille? N'est-ce pas une chose merveil-
(1) Physiologie, t. V, p. 226.—Cf. L'article somnambulisme de Y Encyclopédie. — Cf. Heinric. ab. Heer in oùs. med., p. 32. Novi senem somnam-bulonem, mihi à primis cunis fidum ; hic mira in somno et fecit observatione digna et passus est. Cum admodum juvenis in celebri Academia Poësin proflteretur, atque interdiù mentem in omnia versasset, ut versum ad incu-dem ssepius revocatum melius formaret, quod vigil nequiverat, noctu surgens, pluteum aperuit, scripsit, ssepius alla voce quod scripserat relegit; demum cum risu et cachinno sibi ipsi applausit, atque contubernalem ni secum plauderet hortalus est, positisque sandaliis et veste, clauso pluteo chartisque ut vesperi feccrat repositis, ledum repetiit, somnumque dum excitaretur protraxit, omnium quœ noclu gesta essent ignarissimus.
(2) Comp. Guépin. Éludes sur l'œil el la vision.
(3) M. l'abbé Barthélémy, qui a été longtemps professeur dans un collège de province, a eu occasion d'observer fréquemment un élève, très-peu intelligent et sujet à des accès de somnambulisme. Ce3 accès le saisissaient indifféremment pendant la veille et pendant le sommeil. Quand c'était au moment d'une composition, il continuait le travail commencé, mais cetln fois avec une telle supériorité qu'il était alors le premier de sa classe. Cf. Sauvages de la Croix. Mémoires de l'Acad. des Sciences, 1742, p. 400.
leuse et effrayante que cette double vie, cette double pensée, étrangères l'une à l'autre dans un même sujet, et, dans l'état actuel de la science et de la philosophie, qui pourrait aborder la solution de ce mystère? « Lorsque l'homme rentre dans l'état naturel, dit Deleuze, il perd absolument le souvenir de toutes les sensations et de toutes les idées qu'il a eues dans l'état du somnambulisme, tellement que ces deux états sont aussi étrangers l'un à l'autre que si le somnambule et l'homme éveillé étaient deux êtres différents (1). » Deleuze parlait, il est vrai, du somnambulisme magnétique ; mais le somnambulisme naturel n'échappe point à cette règle. La somnambule observée par Darwin suivait pendant ses accès un certain ordre d'idées et un autre ordre pendant la veille (2). Une jeune fille, violée pendant un accès de somnambulisme, n'avait conservé à son réveil aucun souvenir de cet attentat, et personne n'en eut d'abord connaissance ; ce fut seulement pendant un de ses paroxismes qu'elle révéla cette criminelle tentative à sa mère (3).
A cet égard, le somnambulisme parfait est beaucoup plus éloigné de l'état de veille que le sommeil proprement dit, car on peut se rappeler ses rêves. Mais le souvenir de ce que l'on a fait dans l'état de somnambulisme peut revenir d'une manière
(1) Deleuze. Hist. cril. du magnétisme animal. T. I, p. 176. Paris, 1813. Il ne faudrait pas prendre cette règle d'une manière absolue. Le moine
qui tenta d'assassiner dom Duhaget, dans un accès de somnambulisme, se souvint à son réveil d'avoir rêvé qu'il l'assassinait en effet. Mais le manque de mémoire est le cas le plus fréquent.
(2) Zoonomie ou lois de la vie organique. Gand, 1812, t. II, sect, xxxiv. III, 3. p. 162.
(3) Dyce d'Aberdeen, cité par M. Brierre de Boismont dans son Traité des hallucinations. Consult. Schrœder Van der Kolk dans Fabius. Specimen pstj-chologico-medicum désormais, p. 91. Amstelodami, 1836. — Haindorf, \er* such einer Pathologie and Thérapie der Geisles und Gemùths Krunkheiten, Heidelberg, 1811, p. 251.
nette à l'esprit pendant le sommeil qui suit immédiatement. « Un de mes amis, dit Burdach, apprit un matin que sa femme « avait été vue pendant la nuit sur le toit d'une église. A « midi, lorsqu'elle fut endormie, il lui demanda doucement, « en dirigeant ses paroles vers la région épigastrique, de lui « donner des détails sur sa course nocturne. Elle en rendit « compte d'une manière complète, et dit entre autres choses « qu'elle avait été blessée au pied gauche par un clou saillant « à la surface du toit. Après son réveil, elle répondit affir-« mativement à la question qui lui était adressée, si elle « sentait de la douleur à ce pied ; mais lorsqu'elle y découvrit « une plaie, elle ne put s'expliquer qu'elle en était l'ori-« gine (1). »
Si inexplicables que soient ces faits, on peut en tirer une conséquence fort importante en philosophie; c'est qu'on peut, en passant du sommeil à la veille et réciproquement, oublier temporairement ses actes et ses pensées, de manière à n'en conserver aucune idée actuelle. Cette remarque est essentielle, et nous y aurons recours dans un instant.
§ 3. Du cauchemar.
Il est en dehors du sommeil normal des conditions différentes de celles du somnambulisme. Dans certains cas, en effet, le sommeil anéantit le pouvoir de l'âme sur les muscles, en laissant certaines impressions agir sur elle au point d'éveiller des idées inadéquates et des volontés impuissantes. Cette paralysie, en face de sensations pénibles et d'imaginations effrayantes, s'appelle cauchemar ou incube. Le cauchemar est souvent accompagné de visions effrayantes : pendantl'en-
(I) G.-F. Burdach. Traité de physiologie, traduit par Jourdan, !. V, p. 219. Paris 1839.
fance, ce sont surtout des figures d'animaux, tels que des bœufs ou des chevaux. Dans l'âge mûr, ce sont des fantômes dont la figure et le caractère varient suivant les croyances des époques: c'étaient, chez les Grecs et les Latins, des satyres et des faunes ; de nos jours, ce sont des démons et des spectres. La cause la plus fréquente de ces phénomènes du sommeil est une dyspnée nocturne avec le sentiment d'oppression qui l'accompagne ; une douleur locale, une position gênante, une digestion difficile, peuvent les produire également. Aussi, les anciens proscrivaient-ils au souper les fèves. Cet état maladif a été la source d'une multitude de superstitions et de croyances populaires.
§ 4. Des songes.
Les idées amenées pendant le sommeil normal au degré des sensations réelles portent le nom de rêves ou de songes. Ces idées sur lesquelles l'activité de l'âme s'exerce pendant le sommeil sont un phénomène habituel et peut-être continu. Mais comme au réveil notre mémoire ne se rappelle qu'imparfaitement les idées qui ont occupé l'âme pendant le sommeil , quelques philosophes supposent que les songes sont accidentels et que l'âme ne pense pas toujours (1). Mais il est fort à présumer que leur opinion est basée sur un préjugé, et, en effet, si la raison qu'ils invoquent avait toute la valeur qu'on lui attribue, il serait légitime d'avancer que dans l'état de veille l'âme ne pense pas toujours, puisque l'homme a le plus souvent oublié le soir la plupart des choses auxquelles il
(1) Locke. Essai philosophique concernant l'entendement humain. Lib. II, chap, i, §11.—Béattie. Réflexions sur les songes, § 1. — Cf. Leibnitz, Nouveaux essais sur l'entendement humain. Liv. 11, chap, i, §11, ut Formey, Mcm. de l'Acad. de Berlin. T. Vlil, 17-iU.
a pensé pendant la journée (1). L'absence de mémoire est donc un fort mauvais argument contre la doctrine de la perpétuité de la pensée, d'autant plus que l'expérience démontre assez que sa puissance ne va pas jusqu'à nous représenter tout le détail de notre vie, mais seulement les faits les plus saillants et les plus remarquables.
(1) On a prétendu que certains hommes n'avaient jamais rêvé. On peut consulter à cet égard le livre X de Y Histoire naturelle de Pline. Plutarque (De defectu oraculorum) cite à son tour Cléon de Daulie en Phocide, qui pendant le cours d'une longue vie n'eut pas un seul songe. Trasymède, d'Hé-rée en Arcadie, fut dans le même cas, et Suétone affirme qu'avant son parricide, Néron n'avait jamais rêvé (Vie de Néron, chap. xlvi). Hérodote va plus loin; suivant lui les Atlantes ne mangent rien qui ait eu vie et n'ont jamais de songes, Melp., § 184. — Béallie (Réflexions sur les songes, § 1) parle d'un homme qui avant d'être malade n'avait jamais rêvé. On a raconté la même chose du poëte Lessing. Suivant Aristote (Hist, animal. lib. X, cap. x), si quelques-uns de ceux qui n'y étaient pas sujets viennent à avoir des rêves pour la première fois, il se fait dans leur tempérament une révolution dangereuse. Kocè p-srà Tao-a -yêvs'ôatTïspî to aà^a. {/.STaeoXw, toÏî [/iv etç ôscvaTOv, toT; ûç àppwçtxv.
On a en outre beaucoup agité la question à quel âge les enfants commencent à rêver. Suivant Aristote, ils ne rêvent pas dans la première enfance, et seulement vers quatre ou cinq ans; mais il se contredit ailleurs. L'enfant nouveau-né, dit-il, dort la plus grande partie du temps, et pendant son sommeil on s'aperçoit qu'il rêve, mais ce n'est que plus tard qu'il se souvient de ses songes (Hist, animalium, lib. VII, cap. x, § 13). Tertullien a exprimé éloquemment la même idée : « Infantes qui non putant somniare, cum omnia animae pro modo œtatis expungantur in vita, animadvertant succussus, et nutus, et renidentias eorum per quietem, ut in re comprehendant, motus animae somniantisfacile percarnis teneritatem erumperein superficiem. «(De anima, lib. cap. 27, ad finem.) Pline, lib. X, admet aussi que les enfants rêvent dès la naissance. L'enfant à la mamelle rêve déjà, suivant Burdach (Trad. fr.T. 111, p. 215), mais c'est seulement vers l'âge de sept années qu'il commence à raconter ses songes, qui jusqu'alors avaient passé sans laisser chez lui la moindre trace. Les rêves, dit-il, sont donc possibles sans mémoire. Gela est certain; mais il ne l'est pas moins que l'on voit des enfants beaucoup plus jeunes occupés du souvenir de leurs rêves. Je me souviens clairement d'avoir rêvé vers l'âge de trois ans, et je me rappelle encore des songes distincts dès cette époque, et même des cauchemars. Cf. Macnish, Philosophy oj sleep.
il. 32
Il est même fort probable que la pensée n'est pas absolument interrompue pendant les syncopes, et ce qui le prouve, à mon sens d'une manière péremptoire, c'est qu'après ces apparentes interruptions de la pensée et de la vie, l'âme a une notion confuse d'un temps écoulé et d'un certain état d'où elle est sortie, en sorte qu'il y a eu obscurcissement plutôt qu'anéantissement. Je me souviens qu'ayant été, dans ma première jeunesse, fort tourmenté de douleurs néphrétiques, le médecin qui m'assistait me lit mettre un jour dans un bain où l'excès de la douleur me fît perdre complètement connaissance ; on me releva et l'on me mit au lit, mais assez brusquement, en sorte que la secousse me réveilla. Or imagine-t-on quelle fut ma première pensée? Ce fut une pensée de colère contre ceux qui m'arrachaient à un calme délicieux. Il est donc bien évident que j'avais senti quelque chose, puisque en ce moment je le regrettais. Il y eut là cependant une lacune d'une minute ou deux dans ma mémoire.
J'ai fait sur moi-même une autre observation qui a son importance. Un individu racontait une histoire plaisante au mo' ment où je buvais. Un accès subit de fou rire fit pénétrer dans la giotte quelques gouttes de liquide, et le spasme fut si violent qu'il s'ensuivit une suffocation absolue. L'angoisse fut horrible mais cessa presque aussitôt ; je tombai et il me sembla alors que je m'endormais doucement. Ainsi je sortis d'une syncope croyant être éveillé, j'entrai dans l'autre comme dans le sommeil. Il est donc fort probable que l'état intermédiaire, eu égard à l'âme, est fort semblable à un sommeil profond; or il est presumable que ce sommeil particulier a ses rêves.
L'histoire de Thespesius, dans Plutarque, en est un exemple frappant. Cet homme était un assez mauvais sujet; il lit une chute, et pendant plusieurs jours il parut comme mort. Au
bout de ce temps il s'éveilla de sa léthargie, et raconta des choses merveilleuse sur l'âme, sur les dieux et sur la punition des méchants. D'ailleurs il ressuscita complètement renouvelé, et de méchant qu'il était, il devint le plus sage des hommes, à, tel point que ses compatriotes, le considérant comme un homme nouveau, l'appelèrent le divin (1). Je laisse à Plutarque la responsabilité de cette histoire, mais le fond en est probablement vrai. Muratori a cité un cas analogue et fort curieux (2).
Cette doctrine de la perpétuité de la pensée ou du moins d'un sentiment confus a été celle des meilleurs philosophes. Leibnitz l'a défendue avec sa supériorité habituelle (3), et bien avant lui elle avait été formulée par Lactance ; à ses yeux il est si nécessaire que l'âme pense toujours, que les songes sont selon lui la condition du sommeil; « car, dit-il, de même que l'âme est excitée pendant le jour par la vue des objets réels, de peur qu'elle ne s'endorme, de même elle est occupée la nuit par des visions imaginaires de peur qu'elle ne s'éveille. Sans la faculté qu'elle a de percevoir ces images, il lui faudrait, de deux choses l'une, ou toujours veiller, ou s'en-
(1) De sera Num. vindictâ.
(2) Delia Forza délia Fantasia, cap. IX.
(3) Nouveaux essais sur l'entendement humain. Consult. Jouffroy, Du sommeil. Globe, t. V, nos 21 et 22. — Bontekoë attribue les songes aux mouvements organiques du cerveau. « Atque hinc pendent insomnia, quibus nemo vel momentum carere potest, nisi tanta esset cerebri nervorumquc col-lapsio, tan lus succi nervei defectus aut crassities, ut cerebrum omnilensione orbatum foret, id quod fieri non potest, quando motus aliquis sanguinis 8Uperstes est, nt semper aliqua insomnia sint, etsi vigiles nos putemus nulla fuisse. Adde quod ea cerebri concidentia et relaxatio necessario mortem Pareret, ut sine insomniis somnus non mortis imago, sed ipsissima mors esset. » Bontekoë, OEconornia auirnalis, § 40. Cf. Maine de Biran, Nouvelles considérations sur le sommeil. — Lelut, Diction, des sciences philosophiques, art. Sommeil.—Albert Lemoine, Du sommeil, au point de vue physiologique sl Psychologique, chap. il. Paris, 1855.
dormir dans une mort perpétuelle. La faculté de rêver a donc été donnée par Dieu, comme condition du sommeil, à tous les animaux en commun, mais principalement à l'homme, parce que Dieu, en même temps qu'il lui fournissait en cela la condition du sommeil, se réservait la faculté de l'avertir par les songes, et de lui annoncer ainsi les choses futures (1).
Il est fort difficile d'assigner une cause évidente à tous les songes. Le plus souvent ils sont confus et fort obscurs, et ceux-là ne subsistent point dans la mémoire; d'autres sont mieux enchaînés et laissent un souvenir. Mais, le plus souvent, il arrive qu'un songe distinct a pour cause un songe obscur et par conséquent oublié. Il se passe évidemment ici quelque chose d'analogue à ce qui arrive aux orateurs qui n'ont pas bien arrêté leur plan, qui se laissent entraîner d'idées en idées bien loin de leur sujet, et perdent à la fin la trace de leur idée première. La même chose arrive habituellement dans un salon, et tous les observateurs ont pu se demander comment on pouvait, dans le même quart d'heure, parler modes et philosophie, guerre et colifichets, agriculture et danse. C'est que, pour parler avec suite, il faut avoir un but, qu'on ne doit jamais perdre de vue, lors même qu'une digression utile en écarte un moment. Ce but devient alors le régulateur des idées. Si ce régulateur manque, les idées s'engendrent et s'enchaînent au gré d'associations capricieuses qui tirent leur puissance, non de la raison qui perçoit les analogies réelles, mais du hasard. La même chose arrive clans le sommeil, parce qu'alors la volonté est faible, sans persistance et sans attention et ne se propose aucun but défini. Voilà pourquoi les songes sont, en général, infiniment variables et semblent engendrés par un pouvoir essentiellement capricieux.
(1) Finn. Lactantii. De upijicio Dei Liber, cap. xvui.
Ajoutons que, pour que la réminiscence s'exerce, il faut que l'esprit se retrouve dans les conditions générales où il s'est trouvé une première fois, en sorte que certains rêves peuvent avoir pour cause des rêves antérieurs oubliés pendant les veilles intermédiaires (1). D'ailleurs comme Wolf l'a, selon nous, admirablement démontré, les sensations obscures qui nous assiègent pendant le sommeil, et qui ne sont jamais complètement suspendues, peuvent être évidemment pour quelque chose dans la production des rêves et concourir à leurs incessantes modifications. Un homme grave, raconte Walter Scott, s'était endormi avec quelques symptômes d'indigestion ; suivant la coutume, ils occasionnèrent des visions de terreur qui arrivèrent au point de lui montrer un fantôme qui lui prenait le bras. Saisi d'horreur, il s'éveilla, sentant encore sur son bras l'impression d'une main froide de cadavre. Il fut une minute avant de s'apercevoir que sa main gauche s'était engourdie et que, dans cet état, elle avait serré son bras droit (2). Ainsi rien n'arrive sans raison suffisante, et cette règle est vraie même dans l'empire des songes.
Comme il est fort difficile d'analyser les pensées d'autrui, j'insisterai plus particulièrement sur quelques rêves que j'ai eus, et où cette proposition paraît assez prouvée.
Il y a quelques années, qu'occupé par mon illustre maître, M. de Blainville, à l'étude de l'organisation du cerveau, j'en préparais un fort grand nombre, soit d'hommes, soit d'animaux. Je les dépouillais avec soin de leurs membranes, et je les plaçais dans l'alcool. Tels furent, d'une manière sommaire, les antécédents du rêve que je vais raconter.
Il me sembla une nuit que j'avais extrait mon propre cer-
l'I) L'absence de mémoire est évidemment le cas le plus fréquent. Cf. Henricus ab Heer, in Observ. medic, p. 32. (2) Démtmologic Lettre I. vers la fin.
veau. Je ie dépouillais de ses membranes. Après avoir achevé cette préparation, je le suspendis dans l'alcool; puis, au bout de quelque temps je l'en retirai et le replaçai dans mon crâne. Alors il me sembla que mon cerveau, condensé par l'action du liquide, avait subi une grande réduction. Il ne remplissait plus qu'incomplètement la cavité crânienne, en sorte que je le sentais ballotter dans ma tête ; cette sensation me jeta dans une si étrange perplexité que je m'éveillai en sursaut, et je sortis de ce rêve comme d'un cauchemar.
Voilà, à coup sûr, une imagination bizarre et des plus absurdes ; mais elle n'était pas sans cause, et en effet il y avait une relation bien évidente de ce rêve avec les choses qui m'occupaient plus particulièrement alors. Il est probable qu'au moment où je m'imaginais dépouiller un cerveau étranger, quelque cause me rendit le sentiment de ma tête plus distinct. Songeant à la fois à ma tête et à ce cerveau, ces deux idées durent s'associer, d'où s'ensuivit naturellement et logiquement toute la fin du rêve.
Cet exemple est, entre mille, une preuve que la mémoire des choses éprouvées ou exécutées pendant la veille a une influence naturelle sur la production des songes (l). On peut se demander réciproquement, si certains songes ne peuvent pas influer sur les conceptions de l'imagination pendant l'état de veille, et être rappelés par des réminiscences. Aristote n'a point douté de la possibilité de ce fait. « De même, » dit-il, « que les gens qui préparent, ou sont en train d'accomplir, ou ont réalisé certains projets, les poursuivent le plus souvent pendant leur sommeil, parce que les antécédents diur-
(1) Cf. Maenish, Philosophy of sleep. — Qualis est enim cujusque vita, tales etiam inter dormiendum imaginationes, et consentaneae cum sequuntur, quœ veluti diurnarum curarum reliquias extremaque vestigia sunt. — Ni-eephnri, Scholia in Synesium interprète A. Piehonio. Lu!eti{E, 1580, fo!. 22 a.
nés ont en quelque sorte préparé la voie à un certain mouvement, de même il est réciproquement nécessaire que les choses qui se présentent à nous dans nos songes, soient le point de départ de celles que nous exécutons pendant le jour (1). » Cela n'a pas toujours lieu sans doute; mais puisqu'il est démontré que certains songes peuvent être rappelés par la mémoire, à plus forte raison peut-on admettre que leurs impressions peuvent demeurer dans l'esprit sous forme de réminiscences ou même d'idées fixes. On trouve dans l'histoire, dit Boerhaave, des exemples d'hommes qui, après avoir rêvé d'une belle femme, dépérissaient, et ne purent être guéris de leur amour que par la possession d'une réalité ressemblant au rêve.
Cette puissance des rêves peut aller au point de déterminer au réveil des hallucinations réelles. Ce fait est, entre mille exemples, attesté par l'hallucination de Spinosa, hallucination dont un songe fut le point de départ. L'objet fantastique de ce rêve et de cette hallucination était, comme on sait, un Bra-silien, grand, maigre, noir, et couvert de gale (2).
Une question se présente ici. Peut-on rêver d'une chose qu'on n'a jamais vue, dont jamais on n'a eu l'idée? Boerhaave semble l'affirmer. Personne, dit-il en faisant allusion à l'hallucination de Spinosa, n'a pensé peut-être à un homme à la fois Brasilieri, noir et galeux. Cela est vrai, et cependant rien n'est absolument nouveau dans ce rêve singulier. Spinosa savait d'avance ce qu'est un homme noir, un homme galeux, un homme Brasilien. Ce qui est nouveau en ceci, ce ne sont point les éléments du rêve ou de l'idée, mais leur combinaison. Cette combinaison se fait-elle au hasard? Non, sans doute,
(1) De divinalione per somnum, §2. Cf. Maine de Biran, Nouvelles considérations sur le sommeil. Edition Cousin, t. il, p. 255.
(2) Spinosa. Opera posthnm. Ëpist. XXX.
mais il peut s'engendrer dans l'esprit, sous l'influence de causes le plus souvent obscures, des idées en apparence hétérogènes, et qui s'associent cependant en raison de leur simultanéité.
Il est donc probable, sinon certain, que dans les rêves rien n'est absolument nouveau. Mais tout ce qui peut résulter d'idées anciennes, associées en mille combinaisons diverses, peut se produire aisément. On peut rêver d'un homme à tête de chien, d'une chimère ou d'un vampire. Un assassin superstitieux rêve qu'il est métamorphosé en loup, et cela tient à la fantaisie de l'imagination qui, pareille aux faiseurs d'arabesques, tire le fantastique de la réalité.
Quelques-unes de ces combinaisons absurdes pourraient être conçues de la manière suivante :
Nous avons à l'égard de toutes choses, non-seulement l'idée de leur ensemble, mais encore des idées détachées, si je puis ainsi dire, des idées particulières de toutes leurs parties ; et de même que dans la veille nous pouvons imaginer ces parties isolément, par une abstraction spontanée et éminemment naturelle, de même on peut supposer qu'elles pourront être isolément représentées par les songes. Or, admettons un instant que ces idées partielles sont entassées confusément dans l'esprit; imaginons un casier où seraient renfermées pêle-mêle, avec des spécimens de toutes choses, des têtes, des queues, des membres d'animaux divers. Si nous agitions ce casier il s'y produirait nécessairement un grand nombre d'associations défectueuses; les unes, n'aboutissant à rien d'harmonique et de conforme à l'idée générale que nous avons d'un animal, seraient inintelligibles, et par conséquent ne seraient point distinguées; mais certaines combinaisons plus heureuses, et en général plus justes, pécheraient seulement en ceci, que les parties, constituant le composé, seraient tirées d'animaux
différents, comme cela a lieu dans un Sphinx ou dans un Hippogriffe. Ce composé serait monstrueux, sans doute, mais intelligible, et pourrait dès lors être aperçu (1). Or, quand on examine comment les rêves commencent, on est porté à croire que certains rêves pourraient avoir une origine analogue.
Il m'est souvent arrivé de m'observer pendant le passage de la veille au sommeil. Avec un peu d'exercice on peut parvenir à tenir sa raison éveillée au point de surveiller le sommeil et de le faire durer à son gré. Cet exercice est d'ailleurs dangereux et dispose aux hallucinations ; on ne doit par conséquent s'y livrer qu'avec réserve.
Quoi qu'il en soit, quand on s'observe ainsi, l'œil regardant dans les ténèbres aperçoit une multitude de figures incessamment mouvantes, petites, scintillantes, obscurément colorées. Quelquefois l'espace semble divisé en petites mosaïques éblouissantes. D'autres fois il semble rempli d'étoiles, de bandelettes fines se déroulant en spirales, d'ouates obscures ou irisées, et dans cet océan de figures en nombre infini, où tout change avec une décevante rapidité, l'œil est ébloui et comme chatouillé par une succession et, si je puis ainsi dire, une ebullition d'objets tourbillonnants.
Mais à mesure que le sommeil approche, ce mouvement moléculaire d'images se ralentit ; peu à peu elles se dilatent, s'agrandissent et deviennent plus distinctes. La plupart s'échappent à la fois de la vue et du souvenir, mais tout à coup au milieu d'elles une forme plus distincte se dessine, et le rêve commence.
Il y a deux ans que, m'occupant assidûment de la rédaction de cet ouvrage, je méditais sur moi-même en m'en-
(1) Cela arrive à chaque instant à ceux qui s'amusent à considérer des
uuagcs ou d'antres formes indécises.
dormant, lorsque tout à coup j'aperçus de mes yeux fermés, une tête éblouissante de couleur, dévie et de mouvement (1), et si vivement ombrée et modelée qu'elle me semblait illuminée du soleil. Elle me regardait avec des yeux noirs et intelligents. Le reste du corps se terminait confusément. Je rêvais évidemment et je me sentais rêver. J'observai pendant quelques instants cet objet fantastique, j'ouvris les yeux et le rêve cessa au moment même.
Ces combinaisons si vives sont rares. Celle-ci résultait probablement de l'association d'élémens antérieurs. Aucun d'eux évidemment n'éveillait en lui-même une idée distincte ; mais l'idée s'étant subitement revêtue de formes intelligibles, et ce travail obscur passant inaperçu, le résultat avait semblé se produire du néant.
Ces rêves qui se produisent quand un sentiment obscur veille encore au milieu de l'organisation endormie, dans cet état en un mot qu'on désigne sous le nom de demi-sommeil, ont été confondus à tort avec les hallucinations (2). Mais si le rêveur en s'éveillant complètement garde cette idée présente, le rêve se change en une hallucination réelle.
Quand les images sont formées, elles sont de deux sortes : les unes sont fixes et durables ; les autres sont changeantes comme ces figures que la fantaisie découpe dans des amas de nuages mouvants, ou comme celles que l'on regarde au travers d'une eau agitée. Ainsi, la plus ravissante image, la plus digne d'amour au commencement d'un rêve, peut-elle graduellement
(1) Je ferai remarquer que ma bougie était encore allumée, et que ses rayons, passant au travers des cils, affectaient encore la rétine et remplissaient l'œil de lumière.
(2) M. Maury, dans un travail remarquable, les nomme hallucinations hypnagogiques. Ce sont, à proprement parler, des rêves commençant dès le début du sommeil.
se changer en une forme hideuse. Que de déceptions, que d^ dégoûts punissent les rêves coupables ! Cette agitation, ces oscillations des objets imaginaires des songes sont assez difficilement explicables. Peut-être tiennent-elles aux mouvements du sang ou, comme certaines variétés du vertige, aux impressions confuses qui s'élèvent des viscères vers le cerveau. Je serais d'autant plus disposé à le penser, que dans le raptus des congestions cérébrales, les objets extérieurs eux-mêmes semblent tourner ou danser. Un jeune homme dans le délire d'une fièvre typhoïde voyait tous les meubles de sa chambre en mouvement. Cette illusion est fort commune dans la forme sardonique du délire. Souvent les malades voient grimacer les figures des personnes qu'ils aiment le plus. Ils repoussent alors leurs amis avec horreur, et ce fait explique aisément cette aversion si fréquente pour des personnes habituellement chères.
Si ces effets sont possibles dans l'état de veille, à plus forte raison le seront-ils dans l'état de sommeil. On sait qu'ils sont souvent déterminés par l'ivresse.
Toutefois les figures que les songes présentent n'ont pas toujours ces contours oscillants; quand l'objet du songe est le sujet d'une préoccupation vive et profondément sentie, il devient comme une idée fixe autour de laquelle les images accessoires s'enchaînent et se coordonnent. Ces songes ordonnés et semblables à la vie réelle jettent quelquefois l'âme dans des préoccupations singulières. Van Goens rêva un jour qu'il ne pouvait résoudre des questions auxquelles son voisin faisait des réponses très-justes. On peut en rêvant (1) savoir qu'on rêve. Combien de fois dans un songe a-t-on désiré rêver,
(I) Descartes. Réponse au sixième doute de Gassendi sur la Médit, deuxième. Cum inter dorrniendum adveiiimus nos somniare opus qnidem est imaglna-tionis quod sonmiamus. Sed quod nos somniare advertamus, opus est solius intellectus.
comme si réellement on eût été éveillé ? car c'est on des plus inexplicables phénomènes du rêve, qu'un homme endormi et rêvant ait à la fois des songes qui lui apparaissent comme des réalités et des idées distinctes de ces réalités imaginaires. En effet, en dormant nous raisonnons et nous spéculons sur nos songes. On peut rêver que l'on ne rêve pas ; et ce fait seul nous conduirait à penser qu'il y a dans certains songes ou plutôt dans certaines idées de nos songes un élément sensoriel, pour me servir d'une expression employée par M. Baillarger au sujet des hallucinations (1). Ainsi rêver n'est pas seulement imaginer, puisqu'on peut rêver et imaginer à la fois.
§ 5. Des songes prophétiques et des visions.
Quoi qu'il en soit, ces songes distincts et précis, si semblables à la vie réelle, ont frappé les hommes, au point d'être considérés par eux comme des impressions reçues par l'âme dans un monde surnaturel. L'homme a, dit-on, la faculté de découvrir l'avenir dans ses songes, et l'antiquité sacrée, aussi bien que la profane, est imbue de cette singulière croyance. La Bible croit à la véracité de certains songes, et Lactance voit en eux un moyen dont Dieu se sert pour avertir les hommes et leur révéler les choses futures. Macrobe a donné des règles pour déterminer dans quelles limites on doit avoir créance aux songes, qu'il distingue de la manière suivante :
« Il y a, dit-il, rêverie, yavrao-pc, quand, entre la veille et le
(I) Cf. Meyer. Essai sur les apparitions. Halle, 1748, traduit dans le recueil de Lenglet-Dufresnoy. T. II, part. i. Ce seront là des songes qu'on pourra, à bon droit, comparer aux hallucinations psycho-sensorielles de M. Baillarger. Tout en partageant les idées de ce savant auteur, nous croyons qu'il faut réserver le nom d'hallucination exclusivement aux phénomènes de la veille, et à cette expression consacrée, hallucinations du sommeil, on substituerait heureusement celle de rêves psycho-sensoriels ou esthèlo-psy-chiques. 11 y aurait en même temps des rêves psychiques, c'est-à-dire des pensées du sommeil. Baillarger, Des hallucinations (Mémoires de l'Académie de Médecine. Paris, 1846, t. XII, p. 426 et suiv.) Ch. m, art. i.
sommeil profond dans les premiers instants du songe, celui qui dort, pensant encore veiller, voit accourir à lui des formes errantes, différentes, par la grandeur et par l'aspect, des choses naturelles, et des tourbillons d'objets, les uns riants, les autres effrayants. De ce genre est l'éphialte. Ces rêves sont sans valeur pour la connaissance des choses futures.
Il y a oracle quand un père ou quelque autre sainte et vénérable personne, soit prêtre, soit même Dieu, vous annonce clairement dans un songe ce qui doit ou ne doit pas arriver, ce qu'il faut faire ou éviter.
11 y a vision lorsqu'on voit en rêve se dérouler une série d'événements, qui s'accompliront plus tard de la manière la plus précise.
Le songe enveloppe de figures et d'ambages la signification des choses qu'il annonce, et ne peut être compris qu'à l'aide d'une interprétation. Macrobe distingue cinq espèces de songes (1).
1° Le particulier, qui est propre à la personne qui rêve ; 2° l'étranger, qui concerne une personne étrangère; 3° le commun,, c'est-à-dire celui que deux personnes ont à la fois; 4° le public, qui est propre à l'homme public et concerne la chose publique; et 5° enfin, l'universel, qui a pour objet les astres et le système du monde (2).
Il est clair que cette distinction est fort bonne, très-pratique surtout, et fort conforme à la théorie de Joseph de Maistre sur l'infaillibilité, dans son célèbre livre du Pape. On conçoit, en effet, qu'un songe, pouvant influer sur la détermination d'un homme, il pourra aisément paraître prophétique, mais surtout dans la sphère naturelle de son action ; toutefois parmi
(1) Cf. Hieronymus Cardanus. Somniorum synesiorum libri IV.
(2) Macrobius. In somnium Scipionis. Lib. I, cap. m. Lugduni, 1S85, p. 24.
les songes célèbres chez les anciens, celui de Titus Attinius montre assez que la doctrine de Macrobe était systématique et exclusive, entachée d'ailleurs d'aristocratie, et qu'un plébéien pouvait avoir un songe public.
Que dirons-nous de cette croyance aux songes? Si l'on fait intervenir Dieu, nous nous inclinerons, parce que rien de possible n'est impossible à sa puissance, et ce qui est au-dessus de la raison doit être adoré. Scrutator majestatis opprimetur a gloriâ. Mais d'autres philosophes ont cru que la divination par les songes dépendait de causes naturelles, et résultait de la condition toute spéciale que le sommeil fait à l'âme. Or, dans cette hypothèse sa réalité peut être discutée.
Voyons quels sont les arguments pour ou contre.
Démocrite a, l'un des premiers, attribué cette divination à des causes naturelles. « De même, » disait-il, « que si l'on frappe de « l'air ou de l'eau, la partie ébranlée en pousse une autre, en « sorte que le mouvement se propage même en l'absence de la « cause qui l'a déterminé; de même rien n'empêche que « certains mouvements et certaines impressions ne viennent « aux âmes, de ces choses d'où s'exhalent incessamment des « émanations et des images; et partout où elles parviendront « elles seront plus vivement senties la nuit, parce que dans le « jour elles s'évanouissent. Mais l'air de la nuit est moins « troublé, moins agité par les vents. Dès lors, ces émanations « éveilleront des sensations dans le corps, en raison même de « l'état de sommeil, et ceux qui dorment ressentiront ces « petites émotions intérieures bien plus vivement que ceux « qui sont éveillés (1). » Cette théorie est évidemment fort
(1) Aristole. De divinntione per somnum, §2.— On ne peut s'empêcher de remarquer ici l'analogie qui existe enire cps idées et celles qui ont inspiré certains écrivains modernes dans l'explication des phénomènes occultes. Cf, Vallemont. Physiq. occult.
incomplète, et n'expliquerait en aucune façon la divination des choses futures. Cicéron n'a pas été plus heureux. « Il y a, dit-il, une divination naturelle, et celle-ci doit-être rapportée à la nature des Dieux dont les plus savants et les plus sages assurent que notre âme est une émanation. Or, comme toutes choses dépendent du sens éternel et sont comprises dans l'intelligence divine, il est naturel et nécessaire que les âmes humaines participent à cette intelligence par suite de leur parenté avec les esprits divins ; mais pendant la veille assujetties aux nécessités de la vie et esclaves des liens du corps, elles se séparent de la société de Dieu. Aussi notre esprit ne jouit-il de la divination naturelle que lorsqu'il est vide et libre, et n'a plus rien de commun avec le corps ; comme cela arrive aux prophètes et à ceux qui dorment. » Cette théorie est fort semblable évidemment à celle des quiétistes (1).
Ces explications pourraient tout au plus être acceptées dans un système panthéiste, et n'ont jamais eu grande créance chez les esprits sévères. Aristote, qui a parlé de ce sujet avec une extrême réserve, ne peut dissimuler ses doutes sur ce point. Après avoir établi que les songes peuvent être le point de départ de certaines idées, de certains mouvements de l'homme éveillé, « qu'y a-t-il d'étonnant, dit-il, que certains songes soient signes ou causes (2); » mais il ajoute aussitôt : « D'ailleurs, la plupart des songes doivent-être assimilés aux choses que le hasard réalise; et ceux-là surtout qui sont en
(1) Cicér. De divinatione. Lib. I, cap. xlix. Cf. Cœlius Rhodiginus. Lect. Lib. XXVII, cap. il.
(2) Tel est le songe raconté par J. Frank dans sa Pathologie médicale: « Une noble Lithuanienne, âgée de vingt ans, d'une con^itulion scrofuleuse, se réveilla dans l'une des premières nuits de sa grossesse avec un cri terrible et toute frissonnante, et raconta à son époux un songe qu'elle venait de faire. Il me semblait, lui dit-elle, que j'étais entrée dans une église et qu'étant descendue dans les caveaux j'avai» aperçu une femme assise dans une tombe
dehors de toute probabilité, dont la raison n'est point en nous, et qui nous représentent des choses fort éloignées, comme le serait par exemple un combat naval. Souvent une chose dont on avait parlé fortuitement se réalise; qui empêche que cela n'arrive également à la suite d'un songe? Or, non-seulement ils ne se réalisent pas tous, mais le plus grand nombre ne se vérifie point. »
Ces prétendues divinations seraient donc, suivant Aristote, le résultat de coïncidences fortuites. Or cette opinion a été celle de fort bons esprits (1), et j'ai entendu dernièrement un homme d'un haut mérite, M. le professeur Guérard, l'accepter complètement. Elle explique suffisamment certains prodiges très-simples, et la superstition des joueurs de loterie qui attachent en général une grande importance aux nombres qu'ils ont rêvés. En effet, il n'y a pas plus d'impossibilité à voir sortir le nombre qu'on a rêvé que celui qu'on a choisi, le hasard étant égal de part et d'autre. Mais on raconte des songes ordonnés, compliqués, précis, et si ceux-là se sont en effet réalisés, ni l'âme du monde, ni les coïncidences n'expliquent cela. Voici un exemple de ce genre.
Deux Arcadiens voyageaient ensemble. Ils arrivèrent à Mé-gare. L'un d'eux avait un hôte et se retira chez lui; l'autre fut loger dans une hôtellerie. Comme ils dormaient après avoir soupe, au milieu du silence de la nuit, le premier vit en rêve son compagnon qui le suppliait: « Viens à moi, disait-il, l'aubergiste va m'assassiner. » Éveillé en sursaut il s'élance hors
ouverte allaitant deux entants. Comme son aspect me remplissait de terreur, elle me dit: Ne t'effraye point, ma fille, car je suis ton image; le lendemain du jour où tu auras deux fils, lu viendras dormir à ma place. » Cette femme eut malheureusement deux jumeaux : o Mon rêve s'accomplit ! » s'écria-t-elle ; et peu de jours après elle mourut.—Qui ne voit là l'effet d'une imagination frappée?
(1) Cf. Béattie. Réflexions sur les songes, § S.
de son lit; mais après s'être recueilli, prenant cette vision pour un vain songe, il se couche et se rendort. A peine endormi le fantôme apparaît de nouveau. « Tu n'es pas venu à mon secours, dit-il, du moins ne laisse pas ma mort sans vengeance. L'aubergiste m'a tué, il a jeté mon cadavre dans une charrette et l'a couvert de fumier, va l'attendre au passage à la porte de la ville. » Sérieusement effrayé cette fois, il y court et rencontre un bouvier qu'il interroge. Celui-ci épouvanté s'enfuit. Le cadavre fut en effet trouvé dans la charrette, et l'aubergiste fut puni (1).
Cette histoire a été en grande créance parmi les historiens les plus recommandables de l'antiquité, et si elle est véritable, l'enchaînement des idées et leur liaison avec la réalité sont telles qu'elle ne saurait être expliquée par une simple coïncidence. Est-il donc nécessaire de faire intervenir des agents mystérieux et des causes surnaturelles?
Le rêve qui donna à Biaise de Montluc un pressentiment de la mort de Henri II semble appartenir à cette catégorie de songes difficiles à expliquer. « La nuict propre venant au jour « du Tournoy, dit-il, en mon premier sommeil, je songeay « que je voyois le Boy, assis sur une chaire, ayant le visage « tout couuert de gouttes de sang, et me sembloit que ce fust « tout ainsy que l'on peint Jésus-Christ, quand les Juifs lui « mirent la couronne, et qu'il tenoit les mains joinctes. Je « luy regardois, ce me sembloit, sa face, et ne pouvois des-
(1) Cicéron. Cf. Valère Maxime, lib. I, cap. vu de Somniis. Ext. 10. — Aterius Rufus, chevalier romain, devait donner aux Syracusains un spectacle de gladiateurs. Pendant son sommeil il se vit transpercer par la main du réliaire, ce qu'il racontait le lendemain à ses voisins assis au cirque. Or, il est arrivé que le rétiaire et le mirmillon étant introduits auprès du chevalier, celui-ci reconnut aussitôt dans le rétiaire celui de son rêve et voulut se retirer. Retenu malheureusement par les observations de ses amis, il l'ut tué en effet par cet homme au moment où il cherchait à frapper le mirmillon, abattu aux pied» d'Alerius. — (Val. Max., lib. 1, cap. vu, ext. 8.)
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« couvrir sô mal ny voir autre chose que sâg au visage. « J'oyais, comme il me sembloit, les uns dire, il est mort, « les autres, il ne l'est pas encores. Je voyois les médecins et « chirurgiens entrer et sortir dedans la chambre, et cuide « que mon songe me dura longuement, car à mon resveil « je trouvay une chose que je n'avois jamais pensée, c'est « qu'un homme puisse pleurer en songeant, car je me trouvay a la face toute en larmes... Ma feue femme me pensoit ré-« conforter, mais jamais je ne peux prendre autre résolution « sinon de sa mort(l). »
Nous laisserons ici de côté les songes, si célèbres chez les anciens, de Pausanias, de Titus Attinius, d'Arlorius, médecin d'Auguste, de Caius Gracchus, de Calpurnia et beaucoup d'autres semblables. Les uns, en effet, s'expliquent assez aisément par des remords, les autres par l'effet d'une préoccupation naturelle, d'autres enfin pourraient bien n'être qu'une feinte habile. La réalisation du songe de la tante de Macnish pouvait également n'être qu'une simple coïncidence, à la rigueur probable. Ainsi, loin de nier l'authenticité de ces faits, nous l'acceptons. Le merveilleux de ces histoires disparaît aisément aux yeux de ceux qui réfléchissent. Mais comment expliquer les faits suivants affirmés par des auteurs graves et qu'il serait au moins impertinent de taxer de mensonge?
Un de mes domestiques, déjà hors d'âge, dit Alexander ab Alexandro, faisait garder ses troupeaux par son fils. Une nuit il rêva qu'une de ses brebis était égorgée par un loup. 11 envoya aussitôt son fils, qui trouva un loup occupé à dévorer la brebis que le rêve avait désignée.
Un jeune homme, élève et client du même auteur, dormait auprès de lui dans un petit lit. Une nuit l'entendant pleurer
(1) Comment, de mêssire Biaise de Montlue. Lit). IV, ad fin.
et gémir, Alexander ab Alexandro l'éveilla. L'enfant lui dit qu'il venait de voir en songe sa mère morte et assistait à son enterrement. Le jour et l'heure furent notés, et coïncidaient en effet avec l'heure et le jour de la mort de cette dame (1).
Les livres sont pleins de ces histoires. Macnish (2) raconte le fait d'une jeune fille qui rêva que son fiancé était frappé à mort. Elle en mourut de chagrin et la nouvelle de cette mort arriva lorsqu'elle n'était déjà plus.
Une dame fort triste de l'absence de son mari le vit en songe au bord d'un fleuve. Un capitaine le soutenait et lavait ses blessures. Ce rêve l'effraya si fort qu'elle en devint malade et ses parents n'osèrent point lui faire connaître la vérité. Mais quelques jours après, ayant été à l'église pour entendre la messe, elle aperçut un militaire auprès d'elle ; elle se mit alors à pleurer, disant : Voilà le capitaine qui portait secours à mon époux mourant ! La chose se trouva véritable, et le songe avait, été une exacte représentation de la réalité (3).
On a donné le nom de sympathiques à des songes par lesquels plusieurs personnes entrent en rapport d'une manière purement psychique. —Saint Augustin nous a conservé un cas de ce genre que nous raconterons plus loin. Suivant Grohmann (4) une femme se leva une nuit tout éperdue, rêvant qu'elle avait empoisonné ses enfants ; au même instant son fils rêvait qu'il était empoisonné par elle. J'ai entendu raconter par une des personnes intéressées un fait presqu'en tout point semblable (5).
(1) Dierum Gemalium. Lib. I, cap. xi.
(2) L. C, p. 82.
(3) Moritz. Magazin zur Erfahrungs Seetenkunde. Vol. V, part, m, p. 18-22.
(4) Nasse. Zeitschrift. Vol. III, p. 45.
(5) Un jeune homme, M. de B..., rêva que sa mère était mordue par un serpent; il se réveilla au moment même où sa mère rêvait qu'elle était mordue, •le n'ai aucune raison de douter de la bonne foi du narrateur.
On réserve plus particulièrement le nom de prophétiques aux songes qui représentent des choses à venir. Le songe de Simonide appartient à cette catégorie. Hugo Grotius raconte qu'un homme, ignorant le grec, entendit en rêve une voix qui lui disait: SniQi oùx 6j?p«.hy a^v^av. Il alla demander à Saumaise le sens de ces paroles, et sur l'explication qu'il en reçut quitta sa maison qui s'écroula la nuit suivante (1).
Nous nous bornerons à ces exemples. D'ailleurs le monde est plein de ces histoires; que dire et qu'affirmer? Dira-t-on que l'âme voyage dans le sommeil, renouvelant la fable de cet Hermotime de Clazomêne, si célèbre chez les anciens (2) ? Aurons-nous recours à l'intervention d'êtres surnaturels et de génies invisibles ?
Si les faits que je rappelle sont vrais en effet, avouons qu'ils sont naturellement inexplicables. Tout est possible venant de Dieu. Saint Augustin, il est vrai, attribue aux démons la puissance d'envoyer aux hommes des songes qui annoncent l'avenir; mais quelle créance, venant d'une pareille source, ces songes pourraient-ils inspirer? D'ailleurs, si dans cette multitude de rêves, que le sommeil amène, les uns sont vrais, les autres faux, si comme le veut Virgile :
Sunt geminœ somni portée quarum altera fertur Cornea, quâ veris facilis datur exitus umbris ; Altera candenti perfecta nitens Elephanto, Sed falsa ad ecelum mittunt insomnia manes (3).
