Du combat de Don Quichotte contre Sancho, et quelle en fut la fin. A peine le jour commençait à paraître, que Don Quichotte s’éveilla. […] Don Quichotte n’en sentit pas même le coup. […] Cid Ruy Gomez dit qu’ils y restèrent plus d’un quart d’heure ; que Don Quichotte enrageait de toute son âme, et que Sancho s’en prenait déjà à sa femme et à la comtesse. Il ajoute, qu’après mille pensées tumultueuses, Don Quichotte fut le premier qui se rebuta.
Comment Don Quichotte sauva la vie à la duchesse de Médoc. […] Heureusement pour elle Don Quichotte et Sancho étaient à l’entrée de la forêt de ce côté-là. […] Don Quichotte qui conservait son sang-froid, le couvrit contre deux bandits qui voulaient le tuer. […] cria-t-il à Don Quichotte, comment boirons-nous ? […] Ils levèrent en même temps l’armet, Don Quichotte pour aller à la duchesse, et Sancho pour boire.
Comment Don Quichotte et Sancho sortirent du château pour s’en retourner chez eux ; de ce qui leur arriva sur la route. Mort de Don Quichotte ; et ce qui s’ensuivit. […] Pour Don Quichotte, quelques égards que tout le monde eût pour lui dans le château, il ne pouvait sortir de la profonde mélancolie que lui causait la perte de sa princesse. […] L’écuyer pressé par sa soif se préparait à la satisfaire sans façon ; mais Don Quichotte se mit en tête que cette source d’eau était la fontaine de Merlin. […] D’abord on mit Don Quichotte au lit, et le barbier accourut à son secours.
Défi fait à Don Quichotte, et ce qui s’ensuivit. […] Il en resta tout à fait confus, et ne savait que dire lorsque Parafaragaramus qui venait de relancer Don Quichotte, parut. […] Don Quichotte en voulut voir l’épreuve, et Sancho la tira encore en sa présence sans difficulté. […] Je suis le magicien Freston, qui ai enlevé le cabinet et les livres de Don Quichotte il y a deux ans, huit mois, une semaine, deux jours et quatre heures. […] Quand Don Quichotte n’aurait pas été fou, cela seul aurait pu lui démonter la cervelle.
Suites agréables de la victoire remportée par le chevalier Sancho, et du projet que forma Don Quichotte pour le faire repentir de son indiscrétion. […] Don Quichotte voulut voir à quel endroit le faux enchanteur était disparu, mais un homme vêtu en satyre se présenta à lui, et lui défendit de la part de Parafaragaramus d’avancer davantage. […] Comme ils sortaient de la forêt, le même satyre qui avait arrêté Don Quichotte, vint se présenter dans le chemin où il fit deux ou trois gambades et autant de fois la roue. […] Nous verrons ce qui en sera dans son temps ; il faut reconduire toute la bande au château, où tout le monde arriva fort content de la matinée, excepté Don Quichotte qui ne disait pas ce qu’il en pensait. […] Tout bien de toi, ami Sancho, lui répondit Don Quichotte, tu as le cœur aussi bon que la main ; mais ta langue va trop vite et bat trop de pays.
Du grand projet que forma le duc de Médoc, et dans lequel Don Quichotte entra avec plus de joie que Sancho. […] Lecteur mon ami, on t’a donné une trop belle idée de la civilité de Don Quichotte pour n’y avoir pas suppléé de toi-même. Lorsqu’ils furent tous assemblés, c’est-à-dire les deux ducs, la duchesse Dorothée, la comtesse Eugénie, et Don Quichotte, Eugénie raconta au duc tout ce qu’elle avait dit au lieutenant et que le greffier avait écrit ; après cela Don Quichotte et le duc d’Albuquerque l’instruisirent de ce qu’ils avaient vu. […] Ne te souvient-il pas, lui dit Don Quichotte, que j’ai défait moi seul les démons à la gueule de leur enfer ? […] Don Quichotte voyant bien qu’il perdrait son temps de vouloir faire changer d’opinion à Sancho, ne dit plus mot.
