Histoire de▶ Monsieur Dupuis, et ◀de▶ Madame de Londé.
Puisque suivant ◀la▶ règle générale des romans, je dois en véritable héros vous raconter mon histoire après avoir appris toutes les vôtres, je vais ◀le▶ faire, au hasard ◀d’▶être blâmé dans ma conduite. Je sais bien qu’elle n’est pas à louer, je me rends justice à moi-même : je sais bien qu’il y a des coups ◀de▶ fourbe et ◀de▶ scélérat ; mais je sais bien qu’il y a du risible. Vous êtes des héros ◀de▶ constance et ◀de▶ bonne foi, vous autres, poursuivit-il, et moi, j’en suis un ◀de▶ libertinage. Il n’y a eu que Madame de Londé, qui après m’avoir bien fait enrager, a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ me fixer ; avant elle, c’était tout ◀le▶ contraire. Je me suis toujours fait un plaisir conforme à mon génie. J’ai toujours aimé ◀le▶ divertissement et ◀la▶ joie ; et ç’a été assez pour moi que je n’aie pas trouvé ce que je cherchais, pour me rebuter ; ou bien que j’aie eu ce que je demandais pour me dégoûter, et pour me faire devenir inconstant. Si Madame de Londé était présente, je ne parlerais pas aussi sincèrement que je vais faire : mais étant sortie, et vous croyant trop honnêtes gens pour lui rien dire ◀de▶ huit jours qui pût lui donner quelque répugnance, je dirai ◀les▶ choses comme je ◀les▶ pense. Après que nous serons mariés elle et moi, je serai le premier à ◀la▶ faire rire ◀de▶ mes aventures, afin qu’elle voie ◀le▶ miracle qu’elle aura opéré dans ma conversion ; jusqu’à ce temps-là, il est à propos qu’elle ◀les▶ ignore. Je suis encore fort aise que ma cousine n’y soit pas : non seulement parce qu’elle est fille, et par conséquent babillarde ; mais aussi parce que j’ai quelque chose à dire qui ne doit être entendu que par des femmes. Cela posé, et ◀le▶ secret que je vous demande, j’entre en matière après un mot ◀de▶ moralité, qui est, qu’il n’y a rien ◀de▶ si dangereux pour un jeune homme, que ◀d’▶être tout à fait abandonné à sa bonne foi avec du bien à ◀l’▶âge ◀de▶ dix-huit ans, comme je ◀l’▶ai été après avoir perdu mon père.
Vous savez, poursuivit-il parlant à Des Frans et à Des Ronais, comment j’ai passé ◀le▶ temps ◀de▶ mes études, et ◀de▶ quel œil mes régents m’ont toujours regardé. J’étais, pour parler en termes d’écolier, un des plus francs polissons du collège. ◀Les▶ tours que j’ai faits pendant mes études, vaudraient tout au moins ceux ◀de▶ Francion, si j’avais envie ◀de▶ vous occuper ◀de▶ tours que peut faire un enfant ; peut-être vous en entretiendrai-je un autre jour ; pour à présent il faut passer à des aventures, sinon plus sérieuses, du moins de plus ◀de▶ conséquence.
Vous savez quelle est ma famille, et que je n’ai jamais eu qu’un frère, et que nous n’avons jamais été bons amis ; cela n’est pas rare. Il avait dix ans plus que moi, et sur ce pied il voulait prendre sur ma conduite ◀de▶ certains airs ◀d’▶autorité qui furent cause que je ◀le▶ brusquai ◀d’▶une si grande force, qu’il ne m’a rien dit depuis. Non pas qu’il me craignît, il était plus méchant que moi ; mais c’est que voyant que je ne vaudrais jamais rien, il aima mieux me laisser vivre à ma fantaisie, que ◀de▶ s’exposer à mes emportements ; et y ayant fort longtemps qu’il est établi en province, et qu’il ne vient à Paris que rarement, nous vivons dans une assez grande indifférence l’un pour l’autre. Il est vrai que du vivant de mon père ◀l’▶aliénation qui était entre nous était fomentée par ◀les▶ distinctions qu’on avait pour lui. Il était ◀l’▶enfant gâté ◀de▶ ◀la▶ mère qui se laissait duper par ◀l’▶apparence. Il avait tous ◀les▶ dehors ◀d’▶un homme sage et retiré, quoiqu’il ne ◀le▶ fût pas plus que moi, dont ◀les▶ manières ouvertes et naturelles plaisaient plus à mon père que les siennes ; ainsi j’étais ◀le▶ favori du père, et lui ◀de▶ ◀la▶ mère.
Je n’ai pourtant pas profité ◀de▶ ◀la▶ tendresse particulière que mon père avait pour moi. J’étais trop jeune lorsque je ◀l’▶ai perdu, pour en avoir ressenti ◀les▶ effets autrement que par quelques présents qu’il me faisait conformes à mon âge ; mais ma fortune ne s’en est pas trouvée plus établie, et cela parce que mon frère, qui avait été pourvu pendant sa vie, avait emporté ◀le▶ plus net et ◀le▶ plus clair du bien du logis, et que lui mort, ma mère ne s’est pas trouvée dans ◀la▶ volonté ◀de▶ rien faire pour moi.
J’ai eu ce qui m’appartenait du côté de mon père et rien plus ; mais aussi n’ayant obligation à qui que ce fût, j’ai eu ◀la▶ satisfaction ◀de▶ n’être dans ◀la▶ dépendance ◀de▶ personne. Je n’ai pourtant pas dissipé le mien, n’en ayant jamais reçu que ◀le▶ revenu que j’ai dépensé à ma fantaisie ; et sur ce pied-là n’ayant rien eu à faire qu’à boire et manger, il ne faut pas s’étonner ◀de▶ mon libertinage. J’en suis sincèrement revenu, il y a même longtemps. Une veuve a commencé, et Madame de Londé a achevé ◀de▶ me rendre véritablement honnête homme. C’est assez moraliser, j’entre en matière.
Je vous dirai premièrement que ◀le▶ proverbe qui dit qu’un jeune homme n’a jamais son premier commerce ◀d’▶amour qu’avec une vieille ou avec une laide, est très faux à mon égard. La première personne avec qui je me suis senti était belle et bien faite, et n’avait pas plus ◀de▶ dix-neuf à vingt ans. Il faut vous dire ◀de▶ quelle manière cela arriva. J’étais en pension pendant mes basses classes : lorsque je fus un peu plus grand, je ne fus plus en pension que ◀l’▶hiver, et en demi-pension ◀l’▶été ; c’est-à-dire que je dînais chez mon régent et revenais ◀le▶ soir chez mon père. Je n’avais pas encore treize ans, lorsque ce que je vais vous dire m’arriva, je n’étais qu’en seconde ; et j’ai soutenu ma thèse en physique plus ◀de▶ trois ans après, que je n’en avais que seize, et même huit jours moins.