Qui pourra dans la plupart des cas démêler le vrai du faux,
(1) Cf. Fabius Loc. Laud, p. 124; el Alex, ab Alexandra. Dies géniales. Lib. I, cap. ix, fol. 1G, a Lugd. 1616.
(2) Les anciens peuples du Pérou étaient persuadés que l'âme ne pouvait dormir. Ils ajoutaient qu'elle sortait du corps pour errer çà et là, et que ce qu'elle voyait en se promenant était la matière des songes. Garcilasso de la Vega. Hist, des Incas.
(3) La mémo idée est exprimée dans Homère. Odyss. XIX, v. 662.
et quelle sera l'utilité des songes? Les démons, dit Wierus, annoncent le plus souvent ce qu'ils exécuteront eux-mêmes. N'en serait-il pas de même de certains songes? En disposant l'âme humaine à certains actes, ils les préparent bien plus qu'ils ne les prédisent. Concluons donc qu'en tant que phénomènes naturels, les songes n'ont aucun rapport certain avec les événements futurs.
§ G. Prévisions naturelles dans les songes.
Cependant, à certains égards, les rêves doivent être attentivement étudiés ; l'instinct naturel peut, dans certains cas, en sollicitant l'imagination à certaines idées, déterminer des songes utiles enfermant des avertissements salutaires. Aspasie apprit ainsi le remède simple qui devait la guérir, et c'est également dans un rêve que le médecin Abin-Zoar eut la révélation du médicament à l'aide duquel il se débarrassa d'une ophthalmie intense. Si l'on prend garde, en effet, à la prodigieuse facilité avec laquelle les idées, libres de la chaîne des impressions extérieures, s'associent pendant le sommeil, on pourra concevoir comment, au milieu de mille combinaisons bizarres, peuvent quelquefois surgir des apperceptions lumineuses.
On peut expliquer de la même manière cette merveilleuse perspicacité de certains songeurs qui, sous une forme ou sous une autre, semblent prévoir des maladies dont le germe jusqu'alors avait été latent. Arnauld de Villeneuve rêva une nuit qu'un cbat noir le mordait au côté. Le lendemain un anthrax existait sur la partie mordue. Le célèbre Conrad Gesner eut un rêve analogue. Des cas du même genre fourmillent dans les auteurs. Un malade de Galien songea qu'une de ses jambes était changée en pierre. Quelques jours après, cette jambe était paralysée. Tel était encore le cas de cette femme
dont Guntlier a parlé (1); elle rêva qu'elle recevait le fouet. Le matin elle portait des lésions semblables à des cicatrices. Roger d'Oxteyn, chevalier de la compagnie de Douglas, s'était endormi plein de santé. Vers le milieu de la nuit il vit en songe un homme pestiféré tout nu, qui l'attaqua avec fureur, le terrassa après une lutte acharnée, et le maintenant entre ses cuisses écartées, lui vomit sa peste dans la bouche. Trois jours après il fut pris de la peste et mourut (2). Hippocrate remarque que les songes où l'on voit des spectres noirs sont d'un mauvais présage. De là ces aphorismes de Nicéphore(3) :
Equos nigros videre nunquam bonum est.
Corvos intuens, dsemones esse puta. Nigra faciès longas tristitias affert, Niger quis conspectus nuntius est morbi.
Vestis alba ad bonum fert finem,
Vestem ferens nigram, infaustum somnium(4).
Cette sagacité de l'âme, apercevant dans le repos des sens, mais le plus souvent sous une forme métaphorique, certaines modifications des viscères, explique pourquoi l'incube est une maladie propre au sommeil. Il semble qu'il y ait dans l'homme endormi qu'une perception confuse de son mal assiège, un instinct semblable à celui des animaux malades. Cet instinct était très-habilement exploité par les Thaumaturges païens. On ne saurait d'ailleurs s'empêcher d'admirer l'extrême lucidité de l'esprit dégagé de toute distraction pendant le som-
(1) Nasse. Zeitschrift fur psychische Aertze. Vol IV, part, ni, p. 20.
(2) Ysbrand de Diemerbroek. Lib. IV, de Peste, hist. 67. Cf. Philip Hoech-stetteri. Obs. med. Decas, VII. Casus secnndus, Scholion; et Borrichius, dans Act. de Copenhague 1677, 78-79 Collect. Acad. part. etr. vii, p. 355. Obs. 46.
(3) In Oneirocrilicis iumbis.
(4) Cf. Rhazis ad Mansor De re medicâ. Lib. II, cap. xxiv, et Physionomie Magistri Michaëlis Scoti. Cap. xnx.
meil. Or, pour que cette liberté lui profite, il suffit qu'une préoccupation antérieure ait institué dans l'âme un régulateur de ses pensées. Combien d'écoliers ont appris leurs leçons pendant le sommeil, les réminiscences claires des songes se transformant au réveil en mémoire! Combien de recherches auparavant inutiles et là couronnées de succès (1)! Souvent un problème qui pendant la veille résistait à une analyse opiniâtre, se résout par une sorte d'intuition spontanée pendant un rêve, phénomène fréquent, qui a exercé la sagacité de beaucoup de penseurs, mais qui surprendra moins ceux qui savent combien l'esprit est en général esclave de son premier point de vue. De ce côté le problème est inattaquable, il y épuise ses forces; enfin, vaincu malgré son obstination, il renonce, et cependant la question se rend d'elle-même après un repos plus ou moins long, lorsqu'au moment où on
(1) Le rêve curieux de Scaliger est raconté partout. (Voir dans les poésies de Scaliger.— Leibnilz, Nouveaux essais, liv. 11, chap, m,§23.) Ceux-ci sont en général moins connus, aussi les citerai-je en entier. « Ipse sum memor, quum agerem setalis annum secundum et vicesimum, et Antonio Boldu, nobili veneto, tunc in pairiâ meâ praeturam gerenli Plinium interpretarer, needum Rvrmolai Barbari emendationes doclissimae eminentissimo authori egregiam imô etiam triaiïam tulissent opem, forte in eum incidisse locum, qui legitur in septimode iis qui plus justo crescunt, vocanturque à Grecis Extrapeli, Torquebat amplius verbum id ; sciebam me legisse de eo aliqua; verum ne author, ne locus satis suppelebant. Proindè veritus imperiliae no-tam œstuanti animo commodum quieti me tradideram. Mox ratiocinans me-cum, librum videbar agnoscere, imô eliam et phyllurœ partem ubi id foret, exsciiptum. Excilatus denique cœpi oblala per somnum repetere. lllusionem putavi, sed cum inscilia? formido infeclaret amplius, ne quid intentatum re-liquerem, librum arripui; sicuti somniaveram it,à comperi. (Ccelii Bhod. Lect, amiq. Lib. XXVII, cap.ix. T. 111, p. 436. Lugd 1562.) » On pourrait rapprocher de ce fait le suivant qui est bien de la même famille. « Nunc et mihi succurrit de Filio Dantis, cui Dantes per quietem apparuisse fertur, docuit que Filium suum de quodam carmine ejus Dantis amisso. Filius exequens visa per quietem, poslea invenit. » ^Petrus Pomponatius in lib. De incantalio-nibus, cap. x, p. 161. Basileœ, 1567. Walter Scott a recueilli un fait de ce genre et des plus curieux. (Démonologie.)
s'y attendait le moins le mouvement incessant et spontané des idées la rappelant encore une fois, elle se présente tout à coup sous un autre aspect (1).
Il serait presque superflu d'insister ici sur ces fantômes des songes créés par le remords. Lorsqu'une idée par sa vivacité s'exalte, elle arrive au point de se distinguer dans l'esprit par une sorte d'individualité, et comme la statue de Pygmalion, s'échauffe, s'anime et respire. Alors elle est chair, elle est vivante, elle agit, elle parle comme l'écho, en répétant sous une intonation particulière la pensée de celui qui écoute. Delà ces tourments affreux qui conduisent les grands coupables au suicide. L'histoire de Pausanias est de tous les temps.
Mais le plus souvent, quelle vanité dans les songes ! Que d'associations monstrueuses ou ridicules ! Je ne puis m'em-pêcher de raconter ici une histoire comique que par respect pour la décence du langage je laisserai en latin. « Titius (in Prœludiis Lud-Ducatii) per somnum existimabat se sacculum aureorum invenire, quern interim, dum ventris opus levaret, socio portandum commiserit. Excitatus ille aureos non in-venit, sed proximo stercus erat. » Quelle que soit la vérité de certains songes, il est en général fort dangereux d'y croire. Beaucoup de gens superstitieux sont morts pour y avoir attaché trop d'importance. On ne peut donc qu'applaudir à cette réflexion si sage de Phavorin. « Si dicunt prospéra et « fallunt, miser fies frustra expectando ; si adversaria dicunt « et mentiuntur, miser fies frustra timendo(2). »
§ 9. Des différentes catégories de songes suivant leur fréquence.
On voit et on entend en songe. Il y a aussi des rêves du
(1) Cf. Autenrieth. Handbuch der empirischen menschlichen Physiologie. T. III, p. 264.
(2) Aiil. Cell. JVort. au. 14.
toucher. Ces songes sont les plus fréquents. Ceux de l'odorat et du goût sont beaucoup plus rares; quelques auteurs les ont niés, mais il y en a des exemples certains (1). Une personne très-digne de foi me racontait dernièrement un rêve fort bizarre pendant lequel elle avait eu la perception distincte de certaines saveurs. Un malheureux artiste, mourant d'une albuminurie ancienne, était tourmenté de vomissements incoercibles, son estomac ne pouvait supporter aucune boisson, une soif douloureuse, ardente, le dévorait. Mais si, au milieu de ses douleurs, l'excès de la fatigue le livrait au sommeil, un génie consolateur conduisait son imagination. Il rêvait qu'il parcourait Paris avec ses amis ; il s'arrêtait avec eux chez tous les glaciers du boulevard, et s'abreuvait avec volupté d'une bière fraîche et délicieuse. A son réveil ce pauvre Tantale me racontait ses songes avec les expressions d'un ravissement sensuel inexplicable chez un homme d'une sobriété ascétique.
Il est bien connu qu'en raison de la loi d'association, l'instinct éveille des idées « et sitis fontes salientes nemusque im-pendens vividissimè représentât, » dit fort justement Haller. Mais dans le songe que je rapporte ici, il y avait une saveur perçue, c'était de la bière blanche que pensait le rêveur, et il en sentait le goût.
D'ailleurs, ces rêves sont rares; j'en dirai autant de ceux qui représentent des sensations olfactives. Quelques personnes, au nombre desquelles je me range, ne les ont jamais éprouvés.
Les rêves du toucher sont plus fréquents. Un jeune homme fut un jour réveillé par la sensation d'un baiser déposé sur sa joue, il était cependant seul dans sa chambre et personne n'y était entré. J'ai observé à la Salpêtrière, en 1840, une femme
(1) Cf. Macario. Ouvrage cité.
succube; le démon venait la visiter chaque nuit, elle subissait ses caresses immondes, palpitait sous ses étreintes et sentait son haleine. A son réveil elle racontait avec horreur ces mystères nocturnes.
Les rêves dont je viens de parler sont rarement primitifs. Ils se développent comme consecutions ou plutôt comme éléments complémentaires d'une idée visible. Un homme a faim, il ima« gine qu'il mange une viande rôtie, aussitôt il sent le goût particulier à une viande ainsi préparée. L'idée de viande a précédé celle de saveur.
Les rêves d'audition, relatifs à des paroles formulées, sont assez rares, ou du moins difficilement retenus, sinon peut-être chez les aveugles-nés, ce qui établit une différence très-remarquable entre les rêves et les hallucinations. Ils sont plus fréquents en tant qu'ils ont pour objet des mélodies ou des bruits. Cette fréquence est d'ailleurs en raison directe de la sensibilité auditive de celui qui rêve et de son inclination aux impressions musicales.
Essentiellement, les rêves sont surtout des images, c'est-à-dire des formes, des idées. C'est la vue intérieure qui est la mère des songes; c'est, de toutes nos facultés, la plus active, et ce mode d'être et de sentir est si essentiel à l'intelligence, que ce qu'il y a de plus inconnu à l'homme, ce sont des ténèbres absolues. Pénétrez dans un abîme, couvrez vos yeux, que dis-je? devenez aveugle; vous anéantirez pour vous le monde extérieur, mais vous n'anéantirez pas votre âme. Les yeux fermés ou détruits sont pleins de lumières, phosphènes, spirales, formes kaléidoscopiques, taches, étincelles, ombres, tourbillons de lumière, chaos immense d'éléments dont la fermentation est incessamment et nécessairement lumineuse ; voilà ce qui remplit à jamais les ténèbres d'un homme qui a vu une première fois. Qui pourrait même dire que les aveugles
nés n'ont pas à leur insu l'idée de lumière? Peut-être ce sujet n'a-t-il point été suffisamment examiné (1).
CHAPITRE VI.
DE L'IMAGINATION DANS L'ÉTAT PATHOLOGIQUE.
§ f. État île veille. — Hallucinations.
Nous donnerons exclusivement le nom d'hallucinations à des sensations qui se développent sans cause extérieure adéquate, pendant l'état de veille.
L'hallucination existe à deux degrés :
1° Elle est complète, quand elle crée son objet de toutes pièces.
2° Elle est incomplète quand elle se borne à prêter à des objets réels des qualités qui leur sont étrangères. La première est une hallucination essentielle. La seconde est une hallucination qualitative.
1° Des hallucinations essentielles.
On peut les distinguer en tant qu'elles sont primitives ou consécutives.
Les hallucinations primitives du goût et de l'odorat sont assez rares. La plupart du temps, sinon toujours, elles se développent à l'occasion d'une sensation ou d'une idée sous l'influence du principe d'association. 11 en est de même des hallucinations
(1) Conclusimus indè, cœeum a nativitate posse videre colores, sed neseiro quod colores sint. (H. Boerhaave. De morbis ex imaginatione.)
du loucher. Le plus souvent elles sont consécutives; en voici un exemple :
Un jeune homme âgé de quatorze à quinze ans, d'un tempérament nerveux, d'une imagination vive et très-sujet aux rêves, marchait un jour dans de hautes herbes ; un de ses compagnons lui parle de serpents, on en voit souvent en ce lieu ; au même instant notre jeune homme sent urie lame froide s'engager sous son pantalon et s'enrouler autour de sa cuisse avec une rapidité foudroyante. Il s'arrête épouvanté et convaincu qu'un serpent s'est glissé sous ses vêtements. Il n'en était rien cependant, et, après un examen attentif, il fut bien démontré qu'il avait été la dupe de son imagination.
M. C..., chimiste eminent, m'a raconté le fait suivant. Il était encore enfant et jouait aux billes dans une chambre où, quelques mois auparavant, était morte une de ses tantes. Une de ses billes lui échappe et roule dans l'alcôve; l'enfant se précipite, mais au moment où il se courbe pour la ramasser, il sent passer sur sa tête un souffle léger et un baiser effleure sa joue, il entend en même temps murmurer à son oreille ce mot : Adieu !
Il est bien évident que dans ces deux cas l'hallucination s'est développée sous l'influence du principe d'association, l'hallucination est ici consécutive.
Il en est de même de ces hallucinations du toucher qui se produisent à l'occasion de frayeurs nocturnes. Un cas vulgaire est celui de ces démangeaisons qui vous tourmentent quand on entend parler d'insectes parasites.
Les hallucinations primitives des sens du toucher sont beaucoup plus rares; mais il en est des exemples bien avérés.
Je dois à M. Chevreul la connaissance du fait suivant :
Un des anatomistes qui ont illustré la fin du dix-huitième siècle, X, se faisait coiffer. Tout à coup il se retourne et dit à
son perruquier : pourquoi me serrez-vous le bras? Celui-ci s'excuse et nie. Un moment après, même observation, même réponse. Le coiffeur achève enfin son œuvre, renouvelle les dénégations les plus formelles et se retire.
Le lendemain X apprit la mort d'un de ses amis. Au moment même où il s'était senti serrer le bras, ce malheureux s'était noyé. X eut l'esprit frappé de cette coïncidence le reste de sa vie, et fut dès lors sujet à des terreurs d'enfant, si bien que le soir il se faisait accompagner dans sa chambre où l'on demeurait près de lui jusqu'à ce qu'il fût endormi.
Nous ne chercherons point à multiplier ces exemples, ce serait là un objet de curiosité pure, et les limites de cet ouvrage ne nous permettent aucune prolixité. Nous parlerons maintenant des hallucinations de ces sens, que l'on pourrait appeler, à bon droit, les sens de l'intelligence, à savoir de l'ouïe et de la vue. Celles-ci sont les plus habituelles, et cela par la raison fort simple que la pensée a toujours pour corps, si je puis ainsi dire, un son ou une forme imaginaire.
a. Hallucinations de l'ouïe. De toutes les hallucinations, ce sont les plus fréquentes. Elles sont en général consécutives, et ont presque toujours pour cause une préoccupation par suite de laquelle certaines idées acquièrent une vivacité exceptionnelle. Dans certains cas cependant elles sont primitives, et l'on en pourrait citer des exemples nombreux.
Il est bien remarquable que dans le sommeil les rêves visuels soient les plus fréquents, tandis que dans l'ordre des phénomènes diurnes ce sont les hallucinations de l'ouïe qui dominent. Serait-ce que pendant la veille et en plein jour l'ouïe est en réalité moins active ? Dans ce cas on pourrait penser qu'une des conditions les plus favorables au développement des hallucinations est l'absence d'un excitant extérieur. Mais cette condition n'est point essentielle, comme des
observations nombreuses et positives le prouvent surabondamment.
Avant d'entrer en matière, il est utile de bien déterminer ici quel sens nous attachons à cette expression, hallucinations de l'ouïe. Cela est d'autant plus nécessaire qu'il nous paraît y avoir à cet égard quelques incertitudes chez les auteurs modernes qui ont traité de ce sujet.
Ainsi, pour ne laisser aucun doute, nous déclarons donner exclusivement le nom d'hallucinations de l'ouïe, aux sensations auditives qui se développent en l'absence de toute cause actuelle et adéquate. Qu'un noyau dentaire libre dans la cavité d'une dent détermine la perception d'un certain bruit; que le mouvement des artères et du sang soit perçu sous forme de bourdonnements; que des sifflements soient entendus, quand, par suite d'un défaut d'équilibre entre l'air extérieur et l'air enfermé dans le tympan, des courants d'air s'établissent dans la trompe d'Eustachi; ces bruits, quoique intérieurs, ne constituent point des hallucinations, parce qu'ils sont réels, et la perception n'est pas fausse; mais le jugement qu'on porte sur elle, en la rapportant à quelque cause extérieure au corps, est erroné. Or, qui pourrait confondre avec l'hallucination un jugement erroné? Ainsi, cette catégorie d'hallucinations sensoriales, acceptée par quelques auteurs, me paraît devoir être complètement rejetée.
11 n'y a pour nous d'autres hallucinations que les sensations auditives qui se développent en l'absence de tout bruit réel, et j'ajouterai, de toute cause étrangère capable d'éveiller directement le mode de sensibilité propre aux nerfs auditifs. L'homme qui entend un son quand sa vertèbre auditive fait partie d'un arc galvanique, n'a point une hallucination, parce qu'il y a à cette sensation une cause connue, et que le rapport de nos sens avec des excitants extérieurs spéciaux, établi selon
l'ordre de la nature et des harmonies de l'animal avec le monde, n'a en soi rien d'essentiel et d'absolu. Si bien qu'en l'absence de toute vibration de l'air, en variant les propriétés ou l'intensité des courants électriques, peut-être pourrait-on faire entendre à un homme soumis à ces expériences un concert harmonieux.
En effet, la faculté de sentir est, dans l'âme, antérieure au monde, et il n'y a que les organes extérieurs des sensations qui aient, avec les divers agents de la nature, un rapport de subordination nécessaire. Ainsi, dans un autre ordre de choses, avec des organes différents, l'âme pourrait avoir des sensations analogues aux sensations actuelles. Une proposition pareille ne pourra paraître hardie qu'à ceux qui n'auraient pas l'habitude des questions psychologiques. Il n'y a donc d'autres hallucinations de l'ouïe que celles qui ont le cerveau pour point de départ. Elles se partagent en trois catégories bien distinctes.
A la première catégorie se rattachent ces hallucinations qui sont en contradiction avec le mouvement des pensées dont l'esprit est préoccupé.
La seconde comprend les hallucinations dans lesquelles la pensée elle-même se transforme en sensations distinctes ; elles prennent évidemment naissance, dans cette habitude des gens préoccupés qui se parlent à eux-mêmes.
« C'est dommage, Guillot, que tu n'es point entré Au conseil de celui que prêche ton curé. »
C'est ainsi que les Gascons parlent fréquemment, conversant avec eux-mêmes à haute voix, se questionnant, se répondant, s'approuvant, se contredisant. Or, la pensée qui s'interpelle ainsi dans le discours intérieur de l'âme peut, en l'absence de toute parole articulée, être entendue comme une voix sonore et distincte.
La troisième catégorie comprend ces idées qui s'imposent à l'âme en l'absence de toute sensation proprement dite. J'ai dit plus haut comment, dans certains cas, on s'imagine penser ce qu'on entend en réalité, quand la cause extérieure n'a déterminé que des sensations excessivement faibles. Ici ce sont des pensées qui s'imposent sous forme interpellative et qui semblent des perceptions sans cause extérieure, tant les sensations dont elles sont revêtues sont subtiles et raréfiées.
Cette forme d'hallucinations dont on a de nombreux exemples est fort anciennement connue, comme l'atteste un curieux passage de Psellus.
Le visionnaire Marcus l'entretient des six espèces de démons. Ceux de l'air, et ceux de la terre, dit-il, s'emparent de la pensée et trompent ainsi les hommes qu'ils entraînent au crime et aux plus honteuses turpitudes. Mais, dit Psellus, comment cela se peut-il faire: Ils nous poussent au mal en cachette, répond Marcus. Ils touchent en effet à l'esprit fantastique qui est en nous, et comme ils sont esprits eux-mêmes, ils nous sollicitent à la volupté sans bruit, sans voix, par des discours qui n'ont point de son. Que cela ne t'étonne point, ajoute Marcus, ne vois-tu pas que celui qui te parle de loin élève la voix? Mais s'il te parle à l'oreille il murmure à voix basse. Que serait-ce, s'il pouvait s'unir intimement à ton âme? Son discours, conçu par ta volonté, serait évidemment dit sans aucun son, comme cela arrive, dit-on, aux âmes séparées des corps (1).
Porphyre dit à peu près la même chose. Ce n'est point, dit-il, par des voix sensibles que ces natures s'expriment. Comme elles sont spirituelles, ce n'est que par l'esprit qu'elles se communiquent à ceux qui les respectent (2).
(1) Ex. Michaele Psello. De dœmonibus.
(2) De I'abstinence. Liv. II, chap. Lin. « L'action de ces êtres spirituels sur
Ces passages sont assez clairs; mais il y a des exemples nouveaux, il y en a de quotidiens; et qu'y a-t-il d'étonnant d'ailleurs qu'un homme préoccupé, se rappelant ce qu'il s'est dit à lui-même, imagine l'instant d'après, l'avoir entendu d'un autre homme? Nos souvenirs sont-ils autre chose que des idées? Telles sont les hallucinations psychiques des modernes (1).
Les hallucinations auditives de la seconde catégorie dépendent cle pensées qui dans un certain état du cerveau ont sympathiquement affecté la sphère des sens extérieurs. A certains égards elles ont avec les rêves une analogie incontestée.
La première catégorie comprend des phénomènes d'un ordre très-différent.
Un homme applique sa pensée à des recherches profondes. Son imagination s'élève, son intelligence creuse des problèmes. Au milieu de ce labeur, il entend des cris confus s'élever autour de lui, des voix qui l'insultent. Un religieux s'élève à Dieu par la prière ; toutes les forces de sa volonté sont tendues vers le ciel, et cependant il croit entendre les démons qui le raillent, il entend des choses ridicules ou dépourvues de bon sens. Comment expliquer ces phénomènes ?
On aura beau dire et beau faire, les hallucinations de cette catégorie n'ont point d'explication actuelle suffisante. Qu'un homme préoccupé, se parlant à lui-même idéalement, s'imagine entendre sa pensée; cela se conçoit à la rigueur. Mais que l'esprit occupé à des recherches sublimes soit assailli de
notre cerveau, ou immédiatement sur notre âme, se confond totalement avec les opérations de notre âme même. » (De Lamennais, Pensées diverses. OEuvr. complètes, t. VI, p. 44î». Paris, Cailleux, 1836.)
(I) M. Baillarger a tracé avec un rare talent l'histoire des hallucinalions psychiques, qu'il distingue très-heureusement des hallucinations auxquelles les sens participent. Je ne puis mieux faire que de renvoyer ici le lecteur à son ouvrage, l'un des plus beaux qui aient jamais été écrits sur ces matières difficiles. —Des hallucinations, chap. il. Dans les mémoires de l'Académie de Médecine. Paris, 1846. T. XII, p. 367.
u. M
voix distinctes, voilà ce qu'en regard d'une préoccupation qui attache toute l'attention de l'esprit, on ne saurait comprendre qu'avec peine, à moins toutefois que l'attention ne soit par moments détournée par des idées automatiquement éveillées, mais dominantes.
Dans ce cas, en effet, l'explication serait plus proche. Qu'un ermite, perdu dans les séductions de la solitude et du jeûne, entende une voix lui crier, mange! que l'ivresse de la chasteté le sollicitant à la fornication, il entende au milieu des plus saintes méditations la voix des sirènes ! il y a une cause à ces idées dans les stimulations organiques (l). En vain la volonté élève l'âme vers Dieu ; les sollicitations de la chair la troublent par instant, et la tentation vaincue renaît comme les têtes de l'hydre fabuleuse. Mais de quels viscères partiront ces railleries amères, ces injures mortelles, ces persécutions sans cause qui ébranlent la foi de l'esprit le plus noble et font chanceler la raison la plus élevée? Nous essayerons plus tard d'en expliquer les principales causes, sans oser y prétendre absolument.
b. —Hallucinations de la vue. Les hallucinations de la vue, envisagées dans leurs rapports avec les conditions extérieures, peuvent être comprises sous trois catégories différentes.
Les unes se développent et apparaissent uniquement dans l'obscurité, soit que la lumière extérieure n'éclaire plus les objets, soit qu'on ferme seulement les yeux, soit enfin qu'on ait perdu la vue. Nous donnerons à cette première catégorie d'hallucinations, le nom à?hallucinations nocturnes.
D'autres ont pour condition un jour faible et douteux, comme la clarté d'une lampe, le jour pâle de la lune, les der-
(1) Cf. îanï Peterson Michel!, Bissertatio medica inauguralis de mirabili, quee copia inter et paries generationi dicaïas intercedit, sijmpalhiâ. Cap. H, ;v) 1!, dans Schlegel. Sylloye selectorumopusculorum de mirabili sympalhùî. Lipsiœ, 1787.
nières lueurs du soir. Nous donnons, à cette seconde catégorie, le nom d'hallucinations crépusculaires.
Une troisième catégorie comprend des hallucinations dont l'objet n'apparaît qu'au grand jour, lorsque les yeux sont ouverts et sous l'influence d'une vive lumière. Ces hallucinations, les plus intéressantes de toutes, sont les hallucinations diurnes.
Les hallucinations nocturnes à certains égards se rapprochent des rêves, et en effet, elles se développent dans l'obscurité, c'est-à-dire dans une sorte dé sommeil partiel dont l'œil est le siège. Ces hallucinations ont dans la plupart des cas une forme toute particulière.
Rarement l'objet fantastique est coloré en rouge ou en bleu. Le plus souvent il est couleur de feu, comme les phosphènes; d'autres fois il est d'un blanc pâle ressortant sur le fond noir des ténèbres, et comme phosphorescent. Cette forme n'est pas absolument rare.
Ces fantômes ont, ainsi que je viens de le dire, une analogie très-grande avec les phosphènes. M. M***, statuaire, avait pris le soir en se couchant une pilule d'opium, par le conseil de son médecin ; quelques moments après il eut la vision d'une fontaine de feu. L'onde enflammée descendait sans cesse, et il s'en élevait une vapeur formée de têtes grimaçantes et lumineuses.
Ces têtes grimaçantes sont fréquentes dans les hallucinations nocturnes. Souvent elles composent une voûte vivante, horrible, où l'halluciné est comme enfermé. Cette effroyable vision tourmenta longtemps le célèbre et malheureux M. de Savigny. J'ai appris de plusieurs personnes qu'elles avaient eu cette singulière hallucination.
J'ai éprouvé autrefois l'hallucination suivante. Une nuit, presque étouffé sous l'étreinte d'un cauchemar, je me dégageai par un effort violent et j'ouvris les yeux. J'aperçus alors une
tête gigantesque. Cette tête était de feu, et me faisait d'épouvantables grimaces. Voyant que j'avais affaire à une halluci-cination, j'observai attentivement ce que cela deviendrait. Au bout de quelques instants, les contours de la tête devinrent oscillants ; elle semblait flotter dans l'espace. Enfin, elle pâlit peu à peu et disparut en s'éparpillant en une multitude de rosaces lumineuses. Cette décomposition des objets de l'hallucination au moment où elle s'éteint est fréquente. Le libraire Nicolaï l'a décrite d'après sa propre expérience, ce n'est pas là le point le moins curieux de leur histoire.
La fameuse madame Guyon fut sujette à des visions de ce genre. Combien d'exaltés ont cru comme elle avoir vu le diable, qui n'avaient vu rien autre chose ! Mais ce phénomène n'en est pas moins assez difficile à expliquer.
Il est fort à remarquer que ces apparences se font impérieusement regarder. Elles paraissent suivre le mouvement des yeux, mais il ne s'ensuit pas nécessairement qu'elles aient la rétine pour siège, parce que l'habitude du corps fait que nous considérons comme ayant au-devant de nos yeux toutes les choses que nous nous imaginons voir. Ainsi, par suite de l'association des mouvements des idées avec ceux du corps, le fantôme sera naturellement vu dans la direction des axes optiques. Ces images semblent donc suivre le mouvement de la tête et des yeux.
Je me suis convaincu de ce fait une nuit, à la suite de l'ingestion d'une substance narcotique. J'apercevais une foule remuante de petits hommes microscopiques; lorsque je détournais la tête, ces images suivaient le mouvement et ne cessaient point d'être aperçues.
Les fantômes blancs sont assez rares dans les ténèbres absolues, mais ils sont la forme la plus habituelle des hallucinations crépusculaires.
Celles-ci sont extrêmement fréquentes.
C'est vers le soir que Dion eut cette épouvantable vision, qui fut comme le présage de sa mort. Dans le temps où s'ourdissait la conspiration dont il fut victime, il vit un fantôme effrayant et monstrueux. Assis dans un portique, seul et livré à ses réflexions, il entend tout à coup du bruit; il porte les regards de ce côté, et, à la faveur du jour qui régnait encore, il aperçoit une grande femme qui, par ies traits de son visage et par son habillement, ressemblait à une furie de théâtre et balayait la maison (1).
C'est encore dans cette catégorie d'hallucinations crépusculaires, que doit être rangée la fameuse vision de Brutus.
« Lorsqu'il avait fini ses affaires, dit Plutarque, et qu'il lui « restait du temps, il l'employait à lire jusqu'à la troisième « garde, heure à laquelle les centurions et les autres officiers « avaient coutume d'entrer dans sa tente. Lors donc qu'il se « disposait à partir d'Asie avec toute son armée, dans une « nuit très-obscure, oit sa tente n'était éclairée que par une « faible lumière, pendant qu'un profond silence régnait dans « le camp, Brutus, plongé dans ses réflexions, crut entendre « quelqu'un entrer dans sa tente. 11 tourne ses regards vers la « porte, et voit un spectre horrible d'une figure étrange et « effrayante, qui s'approche et se tient près de lui en silence. « Il eut le courage de lui adresser le premier la parole. Qui « es-tu ? lui dit-il; un homme ou un Dieu? que viens-tu faire « dans ma tente? que me veux-tu? — Brutus, lui répondit le « fantôme, je suis ton mauvais génie ; tu me verras dans les « plaines de Philippes. »
On sait par quels raisonnements Cassius essaya de calmer et de rassurer son ami; mais que peuvent les raisonnements
(1) Plutarque. Vie de Dion. LXI.
contre cette logique irrécusable des faits qui, sous des formes diverses, éclaire les hommes sur l'avenir (1) ?
Les deux hallucinations dont nous venons de parler sont fort complexes. Dion et Brutus entendent le fantôme avant de le voir. Brutus ale courage de s'entretenir avec le sien. Comment des apparitions si complètes n'auraient-elles pas le prestige de la réalité? Ces malheureuses visions peuvent d'ailleurs se reproduire plusieurs fois.
Brutus vit une seconde fois son mauvais génie.
Citons des exemples plus modernes. M. Chevreul a eu une hallucination de ce genre, mais beaucoup moins complète; cette hallucination a été racontée par M. Michéa, mais, d'après des renseignements presqu'en tous points inexacts. M. Chevreul, pensant avec une haute raison que la vérité seule profite à la science, a bien voulu m'autoriser à raconter de nouveau cette singulière vision. Ce sera une rectification entourée de toute l'autorité possible, parce que l'illustre philosophe auquel j'ai dû soumettre ma rédaction, a bien voulu l'approuver comme étant l'expression exacte de la vérité.
C'était quelques jours avant l'occupation de Paris par les alliés en 1814. Une inquiétude universelle régnait. Après une journée pleine de fatigues, M. Chevreul fut passer quelques instants dans une maison amie; la conversation roula exclusivement sur les événements du jour, bientôt après il rentra chez lui et se mit au travail.
Il méditait donc, suivant son habitude, assis et courbé très-près de son foyer, mais bientôt, sentant sa tête embarrassée, il se lève, se retourne et voit entre les deux croisées de son cabinet, non point, comme l'a écrit M. Michéa, une figure distincte et connue, mais une forme pâle et blanche, semblable à un cône
(1) Voy., dans Valère-Maxime, lib. I, cap. vu. I)e somniis, 8. L'histoire de Cassius de Parme.
fort allongé que surmonterait une sphère. Cette forme, assez mal définie d'ailleurs, était immobile, et pendant que M. Che-vreul la considérait, il était dans un état tout particulier d'angoisse. 11 n'éprouvait aucune frayeur morale, et cependant il se sentait frissonner; un instant il détourna les yeux et cessa alors devoir le fantôme, puis les reportant vers le même lieu il l'y retrouva dans la même attitude. Cette épreuve fut répétée avec le même résultat ; fatigué de cette vision persistante, M. Chevreul se décida à passer dans sa chambre à coucher. Pendant ce mouvement, qui l'obligeait de passer devant ce fantôme, celui-ci s'évanouit.
Trois mois après environ, M. Chevreul apprit assez tardivement la mort d'un vieil ami qui, en signe de souvenir, lui léguait sa bibliothèque ; cette triste nouvelle avait été singulièrement retardée par la difficulté des communications dans cette malheureuse époque, et, en rapprochant les dates * il constata entre la vision qu'il avait eue et l'heure de la mort de son ami une sorte de coïncidence. Si j'avais été superstitieux, me disait M. Chevreul, j'aurais pu croire à une apparition réelle.
Toutes ces hallucinations ont un caractère commun qui les distingue de la plupart des hallucinations nocturnes. Celles-ci, avons-nous dit, flottent devant les yeux comme des phosphènes ; l'objet de l'hallucination crépusculaire, mêlé aux objets extérieurs, semble au contraire avoir avec certains points de l'espace un rapport déterminé. « J'en ai souvent trouvé, » dit Lenglet-Dufresnoy, « qui ont eu de ces visions affreuses. Un « entre autres qui voyait, disait-il, un spectre au coin de la « chambre où était une porte, et ce spectre de figure humaine « était, dit-il, habillé en ermite avec une longue barbe et deux « cornes sur la tête, ayant d'ailleurs une figure horrible et une « contenance effroyable. Cet objet frappait si vivement le ma-
« lade qu'il était comme impossible d'apporter quelque remède « à sa frayeur. On lui voyait les yeux égarés à la vue de ce « spectre, et pour ne le pas voir, tantôt il se couvrait la tête, « tantôt il la tournait vers les endroits où il croyait ne le pas « apercevoir. Enfin rien n'était plus digne de compassion que « la situation de ce moribond qui d'ailleurs était homme de « bien et bon chrétien (1). » Ainsi, ferme-t-on les yeux, dé-tourne-t-on la tête? l'objet fantastique disparaît; dirige-t-on les yeux sur le lieu où on l'a vu d'abord? il paraît de nouveau. Par quel autre procédé un homme de sens arrive-t-il à se convaincre de l'existence des objets que leur éloignement ne lui permet point de toucher, et peut-on s'étonner en conséquence de ces croyances singulières dont toute l'antiquité fut imbue au sujet des démons et des génies? et aujourd'hui encore les raisons qu'on oppose à leur réalité ne sont-elles pas celles d'une logique trop subtile pour être entendue de la plupart des hommes? L'halluciné ne doit-il pas se comparer naturellement à un homme clairvoyant au milieu d'une nation d'aveugles, et en vérité les dénégations et les railleries de ceux-ci pourraient-elles modifier la conviction de celui-là?
Les hallucinations crépusculaires sont très-fréquentes parmi des gens d'ailleurs sains d'esprit. Un de mes amis, le Dr S., homme étranger aux vaines frayeurs, revenant un soir de la chasse, fut assez longtemps accompagné par une forme humaine enveloppée d'une sorte de suaire, elle marchait en baissant et en relevant alternativement la tête. Au bout d'une demi-heure environ elle disparut tout à coup. Il faisait clair de lune, et cette lumière douteuse est, comme on le sait, particulièrement chère aux fantômes. Un fait bien digne de remarque, c'est l'épouvante et l'horreur mystérieuse que leur vue inspire aux plus fières natures.
(I) Lenglet-Dufresnoy. Recueil de dissert. T. II, part. 1, p. 251.
Les hallucinations diurnes ont plus d'un point de ressemblance avec les hallucinations crépusculaires; mais celles-ci offrent aux yeux des formes pâles; les fantômes diurnes apparaissent au contraire enveloppés de lumière, brillants de vie et de réalité. Parmi les hallucinations de ce genre, il en est de fort célèbres, telle fut, entre mille, celle de ce maréchal ferrant, qui occupa singulièrement l'attention sous Louis XIV, et plus tard celle du visionnaire Martin, si célèbre sous Louis XVIII, parmi une génération que des malheurs effroyables et des événements inouïs avaient en grande partie rendue crédule.
On doit remarquer que la plupart des hallucinations nocturnes ou crépusculaires ont pour objet des fantômes hideux, souvent au contraire les fantômes diurnes présentent aux personnes qui sont d'ailleurs bien portantes des formes belles et gracieuses. Ne serait-ce pas là l'origine de ces vieilles croyances sur la nature des génies nocturnes et des anges de lumière?
Quoi qu'il en soit, ce qui donne surtout à ces fantômes l'apparence de la réalité, c'est qu'il faut les regarder pour les voir au milieu de choses réelles dont la vision n'est point suspendue ; et c'est précisément là ce qui distingue les hallucinations, des rêves de l'extase. Souvent dans l'extase les objets extérieurs cessent d'être aperçus.
De quelques formes particulières d'hallucinations diurnes. Dans la plupart des cas il suffit de l'impression de la lumière sur les yeux pour déterminer la vision d'objets qui disparaissent aussitôt que les yeux sont fermés (1), souvent alors le fantôme n'est perçu que par un seul œil. C'est là ce que M. Mi-chéa désigne sous le nom d'hallucination dédoublée.
Un jeune épileptique, au moment de l'invasion de ses accès, apercevait, mais de l'œil gauche seulement, une roue dentée,
(1) Cf. Beaumont's Treatise, p. 91.
une figure hideuse occupait le centre de la roue(l). Cullen, dit Delaroche (2), a vu une dame qui, ayant été longtemps tourmentée de maux de nerfs, vint à croire qu'elle était constamment environnée de démons et de spectres affreux, quoiqu'en plein jour et lorsqu'elle avait les yeux bien ouverts. On regarda ceci comme une affection du cerveau et on la traita en conséquence, mais sans succès. Un jour que dans son désespoir elle courait dans son appartement, comme on cherchait à l'arrêter, quelqu'un, par hasard, mit la main sur un de ses yeux. A l'instant tous ces horribles fantômes s'évanouirent, et elle devint parfaitement tranquille; mais au moment où l'on ôta la main, elle revit ces mêmes objets. L'expérience ayant été répétée plusieurs fois, on trouva un moyen bien simple de remédier à ce mal, ce fut de recouvrir pendant quelque temps cet œil, pour qu'il ne reçût pas de lumière.
On a cru trouver un exemple analogue dans une observation de Thomas Minadoius, rapportée par Marcellus Donatus (3) ; mais évidemment cette observation a été mal comprise, et il n'y est point question de ce fait. Il est curieux que dans certains cas, où il y a à la fois des hallucinations de la vue et de l'ouïe, les hallucinations affectent l'œil d'un côté du corps, et l'oreille de l'autre. On a attaché beaucoup d'importance à ce fait, réellement intéressant; aussi nous réservons-nous d'y revenir ailleurs.
Parmi les formes les plus remarquables d'hallucinations visuelles, il en est une fort bizarre à laquelle on a donné le nom de deuîéroscopie. Elle consiste à voir devant ses yeux un fantôme semblable à soi.
(1) Maisonneuve, Obs. sur l'ëpilepsie, p. 295.
(2) Delaroche. Analysa des fondions du système nerveux. Genève, 1778. T. I, p. 196, cilé par M. Michéa. Délire des sensations, p. 48.
(3) Hist. med. mirab. Francf. 1613, lib. Il, cap. u, p. 207.
Cette vision de soi-même dans une hallucination est un phénomène assez rare. Un des cas les plus anciennement connus est celui qu'Aristote a signalé dans son opuscule De memo-riâ et reminiscentiâ et qu'il a expliqué plus au long dans sa météorologie (1). Un certain Aniiphéron, dit-il, lorsqu'il se promenait voyait sa propre image \enir à sa rencontre. Un voyageur, qui avait passé un long temps sans dormir, aperçut une nuit sa propre image qui chevauchait à côté de lui ; elle imitait tous ses actes et répétait exactement tous ses mouvements. Le cavalier ayant à traverser une rivière, le fantôme la passa avec lui ; parvenu enfin dans un point où la brume était moins épaisse, cette bizarre apparition disparut (2). Goethe raconte avoir eu une hallucination semblable. Cette forme est d'ailleurs assez fréquente dans le délire des fièvres typhoïdes. Mon ami M. le docteur Labourdette a bien voulu me communiquer deux observations de ce genre. Nous aurons à dire quelques mots de certaines illusions du sens intime qui sont fort analogues à celles-ci, mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler.
Les hallucinations sont essentiellement des phénomènes individuels ; en sorte qu'à certains égards l'halluciné est différent des hommes qui l'entourent. Mais dans certains cas la même hallucination affecte plusieurs individus. D'autres fois, assure-t-on, ce qui est pour l'un l'objet d'une hallucination ou d'un rêve, peut affecter en même temps, et sympathiquement, un autre individu. Les premières sont les hallucinations simultanées. Les autres peuvent être justement nommées, si toutefois elles ne résultent d'une simple coïncidence, hallucinations sympathiques.
11 y a dans l'histoire un exemple fameux d'hallucination simultanée. « Le rhéteur Emilianus, dit Plutarque, eut pour
(1) Météor. Lib. HI, cap. iv, ex initio.
(2) Vitellio, in lib. X, Perspectives.
« père Epitherse, habile grammairien. 11 racontait qu'il s'était « embarqué pour l'Italie sur un vaisseau chargé de beaucoup « de marchandises et d'un grand nombre de passagers; pen-« dant la navigation, comme ils étaient vers le soir auprès des « îles Echinades, le vent tomba tout à coup et le navire fut « porté par les flots auprès des îles de Paxos. Tous les voya-« geurs étaient bien éveillés et plusieurs même passaient leur « temps à boire, lorsque tout à coup on entendit une voix qui « venait du côté des îles, et qui appelait Thamus avec tant de « force, que tout le monde en fut surpris. Ce Thamus était « un pilote égyptien que très-peu de passagers connaissaient « de nom : Il se laissa appeler deux fois sans répondre, à la « troisième, il répondit. Alors celui qui l'appelait, renforçant « sa voix, lui dit. Lorsque tu seras à la hauteur de Palodès, « annonce que le grand Pan est mort.
« Epitherse nous racontait que tous les voyageurs effrayés a délibérèrent s'il fallait obéir à cet ordre ou ne pas l'exécuter. « Thamus déclara que si le vent soufflait lorsqu'il serait à la a hauteur indiquée il passerait sans rien dire ; mais que si le « calme les retenait, il s'acquitterait de l'ordre qu'il avait «c reçu.
« Quand le vaisseau fut près de Palodès, le vent tomba, et « le calme le surprit de nouveau. Alors Thamus monta sur la « poupe du vaisseau, et le visage tourné vers la terre, il cria « comme il l'avait entendu, que le grand Pan était mort. — « A peine eut-il dit ces mots, qu'on entendit des gémissements «t comme de plusieurs personnes surprises et affligées (1). »
Nous trouvons dans la vie de Plotin par Porphyre le récit suivaht :
« Un prêtre égyptien fit un voyage à Rome. Il se mit en
(I) Pliitarque. De defect, orac. Cf. Etisèbe, Prœp. evany. Lib. V, cap. ix.
« tête de donner des preuves de sa sagesse. Il pria Plotin de « venir avec lui à un spectacle qu'il se proposait de donner. « Il avait un démon familier qui lui obéissait dès qu'il l'appe-« lait. La scène se passait dans une chapelle d'Isis. L'Égyp-« tien assurait qu'il n'avait trouvé que cet endroit pur dans « Rome. Il invoqua son démon afin qu'il parût; mais à sa « place on vit paraître un dieu qui n'était point à l'ordre des « démons. Ce qui fit dire à l'Égyptien : Vous êtes heureux, « Plotin ! Vous avez pour démon un dieu (1). »
Le docteur Parent a fait connaître dans le grand Dictionnaire des sciences médicales un fait aussi curieux qu'inexplicable d'hallucinations simultanées (2), et un romancier, qui s'est acquis toute l'autorité d'un philosophe et d'un historien, a raconté l'histoire d'un fantôme qui hanta fort longtemps un vaisseau négrier et que tout l'équipage voyait pendant la nuit (3).