Des offres obligeantes que fit le duc d’Albuquerque aux dames françaises ; de la reconnaissance de Valerio et de Sainville, et de la conversation particulière que Don Quichotte eut avec Sancho. […] — Vous avez raison, Madame, lui répondit Don Quichotte, je ne dois point avoir d’autre volonté que la vôtre. […] Sitôt que nos aventuriers furent retirés : Ami Sancho, dit Don Quichotte, tu me parais triste, mon enfant, dis-moi ce que tu as ; n’es-tu pas content de la journée ? […] — Ma foi, Monsieur, répondit-il, j’étais à boire et à dormir. — Comment, interrompit Don Quichotte, je croyais que tu soutenais l’honneur de la comtesse. — C’était mon dessein, reprit Sancho, mais il est venu un diable d’enchanteur qui m’en a détourné. […] Don Quichotte en fit autant, après avoir fait quelques réflexions sur son malheur, qui ne lui permettait pas de désenchanter Dulcinée, lui qui délivrait d’autres dames qui ne le touchaient pas de si près.
Il s’approcha de Don Quichotte avec un visage assez triste. […] Don Quichotte paraissait tout pensif ; mais Parafaragaramus le retira de ses rêveries en lui montrant son livre, et en le forçant à lire le décret du destin. […] Don Quichotte se contenta de lui dire que tout lui appartenait, et la lui offrit. […] Don Quichotte le raconta sans en oublier la moindre circonstance, et Sancho le certifia par des preuves incontestables d’une manière à faire étouffer de rire. […] Après cela Dulcinée embrassa toutes les dames et se couvrit le visage en passant devant Don Quichotte comme pour lui cacher ses pleurs.
Nos chevaliers fermaient toujours la porte de la chambre sur eux, en ôtaient la clef, et après cela se couchaient et dormaient, si les visions de Don Quichotte le leur permettaient. […] Don Quichotte qui vit sa perplexité, tâcha de le consoler ; mais sa douleur était trop vive pour être soulagée. […] Elle se retira quand elle vit qu’il était résolu, et le devança ; de sorte que Don Quichotte et lui la trouvèrent qui allait à pied en se promenant. […] leur dit Don Quichotte, vous ne voyez pas les armes et le cheval du chevalier Sancho pendus à un arbre, et un enchanteur au pied qui les garde ? […] Don Quichotte se ressouvint qu’il lui était permis de l’aider de ses conseils, c’est pourquoi il lui cria : Courage, ami Sancho, avance toujours, évite le premier coup, et la victoire est à toi. — Hé !
Don Quichotte accepta avec plaisir des offres si obligeantes, mais à condition seulement de payer sa dépense ou sa pension. […] Don Quichotte écrivit au curé pour tous après avoir écrit pour Sancho. […] Don Quichotte, dit-il à notre chevalier, je viens te rendre la dernière visite que tu recevras de moi de ta vie. […] Après cela il emmena Don Quichotte promener dans le jardin, tant pour pouvoir l’entretenir en particulier et voir dans quelle situation était son esprit, que parce qu’il ne voulait pas être présent au spectacle qui se préparait, et qu’il n’était pas à propos non plus que Don Quichotte en vît ni entendît rien. […] Il rencontra Don Quichotte, et le curé, qui lui demandèrent où il allait. — Pardi, leur dit-il, je m’en vais chercher les aventures.
Don Quichotte et Sancho s’arment pour aller combattre les brigands. […] En disant cela il s’assit sur l’herbe, et obligea Don Quichotte d’en faire autant. […] mon enfant, lui dit Don Quichotte, ne sais-tu pas bien qu’on ne combat jamais mieux les méchants qu’avec leurs propres armes ? […] Don Quichotte et son écuyer voulurent entrer l’épée à la main dans cette caverne, mais ils furent aussitôt salués d’une décharge de coups de mousquets et de pistolets. […] Don Quichotte et Sancho après l’avoir parcourue toute malgré l’obscurité qu’il y faisait, étaient prêts de revenir sur leurs pas lorsqu’ils entendirent une voix qui les appelait.