Je revenais un soir au logis ; il faisait extrêmement chaud. Environ vers ◀le▶ milieu ◀de▶ ◀la▶ rue, je trouvai un éventail à mes pieds. Je ◀le▶ ramassai et levai ◀la▶ tête en haut pour voir ◀d’▶où il venait. Je vis une jeune femme à la première chambre qui me dit laissez, laissez, mon bel enfant, voilà un laquais qui va ◀le▶ quérir. Je vous ◀le▶ porterai bien moi-même, Madame, répondis-je, et en même temps j’entrai dans ◀la▶ maison. Son laquais que je trouvai sur ◀le▶ degré voulut m’ôter cet éventail : je ne voulus pas ◀le▶ lui donner ; et comme nous étions à peu près de même âge, je ne lui répondis qu’en ◀le▶ menaçant. Je passai. Voilà votre éventail, Madame, lui dis-je en ◀le▶ lui rendant.
Je vous remercie, Monsieur, me dit-elle, il ne fallait pas vous donner ◀la▶ peine ◀de▶ monter, mon petit laquais descendait. Il est vrai, Madame, lui répondis-je, mais je n’aurais pas eu ◀le▶ plaisir ◀de▶ vous voir ◀de▶ près. Ma réponse ◀la▶ fit rire ; elle me questionna sur mes chasses, et je lui répondis, sinon avec esprit, du moins avec une hardiesse qui allait jusqu’à ◀l’▶effronterie. C’est encore une bonne qualité que j’ai oublié ◀de▶ me donner. J’ai toujours ouï dire qu’on n’avait jamais vu un petit garçon plus hardi et plus effronté que moi pour mon âge : vous verrez si je me suis démenti depuis. Notre conversation finit par une prière qu’elle me fit ◀de▶ venir ◀le▶ lendemain manger des petits pâtés avec elle. Je me souviens fort bien que je lui dis qu’elle ne savait pas à quoi elle s’engageait ◀de▶ promettre à déjeuner à un écolier, qui était toujours levé ◀de▶ bon matin. Il n’importe, dit-elle, venez à telle heure qu’il vous plaira, je vous tiendrai parole.
Je lui promis ◀d’▶y venir, et n’y manquai pas. Il est à propos de vous dire qu’elle m’avait vingt fois dit que j’étais beau garçon, et que je lui avais répondu qu’elle était aussi belle madame. Elle ne prononçait pas tout à fait bien ◀le▶ français, quoiqu’elle ◀le▶ parlât fort juste. Elle avait un petit accent que je trouvais fort agréable ; il ◀l’▶était en effet, et je n’étais pas seul à ◀le▶ trouver de même. Elle n’était ni fille ni femme, et elle était toutes ◀les▶ deux. C’était une Maltaise, qui sans être mariée, avait quitté ◀l’▶île pour suivre un homme ◀de▶ qualité qui ◀l’▶avait amenée à Paris, et qui sans scandale lui fournissait ◀de▶ quoi vivre et ◀le▶ reste. En un mot c’était ◀la▶ maîtresse ◀d’▶un commandeur ◀de▶ ◀l’▶Ordre, une grosse réjouie, brune, ◀de▶ gros yeux noirs, ◀la▶ gorge bien fournie et bien blanche, et fort aimable. Ce fut elle qui eut mes gants.
J’y allai ◀le▶ lendemain à six heures du matin. Heure fort propre pour voir ◀les▶ dames. Je heurtai à sa porte comme j’aurais heurté à celle ◀de▶ ma classe ou ◀de▶ mon collège. Son petit laquais m’ouvrit. Il ne trouva pas bon que je fusse venu de si bon matin interrompre son sommeil. Il voulut refermer ◀la▶ porte, mais je ne lui en donnai pas ◀le▶ temps. Je ◀le▶ repoussai, et j’éveillai ◀la▶ belle dormeuse, qui demanda qui était là ? C’est moi, Madame, répondis-je, qui viens chercher ◀les▶ petits pâtés que vous m’avez promis. Ah, ah, reprit-elle ; venez, venez, mon bel enfant : elle fit ouvrir ses fenêtres par son laquais, et ◀l’▶envoya chez ◀le▶ pâtissier. Nous restâmes seuls ; je me mis sur une chaise proche ◀d’▶elle. Elle me questionna comme ◀la▶ veille, et me fit au commencement des discours proportionnés à mon âge : mais comme j’étais plus éveillé qu’on ne ◀l’▶est ordinairement si jeune, mes petites libertés ◀la▶ firent bientôt changer ◀de▶ ton. ◀La▶ chaleur excessive qu’il faisait ◀l’▶obligea ◀de▶ se mettre à ◀l’▶air, elle me découvrit entre autres choses, une gorge et une paire ◀de▶ tétons aussi beaux que j’en aie vus ◀de▶ ma vie.
J’avais quelquefois fait enrager ◀les▶ servantes du logis ; je suivis là sans façon ◀la▶ même méthode. J’y portai ◀la▶ main et ◀la▶ bouche. Je lui dis que je voulais ◀la▶ téter ; imaginez-vous enfin tout ce que peut faire un petit garçon effronté, à qui on fait beau jeu. Mes petits emportements ◀la▶ firent rire, je me sentis ému ; ◀la▶ nature est une grande maîtresse, je m’y pris bien ; elle me laissa faire, ◀le▶ moineau trouva son nid, et j’en sortis à sa satisfaction, puisqu’elle a bien voulu que j’y retournasse. Elle ne pouvait avoir qu’un plaisir imparfait, je n’étais pas assez formé pour que mon amour jetât des flammes.
Quoi qu’il en soit, ce fut là mon coup ◀d’▶essai, qui a été suivi ◀de▶ tant d’autres, que ◀le▶ diable n’en dirait pas ◀le▶ nombre. Elle me recommanda ◀le▶ secret, je n’avais garde ◀d’▶y manquer. Mon commerce avec elle dura plus ◀de▶ deux ans. Il est inutile ◀de▶ vous dire ce qu’elle est devenue, mais pendant notre commerce, j’étais toujours fourré chez elle, à cause du plaisir que j’y trouvais, qui m’attirait d’autres petites douceurs ◀de▶ sa part.
Elle ne faisait aucune partie ◀de▶ promenade avec ◀le▶ commandeur que je n’en fusse, et lui qui ne soupçonnait pas qu’elle eût avec moi ◀d’▶autre commerce que ◀le▶ plaisir ◀de▶ me faire jaser, était le premier à me caresser, et à me mettre ◀de▶ tous leurs plaisirs. J’avais toujours ◀le▶ gousset garni, et mes poches pleines ◀de▶ confitures, me rendaient considérable aux écoliers.