Je ne citerai ici qu'un seul exemple d'hallucinations sympathiques, et cet exemple, je l'ai choisi entre mille, parce que nul n'a eu un meilleur garant.
« Un certain homme,» dit saint Augustin, «racontait « qu'une nuit, avant de se reposer, il avait vu venir à lui un phi-« losophe platonicien de sa connaissance, et obtenu de lui, sur « quelques points de la doctrine de Platon, certains éclaircis-« sements jusqu'alors refusés à ses instances. Et comme on « demandait à ce philosophe pourquoi il avait accordé hors « de chez lui ce que chez lui il avait refusé : Je ne l'ai pas fait, « dit-il, mais je l'ai rêvé. Ainsi l'un eut tout éveillé sous les « yeux, à la faveur d'une image fantastique, ce que l'autre vit « dans son sommeil, et, » ajoute saint Augustin, «ces faits nous
(1) Porphyre. Vie de Plotin, chap. x.
(2) Art. Incube.
(3) Walter Scott. Démonoloyie,
« sont parvenus, non sur l'attestation de gens quelconques à « qui il semblerait indigne d'ajouter foi, mais d'hommes que « nous jugeons incapables de nous tromper (1). »
On pourrait accumuler par centaines des histoires semblables, mais ces prodiges sont tout au plus des faits d'observation, et l'expérience volontaire ne peut les démontrer. Comment donc oser les affirmer avec une entière certitude? Mais les nier absolument serait peut-être une imprudence. Dans cet ordre mystérieux des faits qui sont au-dessus de la raison humaine, le plus sûr est de douter.
Il y a cependant de plus hautes prétentions encore. Quelques personnes en effet sont convaincues que l'on peut, en dehors de toute communication matérielle, voir en esprit des choses éloignées et dans certains cas avoir une révélation partielle de l'avenir. Elles affirment donc que certaines hallucinations peuvent enfermer des avertissements utiles ; ainsi, comme éléments prophétiques, les hallucinations vont de pair avec les songes.
On peut certainement accorder une chose, c'est que le hasard peut amener des coïncidences merveilleuses; mais certaines personnes invoquent une intervention surnaturelle, quelques autres attribuent à l'âme humaine une certaine faculté de prévoir l'avenir. Ces trois hypothèses ont trouvé d'ardents défenseurs.
Les esprits forts acceptent le premier parti ; mais de tout temps les partisans du merveilleux ont dominé, et triompheraient à coup sûr si l'on se contentait de recueillir le nombre des suffrages. Et en effet si on a pu accorder aux oiseaux la connaissance de l'avenir et des choses cachées, de quel droit refuserait-on ce privilège à l'esprit de l'homme ? Les préoccupations des sens, dira-t-on, l'activité motrice enchaînent
(1) De civil. Dei. Lib. XVIII, cap. xvin.
l'âme aux choses présentes, et c'est là son état habituel. Mais il n'est pas impossible que l'âme ne puisse dans des conditions différentes connaître l'avenir. « On peut supposer, dit Bacon, que l'âme n'étant plus répandue dans les organes du corps, mais recueillie et concentrée en elle-même, a en vertu de son essence quelque prénotion de l'avenir, et c'est ce dont on voit des exemples frappants dans les songes, dans les extases, aux approches de la mort, rarement pendant la veille ou lorsque le corps est sain et vigoureux (1). Cette idée de divination native peut fort bien s'accorder avec certains systèmes philosophiques émanés du cartésianisme, et Leibnitz semble implicitement l'admettre, puisque, d'après lui, « chaque substance simple a des rapports qui expriment toutes les autres, et peut être considérée comme un miroir vivant perpétuel de l'univers (2). »
J'en dirai autant de Malebranche et de Spinoza; le système fameux de la vision en Dieu rend tout possible, si « Dieu est le lieu des esprits comme le monde matériel est le lieu des corps, » si « c'est dans sa sagesse qu'ils trouvent leurs idées (3), » si Dieu préside à l'esprit des hommes sans l'entreprise d'au-
(1) Bacon. Dignité et accroissement des sciences. Liv. IV, chap. Cette aptitude naturelle a été contestée même par ceux qui admettent la possibilité des révélations divines et surnaturelles. « Si qua nobis aptiludo naturaliler « insitadfuturipraesagium, quemadmodum animalibus terras motuum, pro-« cellarumque, et i'rigorum naturalis inest prsecognitio, non videtur ejus-« modi prœnotio habere aliquid venerandum. » Jamblichus, De mysteriis, interprète Marsilio Ficino. Lugd. 1577, p. 173.
Il y a d'ailleurs une divination naturelle qui a la raison humaine pour principe. Nemo ergo judicio, dit Maxime de Tyr, errabil, qui ex oraculo quœrataliquo, quis improbitatis, quis perfidice, quis intemperantiœ finis futur us sit. De iis vero Socrates non minus olim respondebat quant Apollo. El prop-lerea Socratern laudabat Apollo, tanquam collegam suum. Maximi Tyrii. Dissert. Ill, interprète Daniele Heinsio. Lugd. Bat. 1007.
(2) Leibnitz. Monadologie, p. 56.
(3) Malebranche. Rech. de la vérité, liv. III, pari. 2, chap. vi.
cune créature, qui peut empêcher que l'âme ne soit parfois illuminée par les rayonnements de cette science à qui rien n'est caché? Mais tous ces systèmes semblent au-dessus de la sphère pratique de l'entendement humain ; aussi s'est-on borné à invoquer l'observation et l'histoire.
Au nombre des hommes qu'on a cru doués de cette faculté merveilleuse, on doit citeren première ligne le célèbre Angelo Cattho, archevêque de Vienne au xvc siècle. Mais il pourra sembler que son histoire n'a pas toute l'authenticité désirable. Quelques enthousiastes ont accordé l'instinct prophétique à Nostradamus; mais que d'incertitudes ! que de verbiage, que d'obscurités indéchiifrables dans cet homme! Vers la fin du dernier siècle, Cazotte fit, dit-on, une prophétie prodigieuse (1); enfin, depuis l'historien Josèphe jusqu'à nous, les histoires particulières sont innombrables sur ce point.
Je n'ai point à écrire ici cette histoire fantastique ; mais, vraies ou fausses, ces prophéties ont pour base des hallucinations visuelles et auditives. Je ne puis pour le moment aller plus loin, ce sujet n'étant point de ceux qu'on aborde avec une indépendance d'esprit et des lumières suffisantes, pour tenir avec assurance la balance de la critique scientifique.
2. Hallucinations qualitatives.
Nous désignons sous ce nom les hallucinations dans lesquelles l'âme prête à un être réel qu'elle observe des qualités qui lui sont étrangères. Les psychiatres donnent à ces hallucinations le nom d'illusions; nous croyons que celui que nous avons préféré exprime et définit plus nettement l'essence du phénomène. Ce genre d'hallucinations, impliquant un moins
(1) Laharpe. Œuvres posthumes, Paris, 1806, T. 3, p. G2. Cl'. Brierre de Boismonl; Des hallucinations, p. 290.
grand nombre de conditions, est le plus habituel et fréquent chez tous les hommes dont l'imagination est vive.
Les illusions du toucher sont extrêmement fréquentes. Deux étudiants s'aidaient dans une dissection. L'un d'eux, au moment où son compagnon est le plus attentif à ses recherches, promène légèrement sur son doigt étendu le dos d'un scalpel. Celui-ci jette un cri terrible et recule, puis, riant de sa méprise, il avoue avoir senti une douleur brûlante, et le tranchant du fer pénétrer jusqu'à l'os.
Les illusions du goût et de l'odorat sont également fréquentes et troublent en général très-peu l'état normal. Celles de l'ouïe sont rares; il y en a cependant des exemples, et entre autres celui de ce Bessus de Pseonie que Plutarque a rendu si fameux. Celles-ci impliquent en général une altération do l'intelligence. Les illusions de la vue paraissent par leur fréquence l'emporter sur toutes les autres.
Grâce à cette puissance décevante de l'imagination, que de torchons suspendus ont passé pour des fantômes! Que de troncs dépouillés ont, au détour d'un bois, et sous les pâles rayons de la lune, apparu semblables à des géants terribles, ou à des brigands en embuscade! 11 suffit de faire appel aux souvenirs de l'enfance, âge livré, par la superstition des nourrices, à toutes les terreurs. Que ne peut d'ailleurs une imagination prévenue? Il y a quelques années, pendant les plus grandes chaleurs du mois d'août, vers deux heures du matin, deux jeunes gens, pour débarrasser leur maison d'un cadavre de grand chien qui l'infectait, le traînèrent au bord de la Seine sous le pont de St-Cloud. Quelques personnes passaient en ce moment sur le pont; l'animal se changea à leurs yeux en un cadavre d'homme; l'un voyait sa jambe, un autre distinguait nettement sa tête. Des cris d'horreur se firent entendre, et bientôt quelques braves de la troupe u. 35
se détachèrent et coururent sus aux jeunes gens, qui les attendaient de sang-froid. A la vue du chien, l'effroi se changea en un éclat de rire général. Heureusement pour ces prétendus criminels la croyance aux fascinations était passée. Deux ou trois siècles auparavant, aux yeux de ces passants qui, à la place d'un homme clairement aperçu, ne trouvaient plus qu'un chien, ils auraient bien pu passer pour d'infâmes sorciers, et, quelques ennemis aidant, n'auraient évité la roue que pour rencontrer le bûcher.
On pourrait rapprocher de ce fait la plaisante histoire que Vordac a racontée. Mais qui n'a sa mémoire abondamment pourvue d'anecdotes semblables? Le domaine de l'illusion est si vaste! Souvent, grâce à ces modifications singulières, ce qui était immobile paraît se mouvoir; l'homme ami qui veille pieusement auprès d'un cadavre voit sa poitrine se soulever, il pense entendre son souffle et son imagination ranime ces restes immobiles. Souvent, aux yeux d'un homme qui s'éveille de l'ivresse, les objets dansent, tournent, se déforment, se dilatent; un nain revêt une apparence gigantesque, modifications en nombre infini qui attestent la merveilleuse adresse de l'imagination à se piper elle-même (1). Mais cette capriceuse puissance de la fantaisie apparaît surtout dans ces illusions du sens interne qui troublent l'homme jusque dans les profondeurs de la conscience et du moi. J'ai connu, dit Boerhaave, un malade qui pensait avoir pour jambes des brins de paille. Comment pouvez-vous croire chose pareille, lui objectait le grand médecin; ne sentez-vous pas que cela est impossible? ne le voyez-vous pas? Je l'avoue, répondait le malade, et cependant mes jambes sont de paille. Ce fou, pressé par son médecin, parlait comme Galilée con-
(3) Cf. Moreau. Du Hachisch et de l'aliénation mentale.
damné par ses juges. Un jour il guérit, et depuis il confessait ingénument avoir été convaincu d'avoir des jambes de paille, autant qu'il l'était alors du contraire.
Un autre malade se croyait de verre. Il était dans des appréhensions continuelles et se voyait à chaque pas menacé d'être brisé en éclats. Ce sont là des hallucinations qualitatives qui ont pour objet le sujet même qui en est affecté ; et pour être absurdes, elles n'en sont pas moins puissantes.
On trouvera dans les traités spéciaux des exemples sans nombre, offrant des traits de ce genre. Mais parmi les illusions du sens interne, l'une des plus curieuses, à coup sûr, est celle par laquelle l'homme se croit double, soit par l'âme, soit par le corps.
Un des exorcistes qui présidèrent à l'examen des ursulines de Loudun, le père Surin, raconte ainsi l'état singulier où l'avaient amené les exorcismes.
« Tant il y a, que depuis trois mois et demi je ne suis ja-« mais sans avoir un diable auprès de moi en exercice... Le « diable passe du corps de la personne possédée, et venant « dans le mien, m'assaut et me renverse, m'agite et me trait verse visiblement, en me possédant plusieurs heures comme « un énergumène. Je ne saurais vous expliquer ce qui se « passe en moi durant ce temps, et comment cet esprit s'unit « avec le mien, sans m'ôter ni la connaissance ni la liberté de « mon âme, en se faisant néanmoins comme un autre moi-« même, et comme si j'avais deux âmes dont l'une est deposes sédée de son corps, de l'usage de ses organes, et se tient à « quartier, en voyant celle qui s'y est introduite. »
Un cas fort analogue est celui d'une dame dont Gall a raconté l'histoire. Elle était sans cesse préoccupée par le développement simultané de deux ordres différents d'idées, en sorte que, par moments, elle pensait être double.
Dans ces deux cas, l'idée de duplicité est une pure illusion, puisqu'une duplicité absolue créerait deux individualités absolument séparées, et qu'en se jugeant double, l'esprit décide implicitement qu'il est un. D'ailleurs, l'illusion a ici l'âme pour objet. Voici maintenant un cas bien constaté, et dans lequel l'idée que nous avons de notre corps se trouvait subdivisée en deux idées représentant deux corps différents.
Mon cher et illustre maître, Etienne Pariset, me racontait qu'ayant été affecté dans sa première jeunesse d'un typhus épidémique, il demeura plusieurs jours dans un anéantissement voisin de la mort. Un matin il s'éveilla, si je puis ainsi dire, un sentiment plus distinct de lui-même se ralluma, il pensa, et ce fut comme une résurrection ; mais, chose merveilleuse! en ce moment il avait deux corps, ou du moins il croyait les avoir, et ces deux corps lui semblaient couchés dans deux lits différents. En tant que son âme était présente à l'un de ces corps, il se sentait guéri et goûtait un repos délicieux. Dans l'autre corps l'âme souffrait, et il se disait : Comment suis-je si bien dans ce lit, et si mal, si accablé dans l'autre? Cette pensée le préoccupa longtemps; et cet homme si fin dans l'analyse psychologique m'a plusieurs fois répété l'histoire détaillée des impressions qu'il éprouvait alors.
Ces faits, bien que presque surnaturels, sont cependant au nombre de ceux qui pourront être expliqués plus tard. La duplicité du cerveau semble être, en effet, la raison organique de ces merveilles.
Après avoir parlé rapidement de ces actes anormaux de l'imagination de l'homme éveillé, disons quelques mots des rêves de cet état morbide et presque surnaturel, auquel on a donné le nom plus ou moins juste mais très-expressif d'extase.
§ S. Etat d'extase. — Visions (1).
Il ne faut pas confondre l'extase avec les affections nerveuses dont elle est souvent compliquée. L'extase n'est ni la léthargie, ni l'hystérie, ni l'épilepsie, ni la catalepsie. Loin d'être un sommeil, à proprement parler, on pourrait affirmer qu'elle en est 1'anlipode. En effet, tandis que dans le sommeil l'attention succombe, c'est un excès d'attention qui amène ordinairement l'extase. Le sommeil est donc l'empire de l'oubli; mais l'extase est celui de l'idée fixe. C'est le mal des jeunes amoureux, des soldats qu'appelle de loin l'idée de la patrie absente, des mystiques qui s'abîment dans la contemplation des perfections de Dieu. De grands esprits y ont succombé : Archimède, saint Paul, saint Thomas d'Àquin, Viète, Cardan et beaucoup d'autres. Souvent dans cet état, l'âme s'imagine abandonner le corps ou l'emporter sur ses ailes. Tels sont ces ravissements si fréqueuts dans l'histoire des mystiques. D'autrefois, le corps est oublié et paraît comme mort. Tel était cet Hermotime si célèbre chez les anciens; tel était encore ce prêtre de Calame, dont saint Augustin a raconté l'histoire.
L'extase diffère beaucoup de la catalepsie. En effet, elle touche surtout à la sensibilité; or M. Puel, dans un beau travail sur la catalepsie, a démontré que cette maladie n'implique en aucune manière une insensibilité absolue (2). C'est un état fort difficile à définir du système locomoteur, qui, sans cesser d'être actif, est indifférent à toutes les attitudes possibles, n'en prenant spontanément aucune et conservant toutes celles qui lui sont imposées. D'ailleurs, les cataleptiques ne paraissent pas absolument étrangers au monde, mais les facultés intellectuelles sont chez eux profondément modifiées ;
(1) Il y a deux sortes d'extases. Celle des enthousiastes, et celle des mélancoliques ; celle-ci est souvent désignée sous le nom de stupeur.
(2) T. Puel. De la catalepsie. Paris, 185G. (Mémoires de l'Académie impériale de médecine, t. xx, p, 409 à 626.)
en effet, après l'accès, sa durée laisse si peu de traces dans la mémoire, qu'on voit souvent les malades achever une phrase commencée plusieurs heures auparavant. C'est donc là une lacune dont on n'a point conscience. C'est par conséquent avec le somnambulisme et l'épilepsie que la catalepsie a, sous ce point de vue, plus de rapports.
Le contraire a lieu dans l'extase. Les facultés intellectuelles acquièrent alors une telle puissance, qu'on pourrait les dire centuplées eu égard à l'objet des préoccupations de l'esprit. C'est une attention sans limites, c'est une aspiration surnaturelle et triomphante. Tous les objets du monde sont successivement oubliés. Ce sentiment de pesanteur qui attache le corps à la terre s'efface, la chair ne pèse plus, et l'esprit plane avec elle dans les cieux ; tels sont ces ravissements si célèbres chez les mystiques.
« Scio hominem in Christo ante annos quatuordecim (sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit), rap-tum usque ad tertium cœlum (1).
Saint Paul hésite, comme on le voit; mais ses successeurs n'hésitent plus. Saint Thomas d'Aquin était, dit-on, enlevé dans une extase si puissante, qu'il demeurait suspendu dans les airs (2). A Burgos, en Castille, dit Simon Maïole, une fille vouée à Dieu, avait des extases telles qu'en plein jour elle était élevée, et ravie à tel point qu'elle ne sentait pas aux pieds des coups d'épingle. Elle redoutait fort cet état d'où elle sortait toute honteuse (3). « Dans l'extatique de Kaltern », dit un de ses historiens, » la substance physique participe à l'extase. En effet, quand elle est couchée, elle se lève tout d'un trait sans le secours de ses mains. Bien plus, quelquefois elle s'élance et se
(1) Êpit. H aux Corinthiens, chap, xîi, v. 2.
(2) Marull. lib. II, cap. iv. Cf. Sabellicus, lib. H, cap. vj.
(3) Dm. Ccmic. T. II, Fraaeofurt, 1042, p. 47. E.
dresse rapidement, les mains jointes et attachées à la poitrine, légère comme un roseau, sans toucher à son lit, ou bien y touchant à peine de la pointe des pieds (1). » Le même phénomène a été signalé dans les extases diaboliques; mais il faut l'avouer ; l'enthousiasme et l'admiration aveugle ne sont pas des garants assez sûrs de la réalité de pareils prodiges. Si et qu'on en raconte était vrai, ce serait là bien évidemment un miracle au premier chef.
L'extase n'est pas toujours poussée jusque là. Elle a des degrés, et souvent elle a pour unique symptôme une anaisthésie complète. Or, si l'on vient à remarquer que de tous les liens de l'âme la douleur est le plus fort, on comprendra aisément à quel degré de puissance et de sublime liberté peut s'élever l'homme une fois délivré de cette chaîne; qui pourrait dominer celui que n'épouvantent ni la douleur, ni la mort, et qui, s'élevant comme l'aigle, contemple au-dessus de ces tempêtes les calmes splendeurs de l'intelligence?
Or l'extase enfante ce miracle ; par elle le martyr rôti sur un gril brave les bourreaux et meurt dans les transports d'une joie céleste. Elle est la force des héros. Un guerrier monte à l'assaut; une blessure terrible le renverse; d'une main il soutient ses entrailles, de l'autre il encourage ses compagnons. Ce guerrier ne voit rien que sa victoire, il ne sent aucune douleur. Qu'est-ce que Mucius Scevola, brûlant sa main dans la flamme du sacrifice? Que dira-t-on du sauvage Américain qui brave ses bourreaux, rit aux tourments et s'en glorifie? Ce serait une chose incroyable que ces supplices joyeux, si l'enthousiaste ou le martyr sentaient la douleur. Ils ne la sentent pas, grâce à un certain degré d'extase. D'ailleurs, cette con-
(1) Don Antonio Riccardi. Relation sur l'extatique de Kaltern, dans l'ouvrage intitulé : Les stigmatisées du Tyrol, par M. Léon Boré. Paris, 1846, p. 2T.
dition exceptionnelle, faite au système nerveux, peut résulter d'une préparation volontaire qui a ses règles dans tous les pays où l'immolation de l'homme est la conséquence habituelle de religions et de législations maudites. L'extase, dans ce cas, est i'un des plus heureux privilèges de l'homme.
Nous pourrions établir, par une multitude d'exemples, celte proposition que l'extase peut être volontaire. Tel était le cas de ce prêtre de Calame, « Qui quandô ei placebat, ad imitatas lamentorum voces, ita se auferebat à sensibus, et jacebat simillimus mortuo, ut non solum vellicantes atque pungentes minime sentiret, aliquandô etiam igne ureretur admodum, sine ullo doloris sensu, nisi post modum ex vul-nere. » Ce prêtre perdait connaissance à tel point que les battements du cœur étaient eux-mêmes suspendus (1).
On peut ranger encore parmi ces extases volontaires, celles des convulsionnaires de St-Médard. Nous ne prétendons d'ailleurs rappeler ici que les faits admirables d'insensibilité qui étonnèrent Paris pendant plusieurs années, et préoccupèrent tant d'esprits éminents. Car nous ne saurions admettre ces faits d'incombustibilité réelle tels que celui qu'on rapporte d'un célèbre trembleur des Cévennes, Clary. Celte absence de lésions sous des atteintes effroyables, si toutefois elle est réelle, passe l'ordre de la nature, et malgré nous, nous serions entraînés à soupçonner ici des supercheries plutôt que des miracles. (2)
Nous en dirons autant de l'épouvantable scène dont les Lamas Boktes donnent parfois le spectacle", et qui consiste à se tuer
(1) August, De civil. Dei, lib. XIV, cap. xxiv. M. Leuret qui a cité ce fait dans ses Fragments psychologiques, fait de ce prêtre un sorcier. Il ne faut ca'omnler personne, pas même les morts; nous devons dire en conséquence que saint Augustin ne dit pas un mot qui autorise celle assertion.
(2) Carré de Montgeron. Vérité des miracles de Paris, 1737-1748, 3 vol. in-4. Cf. Hume. Sur les miracles.
sans mourir. Voici comment s'exprime à cet égard un missionnaire auquel on doit une relation pleine d'intérêt. « Le Bokte « qui veut faire éclater sa puissance, comme disent les Mongols, « se prépare à cet acte formidable par de longs jours de « jeûne et de prière. Pendant ce temps, il doit s'interdire toute * communication avec les hommes et s'imposer le silence le « plus absolu. Quand lejour fixé est arrivé, toute la multitude « des pèlerins se rend dans la cour de la lamaserie, et un « grand autel est élevé sur le devant de la porte du Temple. « Enfin, le Bokte parait ; il s'avance gravement au milieu des « acclamations de la foule, va s'asseoir sur l'autel, et détache « de sa ceinture un grand coutelas qu'il place sur ses genoux. « A ses pieds, de nombreux Lamas rangés en cercle commen-« cent les terribles invocations de cette affreuse cérémonie ; à r mesure que la récitation des prières s'avance, on voit le « Bokte trembler de tous ses membres, et entrer graduellement « dans des convulsions frénétiques. Les Lamas ne gardent « bientôt plus de mesure, leur voix s'anime, leur chant se « précipite en désordre, et la récitation des prières est enfin « remplacée par des cris et des hurlements. Alors le Bokte « rejette brusquement l'écharpe dont il est enveloppé, déta-« che sa ceinture, et saisissant le Coutelas sacré, s'entr'ouvre « le ventre dans toute sa longueur. Pendant que le sang coule « de toutes parts, la multitude se prosterne devant cet horri-« ble spectacle, et on interroge ce frénétique sur les choses « cachées, sur les événements à venir, sur la destinée de « certains personnages. Le Bokte donne à toutes ces questions « des réponses qui sont considérées comme des oracles par « tout le monde.
« Quand la dévote curiosité des nombreux pèlerins se trouve « satisfaite, les Lamas reprennomt avec calme et gravité la réci-« talion de leurs prières. Le Bokte recueille dans sa main droite
« du sang de sa blessure, le porte à sa bouche, souffle trois fois « dessus et le jette en l'air en poussant une grande clameur. Il « passe rapidement la main sur la blessure de son ventre, et « tout rentre dans son état primitif, sans qu'il lui reste aucune « trace de cette opération diabolique , sinon un extrême « abattement. »
Malgré l'autorité du nom de M. Hue, le doute ne sera-t-il pas ici permis, non sur l'apparente réalité des choses, mais sur l'explication miraculeuse qu'on en donne? Oserait-on affirmer que cette malheureuse scène est pure de tout subterfuge. Les miracles des Pilules du Diable ne sont-ils pas aussi forts que tout ceci ?
Je le répète : de l'extase il n'y a rien de certain , sinon la prodigieuse insensibilité qu'elle détermine. Wierus attribue en général ce résultat à l'emploi de certains narcotiques. Mais cette opinion n'explique pas les cas où toutes les autres facultés sont conservées. Damhouderius raconte l'histoire d'une vieille sorcière qui, soumise deux fois à la torture la plus violente, n'avoua que des choses indifférentes. La troisième fois, elle ne poussa ni gémissements ni cris, mais elle se mit à rire, et faisant claquer ses doigts, elle insultait au tribunal disant : juge, consul, sergents et toi aussi, coquin de bourreau, faites maintenant ce qui vous plaira, votre cruauté est impuissante. Puis attachée au banc de torture, elle riait ou dormait. Cela ne rappelle-t-il pas ces supplices de guerriers indiens, si bien racontés par Fenimore Cooper ? (1)
Les auteurs qui ont écrit sur la démonolâtrie, Grilland, Sprenger, Nider, Éraste, Bodin, Remigius, Jean Wier, Delrio et mille autres ont raconté des histoires pareilles. La religieuse dont parle Simon Maïole ne sentait pas des coups d'épingles
(1) Jod. Damhouderius, in Rerum criminalium praxi, cap. XXX vil, p. 66.
dans la plante des pieds. Le magnétisme animal a rendu de nos jours ces choses vulgaires.
Les moyens à l'aide desquels on amène l'extase sont très-variés. L'attention concentrée sur un sujet idéal en est la cause la plus fréquente, mais il suffit de la fixité du regard attaché pendant longtemps a quelque point de l'espace. Siméon, abbé du monastère de Xerocerque vers le milieu du onzième siècle, écrivait les préceptes suivants écrits pour les quiétistes de tous les âges :
« Étant seul dans ta cellule, ferme ta porte, et t'assis en un « coin. Élève ton esprit au-dessus de toutes les choses vaines « et passagères : ensuite appuie ta barbe sur ta poitrine. « Tourne les yeux avec toute ta pensée au milieu de ton ven-« tre, c'est-à-dire au nombril. Retiens encore ta respiration, « même par le nez. Cherche dans tes entrailles la place du « cœur, où habitent pour l'ordinaire toutes les puissances de « l'âme. D'abord tu y trouveras des ténèbres épaisses et diffi-« ciles à dissiper ; mais si tu persévères dans cette pratique « nuit et jour, tu trouveras, merveille surprenante ! une joie « sans interruption. Car sitôt que l'esprit a trouvé la place du « cœur, il voit ce qu'il n'avait jamais su. Il voit l'air qui est « dans le cœur, et se voit lui-même lumineux et plein de dis-« cernement. (1). »
C'est par des moyens analogues que Van Helmont se procura un jour la vision de son âme. Il vit une lumière ayant figure humaine, d'une homogénéité parfaite, composée de substance spirituelle, cristalline et brillante (2).
tl) Fleury. Hist. Eccl.
(2) Van Helmont, imago Dei, dans Orlus medicinœ. Cf. Leuret. Fragments, p. 239. C'est là l'âme étendue d'Aristote, ou le corps élhéré de Ch. Bonnet; c'est évidemment dans des visions de cette sorte que la fameuse doctrine de la palingénésie a eu ses premiers fondements.
Un autre moyen de procurer l'extase ce sont les convulsions, les cris, les chants ; c'était aux accents de certaines voix plaintives, que le prêtre de Calame tombait en extase, c'est au milieu de chants furieux que se produit l'extase des Lamas Boktes. On retrouve avec l'addition d'un tambourin les mêmes procédés chez les Lapons (l). Les magiciens que Wafer consulta parmi les Indiens de l'isthme de Darien hurlaient, sonnaient de la conque, et se trémoussaient d'une furieuse manière au bruit d'un tambour (2). C'est en agitant la tête de droite à gauche au bruit de chants monotones que les musulmans se procurent des extases convulsives (3).
Ainsi, partout des cris, des tambours, des chants, des danses tourbillonnantes, des convulsions frénétiques; dans toutes les régions de la terre les procédés sont les mêmes.
D'autres magiciens avaient recours à des substances narcotiques. Au temps de saint Augustin, c'étaient des fromages empoisonnés. Ceux du moyen âge préféraient l'emploi de certaines pommades dont la graisse d'enfants nouveaux-nés formait le récipient, mais qui devaient leurs propriétés actives à des plantes narcotiques, ou à du venin de crapaud (4). Ces pommades étaient fort énergiques. La sorcière de Cardan, s'étant
(1) Voyez Olaus Magnus. Lib. Ill, cap. xvni. Sempt. reg. descripi. Cf. Castren. Voyage en Laponie. Dans Quaterly review... Moniteur, 15 février 1854.
(2) Voyage de Wafer, ch. l", inséré à la suite des Voyages de Dampier. Rouen, 1715, t. IV, p. 176.
(3) Moreau. Recherches sur les aliénés en Orient. Voy. aussi Du Hachisch, p. 291.
(4) L'emploi du venin de crapaud n'était pas une simple superstition. C'est là en effet un narcotique puissant, comme M. Cloëz et moi l'avons démontré dans des expériences récentes... Cf. du Clerq. Mémoires. Lib. IV, cap. xiv. — Porta. Mag. nat. Lib. 11, cap, xxvi. — Cardan. De subtililate. Lib. XVIII. Basileae, 1554, p. 500. Wierus. de Lamiis, p. 169, cap. Il, et 223. Cap xvu dans : Opera omnia. Amstelodami, 1660.
ainsi frottée, tomba dans un sommeil profond. A son réveil elle avait, disait-elle, traversé des mers et des montagnes.
« Belot, maître des requestes, voulant faire preuue de la vérité par la sorcière qui disoit n'avoir aucune puissance si elle ne estoit hors de la prison, la fist sortir à la charge de la représenter, et lors elle se frotta toute nue d'une certaine gresse : et après elle tomba comme morte sans aucun sentiment: et cinq heures après elle retourna, et se relevant, raconta plusieurs choses de divers lieux et endroits qui furent avérées. (1) » Ce sommeil magique différait évidemment de l'extase proprement dite, mais il s'en rapprochait par l'insensibilité absolue qui lui était propre.
Les pratiques du magnétisme animal sont certainement capables de produire l'extase. Je n'explique rien, mais j'ai vu et expérimenté. Par quels intermédiaires ce résultat se produit-il alors? C'est ce qu'il est à peu près impossible de décider dans l'état actuel de la science.
Les extatiques sont-ils, comme on l'imagine souvent, doués du mystérieux privilège de la seconde vue? (2). Olaus Magnus l'affirme des Lapons. Les détails donnés par la sorcière de Belot, et les magiciens de Wafer, se trouvèrent véritables. Une jeune femme cataleptique qui éprouvait pour son mari une vive aversion, pressentait ses visites avec une précision mer-
»
(1) J. Bodin. Démonomanie des sorciers. Paris, 1631, liv. II, chap, v, page 92.
(2) 11 est bien difficile de ne pas partager sur ce point l'opinion de Jam-blique. 11 distingue avec soin les inspirations célestes de ces divinations naturelles ou artificielles. — ¦ Nec certissimos intuitus divinorum similes esse « credas, imaginationibus arte veneûcâ suscitatis. Nam quse fascinati imagi-« namur, praeter imaginamentanullam habentactionis et essentia? veritatem. « Ejusmodi namque magicae finis est, non facere simpliciter aliquid, sed « usque ad apparendum imaginamenta porrigere. » [De Mysteriis. interpr. Mars. Ficino, Lugd, 1577, p. 88.)
veilleuse (1). L'extatique de Kaltern passait pour avoir des révélations des choses éloignées. Ainsi dans le sommeil, dans les hallucinations, dans l'extase, la même question reparaît toujours, mais avec les mêmes doutes et les mêmes difficultés.
Certains auteurs ont confondu avec l'extase les convictions délirantes, et en particulier la lycanthropie. Ce n'est pas là malheureusement une affection purement imaginaire. Il n'est pas vrai sans doute que les lycanthropes aient été changés en loups, mais il l'est malheureusement qu'ils ont dévoré des animaux et même des enfants. Folie terrible qui depuis Lycaon a dû frapper d'une crainte superstitieuse l'imagination des hommes. Peut-on s'étonner dès lors de la quantité prodigieuse d'histoires où les démonographes et les traditions populaires ont illustré les légendes des loups-garoux ? (2).
CHAPITRE VII.
théorie de l'imagination.
§ 1. Réflexion* sur les faits exposés.
Si des convulsions, si des poisons produisent des songes, des hallucinations et des visions, si réellement l'imagination peut être soumise à ces actions matérielles, il sera difficile de contester l'influence des états et des mouvements du corps sur la génération des idées.
(1) Wierus. Curatio eorum qui Lamiarum maleficio affici credunlur, cap. xxxv. -- Rondelet raconte la même observation.
(2) Voy. Ant. Deusingius, Fœtus mussipontani, extra uterum geniti secun-dinœ detectœ. Gron., 1662, sect. 24, p. 269, et en outre la plupart des Démonographes.
Or, si le corps a cette influence, c'est en tant qu'il agit sur le cerveau, organe immédiat de l'intelligence. Il est donc permis de croire qu'il n'est pas dans l'esprit une seule idée qui n'ait comme cause ou comme condition nécessaire, un certain état du cerveau. Mais quelle modification ce merveilleux appareil subit-il alors? La question est d'autant plus complexe, que nous imaginons de deux manières; en effet, dans certains cas nous savons que nous imaginons; mais dans d'autres cas, en l'absence de toute cause extérieure, nous croyons sentir ce que nous ne faisons qu'imaginer.
Dans l'état normal de la veille, cette erreur n'a jamais lieu. Nous distinguons aisément le monde réel d'avec le monde imaginaire, et cette distinction doit dépendre évidemment de certaines conditions organiques, particulières à ce mode d'existence. Mais dans certains cas pathologiques, les deux mondes se confondent à certains égards; et cette confusion, égarant l'esprit, conduit à l'aliénation mentale.
Quelle partie de l'encéphale est le siège de ces impressions si vives, d'où résulte l'idée de sensation? Quelle autre partie est l'organe de l'imagination proprement dite? Ici l'expérience est, par malheur, presqu'absolument impuissante, et nous sommes, par la nature même de la question, réduits à observer et à raisonner sur nos observations.
Quand les objets extérieurs frappent nos sens, nous les percevons d'une certaine manière, que nous appelons sentir. Mais si, l'impression passée, l'idée de cet objet nous revient à l'esprit, nous le percevons d'une autre manière, que nous appelons imaginer.
Pendant la veille normale, il ne se produit jamais de sensations à l'occasion de ces perceptions imaginaires. L'imagination du moins n'en donne qu'une image affaiblie où le corps semble si peu intéressé, qu'il n'en résulte que des réactions
insensibles, incapables d'amener un résultat complet. Mais que certains agents changent l'état du cerveau, que le sommeil dérange ou modifie certaines conditions d'équilibre intérieur, et les objets imaginaires de la pensée pourront acquérir toute la vivacité des impressions réelles. L'idéal se confond alors avec le réel ; des songes et des hallucinations se produisent.
M. Baillarger (1) a essayé, fort heureusement, selon moi, d'expliquer cette différence en faisant intervenir dans les hallucinations un élément sensoriel. Cette manière de voir, autrefois acceptée par Meyer, trouve un merveilleux appui dans certaines observations de Gruithuisen, qui a vu se produire à la suite d'un songe le phénomène des couleurs complémentaires. Ce fait semble démontrer qu'une idée vive peut ébranler tout un système de fibres nerveuses, jusqu'à leur point d'origine dans un organe sensoriel ; mais c'est là un fait particulier, car il est démontré qu'après la destruction des organes extérieurs des sens, il peut se produire des hallucinations très-vives. Ce n'est donc pas dans ce cas l'organe extérieur qui est intéressé, mais peut-être quelque système de fibres intermédiaire à cet organe extérieur et au cerveau.
Il est permis de supposer que ces fibres sont celles qui composent le centre ovale. C'est en effet par elles que les couches corticales entrent en relation avec le corps. L'expérience démontre qu'elles ont des propriétés particulières, puisqu'elles ne sont point directement excitables. Elles transmettent cependant les impressions reçues ; c'est par leur intermédiaire que nous sentons, que nous voyons, que nous entendons. Si donc les couches corticales sont capables d'affecter sympathi-
(1) Des hallucinations, dans les Mémoires de l'Académie de médecine, Paru, 1846, t. XII.
quement le centre ovale, celui-ci réagissant, les idées pourront acquérir, dans ce cas, le caractère et la vivacité de sensations véritables. Toutes les fibres qui composent le centre ovale ne sont pas homogènes; les unes appartiennent à la sphère visuelle, d'autres à la sphère auditive ; elles forment donc plusieurs systèmes distincts qui pourront être affectés indépendamment les uns des autres; que dis-je? un certain système pourra être malade dans l'un des hémisphères, et dans l'autre hémisphère un système différent. On pourrait s'expliquer ainsi ces cas, mystérieux en apparence ou, pour me servir d'une expression de M. Michéa, l'hallucination est dédoublée. Quand, par exemple, un homme a d'un côté des hallucinations de la vue, et de l'autre des hallucinations de l'ouïe, il suffirait, pour expliquer ce phénomène singulier, de dire qu'un des hémisphères est malade par certaines fibres, et l'autre par des fibres différentes.
On pourrait peut-être opposer à cette hypothèse ce fait singulier qu'un homme, qui a des hallucinations de l'ouïe, par-exemple, n'est le plus souvent halluciné que par rapport à un très-petit nombre d'idées. Il s'agit quelquefois d'un seul mot. Mais qui n'a pas, même dans l'état normal, certaines idées plus présentes? Ne sait-on pas que dans la foule des idées qui assiègent l'esprit dans un moment donné, toutes n'atteignent pas au même degré d'intensité; or, les idées les plus vives, celles qui excitent avec le plus de force les susceptibilités du malade, éveilleront seules des sympathies sensorielles dans un cerveau prédisposé. M. Esquirol a publié une observation qui vient merveilleusement en aide à cette manière de voir. 11 s'agit d'un ancien préfet dont la tête fut bouleversée par suite des événements militaires de l'empire. Ce malheureux se croyait accusé de trahison, déshonoré. Dans cet état, il se coupe la gorge avec un rasoir. Dès qu'il a repris ses sens, il u. " 36
entend des voix qui l'accusent. Guéri de sa blessure, il entend les mêmes voix; elles lui rappellent nuit et jour qu'il a trahi son devoir, qu'il est déshonoré, qu'il n'a rien de mieux à faire qu'à se tuer. Ces voix se servent tour à tour de toutes les langues de l'Europe qui sont familières au malade. Une seule de ces voix est entendue moins distinctement, parce qu'elle emprunte l'idiome russe que ce malade parle moins facilement que les autres.
Ainsi, plus l'idée est nette et précise, plus l'hallucination est proche, mais elle n'est possible que par ce côté du cerveau qui est affecté d'une certaine manière. Si elle a lieu des deux côtés, c'est que les deux hémisphères sont symétriquement affectés.
Cette duplicité du cerveau a frappé d'excellents observateurs; Gall, qu'on affecte à tort de mépriser sur tout, en était singulièrement préoccupé. Il est certain que nous avons deux hémisphères, comme nous avons deux yeux. Or, comme on peut penser avec un seul hémisphère, il est certain que leur synergie ne peut résulter que d'un certain équilibre d'une part, et de l'autre, de certains appareils intermédiaires, tels que la commissure antérieure. C'est peut-être à une sorte de dissociation des deux hémisphères, à une rupture d'équilibre qu'il faudrait attribuer ces singulières illusions du sens interne dont nous avons cité plus haut quelques exemples, et d'où résulte une sorte de duplicité morale. Cette hypothèse très-naturelle avait d'abord séduit M. Leuret. « Dans l'état « de santé et de veille, « dit-il, » quand nous méditons sur un * objet, nous nous faisons des objections, nous nous attaquons « mieux et plus vivement que ne pourraient le faire des op-« posants, mais nous savons que ces objections viennent de « nous, qu'elles nous appartiennent. Dans l'état de santé et « de sommeil, il arrive que nous recevons des objections qui
« nous étonnent, et modifient ou changent même complète -« ment notre manière de voir; que notre esprit s'argumente « lui-même, sans que nous ayons la conscience que ces ob-« jections viennent d'une source unique. Mais le réveil dis-« sipe cette illusion.
« Pour expliquer ces deux individus dans une seule perce sonne, j'avais imaginé de les placer chacun dans un lobe « du cerveau. Ces deux lobes ont en effet même conformation, « même structure, et nécessairement mêmes usages. Il est « probable que dans l'état de santé ils agissent de concert, et « il n'est pas déraisonnable d'admettre qu'il puisse arriver a telle circonstance, où l'harmonie étant interrompue, ils « agissent isolément l'un de l'autre et comme deux cerveaux « différents. Or, que ces lobes soient inégaux par le dévelop-r pement et l'énergie, le plus puissant sera un être surna-« turel; l'autre, l'homme de tous les jours. Qu'ils soient « égaux, mais opérant chacun sur une série particulière d'ob-o jets, voilà un désaccord, une sorte de strabisme de l'enten-« dement... Mais une grande difficulté : les dialogues intérieurs « ne s'établissent pas seulement entre deux individus, ils « s'établissent entre trois, et beaucoup plus. Quelquefois « c'est une foule, une cohue; c'est à qui parlera le plus haut « et émettra les pensées les plus diverses. Deux lobes ne sauce raient suffire à tant de monde. Mon explication ne valait ce rien (1). »
Cela est fort bien dit, mais ce raisonnement n'est point une objection réelle à la théorie du dualisme hémisphérique. S'il est accordé qu'on puisse raisonner avec un seul hémisphère, il faut bien reconnaître qu'on pourra raisonner par lui seul, et par conséquent comparer et discuter. Semblable à un œil
(1) Leuret. Fragments psychologiques, pages 184,185.
intellectuel, ce qu'il y aura en chacun d'eux sera également dans l'autre. Qui empêche donc qu'une foule de voix ne soit entendue par le même hémisphère, qu'il n'y ait en chacun d'eux une cohue, comme il y en a une dans les songes, et si en outre les conditions propres à l'hallucination se produisent, pourquoi, d'un tourbillon de pensées dans une tête échauffée, ne résulterait-il pas un tourbillon d'idées? Idées contradictoires souvent, car l'idée d'affirmation est corrélative à celle de négation, et l'une amène l'autre par antithèse. Mais évidemment il ne s'agit point ici de ces foules imaginaires, le mécanisme habituel des idées dans un homme préoccupé en donnant aisément la clef; il s'agit de quelque chose de plus précis, savoir de ces cas de dédoublement d'hallucinations dont on a de si nombreux exemples.
Dans ce cas évidemment, la cause qui détruit l'équilibre agit, ou sur les couches corticales, ou sur. les fibres qui composent le centre ovale, ou sur les unes et les autres à la fois. Dans le premier cas il pourrait y avoir duplicité du sens interne avec des sensations normales; dans ie second, la pensée pourra n'avoir subi en elle-même aucun trouble, mais il y aura des hallucinations dédoublées, c'est-à-dire manquant de symétrie; dans le troisième cas, il y aura à la fois trouble dans la pensée et divergence dans les hallucinations.
Peut-être y aurait-il une véritable utilité à considérer avec attention le système des fibres propres du cerveau. Ces commissures compliquées qui unissent en un même système toutes les régions d'un même hémisphère, ont été jusqu'ici oubliées dans l'histoire physiologique de l'intelligence. Peut-on croire cependant qu'un appareil si vaste soit sans aucune importance? 11 y a là des questions du plus haut intérêt, dont le temps et la patience des observateurs donneront tôt ou tard la solution.
On pourrait se demander peut-être si certaines hallucinations n'auraient pas pour cause première des modifications spontanément éveillées dans les fibres qui composent le centre ovale et la couronne radiante; mais dans ce cas comment, n'étant régies ni par le monde, ni par l'esprit, ces modifications pourraient-elles éveiller l'idée de formes intelligibles ? On a cité, il est vrai, certains cas où il avait suffi d'une simple modification du cristallin pour déterminer des visions bizarres et effrayantes; mais il s'agit ici d'un faux jugement et non d'une hallucination réelle. Ainsi l'erreur dans ce cas vient du cerveau, mais si la raison n'y met ordre, elle peut se changer en une hallucination véritable. Ainsi nous persistons à croire que les idées sont le point de départ de toutes les hallucinations. Mais ce résultat suppose nécessairement un certain état du cerveau.
Quel est cet état particulier du cerveau? Suivant M. Moreau de Tours, qui a fait sur l'emploi du Hachisch et du Datura stramonium de si intéressantes recherches, c'est I'excitation. « Toute forme, tout accident du délire ou de la folie propre-« ment dite, idées fixes, hallucinations, irrésistibilité des « impressions, tirent leur origine d'une modification intellec-« tuelle primitive, toujours identique à elle-même, qui est « évidemment la condition essentielle de leur existence. C'est « l'excitation maniaque (1). »
Cet habile auteur a donné, par d'intéressantes recherches, une haute probabilité à cette opinion, qui trouve un appui singulier dans une curieuse observation de Pierquin. Le sujet de cette observation était une femme qui avait perdu, par suite d'une affection syphilitique, une large portion du cuir chevelu, des os du crâne et de la dure-mère. La portion
(1) Du Hachisch. Paris, 1845, p. 33.
correspondante du cerveau se voyait à nu. Quand son sommeil n'avait pas de songes, le cerveau était immobile et demeurait dans sa boîte osseuse, mais lorsqu'il était agité par des rêves, le cerveau turgescent faisait saillie hors du crâne. Cette turgescence était évidemment, dans ce cas, le résultat d'une excitation vasculaire; or il est certain que la plupart des procédés des convulsionnaires extatiques ont pour but de produire un résultat analogue. De même l'attention, surtout chez les natures faibles et délicates, en suspendant sympathi-quement les mouvements respiratoires, est une cause immédiate de congestion, ou du moins d'hyperhémie cérébrale. Je ne puis m'empêcher de rendre ici justice à la belle théorie des hyperhérnies locales, si bien développée par M. leDr Gendrin. Elle explique en effet comment, les hyperhérnies en général se produisant plus aisément dans les natures affaiblies, ces excitations cérébrales sont surtout fréquentes chez des hommes livrés aux pratiques de l'ascétisme et du jeûne. « Cesse de respirer, » disait l'abbé Siméon « regarde pendant des journées entières la place de ton cœur. » N'était-ce pas dire clairement : congestionne, excite ton cerveau? Des idées vives peuvent avoir dans ce cas des effets analogues à ceux de la lumière sur un œil excité.