Nouvel exploit de Don Quichotte. […] Don Quichotte était celui qui leur donnait le plus de peine, et ce fut contre lui qu’ils firent leurs plus grands efforts. […] Don Quichotte qui était à pied, profitant de l’occasion, sauta sur ce cheval, et courut après Don Pedre à bride abattue. […] Le valet de Deshayes qui croyait son maître mort, avait résolu de le venger et de rendre à Don Quichotte le secours qu’il leur avait si généreusement prêté. […] Don Quichotte qui la crut morte résolut de la venger : Ah maudits Sarrasins !
Du repas magnifique où se trouva Don Quichotte, et du beau et long discours qu’il y tint. […] Merlin, qui parut être le maître des cérémonies, fit mettre Don Quichotte et Dulcinée à côté l’un de l’autre dans des fauteuils si bien dorés, qu’ils paraissaient être d’or effectivement ; Durandar et Balerme furent mis vis-à-vis d’eux dans des sièges moins magnifiques, et Sancho et Montésinos furent mis, celui-ci entre Durandar et Don Quichotte, et Sancho entre Dulcinée et Balerme, et cela, parce que Dulcinée avait absolument voulu se placer entre nos deux aventuriers, et donner la droite à son chevalier. […] Il ne se souvenait plus des mauvais traitements qu’il venait de recevoir ; il mangeait et buvait mieux que jamais. et le trésor qu’il possédait lui mettant le cœur en joie, il en dit des meilleures ; mais Don Quichotte ne lui permit pas de s’étendre. […] Don Quichotte qui savait l’histoire, le leur dit assez succinctement et assez juste, quoiqu’il y mêlât beaucoup de ses visions romanesques. […] O l’heureux temps, continua Don Quichotte, où les veuves et les enfants n’étaient point pillés, et où chacun leur prêtait du secours !
Le capitaine Bracamon, ce Bohème qui avait le premier fait le personnage de Parafaragaramus, et qui déguisé en ermite, avait dérobé le cheval de Don Quichotte, et le lui avait renvoyé chez Basile, se trouva chez Valerio. […] Don Quichotte y perdit son latin, et toute la compagnie sa rhétorique, en le voulant consoler, et comme on lui voulut persuader qu’il l’avait laissé tomber dans la rivière, il se serait jeté dedans si on ne l’en eût empêché. […] Altisidore, qui parut revenir dans ce moment, regarda Don Quichotte avec fureur, et Sancho d’un air tout attendri ; elle lui tendit la main, et il la prit sans façon de la sienne et la baisa. […] Don Quichotte alla lui quérir du linge et son habit qui avait été rapporté dans sa chambre par art de nécromancie, et le ramena avec lui plus honteux qu’il n’avait été de sa vie. […] Don Quichotte répondit pour tous deux, que des gens de leur profession devaient toujours être en état de mettre à fin les aventures, et que peut-être l’enchanteur Freston était là autour, qui ne cherchait qu’à leur faire pièce.