Cela fut cause que je ne voulus plus être du tout pensionnaire ◀l’▶hiver non plus que ◀l’▶été. Elle fut cause encore que j’en fis mes études avec plus ◀de▶ succès. Elle me piquait ◀d’▶honneur en me faisant comprendre qu’il fallait qu’un grand garçon comme moi se mît par son application à couvert des réprimandes ◀de▶ ses régents. Elle me disait encore que si je n’étudiais pas bien, on croirait que ce serait à cause que je perdrais trop ◀de▶ temps à aller et à venir, qu’on me remettrait en pension, et que je ne ◀la▶ verrais plus.
Ce fut là ◀la▶ principale raison qui me persuada. J’étudiai donc si bien, que mes régents en furent satisfaits, et que mon père m’en aima davantage. Il savait bien que j’étais toujours chez cette femme ; mais que pouvait-il soupçonner non plus que ◀le▶ commandeur ? Et encore ne ◀la▶ connaissant que par ◀l’▶endroit qu’elle voulait être connue, c’est-à-dire comme une étrangère qui avait épousé un Français qui ◀l’▶avait amenée à Paris. C’était sur ce pied-là que ◀le▶ commandeur paraissait, ayant toujours grand soin ◀de▶ cacher sa croix ◀de▶ ◀l’▶Ordre, surtout lorsqu’il venait ◀la▶ voir. Enfin notre commerce fut rompu parce qu’elle s’éloigna.
J’achevai mes classes peu après. Mon père qui me destinait dans ◀l’▶épée, me mit aux exercices. ◀L’▶écuyer ◀de▶ Monsieur ◀le▶ duc ◀de▶ Ledune était ◀de▶ ses intimes amis, aussi bien que ◀de▶ mon oncle. Ils ◀le▶ prièrent ◀d’▶avoir soin ◀de▶ moi pour me faire apprendre à monter à cheval : j’y allai donc, mais cela ne dura pas longtemps. Il y avait dans ◀l’▶hôtel, entre autres pages, un certain gentilhomme dauphinois dont ◀la▶ physionomie était fort trompeuse. On ◀l’▶aurait pris pour un petit saint, quoiqu’il fût aussi malin qu’un diable. ◀L’▶écuyer lui en voulait : il lui donna un jour à cheval un coup ◀de▶ chambrière qui ◀le▶ fit redresser ◀d’▶une manière qui me fit rire. Tenez-vous droit, lui dit-il froidement. ◀Le▶ page ne répliqua pas ◀le▶ petit mot, mais il fit une moue qui me fit éclater. J’étais un espiègle aussi bien que lui. Il se fâcha contre moi lorsqu’il eut mis pied à terre. ◀L’▶écuyer ne fit pas semblant ◀de▶ nous entendre et résolut ◀de▶ m’en donner autant. Je montai à cheval à mon tour ; ◀la▶ gourmette était détachée, je n’y pris pas garde. À peine eus-je fait la première volte que je sentis un coup ◀de▶ chambrière tout à travers des reins qui vengea ◀le▶ page, et ◀le▶ fit rire à son tour à gorge déployée. Je ◀le▶ regardai ◀d’▶un œil qui ne lui promettait rien ◀de▶ bon, et je tournais ◀la▶ tête ◀de▶ mon cheval pour ◀le▶ pousser sur lui à toute bride, mais Monsieur ◀l’▶écuyer ◀la▶ saisit. Il ne faut pas, me dit-il, ◀d’▶un air froid capable ◀de▶ me glacer, qu’un bon cavalier monte à cheval, sans avoir jeté ◀l’▶œil sur tout ◀le▶ harnais : ◀la▶ gourmette du vôtre est abattue. J’en eus pour cela. J’achevai mon manège pour ce matin, bien résolu que ce serait le dernier ◀de▶ ma vie sous un maître si froid et si rigoureux. Je n’en témoignai rien dans ◀le▶ moment ; mais je n’ai pas voulu y retourner depuis ; et j’achevai ailleurs ◀d’▶apprendre à monter à cheval.
J’apprenais à faire des armes chez un maître où quantité ◀de▶ bretteurs ◀de▶ Paris se rendaient. Je fis connaissance avec eux. Ils me prirent au commencement pour un nouveau débarqué. Je vis bien que pour être ◀de▶ leurs amis dans ◀la▶ suite, il fallait en bien battre tout au moins un. Ils n’eurent rien à me reprocher, et depuis ce temps-là nous avons bien vécu ensemble.
Mon père me mit en pension chez un ingénieur, où j’apprenais ◀les▶ fortifications. J’étais sorti du logis à cause de quelque petite brouillerie qui était survenue entre ma mère et moi, au sujet ◀d’▶une fille ◀de▶ chambre fort jolie qu’elle avait mise dehors à cause de moi, parce qu’à ce qu’elle disait, je m’en servais aussi dans la mienne. Peut-être ne se trompait-elle pas, mais elle n’était sûre ◀de▶ rien. Elle ne laissa pourtant pas ◀de▶ m’en faire si mauvais visage, que je priai mon père ◀de▶ me retirer du logis, à quoi contribua encore ◀l’▶arrivée ◀de▶ mon frère qui arriva [à] Paris.
Il fut reçu ◀de▶ ma mère en enfant gâté. Je comparai ◀les▶ caresses qu’elle lui faisait avec ◀l’▶indifférence qu’elle avait pour moi. Cela acheva ◀de▶ me rendre ◀la▶ maison ◀de▶ mon père odieuse. Je redoublai mes instances auprès de lui : il prit mon parti dans quelques occasions. Cela suscita quelque froideur entre lui et ma mère ; enfin je ◀le▶ suppliai que comme Jacob je cédasse à mon aîné. Je lui représentai que tout ◀le▶ bruit qui arriverait à mon occasion, ne me serait jamais que funeste. Il aimait ◀la▶ paix domestique, quoique naturellement il aimât à être ◀le▶ maître chez lui. Cependant il me mit, comme je vous ◀l’▶ai dit, en pension.
J’y restai pendant tout ◀l’▶hiver ; et étant assez grand pour prendre un mousquet, il me mit dans ◀la▶ compagnie ◀d’▶un ◀de▶ ses bons amis. Mon père voulut, qu’avant que de partir, j’allasse saluer Monsieur d’Alamogne, dans ◀le▶ régiment ◀de▶ qui j’allais servir, qu’il connaissait très particulièrement. Il me donna une lettre pour lui, et ne ◀l’▶ayant point trouvé à Paris, je pris ◀le▶ parti ◀d’▶aller ◀la▶ lui rendre à Versailles où il était. Je passai chez mon père pour lui dire ce que je faisais, et lui demander s’il n’avait point ◀d’▶autre ordre à me donner. Justement comme j’étais au coin ◀de▶ sa rue, je vis mon frère entrer dans un lieu où je savais qu’il ne demeurait que des filles ◀d’▶une vertu facile. Je crus d’abord m’être trompé, et pour m’en assurer, j’entrai dans ◀la▶ cour ◀d’▶un cabaret où j’étais fort connu, et où je laissai mon cheval. J’entrai dans cette digne maison : je n’eus que faire ◀d’▶entrer dans ◀la▶ chambre, je distinguai ◀la▶ voix ◀de▶ mon frère, et je ◀le▶ reconnus par ◀le▶ trou ◀de▶ ◀la▶ serrure.