L'état du cerveau étant donné, le corps tout entier peut à son tour participer comme cause à la production des hallucinations, des rêves et des idées fixes, en entretenant une excitation sympathique du système nerveux central.
Le principe d'association que nous avons invoqué plus haut, en parlant de la mémoire, donne la clef d'une multitude d'effets admirables qui se développent dans ces cas où certaines conditions, favorables aux hallucinations et aux rêves, sont réalisées.
Cette vérité, bien appréciée par WaHer-Scott, avait été,
longtemps auparavant, exposée avec une rare profondeur par l'illustre Christian Wolf. Il est certain que, même dans l'état de veille, nos sensations et nos sentiments éveillent par voie d'association des idées si vives parfois, qu'il suffirait d'un sommeil léger pour que ces idées fussent des songes. On peut ainsi, en faisant d'un côté la part du corps et de l'autre celle du cerveau, expliquer de la manière la plus facile certains phénomènes bizarres qui ont éveillé souvent l'attention des philosophes et l'admiration du vulgaire.
Parmi les illusions les plus fréquentes du sommeil et de l'extase, on doit citer en premier lieu les ravissements et les précipitations. Qui n'a, surtout dans son enfance, rêvé qu'il s'envolait dans le ciel (1) ? Quel extatique n'a cru dans ses visions s'élever au-dessus de la terre et triompher de la pesanteur au gré de son esprit? Combien de fous tout éveillés, pensent se détacher du sol et voler dans les airs? La raison organique de ces phénomènes est très-simple, et n'a point été peut-être suffisamment indiquée.
Elle se trouve dans une expérience presque vulgaire et dans un jeu d'enfant. Quand une jeune fille se livre sans frayeur aux mouvements d'une escarpolette, il n'est pas rare de la voir fermer les yeux. Examinez alors avec attention les mouvements du corps : au moment où elle descend, ses épaules se courbent, sa poitrine s'amoindrit ; au moment où elle s'élève, soit en avant, soit en arrière, une longue inspiration soulève sa poitrine, le corps tout entier se dresse, et le regard s'élève automatiquement vers le ciel.
Il y a donc au moment où le corps est enlevé une inspi-
(1) At dormienti nullum Adrastiœ jus impedimento est, quin fortunalior Icaro, ex terra discedal, et aquilas quidem volalu superet, allior vero sit ipsis etiam globis cœleslibus. — Synesii Cyrenes episcopi, liber de Jnsomniis. Interprète A. Pichonio. Luletiae, 1586, fol. 29, a.
ration; au moment où il est précipité c'est une expiration. Ces faits sont aisés à constater.
Quand vous aurez assez vu, montez à votre tour sur l'escarpolette, analysez vos impressions intimes et vos mouvements involontaires. Même résultat ; au moment de la chute, amoindrissement; au moment de l'élévation, expansion générale du thorax dans une inspiration prolongée; et ces mouvements sont si naturels, si intimement liés à l'harmonie de l'économie intérieure, que toute contradiction opposée à ces concordances automatiques, qu'elle résulte de la peur, d'un défaut d'habitude, ou de la volonté, amène irrévocablement ces convulsions viscérales qu'on peut désigner sous un nom général, celui de mal de mer (1).
Cette expérience est simple et concluante. Poussons encore. Suivez des yeux un oiseau qui s'envole, un ballon qui s'élève; à votre insu votre poitrine se dilate, et vous faites une inspiration plus ou moins prolongée, selon l'énergie de cette poursuite idéale.
Mais descendez plus avant encore dans l'observation de vous-même. Observez pendant une longue inspiration quel sentiment, ou plutôt quelle tendance obscure l'accompagne, et vous verrez qu'alors il se développe un sentiment très-précis d'un mouvement en avant, pendant la durée duquel l'idée de la vie, se concentrant dans la poitrine et dans la tête, les extrémités inférieures semblent oubliées par l'âme, en sorte qu'il y a comme un détachement réel du corps qui semble abandonner la terre.
M. le docteur Sénéchal m'a communiqué une observation curieuse qui vient merveilleusement en aide à ces expériences. Une folle de la Salpétrière prétendait s'élever à sa volonté
(l) Cf. E. Chevreul. De la baguette divinatoire, partie V, chap, il, p. 238. Paris, 1854.
dans les airs. Enlevez-vous, lui disait-on, et soudain elle fermait, les yeux, faisait un grand mouvement d'inspiration, pendant lequel, tout éveillée, elle pensait réellement quitter la terre et s'élever dans les airs.
J'ai souvent un rêve analogue, et je ne sais qu'elle en est l'origine. Dans mon enfance, je m'imaginais voler dans mes rêves par des mouvements de natation aérienne. Aujourd'hui je m'accroupis comme la sorcière du Vicrama et Ourvasi, j'embrasse mes genoux, je fais une grande inspiration, et je crois m'élever, mais jamais très-haut, parce que la durée de cette inspiration est limitée.
On demandera peut-être comment je puis observer ainsi les qualités intrinsèques d'un rêve. C'est, qu'en premier lieu, je l'ai souvent éprouvé, et qu'en second lieu il a une telle netteté, qu'il me frappe aussi vivement que les choses de la vie réelle. Combien de fois ai-je pensé alors : voilà une expérience concluante, il faudra la répéter devant l'Académie des Sciences; et au réveil, de rire. Mais les fous ne se réveillent point.
Joseph de Maistre, digne héritier des théologiens mystiques du moyen âge, tirait de ces ravissements une preuve de l'immatérialité de l'âme, et de l'instinct qui l'élève vers les choses d'en haut. C'est le péché qui nous attache à la terre; aussi, dit-il, est-ce dans les temps de l'innocence première que ces rêves sont le plus fréquents. Nous n'insistons point sur la valeur de cette preuve, mais l'observation qu'il invoque est réelle.
Un habile observateur, M. le Dr Caudmont, a bien voulu me faire part d'observations qui lui sont personnelles. Il s'est assuré en plusieurs circonstances que ces extases des rêves ont leur maximum de fréquence chez les jeunes filles pures, et deviennent plus rares et moins complètes après la perte de
la virginité; ainsi, dans leurs songes, les jeunes filles pensent voler au loin et très-haut. Quand des femmes mariées ont des rêves semblables, leur vol est bas et peu puissant.
Les faits que nous avons exposés donnent de ces choses une explication suffisante. Dans la première jeunesse, les premiers désirs mal définis se traduisent par une sorte d'embarras précordial qui sollicite des inspirations involontaires : ajoutez à cela la forme mystique des premiers désirs du cœur, et la fréquence de ces rêves singuliers sera aisément expliquée. Chez les femmes mariées au contraire, celles surtout qui ont été mères, les habitudes du tempérament changent avec celles de la vie, l'élément hystérique s'endort, ce n'est plus l'âge des soupirs et des aspirations indéfinies. Le frottement du monde réel a usé les ailes de l'âme, et le temps des ravissements nocturnes est passé.
Les nageurs qui ont pu oublier absolument leurs craintes primitives et se livrent à la surface des eaux à une sorte de sommeil plein de langueur, peuvent se faire une idée obscure de cette volupté que rêve l'âme dans ce vol aérien, où le corps se meut hors des contacts grossiers de la matière solide; aussi, est-ce une tentation des natures ardentes de s'élancer dans l'espace du haut des cimes élevées. Folie admirable ! symbole merveilleux de cette liberté innée de l'âme qui subit à regret ces chaînes matérielles qui l'attachent aux conditions limitées de la vie humaine!
Après les ravissements viennent les précipitations. Or, de même que le ravissement reconnaît pour cause première une longue inspiration, les précipitations des songes dépendent du sentiment intérieur qui s'associe à un mouvement d'expiration, surtout quand un frisson léger en a été la cause déterminante.
Un grand nombre d'illusions relatives à l'idée que l'être vi
vant se fait de lui-même, reconnaissent à coup sûr des causes semblables; telle est, entre mille autres, la bizarre fantaisie de ce fou dont parle Boerhaave : il s'imaginait que ses jambes étaient des brins de paille. Il est certain que cette illusion peut dépendre d'un faux jugement relatif à quelque sentiment anormal. Je me souviens d'avoir éprouvé autrefois, à la suite d'une longue maladie, une sensation singulière. Mes mains me semblaient n'avoir plus leurs dimensions naturelles, et tels que je les sentais, mes doigts n'étaient plus que des fils sans épaisseur. J'ai eu plusieurs fois occasion de m'interroger sur ces modifications nerveuses dont les accès étaient nocturnes, et me jetaient dans une angoisse inexprimable; ee que je n'ai jamais pu m'expliquer, puisque cet état, quelqu'il fût, n'était accompagné d'aucune douleur.
J'ai dit que mes doigts me semblaient être des fils d'une finesse singulière, et c'est par ces expressions que je peignais spontanément le sentiment dont j'étais tourmenté. Or, je voyais mes doigts, je raisonnais, et l'erreur n'était pas possible, ou du moins elle était aussitôt rectifiée. Mais qu'un accident pareil arrive à un homme auquel la folie, le sommeil, une excitation quelconque ôtent la liberté du raisonnement, l'impression n'étant pas discutée, l'idée ne sera plus qu'un écho de la sensation. Le genre d'illusion dépendra complètement alors du terme de comparaison qui se sera le piemier présenté à l'esprit en vertu de la règle des associations antérieures. Celui-là croira avoir pour doigts des fils fragiles; tel autre affirmera qu'ils sont de paille ou de verre. Telle est évidemment la mécanique de ces fausses idées.
Poursuivons cette analyse, et commençons toujours par étudier les sentiments qui accompagnent nécessairement tout état déterminé, dans un homme qui veille. Il y a des moments où le sentiment de la fragilité s'exalte jusqu'à la douleur, La
rigidité qui naît d'un frisson intérieur, le sentiment de crainte et de pusillanimité que déterminent certaines affections des viscères, une roideur inusitée des articulations, lui donnent dans certains cas une violence inaccoutumée, et il est des moments où la peur de se briser à tous les obstacles enchaîne tous les mouvements. Or, du sentiment de fragilité naît l'idée de fragilité; et cette idée, se liant naturellement à celle de certaines choses fragiles, tel mélancolique, absorbé dans ses préoccupations comme dans un songe, incapable de discuter avec attention la légitimité de ces rapprochements, s'imaginera être de verre et suppliera les passants de ne point le briser par des chocs inconsidérés.
Tel autre, s'affaissant sur lui-même par excès de faiblesse, pensera être fait de coton. S'il a précédemment vu du fulmi-coton, une certaine idée d'explosion pourra naître à côté de la première, en raison d'une association empirique. De là deux erreurs possibles : une crainte perpétuelle d'être emporté par le vent, ou celle de s'enflammer comme la poudre au contact de la moindre étincelle.
Pendant l'état de veille normale, les idées s'engendrent bien suivant la loi d'association automatique, mais la raison empêche le jugement de s'égarer ; dans l'état de sommeil ou de folie, la raison perdant son empire, les jugements immédiats qu'elle redresse domineront sans obstacles, et persisteront un temps plus ou moins long. Ainsi ces illusions du sens intérieur n'arrivent point sans cause, et peut-être se succéderaient-elles éternellement dans l'esprit de l'homme si la foule des idées n'y était disciplinée par le pouvoir supérieur de l'âme. Aussi, cette expression si simple : « cet homme a perdu la raison, » par laquelle on désigne les fous, est-elle en même temps la plus parfaite ; et en effet les fous, livrés au caprice d'idées nées d'accouplements monstrueux, n'ont rien perdu sinon la raison qui,
pareille au dieu de Platon, fait un monde ordonné etsplendide du chaos originel de l'imagination.
Suivez ces indices, et la plupart des illusions relatives à l'état intérieur s'expliquent d'elles-mêmes. Tel furieux, dans un moment de délire, se jette sur un être animé qu'il déchire de ses dents, et se croit métamorphosé en loup comme le Lycaon de la Fable. Or, voici le sens de cette métamorphose : les loups mangent la chair vivante; j'ai mangé de la chair vivante, donc, je suis un loup. Que le remords grave ce syllogisme dans l'esprit, et la métamorphose idéale sera consommée.
Mais combien d'autres exemples analogues se présentent à l'esprit? Une douleur cuisante déchire les entrailles d'un homme, quelque chose comme la fable de Prométhée lui revient à l'esprit : j'ai les entrailles déchirées, dira-t-il ; ainsi la métaphore vient spontanément ; puis, se dit instinctivement le malheureux : toute déchirure vient d'une chose qui déchire, d'une griffe ou d'une dent. De la griffe on passe aisément, comme Arnaud de Villeneuve, à l'idée d'un chat noir, et de la dent, à celle d'un serpent, comme autrefois Conrad Gessner. Si la raison n'intervient pas, cette fausse logique aura un résultat absolu, et conduira à ces convictions inattaquables chez un homme absolument préoccupé et qu'aucun jugement extérieur n'affecte. De là, ces illusions invincibles qui sont parfois chez les fous les symptômes terribles d'une affection grave des viscères. Les ardeurs de la fièvre, dit Boerhaave, produisent souvent dans les rêves des apparences d'incendie ; une cause intérieure capable de produire des éblouissements pendant la veille, produirait pendant le sommeil des rêves analogues. Toutes ces choses s'enchaînent, et l'on pourrait dire que la plupart des songes bizarres et des convictions délirantes naissent de quelque association défectueuse entre des idées disparates.
Le phénomène si connu du Cauchemar ou de l'Éphialfe se rattache à des causes analogues : tout ce qui peut produire l'oppression lutte contre l'instinct et lui résiste. De là, un caractère d'étrangété que le vulgaire exprime par ces mots très-justes : j'ai un poids sur l'estomac. Or, supposons que cette phrase soit pensée par un homme qui dort, cette idée abstraite de poids sera aussitôt unie, en raison des habitudes de l'esprit, à l'idée de telle ou telle chose pesante : pour l'un, ce sera une montagne; pour un autre, quelque animal accroupi; tel» autre verra venir à lui quelque fantôme horrible, et les drames les plus ténébreux se dérouleront devant lui.
Le principe des associations n'explique pas seulement ces illusions du sens interne, il donne également la clef d'une multitude d'erreurs qui ont pour objet le monde extérieur. J'en rapporterai deux exemples très-concluants et dont je ne puis douter, les ayant observés sur moi-même.
J'étais un jour assis à une fenêtre du quai Bourbon, un de mes amis me racontait une histoire qui m'absorbait complètement ; pendant ce temps, je vis deux cygnes qui folâtraient dans les eaux de la Seine qui coulait sous mes yeux.
Quand l'histoire fut achevée et que mon attention fut plus libre, je m'étonnai d'avoir vu des cygnes dans la Seine, je regardai de nouveau; ces deux prétendus cygnes étaient deux chevaux blancs qu'on faisait baigner. L'illusion était facilement explicable. Ne regardant pas avec attention, mes yeux n'avaient vu que la blancheur; or cette blancheur sur les eaux devait réveiller assez naturellement l'idée de cygne.
Voici d'autres exemples dans lesquels deux idées, rapprochées par hasard, s'étaient associées et pouvaient donner lieu à des convictions délirantes.
Un jour, assiégé de préoccupations pénibles, je suivais le quai Voltaire avec un de mes amis; celui-ci s'arrêta dans une
maison pour une affaire, en me priant de l'attendre quelques minutes. Pour occuper le temps, je me mis à considérer machinalement l'étalage d'un marchand d'estampes : mes yeux se fixèrent plus particulièrement sur une gravure anglaise représentant un maréchal ferrant dans l'exercice de ses fonctions. Au même instant, une forte odeur de corne brûlée se répandit dans le voisinage. J'étais préoccupé, ai-je dit, et par conséquent peu attentif; eh bien ! au moment où mon ami vint me rejoindre, l'idée que cette odeur de corne venait du pied du cheval de la gravure, s'était, à mon insu, gravée dans mon esprit.
M. Moreau a raconté une observation analogue, mais il faut noter qu'il était sous l'influence du hachisch. Il était à table ; derrière lui était un tableau représentant un combat de cavalerie, ces chevaux le préoccupaient. Tout à coup il se retourne et s'écrie : « Je n'aime pas les chevaux qui ruent, même en peinture. » Ces derniers mots prouvent seuls qu'il n'était pas absolument fou.
Il se produit à chaque instant des associations de ce genre dans l'esprit des gens les plus sages. Or, la raison vient qui juge, compare, redresse, et met chaque chose à sa place ; mais qu'une cause quelconque absorbe et détourne tout le pouvoir de la raison, la Folle de la maison fera des siennes. Dans la première des observations que je viens de raconter, j'étais préoccupé; dans la seconde, j'étais inquiet et excité; dans la troisième, le sujet de l'observation, M. Moreau, était enivré de hachisch. Dans ces trois cas, la raison était enchaînée et l'attention faisait défaut.
Les troubles dont je viens de parler dépendent d'une excitation idiopathique et directe du cerveau. Mais cette excitation peut se développer sympathiquement à l'occasion d'un certain état des viscères et des organes du corps. Souvent, une
lésion n'est point perçue, mais il en résulte un sentiment général dont le caractère envahit jusqu'à la sphère des idées. J'ai eu plusieurs lois l'occasion de me convaincre de la vérité de cette proposition.
Un homme très-nerveux et malade de la pierre subit un certain nombre de fois l'opération de la lilhotritie. Pour lui épargner des douleurs et des spasmes inséparables chez lui de l'introduction des instruments, on l'endormait chaque fois au moyen du chloroforme. Les impressions n'étaient jamais complètement éteintes, mais elles étaient amorties.
Ainsi, au moment de l'introduction du lithotripteur, il y avait dans tout le corps du malade des réactions d'angoisse; il s'agitait et résistait avec énergie; mais quand la douleur était à son comble, il s'écriait : « Vous ne triompherez pas de moi! que signifient ces violences? Pierre! Antoine! (disait-il en appelant ses domestiques), chassez ces hommes! » et il ajoutait : « Vous aurez beau faire! vous n'obtiendrez rien, je ne consentirai point à un partage inégal. Mes enfants sont tous égaux dans ma tendresse ! » Ainsi un sentiment général d'angoisse, né à l'occasion d'une douleur physique, éveillait chez lui l'idée d'une contrainte morale.
On ne saurait trop insister sur ces choses. Une impression pénible dont l'esprit ne distingue point la cause, se change en un sentiment général d'inquiétude qui, se mêlant à certains souvenirs, à certaines impressions présentes, à certains rêves, crée en vertu de la loi d'association les idées les plus folles, les instincts les plus bizarres, et, si peu que le cerveau soit excité, pourra pousser aux actes les plus inconcevables.
Un jeune homme d'une douceur proverbiale et plein de la plus insouciante générosité, faisait un soir, avec quelques hommes de son âge, une partie de billard. Contre son ordinaire, il fut mauvais joueur à l'excès; querellant, chicanant
sur tout. Il trouva moyen de blesser chacun. Deux heures après, il était pris de douleurs néphrétiques dues à un calcul qui fut expulsé le surlendemain.
Ainsi un homme ne souffre point et cependant l'organisme est souverainement dérangé. De là, une gêne profonde, une excitabilité excessive, une susceptibilité que la moindre cause enflamme. Ne cherchez point le principe de ces tendances nouvelles dans les circonvolutions cérébrales ; la cause est un calcul biliaire, un ver intestinal, une maladie occulte dont le germe grandit sourdement.
...Haeret lateri lethatis arundo.
Que de duellistes féroces, que d'assassins peut-être, n'ont dû leur cruauté qu'à des causes semblables ! De quel intérêt seraient pour la physiologie, des autopsies attentives de ces suppliciés qu'ont poussé au crime des impulsions inexplicables ! Là, se trouve sans doute aussi la raison de ces suicides que rien n'explique, sinon cette inquiétude profonde, indéfinie, qui donne à tous les faits de la vie, aux conditions d'un bonheur parfait, une couleur sombre et un aspect repoussant.
En effet, concevez une inquiétude poussée à son comble ; un malheureux sent vaguement la présence d'un ennemi. Cette inquiétude, dont l'objet n'est point défini, veut être expliquée; la colère qu'elle excite veut être satisfaite. Qui n'a, dans certaines heures d'angoisse indéfinissable, désiré un adversaire pour le combattre et cherché un objet à sa fureur aveugle? Dans ces moments terribles tout est bon. Tel déchire ses vêlements; tel autre tue son chien qui le caresse; tel autre encore égorge un passant dont l'habit lui a déplu et qui par hasard l'a regardé.
Là, tst sans doute le point de départ d'un grand nombre •'ndé»- Sis; s et d'impulsions délirantes. Ces idées, lor qu'elles
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jsc poussent'pas immédiatement à un résultat fatal, se transforment; et changent d'objet assez souvent, pour qu'on puisse les considérer comme le résultat d'une tendance générale qui cherche un but'et* souvent lerencontre ait hasard. Dès observations du plus haut intérêt démontrent la vérité dé cette proposition.
Je ne puism'enipêcher de citerici1 l'histoire d'un soldat'du Quercy, dont un savant médecin de Cazals (tot), M. lé docteur Calmeil, m'a raconté l'effroyable et héroïque martyre.
Cet homme, né d'une famille de paysans aisés et religieux, avait perdu son père dès sa plus tendre enfance. Il fut donc élevé par sa mère, femme d'un sens et d'une bonté exemplaires. Glenadel nè recevant que de bons exemples, bien doué d'ailleurs par la nature, était un enfant sage, assidu, et grandement soumis a sa mère qu'il adorait. Il arriva ainsi à l'âge de seize arisl
Vers cette époque, son caractère changea ; il devint sombre et taciturne. Sa mère lui en demanda plusieurs fois la raison, mais inutilement. Enfin, un jour, Glenadel vint la trouver. « Ma mère, lui dit-il, il faut enfin rompre le silence. Vous vous êtes consacrée à moi, je vous dois tout, vous êtes la meilleure des mères et je vous aime de toute mon âme. Cependant, depuis quelques jours, une idée incessante me pousse à vous tuer. Empêchez que, vaincu à la fin, un si grand malheur ne s'accomplisse. Permettez-moi d'aller à Cahors, où je m'engagerai. » La pauvre mère voulut le consoler, lui fit des objections bien justes, hélas ! mais il fut inébranlable et partit.
Glenadel fut un bon soldat. Pendant la durée de son premier engagement, il ne subit aucune punition. Cependant une volonté secrète le poussait sans cesse à déserter pour revenir au pays et tuer sa mère., Arrivé au terme de son engagement,
l'idée était forte autant que le premier jour. Il crut devoir, en cette circonstance, en contracter un second.
Vers cette époque, il se fit en lui un changement singulier: l'instinct homicide persistait, mais acceptait la substitution d'une autre victime. Il ne songe plus à tuer sa mère, mais l'affreuse impulsion lui désigne jour et nuit sa belle-sœur. Glenadel est un honnête homme ; il avait victorieusement lutté contre sa première impulsion, il se prépare à résister à la seconde, et pour mieux y réussir, il se condamne à un exil perpétuel.
Sur ces entrefaites, un de ses compatriotes arrive au régiment, Glenadel lui confie sa peine. Mais malheureux, lui dit l'autre, rassure-toi, le crime est impossible ; ta belle-sœur vient de mourir.
A ce mot, Glenadel se lève comme un captif délivré de ses chaînes, une joie inconnue le pénètre. Je pars, s'écrie-t-il, je reverrai mon pays! Et depuis le temps de son enfance, ce fut son premier bonheur.
Le malheureux revient donc à son village. Il frappe à cette maison paternelle qu'il n'a pas revue depuis si longtemps; la porte s'ouvre, qu'aperçoit-il ? sa belle-sœur vivante ! Il pousse un cri, et l'impulsion terrible le ressaisit à l'instant comme une proie.
Le soir même de ce jour, assis au milieu de sa famille, Glenadel confessait son affreuse folie. Approche, dit-il à son frère, n'hésite point. Je suis plus dangereux qu'une bête féroce ; prends une corde solide, attache-moi comme un loup dans ta grange, et va prévenir M. Calmeil.
Le médecin arrive ; il essaie de consoler le malheureux ; il s'engage à s'occuper de lui, et ne parvient à le calmer qu'en lui promettant d'obtenir son admission dans un hôpital de fous.
Quand M. Calmeil eut achevé de parler, Glenadel lui dit : Monsieur, rendez-moi encore un service. Ces cordes qui me lient ne me paraissent pas très-solides ; je suis si fort que je pourrais les briser, et j'ai peur de l'essayer. Faites que je sois attaché devant vous avec les plus grandes précautions. M. Calmeil, ému jusqu'aux larmes, fit selon le désir de ce malheureux ; au bout de quelques jours, son admission dans un hôpital d'aliénés était obtenue. La veille du jour où il entra dans cette tombe, martyr d'une fatalité mystérieuse, ce nouvel Œdipe écrivait au directeur de l'établissement :
« Monsieur, je vais entrer dans votre maison. Je m'y con-« duirai bien, comme au régiment. On me croira guéri do « mes affreuses idées ; par moments peut-être, je feindrai de « l'être, ne me croyez jamais. Je ne dois plus sortir et sous « aucun prétexte. Quand je solliciterai mon élargissement, « redoublez de surveillance. Je n'userais de cette liberté que « pour commettre un crime qui me fait horreur. »
Voilà sans doute une épouvantable histoire, mais au point de vue de l'histoire des impulsions délirantes, elle renferme de curieuses indications.
Remarquez surtout cette substitution de victime que l'instinct homicide accepte. Une proie quelconque suffira, mais il faut une proie. L'objet est secondaire, comme dans l'amour. Ce qu'il y a d'essentiel, c'est la nature même de l'impulsion, mais il est naturel que l'objet soit choisi parmi ceux que les habitudes de la vie présentent le plus souvent à la pensée. Cette remarque explique pourquoi les personnes les plus chères sont le plus souvent exposées à ce choix abominable. Ij'inquiétude intime qui pousse au suicide, a inspiré à plus d'une mère le meurtre de son enfant. Mon ami, M. le docteur Archambault, a lu à la Société des Sciences médicales, plusieurs observations où sont consignées des substitutions pa
reilles. Et, chose incompréhensible, de même que le suicide est souvent accompagné d'un grand sentiment d'amour-propre, de même l'insensé concentre à la fois sur un même objet, tout son amour et toute sa fureur. M. Pariset m'a souvent raconté l'histoire d'un pauvre aliéné que sa folie avait conduit à Bicêtre. Ce malheureux maltraitait sa femme et la battait avec fureur, et pendant qu'il la battait, il s'indignait contre lui-même de bonne foi, et lui adressait les plus tendres excuses. Folie bizarre ! dira-t-on, et cependant ce n'est là que le plus haut degré d'une aberration commune à presque tous les hommes. Qu'est-ce, en effet, que la jalousie, sinon une haine de ce qu'on aime. Cette haine peut avoir quelquefois un motif légitime ; mais combien plus souvent se trouve-t-il dans une sorte d'inquiétude organique, indéfinissable pour l'esprit ! Et à ce sujet, combien d'amis aussi acariâtres que dévoués! Combien de mères, à force d'amour, rendent leurs enfants malheureux ! On ne saurait trop étudier ces contradictions de la vie humaine.
On en voit d'ailleurs des exemples fréquents dans les maladies : plus l'inquiétude est grande, et plus on est porté à détester, à prendre, comme on le dit vulgairement, ses meilleurs amis en grippe ; ce qui s'explique par cette raison bien simple, que cette inquiétude n'ayant aucun motif extérieur, s'adresse au premier objet venu parmi ceux dont l'idée est la plus familière au malade. La maladie cessant, cette haine folle se dissipe avec elle. Cette tendance à choisir un objet déterminé, explique d'ailleurs comment ces haines instinctives une fois occupées par un objet défini, la raison du malade peut vivre en paix avec le reste du monde. Il est des occasions où il faut savoir s'offrir ainsi en holocauste à ses amis malades. A ce prix est la tranquillité de leur famille.
Toute cette catégorie de faits établit comme un pont entre
la vie du sommeil et la vie extérieure. Les convictions et les impulsions délirantes s'engendrent dans la veille comme dans le sommeil, par voie d'association automatique et sous l'influence d'impulsions aveugles, et leur succession serait incessante sans l'intervention de la raison, dont les sommeils sont, hélas ! si fréquents, même dans l'état de veille. Attention exclusive, excitations, sentiments indéfinis, congestions stupéfiantes, telles sont les causes les plus ordinaires de ces tristes maladies qui sont comme des émeutes de la partie matérielle de l'homme contre le pouvoir régulateur de l'esprit.
M. Moreau a étudié avec beaucoup de sagacité le rôle que joue l'excitation dans la production des maladies de la pensée. D'ailleurs, il faut distinguer avec soin les excitations par influence, d'avec les excitations idiopathiques. Celles-ci impliquent un état morbide, une lésion matérielle du cerveau. Les premières ne peuvent être considérées que comme un symptôme, bien que la plupart du temps elles éveillent l'attention bien plus que le phénomène essentiel.
On peut d'ailleurs remarquer ici que les excitations par influence produisent plus particulièrement des impulsions délirantes, tandis que les excitations idiopathiques engendrent surtout des hallucinations. Dans le premier cas, l'automate entraîne l'esprit, sain d'ailleurs, et souvent capable de lutte jusqu'au moment où, épuisé lui-même, il succombe à cette tentation incessante. Dans le second cas, il n'y pas de lutte. Les organes supérieurs de l'âme sont eux-mêmes affectés, et le vaisseau flotte au hasard, parce que le gouvernail brisé échappe aux mains du pilote. Voilà ce que l'ivresse produit; voilà comment la plupart des substances narcotiques sont capables d'amener le délire; voilà enfin comment les empoisonnements du sang, les méningites et les encéphalites périphériques, enchaînant les organes supérieurs de l'âme,
laissent triompher le chaos, et peuplent l'espace intérieur de monstres et de chimères. D'ailleurs il faut bien noter ceci, l'imagination sème ses créations avec une rapidité prodigieuse, In minimo temporis puncto, dit Synesius ; sa puissance peut enfermer des siècles dans une seconde. Mahomet, pendant que l'eau d'une cruche s'écoulait, parcourut en extase toutes les splendeurs du ciel. M. Théophile Gautier, enivré de Hachisch, pensait en un temps très-court avoir vécu trois cents ans. Rien ne prouve mieux cette rapidité prodigieuse que ces transformations tourbillonnantes et cette multiplication infinie d'images qui assiègent dans les ténèbres les yeux d'un homme éveillé; images dont un pen plus de durée ferait des hallucinations véritables (1).
La raison, au contraire, est un pouvoir calme, ses procédés sont lents et mesurés. Pour l'imagination, le temps n'a pas de bornes, pour la raison, il est toujours trop court. Ainsi dans l'enfance, cet âge d'or de l'imagination, la vie si douce semble longue cependant; mais .quand on a passé ce premier âge, les mêmes espaces de temps semblent parcourus avec une rapidité toujours croissante. L'idée d'un mouvement uniforme n'exprime en aucune façon la loi de la vie humaine; ce n'est point une rivière, c'est un torrent. Après vingt ans, l'homme ne marche plus, la pente de la vie commence; il court, il se précipite, il tombe. Aussi, depuis cet âge, tous les instants de la vie sont proches, l'enfance seule est éloignée. C'ed dans ce lointain que s'obscurcissent nos plus doux, nos plus purs souvenirs ; tout le reste est comme présent, le passé de la jeunesse et l'avenir de la mort.
(J) Suivant Buffon, l'idée du temps n'est point dans les rêves. (IJist. nal. t. IV, del'édit. in-4», p. 62.). Cf. Darwin. Zoonomie. T. I, sect. 28, 11 et ii* page 356.
CHAPITRE VIII.
des effets de l'IM a g IN at I on.
§ 4. Influence de l'Imagination sur le mouvement du corps île l'être qui Imagine.
La tendance au mouvement qui suit une sensation véritable est une tendance nécessaire; de plus, toute réaction étant en principe proportionnelle à la stimulation, cette tendance produit des actes effectifs.
Une tendance pareille résulte de ces impressions intuitives qui sont du domaine de l'imagination. Mais, parce qu'en général du moins, ces impressions sont faibles et n'atteignent à leur summum d'énergie que dans le sommeil ou clans les hallucinations, elles ne déterminent que des réactions faibles, ou pour mieux dire des indices de réaction, dont le résultat demeure incomplet. Ainsi, à la sensation correspondent des mouvements achevés, mais l'imagination n'amène, en général, que des indices d'action auxquels nous donnons le nom de Mouvements symboliques.
Les mouvements symboliques ne sont point des phénomènes accidentels; ils se développent d'une manière nécessaire et dans un détail infini. La théorie de ces mouvements a dans l'histoire philosophique du langage une importance incontestable, et se rattache d'ailleurs à d'autres questions qui ont récemment occupé les esprits.
Il ne faut point les confondre avec d'autres mouvements qui se développent dans des circonstances très-diverses, et auxquels on peut donner le nom de Mouvements sympathiques. Ces mouvements résultent des relations qui existent entre tous les organes et les enchaînent l'un à l'autre par des
correspondances infinies. Sous l'empire d'un sentitnenl qui pénètre tout l'organisme, il n'est pas une seule partie qui ne s'associe à sa manière à l'action principale; c'est la réalisation du mot fameux d'Hippocrate : Consensus unus, conspiratio una, consentientia omnia (1). Ces mouvements sympathiques sont de deux ordres. Les uns se développent suivant la loi d'homogénéité, comme par exemple lorsque la tête se portant en avant, tout le corps s'étend et s'allonge dans cette direction; les autres, suivant la loi d'analogie, et prennent un caractère métaphorique. Les mouvements d'attention qui se produisent automatiquement dans les oreilles des animaux à propos d'une application attentive des yeux, en sont un exemple fort habituel.
Les mouvements symboliques sont l'expression visible des mouvements et des désirs de l'imagination. L'existence de ces mouvements a été prouvée de la manière la plus heureuse par les expériences de M. Chevreul sur le pendule oscillateur.
Un homme tient un pendule à la main; il pense à un mouvement possible, le pendule se met en mouvement; il pense que le mouvement va s'arrêter, le pendule s'arrête. Quelques personnes s'imaginent encore que ce phénomène résulte d'une certaine influence de la volonté sur le pendule. C'est là un reste de l'opinion d'Avicenne, qui attribuait à l'esprit le pouvoir de commander à toutes les choses matérielles. Mais ce pouvoir, hélas! n'est qu'imaginaire et illusoire. Pour détruire toute l'influence de l'esprit sur le pendule, il suffit de bander les yeux. Alors la volonté la plus énergique est impuissante.
La cause réelle de ce phénomène est celle-ci. Imaginer un mouvement, c'est le voir en idée; or, l'imagination n'agit point indépendamment des organes du corps, elle conduit l'œil dans le sens du mouvement qu'elle rêve, comme elle
(1) Œuvres d'Hippocrate, édition E. Littré. T. IX, De l'aliment, § 23.
conduit le corps entier dans le somnambulisme. A ce mouvement symbolique de l'œil, s'associe bientôt un mouvement sympathique de la main qui tient le pendule, et ce mouvement lui imprime des oscillations d'autant plus étendues, que l'idée est plus vive et la volonté plus énergique.
On peut démontrer aisément; ces mouvements de la main. Il suffit, pour cela, de l'observer dans ses rapports avec quelque objet immobile, comme peut l'être, par exemple, le bord d'un meuble ou la corniche d'un appartement. Les oscillations de cette main deviendront ainsi, sensibles pour les plus incrédules, et arriveront au maximum, au moment même où le sujet de,l'observation pensera garder l'immobilité la plus grande.
Si au lieu d'imaginer le pendule en mouvement, on l'imagine en repos, le résultat sera également obtenu ; mais l'immobilité résultera d'une contradiction automatique opposée par certains mouvements de la main à toutes les oscillations que pourrait éprouver le pendule. Le rôle de la vue est également évident dans ce cas; si les yeux sont bandés, il ne se produit plus rien d'analogue.
On pourrait croire que si, dans ce cas, l'expérience demeure sans résultat, c'est que l'imagination, livrée à elle-même, n'a pas le même degré de puissance que lorsqu'elle est aidée et dirigée par les sens extérieurs. Eh bien, cette supposition serait absolument fausse. On peut, en effet, considérer avec la plus grande attention un pendule en mouvement, sans que la vue de celui-ci ait la moindre influence sur les oscillations de celui que l'on tient à la main. Que dis-je? si l'on tient un pendule à chaque main, avec une égale volonté de les mouvoir tous les deux, celui que l'on regardera obéira seul à l'imagination; mais l'autre, que l'on suppose tenu hors de la portée des yeux, oscillera au hasard, et la volonté la plus énergique ne pourra rien sur lui.
Ces expériences démontrent, contre l'opinion d'Avicenne, 1° que la volonté seule, la volonté idéale, qui n'agit point encore sur les organes vivants, n'a aucune influence sur les mouvements d'un corps inerte étranger à l'être qui imagine; 2° que la vue d'un corps en mouvement et le désir de voir ces mouvements s'accélérer, n'ont aucune influence sur les mouvements d'un autre corps tenu suspense manu, hors de la portée des yeux ; 3° que l'action de la volonté sur un pendule tenu d'une main et dont les yeux suivent les mouvements, n'a aucune influence sur les mouvements d'un pendule tenu de l'autre main, mais que les yeux n'aperçoivent pas; 4° que la volonté idéale n'a aucune influence sur le pendule si les yeux sont bandés, quelle que soit d'ailleurs la durée de l'expérience; 5° que l'action de la volonté idéale n'a un effet sensible sur un pendule tenu à la main que lorsque les yeux sont actuellement dirigés sur ce pendule.
Ainsi, l'attention à une impression présente est ici nécessaire. La pensée seule ne suffit pas. Mais si à l'attention de l'esprit s'unit l'attention des yeux, le regard s'associant au désir chasse symboliquement l'objet mobile, et la main, s'associant à son tour au regard, le pousse effectivement. Or, il s'agit ici d'un mouvement sympathique, d'un mouvement purement automatique en conséquence, et dont l'esprit n'a point conscience. Ces faits sont assez clairs. Le pendule est mû, parce que le regarder attentivement en pensant à un mouvement possible, c'est vouloir à certains égards ce mouvement, et l'action de cette volonté sur le mouvement des yeux se change sympathiquement en une action réelle de la main. Il y a donc, dans ce cas, un commencement de volonté incomplète qui n'agit pas immédiatement, mais de seconde main, si je puis ainsi dire, sur les muscles du bras. C'est ce que M. Chevreul a parfaitement exprimé par ces mots '.tendance au mouvement.
I! y a, en effet, dans ce phénomène, quelque chose de l'automatisme de l'instinct.
Ces faits ont dans le système nerveux une cause naturelle; ils se produisent, il est vrai, à notre insu, à peu près comme les mouvements de nos viscères, mais les expériences de M. Chevreul en ont dévoilé la véritable nature; la question semblait donc jugée, lorsque des esprits enthousiastes entreprirent de remettre en honneur d'anciennes illusions, et de baser sur elles les fondements d'une pneumatologie nouvelle.
On sait de quel étonnement le monde entier fut saisi, lorsque, du fond de l'Amérique, on apprit que plusieurs personnes faisant autour d'une table ou d'un chapeau une chaîne vivante, un mouvement rotatoire emportait bientôt la table ou le chapeau, et se précipitait en un tourbillon d'une inconcevable énergie.
Au premier abord, on crut à l'existence d'un fluide, et l'on raillait volontiers sur ce point le scepticisme des naturalistes. Mais l'événement leur donna bientôt raison. Les tables ne tournèrent plus seulement, elles parlèrent ; que dis-je ? elles écrivirent. Un fluide, un agent physique, quel qu'il fût, ne pouvait seul produire ces merveilles. Aussi ces mouvements furent-ils bientôt attribués à certains esprits séparés de leurs corps et errants dans l'espace. Ces esprits racontaient leurs pérégrinations dans les astres, leurs voyages dans le monde sublunaire. Ils parlaient du passé et de l'avenir. D'ailleurs, assez impolis parfois, ils narguaient leurs interrogateurs, et qualifiaient sans trop de façons de belles curieuses. Serait-ce que la galanterie n'est pas naturelle à certains esprits séparés de leurs corps, et, par conséquent, de leurs passions?
Voilà donc où avait conduit une curiosité irréfléchie. Les tables n'inspiraient plus la Pythie. Celte fois, le trépied parlait seul. Les portes du monde invisible s'ouvraient à deux bat
tants. Des guéridons, des tambours, des chapeaux furent transformés en oracles, et devinrent les fondements sacrés d'une théurgie nouvelle.
Cette grande aberration est aujourd'hui jugée; ceux qui cherchaient la vérité par des voies insensées ne sont arrivés qu'à la folie. Mais comment l'illusion a-t-elle été possible? C'est là une question qu'une philosophie éclairée ne pouvait dédaigner. Parmi les adeptes, en effet, la plupart se trompaient de bonne foi ; or, montrer par quelles voies secrètes l'erreur s'introduit dans l'âme, n'est-ce point la rendre à elle-même en assurant sa liberté?
Voilà ce que M. Chevreul, rappelant à la fois des erreurs anciennes et des expériences positives, a fait avec un rare bonheur. L'explication d'anciennes erreurs a détruit le prestige des nouvelles. MM. Faraday et Babinct ont de leur côté opposé à ces prétendus miracles des objections victorieuses. H n'était pas difficile, à des hommes si habiles, d'instituer des expériences et de les multiplier.
On sait comment est obtenu le mouvement des tables : plusieurs personnes entourent une table libre sur le sol, et posent simultanément sur ses bords leurs doigts étendus ; une certaine disposition des mains unies en une chaîne continue, était d'abord nécessaire, mais plus tard cette précaution a été jugée inutile. La table demeure pendant quelques instants immobile; au bout d'un certain temps, de légers frémissements se font entendre et se changent bientôt après en de véritables convulsions accompagnées de craquements. Enfin, la lourde masse se meut, et son mouvement, d'abord très-lent, devient bientôt assez rapide pour entraîner, dans une ronde tourbillonnante, les expérimentateurs dont les mains sont imposées sur elle.
Ce mouvement est-il l'effet d'un courant d'électricité émané
d'une source animale? Rien ne le fait supposer à priori, et toutes les expériences infirment cette hypothèse qui ne saurait avoir désormais quelque poids qu'auprès de gens non prévenus.
S'agit-il de quelque fluide nouveau qu'on appellera si l'on veut Odique ou Odylique? Mais un fluide capable de remuer une table pesante devrait, à bien plus forte raison, agir sur ces instruments délicats dont la physique actuelle dispose. Cette nouvelle hypothèse n'est pas plus admissible que la première.
Quelle est donc la cause de ces effets singuliers et incontestables? dépendraient-ils par hasard de la volonté et des mouvements des expérimentateurs eux-mêmes? Mais comment des pressions légères pourraient-elles produire des résultats qui semblent exiger des efforts beaucoup plus énergiques ? Cette question est embarrassante au premier abord, mais il ne faut point désespérer de la résoudre.
On peut considérer en premier lieu qu'il ne s'agit point ici d'un mouvement immédiat, mais d'un effet assez lent à se produire, et qui suppose quelques modifications préliminaires. L'une de ces modifications, et la première en date, est un frémissement, c'est-à-dire une vibration moléculaire. Quelle est la cause de ce frémissement?
Elle est facile à découvrir. Toutes ces mains tendues et bientôt fatiguées, tremblent et frémissent involontairement, ces frémissements se communiquent lentement à la masse qu'elles touchent. De là, des vibrations qui, obscures d'abord, deviennent au bout d'un certain temps très-sensibles. Or, examinez ce qui se passe lorsque lebordd'un disque de verre ou de bois, porté sur trois ou quatre pieds, est mis en vibration à l'aide d'un archet. Le voyez-vous frémir, s'agiter, sautiller et se mouvoir en divers sens? ces mouvements sont semblables à
ceux d'un diapason. Cette expérience si simple démontre qu'une vibration, même très-faible, tire les corps de leur repos, et diminue, si je puis ainsi dire, leur adhérence au sol qui les supporte.
Faites maintenant l'expérience suivante : qu'un homme auquel on aura au préalable bandé les yeux, sautille verticalement devant vous. Pendant ce temps, poussez-le continuellement à l'aide d'une tige de plume, et vous le dirigerez aisément dans le sens que vous aurez déterminé par avance. Ainsi, cette masse auparavant presqu'inébranlable, sera déplacée et dirigée par les pressions les plus légères.
Cet homme qui sautille, c'est la table qui vibre sur le sol. La moindre impulsion la déplacera. Or, il est démontré que la vibration existe, tous les expérimentateurs disent unanimement qu'un frémissement, souvent accompagné de craquements, précède la rotation des tables. Mais l'impulsion peut-elle être admise? Voici ce qu'il, s'agit maintenant d'examiner.
Observons attentivement une table entourée d'expérimentateurs au moment où elle commence à vibrer. Il sera facile de constater deux faits impoiétants, savoir : en premier lieu, une attention soutenue du regard chez toutes les personnes qui forment la chaîne; et en second lieu, une sorte d'angoisse légère où l'attente d'un me ruvement possible jette tous ces esprits en suspens; ainsi nous retrouvons ici tous les éléments du mouvement du pendule z l'attention de l'œil et l'idée d'un mouvement possible. Or, on ne peut avoir évidemment aucune idée actuelle de mouvement sans avoir en même temps l'idée corrélative d'une certaine direction ; aussi, quand notre esprit rêve à un mouvement que Iconque, il imagine en même temps un but ou un point de départ, sans quoi l'idée du mouvement serait nulle. Admettons qi'Je l'incertitude fasse parfois varier cette direction, il n'y en aura pas moins, en vertu de l'asso
dation de nos mouvements à nos idées, une tendance vague, mais irrésistible au mouvement.