Cid Ruy Gomez, l’ami à qui Zulema, ou Henriquez de la Torre, avait confié ce qu’il avait pu ramasser de l’histoire admirable de Don Quichotte, et qu’il avait prié de la continuer, était un de ces hommes particuliers, qui ne sont bons que pour eux- mêmes, ou tout au plus pour quelques-uns de leurs amis, et qui ne comptent pour rien le reste du monde, surtout le public, qu’ils regardent, sinon avec mépris, du moins avec beaucoup d’indifférence. De sorte qu’Henriquez étant mort dans son voyage des Indes, Ruy Gomez, qui n’avait suivi Don Quichotte que pour rendre compte à son ami, ne se trouva pas d’humeur à faire part à qui que ce fût des découvertes qu’il avait faites. […] Le Français nomma Don Quichotte, et demanda avec une simplicité de badaud, s’il avait véritablement vécu, et si les aventures qu’on en lisait lui étaient effectivement arrivées. […] Quoique l’Espagnol crût avoir pris le Français pour dupe, celui- ci ne se crut point trompé ; et en effet, s’il l’a été, ce n’est pas de beaucoup ; du moins, supposé qu’il ait fait une folie, le public lui en aura obligation, étant très certain que sans lui les mémorables aventures de l’incomparable Don Quichotte, et celles du chevalier Sancho Pança, ci-devant son écuyer, seraient restées dans l’oubli, quoiqu’elles soient dignes de la curiosité des gens qui n’ont rien de meilleur à faire que d’employer leur temps à une lecture fort inutile, sans en excepter la morale du savant Don Quichotte, dont personne ne profite, ou du moins très peu de gens. Comme l’idiome espagnol est devenu à la mode en France, et que tout le monde en veut savoir un peu, un de mes amis, qui l’apprend, m’a fait voir quelques endroits qu’il a traduits de la suite de Don Quichotte ; ce que j’en ai lu m’est resté dans la tête, et ne m’a pas déplu ; et, sans doute aussi fou que le Français qui l’a achetée, j’ai fait en sorte de l’avoir de ses mains, et comme je le lui ai promis, je l’ai traduite.
Ecoute-moi, brave Don Quichotte, vrai miroir de la Chevalerie errante, honneur de la Manche, modèle de tous les chevaliers passés, présents et futurs. […] Tu vois, ami Sancho, dit Don Quichotte, que les bonnes actions ne sont pas sans récompense. — Eh pardi, reprit Sancho, Parafaragaramus est bon homme, il aime à rire et à boire, et je l’aime à cause de cela. […] Don Quichotte ne sut que répondre, ou ne le voulut pas. […] Le lecteur est déjà dans l’impatience de savoir quelle était cette voix, il faut l’en retirer, et lui dire que le duc de Médoc avait questionné l’officier sur tout ce qui était arrivé à Don Quichotte et à Sancho ; celui-ci lui avait dit tout ce qu’il en savait, et là-dessus le duc avait imaginé, et en même temps résolu d’exécuter deux choses ; l’une, au sujet du désenchantement de Dulcinée, que nous verrons dans la suite ; et l’autre, au sujet du combat du lendemain. Il connaissait assez la bravoure et l’intrépidité de notre héros, pour savoir jusques où son courage le porterait dans la forêt ; il prévoyait bien aussi que Sancho ne le quitterait pas d’un pas ; il aurait bien voulu ne les point exposer contre des bandits ; mais dans le fond, outre que Don Quichotte n’aurait pas trouvé bon que l’affaire se fût passée sans lui, le duc voyait bien qu’il lui serait d’un grand secours, et qu’après tout c’était la mort la plus glorieuse qui pût arriver à deux fous, que de perdre la vie en servant le public ; d’un autre côté il voyait bien que l’occasion serait chaude et de fatigue, et que les chevaux de nos aventuriers n’étaient point assez forts pour la supporter, ni leurs armes assez bonnes pour résister au mousquet et au pistolet ; ainsi il avait jugé à propos de les armer par cette voie étant bien persuadé que l’estime qu’ils feraient de leurs armes et de leurs chevaux, qu’ils croiraient tenir de la main d’un enchanteur, leur ami, les animerait davantage, et relèverait le courage, surtout de Sancho, qui lui paraissait abattu par la conversation qu’il avait eue avec Don Quichotte, et que lui et Parafaragaramus avaient écoutée.