Je vous ai dit que ses airs ◀de▶ pruderie ◀le▶ faisaient regarder ◀de▶ ma mère comme un Caton ◀de▶ nouvelle fabrique. Il était marié en province depuis fort peu de temps, et y avait épousé une fille parfaitement belle et bien faite, jeune, ◀de▶ fort bonne maison, et fort riche ; mais quoique ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ fidélité conjugale soient ◀de▶ pareille date que ◀la▶ création du monde, où Dieu ne créa qu’une seule Eve pour Adam, il ne croyait pas s’y devoir assujettir avec tant de rigueur.
Depuis son mariage et son retour à Paris, il vivait plus retiré que jamais ; c’était ◀l’▶écuyer ◀de▶ ◀la▶ maman ; il ne manquait pas un sermon non plus qu’elle ; en un mot, qui en aurait voulu croire ◀la▶ facile mère, on aurait travaillé au procès-verbal ◀de▶ ◀la▶ canonisation ◀de▶ son cher enfant. J’étais instruit ◀de▶ tout ce qu’il faisait à Paris par un laquais du logis, qui non plus que moi ne ◀l’▶aimait guère, à cause de ses airs ◀de▶ réforme, qui faisaient enrager tous ◀les▶ domestiques. Depuis qu’il était à Paris, il y avait plus ◀de▶ six mois, je n’avais point vu ma mère qu’elle ne m’eût fait un sermon qui tombait toujours sur Monsieur son fils qu’elle me proposait pour modèle. Elle savait que j’allais quelquefois chez ◀la▶ Martinière, qui était ◀l’▶accoupleuse chez qui mon frère était. Elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour m’y surprendre, et avait bien protesté ◀de▶ m’y frotter ◀les▶ oreilles. Elle était femme à ◀le▶ faire ; mais j’étais plus subtil qu’elle, et elle avait toujours perdu ses pas. Elle n’avait pas pu faire déloger cette femme, parce qu’elle ne faisait point ◀de▶ scandale.
Je résolus ◀de▶ ◀la▶ détromper tout ◀d’▶un coup quelque chose qui pût en arriver. Je fis appeler un savetier qui avait sa boutique au coin ◀de▶ ◀la▶ rue, et afin de n’être point vu parlant à lui, je ◀le▶ fis entrer dans ◀le▶ cabaret où était mon cheval. Je n’ai pas un sou, lui dis-je, il faut que j’aille tout présentement à Versailles, je viens de demander ◀de▶ ◀l’▶argent à ma mère, elle m’en a refusé. Je lui ai dit que j’allais en voler chez ◀la▶ Martinière, et j’y vais effectivement ; allez lui dire que vous m’y avez vu entrer ; je suis sûr qu’elle m’y viendra trouver crainte que je ne fasse quelque sottise ; vous me ferez plaisir, et je vous donnerai ◀de▶ quoi boire à ma santé. Cet homme fit quelque difficulté ; mais comme je savais qu’il était un des espions ◀de▶ ma mère, je ◀le▶ menaçai ◀de▶ ◀le▶ bien battre, s’il ne faisait pas ◀de▶ bonne grâce ce que je lui disais. Il y alla donc, et moi je fis semblant ◀de▶ monter chez ◀la▶ Martinière, afin qu’il crût que j’y étais en effet. J’en ressortis aussitôt que je ◀le▶ vis entré au logis, et m’allai mettre en embuscade dans ◀le▶ cabaret.
Je n’y fus pas longtemps que je vis venir ma bonne maman avec un visage rouge comme feu, qui me promettait quelque tape. Elle était à pied, suivie ◀de▶ son cocher et ◀de▶ ses deux laquais. Dès que je ◀la▶ vis entrée chez ◀la▶ Martinière, je remontai à cheval. Je pris ◀le▶ grand tour, et me rendis chez mon père, à qui je ne dis rien ◀de▶ ce que je venais de faire, crainte ◀d’▶avoir manqué mon coup. Je vis bientôt qu’il avait porté. Un moment après ma mère rentra toute bouffie, et mon frère qui ◀la▶ suivait était dans une telle confusion que je n’en eus aucun doute. En effet, elle ◀l’▶avait trouvé sur ◀les▶ genoux ◀d’▶une dona, dont il tenait ◀le▶ sein ◀d’▶une main, et un verre ◀de▶ l’autre.
Quelle surprise pour ◀la▶ mère et pour ◀le▶ fils ! Je n’en eus pas ◀la▶ comédie, mais j’eus celle du logis. Je ne parlai qu’à mon père : il me donna ◀de▶ ◀l’▶argent, et me retint à dîner ; il fit même servir plus tôt qu’à ◀l’▶ordinaire. Nous nous mîmes à table tous quatre. Qui que ce soit ne disait mot. Ma mère était dans une telle colère, qu’elle n’osait ouvrir ◀la▶ bouche, ni pour manger, ni pour parler. Mon frère ◀la▶ copiait, et moi je ne pouvais pas m’empêcher ◀de▶ rire. En effet, ces différents personnages et ◀le▶ sujet ◀le▶ voulaient. Mon père en fut choqué.
Est-ce à cause, dit-il, que Cadet, il ne m’appelait point autrement, est ici à dîner, que vous êtes ◀de▶ mauvaise humeur ? Est-il pas du logis aussi bien que vous autres ? Que diable avez-vous à faire ◀les▶ mines que vous faites ? Et toi, poursuivit-il parlant à moi, qu’as-tu à rire entre cuir et chair ? Il n’est pas bien difficile ◀de▶ comprendre ce que c’est, lui répondis-je en riant. C’est que Madame a été pour me relancer chez ◀la▶ digne Martinière, et au lieu de moi, il s’est rencontré que ◀le▶ savetier son espion s’est mépris ; elle y a trouvé mon frère.
Il n’y avait pas moyen ◀de▶ dire que non : ◀les▶ laquais qui ◀l’▶avaient suivie étaient ceux qui nous servaient à table, et qui ne pouvaient s’empêcher ◀de▶ rire. Je croyais que mon père allait prendre feu, il ne ◀le▶ fit pas ; au contraire, il se mit à rire aussi. Je ne sais ce qu’il put dire en particulier à mon frère, mais pour ◀le▶ moment il lui dit simplement que cela était infâme à un homme marié ; et tout au moins, ajouta-t-il, si vous ne craignez point Dieu, craignez ◀les▶ hommes, et surtout ◀les▶ chirurgiens.