Maintenant, considérez que plusieurs personnes sont réunies autour de la table et ne s'entendent point. Chacune, en vertu du principe formulé par M. Chevreul, donnera son impulsion particulière, et toutes ces impulsions mal coordonnées pourront se neutraliser ; mais il arrivera nécessairement un moment où certaines impulsions prédomineront, soit parce qu'un des expérimentateurs, plus enfant ou plus féminin, aura eu plus de vivacité automatique, soit parce qu'en un certain moment un plus grand nombre de volontés instinctives auront coïncidé. Alors le mouvement devient effectif, il devient sensible, et par conséquent, l'incertitude cessant, tous ayant à la fois l'idée d'un môme mouvement, concourront également à le produire. Cependant la table tourne sous ces impulsions multipliées, grandissant avec la conviction des adeptes. Les mains la suivent, les corps suivent les mains, enfin tous à la fois tournent avec la table pour ne point interrompre la chaîne. Ainsi, les impulsionss'accumulanit, la rotation se précipite; on marchait d'abord, on court, puis on crie au miracle! Pauvres enfants qui s'épuisent à poursuivre le cerceau qu'ils ont poussé !
Il suffit de réfléchir un instant pour voir que les doigts demeurant adhérents à la table, c e n'est point du mouvement qu*il faudrait s'étonner, mais du repos. Prenez un disque horizontal porté sur un axe mobile; si les mains sont posées sur ce disque au hasard et sans la pensée de l'arrêter, il tournera aussitôt pour ne s'arrêter qu'avec le mouvement d'extension des bras ; mais si l'on imagine de suivre le mouvement, on tournera incessamment avec le disque. Ici l'erreur n'est point possible, et cependant le fait dont nous parlons a, avec le mouvement des tables, la plus évidente analogie.
Au surplus, des expériences trèg.-précises de M. Faraday,
démontrent que les mains se déplacent et exercent une pression que cet illustre physicien met parfaitement en évidence en disposant sous les mains des lames de carton poli, qu'une cire visqueuse et ductile unit à la surface de la table. Cette cire subit, sous les tractions involontaires des mains, des elongations qui rendent l'existence de ces tractions sensible à tous les yeux. On peut démontrer la même chose à l'aide d'une lame de carton, d'un index et d'une aiguille directrice.
D'ailleurs, ces expériences n'ont pas toujours un résultat égal. Il faut, pour qu'elles réussissent, un certain état de l'esprit. Lorsque M. Chevreul interposait entre le pendule et le mercure, au-dessus duquel il oscillait, un gâteau de résine, avec la pensée que le mouvement s'arrêterait, le mouvement s'arrêtait en effet. Ainsi, ajoute ce subtil expérimentateur, pour pie le phénomène se produise il faut avoir implicitement foi au mouvement. J'ai bien souvent vérifié la justesse de cette observation; le pendule ne se meut point dans les mains des incrédules; j'entends de ceux qui ont un parti pris d'incrédulité. Comme ils ne croient point au mouvement, ils ne peuvent ni le vouloir ni l'imaginer; ils le nient, c'est donc une idée d'immobilité qui domine dans leur esprit; or cette idée agit à leur insu et détruit par une opposition dont ils n'ont point conscience, jusqu'aux mouvements fortuits qui pourraient agiter le pendule.
On pourrait faire servir à l'explication du phénomène des tables parlantes des expériences analogues. Lorsque le mouvement est le plus actif, la pensée qu'on peut le produire l'arrête aussitôt. Faisons d'ailleurs la part des plaisants et des mystificateurs qui sont partout plus nombreux qu'on ne pense.
Mais on va plus loin. Il suffit, dit-on, qu'une personne étrangère veuille mentalement qu'un certain mouvement se u. n
produise pour que le mouvement ail lieu, pour que tel ou tel nombre significatif de coups soit frappé; d'autres affirment qu'à l'aide de certaines conventions, il ressort de tout cela des discours intelligibles, que dis-je, des prophéties véritables. Admettons la vérité de ces assertions, et la magie antique renaît avec tous ses mystères. Les sorcières de Thessalie pourront faire descendre la lune sur la terre, des myriades de démons et de génies envahiront de nouveau l'air et les lieux souterrains, et dans ce monde peuplé de lutins, de gnomes et de farfadets, l'art suprême de l'homme sera la nécromancie! Illusions sacrilèges, ou vérités maudites, pour lesquelles la vraie religion et la philosophie n'auront jamais assez de foudres !
Mais laissons de côté les tristes erreurs de l'esprit humain. L'influence de l'imagination sur les mouvements du corps demeure démontrée. Cette influence s'exerce dans un détail infini : elle régit à la fois les appareils de la vie animale et ceux de la vie organique, et par des correspondances inconnues, meut la machine entière à l'insu de l'esprit.
Il est impossible à l'âme d'agir indépendamment du corps. Quand l'esprit est absorbé dans la contemplation d'une idée, les yeux sont symboliquement attentifs. Imagine-t-on des sons, la tête penchée écoute. Les gourmands qui songent à certains mets, mêlent à leur salive une saveur imaginaire. Un spectacle idéal occupe-t-il notre imagination? Nous intervenons à notre insu, nous invoquons, nous poursuivons, nous menaçons, nous sommes agités de fureur ou de' crainte. Les lèvres répètent automatiquement les discours que l'on pense vivement. Songeons-nous à quelque chose d'élevé? Nos yeux s'élèvent vers le ciel. Imaginons-nous quelque abîme? Ils s'abaissent vers la terre. Le corps est en tout complice des mouvements de l'âme. Ainsi, par une illusion irrésistible, Tins-
tinct poursuit au dehors des objets qui n'existent que dans la pensée ; le désir s'y laisse attirer, la haine les attaque ou les fuit. Il est impossible en résumé, devoir, d'écouter, de flairer, de goûter, de toucher quelque chose en imagination, sans xécuter en même temps un indice des mouvements qui, dans a sphère des actions extérieures, correspondent à ces ac-ions diverses.
L'influence des mouvements de l'imagination sur les sym-)athies viscérales n'est pas moins évidente.
Un médecin, préoccupé de certaines sensations ressenties du côté du cœur, examinait fréquemment son pouls. Au bout d'un certain temps, apparurent tous les symptômes de la cardiopathie la plus grave. On lui prescrivit de ne plus se tâter le pouls, et cette seule précaution amena une guérison rapide.
Un autre médecin, connu par la vivacité de son imagination, éprouva après le dîner un léger malaise. Il examina son pouls et constata une ou deux intermittences. Cette circonstance l'inquiéta. 11 devint attentif, et plus son attention fut excitée, plus il y eut d'intermittences; cela vint au point que de six pulsations, il en manquait au moins une. Tout à coup, il aperçut dans son gilet un bouquet de violettes à moitié idesséchécs; l'idée lui vint que l'odeur des violettes avait causé tout le mal. Il les jeta loin de lui, et le rhythme des battements de cœur reprit comme par enchantement sa marche habituelle.
L'effet de l'imagination sur les mouvements intestinaux n'est pas moins remarquable : qu'après un repas pris avec appétit, quelque mauvais plaisant inspire l'idée de quelque aliment révoltant, tel que peuvent l'être un chat substitué à un lapin, ou des crapauds servis en place de grenouilles; cette idée suffira pour jeter le trouble dans la digestion des personnes intéressées, et ce trouble pourra aller jusqu'à détermi
ner les symptômes d'une indigestion grave ou même d'un véritable empoisonnement.
IN'a-t-on pas vu souvent dans les hôpitaux des pilules inertes, telles que des boulettes de mie de pain, amener, l'imagination aidant, des superpurgations véritables? 11 est à peine nécessaire d'insister sur des faits qui se reproduisent à chaque instant sous toutes les formes possibles.
À une époque où des idées d'association mal entendue fermentaient chez les jeunes gens de nos écoles, un étudiant fut admis à subir les épreuves de l'initiation maçonnique. L'épreuve imposée fut la suivante : on lui banda les yeux, puis l'on se mit en devoir de le saigner; en conséquence, une ligature fut serrée autour du bras, on fît mine d'ouvrir la veine, et un filet d'eau, reçu dans une cuvette, imita le bruit du sang qui s'échappe d'une veine ouverte. Or, l'opération ou plutôt ce simulacre d'opération se prolongeant, on vit au bout de quelques instants notre homme pâlir, s'affaisser peu à peu et tomber en syncope, i'idée d'une hemorrhagic amenant ainsi les mêmes effets que ceux d'une hemorrhagic véritable.
Raconterai-je ici ces sécrétions exagérées ou taries (1), ces constrictions spontanées du derme, ces pâleurs subites, et tous ces phénomènes si variés que la force de l'imagination fait
(1) « Une sorcière menaça une femme qu'elle n'alaiterait jamais son enfant, soudain son laict seicha. Et combien qu'elle eust depuis plusieurs enfanls, si est-ce que son laict tarissoit lousiours. Mais son laict retourna aussi tost que la sorcière fut exécutée. » — Bodin. Démonomanie, lib. IV, ch. iv, page 217, 1581. On pourrait rapprocher de ces faits ce qui est relatif aux noueurs d'aiguillettes. Cf. Montaigne. Essays, liv. 1, ch. xx.
« J'en ai vu plusieurs, dit Saint-André, qui ne pensaient qu'aux menaces que leur avaient fait des gens de mauvaise réputation, que le peuple soupçonnait de sorcellerie, qui se persuadaient qu'ils étaient véritablement maié-ficiés, et qui le persuadaient aux autres. Je les ai vus tomber dans le marasme, et mourir de faiblesse et d'inanition. (Lettres de M. de Saint-Andi é sur tes maléfices ; lettre 2, p. 176.)
apparaître? Ne sait-on pas que les larmes se tarissent aux yeux de l'hypocrite qui pense ne pas pleurer assez, tandis que la crainte de trop pleurer les fait couler en plus grande abondance?
Ainsi, l'idée d'une cause de démangeaison éveille des démangeaisons véritables. L'idée vive d'une douleur la fait réellement éprouver. Au milieu d'une de nos terribles émeutes, un groupe de soldats et de gardes nationaux, engagé dans la rue Planche-Mibray, fut pendant quelques minutes exposé à un feu meurtrier et plongeant de tous côtés. L'un des combattants reçoit à l'épaule un coup léger d'une balle réfléchie par quelque corps environnant. Il n'y fait d'abord aucune attention ; mais le combat fini, un peu de douleur se faisant ressentir dans le lieu contus, il a l'idée d'une blessure grave, et soudain il sent couler sur sa poitrine une lame de sang. Il le sent manifestement, et cependant la peau, à peine meurtrie, n'avait pas même été entamée.
Ajouterai-je que l'idée du froid fait frissonner? que la vue d'un citron fait éprouver comme un avant-goût de son acidité? Quand le physiologiste Éberle, célèbre par de belles recherches sur la digestion, voulait se procurer abondamment de la salive, il fixait toutes les forces de son imagination sur l'idée de quelque fruit acide. Malebranche n'a posé aucune limite à cette influence de l'imagination.
« L'expérience, dit-il, nous apprend que lorsque nous con-« sidérons avec beaucoup d'attention quelqu'un que l'on frappe o rudement, ou qui a quelque grande plaie, les esprits se « transportent avec effort dans les parties de notre corps qui « correspondent à celles que l'on voit blesser dans un autre. » Il .cite, à ce sujet, l'observation suivante :
« Un homme d'âge étant malade, une jeune servante de la « maison tenait la chandelle, comme on le saignait au pied.
« Quand elle lui vit donner le coup de lancette, elle fut saisie « d'une telle appréhension qu'elle sentit, trois ou quatre jours « ensuite, une douleur si vive au même endroit du pied, qu'elle « fut obligée de garder le lit pendant ce temps. »
Celte observation est curieuse, mais conforme aux procédés généraux de la nature. Si la vue d'un homme qui se gratte éveille une démangeaison ; si voir ou entendre bâiller sollicite un bâillement, sera-t-il impossible que l'imagination, frappée de la vue de quelque grande blessure, ne puisse, en vertu de ses influences naturelles sur le corps, éveiller le sentiment très-vif d'une blessure analogue? Je ne l'ai jamais observé sur moi-même; mais un de mes parents, homme d'intelligence, ayant vu pour la première fois pratiquer une opération chirurgicale (il s'agissait d'exciser une tumeur au pavillon de l'oreille), ressentit au même instant une douleur très-vive à l'oreille. Cette observation est d'autant plus concluante, qu'il n'était préoccupé d'aucune idéo préconçue. D'ailleurs, il est des faits habituels très-voisins de ceux-ci. Quand, par exemple, nous voyons quelqu'un frappé d'un grand coup à la tête, nous portons symboliquement la main sur cette partie, en faisant un geste de douleur; voyons-nous quelqu'un se faire quelque brûlure, nous exécutons, à peu de chose près, les mêmes gestes que si nous nous étions brûlés nous-mêmes. Grâce à ces correspondances automatiques, nous sympathisons avec tout ce qui nous entoure; par elles, chacun do nous peut dire, comme le Chrêmes de Térence :
Homo sum : liumani nilx.il a me alienum puto (1) ! Dès lors, on concevra comment la fréquentation habituelle de certains hommes pousse à reproduire leurs attitudes et leurs gestes, comment Ses tics sont contagieux, comment enfin
il) UeautoMimofumenos: act, 1, sc. I, v. 25.
les accents s'imposent à tel point, qu'on peut affirmer que le commerce de chanteurs habiles doit avoir à la longue sur les qualités de la voix la [dus heureuse influence. Mais que sert d'insister sur ces choses ? Qui ne connaît ces ressemblances singulières qui s'établissent entre gens d'une même sorte, et d'où résulte la physionomie des professions ? Ne distingue-t-on pas, sous un costume analogue, le militaire d'avec le prêtre, le médecin d'avec l'avocat, le grand seigneur véritable d'avec l'insolent parvenu ? Les Français qui ont vécu quelque temps avec les étrangers ne reçoivent-ils pas, à leur insu, des marques durables de cette fréquentation ? Ces choses ne sont-elles pas prouvées par l'observation de tous les lieux et de tous les temps ?
Ces observations pourraient peut-être servir de clef à l'explication de certains prodiges, qui ont, à diverses époques, occupé l'attention publique, et que le nombre et la qualité des témoins ne permettent pas de mettre en doute. Je rappellerai, en particulier, ces extatiques devenues célèbres sous le nom de Stigmatisées du Tyrol. Il paraît, en effet, désormais certain que le pouvoir de l'imagination, absorbée par une contemplation idéale de la passion du Christ, peut faire participer le corps de l'extatique à ce martyre. Des stigmates sympathiques apparaîtront ; ils pourront, à certaines époques déterminées, à certains jours consacrés par une pieuse tradition, laisser couler du sang (1). Ici la physiologie n'ira pas
(1) Nous croyons que les derniers faits ont été rigoureusement constatés. Nous avons en effet une confiance absolue dans le témoignage de notre savant ami, M. le docteur Cerise. Toutefois, il faut dans beaucoup de cas tenir compte des subterfuges. S il y a les stigmates vrais de saint Francois d'Assise et de sainte Catherine de Sienne, il y a les stigmates faux de Marie Bucaille, et les fausses marque? de la supérieure des Ursulines de Loudun ; dans le domaine des faits mystérieux, il y a deux camps opposés : l'un est celui des saints; l'autre est celui des charlatans qui sont, il faut bien l'avouer, aussi
plus loin que saint François de Sales expliquant les stigmates de saint François d'Assise. « L'âme, dit-il, forme et maîtresse « du corps, usant de son pouvoir sur iceluy, imprima les « douleurs des plaies dont elle estoil blessée, es endroits cor-« nespondants esquels son amant les avait endurées. »
§ Z. Influence de l'imagination sur les mouvements d'un corps étranger a l'être qui Imagine.
J'emprunte à Marcel Donat et à Boerhaave le litre de ce paragraphe. Il comprendra deux ordres de faits : les uns positifs, les autres hypothétiques. Nous aborderons certains faits avec certitude, d'autres avec doute, mais tous avec franchise.
1. 11 est des voies naturelles et facilement explicables, par lesquelles un homme qui imagine vivement peut sans paroles, sans actes effectifs, influer sur l'imagination d'un autre homme. Cette correspondance cachée qui s'établit par les yeux, par les oreilles, nous lie, pour ainsi dire, à toutes les souffrances de nos semblables, et nous rend, à notre insu, victimes ou complices de toutes leurs passions. Elle est, dans toutes les langues, le point de départ de mois dont le sens profond n'est point assez admiré. Les expressions de la douleur et du plaisir, de la crainte et du courage, dans un étranger, nous dominent, et ce phénomène vient de ce que les idées règlent nos mouvements, et les idées pénètrent par les oreilles et par les yeux. Je ne sais, par suite de ces observations, si les aveugles-nés ou les sourds, auxquels échappe toute une catégorie d'expressions, sont capables de compassion au même degré que les autres hommes. 11 est difficile de le penser; mais il suffit d'indiquer ici ces choses.
nombreux que les élus sont rares. (Voy. les Voyages de Monconis, t. II, et les heures de M. de Saine-André sur les maléfices. Lettre IV, p. 431.)
Quoiqu'il en soit, le plaisir, la douleur, l'espérance, l'effroi, la volonté idéale, qui se propose un but et l'exige; la conscience impérieuse de sa force, la lâcheté, la faiblesse, ont leurs expressions propres, et ces expressions agissantes engendrent dans ceux qui les considèrent des idées corrélatives. Ainsi certaines physionomies inspirent la terreur. L'enthousiasme idéal se communique par les seuls mouvements du visage. Rappelons ici la puissance dans l'amour de certaines physionomies mobiles.
Ces faits bien connus, incontestés, et sur lesquels il serait inutile d'insister, donnent la clef de la puissance au premier abord inexplicable de certains procédés du magnétisme, en tant que le magnétisme est une chose naturelle. L'homme qui veut énergiquement jeter un autre homme dans le sommeil magnétique regarde ses yeux. 11 veut que leurs paupières s'abaissent. Il pèse sur elles de toute l'insistance de son regard. Que dis-je? son geste les abaisse symboliquement, et elles s'abaissent en effet, parce que de ces actions résulte une idée intime de sommeil, d'où le sommeil résulte en raison de la relation naturelle qui enchaîne à nos idées nos mouvements les plus secrets. Remarquez d'ailleurs que, pour être endormi, il faut avoir la foi.Celui qui n'a point la foi résiste à son insu, et voilà pourquoi les hommes sont, en général, beaucoup moins sujets que les femmes à l'influence soporifique des procédés magnétiques.
Il y a donc sans paroles, sans actions évidentes, mais non sans intermédiaires symboliques, certaines influences d'un êîre sur un autre, influences qu'on pourra, par une illusion semblable à celle qu'ont révélée les superstitions du pendule et des tables tournantes, attribuer à un pouvoir occulte, sans se douter qu'il y a, d'un côté, des indices d'action, des signes réels de volonté, et, de l'autre, une idée préconçue, une
prédisposition par la foi. D'ailleurs, quand la foi sera vive, le moindre signe su'fira, parce que la foi amène l'attente; et l'attente éveille les sens dans un degré souvent imprévu. Ajoutez que ces contacts incessants d'un regard sur un autre, chatouillent l'organe visuel au point d'éveiller des modifications hystériques (1) ; jusque-là le magnétisme est éminemment naturel, et ses effets sur le système nerveux sont incontestables. Mais voici des assertions d'un autre ordre.
2. C'est une croyance bien ancienne que l'imagination de la mère peut influer sur le fruit qu'elle porte. On a été jusqu'à dire que par les seules forces de l'imagination, une femme livrée aux illusions d'un songe, pouvait concevoir et engendrer. Bartholin, Deusingius et Lamzwerde, ont gravement traité cette question , et d'un tel sérieux qu'il fallait bien que cette opinion eût jeté de leur temps de profondes racines. Une femme noble, Magdeleine d'Aiguemairian, éloignée de son mari qui, depuis quatre ans, était en voyage, devint enceinte et mit au monde un fils. Comme on peut le penser, la légitimité de cet enfant fut vivement contestée. Magdeleine répondait qu'elle n'avait eu commerce avec aucun homme, et qu'elle avait conçu par les seules forces de son imagination vivement occupée du souvenir de son mari. Aujourd'hui, une pareille assertion exciterait un juste mépris, mais à cette époque elle fut prise en considération. L'affaire fut portée devant le parlement de Grenoble qui, soit par conviction réelle, soit par des raisons d'un autre ordre, admit la
(1) Tertullien a magnitiquement parlé de ces influences du regard. « Quantum velis liona menle conetur, necesse est publicalione sui periclitetur, dum perculitur oculis incerlis et muilis, dum digitis demonstranlium tiiillalur, dum nimium amalur, etc. (Sept. Tertulliani. De velandis virginibus lib. p. 395. Ëdit. de la Barre. Paris, 1580.)
légitimité de l'enfant. On lit avec intérêt la critique judicieuse qu'un médecin, J. Delord, consulté sur cette affaire par M. de Montrabbe, premier président du parlement de Toulouse, fit de ce jugement. Ainsi l'erreur n'était point partagée par des gens instruits; mais pour qu'un parlement osât admettre une pareille opinion, il fallait qu'elle fût bien populaire (1).
Je doute qu'on trouvât aujourd'hui un homme assez fou pour renouveler de pareilles rêveries. Mais si ces conceptions miraculeuses n'ont plus dans les esprits aucune créance, il n'en est pas de même de l'opinion qui attribue à l'imagination de la mère une puissance singulière sur le corps et sur les dispositions instinctives de l'enfant qu'elle a conçu. Les faits sur lesquels cette opinion repose, sont-ils suffisamment prouvés? A-t-on exagéré la valeur de quelques coïncidences fortuites? Je l'ignore. Mais ces faits ont pour garants des hommes graves ; la multitude les admet et les affirme ; le doute en pareille matière sera donc plus philosophique que des dénégations injurieuses.
L'un des faits les plus célèbres est celui dont Malebranche s'est fait l'historien (2).
« 11 y a sept ou huit ans, » dit-il, « que l'on voyait aux in-« curables un jeune homme qui était né fou, et dont le corps « était rompu dans les mêmes endroits dans lesquels on rompt « les criminels. 11 a vécu près de vingt ans en cet état; plu-« sieurs personnes l'ont vu, et la feue reine-mère allant visite ter cet hôpital, eut la curiosité de le voir, et même de tou-« cher les bras et les jambes de ce jeune homme aux endroits « où ils étaient rompus. » Malebranche attribue l'infirmité
(1) Lamzwerde. Naluralis molarum uteri hUtoria, cap. xx. Lugd Batav., 1686, p. 17. — Cf. Deusingius. Fœtus mussiponlani extra uterum in abdo-mine geniti secundum détectas. Sect, vu, p. 108. Groningœ, 1662.
(2) Recherche de la vérité. Part. I, liv. Il, chap, vu, § 3.
de ce malheureux à l'imagination de sa mère frappée pendant sa grossesse, par le spectacle d'une exécution.
Grégoire Horstius raconte qu'en 1600, une dame enceinte de deux mois, ayant eu l'esprit frappé de la vue d'un crucifiement, et ayant donné trop d'attention aux jambes brisées et contournées du larron crucifié à la droite du Christ, mit au monde une fille difforme de la jambe droite; la rotule manquait, le membre atrophié et rétracté ne pouvait être étendu (1).
J. Nie. Pechlin, dans ses observations physico-médicales, a cité plusieurs cas analogues, et entre autres celui d'une servante saine et bien portante qui, effrayée à plusieurs reprises par les accès d'épilepsie qu'éprouvait sa maîtresse, mit au monde des enfants épileptiques. Il emprunte à Swammerdam l'histoire d'une femme enceinte qui, effrayée par la vue d'un homme noir, crut, en se lavant le corps, éloigner le danger qui menaçait son enfant; mais l'eau n'ayant pas atteint les intervalles de ses doigts, l'enfant naquit blanc, sauf les intervalles des doigts qui étaient noirs (2).
Paracelse,Vanhelmont, Fienus,Schenkius(3), Mauriceau (4), ont publié plusieurs cas de ce genre, et le grave Boerhaave ajoute à ces observations le résultat de sa propre expérience. Une femme, émue d'un spectacle effrayant, doit, suivant lui, se garder de toucher aucune partie de son corps. Ce contact déterminerait des marques chez son enfant (5).
La plupart de ces exemples sont de nature à frapper l'esprit,
(1) Marcel. Donat. De medica historia mirabili, lib. Vil, complementi loco addilus, cap. lit, p. 668. Francof., 1613. — Cf. Vallemont, Phys. occ. 2'part., p. 378.
(2) J.-N. Pechlini. Obs. med. phys. Lib. Ill, Obs. xv. Hamburg, 1691.
(3) Obs. lib. IV. De gravidis. Obs. i et u, p. 564. Francof. 1665.
(4) Traité des accouchements. Obs. lxiv, CCLiii, cccxuii.
(5) De morbis nervorum, t. 11, p. 555.
niais de simples observations ne peuvent suffire pour établir une théorie, tant qu'on n'a point démêlé ce qui vient du hasard, d'avec ce qui résulte, en effet, d'une corrélation réelle. L'expérience, d'ailleurs, n'est point ici en notre pouvoir, parce qu'il est absolument impossible d'apprécier, dans ce cas, le rôle de toutes les circonstances, au milieu desquelles ces phénomènes se produisent. Mais une observation curieuse, qui m'a été communiquée par M. le docteur Piédagnel, pourra fournir peut-être un élément indirect à la solution de cette importante question.
M. Piédagnel avait été appelé auprès d'une femme en couches. Le travail n'avançait pas, et on ne pouvait juger du mode de présentation de l'enfant, parce qu'une tumeur molle, fluctuante, engagée dans l'orifice du col utérin ne permettait point au doigt d'y pénétrer et d'examiner l'état intérieur des choses. Cette tumeur préoccupait M. Piédagnel. Il fît en conséquence appeler plusieurs de ses confrères, et sollicita leurs avis.
La malade fut donc livrée à leur examen; mais l'incertitude subsistait. Quelle était cette tumeur fluctuante? M. Piédagnel iuiagina de saisir à tout hasard ses enveloppes et de les pincer. La mère se récria : Vous me pincez, dit-elle. Dans quel endroit? fit le médecin. Mais ici, répondit-elle, et elle désignait en même temps une des grandes lèvres. M. Piédagnel, étonné, comme on peut le croire, répéta cet essai, avec tous ses confrères à leur tour, et toujours il fut suivi du même résultat. Quand on pinçait la tumeur, la mère s'écriait qu'on la pinçait, et toujours la douleur était ressentie à l'orifice de la vulve. Ce fait excita l'étonnement général.
Cependant, au bout de quelque temps, le travail avança, et le bassin de l'enfant se dégagea. On put alors constater la nature de celte tumeur problématique. C'était le scrotum cédé-
raatié de l'enfant. Or, chaque fois que ce scrotum était pincé, la mère se sentait blessée dans une partie qui, chez la femme, semble correspondre au scrotum.
M. Piédagnel a cité publiquement celle histoire dans sa clinique de l'hôpital de la Pitié. Il a bien voulu me la répéter en particulier. La plupart des témoins de ce fait sont encore vivants, et s'il est incompréhensible, rien n'est plus connu et plus certain que l'habileté et l'honneur du savant qui l'a raconté.
Évidemment, on ne peut songer à expliquer ces faits par ces exemples de sympathies qu'on observe souvent chez les monstres doubles. Tel était le cas de ce monstre à deux corps et à une seule tête qui, vers 1824, était en Cochinchine l'objet de la curiosité publique. Sur la poitrine d'un individu normal et parfaitement développé, était implanté le cou d'un autre individu, petit, à peine ébauché, et semblable à un enfant nouveau-né. Quand on pinçait l'individu normal en un certain point, à la cuisse par exemple, l'individu acéphale portait la main à l'une de ses cuisses, et semblait y ressentir de la douleur comiiie si elle eût été directement lésée. Ce fait a eu plusieurs fois pour témoin un homme incapable d'en imposer, M. Cormier, capitaine au long cours, à Bordeaux.
Un cas semblable a été rapporté par Félix Plater : quand l'individu normal urinait, l'acéphale qui lui était uni l'imitait (1). Tel était encore le monstre épicome de Home. On voyait, il est vrai, les yeux de la tête accessoire se mouvoir quand la tête normale dormait, mais, à d'autres égards, il y avait entre elles une étroite sympathie. Si la tête principale tétait, la tête accessoire exprimait une satisfaction évidente, et la salive coulait abondamment desabouche. Elle semblait par-
(1) felicis Plateri Obs. Lib. lll,0bs. X.Basileae, 1680, d. 568.
ticiper aux. joies et aux douleurs de la tête principale, mais la réciproque n'avait pas lieu.
Il est impossible de décider ici jusqu'à quel point des correspondances nerveuses eussent expliqué ces phénomènes remarquables. On sait que les jumeaux siamois étaient unis par la plus étroite sympathie. Les deux jeunes filles unies par le côté dorsal de leur corps, dont Buffon a parlé (1), s'aimaient tendrement, mais se querellaient souvent à propos de besoins qui ne leur étaient pas communs.
Mais si tous ces faits peuvent à la rigueur trouver une explication, il n'en est pas de même de celui qu'a raconté M. Piédagnel. Ici rien ne peut être expliqué par les connaissances actuelles. Il semble indiquer la possibilité d'une certaine influence du fœtus sur la mère, et par une réciprocité probable, de la mère sur le fœtus, par suite d'une simple juxtaposition de leur corps.
Le temps n'est point venu de conclure, mais indiquons au moins ces questions non résolues qu'on oublie à tort aujourd'hui. L'erreur est dans la négation à priori aussi bien que dans l'affirmation, et il est certaines questions où le doute est pour un temps plus ou moins long, le seul refuge du sage.
J'ait dit les faits les plus simples, ceux dont la constatation est la plus facile, et le mystère qui les entoure est cependant bien loin d'être dissipé. Cependant il est par le monde des prétentions plus hautes. Ces prétentions s'affichent dans des livres volumineux, elles ont de hauts adeptes et des défenseurs officiels; prétentions que certains charlatans déshonorent, mais que des gens au plus haut point honorables exaltent. On prévoit que je vais attaquer ici cette grande question du Mali) Hist. nat. suppl., t. IV, p. 578, édit. in-4.
gnétisme animal, dont l'affinité avec la magie antique est aujourd'hui démontrée (l).
La magie est fort ancienne dans le monde : Chain, dit-on, la transmit à son fils Misraïm qui fut, suivant quelques-uns, le même que Zoroaslre. Les livres sacrés et profanes en sont remplis. Doués d'un pouvoir terrible, la nature entière est livrée au pouvoir des enchanteurs et des sorcières :
Carmina vel cœlo possunt deducere Iunam Carminibus Circe socioa mutavit Ulysses.
Apulée, Pline, Aulu-Gelle, Varron, sont les garants de ces merveilles que Platon flétrit au livre xi des lois. Cette opinion s'est perpétuée au travers des âges, elle a envahi l'univers. Les paysans de nos provinces tremblent encore sous le pouvoir occulte de certains bergers ignorants. La croyance aux sorts jetés est populaire en Italie où ce maléfice est désigné sous le non dejettatura; les Toscans disent affascinamento, mal d'Oc-chio (2). C'est le Fascinum des anciens. Chose remarquable, tandis que nos sorciers frappent en maudissant, le fascinateur italien agit par le poison des louanges : c'est en louant qu'il tue (3). Aussi Tertullien appelle-t-il ces sorts : lnjeliciore,n taudis et gloriœ enortnioris eventum (4). Jérôme Frascator explique cela : La joie, dit-il, épanouit le cœur et les yeux, el par là, elle ouvre une porte au poison qui émane du fascinateur (5).
Les magiciens imaginaient encore qu'on pouvait, à l'aide de certaines conjurations, attacher la vie de l'homme à certains
(1) Du Potet.—Cf. Mirville. Des esprits et de leurs manifestations fluidi-ques.
(2) Voir le curieux ouvrage de Valelta. Cicalala. Nap. 18 i S.
(3) Aulu Gell. Noct. ait. XI, 4.
(4) De velandis virginibus, Loc. cit.
(5) H. Fracastori. De sympathiâ el antipuihiâ. Lib., cap. sxiu.
objets par des sympathies occultes. Telle est l'histoire de Mé-léagre mourant, à mesure que la bûche fatale se consume. C'est dans le même but que l'on consacrait des figures de cire. Cette superstition est de toute antiquité ; elle était populaire dans la Grèce antique ; elle fut en faveur chez tous les peuples d'Europe pendant le moyen âge : on perçait ces figures de coups d'épingles, on les faisoit chauffer et fondre lentement ; c'est ainsi que le roi Duffus mourait lentement, épuisé par les sueurs d'une fièvre miraculeuse (1). Dans les pays chrétiens, pour attacher plus d'horreur à la consécration de ces figures, on les baptisait; ce sortilège affreux fut souvent mis en pratique. Le comte d'Étampes, aidé d'un moine noir, y eut recours contre le comte de Charolais en 1463 (2).
Un gentilhomme, décapité à Paris, dit Bodin, fut trouvé saisi d'une image ayant la tête et le cœur percés avec d'autres caractères (3).
Villemarqué a trouvé des traces de cette superstition jusque dans les chants populaires de la Bretagne ; on se préoccupait beaucoup de ces maléfices. « En 1578, l'ambassadeur d'Angleterre et plusieurs Français donnèrent advis en France qu'on avoil trouvé trois images de cire où le nom de la royne d'Angleterre et ceulx de deux aultres personnes étoient escripts, dedans un fumier. »
On peut rapprocher de ces croyances une foule de supersti-
(1) Hector Boeth., Hist. Scot. lib. XV.— Cf. G. Buchanani rerum Scotic. Hist. lib. VI. Cardan. De rerum varietate, cap. lxxx.
(2) De Barante, Hist, des ducs de Bourgogne, t. III, p. 48. Paris, 1837.
(3) Démonomanie des sorciers. — On s'y prenait parfois d'une autre sorte : On baptisait un animal du nom de son ennemi ; puis, tous les tourments qu'on faisait subir à cet animal étaient ressentis par le maléficié.
Boissier, Lettres au sujet des maléfices. Paris, 1781. —Cf. Campanella, De sensu rerum et sensili. Lib. IV, cap. i. — Gabriel Naudé, Apologie pour les grands hommes accusés de magie, chap, iv; et Macario, Du sommeil, p. CS.
II.
39
tions populaires. On était absolument convaincu, au temps du fameux chevalier Digby, que si le lait d'une vache est répandu par hasard dans le feu, son pis s'enflamme et se couvre de pustules si l'on n'a pris la précaution de répandre sur le foyer une poignée de sel. 11 fallait également se garder avec soin de jeter dans le feu les excréments des petits enfants, pour leur épargner des inflammations sympathiques. Digby raconte sérieusement que de son temps, « pour mieux punir les goujats qui venaient déposer leurs ordures auprès des maisons, les fermières faisaient rougir à plusieurs reprises une broche de fer et l'enfonçaient chaque fois dans l'excrément. A l'instant le fripon qui avait fait cette saleté ressentait une douleur et colique aux boyaux, une inflammation au fondement, une envie continuelle d'aller à la selle. Ces femmes passaient ignoramment pour sorcières (1). »
L'art, d'encheviller et d'enclouer reposait sur les mêmes principes. Enfonçait-on une cheville en terre, juste sur le lieu où un homme avait uriné, il était enchevillé, c'est-à-dire condamné à une rétention d'urine absolue. Faisait-on la même chose sur le point juste où un cheval avait posé son pied d'aplomb, le cheval boitait aussitôt, et boitait tant qu'on n'avait pas enlevé le maléfice.
Si Ton invoquait ces sympathies pour nuire, on les invoquait aussi pour guérir. C'est le lieu de rappeler ici Yun-guentum armarium de Paracelse, la fameuse poudre de sympathie du chevalier Digby, et celle de Dionis pour faire suer.
(1) Digby, Discours touchant la guérison des plaies par la poudre de sympathie, imprimé à la suite d'une dissertation sur le tœnia, par Dionis. Paris, 1749, p.239. — Cf. Ant. Deusingius, Demorbo Man Slacht, infasciculo disser-tationurn seleclarum. Groningue, 1G60, p. 83. L'auteur nous apprend qu'on s'imaginait guérir de son temps les aliénés affectés de la folie homicide, en leur donnant à boire, soit de l'eau, soit de la bière où l'on avait agité le couteau ou le glaive qui avait servi à un assassin.
Voici la recette de Paraceise : Prenez deux onces d'usnée, qui est une mousse formée sur un crâne humain abandonné à l'air, deux onces de graisse humaine ; ajoutez-y mumie et sang humain, demi-once; huile de lin; térébenthine; bol d'Arménie, une once. Pilez le tout dans un mortier, et conservez le mélange dans un vase oblong. On plongeait dans ce vase le fer qui avait fait la blessure ou tout autre objet taché du sang qui s'en échappait. Le blessé se bornait à laver le matin la plaie de son urine, et il était bientôt guéri sans aucune douleur (1).
Le procédé de Digby était beaucoup plus simple. Il faisait dissoudre, dans un bassin d'eau commune, une poignée de poudre de vitriol de Chypre, ou même du vitriol commun du commerce (sulfate de cuivre), et y plongeait quelque objet ayant servi au pansement de la blessure; l'eau devait être tenue à une température douce et fraîche. Il raconte comment il guérit ainsi d'une grave blessure à la main sir Jacques Howell, secrétaire du duc de Buckingham, et fort aimé du roi Jacques. Tout le monde connaît le discours qu'il écrivit à ce sujet et dans lequel il essaye d'expliquer cette guérison par les principes de la physique de son temps.
La poudre de sympathie, que Dionis préconise pour faire suer, n'était point de son invention; il en avait appris la formule de l'abbé de Grély, vicaire général d'Embrun. On la com-
posait ainsi :
Assa-fœtida très-sèche....... 6 onces.
Litharge d'or.......... 6 »
Couperose........... 1 »
Mercure cru.......... 1/2 »
Antimoine........... 1 »
Castor en poudre......... i »
On pilait toutes ces drogues, et, après y avoir ajouté deux
(1) Voy. Porta, Magiœ nat. lib. VIII, cap. xii, p. 354.
verres d'eau de rivière, on calcinait le mélange dans un pot de terre à feu qu'il fallait pousser jusqu'au rouge. La masse était ensuite refroidie et de nouveau pulvérisée ; on en prenait huit onces qu'on mêlait dans un matras de verre, contenant une pinte à une chopine environ d'urine du matin. Le matras ne devait pas être absolument plein. On le bouchait ensuite hermétiquement avec un bouchon de liège bien ficelé. Après vingt-quatre heures d'infusion, on mettait le matras au sable dans une terrine, de manière à faire bouillir l'urine doucement. Le malade prenait deux tasses de thé, et bientôt il se développait une sueur abondante. Le même mélange pouvait servir plusieurs fois (1).
Il ne reste plus guère aujourd'hui de ces procédés que quelques recettes populaires relatives à la guérison des verrues. L'on affirme que ces procédés sympathiques guérissent. Je n'en puis rien dire, ne les ayant jamais essayés.
Vunguentum armarium devait agir sur certaines particules détachées du corps du blessé. Il en était de même de la poudre sympathique de Digby. L'objet, à la destruction duquel était attaché le destin de la verrue, doit avoir été frotté contre elle. Cet objet est d'ailleurs assez indifférent. C'est tantôt du sang de pigeon ou un morceau de viande, tantôt une limace des champs ; mais si des particules détachées du corps conservent avec lui une sympathie occulte, à plus forte raison des parties détachées d'un corps vivant, et conservées ailleurs vivantes, le doivent-elles faire. On connaît la fameuse histoire de Taliacot. Il avait fait un nez à un homme riche, de la peau d'un pauvre diable. Le jour de la mort de celui-ci, le nez emprunté à sa peau se flétrit et tomba. Voltaire a mis cela en vers à sa manière.
(1) Dionis, Poudre sympathique pour faire suer.
On a aussi admis entre les jumeaux des sympathies singulières; mais l'astrologie en réclame l'explication. Dans ces choses, quand on ne les a pas observées soi-même, la part du vrai et du faux est très-difficile à faire.
Quelques sorciers employaient des procédés plus directs. Ils se servaient de poudres, de poisons, méthode familière aux nègres des Antilles. Ailleurs, on tirait d'affreux maléfices de crapauds baptisés et nourris d'hosties consacrées. Le sorcier pouvait se tromper dans ses calculs, mais le diable y trouvait toujours son compte. D'autres, plus puissants, agissaient par la seule force de leur volonté et par la puissance de certaines paroles. « J'ai vu, dit le célèbre Fernel, un homme qui arrêta une hemorrhagic incoercible, en touchant la blessure et en murmurant des paroles mystérieuses (1). »
Pomponace dédie son livre de Incantationibus à un médecin de Mantoue qui avait vu des prodiges de ce genre, et lui en demandait l'explication. Il citait, en particulier, un fer de lance que tout l'art d'un chirurgien n'avait pu arracher de la plaie. Un magicien prononça quelques paroles, et ce fer tomba de lui-même.
Les livres sont pleins d'exemples de ce genre, et il serait superflu d'y insister ici ; mais l'histoire a conservé le souvenir de certains hommes doués d'un pouvoir inexpliqué. Tel était ce Valentin Greatrakes, du comté de Waterford, en Irlande. Il entendit, pendant la nuit, une voix qui lui disait : Je te donne le pouvoir de guérir les écrouelles. Plus tard, il reçut le don de guérir aussi les fièvres, et enfin toutes les maladies. 11 guérissait en touchant les parties malades, et en éloignant par des passes le mal des parties les plus essentielles. Pechlin (2) a raconté son histoire : « C'était, dit-il en parlant de
(1) Be abdilis rerum causis. Lib. II, cap. xvi, p. 243, Francofurti, 1574.
(2) J. Pechlini. Obs. phys, med. Lib. HI, obs. xxxi, p. 476. Hamb., 1691.
Greatrakes. un homme doux, très-religieux et simple en tout. » Nous n'insisterons pas ici sur les célèbres exorcismes de Gassner, ni sur les miracles authentiques du prince de Ho-henloë, miracles acceptés par Nasse, qui les attribue à l'influence de l'imagination. Quoi qu'il en soit, nous arrivons, de proche en proche, aux procédés du magnétisme animal, et ce n'est pas sans quelque tremblement que je vais toucher à cette question brûlante.
Le magnétisme animal a évidemment ses principales racines dans les doctrines alchimiques. « L'esprit universel, dit « Maxwel, maintient et conserve toutes choses. Tout ce qui « est corps ou matière ne possède aucune activité, s'il n'est « animé par cet esprit, et s'il ne lui sert, en quelque sorte, de « forme et d'instrument. Ces corps servent de base à l'esprit « vital; c'est par lui qu'ils agissent et qu'ils opèrent (1). » Ce fluide liait l'homme aux astres. Il avait son flux et son reflux.
Thouret a démontré, dans un ouvrage intéressant, que la doctrine défendue plus tard par le célèbre Mesmer n'est qu'une répétition assez servile de celle de Maxwell (2). Comme ce dernier, Mesmer crut à l'existence d'un agent universel. « C'est, dit-il, « un fluide universellement répandu. Il est le moyen d'une « influence mutuelle entre les corps célestes, la terre et les « corps animés. Il est continué de manière à ne souffrir aucun « vide. Sa subtilité ne permet aucune comparaison. Il est « capable de recevoir, propager, communiquer toutes les « impressions du mouvement. Il est susceptible de flux et de « reflux. Le corps animal éprouve les effets de cet agent, et « c'est en s'insinuant dans la substance des nerfs qu'il les a affecte immédiatement. On reconnaît particulièrement dans
(1) Maxwell. De medicinâ magneticâ.FtSiitGOÎart., 1679, in-16. Aph. 5, 6,13.
(2) Thouret. Recherches et doutes sur le magnétisme animal. Paris, 1784.
« le corps humain des propriétés analogues à celles de l'aimant ; « on y distingue des pôles également divers et opposés. L'ac-« tion et la vertu du magnétisme animal peuvent être cornet muniquées d'un corps à d'autres corps animés et inanimés. « Cette action a lieu à une distance éloignée, sans le secours « d'aucun corps intermédiaire; elle est augmentée, réfléchie « par les glaces, communiquée, augmentée, propagée par le « son. Cette vertu peut être accumulée, concentrée, trans-« portée. Quoique ce fluide soit universel, tous les corps « animés n'en sont pas également susceptibles. Il en est même, « quoique en très-petit nombre, qui ont une propriété si « opposée, que leur présence détruit tous les effets de ce fluide « dans les autres corps.....»
« Le magnétisme animal peut guérir immédiatement les « maux de nerfs, et médiatement les autres. Il perfectionne « l'action des médicaments. Il provoque et dirige les crises « salutaires, de manière qu'on peut s'en rendre maître. Par « son moyen, le médecin connaît l'état de santé de chaque « individu, et juge avec certitude l'origine, la nature et le « progrès des maladies les plus compliquées; il en empêche « l'accroissement et parvient à leur guérison, sans jamais « exposer le malade à des effets dangereux ou à des crises face cheuses, quels que soient l'âge, le tempérament et le sexe. »
Tel est le mesmérisme à son début. Un fluide universel; un éther divin, semblable au sublime candens d'Ennius, au fluide odylique ou odique des magnétiseurs modernes. A ce degré rien n'est absolument merveilleux dans le magnétisme. Il y a dit-on, un fluide; ce fluide a des propriétés; ces propriétés agissent sur les corps vivants. Dans toutes ces prétentions il y a du physicien, bien plus que du thaumaturge. Les personnes, qui traitent aujourd'hui certaines maladies au moyen de l'électricité, au fond ne prétendent rien autre chose. Il
peut sans do-iile y avoir beaucoup d'illusion dans les procédés mesméristes, mais erronés ou non, ces procédés appartiennent moins à l'art du sorcier qu'à celui du naturaliste.
En quoi consistaient ces procédés? Voici comment les commissaires du roi en ont rendu compte. « Ils ont vu », dit le rapporteur de la commission, « au milieu d'une grande « salle, une caisse circulaire faite de bois de chêne, et élevée « d'un pied ou d'un pied et demi, que l'on nomme le baquet, « et ce qui fait le dessus de la caisse est percé d'un grand « nombre de trous d'où sortent des branches de fer coudées « et mobiles. Les malades sont placés à plusieurs rangs autour « de ce baquet, et chacun a sa branche de fer, laquelle, au « moyen du coude, peut être appliquée directement sur la « partie malade. Une corde, placée autour de leur corps, les « unit les uns aux autres. Quelquefois on forme une seconde «c chaîne en se tenant par les mains, c'est-à-dire, en appli-« quant le pouce entre le pouce et le doigt index de son voisin. « Alors on presse le pouce que l'on tient ainsi. L'impression a reçue à la gauche se rend à la droite et elle circule à la « ronde. »
« Un piano-forte est placé dans un coin de la salle, et on y « joue différents airs sur des mouvements variés. On y joint « quelquefois le son de la voix et du chant. Tous ceux qui « magnétisent ont à la main une baguette de fer, longue de « 10 ou 12 pouces.