Nous retrouverons Don Quichotte dans peu de temps ; laissons-le courir la forêt sans fruit, il n’y fera rien qui mérite notre attention. […] Don Quichotte les avait laissés aux mains ensemble, et n’étant plus que seul à seul, ils avaient fait voir toute la valeur, ou plutôt toute la fureur dont sont capables des gens possédés par la jalousie, l’amour, le désespoir et la haine. […] De lui, on tomba sur Don Quichotte qu’on dit n’avoir point été vu de la journée. […] Comme, excepté ses visions sur la Chevalerie errante, il n’y avait guère d’homme au monde de meilleur sens, ni plus discret que lui, Eugénie lui fit confidence de tout ce qui regardait Don Pedre et elle, et le pria de n’en pas plus parler à son époux qu’il avait parlé d’Octavio, parce que cela augmenterait sa maladie par le chagrin qu’il en aurait ; Don Quichotte le promit, et l’heure de souper étant venue, Eugénie fit mettre la table auprès du lit de son époux, et alla quérir les belles Françaises ses hôtesses ; mais Silvie qui fondait en larmes la pria de l’excuser, lui disant que ses malheurs ne lui laissaient que la mort à souhaiter ; la marquise pria Eugénie de souffrir qu’elle tînt compagnie à Sainville, et la tante de Silvie lui fit trouver bon qu’elle tînt compagnie à sa nièce ; de sorte qu’il ne vint avec la comtesse, que la même demoiselle française qui avait demandé au duc d’Albuquerque sa protection. […] Don Quichotte, dont l’excès de fureur était tout à fait passé, y fit la figure d’un honnête homme ; et la Française s’y fit regarder non seulement comme une belle personne, mais comme une fille de qualité fort spirituelle et bien élevée.
Belle morale du seigneur Don Quichotte. […] Il serait à souhaiter pour nous, Seigneur chevalier, lui dit en riant la duchesse de Médoc, que nos maris fussent chevaliers errants, ou qu’ils eussent vos sentiments, nous en serions mille fois plus heureuses. — Ils en seraient plus heureux aussi devant Dieu et devant les hommes, reprit Don Quichotte ; devant Dieu, puisqu’ils lui tiendraient la promesse qu’ils lui ont faite à la face de ses autels de garder la fidélité à leurs épouses, comme ils veulent que leurs épouses la leur gardent ; et devant les hommes, parce qu’on ne verrait point parmi eux ces harpies invétérées qui passent de père en fils, et qui semblent être éternelles, contre les exprès commandements de Dieu. […] Après cette digression je retourne à Don Quichotte qui releva encore ce que le curé venait de dire. […] Tout le monde se mit à rire de la réponse de Sancho ; mais Don Quichotte outré de son effronterie, lui dit qu’il ne devait pas parler des femmes comme il en parlait, surtout devant les dames qui l’écoutaient. — Pardi, Monsieur, répondit Sancho avec une pointe de colère, elles m’ont forcé de parler, et puis au fond je ne me plains pas de ces dames, et ne prétends point les offenser ; mais j’entends dire par tant de gens que leurs femmes ont des têtes de fer, et d’ailleurs la mienne en a une si forte, que je m’imagine qu’elles se ressemblent toutes, et que c’est queussi queusmi ; et de plus avec tout cela je ne me plains que de ma femme, parce que je n’en ai qu’une, et je crois que tous les autres aussi bien que moi ne se plaignent que de la leur, parce qu’ils n’en ont pas deux. […] Sancho, qui vit que sa malice n’avait nullement plu à notre héros, se retira auprès de la duchesse de Médoc, qui pour adoucir Don Quichotte, fit à son écuyer une sévère réprimande de son peu de respect d’avoir mal à propos interrompu un discours que toute la compagnie écoutait avec plaisir.
L’inquiétude de la duchesse ne l’empêcha pas de rire d’un si beau saut, mais elle se retint en voyant la rage et la fureur qui montèrent tout d’un coup au visage de Don Quichotte, qui courut à son écuyer, et le trouva, comme j’ai dit, presque mort, grillé, roussi et rôti, et la mâchoire toute en sang. […] Il fut question de ramasser de l’urine ; mais Don Quichotte et Sancho ne se ressouvinrent pas du gobelet ; en sorte que la duchesse leur tournant le dos, et s’éloignant d’eux, leur dit qu’ils fissent comme ils l’entendraient, et elle abandonna le pauvre chevalier Sancho à leur discrétion, ou plutôt à leur malicieuse charité. […] Don Quichotte remonta à cheval. […] Don Quichotte fut toujours à la portière du carrosse, et eut lieu d’être content des louanges que le duc et son épouse donnèrent à l’envi l’un de l’autre à sa valeur.