Je n’en voulais pas plus, j’allai à Versailles ; et fort peu de temps après, je pris ◀le▶ chemin ◀de▶ Flandres, en intention ◀d’▶y faire ma première campagne ; mais je ne ◀la▶ fis pas. Notre bataillon resta en garnison à Amiens, où je n’appris que ◀l’▶exercice. Je m’y ennuyai, et j’allais demander mon congé pour m’en revenir, ou pour aller joindre ◀l’▶armée qui était commandée par Monsieur de Turenne, lorsque je reçus des lettres ◀de▶ Paris qui m’apprenaient que mon père était à ◀l’▶extrémité, et qu’il me demandait avec beaucoup ◀d’▶empressement.
J’eus facilement mon congé, je pris ◀la▶ poste, et il était temps que j’arrivasse pour voir mon père en vie. Il est inutile ◀de▶ vous dire quelles furent ses dernières paroles. J’ai mal profité ◀d’▶une partie qui me regardait, et d’autres n’ont pas mieux exécuté ◀de▶ leur part ce qu’il leur recommanda. Il mourut trop tôt pour moi, puisque je commençais ◀d’▶être en état ◀de▶ faire quelque chose, et que je n’ai rien fait faute de secours. ◀La▶ paix même qui se fit me laissa dans toute ◀l’▶inutilité ◀de▶ ◀la▶ jeunesse.
Mon père mourut vers ◀la▶ fin ◀de▶ juillet, et moi abandonné à ma bonne foi, je passai ◀l’▶hiver à Paris avec des vagabonds, qui tout aussi bien que moi ne valaient pas grand-chose. Nous fîmes des débauches enragées, particulièrement ◀le▶ carnaval ; mais avant que de vous en parler, il faut que je vous dise une aventure aussi bouffonne qu’il en puisse jamais arriver.
Nous étions huit ◀de▶ notre société, entre autres Gallouin. Il n’y avait que lui et moi qui eussions chacun un laquais, et nous nous en défaisions quand nous voulions être inconnus. Il y avait ◀le▶ jeudi gras un grand bal au faubourg Saint-Germain. Nous résolûmes ◀d’▶y aller masqués. Nous cherchâmes chez un fripier ◀les▶ habits ◀les▶ plus grotesques que nous pûmes trouver. Celui qui était fait pour habiller un homme en diable, tout garni ◀de▶ sa queue et ◀de▶ ses griffes, m’échut par ◀le▶ sort ; car nous voulûmes ◀les▶ tirer. Nous allâmes souper, c’est-à-dire à notre ordinaire boire comme des trous ; après cela nous allâmes au bal dans deux carrosses dont ◀les▶ cochers nous firent payer plus que ne valait tout leur train, encore fallut-il ◀les▶ payer ◀d’▶avance, et nous fîmes mal ; car sitôt que nous fûmes entrés au bal, ◀les▶ fripons s’en allèrent, et nous n’avons pu ◀les▶ reconnaître depuis.
Au sortir du bal nous ◀les▶ appelâmes, et ne ◀les▶ trouvâmes pas. Nous étions fort éloignés ◀de▶ chez nous. Que faire ? Nous entrâmes dans un cabaret où nous vîmes ◀de▶ ◀la▶ lumière. On nous donna à boire, mais on ne put nous donner à coucher ; il fallut donc revenir à pied. ◀La▶ nuit était noire comme beau diable, et ◀la▶ quantité ◀de▶ vin que nous avions bu nous faisait trouver ◀la▶ rue trop étroite. Nous nous séparâmes mal à propos, chacun prit ◀de▶ son côté. Je ne savais où j’étais, et je pensai me casser ◀le▶ cou contre ◀la▶ boutique ◀d’▶un savetier où je me cognai. Ayant reconnu ce que c’était, je me résolus ◀d’▶y attendre ◀le▶ matin. Je me fourrai dedans ◀le▶ mieux que je pus, et me couchai sur ◀la▶ planche qui traversait cette boutique.
◀Le▶ vin que j’avais bu me fit dormir aussi tranquillement que dans un bon lit, sans songer pas plus à ma compagnie, que si je ne ◀l’▶avais jamais vue. Je ne voulais rester là que jusqu’à ce que ◀les▶ vendeurs ◀d’▶eau-de-vie courussent ; c’est-à-dire jusqu’à ◀la▶ pointe du jour ; mais quand je fus une fois endormi, je ne fus pas maître ◀de▶ me réveiller, et apparemment ◀le▶ savetier, à qui cette boutique appartenait, avait fait aussi ◀la▶ débauche, il ne vint qu’à plus ◀de▶ neuf heures.
Je m’étais réveillé au grand jour tout transi ◀de▶ froid, je ne me souvenais plus où j’étais, néanmoins à force de rappeler mes idées je m’en ressouvins. ◀De▶ sortir ◀de▶ là pendant ◀le▶ jour vêtu comme j’étais, je ne m’y pouvais pas résoudre ; et malgré ◀le▶ froid j’y aurais attendu ◀la▶ nuit, si ◀le▶ savatier ne fût venu détourner sa boutique. Il crut que ◀le▶ diable en avait pris possession, et fit un cri enragé, qui fit regarder tout le monde dans une rue fort passante.
Me voyant découvert, je pris ◀le▶ parti [◀de▶ sortir] ◀de▶ mon fourreau, et ◀de▶ courir ◀de▶ toutes jambes. Je me jetai donc en bas ◀de▶ cette boutique ◀le▶ masque sur ◀le▶ nez, et personne ne doutant que je ne fusse un vrai diable, on fit bientôt place aux griffes que je montrais à tout le monde. Dès que je fus sur mes pieds, et que j’eus pris ◀l’▶air, je me mis à courir ◀de▶ toute ma force sans savoir où, et j’allai justement me fourrer dans un enterrement au détour ◀de▶ ◀la▶ rue. ◀Les▶ prêtres firent volte-face, et comme j’allais justement du côté du corps, ceux qui ◀le▶ portaient ◀le▶ laissèrent tomber et se mirent à fuir. Je ne pus m’empêcher ◀de▶ rire ◀de▶ leur peur ; je continuai ma course jusque dans un cabaret où je me jetai. C’était heureusement celui où nous avions bu en sortant du bal. Des garçons qui m’avaient vu ◀la▶ nuit me reconnurent, et ◀la▶ peur cessa partout.