« M. Deslon, ajoute le rapporteur, a déclaré aux commis-« saires :
« 1° Que cette baguette est conducteur du magnétisme. Elle « a l'avantage de le concentrer dans sa pointe et d'en rendre « les émanations plus puissantes. »
« 2° Le son, conformément aux principes de M. Mesmer, « est aussi conducteur du magnétisme, et pour communiquer
« le fluide au piano-forte il suffit d'en approcher la baguette « de fer. Celui qui touche à l'instrument en fournit aussi, et « le magnétisme est transmis, par les sons, aux malades en-« vironnants. »
« 3° La corde dont les malades s'entourent est destinée, « ainsi que la chaîne des pouces, à augmenter les effets par « la communication. »
« 4° L'intérieur du baquet est composé de manière à y « concentrer le magnétisme. C'est un grand réservoir d'où il « se répand dans les branches de fer qui y plongent (l). »
Les commissaires reconnurent aisément que de ces appareils ne résultait aucun effet électrique appréciable. Mais il n'en était pas de même des organismes humains. Des troubles nerveux, des convulsions singulières les agitent. D'ailleurs, tous sont soumis à celui qui les magnétise. « Les malades ont « beau être dans un assoupissement apparent, sa voix, un « regard, un signe les en relire. On ne peut s'empêcher de « reconnaître à ces effets constants une grande puissance qui « agite les malades, les maîtrise, et dont celui qui magnétise « semble être le dépositaire. »
Ainsi les faits sont constatés et accordés par les commissaires; mais quelle en est la source? Est-il prouvé que leur manifestation explique celle d'un agent spécial? Les commissaires ne le pensent pas. « Il y a, disent-ils, tant de rapport, « quel qu'en soit le moyen, entre la volonté de l'âme et les « mouvements du corps, qu'on ne saurait dire jusqu'où peut « aller l'influence de l'attention qui ne semble qu'une suite « de volontés dirigées constamment sur le même objet. Quand « on considère que la volonté remue le bras comme il lui « plaît, doit-on être sûr que l'attention arrêtée sur quelque
(1) Burdin el F. Dubois, Histoire académique du Magnétisme animal. Paris, 1841, p. 30.
partie intérieure du corps ne peut y exciter de légers mou-« vements, y porter de la chaleur, et en modifier l'état « actuel de manière à y produire de nouvelles sensations ? Le « premier soin des expérimentateurs, ajoutent-ils, a dû être « de ne pas se rendre trop attentifs à ce qui se passait en « eux. Si le magnétisme est une cause réelle et puissante, « elle n'a pas besoin qu'ils y pensent pour agir et pour se « manifester. Elle doit, pour ainsi dire, forcer, fixer leur « attention, et se faire apercevoir d'un esprit distrait, même « à dessein. »
Des expériences faites sur quelques malades, magnétisés par M. Jumelin, justifient ces présomptions et ces doutes. Les commissaires voient certains phénomènes se produire chez les gens crédules et avertis. Mais si on leur bande les yeux, si on agit à leur insu, rien n'arrive. Réciproquement les troubles magnétiques se développent en eux, alors même qu'on n'agit point quand ils s'imaginent être réellement magnétisés. Ainsi une demoiselle qui tombait en crise, lorsqu'elle se savait magnétisée au travers d'une feuille de papier, n'éprouvait rien lorsqu'elle l'ignorait. Dès lors, dans le rapport des commissaires du roi, tous les effets du magnétisme sont attribués à l'imagination (1). M. A.-L. de Jussieu, qui s'était séparé de la commission, exprime dans le sien des conclusions moins exclusives. Il admet, il est vrai, le pouvoir de l'imagination; mais il reconnaît en outre la réalité d'une action qui en est indépendante, et sur la nature de laquelle il ne décide rien. « Les expériences faites pour constater l'existence d'un « fluide magnétique, prouvent que l'homme produit sur son « semblable une action sensible par le frottement, par le
(1) Rapport des commissaires chargés par le roi de l'examen du magné' iisme animal. Paris, 1784. — Burdin et F. Dubois, Hist, du Magnèt., p. 70.
« contact, et, plus rarement, par un simple rapprochement à et quelque distance (1). »
Évidemment le fluide magnétique, tel que le concevaient Maxwell et Mesmer, n'existe point. Si tous les corps de la nature en sont pénétrés, des expériences faciles en peuvent démontrer l'existence; or, jusqu'à présent du moins, cette démonstration physique a été complètement impossible.
Il n'en est plus de même s'il s'agit d'un fluide exclusivement propre aux corps vivants. Mais voici une difficulté : les magnétiseurs prétendent donner à leur gré, aux corps les plus inertes, certaines propriétés magnétiques ; tout cela est fort obscur. L'erreur est souvent difficile à démêler, et la discussion des faits est la plupart du temps impossible.
Ainsi, en tant que physiciens, les Mesmérites sont à peu de chose près vaincus et terrassés. L'idée d'un fluide universel, empruntée de Démocrite et de quelques anciens philosophes, est à peu près abandonnée ou du moins on y insiste légèrement. Mais tout n'est pas dit encore; il est certain, quelle qu'en soit la raison, que les pratiques du magnétisme déterminent des convulsions, des accidents hystériques, des mouvements nerveux très-divers, plus souvent encore de la somnolence, et tous les médecins savent qu'il peut se produire dans ces cas, suivant le tempérament des individus, des spasmes cataleptiques, de l'extase, des hallucinations et des songes, et dans certaines circonstances un somnambulisme véritable.
Tous ces faits sont inexpliqués, mais ils sont naturels, et l'homme ayant la faculté de rêver, pendant le sommeil normal, il n'est pas impossible d'admettre qu'il puisse à la fois
(1) Rapport de l'un des commissaires chargés par le roi de l'examen du magnétisme animal. Paris; Hérissant, 1784. - Burdin et F. Dubois, Hist, du Magnétisme, p. 187.
rêver et agir dans certains états intermédiaires. En tant que phénomène naturel, le somnambulisme magnétique est un fait incontestable. Ce somnambulisme a ses rêves et ses hallucinations. D'ailleurs le somnambule manifeste souvent une lucidité singulière, et une faculté de prévision tout à fait remarquable, eu égard à certains états intérieurs. Certains malades prédisent de fort loin le jour et l'heure de leurs accès. Cela est merveilleux sans doute, mais ne l'est pas davantage que la faculté qu'ont certains hommes de se réveiller au moment qu'ils ont décidé par avance.
Mais on ajoute à ces faits des faits plus étonnants encore parmi lesquels je citerai : 1° le fait de la transposition des sens observé par Pétetin de Lyon ; 2° le fait de l'influence que la pensée et la volonté du magnétiseur exercent sur la pensée et la volonté du magnétisé ; 3° le fait de seconde vue, ou, si l'on aime mieux, de prophétie.
Le fait de la transposition des sens est l'un des plus célèbres, et peut-être celui de tous qui choque le plus les idées communes (1). Entendre ! voir! flairer et goûter par l'épigastre ou par l'extrémité des doigts ! Voilà ce que Pétetin dit avoir observé, et ce qu'il ose affirmer dans un livre où respire d'ailleurs le ton de la bonne foi. Tous les corps conducteurs de l'électricité peuvent transmettre les impressions à l'épigastre ou aux doigts. Un bâton de cire à cacheter intercepte toute communication. Ainsi le fluide électrique est pour tous
(1) Pétetin. Électricité animale. Paris et Lyon 1808, p. 8. Une curieuse observation de M. Lelut servira peut-être à l'interprétation de ce'phénomène.
« Il lui semble, dit-il en parlant d'un halluciné, qu'à l'épigastre des paroles se font entendre très-distinctes, mais non telles que celles que l'on perçoit par l'oreille, et faciles à distinguer de ces dernières. Ces paroles, qui parlent des prophéties, des paraboles, s'accompagnent d'un sentiment de bien-être plus grand, d'une chaleur qui s'irradie. » (Lelut, Obs. sur la folie sensoriale, à la suite de son ouvrage : Le Démon de Socrate, nouv. édition. Paris, 1856, p. 292.)
les modes d'impressions un intermédiaire universel. Chose remarquable cependant, les objets vus, entendus, goûtés par l'épigastre, sont perçus en général comme si les impressions avaient été perçues par leurs organes habituels. Comment m'avez-vous entendu, dit Pétetin à une de ses malades? Comme tout le monde, répond elle; et elle s'étonne quand le médecin ajoute : mais je vous parle sur l'estomac. Mettait-on sur l'estomac de la malade quelque substance sapide, sa bouche goûtait et mâchait. On plaça sur son épigastre un gobelet contenant un peu de vin rouge. « Vous me me persécutez, dit-elle, du Vin ! Je le déteste, » et elle fit un mouvement pour cracher. Le vomissement aurait peut-être eu lieu, ajoute Pétetin, si je n'avais retiré le vase(l).
Je n'hésite point à le dire, l'idée d'une transposition réelle des sens est absurde, quand bien même les faits sur lesquels elle repose seraient exacts ; indépendamment du fait, parfaitement démontré aujourd'hui, de la spécialité des nerfs, il est certain, par exemple, que sans un appareil d'optique l'œil ne serait point un organe de vision. Admettons qu'une somnambule distingue ce qu'elle applique à son épigastre, qu'elle en apprécie la couleur et la figure, j'y verrai plus volontiers un miracle, que lé résultat d'une transposition réelle des sens (2).
L'influence de la volonté idéale du magnétiseur sur celle du somnambule magnétique est acceptée par tous ceux qui s'occupent aujourd'hui de cette physique surnaturelle. Les phénomènes d'attraction ou de répulsion qu'on célèbre ne seraient eux-mêmes qu'un résultat de cette influence (3). L'imagination du magnétiseur domine absolument celle du
(1) Pétetin. Electricité animale, p. 32.
(2) Macario, Ouvr. cit., p. 205.
(3) Cf. Chastenet de Puységur. Mémoires pour servir à l'histoire du magné" tisme animal.
sujet somnambule; l'esprit de l'un peut dicter des rêves à l'autre. M. le docteur Gromier, de Lyon, accepte ces faits, et ne pense pas que la science des somnambules aille au delà. Il cite des faits singuliers dans lesquels la pensée d'une somnambule semblait être un écho de celle de son magnétiseur, et reproduisait comme un miroir toutes ses idées. Plus loin, suivant lui, la puissance du magnétiseur est nulle.
Les faits de seconde vue, dont d'autres écrivains acceptent la réalité, sont, à coup sûr, beaucoup plus rares, et ne dépendent en rien de la volonté du magnétiseur. Les somnambules voyants prophétisent, donnent des nouvelles des lieux les plus éloignés, lisent au travers des corps opaques, de manière à justifier toutes les opinions des anciens sur Hermotime, comme celle des sorciers de tous les pays sur les âmes errantes. On raconte à cet égard des histoires à épouvanter. Ainsi la question en est aujourd'hui pour le somnambulisme magnétique au point où on en était autrefois pour l'extase et pour le sommeil ; la difficulté est la même de part et d'autre. Si les faits qu'on affirme sont vrais, n'y cherchons point d'explication. La raison ne peut rien sur ces choses.
D'ailleurs toutes les somnambules attitrées qu'on a convaincues de subterfuge, ne signifient rien pour ou contre cette opinion. Il suffirait, en effet, qu'il y eût dans le monde une seule somnambule douée de cette lucidité prodigieuse, pour nous obliger d'admettre ce que nous ne comprenons pas. Mais les charlatans sont bien communs, et les occasions d'observer sont bien rares.
Faut-il rapprocher de ces prétentions du magnétisme celle des sorciers et des magiciens de l'Orient qui, par les yeux d'un enfant encore pur (1), voient dans un verre ou dans un
(1) C'est, selon les sorciers de l'Orient, une condition indispensable.
miroir les choses les plus cachées? J'ai vu des voyageurs qui avaient tenté cette épreuve et étaient restés convaincus, du moins F affirmaient-ils. Fernel admettait ce prodige, d'après sa propre expérience (1).
Les magnétiseurs modernes prétendent déterminer par leur pouvoir des eifets analogues. Le miroir magique de M. le baron Du Potet n'est pas autre chose. Un cercle que le magnétiseur trace avec un morceau de charbon sur le parquet, devient comme une porte par où les yeux de l'homme charmé plongent dans les profondeurs du monde fantastique. Un petit morceau de carton peut remplir le même objet. En eux-mêmes ces phénomènes ne dépassent pas absolument la sphère des illusions naturelles, chez un homme jeté par ses préoccupations ou par une foi aveugle dans un état d'extase. Mais si dans ce cercle ou dans ce miroir l'halluciné voit des choses cachées, et découvre ainsi la vérité au delà de l'horizon du monde sensible, le mystère commence et tout devient surnaturel et inexplicable.
M. le marquis Eudes de Mirville a écrit sur ce sujet, avec une bonne foi qu'il n'est permis à personne de soupçonner, un livre singulier, où il arrive par une foule d'exemples et de raisonnements à cette conclusion, qu'il y a des Esprits (2). J'ai un mot à dire sur cette conclusion.
Les illusions naturelles auxquelles l'homme est en butte sont si nombreuses, le monde et son propre esprit conspirent si bien pour le tromper, que pour faire entrer le domaine fantastique dans l'empire des choses naturelles, il suffirait de
(1) Vidi quemdam, vi verborum, spectra varia in speculum derivare, quae illic quaecumque imperaret mox aut scripte-, aut veris imaginibus itàdilucidè exprimèrent, ut prompte et facile ab assidentibus, omnia internoscerentur. (De abdilis rerum causis, lib. I, cap. xi. Francofurt., 1574, p. 124.
(2) Des esprits et de leurs manifestations fluidiques. Paris, 1854.
traduire les mots en français, et cle l'appeler le monde imaginaire. La puissance de l'imagination est si grande, les communications qui s'établissent par elle sont si subtiles, elle a un tel pouvoir d'associations et de métamorphoses, que dans les fantasmagories les plus bizarres il serait imprudent d'appeler miracle tout ce qui échappe à une explication actuelle. Il n'est point de folies, point de convulsions, point d'apparitions prodigieuses qui impliquent nécessairement l'intervention de causes surnaturelles. Il faut se garer avec soin de cette tendance à tout attribuer à des forces occultes ; cette malheureuse tendance a longtemps arrêté les progrès des sciences naturelles ; le monde visible est le domaine des-méthodes expérimentales, hors de là, point de salut.
Ceci posé, pour expliquer les convulsions, les extases, les catalepsies, les visions, qu'elles résultent de l'emploi du Hachisch, de la pommade magique, ou des procédés magnétiques, nous ne ferons point appel à des causes surnaturelles, ni le magnétisme, ni le mouvement des tables ou du pendule n'exigent cela. Mais si des hallucinés prédisent réellement l'avenir, si les tables révèlent avec précision des choses cachées, si la baguette de Coudrier tourne avec certitude entre les mains du sourcier ou des chercheurs de trésors; si, comme dans l'histoire de Jacques Aymar, elle tourne sur les traces d'un criminel, eh bien! nous conclurons alors avec le P. Lebrun et M. Eudes de Mirville, que ce sont là de véritables miracles que la physiologie n'a pas mission d'expliquer.
La démonstration des faits transcendants du magnétisme, à défaut d'explication logique, pourrait, à l'occasion, être empiriquement démontrée; malheureusement il est difficile d'écarter de ces observations tout prétexte au soupçon de jonglerie, tant l'art des Robert-Boudin et des Hume a acquis
de subtilité merveilleuse. Or, plus on promet chez les magnétiseurs de profession, et moins on laisse de liberté aux expériences sérieuses. Les somnambules doivent avoir toutes leurs aises; de plus, on doit leur accorder une foi absolue. Dans ces conditions, toute observation positive est impossible. La Foi, dit-on, est aveugle ; or pour observer des faits de ce genre il faut avoir des yeux et très-bien voir.
J'ai assisté à plusieurs séances chez un magnétiseur attitré; des personnes inconnues venaient consulter un jeune somnambule sur des maladies dont les assistants ignoraient l'existence. Le somnambule prenait la main de l'interrogateur, puis il se tâtait la tête, l'estomac, les bras, les jambes, les genoux, le ventre, et successivement toutes les parties de son corps; puis il disait: le mal est là. 11 se trompait quelquefois, et réussissait assez souvent, disait-on.
Il n'y a là rien de merveilleux en soi ; avec un peu d'exercice tout homme d'esprit est le maître d'en faire autant. Quand le somnambule qui tient la main de l'interrogateur touche sur lui-même le lieu affecté, il y a, de la part de ce dernier, un assentiment mental qui n'est jamais pur d'un certain mélange avec les mouvements du corps. Cet assentiment meut imperceptiblement sa tête, et l'ébranlement se propage sympathiquement jusqu'à sa main ; alors, s'il a une foi aveugle, cette main, par une légère pression, par un tressaillement involontaire, trahira cet assentiment. 11 y a certainement dans le devin qui saisit au passage ces indices "subtils, une véritable adresse, mais le surnaturel disparaît.
Un autre phénomène, qu'on célèbre souvent, est la vision au travers des corps opaques. On bande les yeux du somnambule, on remplit les orbites de coton que l'on colle aux joues avec de la gomme. Malgré toutes ces précautions l'expérience est illusoire. M. Gerdy a démontré que dans ces conditions, u. 40
on peut voir naturellement (1). Ces prétendues expériences sont absolument nulles.
J'ai employé un moyen plus simple et plus sûr à la fois. J'étais à la campagne ; je priai un de mes amis, homme d'un âge mûr, d'écrire sur un morceau de papier une phrase très-courte, que je ne voulus pas connaître. Ce papier fut plié en quatre et placé dans une enveloppe opaque soigneusement collée et cachetée ; dans ces conditions aucune supercherie n'était possible. Je me rendis à une séance publique chez M. A..., magnétiseur de profession. Je fus traité par le somnambule d'incrédule et de tentateur. Je fus un peu étonné, je l'avoue; mais je ne voulus pas m'en tenir là.
Je renouvelai donc ma tentative, cette fois en séance particulière. Je présentai ma lettre à un somnambule fameux, célébré par maint romancier comme un oracle ; à peine l'eut-il touchée que je fus de nouveau taxé d'incrédulité. Je rectifiai ses idées sur ce point; je n'avais, en l'interrogeant, aucun parti pris. Il se rassura un peu. C'est une lettre de femme! me dit-il d'un ton qui tenait le milieu entre celui d'une réponse et celui d'une interrogation ; non, lui répondis-je, c'est une lettre d'homme, et elle ne contient que quelques mots. Il vit qu'il s'était fourvoyé, et, me sentant impénétrable, prétexta je ne sais quel malaise. Je me retirai, complètement découragé cette fois.
Les juges les plus difficiles conviendront que je faisais une véritable expérience. Il n'y avait là aucune cause d'erreur; une réponse juste eût été une preuve de lucidité, sans réplique. Les somnambules lisent, dit-on, à la page qu'on leur indique
(1) Bulletin de l'Académie de médecine, 1837, p. 18 et suiv., 962 et suiv. Gerd. Physiologie philosophique des sensations et de l'intelligence. Paris, 1846, p. 164. — Cf. Burdin et F. Dubois, Histoire académique du magnétisme animal. Paris, 1841, p. 600.
dans des livres fermés. Ce tour de force est tout aussi grand que celui qu'exigeait ma question. Comment donc est-elle restée sans réponse? Une expérience faite devant l'Académie des sciences, dit M. Bersot(l), déciderait tout; mais ces expériences ne se font pas devant les académies, et mon aventure m'a prouvé qu'elles ne se font pas non plus devant moi.
Ces faits, me répondra-t-on, prouvent qu'il y a des charlatans ; ils ne prouvent pas que tout ce qu'on raconte soit faux. Je conviens de l'un et de l'autre; aussi, me bornerai-je à recommander une égale prudence à ceux qui affirment et à ceux qui nient. En attendant une solution directe, le doute, ici comme ailleurs, sera le parti le plus digne d'un philosophe (2).
CHAPITRE IX.
INFLUENCE DES MOUVEMENTS EXTÉRIEURS ET DES ATTITUDES DU CORPS SUR L'IMAGINATION.
§ 1. Indications générales.
Il est maintenant hors de doute, que le corps est intéressé directement ou sympathiquement à tous les mouvements de l'imagination. Le moindre désir, la moindre intention, la moindre idée émeut le corps, et lui fait ébaucher des mouvements corrélatifs. A cet égard tous les philosophes, tous les physiologistes sont d'accord. Mais on n'a point eu l'idée de
(1) Mesmer et le magnétisme animal. Paris, 1853.
(2) Consulter la lettre si élégamment et si sagement écrite du Dr Cerise à M. Macario, et qui sert de préface au Traité du sommeil de ce dernier auteur. Paris, 1857.
rechercher s'il n'y aurait pas des faits réciproques; si, en un mot, il n'y aurait pas une certaine influence des mouvements que le corps exécute sur les tendances de l'âme et de l'imagination : ce n'est point là un simple jeu d'esprit et cette question mériterait d'être examinée avec soin.
On sait, et nous avons déjà rappelé que les états intérieurs qui résultent de certaines modifications des viscères ont sur l'imagination une influence directe. Cette influence est mise hors de doute par des observations si nombreuses qu'il serait superflu d'y insister encore, aussi n'a-t-elle échappé à personne. Mais on ne s'est point demandé si les états extérieurs du corps n'exerceraient pas une influence analogue, et si les attitudes préférées de certaines castes, attitudes déterminées par certaines idées, n'auraient point pour conséquence d'exciter ces idées elles-mêmes, et de les fortifier.
Cette question a d'autant plus d'intérêt aux yeux du philosophe, que si l'idée est le principe de la modification extérieure chez un certain individu, cette modification pourra se répéter chez d'autres individus, en vertu non de l'idée elle-même mais du principe d'imitation. Dans ce cas, elle pourrait précéder l'idée et, pour ainsi dire, la préparer.
C'est à ce point de vue qu'il peut être intéressant de rechercher si les modifications de l'enveloppe extérieure peuvent avoir lieu, sans éveiller un sentiment général qui leur est corrélatif, et par conséquent, sans amener certaines idées analogues.
Je rendrai ma pensée plus claire par un exemple. Le mépris détermine un certain mouvement caractéristique de la bouche, des yeux et du nez. Je demande s'il est possible d'exécuter simplement ce mouvement extérieur, sans avoir par cela même une certaine tendance au mépris.
L'homme qui résiste moralement serre symboliquement ses
poings et se roidit» Je demande si l'on peut serrer les poings et se roidir indépendamment de toute idée antérieure, sans avoir en même temps une tendance instinctive et générale à résister.
En d'autres termes, s'il ne peut y avoir d'idées sans actions extérieures, pourra-t-il y avoir une action extérieure sans un certain sentiment de cette action, et par conséquent, sans une certaine disposition nécessaire à concevoir des idées corrélatives?
Je serai bref. Je citerai des faits vulgaires. J'en tirerai des conséquences. On pourra en juger la valeur en observant beaucoup, et surtout en s'observant soi-même.
Regardez un peureux qui s'excite au courage. Il se redresse avec effort, il porte le regard haut, et, pendant qu'il exécute ces mouvements, il se sent réellement plus courageux.
Un homme porte la tête de côté, et, faisant tout à coup un retour sur lui-même, il sent qu'il a tendance à écouter.
Un autre serre volontairement les dents, il fronce ses sourcils, et il se développe à l'instant chez lui un sentiment de résistance fière et de doute.
A l'inverse, souriez en fermant à demi les yeux et en courbant un peu la pointe du nez, votre physionomie exprimera alors une obséquiosité bienveillante, et vous éprouverez involontairement un sentiment analogue.
Faites devant vous un homme élever les sourcils, baisser les paupières, sourire, et se rengorger. Interrogez-le, et il avouera avoir éprouvé en ce moment un sentiment de contentement intérieur et de vanité indéfinie.
On ne saurait trop recommander aux personnes qui ont la curiosité d'élever des animaux féroces, de ne leur donner jamais qu'une nourriture très-divisée et qui n'exige point une forte contraction des mâchoires. En effet, cette contraction est toujours accompagnée d'efforts et parfois d'une colère qui les
pousse instinctivement à rugir. Il faut donc, autant que possible, en faire perdre l'habitude à des animaux naturellement colères, qu'on veut apprivoiser.
Je ne voudrais pas inutilement insister sur ces choses. Nous les résumerons en quelques mots. Il n'est pas, avons-nous dit, une seule pensée qui ne se traduise par un mouvement, par un geste, par une attitude involontaire. — Réciproquement, une attitude imitée sans idée préconçue, comme le font souvent les petits enfants, un geste sans intention, éveillent dans Vesprit certaines tendances corrélatives.
Cette proposition n'est point l'expression d'un simple jeu de l'esprit, et les conséquences immédiates qu'on en peut tirer témoignent de son importance.
On sent, en raison de cette règle, combien les habitudes extérieures du corps peuvent avoir d'influence sur les dispositions de l'âme. Il y aurait à écrire, sur ce sujet, un livre didactique utile. On y chercherait la loi naturelle des bonnes manières, en choisissant pour types les attitudes et les expressions naturelles qui rendent spontanément les belles pensées. Dès lors le Vrai, dans le ton du monde, serait substitué à des conventions arbitraires, et l'on ne verrait plus des marques de noblesse dans cet art si recherché d'assaisonner l'esprit d'imperceptibles impertinences. Ce ne serait point là sans doute un système d'éducation pour l'esprit, mais du moins y verrait-on un moyen naturel de perfectionner ce merveilleux automate institué pour servir l'esprit. Les vrais maîtres sont attentifs à ne jamais exercer leurs élèves sur des instruments mal accordés, de peur d'altérer chez eux la justesse naturelle de l'oreille; or, nous proposons aux philosophes à'accorder le corps, pour que l'âme n'ait, dès le début de la vie, que des instincts harmonieux, et c'est là, à coup sûr, un chapitre oublié dans les beaux travaux de Schiller sur l'éducation esthétique.
Ce n'est point ici ie lieu de développer ces idées, qu'il me suffira d'indiquer. Mais on remarquera qu'elles justifient des opinions en apparence arbitraires, et le prix que certaines castes privilégiées (je ne parle ici ni des Turcarets, ni des parvenus) attachent aux grandes manières.
Elles nous feront en outre comprendre qu'il est bon, même au point de vue moral, d'engager les enfants à tenir le corps bien dressé, parce que c'est l'attitude de l'action libre; tandis que des épaules tombantes et abandonnées, ou ramassées et contractées, expriment la paresse ou l'entêtement stupide.
Il faut les habituer à regarder en face, d'un œil modérément ouvert, sans contraction du sourcil, et tenir leurs cheveux courts ou du moins rejetés en arrière, pour que le front soit bien à découvert. Il faut se méfier du sourire précoce, surtout quand il est accompagné d'un clignement des yeux, parce que c'est une attitude de fausseté. L'enfant doit rire par éclats et les yeux ouverts.
On exercera son corps aux pratiques de la gymnastique , parce que ces exercices développent le sentiment de la liberté des actions corporelles, et par conséquent le sentiment corrélatif d'indépendance morale. On l'exercera de plus à la course, parce que la course excite l'activité du cœur, et fait respirer grandement ; et c'est là une habitude heureuse. Il est physiquement impossible qu'un homme qui respire ainsi ait une mauvaise pensée.
Chacun peut en faire l'expérience sur soi-même. Éprouvez-vous un sentiment de haine ou d'envie? Sentez-vous l'aiguillon caché de quelque basse passion ? Respirez largement, ouvrez les yeux, dressez votre corps, et à l'instant votre âme sera délivrée.
De même, au commencement d'un combat résistez aux pre-
mières impressions, soyez attentif à respirer librement dès lo début, et vous n'éprouverez aucune faiblesse.
En un mot, n'oubliez jamais que le corps est l'instrument de l'âme, et que si la main dirige l'instrument, ce n'est qu'à la condition d'une harmonie parfaite entre les mouvements de celle-là et les dispositions de celui-ci.
CHAPITRE X.
DES INSTINCTS ET DE ININTELLIGENCE.
§ 4. Des instincts.
Quand nous accomplissons volontairement, c'est-à-dire avec conscience de notre volonté, certains actes que notre intelligence n'a point calculés et préparés, ces actes ne sont point attribués à l'intelligence, mais à Yinstinct. Nous n'appelons point instinct cette tendance générale et pour ainsi dire indéfinie par suite de laquelle à une impression simple, éveillant un sentiment homogène, répond un acte corrélatif. C'est là une réaction automatique, ce n'est point un instinct. Fuir la douleur qui nous menace, lutter contre celle qui nous saisit, poursuivre l'objet qui éveille en nous des impressions douces et attractives , tout cela se fait automatiquement, il est vrai, mais non point instinctivement. L'instinct n'est point, en effet, une réaction produite à propos d'impressions extérieures. C'est une tendance innée qui résulte, dès le début de la vie, de l'arrangement du mécanisme organique et de ses harmonies préordonnées avec le monde. Supposons une horloge montée; supposons le métier d'un tisserand. Aussitôt que le balancier
de l'une sera mis en mouvement, aussitôt que la main de l'ouvrier pressera le levier de l'autre, l'horloge marquera les heures, le métier fera de la toile: Supposons de plus ces machines douées d'un certain degré de conscience et de personnalité, l'instinct de l'horloge serait de marquer l'heure, celui du métier de faire de la toile.
Ainsi, entre ces machines brutes et les machines animales, il n'y a qu'une différence. L'une agit et ignore ce qu'elle accomplit; dans l'autre il y a un principe fatalement entraîné, mais il se sent entraîné. Dès qu'un animal veut agir, sa volonté incline vers ses organes. Nul homme n'a l'instinct de mouvoir ses ailes, nui oiseau n'a l'instinct de saisir avec les siennes ; la volonté naturelle ne dépasse jamais la limite possible de l'action. Aussi les instincts diffèrent-ils suivant les espèces et les individus, c'est-à-dire suivant les organisations. Le petit canard que la poule a afauvé cherche l'eau au sortir de l'œuf et nage sans avoir rien appris; toute chose, dit saint Augustin, cherche le lieu qu'elle doit occuper dans* la nature, c'est là son poids, son désir, son amour. Tel accomplit aveuglément son œuvre, tel autre y mêle un peu d'intelligence; mais tous l'accomplissent nécessairement. A l'homme seul a été accordé le droit d'ambition et de révolte, pour que sa soumission lui fût une vertu (1).
L'instinct résulte donc d'une tendance à certaines actions dont le principe est dans les organes du corps. L'âme subit cette tendance et l'éprouve. Ce n'est point là un rêve, comme l'a dit trop poétiquement Cuvier. C'est une corrélation nécessaire que l'observation démontre, mais dont l'explication se cache dans les profondeurs du mystère de la vie. Les faits que
(1) Tout clans l'instinct est aveugle, nécessaire et invariable. Tout dans l'intelligence est électif, conditionnel, variable. (Flourens, Instinct et intelligence des animaux, p. 47.)
nous avons exposés dans le chapitre précédent pourraient peut-être y conduire ; et en effet, si une simple attitude d'un organe influe sur les idées de l'esprit, que serait-ce de l'existence de l'organe lui-même?
Malgré sa grande intelligence, l'homme n'est pas absolument sans instincts. Réciproquement, bien que l'instinct domine chez les animaux, il y aurait de l'injustice à croire qu'ils sont absolument sans intelligence. Dans tous leurs actes, il faut donc faire la part de l'un et de l'autre. Pour rendre cette distinction plus intelligible, je choisirai un exemple vulgaire.
On sait que toutes les araignées d'une même espèce tissent leur toile de la même façon. La trame en est la même invariablement; pour la tendre, elles choisissent dans tous les cas des circonstances analogues. L'une habite les champs ou les jardins, une autre les maisons ou les caves; telle aime les rayons du soleil, telle autre préfère les ténèbres ; celle-ci habite les anfractuosités du sol, celle-là, comme un pirate, surveille le bord des eaux. En effet, chacune d'elles a pour mission spéciale de détruire quelque proie vivante dans des circonstances diverses. De là des différences très-intelligibles dans l'art de ces chasseresses, et dans la manière d'établir leurs embûches ou leurs filets.
L'une tisse une toile sombre, elle l'attache dans un recoin caché, et c'est dans l'angle le plus obscur qu'elle établit son antre. De là, semblable à un brigand nocturne, elle surveille les bourdonnements lointains, les chocs brusques, et les moindres vibrations.
L'autre, au contraire, suspend ses filets en plein air; la trame en est transparente, et les fils en sont si déliés, leur diaphanéité est si grande, que sous certaines incidences, dans ce jour chatoyant qui glisse entre les feuilles tremblantes, elle échappe aisément à l'œil ébloui. Quant à l'araignée, atten
tive au centre de sa toile invisible, elle peut, dans son repos aérien, tromper l'insecte ailé, et semble planer comme lui.
Voilà sans doute des mœurs bien différentes; mais chaque espèce a ses habitudes propres et invariables. Ici rien ne change; cette science innée, qui n'a rien reçu de l'éducation, ne grandit point par l'expérience; l'automate vivant, une fois achevé, marche, et marche éternellement du même pas, et dans le même sens. Or, le fatal étant le contraire et l'antipode de Y intelligent, là où il y a fatalité il n'y a qu'automatisme. Mais si dans l'exécution de ces actes automatiques, il y a des conditions variables, si pour apprécier ces différences il faut appliquer ses sens, si pour cela l'animal doit voir et choisir, il faut supposer en lui une sorte d'iutelligence, parce que jamais, et quelque parfait qu'on le suppose, un automate ne saurait répondre à toutes les exigences du hasard et à l'infinie variété de la nature.
Revenons à nos araignées. Toutes celles d'une même espèce, il est vrai, tissent une toile semblable, et c'est bien là de l'instinct. Mais toutes les branches auxquelles ces toiles sont suspendues ne se ressemblent point. Tantôt il y en a deux, tantôt trois, tantôt un plus grand nombre. Tantôt le point d'attache est fixe, tantôt il peut être déplacé par des oscillations plus ou moins étendues, dont l'inconvénient doit être corrigé par certaines dispositions spéciales. Ainsi, ce filet tissé partout de la même manière, n'est pas toujours attaché de même; là était l'instinct, c'est ici l'intelligence. Il n'y a point là de longs raisonnements, sans doute, point de discussions savantes, point de syllogismes compliqués. Mais il y a là, pour parler comme Leibnitz, de véritables consecutions, en d'autres termes, des jugements simples. Or, un jugement simple est l'unité d'un nombre qui s'appelle raison.
Voici donc dans l'histoire comparée de l'intelligence trois
éléments distincts : premièrement l'instinct, où l'intelligence est esclave et passive; en second lieu le jugement, c'est-à-dire l'aperceptionimmédiate d'un rapport naturel ou d'un fait; en troisième lieu, le raisonnement, qui est comme une chaîne de jugements coordonnés, sous l'empire d'une faculté supérieure, je veux dire la faculté d'abstraction.
Ainsi nous refuserons la raison aux animaux, mais nous ne leur refuserons ni le jugement ni l'intelligence. La grande erreur des Cartésiens vient de ce qu'ils ont confondu tout cela. Gardons-nous d'accorder trop à la matière. L'automate a ses droits sans doute; mais si vous allez jusqu'à supposer avec Willis que la matière est capable de sentir, où vous arrêterez-vous? Ne voyez-vous pas qu'accorder à la matière la faculté de sentir, c'est donner gain de cause à ceux qui lui attribuent aussi l'intelligence?
Je reviens à l'instinct, qui est dans l'âme comme un écho du jeu naturel des organes. Nous avons déjà signalé une influence qui s'exerce incessamment sur l'imagination de l'homme, celle du corps en action. Si les mouvements accidentels du corps déterminent dans l'âme des tendances fugaces, une aptitude innée et constante de l'automate à certains mouvements, y maintiendra des tendances constantes; les instincts doivent donc varier comme l'organisation. Ces choses semblent d'une évidence irrécusable.
Les animaux dont l'encéphale est peu développé sont surtout guidés par leurs instincts; mais l'expérience paraît en certains cas en modifier les résultats. Toutefois la volonté et l'intelligence ne jouent le plus souvent qu'un rôle fort douteux dans ces modifications qui résultent surtout de l'action habituelle de certaines circonstances sur des animaux très-jeunes ; une preuve de cela, c'est que, l'habitude une fois prise, l'animal une fois dressé, il n'est plus apte à en contracter de nouvelles. Cet
instinct acquis peut alors se transmettre, et se fortifie par une plus longue influence des mêmes causes sur une race.
L'homme n'échappe pas absolument à ces influences modificatrices de l'instinct, et les subit d'autant plus profondément qu'il est moins intelligent et plus voisin de l'animalité; mais il a sur l'animal un avantage incalculable, par la faculté qu'il possède seul d'accommoder son instinct à des circonstances idéales, qu'il oppose à celles que lui présente le concours fatal des choses extérieures. Ainsi, par ses instincts, l'animal subit surtout l'influence du monde, mais l'homme est surtout conduit par son intelligence. Aussi, le propre de l'intelligence étant la liberté, les produits de l'activité et de l'industrie humaine varient-ils presque à l'infini, sous l'empire d'instincts pour ainsi dire individuels, tandis que le propre des actions et des industries des animaux d'une même espèce au milieu des mêmes circonstances est la monotonie, si bien qu'on pourrait à certains égards affirmer que, sous le rapport des instincts, chaque individu humain, comparé aux animaux, est une espèce à lui tout seul.
C'est ici le lieu de remarquer que, plus le système périphérique des nerfs et l'axe médullaire sont grands par rapport au cerveau, plus le côté instinctif de la vie prédomine. Chez les singes, les nerfs crâniens sont plus grands que dans l'espèce humaine. Le nerf optique d'un papion, dont le cerveau pèse à peine 160 grammes, est beaucoup plus volumineux que le même nerf dans un cerveau humain de 2,000 grammes. Il est bien évident qu'ici la périphérie commande le centre, tandis que chez l'homme, le centre domine en souverain. Cet encéphale, si grand, eu égard aux nerfs du corps, exprime la suprématie de l'intelligence, mais chez les animaux l'inverse a lieu. La mauvaise définition que Spinoza donnait de l'âme humaine s'applique fort bien aux instincts, et nous pourrions
dire qu'ils sont les idées que l'âme a du corps. De ces idées toujours présentes et de la corrélation que tous les appareils ont entre eux, résulte un consensus, une sympathie universelle, par laquelle l'affection d'une seule partie intéresse tout le système. Le corps, par exemple, s'éloigne d'un objet menaçant que l'œil seul a vu, sans aucune participation de l'intelligence. Ainsi s'explique, à la manière des Cartésiens, le plus général de tous les instincts, à savoir : l'instinct de conservation dont l'empire commence avec la vie et ne finit qu'avec elle.
Maintenant, ce que nous savons de l'organisation des animaux éclaire-t-il dans ses détails presque infinis l'histoire des instincts'/ Hélas ! il faut bien l'avouer, ces mécanismes prodigieux ne nous sont connus qu'à la surface. Souvent, le physiologiste expérimentateur agit comme le ferait un homme qui, pour connaître le mécanisme d'une montre, en enlèverait au hasard quelque pièce, et malgré des efforts réitérés, malgré des prodiges de patience, ces mécanismes vivants, conçus par une intelligence infinie, ne nous sont connus qu'à peine. Qui pourrait nous dire comment de l'organisation du système nerveux de l'abeille résulte sa singulière industrie ? Les plis que présente la surface de ses ganglions cérébraux comme l'a vu, il y a peu d'années, notre célèbre micrographe, M. Dujardin, expliqueront-ils ces merveilles? Pourra-t-on dire même, leur organisation étant si semblable en apparence, pourquoi l'instinct du loup diffère de celui du chien ? Enfin, malgré les efforts des crânioscopistes, osera-t-on prétendre à expliquer clairement ces différences natives qui distinguent, quant aux aptitudes intellectuelles, les hommes des différentes races? Ces questions sont, hélas! et pour bien longtemps peut-être, absolument insolubles. Tout ce qu'il nous est donné d'apercevoir dans ce monde mystérieux de l'instinct se résume en cette
proposition certaine que les déterminations instinctives ne sont pas libres, et qu'en conséquence ce qui domine en elles, c'est l'automatisme. Mais s'ensuit-il que les animaux soient de purs automates n'ayant qu'une vaine apparence de vie et de spontanéité? Tous les faits conspirent à l'envi contre cette célèbre opinion tant préconisée par l'école cartésienne. Si l'instinct diffère de l'intelligence, il n'oblige pas moins de conclure à l'existence de l'âme en tant que capable d'impressions et de sensations diverses. L'âme est libre dans l'ordre de l'intelligence ; elle est esclave dans l'ordre de l'instinct. Toute la différence est là.
Mais comment distinguer dans les animaux ces deux parts de la vie de l'âme? Il y a une règle simple pour cela. L'instinct, en effet, essentiellement lié à l'organisation, n'est pas propre à tel ou tel individu. Il est commun à tous les animaux d'une même race ; l'intelligence, au contraire, brille par des manifestations individuelles. Ici, tout est spontané, inattendu, variable, et tandis que les instincts se transmettent par la génération, la science acquise par l'intelligence demeure personnelle et naturellement intransmissible dans l'état actuel des animaux. M. Chevreul a recueilli sur ce point des observations du plus grand intérêt, dont nous parlerons dans un instant (1).
§ z. De l'intelligence.
Les actes les plus élevés de l'intelligence sont à tel point liés à la faculté du langage, que les anciens philosophes appelaient les animaux les muets. En effet, la pensée humaine est un lan-
(1) Qu'il nous soit permis d'espérer que M. Chevreul donnera un jour au public ses idées sur un sujet auquel je sais qu'il a appliqué ce génie d'observation, dirigé par une méthode si sûre, que chacun de ses pas a été un progrès pour la science.
gage intérieur; il est donc fort difficile de se faire, indépendamment de cette faculté supérieure, une idée de l'intelligence; aussi, les Hébreux distinguaient-ils le plus intelligent des êtres terrestres, sous le nom d'âme parlante. Le verbe, dans ses hautes manifestations, est son privilège exclusif.
Il est donc bien certain que l'homme parle, et nul philosophe, si absurde qu'il ait été, ne l'a contesté. Mais il n'est pas évident que les animaux ne parlent pas; et bien des gens affirment que chaque espèce a son langage que nous n'entendons point; ce seraient pour nous des peuples étrangers. Cette idée est fort ancienne, comme en témoignent la fable de Ti-resias et celle de ce Melampus, dont les oreilles léchées par un dragon s'ouvrirent à l'intelligence des langues inconnues, dans lesquelles les bêtes s'entretiennent. L'un des plus célèbres charlatans de l'antiquité, Apollonius deThyanes, prétendait au même privilège, et un jour qu'un passereau s'agitait et gazouillait parmi ses compagnons, il expliqua gravement à ses disciples ce que disait cet oiseau (1); enfin, presque de nos jours, Dupont de Nemours a sérieusement traduit la chanson brillante du rossignol. Cette opinion n'est pas complètement rejetée par certains Pères. Arnobius et Lactance accordent aux bêtes un vestige de langage ; ils vont même si loin à cet égard, qu'à leurs yeux l'homme ne diffère absolument des animaux que par la religion et la connaissance de Dieu. Rora-rius, ce célèbre avocat des bêtes, partage cette manière de voir; mais de ce que les bêtes ignorent Dieu, il ne conclut pas qu'elles soient fort inférieures à l'homme.
D'un autre côté, loin de leur accorder un langage, certains auteurs leur ont refusé jusqu'au sentiment. Les animaux ont beau témoigner qu'ils sentent, on n'a pas voulu les en croire,
(1) Philostrate. Vie d'Apollonius. Liv, IV, ehap. i.
et du fond de leur cabinet, quelques philosophes ont décidé qu'il n'en était rien, alors même qu'ils en donnent les preuves les plus fortes. Mais, ni les arguments de Gometius Pereira, ni ceux de Descartes et de son école, n'ont pu étouffer à cet égard la voix du sens commun qui plaide la cause de ces sujets de notre empire ; sur ce point, le grand Leibnitz a combattu avec beaucoup de force l'idée cartésienne, et Charles Bonnet est entré si avant dans ses vues, qu'il admet dans les bêtes une âme immortelle, leur prédit dans les révolutions futures des esprits et des mondes un meilleur avenir, et décrit complaisamment ces glorieuses destinées.
Il parait difficile denier que les animaux soient sensibles; dès lors, ils ont une âme, et toute âme est par elle-même indestructible; mais s'ensuit-il qu'ils aient quelque idée du juste et de l'injuste. Je n'oserais l'affirmer; peut-être en ont-ils le sentiment en un certain degré. Rorarius ne l'a point mis en doute ; souvent, dit-il, ils usent de la raison mieux que l'homme. On a conservé le souvenir de certains chiens qui ont vengé la mort de leur maître assassiné ; d'autres, ont réclamé justice contre ses meurtriers. Je ne raconterai pas ici l'histoire fameuse du chien d'Aubry de Montdidier (1). Celle de ce pèlerin de Nuremberg, dont le chien a été célébré par Rorarius (2), n'est pas moins célèbre.
(1) Scaliger. De subtilitate, Ex. 202, §6. —La Golombière, Th. d'honneur el de chevalerie. T. II, chap.xxm.—Montfaucon. Monum, T.III, p. 70.—En 1718 le chien d'un papetier de Marseille, assassiné dans le bois du Coignon, s'élança plusieurs fois contre le meurtrier qu'il aperçut par hasard dans un jeu de paume. Celui-ci avoua son crime. — Guer, Hist. crit. de l'âme des bêles. Amst. 1749. — Solin, chap, xv, raconte l'histoire d'un chien qui, sous le consulat d'Appius Junius et de Publius Silius, refusa de quitter son maître condamné à mort et se laissa mourir de douleur auprès de son cadavre. On a observé une foule de cas semblables. Le chien d'un de mes parents, pendant une absence de son maître, se tint auprès d'un de ses habits suspendu en un coin et ne voulut pas quitter ce lieu,
(2) Quod animalia bruta sœpe ralione utanlur melius homine. Hemsladii,
il. M
On cite des observations plus récentes. M. de la Boussa-nelle, capitaine de cavalerie dans l'ancien régiment de Beau vil-liers, raconte : « Qu'en 1757, un cheval de sa compagnie, « hors d'âge, très-beau et du plus grand feu, ayant eu tout à « coup les dents usées au point de ne pouvoir plus mâcher le « foin et broyer son avoine, fut nourri pendant deux mois, et « l'eût été davantage, si on l'eût gardé, par les deux chevaux « de droite et de gauche qui mangeaient avec lui. Ces deux « chevaux tiraient du râtelier du foin qu'ils mangeaient et « jetaient ensuite devant le vieillard. Ils en usaient de même « pour l'avoine qu'ils broyaient bien menue et mettaient en-« suite devant lui. C'est là, ajoute l'auteur, l'observation et le « témoignage d'une compagnie entière , officiers et cava-« liers (1). »
A côté de ce fait, qui paraîtra incroyable, je citerai l'histoire de deux oursons qu'on essaya, il y a quelques années, d'empoisonner dans une des fosses du Muséum d'histoire naturelle, en leur jetant de fortes doses d'acide arsénieux enveloppées de viande. Pour épargner la mère, on l'avait enfermée dans sa cage; tous les assistants virent alors un spectacle touchant : ses petits venaient la consoler, et pour la régaler, lui apportaient des morceaux de viande. Des hommes éminents, et entre autres, M. de Blainville, furent témoins de cette scène.