Le lutin prit donc la parole, et l’adressant à Sancho lui-même : Je ne veux, lui dit-il, pour témoin de ce que je vas dire que toi-même et l’illustre Don Quichotte. […] Parle, perfide, est-ce ainsi que tu devais reconnaître les générosités du grand Don Quichotte, qui t’avait fait présent de deux ânons à la place de Rossinante que tu t’étais sottement laissé prendre ? […] Dulcinée qui était à côté de Don Quichotte, supplia Pluton et les autres de la dispenser d’être l’exécutrice de leur arrêt, et à sa prière l’exécution en fut commise aux douze filles de Balerme, qui voulurent aussi s’en défendre, mais on les y obligea sous peine de rester enchantées.
Don Quichotte qui n’avait garde de demeurer en si beau chemin, reprit la parole après le duc, et après avoir répété une partie de ce qu’il avait dit, il ajouta que l’emploi de délivrer son pays de malfaiteurs et de brigands, était non seulement honorable, mais encore digne d’un roi ; que c’était par là qu’Hercule, Thésée et plusieurs autres héros s’étaient rendus fameux ; que c’était le premier devoir de la Chevalerie errante, puisque c’était délivrer les faibles des torts et des violences que les méchants leur faisaient, et que quand il serait roi, il ne tiendrait point cette recherche au-dessous de lui. […] Comme Sancho en confiant son butin à son bon maître de peur qu’on ne lui prît pendant son sommeil, l’avait prié de le compter ; Don Quichotte l’avait déjà fait, et lorsque Sancho commença d’ouvrir les yeux il le lui rendit, et lui dit qu’il y avait dedans plus de huit cents pistoles.
Don Quichotte avec plaisir, parce que la vie qu’il avait menée chez Valerio lui semblait trop molle et trop délicate pour un homme aussi nécessaire au public qu’il croyait être, et qu’il espérait que la campagne lui étant ouverte, il trouverait des aventures à tout moment. […] Avant que de sortir tout à fait du château de Valerio, et finir les aventures de Don Quichotte et de Sancho, qui se terminèrent chez le duc de Médoc, il paraît à Ruy Gomez, qu’après avoir rendu compte des actions et des paroles de deux fous, il doit dire aussi ce que d’honnêtes gens qui avaient de l’esprit, avaient fait lorsque la santé des uns et la douleur des autres leur avait permis de se rejoindre ensemble, et de former une espèce de société.
Le curé et son neveu, le bachelier Samson Carasco, le barbier, la nièce et la gouvernante de Don Quichotte, s’en retournèrent au Toboso.
Le lendemain matin Eugénie envoya prier le duc et la duchesse d’Albuquerque et Don Quichotte de passer dans le jardin du château où elle les attendait.
La marquise ayant par là l’esprit en repos, les ducs et les deux épouses n’ayant eu aucun sujet de chagrin que par rapport à leurs amis, le comte Valerio et son épouse étant contents, Sainville et sa veuve étant dans la meilleure intelligence du monde, aussi bien que le comte du Chirou avec la belle Provençale, Valerio et Sainville reprenant peu à peu leurs forces, Don Quichotte se portant bien, et Sancho en parfaite santé, à quelques brûlures près ; en un mot tout le monde ayant l’esprit porté à la joie et au plaisir on se disposa en attendant le départ, qui n’était retardé que par Valerio, Sainville et du Chirou, à prendre de nos aventuriers tout le divertissement qu’on pouvait en prendre sans s’en railler ouvertement, surtout de notre héros, dont le comte du Chirou admirait la valeur, et à qui il devait la vie, aussi bien que la duchesse et Eugénie, qui outre cela lui devait encore celle de son époux, et peut-être son honneur.
Que de gens vont prendre ceci pour le royaume imaginaire de Don Quichotte ?