Je croyais en être quitte pour me faire reconduire au logis, où j’envoyai chercher mon laquais et un habit, je me trompais. ◀L’▶alarme que j’avais causée à cet enterrement, et ◀la▶ chute du corps, dont ◀la▶ bière s’était rompue, firent croire aux parents et à ◀la▶ digne assemblée, que c’était un guet-apens. On assiégea ◀le▶ cabaret pour, disait-on, m’assommer ; et pour m’arracher des mains ◀de▶ cette canaille, je fus obligé ◀d’▶envoyer chercher un commissaire. Il ne me connaissait pas, mais il connaissait mon nom. Il voulut savoir si je lui disais vrai, il alla lui-même chez ma mère à qui il conta mon aventure, elle en rit ◀de▶ tout son cœur, et m’envoya son carrosse et deux laquais avec le mien. Je changeai ◀d’▶habillement, et ma figure imprimant du respect à cette populace, j’en sortis avec honneur.
Je ne me retirai pas pour cela ◀de▶ ◀la▶ société. Nous étions ◀le▶ dimanche suivant, dernier du carnaval, dans une maison qui appartenait à l’un ◀de▶ nous, et qui n’était pas habitée, parce que ◀les▶ maçons y travaillaient. C’était là que pour plus ◀de▶ liberté nous tenions nos assemblées, il y avait pour tout meuble des planches qui nous servaient ◀de▶ siège et ◀de▶ table. Une douzaine ◀de▶ plats ◀de▶ terre faisaient nos assiettes et notre vaisselle, et étaient accompagnés ◀de▶ pots sans anses, et ◀de▶ trois vilains chandeliers ◀de▶ bois ; il n’y avait que ◀les▶ bouteilles qui fussent toujours propres, parce qu’elles étaient toujours neuves. Deux pavés nous servaient ◀de▶ chenets, et deux ou trois bottes ◀de▶ paille couvertes ◀d’▶un méchant morceau ◀de▶ toile faisaient notre lit, tant pour nous que pour ◀les▶ dignes demoiselles ◀de▶ notre société. Enfin c’était un vrai taudion, et nous nous y divertissions à notre manière, mieux que nous n’aurions fait dans ◀le▶ plus magnifique palais du monde. Du reste grande chère et beau feu : nous y buvions du vin excellent, et y mangions ◀de▶ bons morceaux assez souvent sans couteaux, et toujours sans nappes ni serviettes. Un ◀de▶ nos plaisirs des plus ordinaires, était ◀de▶ faire enivrer trois ou quatre filles ◀de▶ Vénus, ◀de▶ semer ◀la▶ discorde entres elles, et ◀de▶ ◀les▶ faire battre à coups ◀de▶ poing. Cela est assurément divertissant, et cette sorte ◀de▶ plaisir ne me ferait point encore ◀d’▶horreur, n’y ayant rien de plus risible.
Ce dimanche donc, nous résolûmes ◀de▶ pousser notre débauche à bout. Nous étions douze ◀de▶ notre bande ; c’est-à-dire, huit hommes et quatre nymphes. Nous entendîmes passer un oublieux, nous ◀l’▶appelâmes, il monta, et fut surpris ◀de▶ se trouver dans un endroit aussi vilain que le nôtre. Nous ◀le▶ fîmes boire pour lui faire reprendre cœur. Nous jouâmes contre lui, comme nous ◀l’▶avions résolu, quatre fois plus que ne valait son corbillon ; il voulut sortir pour aller quérir ◀de▶ quoi nous payer, nous ne ◀le▶ lui permîmes pas. Nous lui fîmes son procès prévôtalement, disions-nous. Nous ◀le▶ liâmes comme un criminel, ◀les▶ demoiselles, l’une ◀le▶ juge, une autre ◀le▶ commissaire, une autre ◀le▶ procureur du Roi, et l’autre ◀le▶ greffier. On ◀le▶ mit sur ◀la▶ sellette où il fut interrogé, pourquoi il avait joué sans avoir ◀de▶ quoi payer comptant. ◀Le▶ pauvre diable ne savait où il en était, ◀les▶ hommes étaient ses parties et ses accusateurs ; et ◀les▶ belles ses juges. Elles allèrent aux opinions, et conformément aux conclusions ◀de▶ ◀la▶ gueuse qui faisait ◀le▶ procureur du Roi, celle qui contrefaisait ◀le▶ juge ◀le▶ condamna à être pendu, et ◀le▶ reste.
Il fallait être aussi ivres que nous ◀l’▶étions, pour pousser ◀la▶ débauche jusque-là, car ce garçon pensa mourir ◀de▶ peur. Pour exécuter cette sentence, nous ◀le▶ fîmes monter à une grue qui était dans ◀la▶ cour et qui servait au bâtiment. On lui mit ◀la▶ corde au cou, qu’on coupa sans qu’il s’en aperçut, et on ◀le▶ jeta ◀d’▶un pied ◀de▶ haut sur un monceau ◀de▶ plâtras et ◀de▶ fumier. Il avait ◀les▶ mains liées, ainsi il ne pouvait pas se remuer. Notre intention n’était que ◀de▶ lui faire peur, et on ne peut pas mieux réussir, car il ◀l’▶eut toute entière.
Nous nous mîmes tous à rire ◀d’▶avoir si bien joué, mais nous ne rîmes pas longtemps. ◀Le▶ pauvre garçon resta, sur ◀le▶ fumier sans connaissance ni mouvement. ◀La▶ tristesse succéda à notre plaisir : nous nous en repentîmes, et lui donnâmes tout ◀le▶ secours dont nous pûmes nous aviser. Il reprit enfin connaissance, mais ◀la▶ faiblesse lui resta avec une fort grosse fièvre. Nous ◀l’▶avions porté proche ◀d’▶un grand feu et ne lui épargnâmes pas ◀le▶ vin.
Nous envoyâmes quérir un chirurgien à qui nous avouâmes sans déguisement ce que nous avions fait. Il ◀le▶ saigna et nous fit une réprimande telle que notre sottise ◀la▶ méritait. Il nous obligea ◀de▶ donner à ce garçon ◀de▶ quoi se faire guérir ◀de▶ sa fièvre, et ◀de▶ quoi ◀l’▶obliger au secret. Nous ◀le▶ fîmes, et grâce à Dieu, nous n’eûmes pas ◀la▶ peine ◀de▶ ◀le▶ garder longtemps. Ce garçon fut huit jours malade sans retourner chez son maître, et qui n’en ayant plus que faire en carême, ne ◀le▶ voulut pas reprendre. Nous nous intéressâmes pour lui faire avoir une condition, et nous ◀le▶ mîmes chef ◀de▶ cuisine chez un homme ◀de▶ la première qualité, et il fut ensuite le premier à rire ◀de▶ ◀la▶ peur qu’il avait eue. Nous nous promîmes bien Gallouin et moi ◀de▶ n’avoir plus ◀de▶ part à aucun divertissement si dangereux, qui avait pensé coûter ◀la▶ vie ◀d’▶un homme.