Ces faits ne prouvent pas que les bêtes aient, à proprement parler, des idées morales, mais du moins ont-elles des affections; qui oserait en douter? H y a quelque chose d'admirable dans la tendresse du chien pour son maître. Il devient parfois
1732, lib. I, p. 94.—La même histoire est racontée dans l'opuscule curieux intitulé : Tractalus philosophicus upologeticus de anima brulorum. Operà et studio Jenkinii Thomasii Britanni, 1713, p. 23.
(1) Observations militaires. Paris, 17G0, citées par Saint-Foix. Essais sur raris, cinquième édit., t. IV, p. 171.
intelligent à force d'amour. Tantôt il appelle à son secours, tantôt il l'arrache à la mort. Ici, il terrasse un assassin; ailleurs, et les dernières inondations en ont offert plus d'un exemple, il veille sur des restes chéris, près desquels il se laisse mourir de tristesse. Les éléphants (1), les dauphins, les chats eux-mêmes, ont leur place dans cette touchante épopée. En faut-il davantage pour prouver qu'ils sont sensibles? Mais s'ils sont bons et aimants, il ne s'ensuit pas qu'ils aient des idées abstraites de la bonté et de l'amour.
L'idée que les bêtes n'ont point d'intelligence n'est pas nouvelle. Suivant Chrysippe, le porc a une âme; mais en guise de sel, pour l'empêcher de pourrir (2). « Depuis que j'habite ce « nouveau corps, dit dans Plutarque (3) Gryllus métamor-« phosé en pourceau, je suis tout étonné des discours que j'a-« vais entendu tenir à des sophistes, parce que je m'étais « laissé persuader que de tous les animaux, l'homme était le « seul qui fût doué de raison et d'intelligence. » Ces passages prouvent assez que l'idée de refuser aux bêtes une âme raisonnable est ancienne, et cela est encore mieux démontré par l'éloquent plaidoyer que Porphyre écrivit en leur faveur (4). Les scholastiques, et entre autres Scot, le docteur subtil, accordèrent aux animaux une âme immatérielle (5). L'observation, en effet, dit assez clairement qu'ils sentent ; or, reconnaître en eux la sensibilité, c'est leur accorder implicitement une âme. Descartes et ses partisans l'ont bien senti (6), aussi, leur refusent-ils à la fois l'une et l'autre, épargnant du moins
(1) Arriani. Rerum indicarum, liber.
(2) Cicéron. De naturâ Deorum. Lib. II, IVe part;
(3) Que les bêtes usent de la raison.
(4) De l'abstinence.
(5) De divisione nat. Lib. III.
(6) Discours de la méthode. 5e part., vers la fin. Voir aussi Dilly. De l'âme des biles, par A. D**\ Lyon, 1673.
à leur système la lourde bévue philosophique commise par Willis (1).
Ce singulier système a triomphé longtemps (2), malgré les protestations du sens commun (3). Les hommes les pluséminents ont pris part à la lutte, et l'animation des partis a donné lieu à une foule de livres dont la simple enumeration serait fastidieuse. Le système des machines a été surtout en grande faveur parmi les théologiens, à tel point qu'un homme tel que Daniel Sennert encourut le reproche d'impiété pour avoir soutenu que les bêtes ont une âme immortelle. Je ne conçois pas comment des philosophes illustres ont pu 'croire la religion intéressée à cette question de l'automatisme; car de fin-destructibilité du principe qui anime les bêtes, on conclut bien plus certainement à l'immortalité de l'âme humaine, qu'on ne le fait dans l'hypothèse contraire. L'erreur des Cartésiens, comme Christian Wolf le fait très-bien remarquer, a tenu à la malheureuse confusion qu'ils ont faite de l'indes-tructibilité avec l'immortalité, et de l'immatérialité avec la spiritualité. En effet, l'immortalité suppose un sentiment persistant et distinct de personnalité; or, dit Wolf, les bêtes ne paraissent point avoir ce sentiment. Il est certain, ajoute-l-il, qu'un homme élevé au milieu des bêtes, ne se rappela pas son état ancien quand il fut revenu dans la société des hommes, à plus forte raison les bêtes doivent-elles ignorer leur passé (4).
(1) Th. Willis. De anima brulorum. — Le célèbre Conrad Peyer écrivait à ce sujet à son ami Harder. « Dolerem quoque vehementer, mi Hardere, si clarissimi Willisii autoritas diutius te seducerel, qui brutis sensum et cogni-tionem quidem tribuit, animam vero immaterialem sive mentem denegal, quâ sententia bonus philosophus nihil exislimabit ineplius. »—Exercitaliones ana-tomicœ et medicœ. Basileae, 1GS2. Exerc. xxiu.
(2) Les bêles mieux connues, par l'abbé Joannet. Paris, 1770.
(3) Boullier. Essai philosophique sur l'âme des bêles. Amsterdam, 1728.
(4) Chr. Wollii. Psych. rat.t sect, IV, cap. in. De animabus brulorum.
Ainsi, n'ayant point la mémoire d'elles-mêmes, il ne peut y avoir en elles aucune persistance du sentiment de personnalité, de telle sorte que bien qu'indestructibles, elles ne sont point immortelles (1).
L'un des plus célèbres défenseurs qu'aient eu les bêtes, Porphyre, avait fait, il y a bien longtemps, remarquer que les sentiments que l'opinion commune leur attribue, supposent l'intelligence. « Pourquoi, » dit-il, « ne disons - nous pas qu'un arbre est plus docile qu'un autre arbre, comme nous disons qu'un chien est plus docile que la brebis, ou qu'un légume soit moins brave qu'un autre, comme nous disons que le cerf a moins de courage que le lion? » Cet argument est fort bon. 11 est certain que l'homme a des rapports généraux avec l'univers, mais il y a entre lui et les animaux une société plus intime ; de là, un échange perpétuel de sentiments souvent très-vifs. On peut consulter à cet égard les cavaliers sur leurs chevaux et les chasseurs ou les contrebandiers sur leurs chiens. N'arrive-t-il pas, même à ces philosophes qui font métier de refuser une âme aux bêtes, d'aimer leurs chiens et de se croire aimés par eux, au point de pleurer leur mort (2)? Aussi, le bon sens du peuple a4-il de tout temps dédaigné ces sophismes, et c'est une gloire pour notre époque d'avoir enfin écouté cette voix qui plaide au fond de nos cœurs pour ces créatures sensibles de Dieu, et fait des lois pour protéger les animaux.
(1) Suivant Buffon, les animaux ont la conscience de leur existence actuelle, mais ils n'ont pas celle de leur existence passée. — (Disc, sur la nature des animaux), t. IV, p. 41, édit., in-4. — L'âme, dit Charles Bonnet, a si essentiellement plusieurs idées présentes à la fois, que c'est du sentiment des rapports de son état présent avec ses états antécédents que découle la personnalité. Essai de psychologie, ch. xxxix.
(2) Soldini. De anima bruiorum commenlarii. Florence, 1776. L'auteur de ce livre, assez rare en France, était un religieux carme.
Un semblable procès, d'ailleurs, ne pouvait être jugé à priori. Les bêtes n'étant connues que par l'observation, il est évident que pour les mieux connaître, il fallait les observer avec plus de soin. Ajoutons qu'une élude plus approfondie de l'homme pouvait éclairer la question par voie d'analogie. C'était là, en un mot, un problème dont la solution no dépendait pas du raisonnement seul, mais du raisonnement s'exer-çant sur un système de faits indiqués par l'observation, et vérifiés par l'expérience.
Les actions de l'homme ont deux mobiles : dans les unes, l'esprit intervient par la raison, le choix et la volonté; ces actions étant choisies, sont libres; étant libres, elles sont intelligentes. Les autres ont pour principe l'automatisme du corps. Tels sont, par excellence, les mouvements réflexes qui se produisent dans les criminels qu'on a décapités ; or, de deux choses l'une : ou bien le corps agit alors sans la participation de l'esprit qui ignore ce mouvement, ou bien l'esprit aperçoit ce mouvement du corps, en s'y laissant entraîner.
C'est ainsi qu'il y a dans l'homme lui-même une foule d'actions admirablement enchaînées, coordonnées avec une science suprême, qui s'accomplissent cependant à son insu, et dont il n'a pas conscience. Quoi de plus beau, quoi de mieux ordonné que cette suite d'opérations par lesquelles la digestion prépare un sang nouveau, source de rénovation et de vie pour tous les organes? Quoi de plus savant que cet équilibre qui, dans l'état de santé, existe entre l'assimilation qui donne et les sécrétions qui emportent? Cependant tout cela se fait sans que l'esprit en ait conscience, sans même qu'il ait la moindre idée des organes par lesquels toutes ces merveilles s'accomplissent. Or il parait assez évident que ce qui s'accomplit à l'insu de l'intelligence ne se fait point par elle, le propre de l'intelligence étant d'agir par suite d'une connaissance et d'une distinction
claire des choses. D'autres fois, l'automate corporel se meut de lui-même, il est vrai, mais cette tendance du corps à un certain mouvement, ou du moins sa résultante, est sentie par l'esprit qu'elle sollicite en tant que sentiment, et dans un sens déterminé. Or, cette tendance du corps, en tant qu'elle est subie par l'intelligence, est précisément ce que nous avons appelé instinct dans le paragraphe précédent.
Cette distinction fondée sur l'observation, et si évidente par elle-même, n'avait point été faite par les anciens philosophes ; comme l'âme des bêtes, entraînée par les mouvements d'auto» mates admirables, accomplit des actions merveilleuses, on a pu, dans certains cas, en ne tenant compte que des résultats, leur attribuer une intelligence supérieure à celle de l'homme, puisqu'il est bien certain que Dieu fait dans les bêtes des choses qui surpassent notre intellect. Mais si l'on considère que toute spontanéité semble bannie du domaine de ces actions, toujours admirables mais fatales, on pourra croire d'un autre côté que les bêtes accomplissent ces merveilles comme une horloge mesure le temps, c'est-à-dire en pures machines, et peut-être à l'insu d'elles-mêmes. Double exagération, double erreur, qui ont enfanté d'autant plus de livres que la question demeurait livrée au caprice des hypothèses. Ni Descartes, ni Georges Leroy (1), malgré ses curieuses observations, ni Réaumur, ni Condillac, ni Buffon ne sont sortis de là. Reimarus, le premier, a distingué l'instinct d'avec l'intelligence (2). Mais c'est surtout par les recherches de Frédéric Cuvier et de M. Flourens que cette distinction s'est élevée au rang des vérités philosophiques les mieux démontrées.
(1) Lettres philosophiques sur l'intelligence el la perfectibilité des animaux, 2" édition. Paris, 1802, in-8.
(2) Observations physiques el morales sur l'instinct des animaux. Amst., 1770, 2 vol. in-12.
Cette séparation des phénomènes de l'instinct et de ceux de l'intelligence une fois établie, tout s'éclaircit et l'on commence à distinguer la limite qui s'élève entre les animaux et l'homme. Dans les premiers, les actes les plus considérables s'accomplissent dans le domaine d'un instinct souvent prodigieux auquel l'intelligence est soumise; dans le second, l'instinct est pour ainsi dire anéanti dans l'immensité de son intelligence. L'instinct est, pour les animaux, une chaîne plus ou moins longue, qui limite la sphère de leur activité. L'intelligence de l'homme n'a pas de chaîne, ou du moins sa chaîne est brisée du jour où il quitte son berceau.
Les observations de Frédéric Cuvier ont été racontées et résumées dans un livre que je dirais charmant, si ce mot pouvait convenir à un écrit plein de profondeur (1). Ces recherches sont devenues ainsi doublement précieuses, et ce livre est comme un fleuve limpide où se sont unies les eaux de deux rivières fécondes.
La théorie nouvelle exprimée dans cet ouvrage n'est point un résultat de la méthode à priori. Tout, ici, vient de l'observation et de l'expérience. Il en résulte une distinction claire et précise des faits de l'instinct et de ceux de l'intelligence. Ici, plus d'exclusions arbitraires; les parts sont faites, et l'intelligence a la sienne.
Des faits nombreux ont, de tout temps, embarrassé les partisans du système des machines, et prouvent l'intelligence des bêtes. J'en citerai ici quelques-uns, qu'à coup sûr l'instinct n'explique pas.
1. Les orangs-outangs observés par MM. Frédéric Cuvier et Flourens, faisaient des choses admirables.
« L'un d'eux, pour ouvrir la porte de la pièce dans laquelle
(I) P. Flourens. De l'instinct et de l'intelligence des animaux.
« on le tenait, était obligé, vu sa petite taille, de monter sur « une chaise placée près de cette porte. On eut l'idée d'éloi-« gner cette chaise. L'orang-outang fut en chercher une autre « qu'il mit à la place de la première, et sur laquelle il monta a de même pour ouvrir la porte (1).
« L'autre savait très-bien prendre la clef de la chambre où « on l'avait mis, l'enfoncer dans la serrure, ouvrir la porte. « On mettait quelquefois la clef sur la cheminée. Il grimpait « alors sur la cheminée au moyen d'une corde suspendue au a plancher, et qui lui servait ordinairement pour se balancer. « On fit un nœud à cette corde pour la rendre plus courte. Il « défit aussitôt ce nœud (2). »
2. La ménagerie du Muséum d'histoire naturelle possède en ce moment (1856), un magnifique chimpanzé (Trogl. niger). J'ai vu cet animal se servir très-adroitement d'une baguette pour châtier des polissons dont les taquineries l'irritaient. Il leur lançait avec force, au visage, le sable grossier dont le sol de sa cage était couvert ; ses gestes et ses ruses témoignaient d'un véritable calcul et impliquaient une véritable intelligence.
Non loin de lui vivait, il y a deux ou trois ans, une jeune femelle de mandrill, qu'une brûlure, suivie de rétraction, avait privée de l'usage d'un bras. Elle grimpait néanmoins avec adresse, mais en même temps avec une circonspection commandée par son infirmité. Un jour qu'elle se tenait suspendue à une corde, un petit singe vint, et, jouant avec le bout flottant de cette corde, la tendait et la relâchait alternativement. Ces manœuvres inquiétaient la pauvre estropiée. Que fit-elle? Elle descendit lentement, saisit avec ses dents
(1) F. Cuvier. Descript. d'un Orang-outang. (Ann. du Muséum, t. XVII. — Cf. Flourens. Loc. ch., p. 42.
(2) Flourens. Loc. cit., p. 43.
l'extrémité de la corde, et, remontant avec elle, ôta au singe qui la troublait tout moyen de la déranger (1).
3. Un magot, grand et fort méchant, avait pour commensal un coati, qu'il battait souvent et tyrannisait de toutes les manières. Celui-ci, se sentant le plus faible, ne se révoltait pas; mais, comme on va le voir, ce n'était pas de sa part un oubii des injures qu'il avait reçues.
Je m'occupais alors de l'étude des mouvements physiono-miques, et la vivacité de ce magot le rendait fort intéressant pour moi. Voulant un jour étudier certaines expressions, je m'attachais à le contrarier; je parvins à m'emparer de sa main, et, la serrant fortement, je le maintenais malgré lui. A ce moment, le coati, qui grimpait dans la partie supérieure de la cage et paraissait d'abord indifférent à cette scène, descendit en toute hâte, et mordit fortement de ses dents aiguës son tyran à la cuisse. Qui ne verrait là la preuve d'une vengeance calculée, qui attend l'occasion et la saisit? Peu de scènes m'ont plus frappé, et mon ami, M. le docteur Edmond Alix qui était présent, fut aussi étonné que moi.
4. Les exemples d'animaux qui apprennent d'eux-mêmes à ouvrir certaines portes, ne sont pas absolument rares (2). Une chatte que j'ai observée moi-même chez mon cousin, M. de
(1) Je trouve un trait curieux de l'intelligence d'un singe. « J'étais assis, dit Torreblanca, avec ma famille auprès du feu. Les domesliques faisaient cuira des châtaignes sous la cendre. Un singe, très-aime pour ses grimaces, les convoitait beaucoup. Ne trouvant point pour s'en emparer de bâton à sa portée, il sauta sur un chat qui dormait, et le saisissant avec force, en le pressant contre sa poitrine, il prit une de ses pattes et s'en servit pour tirer les marrons du feu. Aux cris affreux que poussait le chat, chacun accourut; le coupable et sa victime s'enfuirent alors, l'un avec son butin, l'autre avec sa patte brûlée. » Le curieux de la chose c'est, qu'après cela, Torreblanca conclut que les bêtes ne raisonnent point. Don Francesc. Torreblanca. Epitomes delictorum in quibus invocalio dœmonum interve7iit. Lib. XI de Magiâ opera-trice, cap. xxv, 1618.
(2) Cela est fréquent, surtout, chez les Orangs el les. Éléphants.
Béton savait ouvrir une porte en soulevant le loquet. Une autre chatte, dont mon collègue, M. Eugène Desmarets, m'a communiqué l'observation, tirait, pour se faire ouvrir, le cordon d'une sonnette. M. Dureau de la Malle a raconté un fait semblable. Laissons parler le spirituel écrivain : « Un chien « fut amené à Paris à l'âge de huit ans. Le même jour, il sort « dans la rue et s'y ennuie, veut rentrer, hogne et aboie pour « se faire ouvrir; on ne l'entend pas. Survient un étranger « qui frappe en levant le marteau et se fait ouvrir. Mon chien « l'observe et rentre avec lui : ce même jour, je l'ai vu se faire « ouvrir six fois, en levant le marteau avec sa patte. Notez « qu'il n'y a pas de portes à marteau dans mon château où il « fut élevé, et dont il n'était jamais sorti (1). «Conrad Crei-lingius raconte une histoire pareille (2).
On ne peut attacher beaucoup de confiance à l'histoire, tant de fois rappelée, de ce chien qui, pour faire monter l'huile dans un vase, y jetait des cailloux; mais qui n'a souvent admiré l'instinct prodigieux des chiens d'aveugles? « Je me suys « prins garde, dit Montaigne, comme ils s'arrêtent à certaines « portes d'où ils ont accoutumé de tirer l'aumône; comme « ils évitent des coches et des charrettes, lors môme que, pour « leur regard, ils ont assez de place pour leur passage. J'en « ai vu le long d'un fossé de ville, laisser un sentier plain et « uni, et en prendre un pire pour éloigner son maître du fossé, a Tout cela se peut-il comprendre sans ratiocination (3)? »
Voici un fait dans lequel un chien ne montra pas moins d'intelligence. Je faisais rouler un jour, devant une jeune chienne braque, très-vive, la boule d'un jeu de quille, et la chienne de courir. Rien n'était plus comique que sa colère de
(1) Ann. des sciences naturelles, première série, t. XXII, p. 399.
(2) In principiis philosophiœ. Leibnilii, p. 18. 19, 20.
(3) Essays, liv. II, chap. xii.
ne pouvoir saisir cette boule, trop grosse pour l'ouverture de ses mâchoires; elle en était furieuse. J'eus l'idée de lui présenter la coche où la main s'engage, à l'instant elle y enfonça sa mâchoire inférieure, put saisir fortement, et emporta triomphalement son butin. A partir de ce moment, quand on lui jetait la boule, elle la faisait tourner entre ses pattes jusqu'à ce que la coche se fût de nouveau présentée. Ces faits indiquent de la mémoire, du jugement et de l'intelligence. En voici d'autres peut-être plus singuliers.
5 . J'étais interne, en 1840, dans le service de mon vénéré maître et ami, M. Etienne Pariset, à l'hospice de la Salpê-trière. Les cours du service étaient immenses. Pendant l'hiver, elles furent hantées par un vol de belles corneilles mantelées {Corvus comix. Lath.), que l'habitude ramenait tous les ans. Les pauvres folles et les infirmières aimaient ces oiseaux dont le mouvement et le babil égayaient un peu la solitude des cours blanchies par la neige. Les débris recueillis dans les sébiles étaient accumulés dans un baquet. C'était là le déjeuner des corneilles, qui ne manquaient jamais au rendez-vous.
Cette félicité durait depuis plusieurs années; elle fut enfin troublée. Un élève de l'établissement, grand amateur d'ornithologie, convoitait la peau d'une de ces pauvres bêtes. Comment s'en emparer? Le moyen fut bientôt trouvé. Deux ou trois grammes de strychnine furent répandus dans le mets qui leur était réservé, et intimement mélangés avec sa masse ; cela fait, on se tint aux aguets.
Quelques minutes après, les corneilles arrivèrent par ordre. Trois d'entre elles s'abattent les premières sur le bord du baquet, plongent le bec dans la pâte empoisonnée, s'enlèvent aussitôt, et, après quelques battements d'aile, retombent foudroyées.
Pendant que ce drame s'accomplissait, toute la troupe avait suspendu son vol. Mais, au moment où les trois corneilles tombèrent, ce fut une explosion de vociférations affreuses, de cris de douleur et d'épouvante. À l'instant, elles se débandèrent et s'enfuirent à tire-d'ailes. Depuis ce jour, elles abandonnèrent un lieu fatal, et on ne les revit plus de tout l'hiver (1).
Les Mouettes-rieuses (Larus atricilla. Lath.) donnent souvent un spectacle touchant. Quand le plomb du chasseur a frappé l'une d'elles, ses compagnes l'entourent, l'appellent et cherchent à la relever. Ce dévouement les livre sans défense aux coups de leur ennemi.
Je ne puis m'empêcher de citer ici un fait si extraordinaire, qu'à peine oserais-je y croire s'il ne m'avait été affirmé par des témoins dignes de foi. Un cultivateur prudent avait enfermé les raisins de ses treilles dans des sacs de papier. Cette précaution fut inutile. Des moineaux friands imaginèrent d'imbiber le papier d'une eau qu'ils puisaient avec leur bec à une source voisine. Le papier mouillé se déchirait aisément, et, grâce à cette effraction d'un nouveau genre, les raisins tombaient au pouvoir de ces larrons ailés.
Voilà des faits que les partisans les plus entêtés de l'auto-
(1) Mon excellent ami, M. le Dr Pucheran, m'a fait connaître le fait suivant observé chez un Corvus splendens (Vieill.) C'est le lieutenant Burgess qui le rapporte : « Un officier de l'armée de Bombay, dit cet écrivain, m'a « raconté une anecdote qui prouve la sagacité de ces animaux, et dont il a « été lui-même témoin. Quelques-uns d'entre eux étaient perchés près d'un « jeune chien, et le regardaient ronger un os. Ayant, selon toute apparence, « concerté un plan, l'un d'eux descend, s'avance et donne un coup de bec « sur la queue du chien ; celui-ci, irrité, se retourne pour mordre, un des « camarades du corbeau qui paraissait avoir été aposté pour cela, saisit cet « instant, saute sur l'os et s'enfuit avec sa prise. » In Proceedings of the Zoological society of London, 1865, p. 144. Il est bien difficile d'accepter ces faits et de refuser aux animaux une certaine intelligence.
matisme auraient certainement grand'peine à expliquer. Ils prouveront à tout esprit non prévenu que les bêtes ont de l'intelligence; mais jusqu'à quel point en ont-elles? D'où vient qu'avec les sens merveilleux dont elles sont douées, cette intelligence demeure stationnaire dans l'espèce depuis le commencement des choses? Quelle espèce d'intelligence est-ce là?
Mon illustre et vénéré maître, M. Chevreul, a bien voulu me communiquer sur ce sujet deux observations dont le sens profond ne saurait être trop médité par les philosophes que cette question difficile intéresse. Un singe, du genre des Babouins, habitait avec d'autres individus de son espèce une des cages de la Singerie du Muséum d'histoire naturelle. Les singes, comme chacun sait, sont très-friands, et si quelque bonbon ou quelque fruit est mis hors de leur portée, ils s'épuisent en vains efforts, et se livrent à des accès de colère accompagnés de grimaces comiques dont se réjouit le public. Dans ces mêmes circonstances, le Papion dont nous parlons ne se tenait pas pour battu. Saisissant sa queue d'une main, il s'en servait en guise de canne pour atteindre, au travers des barreaux de sa cage, et ramener à lui les objets de sa convoitise. C'était là certainement de l'intelligence. Un pareil acte, étant individuel, ne pouvait évidemment pas être considéré comme un résultat de l'instinct. Mais voici le curieux de l'histoire : ce singe n'était pas seul dans sa cage; tous les jours il recommençait son manège devant ses compagnons. Ceux-ci le voyaient faire : ils avaient des mains et une queue comme lui; ils avaient les mêmes désirs et les mêmes moyens d'y satisfaire, et cependant, aucun d'eux ne comprit l'industrie de son camarade ; aucun d'eux n'essaya de l'imiter.
M. Chevreul a de plus observé une vache qui, pour passer d'un pré dans un autre, soulevait un système de clôtures assez compliqué. Ses compagnes la voyaient faire, sortaient avec
elle et profitaient de son industrie, mais sans la comprendre le moins du monde, sans se l'approprier.
De même, la petite chatte que j'ai eu occasion de voir chez M. de Bétou ouvrait une porte; les autres chats la voyaient faire, sortaient avec elle et n'apprirent rien.
Une remarque singulière, c'est que, ce que les animaux n'apprennent point de leurs pareils, ils le reçoivent quelquefois de l'homme. Tel fut, après le chien de Creilingius, celui de M. Dureau de la Malle; telle fut encore la petite chienne braque dont j'ai parlé; mais, je le répète, dans l'ordre de ces actions exceptionnelles qui ne dépendent point de l'instinct, ils n'apprennent rien de leurs pareils.
Quelle est donc cette singulière science, qui s'improvise en quelque sorte, et demeure incommunicable par voie d'imitation? 11 n'est pas facile de s'en faire une idée bien claire. Chose remarquable! cette science, que l'animal ne communique point socialement, peut se transmettre à ses descendants par la génération. Développée sous forme d'une inspiration individuelle, elle peut se changer dans la race en un instinct nouveau. Cette transmissibilité est une des conditions de la puissance modificatrice de l'homme sur les espèces domestiques.
11 paraît d'ailleurs que ces éclairs de science qui étincellent çà et là chez les animaux n'embrassent pas tous les faits analogues, mais des cas exclusifs. La science des bêtes a un caractère local, et, dans d'autres circonstances, l'animal devient impuissant et la perd. N'est-ce pas quelque chose d'incompréhensible, qu'une science qui ne domine qu'un seul fait? Rien ne prouve mieux qu'il n'y a chez les animaux aucune idée générale des choses, mais seulement des idées exclusives et concrètes; à tel point que ce qui n'est point signalé par l'instinct échappe le plus souvent à l'intelligence. 11 y a là un problème
qu'il est peut-être impossible de résoudre immédiatement. Heureusement que l'étude comparée du langage, dans l'homme et dans les bêtes, ouvre une voie lumineuse, bien qu'indirecte.
§ 3. Du langage des bêtes.
Ce langage n'est pas particulier aux bêtes, nous le retrouvons aussi dans l'homme. Grâce à ce point de contact, il sera peut-être plus facile de les comparer et de décider en quoi ils diffèrent. Nous avons déjà expliqué comment toute sensation dans l'état normal éveille un sentiment. Le sentiment de la douleur et celui du plaisir sont, pour ainsi dire, à côté de toutes les sensations, et mêlent, aux éléments fournis par elles, les résultats qui leur sont propres. Ainsi, indépendamment de ses propriétés particulières, toute sensation est, grâce à cette association, indifférente, agréable ou désagréable, et modifie l'harmonie du sens interne.
Toute sensation éveillant nécessairement un sentiment, il en résulte, suivant la nature de l'animal, une stimulation spéciale, ou, si l'on aime mieux, un instinct accidentel, qui se manifeste par certains actes, ou du moins par des indices d'actes corrélatifs. Ces symptômes, ces actes, ces indices, composent une sorte de langage automatique qu'on est convenu de nommer langage d'expression. Ce langage étant commun à l'homme et aux animaux, il n'est peut-être pas inutile d'y insister ici, d'autant plus qu'en général il a été fort peu étudié, les uns ayant jugé le sujet trop difficile, les autres n'ayant aucune idée de son importance.
Un objet frappe les sens, il déplaît, intéresse, ou demeure indifférent. L'indifférence ne modifie point l'attitude du corps, l'intérêt éveille l'attention, le plaisir attire et la douleur repousse. C'est ainsi qu'on regarde, qu'on écoute, poursuivant ou saisissant un objet qui attire, rejetant ou fuyant, s'il blesse
ou menace. Tous ces mouvements qui ont un but direct et réel, méritent le nom de mouvements prosboliques (1).
Les mouvements prosboliques des yeux, des oreilles, de la bouche, des mains, de tout le corps en un mot, sont immédiatement interprétés, car il y a toujours une corrélation sensible de ces mouvements avec les sentiments qui les déterminent. L'œil s'ouvre-t-il modérément dans le regard, c'est que la sensibilité qui lui est propre n'a point été lésée. L'oreille se dirige-t-elle sans effort dans le sens d'un bruit extérieur, c'est que ce bruit ne la blesse point; de même flairer doucement, déguster, avaler sans effort un aliment, c'est exprimer un sentiment agréable. Réciproquement, si les yeux se ferment ou se détournent, si les oreilles se couchent, si les narines et la bouche s'obturent ou rejettent, si le corps, en un mot, refuse, repousse ou fuit, crache ou vomit l'objet qui a déterminé la sensation, on pourra immédiatement conclure à l'existence d'un sentiment d'aversion.
Le degré d'énergie des mouvements externes dans des différents actes, donne la mesure assez exacte de l'énergie du sentiment intérieur ; ainsi, d'une manière générale à un état de complète indifférence correspond un relâchement général des muscles du corps; à une volonté faible, des mouvements peu dessinés ; à une volonté forte, des mouvements énergiques; enfin, des contractions extrêmes expriment un instinct furieux. De même, l'attention de l'âme est-elle fixée sur un objet, l'immobilité active du corps tendu vers cet objet révèle, sous une forme intelligible, l'état intérieur de l'âme.
Ces signes sont si simples, que le premier coup d'œil les fait comprendre ou saisir instinctivement. Ils sont, d'ailleurs, rendus plus intelligibles encore par un certain consensus de
(1) De TCpoaêoXï), action de jeter sur, approche.
H. 4i
tous les organes qui s'émeuvent sympathiquement dans le sens de l'organe primitivement affecté. Ainsi, tout le corps s'associe naturellement aux mouvements de l'œil qui se ferme avec effort; dans ce cas, il se produit chez l'homme une moue très-marquée, et tous les animaux ferment instinctivement la bouche. Un son désagréable déchire-t-il les oreilles, les yeux se ferment d'eux-mêmes ; nous avons donné à ces mouvements qui se produisent dans un organe, à l'occasion de l'action d'un certain objet sur un autre organe, le nom de mouvements sympathiques.
Dans tous ces mouvements, il y a des degrés. Le plus souvent, ils sont homogènes et de même sens, mais quelquefois des mouvements contraires s'associent. C'est ainsi qu'un animal qui a le soleil dans les yeux, regarde autrement un objet qui l'attire, qu'il ne le ferait en d'autres circonstances. Il y a alors une combinaison singulière de deux tendances inverses: l'une qui pousse à regarder, et l'autre à détourner les yeux. De là, des attitudes contrariées pleines d'efforts et de luttes qui composent un groupe distinct dans le tableau complet des mouvements d'expression.
Des mouvements un peu différents se produisent quand l'œil est fixé sur un objet menaçant. Dans ce cas, les sourcils s'abaissent, les zygomatiques et les canins font saillir les joues; la tête prend alors une attitude oblique, intermédiaire à la direction franche et à la fuite. Si la volonté hésite alors, les paupières s'ouvrent et se ferment alternativement, et de cette alternation résulte le clignement des yeux. On observe un grand nombre de faits analogues : une odeur fétide est-elle examinée, les narines flairent dans l'attitude de la répulsion; la lèvre supérieure, semblable à un obturateur chez l'homme, est alors à demi soulevée et repoussée par la lèvre inférieure. Pour se faire une idée claire des mouvements analogues dans
les animaux, il suffira d'examiner les chiens qui saisissent entre leurs dents des musaraignes, des taupes, des crapauds; pendant qu'ils saisissent ainsi, l'attitude des lèvres exprime la répulsion et le dégoût.
Ainsi, quand des sentiments contraires affectent à la fois l'être animé, l'expression est mixte. Un seul sentiment agit-il, l'expression est simple. Dans le cas d'expression mixte, les mouvements sympathiques se développent en général dans le sens du mouvement le plus fort. Ajoutez à cela le cri des réactions organiques, cette voix des émotions profondes, et l'on pourra juger à quel point d'évidence immédiate un pareil langage peut atteindre.
Ce n'est pas tout. L'homme sait imaginer, et les animaux le peuvent aussi, puisqu'il est indubitable qu'ils rêvent. L'imagination présentant à l'âme des fantômes des choses réelles, éveille des sentiments et provoque des appétits. Or, en tant que ces fantômes sont des objets, c'est-à-dire des images de choses distinctes et différentes de l'animal, ils sont nécessairement conçus comme choses extérieures. Le chien qui rêve s'élance parfois et jappe; l'homme fait de même à son insu. Conçoit-il l'idée d'une chose visible ? ses yeux regardent; a-t-il l'idée de sons agréables? il écoute; est-il occupé d'idées matérielles et de désirs plus grossiers? il flaire, il déguste, il savoure, il déglutit; imagine-t-il des caresses? son corps tout entier ondule à l'idée seule de ces chatouillements voluptueux.
La crainte, éveillée par des objets imaginaires, amène des effets semblables à ceux que déterminent des causes réelles. Dans le sommeil, elle provoque l'incube, et dans la veille les différents degrés de l'angoisse. En un mot, dans ce milieu imaginaire, l'âme agit comme dans le monde réel, et le corps suit l'âme, si je puis ainsi dire. Ces mouvements qui se déve
loppent à l'occasion de causes fantastiques, sont désignés par nous sous le nom de mouvements symboliques.
11 y a entre ces mouvements et les mouvements prosboliques les plus grandes analogies. Dans l'un et l'autre cas, en effet, il se produit des mouvements sympathiques. Toutefois, les mouvements symboliques se distinguent par quelques nuances qu'il peut être intéressant de signaler.
C'est surtout dans l'homme, et plus particulièrement dans l'organe de la vue, que ces nuances sont remarquables. Ainsi, l'esprit est-il attentif à quelque objet imaginaire, l'œil sera symboliquement attentif; mais ce regard sans but sera dirigé de manière à ne troubler l'attention de l'âme par la perception d'aucun objet externe. Les yeux alors regardent sous les paupières abaissées ; d'autres fois, ils s'accommodent sur un point vide de l'espace où l'objet imaginaire est conçu.
Imagine-t-on des sons? l'oreille écoute, tout en fuyant les excitations extérieures. Cette attention symbolique est-elle contrariée par des obstacles ? un sentiment d'impatience et de gêne est raconté par l'ordre entier des mouvements sympathiques ; on se frotte les yeux, les narines se débarrassent d'obstacles imaginaires, les mains grattent les côtés de la tête, un effort marqué de lutte contracte les mâchoires'; tout trahit, en un mot, un sentiment d'embarras et de gêne dont l'expression s'est généralisée. Ces mouvements se rapprochent beaucoup de ceux qui dépendent de l'action réflexe; la volonté n'y est pour rien. lisse développent avec une telle spontanéité, qu'ils passent souvent inaperçus, et l'intelligence qui les subit en ignore souvent le vrai sens.
Outre ces expressions spontanées de la forme visible, il y a celles de la voix ; celles-ci ont une double signification, car la voix liée aux mouvements du poumon est un phénomène mixte qui participe à la fois de la vie animale et de celle des viscères.
Toutes ses expressions accusent cette double parenté ; un désir vif réveille-t-il l'organisme? un mouvement homogène d'aspiration traduit ce désir dans la sphère des organes respiratoires, et s'appelle soupir. Au contraire, quand le corps vivant lutte contre la douleur, quand tous les organes la repoussent ou l'expulsent sympathiquement, cet effort général se traduit selon le degré de son énergie par des gémissements ou par des cris. Les cris sont, en effet, une des expressions de l'effort. Si alors l'excès de la douleur a fait couler les larmes chez les animaux qui pleurent, l'obstruction des fosses nasales donne parfois à la voix un accent nasonné. Dans ce cas, l'expiration est l'état normal et n'est interrompue que par de courtes et pénibles inspirations. De là, le sanglot dont la violence éclate surtout quand l'excès de la douleur a jeté les viscères dans les convulsions désordonnées de l'angoisse.
Le rire est précisément le contraire du sanglot. Le sanglot, avons-nous dit, se compose de courtes inspirations auxquelles succèdent des expirations prolongées. Le rire, au contraire, est un état prolongé d'inspiration interrompu par de courtes expirations. Ces réactions ont un caractère hystérique et peuvent subir des modifications infinies.
Les caractères du cri sont très-variables. Plus l'effort est grand, plus le cri est aigu. Tels sont les cris d'un animal qui lutte avec rage ou s'élance. Se concentre-t-il, au contraire? le cri est grave; l'aigu correspond à l'extension du corps, le grave à sa contraction. Un animal se ramasse-t-il sur lui-même? recule-t-il? sa voix s'abaisse à des tons graves; s'allonge-t-il, au contraire? elle s'élève de plus en plus. C'est ainsi que la voix exprime comme les attitudes du corps les mouvements l'âme.
Les cris, considérés comme expression sympathique des volontés et des passions, pourraient être justement appelés des
gestes de la voix. Ils peuvent, par leurs modifications infinies, traduire toutes les nuances des sentiments dont l'animal est agité. Un chien qui attend qu'on lui ouvre une porte en donne aisément la preuve. Ses premiers cris sont un simple avertissement; ils sont brefs, il accuse par eux sa présence. Sont-ils inutiles? l'attente se change graduellement en impatience, et l'impatience en douleur. Ainsi, aux simples appels de la voix succèdent des jappements précipités, des hurlements, et enfin des gémissements plaintifs. Ces nuances expriment naturellement les modulations des sentiments intérieurs. D'une manière générale, le ton de la voix s'élève d'autant plus que l'impatience est plus vive ; mais ce même animal recule-t-il devant quelque étranger dont il soupçonne les intentions à son égard, le ton de sa voix s'abaisse au point de se résoudre en un murmure sourd, plus semblable au bruit d'un corps vibrant qu'à un son véritable. Il gronde, sorte d'expression vocale qui, chez les animaux malades que le moindre contact effraye, précède presque toujours le cri.
Ceci posé, la violence ou la faiblesse du cri, la précipitation ou la lenteur de ses périodes, seront les conséquences naturelles du degré d'énergie des passions. Ajoutez à cela les mouvements qui changent les attitudes du squelette et les frémissements sympathiques des peaussiers, et le langage d'expression paraîtra d'autant plus intelligible, qu'il est éminemment naturel et spontané.
L'homme, ce roi de la nature vivante, exprime ainsi ses passions comme les animaux. Lactance dit fort bien, en parlant des bêtes : « Proprius homini sermo est : tamen est et in illis qusedam similitudo sermonis, et cum irascuntur, edunt sonum jurgio similem (1). » Mais admettre sur ce point qu'ils
(1) L. Cœlii Lactantii.Firmiani De Ira Dei, lib. cap. vu, p. 471. Antwer-piœ, 1570.
n'ont qu'un vestige de langage n'est pas assez dire. Ces expressions sont pour le moins aussi variées, aussi puissantes chez eux que dans l'homme. Qui mieux qu'elles, surtout les mammifères carnassiers, exprime le désir ? Qui mieux qu'elles sait mendier ou donner des caresses? Qui a plus de joie ou de douleur? Les physiologistes le savent, eux, qui tous les jours les sacrifient sans pitié. Ainsi, Lactance ne leur donne pas assez. D'un autre côté, le P. Bougeant leur donne beaucoup trop. Il est vrai qu'il s'amuse ; le titre de son livre le dit assez (1).
Les expressions du geste se développent parfois dans un sens métaphorique. Les chiens et quelques ruminants, tels que les girafes, témoignent leur affection en léchant la peau de leur ami comme pour le savourer. L'homme a le baiser, qui est une expression plus délicate, mais de même ordre; toutefois, le geste des bêtes a peu de métaphores, tandis que celui de l'homme est un trope perpétuel.
Le langage d'expression est riche, surtout chez les animaux qui vivent en société. 11 rend plus intime les liens de leur association. Il est indubitable qu'ils s'appellent entre eux et se convient à des actions communes. Ainsi les mères appellent leurs petits; ainsi, les chiens se convient à des chasses communes (2), et tout cela n'est rien auprès de la merveilleuse entente qUi règne chez les fourmis et chez les abeilles. Cela va au point qu'on serait tenté parfois de leur accorder beaucoup plus d'intelligence qu'elles n'en manifestent à d'autres égards; mais il y a ici bien des causes d'illusions. Rappelons que le propre de l'intelligence est de se devoir presque tout à elle-même. Elle doit tout acquérir, sinon elle est vide. L'instinct, au contraire, à son heure, sait tout de science infuse ;
(1) Amusement philosophique sur le langage des bêles. Paris, 1730. 3e part.
(2) Cf. Dureau de la Malle. Mémoire cité.
les petits font d'eux-mêmes et parfaitement ce que faisaient leurs parents. Ils n'oublient rien de cette tradition instinctive, mais, en revanche, ils n'y ajoutent point. Rien ne change dans cette monotone république des bêtes; leur science se transmet, non par le langage, non par la raison, mais par la génération. On a beaucoup parlé de ces oiseaux qui, pareils aux hirondelles, dirigent le premier vol de leurs petits, mais cette éducation elle-même est un résultat de l'instinct. L'intelligence, comme un Protée, change à tout instant ses voies ; l'instinct, au contraire, est invariable, et son ornière est éternelle.
Dans certains cas, cependant, il paraît se modifier et recevoir quelque variété de la diversité des circonstances. Enfin, il est des cas, et nous en avons cité quelques-uns, où les animaux donnent des preuves non équivoques de jugement et d'intelligence. A cet égard, Wolf a fort bien dit : « Bruta habent analogum rationis; » mais ce jugement des bêtes saisit l'occasion par une intuition spontanée, sans jamais s'élever à des inductions supérieures; enfin, il ne peut rien hors du domaine naturel de l'instinct, ce sont là, pour parler le langage de Leibnitz, de simples consecutions, et ces éclairs d'intelligence sont trop rapides et trop rares pour illuminer le domaine si vaste de la science.
§ 4. Du langage de l'homme.
On peut distinguer quatre éléments distincts dans le langage de l'homme, savoir :
1° Le langage automatique et spontané des cris et des gestes qui lui est commun avec les animaux, qu'il se développe, dans le sens prosbolique ou symbolique, ou dans le sens métaphorique ;
2° Le langage de désignation ;
3° le langage d'imitation ;
4° Enfin, le langage algébrique qui est tout entier l'œuvre de l'esprit.
1. Le geste et le cri se développent dans l'homme, suivant les mêmes lois que dans les animaux, mais ils se développent surtout dans le sens métaphorique (1). Un sentiment s'éveille-t-il à l'occasion d'une idée abstraite et complètement étrangère au domaine des sens? ce sentiment sera exprimé, et par rapport à l'idée qui l'a déterminé, le geste expressif sera une métaphore. Sommes-nous, par exemple, attentifs aux propriétés géométriques de l'espace? nos yeux exprimeront métaphoriquement cette attention ; l'homme qui se livre à des raisonnements compliqués semble écouter sa pensée. L'idée nous affecte-t-elle de manière à éveiller en nous des sentiments de plaisir et d'aversion? ces sentiments modifieront tous les organes dans la sphère de leur activité propre. Ainsi, les yeux contemplent, les oreilles écoutent tout ce qui éveille l'amour, le corps le poursuit, les mains le caressent et l'attirent. L'idée est-elle un motif d'aversion? les yeux se détournent ou se mettent en défense; la tête s'enfonce entre les deux épaules comme pour protéger l'organe auditif ; le nez et la bouche refusent ou rejettent; la bouche crache des lèvres ou de la gorge, et cette répulsion métaphorique peut aller jusqu'au vomissement; enfin, le corps tout entier se défend et recule, alors qu'il s'agit d'une idée, d'une proposition purement rationnelle et abstraite.
L'esprit s'applique-t-il avec effort à l'intelligence d'une chose? Le corps traduit cet effort intellectuel à sa manière;
(1) Le caractère métaphorique des gestes avait été parfaitement démontré par Diderot. (Lettre sur les sourds el muets). Mais il faut consulter surtout sur ce point l'admirable ouvrage de Engel (Idées sur le geste et sur l'action théâtrale, traduit de l'allemand, Paris, 1788, 2 vol. in-8°). Chose singulière, le nom de Lavater est populaire, et celui da Engel est presque ignoré!
les yeux regardent avec une insistance pénible ; la tête feint d'écouter avec effort; les dents sont serrées par l'application des masseters; le cou se roidit, les mains se crispent parfois, et cette volonté de l'esprit s'exerçant sur des idées pures, s'exprime par des contractions métaphoriques des muscles. La conception de ces idées est-elle difficile? leur marche est-elle embarrassée ? Le corps exprime cet embarras; tels on voit les orateurs en suspens se racler le gosier comme si des mucosités embarrassaient la gorge, se gratter la tête, les lèvres ou quelque autre partie du corps, comme si des démangeaisons importunes contrariaient l'attention. Un de nos amis, homme distingué, imagination ardente et grand créateur d'utopies qu'il aime à expliquer, a la parole moins prompte que l'esprit; l'expression ne lui vient pas toujours. On le voit alors chasser brusquement de l'air par le nez, comme si quelque obstacle obstruait les fosses nasales et gênait la respiration. Des faits de ce genre se rencontrent partout.
Ainsi s'expliquent encore une foule de gestes dont l'origine est en général mal appréciée. Le signe par lequel nous accédons à une proposition n'est qu'un mouvement métaphorique de soumission corporelle. Le non est un indice matériel de refus et de révolte. Est-on en butte à des instances pressantes? on fait effort des poings et des épaules, on secoue la tête, on repousse avec les coudes, on tord ses mains comme pour briser des liens invisibles.