Voilà ◀de▶ quelle manière je passai la première année ◀de▶ mon deuil. Par ces deux échantillons, vous pouvez juger du reste ◀de▶ ◀la▶ pièce. Gallouin, comme je vous ◀l’▶ai dit, était des nôtres, et même des plus ardents ; et c’est là qu’il apprit des secrets qui très assurément passent ◀la▶ nature. Pour moi je vous avoue que je ne voulus en savoir aucun, n’ayant nul goût pour ces sortes ◀de▶ choses ; du reste je menais ◀la▶ vie ◀d’▶un franc libertin, et pour me retirer ◀d’▶une compagnie si méchante, j’avais besoin qu’elle se dissipât. ◀Le▶ carême commença ; Pâques et un jubilé qui arriva dans ◀le▶ même temps achevèrent ◀de▶ ◀la▶ rompre, outre que je voyais bien moi-même que ma perte était infaillible si je ne changeais ◀de▶ vie. Je me réformai donc, mais non pas ◀de▶ telle sorte que je ne conservasse toujours mon attache au plaisir ; j’en bannis ◀l’▶éclat et ◀l’▶excès.
Je commençai donc à lier des connaissances plus honnêtes et à rechercher celle ◀de▶ mes voisines. La première à qui je m’adressai fut Sophie, qui depuis a épousé ◀d’▶Épinai. Je ne croyais pas qu’elle eût un amant déclaré et favorisé. Si je ◀l’▶avais cru, je n’y aurais pas perdu ma peine ; car naturellement je ne suis pas ◀d’▶humeur incommode ; mais cette fille cachait si bien ses affaires, que je lui crus ◀le▶ cœur libre, et sur cette croyance je m’attachai auprès ◀d’▶elle. Elle est assez aimable quoiqu’elle ne soit pas belle. Elle est bien faite, et à tout prendre vaut bien ◀la▶ peine ◀de▶ s’y arrêter, au moins pour moi qui n’y cherchais pas tant de raffinement.
Elle me reçut assez bien au commencement. Je crus avancer mes affaires, mais je me trompais, et je m’aperçus que je ne devais ses civilités qu’au dessein qu’elle avait ◀de▶ ramener son amant par un peu de jalousie. Dans un autre temps j’aurais ri ◀de▶ ◀l’▶aventure ; mais il ne me plut pas ◀d’▶en être ◀la▶ dupe ; et ◀de▶ fait elle m’avait laissé prendre ◀de▶ certaines libertés, qui, quoique innocentes, ne laissaient pas ◀de▶ me persuader que j’étais en droit ◀d’▶entreprendre davantage. Je ne croyais pas que ◀d’▶Épinai butât au mariage : ainsi je ne crus pas lui faire une grande offense ◀de▶ faire enrager sa maîtresse. Je crus qu’il se passait entre eux quelque chose ◀de▶ criminel ; il n’en était rien, mais je voulus ◀le▶ croire.
Je sus un jour qu’il était chez elle ; elle ne m’avait point dit ◀le▶ sujet ◀de▶ ses visites si fréquentes, elle tâchait ◀de▶ me tromper, et moi ◀de▶ me venger. Sachant qu’il était chez elle, j’y allai, et sans frapper j’entrai tout ◀d’▶un coup dans sa chambre. Je ◀les▶ trouvai dans une situation telle que je pouvais ◀la▶ souhaiter. Ils étaient auprès du feu, lui dans un fauteuil, et elle sur un tabouret entre ◀les▶ jambes ◀de▶ son amant, sur ◀les▶ genoux ◀de▶ qui elle avait ◀les▶ deux coudes appuyés et ◀la▶ tête penchée en arrière sur ◀l’▶estomac ◀de▶ ◀d’▶Épinai, et lui, il avait ◀les▶ deux mains dans ◀le▶ sein ◀de▶ sa belle, l’une ◀d’▶un côté et l’autre ◀de▶ l’autre, comme des pistolets à ◀l’▶arçon ◀de▶ ◀la▶ selle.
Au bruit que je fis en entrant elle tourna ◀la▶ tête de mon côté, et se leva en colère ◀d’▶avoir été surprise dans un tel état. Vraiment, me dit-elle ◀d’▶un air refrogné ; c’est bien comme cela qu’il faut entrer chez ◀les▶ gens. Vraiment, lui répondis-je sur ◀le▶ même ton, j’aurais fermé ◀la▶ porte sur moi, si j’avais été en votre place. Je voudrais bien vous demander, dit-elle, ce que vous cherchez ici ? J’y cherchais, répondis-je, deux amants heureux et contents ; je ◀les▶ ai trouvés et je ◀les▶ y laisse, et je sortis. ◀D’▶Épinai courut après moi au plus vite, je crus qu’il voulait faire ◀le▶ méchant ; au contraire, il me pria ◀de▶ ne rien dire ◀de▶ ce que je venais de voir, qu’il ne recherchait Sophie que pour ◀l’▶épouser, que sur ce pied-là elle lui accordait des faveurs qui pouvaient passer pour criminelles devant ◀le▶ monde, mais qui étaient innocentes entre elle et lui, et acheva par me promettre ◀de▶ me tenir compte du secret. Je lui répondis qu’il se moquait ◀de▶ moi, que j’aimerais mille fois mieux être pendu que ◀de▶ me taire. Que Mademoiselle Sophie m’avait fait enrager, que j’aimais avant lui ; et qu’elle ne m’en avait jamais tant accordé. (Je ne voulais pas faire semblant qu’il ◀l’▶aimât avant moi, je voulais supposer qu’ils ne s’aimaient que du temps qu’ils s’étaient raccommodés. ) Pour votre mariage, ajoutai-je, bagatelle : je ◀le▶ croirai quand je ◀le▶ verrai ; mais pour vous servir ◀de▶ commode, je ne ◀le▶ ferai assurément pas. Il réitéra ses prières et n’avança rien, je ◀le▶ quittai sans lui rien promettre ; s’il avait osé, il m’aurait battu, mais il craignit ◀de▶ ◀l’▶être.
Dès ◀le▶ soir même j’allai voir Sophie, à qui je proposai fort honnêtement des conditions fort malhonnêtes pour m’obliger au secret. Je lui promis ◀de▶ me taire, pourvu qu’elle m’en accordât autant. Pour toute réponse à ma proposition, elle pensa me sauter aux yeux. Je ◀l’▶en empêchai, mais non pas ◀de▶ quereller, m’étant toute ma vie fait un plaisir des injures des femmes, pourvu que ◀la▶ griffe ne s’en mêlât pas. Mais comme elle n’était pas harengère, je n’eus pas tout ◀le▶ plaisir que j’aurais voulu. Après son premier feu elle revint aux prières, et moi à mes articles.