L'idée qu'on se fait de soi-même ou d'autrui s'exprime par des voies pareilles. Qu'est-ce que l'admiration, sinon l'admission joyeuse d'un certain objet par les yeux? L'expression de l'amitié se compose de mouvements de flair voluptueux et de dégustation satisfaite. L'orgueilleux se déguste lui-même ; le mépris, au contraire, expue, crache ou vomit. On n'en finirait pas, si l'on voulait entrer dans le détail de ces choses.
II y a deux sortes de plaisirs ou de sentiments, dans l'ordre de ceux qui sont agréables : le plaisir de vie et le plaisir de volupté. L'intelligence s'éveille-t-elle à la lumière d'une idée? Il surgit des signes d'excitation expansive dans tout le corps et les phénomènes de l'admiration se développent. Telles sont les expressions du plaisir dont une idée intelligible est l'élément essentiel ; mais ce plaisir est-il de ceux qui ramènent l'individu vers lui-même? Incline-t-il, en un mot, vers la volupté, d'autres phénomènes se manifesteront; l'homme s'enveloppe, en ce cas, pour jouir, et tous ses gestes, toutes ses attitudes expriment l'égoïsme satisfait. Ces expressions sont automatiques; elles se produisent à l'insu de l'intelligence, et pareils au héros de Molière, la plupart des hommes font des métaphores et de très-fines, sans le savoir. A vrai dire, ce n'est là qu'une extension du langage des animaux.
2. L'homme exprime souvent ses idées en en désignant l'objet. Les animaux ne sont pas absolument privés de cette faculté ; les chiens en donnent souvent la preuve : un chien de Terre-Neuve, très-ardent et toujours désireux de s'élancer dans l'eau, à la poursuite de quelque projectile flottant, allait de lui-même chercher et choisir un morceau de bois qu'il m'apportait. On en a vu qui allaient demander du secours pour leur maître et cherchaient à attirer vers lui ses amis, en les tirant par leurs vêtements. Ce langage implique déjà plus d'intelligence, il paraît fort en usage parmi les animaux qui vivent en société, et il semble leur suffire. Il explique une multitude de conventions tacites qui s'établissent entre les bêtes, mais ici s'arrête leur langage ; l'homme seul possède les deux formes supérieures.
3. Il y a chez les animaux des vestiges évidents de la faculté d'imitation. Sur ce point, les singes sont célèbres parmi les mammifères; toutefois on n'en cite aucun qui ait imité le lan
gage de l'homme. Linnaeus, cependant, dans ses phrases poétiques, attribue la parole aux mammifères.
« Mammalia pilosa in terra gradiuntur loquentia. »
Mais le bon sens des hommes du vulgaire ne va pas jusque-là. « Il ne lui manque que la parole, » me disait un jour une bonne femme folle des merveilleuses gentillesses de son petit chien. C'était vraiment fort bien dit; en effet, bien qu'elle lui parlât toute la journée, il avait tout appris, hors à parler; et ce n'était pas qu'il fût sourd, loin de là. Pierre Quinqueranus ne doutait pas que les bêtes ne pussent exprimer leurs idées, si elles avaient un langage articulé.
On a très-peu d'exemples avérés de mammifères ayant, je ne dis pas parlé, mais imité quelques paroles de l'homme; car nous devons laisser de côté l'ânesse de Balaam, et surtout les histoires ou plutôt les contes de Julius Obsequens (1) et de Pline (2). Ceux de mes lecteurs que ce sujet intéresse, consulteront Bochart avec fruit (3). Une seule histoire est digne d'attention , celle d'un chien qui avait appris d'un petit pâtre à prononcer quelques mots allemands et français ; ce fait a eu Leibnitz pour témoin (4). Ce n'est pas d'ailleurs que les mammifères n'aient tous les organes extérieurs nécessaires à l'articulation d'un langage, ce que Perrault (5) et Tyson (6) ont fort justement remarqué. Cependant les plus élevés parmi eux, que dis-je? le paradoxal orang-outang lui-même, ne reproduisent point les voix de l'homme. 11 faut donc reléguer parmi
(1) Julii Obsequentis, De prodigiis, liber.
(2) Pline, lib. VIII, cap. 63.
(3) Deanimalibus, II, cap. xiv.
(4) Hist, de l'Acad. des se. 1715. Cf. Wolf, Psye. rat. sect. IV, cap. m, § 759.
(5) Description analomique de deux sapajous.
(6) Anatomy of a pygmie. London, 1699, in-4, p. 55.
les fables ce que les anciens racontaient de VHyène. Ils affirmaient qu'elle savait imiter le vomissement de l'homme, attirant ainsi les chiens qu'elle dévorait. Quant à la Crocute, pareille à la fabuleuse Mantichore, du fond des bois où elle était cachée, elle écoutait les discours des bûcherons, et surprenait ainsi les noms de ceux qui s'appelaient réciproquement ; une fois instruite, elle les épiait, et, les appelant d'une voix humaine, les attirait au loin pour les dévorer (1).
On est revenu de ces fables; mais quelques observations semblent démontrer que certains mammifères ne sont pas absolument incapables d'imiter le chant de l'homme. Leuret (t. I, p. 470) a rappelé, d'après M. Dureau de la Malle, le fait singulier d'un chien auquel son maître, le docteur Bennati, avait appris à chanter. Longtemps auparavant, Jérôme Rora-rius avait signalé un fait à peu près semblable. « Illud singu-lare, quod cum circitor è sinu libellum extraheret musicis notis depictum, canis ad genua exsiliens, canentem sectaba-tur, voce nunc acuta, nunc gravi, modo continuato spiritu in longum tracta, modo inflexo variatâ (2). » Ces faits sont fort rares. Qu'en faut-il conclure? Que les mammifères parlent ou chantent? Non, sans doute, mais qu'ils imitent.
Cette faculté d'imitation est d'ailleurs fort peu développée chez eux. Elle l'est bien davantage dans les oiseaux. Les corbeaux , les pies, les geais, les serins, les perroquets surtout sont justement célèbres à cet égard. Les Américains célèbrent les talents merveilleux du Moqueur (Turdus orpheus, Lath). Mais tout cela se fait par un pur instinct d'imitation, sans aucun but, sans aucune intelligence réelle de ces actions ; aussi
(1) Claudii iEliani, De animalium naturâ, lib. VII, cap. xxu. —Pline, lib. Vlil, cap. xliv.
(2) H. Rorarii. Quod animalia brûla sœpe ratione utantur melius nomine, lib. VIi.
cette faculté demeure-t-elle stérile. Un singe voit-il un menuisier scier une planche, il s'intéresse en apparence à ce mouvement, puis il profite d'un instant favorable, s'empare de la scie, la pousse, la ramène, mais sans but, sans aucune idée d'un résultat. Il s'inquiète des mouvements de la scie, mais ne se doute pas qu'elle coupe; la preuve de cela, c'est qu'il ne songera point à s'en servir pour couper le bâton auquel il est enchaîné. Il en est de même des corbeaux ou des perroquets auxquels on a appris à parler. Ils répètent machinalement des phrases comiques, qui font rire et surprennent par ces applications fortuites qui ont rendu célèbres le corbeau d'Auguste et la pie de Lavarenne; mais, de tout cela, il ne résulte pas un langage, c'est-à-dire une communication et un échange d'idées. On peut donc admettre dans les bêtes une faculté d'imitation brutale, mais sans aucun profit pour l'intelligence.
Il n'en est pas de même quand l'acte simple dont l'animal est témoin, réalise un but instinctif ardemment désiré. Souvent alors il s'établit entre l'idée de cet acte et la satisfaction de l'instinct une corrélation si intime, qu'un nouveau désir semblable pousse à la reproduction de l'acte. C'est ainsi que le chien, dont M. Dureau de la Malle a parlé, aperçut empiriquement la relation qui existe entre le choc du marteau et l'ouverture de la porte, après avoir attendu longtemps l'occasion d'y rentrer. Celui dont parle Creilingius n'apprit la même chose qu'après avoir longtemps épié l'occasion d'entrer dans une maison où l'attirait une petite chienne. La chatte que j'ai observée chez M. de Bétou apprit le moyen d'ouvrir une certaine porte, et le retint par suite de l'état d'excitation où l'avait mise le désir de retrouver ses petits. Ce résultat est donc le fruit de l'attention exaltée par les sollicitations de l'instinct. Mais les animaux ne paraissent pas s'instruire entre eux, quant à ces faits exceptionnels. Les observations recueillies
par M. Chevreul en sont la preuve. Ils ne semblent pas, d'ailleurs, alors qu'ils imitent, avoir de leurs actes une intelligence bien claire, car ils ne les généralisent pas. 11 n'est pas absolument certain qu'un chien qui, en frappant ou en sonnant, fait ouvrir une certaine porte, sût de la même manière en faire ouvrir une autre. On dérouterait probablement toute cette science en transposant à droite une sonnette placée à gauche, ou même en peignant un marteau d'une couleur différente. Je n'ai point eu l'occasion de faire ces expériences ; qu'il me soit permis d'en constater ici l'utilité.
Mais si loin que puisse aller cette faculté d'imitation, nullç part elle ne sert chez les animaux au développement du langage; l'homme seul a ce privilège. Comme les bêtes, il exprime les sentiments qu'il éprouve; il sait comme elles en indiquer l'objet, mais il sait de plus l'imiter et le peindre. L'animal, quel qu'il soit, ne peut, en aucun cas, désigner une chose absente, parce qu'il n'a aucun moyen de la représenter. Il comprendra tout au plus la désignation faite par l'homme, mais il n'ira point au delà; c'est là le nec plus ultra de son intelligence.
Il est donc absolument faux de dire avec Porphyre que l'homme ne diffère d'avec les bêtes que du plus au moins. L'animal a sans doute des idées, on n'en saurait douter puisqu'il rêve. Mais son langage exprime seulement les sentiments qu'éveillent ces idées ; en un mot, il n'est que sensible. L'homme est sensible aussi, mais de plus il est peintre. Il ne lui suffira pas, en général, d'exprimer son désir, il en désignera l'objet absent, il le peindra parson geste, par certaines modifications de sa voix. L'animal n'a jamais que l'idée de ses sentiments actuels; l'homme seul peut avoir l'idée d'une idée.
Or qu'est-ce que l'idée distincte d'une chose? Cette question est fort clairement résolue dans le savant et philosophique
ouvrage de M. Chevreul. Une chose étant connue par l'ensemble de ses propriétés, la représentation complète de cette chose comprendra la représentation de tous ies faits distincts dont l'idée de cette chose comprend l'idée. Ainsi, la faculté de peindre implique celle de distinguer dans un objet toutes celles de ses parties et de ses propriétés qui peuvent être perçues par les sens; elle suppose en un mot la faculté d'abstraction. Ainsi, une représentation complète d'un objet comprend la représentation de sa forme, l'imitation de certains sons, et, dans tous les cas, une mimique expressive indiquant de quelle manière tous les modes de sentir sont intéressés par lui.
Il y a une sorte d'imitation plus élevée encore en tant qu'elle suppose une faculté d'abstraction plus parfaite, c'est la désignation de l'objet par la représentation exclusive de son caractère dominant. Ici la partie est prise pour le tout. Cette sorte d'imitation métonymique représente plus particulièrement les caractères qui sont du domaine de l'ouïe. Cela est naturel, parce qu'il s'établit entre l'idée d'une chose quelconque et les bruits par lesquelles elle s'annonce, une corrélation naturelle. Les animaux eux-mêmes écoutent les sons et les comprennent. On éveille très-bien l'attention d'un chien en imitant ses jappements. Les oiseaux se laissent séduire aux appeaux. L'araignée entend le bourdonnement de la mouche qui s'approche de ses filets, et se tient prête à la saisir. Enfin, les insectes chanteurs s'appellent de loin par des stridulations assidues. Or, tout signe qui annonce naturellement la présence d'un objet peut être considéré comme son nom primitif. Ce nom est aisément compris même par les bêtes ; mais l'idée de ce nom est si bien liée pour elles à l'idée de la chose elle-même, qu'il en est inséparable, et nulle d'elles ne sait l'imiter pour la représenter. Chez les petits enfants, au contraire, cette faculté se développe spontanément et d'une manière merveil-
leuse. Ils désignent immédiatement un chien ou un mouton par des jappements ou des bêlements. Les animaux qui tirent leur nom vulgaire de leur cri sont innombrables. Tel est le bélier; le grillon est, en patois, appelé gri-gri. Le nom de la cigale est une imitation de son chant. En Afrique, une mouche venimeuse est appelée tsé-tsê. Le nom grec du mulet, îwo'ç, est tiré du hennissement; de même, celui du coq, en français, est une véritable onamatopée. Le nombre de ces noms imitatifs est d'autant plus grand dans les langues, que l'homme est plus près de la nature. De même, certaines causes sont désignées par la représentation de leurs effets immédiats; de là le nom de Frigus, qui est l'imitation du frémissement oral, Frr, que le froid détermine. D'ailleurs, ces onomatopées ne sont pas identiques chez tous les peuples, et s'il y a plusieurs gestes vocaux possibles pour un même sentiment, l'un pourra être pris pour l'autre; nous disons frissonner ; l'Océanien dit haaanu, dont le radical est évidemment le geste vocal haaah, que fait entendre un homme qui expire en frissonnant. Grogner, a pour équivalent amuamu, mumuhu, le seul peut-être qui fût possible dans une langue où IV n'est point employée. Mais il suffit d'indiquer ^ces choses. Les mots fétidité, puanteur, ne sont que des dérivés des gestes vocaux Fit, Ptt, par lesquels nous réagissons contre une odeur mauvaise.
Ainsi, l'homme ne se distingue point d'avec l'animal en tant qu'il a des sensations, des sentiments et des volontés qu'il exprime, mais surtout en tant qu'il sait exprimer et représenter les idées qu'il a des choses. Il participe à cet égard de la puissance créatrice de Dieu. Dieu seul, il est vrai, crée des substances, mais il a communiqué à l'homme seul le pouvoir de créer des formes et deles définir (1).
(1) Voyez P. Jolly, De l'imitation considérée dans ses rapports avec la philo* il. 43
4. Toutefois certaines qualités ne peuvent être dépeintes ni par l'imitation directe, ni par voie d'analogie. Ainsi, par exemple, une chose est rouge, elle est bleue, elle est blanche. L'homme n'a en lui aucun moyen direct de peindre le rouge, le bleu, le blanc ou les autres couleurs. 11 ne le peut ni par les sons, ni par les gestes. D'autre part, certaines idées ne représentent ni une chose ni une qualité, mais certaines manières d'être, certaines relations, ou de succession, ou de simultanéité , certains modes très-généraux , certaines conditions d'existence. Ces idées, il est vrai, ne sont pas absolument étrangères aux animaux. Us ont en effet un certain sentiment de l'étendue, puisqu'ils marchent et sautent avec précision; du temps passé, puisqu'ils regrettent; du présent, puisqu'ils jouissent; du temps futur, puisqu'ils ont dans certains cas des prévisions, des craintes et des espérances. Mais ce sont là des idées concrètes qui ne s'élèvent jamais au degré d'abstractions véritables. L'animal a bien l'idée de son repos, de son mouvement, de l'arrivée future du maître qu'il attend; mais s'il a l'idée d'une chose à venir, l'idée abstraite \ avenir lui échappe. Or, ces abstractions, si élevées qu'elles n'ont point d'expressions adéquates, ont cependant un nom dans le langage humain. De même, les idées de causes n'affectent point les sens. Ce sont là des conceptions pures de l'esprit. Or, comment exprimer des idées qu'on ne peut peindre et qui sont au-dessus des sens?
11 y a deux voies, deux méthodes par lesquelles elles sont exprimées; l'une est Tropique, l'autre Algébrique. Ainsi, dans le langage symbolique, l'idée de force peut être représentée par les attributs du lion; l'idée d'élévation par ceux d'un aigle; la bassesse par un serpent ou un vermisseau. En général, dans ce cas, le tout est pris pour la partie.
sophic la morale el la médecine (mémoires de l'Académie de médecine, Paris. 1846, t. xii, p. 581 et suiv.)
Mais la seconde méthode est à la fois plus prompte et plus sûre. Tout fait, associé par l'habitude à une idée lui devenant corrélatif, peut être pris pour elle, en tant qu'il la rappelle par suite de cette association acquise. Ainsi, par une convention arbitraire, une idée quelconque peut être représentée par un signe quelconque. M. Flourens dit fort bien, en comparant le langage des bêtes à celui de l'homme : « Ces voix, ces cris, « ces accents, ces gestes ne sont que lVxpression forcée et « non voulue des affections des bêtes; ce n'est là, si je puis « dire ainsi, que le langage du corps. L'esprit a aussi son « langage où tout est artificiel, créé, convenu, voulu. Quand t j'attache un mot à cette idée, c'est que je le veux. Je puis « le changer pour un autre. Si |e sais vingt langues, j'ai vingt « mots pour la même idée. Dans ma langue même, j'ai le « mot parlé et le mot écrit. Tout est signe pour l'homme, « tout peut lui être langage : nos monnaies sont des langues, t car elles nous représentent des suites d'idées convenues. » C'est donc ici le triomphe de l'esprit pur; rien n'y est subordonné à l'organisation; l'intelligence donne aux choses les noms qu'elle a voulus. Elle désigne à l'esprit des sons par l'œil, et des couleurs par l'oreille. Elle exprime l'espace et le temps, la passion et l'action. Elle a un nom pour l'être, que dis-je? pour l'absence de l'être, et, par cette merveilleuse puissance du langage algébrique, règne dans le temps comme Dieu dans l'éternité.
Ainsi nous considérerons comme un simple jeu d'esprit cette proposition de Lactance, que l'homme ne diffère des animaux que par la religion. La religion est sans doute propre à l'homme, et les bêtes n'en offrent pas le moindre vestige; mais tous les hommes ont-ils un culte? Certains sauvages sont si abrutis qu'ils ne paraissent pas avoir la moindre idée oe Dieu; et, quant à l'idée de justice, ne pourra-t-on pas, en
voyant certaines races vivre de guerre seulement, se régaler de chair humaine, et, la plupart des blancs vivre de vols et de calomnies, donner la préférence aux animaux ? Mais la faculté du langage algébrique, en délivrant l'intelligence de l'esclavage des sens, est la condition première de toutes les idées morales. L'idée de nombre elle-même n'existe que par elle. Tout nombre comprend en effet l'idée abstraite dHmité et peut être représenté par M 4- 1, M étant le signe d'une collection définie d'unités. Or, une pareille idée ne peut venir des sens, l'expérience démontrant que la plus grande valeur de M, appréciable dans une sensation immédiate, est de deux ou trois tout au plus ; ceci s'accorde assez bien avec le fait dont Leroy a parlé.
On sait, dit-il, que les pies sont fort cauteleuses : « Pour « tromper cet oiseau inquiet, on s'est avisé d'envoyer à l'af-« fût deux hommes, dont l'un s'y plaçait et l'autre passait; « mais la pie compte et se tient toujours éloignée. Le lende-« main, trois y vont, et elle voit encore que deux seulement « se retirent. Enfin, il est nécessaire que cinq ou six hommes « en allant à l'affût mettent son calcul en défaut. (1) »
Si la pie ne distingue pas en quoi quatre hommes diffèrent de cinq, cela ne veut pas dire qu'elle peut compter jusqu'à quatre, cela prouve, au contraire, qu'elle ne compte pas du tout. Si trois hommes peuvent à la fois frapper ses sens, elle distinguera aisément trois de deux, sans les compter. De même trois objets affectent nos sens autrement que deux, mais notre œil ne distingue pas neuf de dix; ceci est l'affaire de l'intelligence. Le nombre n'est ni dans les sens, ni dans l'imagination, par conséquent l'idée qu'on en a, suppose un langage formel. Ce que nous avons dit de l'œil est également vrai de l'oreille, elle peut conserver des impressions distinctes, de longues
(.1) Lettres sur Vintelligence et la perfectibilité des animaux.
périodes de sons, bien que l'esprit en ignore le nombre (1).
Ainsi, l'homme est distinct des animaux, il règne dans une sphère supérieure ; mais s'ensuit-il que ceux-ci n'aient point d'âme? Au risque d'encourir comme Daniel Sennert (2) le reproche d'impiété, je déclare ne pouvoir me résoudre à croire que les bêtes sont dépourvues de sentiment; et le bon sens dit avec Straton, le physicien, que le sentiment implique une âme individuelle.
Maintenant, que peut l'intelligence de l'homme au-dessus de celle des bêtes? Cela n'est-il pas assez prouvé? Qui a su, comme un autre Prométhée, soumettre à son empire les génies du monde matériel, s'emparer de la foudre et emprisonner la vapeur pour animer ces corps de fer, par lesquels Beemoth et le Léviathan antiques ont été devancés? De nos jours, nouveau Dédale, il a pu se forger des ailes et s'envoler aux limites de l'atmosphère; mesurant la terre et les cieux, il fait de l'univers son domaine. Enfin, qui connaît Dieu, hors l'homme, s'élevant ainsi au-dessus du monde, pour contempler les causes éternelles? Mais, à quelle faculté merveilleuse l'homme doit-il tant de gloire? À la faculté d'abstraction; là est le secret de sa puissance.
Mon but n'a point été de décrire en détail l'intelligence de l'homme, mais de la distinguer par ses véritables caractères. Ce livre ne peut être un traité de psychologie; or, je crois en avoir assez dit pour démontrer que les facultés propres de l'âme humaine ne s'expliquent point par les forces du corps
(1) Cela est fort remarquable. Demandez à un chanteur qui vient d'exécuter de mémoire une période compliquée, de combien de sons successifs elle se compose ; il ne le saura pas, et pour le faire sera obligé de les compter. — Si l'on cherche sur le violon, dit Charles Bonnet, un air qu'on a su mais qu'on a oublié en grande partie, on le trouvera plus promplement en laissant aller sansréflexion lesdoigts sur l'instr ument, qu'en y donnant beaucoup d'attention.
(2) De gen. viventium. Cap. ix, p. 137.
seulement. Loin de là, elles semblent protester sans cesse contre les limites qu'opposent à notre activité les conditions bornées du monde où nous vivons.
CHAPITRE XI.
SI L'ON PEUT CONCEVOIR ENTRE LES PHÉNOMÈNES INTELLECTUELS ET L'ORGANISATION INTIME DU CERVEAU UN RAPPORT NATUREL ET INTELLIGIBLE.
§ 1. Inductions et Hypothèses.
1. Le principe de l'intelligence, si élevé qu'on le suppose, ne peut rien sans le corps, je veux dire, sans le système nerveux qui l'anime. Des expériences concluantes, que nous avons plus haut rapportées, ont fait voir que celte partie du système nerveux qui préside immédiatement aux mouvements de l'automate, et celte autre partie par laquelle l'intelligence se manifeste par la pensée, étaient essentiellement distinctes. Mais évidemment, il n'y a pas là distinction seulement, il y a rivalité; ainsi, quand la moelle, avec ce qui la représente dans le crâne, est grande, le cerveau est petit ; et réciproquement, quand le cerveau s'accroît, la moelle s'amoindrit.
Ainsi cette grandeur du cerveau ne doit point être appréciée comme on le fait en généial, relativement au volume du corps, mais relativement au volume du noyau de l'encéphale, du bulbe, de la moelle et du système nerveux périphérique. En effet, et toutes les expériences le prouvent, c'est la moelle et non le cerveau qui anime le corps, mais le cerveau corn
mande à la moelle ; son rapport au corps étant médiat, ce n'est point au corps en général, mais à cette moelle en particulier qu'il faut le comparer.
La force du cerveau d'ailleurs, en tant qu'il est l'organe essentiel de l'intelligence, ne dépend point de la masse totale de l'encéphale, mais de celle du centre ovale et des couches corticales plissées autour de ce centre; plus le centre ovale grandit, et plus les plis se multiplient. Mais il ne s'ensuit pas que le noyau encéphalique grandisse en proportion ; ainsi, de deux cerveaux également développés, l'un peut être grand par son noyau, l'autre par le développement de ses couches corticales. Or, plus la moelle et le noyau sont grands eu égard au cerveau proprement dit, et plus, quelque soit d'ailleurs le volume du corps, l'automate gouverne l'intelligence. Réciproquement, un grand cerveau commande plus aisément aune plus petite moelle.
Il faut d'ailleurs remarquer que dans le même groupe zoologique, plus le cerveau grandit absolument, et plus la moelle est petite eu égard au volume du corps. Ceci explique comment, dans un même type, les plus grands animaux ayant absolument un plus grand cerveau, sont en général les plus intelligents. C'est là une remarque incontestable et qui fait bien voir comment la plupart des nombres comparatifs par lesquels on a, jusqu'à présent, essayé d'exprimer le rapport du poids de l'encéphale à celui du corps, ont peu de valeur réelle.
2. Les hémisphères sont les organes immédiats de l'intelligence. Les belles recherches de M. Flourens ne laissent ici aucune place au doute. Ceci étant démontré, on peut rechercher en outre s'il n'existe pas un rapport intelligible entre l'organisation intime du cerveau et le jeu des facultés intellectuelles.
11 est certain que c'est par le cerveau que l'âme sent et veut. Le cerveau est donc à la fois un organe de sensation et un organe de volonté. Il y a ici une grande difficulté : l'âme est une dans la conscience, et cependant il y a deux hémisphères, c'est-à-dire deux cerveaux ; comment donc n'y a-t-il qu'une pensée, qu'une volonté, quand la pensée et la volonté ont l'une et l'autre deux organes distincts?
Il ne faut point chercher la raison de cette unité dans le corps calleux. Il ne résulte de sa division sur un plan médian qu'une incertitude légère dans les mouvements, et il est constant que des hommes naturellement privés de corps calleux ont pu vivre, sentir et sejnouvoir. D'ailleurs, il manque normalement dans les oiseaux et dans les autres ovipares. 11 n'a donc rien d'essentiel et d'absolument nécessaire. Ce seul fait indique bien que l'absence du corps calleux n'anéantit point l'intelligence; mais comme les observations anatomiques l'indiquent, elle doit diminuer singulièrement l'influence que chaque hémisphère exerce sur le côté opposé du corps, et cependant la sensation, la pensée, la volonté, sont unes. Il n'y a pas duplicité d'action ; en un mot, les hémisphères demeurent unis. Cette union paraît dépendre de la commissure antérieure, et peut-être ces cas de duplicité morale dont nous avons parlé, reconnaissent-ils pour cause certaines affections de cette commissure. Tout semble indiquer, en effet, qu'elle établit entre les deux hémisphères une sympathie, un équilibre naturels et nécessaires.
3. De même que le cerveau est divisé en deux moitiés parfaitement distinctes, de même il paraît y avoir en chacune d'elles des départements distincts, non pour l'intelligence, mais pour les sensations.
Cela paraît assez prouvé pour les nerfs olfactifs et gustatifs, et surtout pour le nerf optique, mais on n'est point encore ar
rivé à celte certitude pour le nerf acoustique. Quelques physiologistes, ainsi que nous l'avons vu, conçoivent une pareille localisation des forces d'où les mouvements des membres tirent leur principe. On pourrait aller plus loin, et admettre par analogie que tous les systèmes du corps sont en rapport avec les hémisphères, chacun en un lieu déterminé. S'il en était ainsi, et la chose semble probable, de la prédominance de tel ou tel de ces départements affectés à tel ou tel ordre de sensations ou de sentiments, on pourrait conclure à la prédominance de certaines impulsions dans les habitudes de l'esprit, et expliquer ces différences qui nous étonnent dans les caractères et les aptitudes des hommes et des animaux d'une même espèce.
Je m'explique. Le lobe olfactif reçoit évidemment dans sa coiffe les racines des nerfs olfactifs ; or, il est démontré que la finesse, sinon l'étendue de l'odorat, est en rapport avec le développement de ces lobes. On pourrait objecter, il est vrai, que si les chiens qui ont un grand lobe olfactif, ont en même temps un odorat fort étendu, il n'en est pas de même de certains rongeurs tels que les lapins qui l'ont fort borné; mais la finesse de cet odorat, dans cette analyse qui leur fait distinguer avec tant de précision les aliments salubres des substances végétales nuisibles, compense son défaut d'étendue. On peut, en effet, établir que l'étendue des sensations est relative en général à la perfection des appareils extérieurs , mais que la faculté de porter des jugements sur elles est en raison directe de l'énergie des centres encéphaliques.
C'est aussi dans un département distinct du cerveau que s'épanouissent les racines directes des nerfs optiques dans les singes et dans l'nomme ; eiles occupent, en effet, toute l'étendue du bord supérieur des hémisphères. L'analogie ne permet-elle pas de supposer que cette région privilégiée a avec
l'organe de la vision un rapport plus immédiat? C'est dans la même bande circonvolutionnaire que vient aussi se terminer l'éventail fibreux qui provient des corps genouillés internes, et par l'intermédiaire duquel les tubercules quadrijumeaux sont mis en rapport avec le cerveau. Il y a d'ailleurs entre cette racine médiate et la racine immédiate du nerf optique, une véritable opposition. La première est en rapport avec le développement de l'œil et du nerf optique; la seconde suit le développement de l'hémisphère cérébral.
Ces faits n'indiqueraient-ils pas qu'il y a deux visions, l'une qui émeut directement l'intelligence, l'autre qui n'agit sur elle que par l'intermédiaire de l'automate. Les animaux inférieurs n'ont que celle-ci, mais l'homme a surtout la première; on doit surtout à M. Longet la démonstration de l'influence que la lumière exerce sur les mouvements automatiques des animaux privés de leurs hémisphères , par l'intermédiaire de leurs tubercules quadrijumeaux. Ces impressions peuvent donc déterminer l'automate à certaines actions ; mais je n'approuve pas le nom de sensations brutes que leur a donné M. Longet. Il n'y a pas, en effet, de sensations sans intelligence; si donc l'intelligence est abolie après la destruction des hémisphères cérébraux, nous pensons avec M. Flourens que toutes les sensations le sont avec elle.
Les faits dont je viens de parler peuvent être mis au premier rang parmi ceux à l'aide desquels on peut expliquer les différences intellectuelles qui existent entre les animaux. L'analyse anatomique va ici de pair avec l'anal) se psychologique la plus subtile.
La masse des fibres blanches qui composent le centre ovale de Vieussens, n'est point en rapport avec le développement des nerfs extérieurs, mais avec celui des couches corticales. Elle s'accrott donc, non en raison des sensations périphéri
ques, mais de l'intelligence; ainsi pourrait-on peut-être expliquer par elle ces réactions de l'âme qui dominent le corps au point de créer de toutes pièces des sensations énergiques dans l'hallucination. On pourrait donc soupçonner que c'est du centre ovale que l'imagination tire sa puissance, et attribuer à son développement excessif l'activité de cette faculté et la fréquence des hallucinations dans l'homme.
4. Cette division des hémisphères en départements distincts, telle que nous la concevons ici, ne détruit en rien l'idée de l'unité absolue du cerveau, en tant qu'organe d'intelligence; son action multiple, eu égard aux sensations est, quant à l'âme, une et synergique,- l'organisation explique cette synergie ; elle dépend, sans doute, de cette prodigieuse multiplicité de fibres propres qui passent d'un pli à l'autre et relient en un même système toutes les parties, toutes les régions d'un même hémisphère. Par elles, toute la puissance d'un hémisphère peut évidemment se porter sur un point et se concentrer sur un même objet. Ne seraient-elles pas, en conséquence, le principe ou du moins la condition de cette faculté d'attention sans laquelle tout est changement, désordre et fermentation maladive dans l'esprit? Et dès lors, l'incohérence dans la folie ne résulterait-elle pas de certaines altérations idiopathiques ou sympathiques de ces commissures ?
Peut-être pourra-t-on expliquer aussi par elles ces associations qui s'établissent si facilement dans l'esprit entre les sensations et les idées les plus disparates, et sur lesquelles est en grande partie fondé le prodigieux mécanisme de la mémoire intellectuelle. L'analomio pathologique du cerveau est encore si grossière et si peu avancée, que ces idées pourront, aux yeux de certaines personnes, passer pour des hypothèses; mais on reconnaîtra, je l'espère, qu'elles sont quelque chose
de plus, et mériteraient plutôt d'être considérées comme des inductions légitimes.
Un fait très-remarquable, c'est que ces fibres commissurales si abondantes dans les hémisphères, le sont beaucoup moins dans le cervelet, bien qu'elles y existent certainement. Cela semblerait prouver qu'ici l'unité était moins nécessaire; mais au point de vue de l'intelligence, le cervelet n'a pas l'intérêt que le cerveau présente; cela résulte assez évidemment des belles expériences de M. Flourens.
5. De la localisation dont nous indiquons ici les bases nouvelles, il ne s'ensuit aucunement que nous acceptions l'hypothèse de Gall. Je ne reviendrai point sur ce sujet si bien traité par MM. Flourens, Lelut et Leuret. Il est évident, en effet, que la perception, la volonté, l'imagination, la mémoire, sont des qualités inséparables d'un même sujet qui est l'âme, et supprimer l'une d'elles, c'est anéantir d'un seul coup toutes les autres (l). Il est donc bien certain que le cerveau, multiple par rapport au corps, est un par rapport à l'âme (2).
Quant aux instincts, la question est complexe, et les phré-nologistes l'ont évidemment abordée sans méthode. Il est bien évident que les instincts n'ont pas leur point de départ dans l'intelligence; loin de là, elle les subit. Il est donc certain que le principe des instincts n'est point dans le cerveau, organe de l'intelligence, mais dans les organes du corps et dans les dispositions innées de l'automate. Ils éclatent, il est vrai, dans l'intelligence et par le cerveau, mais leur cause est ailleurs. Ainsi, la tendance à respirer n'est point perdue tant que le
(1) Liquet igitur in eâ parte animae positam esse memoriam, in quâcol-locata imaginatio sit. Aristot. De memoriâ et reminiscentiâ. I, édit. de Berlin, p. 450.
(2) Cf. Lelut, Formule des rapports du cerveau à la pensée, dans Annales médico psychologiques, janvier et mars 1843.
bulbe est intact, celle de nager n'est point perdue dans une carpe ou dans une grenouille auxquelles on a soustrait leurs hémisphères cérébraux ; de même celle de voler, quand on l'excite, de caqueter, de cacher sa tête sous son aile pendant le sommeil, persiste alors dans une poule. En un mot, tout ce qu'un automate peut accomplir, peut se faire encore sans le cerveau. Je persiste donc à penser que pour expliquer les instincts, il faut tenir compte de l'organisation et du système nerveux tout entier.
6. Les modifications d'où la mémoire résulte ne sont pas propres au cerveau, et le système nerveux tout entier y joue son rôle. Elle n'implique d'ailleurs la nécessité d'aucune localisation; là, sans doute, a été laxgrande erreur de Gall, mais on conçoit qu'elle puisse être plus particulièrement sollicitée dans le sens des impressions qui dominent dans l'économie cérébrale. Ainsi s'explique probablement le phénomène, au premier abord inexplicable, des mémoires partielles. Tel a la mémoire des formes, tel autre celle des sons; l'un retient les mots, un autre les idées ; à cet égard, les différences sont innombrables. Cette sorte d'élection que fait la mémoire tient d'ailleurs à des causes très-complexes, mais elle ne prouve pas plus contre l'unité de la mémoire que l'anesthésie ou l'hypéresthésie partielles contre l'unité de l'esprit.
7. J'en ai assez dit pour faire comprendre comment il peut exister, en effet, un certain rapport entre l'organisation visible du cerveau et ses fonctions, en tant qu'on le considère comme le premier instrument de l'âme. Cette explication, toutefois, demeure malheureusement incomplète, parce qu'une multitude de phénomènes résultent dans le cerveau, non d'une organisation stable et définie, mais de certaines modifications actuellement insaisissables des fibres et des molécules animées qui en composent la masse. Or, ces modifications sont
invisibles chez un être vivant, et la mort ne révèle point à cet égard le secret de la vie; peut-être faut-il se faire de ces molécules une idée semblable à celle que Leibnitz avait de ses monades, et concevoir en elles un pouvoir indéfini de changer et de se modifier; mais qui osera jamais aborder ce problème? N'échappe-t-il pas à toutes les méthodes expérimentales? Toutefois, le peu que nous avons pu découvrir suffit pour faire admettre que les animaux diffèrent les uns des autres, non-seulement par leurs facultés, mais encore par l'organisation de leur cerveau. Cette vérité est soupçonnée dès l'origine de la philosophie : Neque unquam animal taie à nature factum est, ut formam alterius animalis, animarn vero alterius habeat (1).
Ces différences, d'ailleurs, sont de deux ordres : les unes sont des différences de proportions d'où résultent des variétés innées, non d'essence, mais d'harmonie. Les autres sont essentielles. 11 s'en faut bien qu'elles soient toutes connues, mais on en a, dans ces derniers temps, fait connaître quelques unes dont l'importance est incontestable.
Au point de vue des choses que l'anatomie actuelle découvre, l'homme appartient au même type que les singes; mais il n'en faudrait pas conclure une similitude réelle ; loin de là, si les éléments matériels sont à certains égards semblables, les ar-chées diffèrent essentiellement. On peut en donner une preuve certaine; si l'homme et les singes ne différaient que relativement, la réduction congéniale du cerveau humain chez les nains microcéphales à des dimensions et à une complication analogue à celle du cerveau du chimpanzé ou de l'orang, devrait amener entre les deux types une sorte d'équivalence. Or, il n'en est rien. Les microcéphales les plus réduits, quand toute-
(1) Porta. De human, physiogn., lib. I, cap. t. Cf. L'Institut et Bulletins de la société philomathique, 17 novembre 1855.
t'ois il n'y a aucune déviation monstrueuse du type cérébral, en sont la preuve. L'intelligence est faible, il est vrai, elle est petite et amoindrie comme le corps, mais elle conserve son caractère spécifique qui est la faculté du langage. Ces hommes à petit cerveau, dont les circonvolutions dépassent à peine en complication celles d'un fœtus de six ou sept mois, parlent; mais aucun singe n'a jamais parlé. Un saïmiri a, relativement au volume de son corps, beaucoup plus de cerveau que n'en avait la jeune négresse microcéphale que M. Baillarger m'a permis d'observer; cependant cette négresse parlait avec intelligence. Or, quel saïmiri a jamais appris, je ne dis pas à parler raisonnablement, mais à imiter machinalement une parole de l'homme? Il ne s'agit donc ici ni de complication de plis, ni de masse; il ne s'agit point d'une différence de proportions, mais d'une différence essentielle et primordiale.
Nous avons vu plus haut comment l'étude du développement de l'encéphale humain confirme ces résultats ; ainsi, la distinction absolue de l'homme s'établit à la fois par les procédés du philosophe et par ceux du naturaliste. L'homme intelligent n'est pas un genre dans la série des êtres animés, c'est bien un règne comme le veulent MM. Serres et Isidore Geoffroy Saint-Hillaire; mais ce règne n'est pas celui de l'animalité, et je l'appellerais volontiers le règne du Verbe. Je borne ici ces réflexions auxquelles, si l'occasion m'en est donnée, j'espère donner un jour de plus amples développements. J'y emploierai du moins tout ce que Dieu m'a donné de force, pensant que l'anatomie la plus élevée est celle qui vient en aide à l'étude philosophique de l'intelligence.
L'intelligence! car voici le terme où, péniblement, entassant Pélion sur Ossa, nous nous élevons par degrés. Depuis le jour où, pour la première fois, l'homme a levé la tête pour
voir de plus loin, son horizon a peu grandi; mais ne nous lassons point, cherchons toujours, et méditons. Peut-être sera-t-il donné aux générations futures de contempler la vérité du haut d'un monument scientifique, ouvrage de plusieurs siècles. Que chacun apporte sa pierre ou son grain de sable ! Ce livre est un de ces grains, et si petit qu'il soit en effet, mes vœux seront comblés si l'action du temps ne le détache pas complètement des flancs de l'édifice.
fin du second et dernier volume.
TABLE DES MATIÈRES
du
TOME SECOND.
Pages
Préface de M. Gratiolet....................... vu
Introduction............................... i
PREMIÈRE PARTIE.
AN ATOM IE DES CENTRES NERVEUX CÉRÉBRO-RACHIDIENS DE L'HOMME ET DES PRIMATES.
CHAPITRE PREMIER. —»e l'axe nerveux céphalo-rachidien. 19
§ 1. De la moelle épinière en général.............. ib.
§ 2. Etude de la moelle épinière d'après des coupes transversales. 24
§ 3. Structure intime de la moelle épinière........... 28
§ 4. De la moelle épinière dans ses différentes régions...... 36
CHAPITRE II.—»u bulbe et du noyau de l'encéphale. ... 41
§ 1. Prolégomènes et esquisse première............. ib.
§ 2. Description du noyau cérébral............... 44
§ 3. Face supérieure du noyau................. 60
§ 4. Des ventricules du cerveau, de la voûte, de la commissure antérieure et du corps calleux............. 72
§ 5. Comparaison du noyau de l'encéphale et de la moelle épinière............................ 82
CHAPITRE III. — Description des ganglions surajoutés à
l'axe................................. 88
§ 1. Du cervelet......................... ib.
§ 2. Des tubercules quadrijumeaux............... 99
§ 3. Des hémisphères cérébraux en général........... 100
§ 4. Des relations qui existent entre la surface des hémisphères
et le crâne......................... 124
§ 5. Des lobes olfactifs...................... ÏSS
II
44
Pages
CHAPITRE IV. — Structure du bulbe et du noyau de l'encéphale................................. 129
§ 1. Structure du bulbe..................... ib.
g 2. Structure du noyau de l'encéphale dans la région de la
protubérance et du pédoncule................ 141
CHAPITRE V. — Structure des ganglions surajoutés..... 153
§ 1. Structure du cervelet.................... ib.
g 2. Structure des tubercules quadrijumeaux.......... 159
§ 3. Structure des hémisphères cérébraux............ 160
§ 4. Structure des lobes olfactifs................. 191
CHAPURE VI. — Origines des nerfs................ 196
§ 1. Considérations générales sur le mode d'origine des paires
rachidiennes........................ ib.
g 2. Origines des nerfs crâniens................. 198
§ 3. Réflexions sur les faits exposés............... 217
CHAPITRE VII. — Développement des centres nerveux . . . 224
§ 1. Prolégomènes........................ ib.
g 2. Modifications premières................... 226
§ 3. Perfectionnement successif des formes........... 229
§ 4. Exposé des opinions de Tiedeman............. 244
§ 5. Du développement de chacune des parties qui composent
l'encéphale......................... 247
§ 6. Comparaisons synthétiques................. 254
§ 7. Comparaison du fœtus humain avec les mammifères en voie
de développement...................... 256
§ 8. S'il y a entre la taille de l'animal et la complication de ses
plis cérébraux un rapport réel............... 258
CHAPITRE VIII.—Mes enveloppes des centres nerveux céphalo-rachidiens.......................... 266
§ 1. De la pie-mère....................... ib.
§ 2. De la dure-mère...................... 269
§ 3. De l'arachnoïde....................... 276
§ 4. Structure des enveloppes membraneuses du système nerveux céphalo-rachidien................... 278
CHAPITRE IX.—Du crâne, de sa composition, de sa forme dans l'espèce humaine, et de ses rapports avec le cerveau. 285
§ 1. Importance de l'étude du crâne.............. ib.
% 2. Composition du crâne................... 288
g 3. De la forme du crâne................... 297
g 4. Dimensions et capacité du crâne.............. 307
^ 5. Des déformations du crâne................. 315
Pages
DEUXIÈME PARTIE. HISTOIRE EXPÉRIMENTALE DU SYSTÈME NERVEUX CENTRAL
CHAPITRE PREMIER. — Des nerfs................. 329
§ 1. Y a-t-il plusieurs espèces de nerfs............. ib.
§ 2. Distinction des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs..... 330
CHAPITRE II. — De la moelle.................... 332
§ 1. De la moelle en tant que centre nerveux.......... ib.
§ 2. De la moelle comme conducteur.............. 338
CHAPITRE 111. — De l'encéphale.................. 353
§ 1. Fonctions du bulbe et du noyau de l'encéphale....... ib.
§ 2. Fonctions des ganglions surajoutés............. 365
TROISIÈME PARTIE. DE L'INTELLIGENCE.
CHAPITRE PREMIER. - »e l'âme............. ... 381
§ 1. Opinions des philosophes sur l'âme............ ib.
CHAPITRE II.— Des sensations et des sentiments localisés. 401
§ 1. Définition des mots sensation et sentiment......... ib.
§ 2. Des sensations........................ 403
§ 3. Des sentiments généraux et des passions.......... 455
CHAPITRE III. — De la mémoire.................. 457
§ 1. De la mémoire en général.................. ib.
§ 2. Théorie de la mémoire.................., 4G!)
CHAPITRE IV. — De l'imagination dans l'état de veille ... 473
§ 1. Définition de l'imagination................. ib.
§ 2. De l'état de veille..................... 477
CHAPITRE V. — Du sommeil.................... 484
§ 1. Définition du sommeil.................... ib.
§ 2. Des somnambules...................... 488
§ 3. Du cauchemar........................ 495
§ 4. Des songes......................... 496
§ 5. Des songes prophétiques et des vision?........... 508
S G. Prévisions naturelles dans les songes............ 517
§ 7. Des différentes catégories de .-onges suivant leur fréquence. 520
Pages
CHAPITRE VI. — De l'imagination dans l'état pathologique. 523
§ 1. État de veille. — Hallucinations............... ib.
§ 2. État d'extase. — Visions.................. 549
CHAPITRE VII. —Théorie de l'Imagination........... 558
§ 1. Réflexions sur les faits exposés............... ib.
CHAPITRE VIII. — Des effets de l'imagination......... 584
§ 1. Influence de l'imagination sur le mouvement du corps de
l'être qui imagine..................... ib.
§ 2. Influence de l'imagination sur les mouvements d'un corps
étranger à l'être qui imagine............... 600
CHAPITRE' IX. — influence des mouvements extérieurs et
des attitudes du corps sur l'Imagination........... 627
§ 1. Indications générales.................... ib.
CHAPITRE X. — Des Instincts et de l'intelligence....... 632
§ 1. Des instincts........................ ib.
§ 2. De l'intelligence....................... 639
§ 3. Du langage des bêtes......,............. 656
§ 4. Du langage de l'homme................... 6'64
CHAPITRE XI. — Si l'on peut concevoir entre les phénomènes intellectuels et l'organisation intime du cerveau un
rapport naturel et intelligible................. 678
§ 1. Inductions et hypothèses.................. ib.
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES DU TOME SECOND ET DERNIER.
Fans, — Imprimerie de P.-A. Bocrdibr et C% rue Mazarïne, 34)