Quoi, ma belle Demoiselle, lui dis-je, pensez-vous que je sois ◀d’▶humeur à être votre dupe ? Vous m’avez dit que vous ne me haïssiez pas, vous m’avez laissé prendre ◀de▶ certaines petites libertés qui assurément barbouilleront ◀la▶ candeur ◀de▶ votre vie, si je suis assez sincère pour ◀les▶ déclarer : par là vous savez que vous avez intérêt ◀de▶ me ménager ; cependant vous me sacrifiez tout ◀d’▶un coup ! Et pour surcroît ◀de▶ bonne volonté, vous me priez ◀de▶ vous garder ◀le▶ secret. Il faut parbleu, poursuivis-je, que vous me croyiez bien bon, ou bien peu sensible ! Ces sortes ◀de▶ prières là ne se font qu’à un moine qui n’ose pas lui-même déclarer ◀le▶ commerce qu’il a eu avec une femme ; mais à un homme comme moi, c’est se moquer du siècle ; et je m’exposerais moi-même à être tous ◀les▶ jours ◀la▶ dupe ◀de▶ pareilles friponnes que vous, si je ne me vengeais pas ◀de▶ votre perfidie. Je crois, tout bien compté, que vous n’avez pas gagné au change, et que je vaux bien ◀d’▶Épinai. Vous valez mille fois mieux, dit-elle, mais vous ne me regardez pas, comme lui, sur ◀le▶ pied du sacrement. Si vous vous étiez expliqué, je vous aurais préféré, et je vous préférerai encore si vous voulez. Je vous remercie plus que très humblement, repris-je ◀d’▶un ton ironique ; et tout aussitôt je me mis à chanter, je ne veux point du lait, quand un autre a ◀la▶ crème. Cela acheva ◀de▶ ◀la▶ déconcerter. Elle pleura, elle querella, et je ◀la▶ quittai.
Ne me souciant pas fort ◀d’▶elle ni ◀de▶ son amant, je contai ce que j’en savais à quiconque voulut m’entendre. Cela donna à rire à leurs dépens ; car j’avais pris soin ◀de▶ donner au tableau des couleurs ◀de▶ ma façon. J’avançai par là leur mariage qu’ils firent promptement pour faire cesser ◀la▶ médisance. Quand je vis que c’était tout ◀de▶ bon, et que ◀le▶ sacrement s’en mêlait, je me crus en droit ◀de▶ ◀les▶ traverser, et me fis un plaisir ◀de▶ ◀les▶ voir mariés inutilement.
J’avais entendu parler à mes amis ◀de▶ débauche ◀d’▶une composition qui dissipait toutes ◀les▶ forces naturelles, et qui rendait un homme inutile aux dames pendant fort longtemps. J’en demandai à Gallouin, il m’en donna. Il semblait que ce fût ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ roche, tant elle était claire et belle. Je ◀la▶ mis dans une petite fiole sur moi, résolu ◀de▶ ◀la▶ faire avaler à ◀d’▶Épinai. ◀Le▶ coup était scélérat, mais je n’y regardais pas ◀de▶ si près ; et je vous dirai encore quelque chose ◀de▶ pis. J’allai trouver Sophie, je lui dis ◀d’▶un air hypocrite, que je venais lui faire réparation et me soumettre à tout ce qu’elle voudrait ordonner pour me punir des impertinences que j’avais dites ◀d’▶elle et ◀de▶ son amant. Que j’en étais au désespoir et prêt ◀de▶ faire telle réparation qu’il lui plairait, enfin je lui fis voir un véritable et sincère repentir. Il lui faut rendre justice, elle n’a pas ◀le▶ cœur propre à conserver ◀de▶ rancune. Elle me pardonna ◀de▶ tout son cœur, et me pria même ◀de▶ ses noces. Je repris un ton scélérat pour lui dire qu’elle devait être contente ◀de▶ sa victoire ; que ce devait être assez pour elle ◀de▶ m’avoir humilié, sans pousser sa cruauté jusqu’à vouloir me rendre spectateur ◀d’▶une cérémonie qui me mettrait au désespoir. Je ne viens ici, poursuivis-je, que poussé ◀d’▶un vrai regret ◀de▶ vous avoir offensée, je ne suis point dégagé. Je vous aime toujours, mais je ne vous troublerai jamais. Je ne me sens point un cœur à l’épreuve de ◀la▶ rage ◀de▶ vous voir entre ◀les▶ bras ◀d’▶un autre ; laissez-moi porter hors de Paris mon chagrin. Je ne veux ◀de▶ vous et ◀de▶ votre amant qu’un généreux pardon ◀de▶ mes folies et ◀de▶ mes médisances. C’est une étrange chose que ◀l’▶amour-propre. Sophie se flatta qu’elle m’avait inspiré un amour tendre et violent. Elle mordit à ◀l’▶hameçon et me fit voir du chagrin ◀de▶ ma résolution. Elle se raccommoda ◀de▶ bonne foi avec moi, et voulut même faire ma paix avec son amant.
Il arriva dans ◀le▶ moment, je lui fis des compliments à perte de vue ; il triompha du sacrifice, et s’en estima mille fois davantage. Pour ◀l’▶entière réconciliation, Sophie envoya chercher à déjeuner. Je versai adroitement mon eau dans un verre, et ◀la▶ fis avaler à ◀d’▶Épinai avec du vin. Nous achevâmes ◀de▶ déjeuner, et je ◀les▶ quittai en apparence ◀le▶ meilleur ◀de▶ leurs amis ; ce coup-là se fit vers ◀les▶ Rois.
J’allai passer ◀le▶ carnaval et ◀le▶ carême en Bretagne aux terres ◀de▶ Monsieur de Rohan avec un ◀de▶ ses officiers ◀de▶ mes amis. Nous ne revînmes qu’après ◀les▶ fêtes ◀de▶ Pâques. Je m’informai ◀de▶ Sophie ; j’appris que depuis son mariage, elle était jaune comme un coing : que son époux n’était pas mieux, et qu’ils faisaient très mauvais ménage ensemble. Je reconnus là ◀l’▶effet ◀de▶ ma boisson. J’allai ◀la▶ voir, elle me reçut fort bien, et je ◀la▶ trouvai toute changée. Je lui demandai quelle maladie elle avait eue. Je ◀la▶ tournai ◀de▶ tant de côtés et jurai tellement ◀de▶ lui garder ◀le▶ secret, qu’enfin : c’était bien des faussetés, me dit-elle en soupirant, que vous débitiez ◀de▶ Monsieur d’Épinai et ◀de▶ moi avant notre mariage ! ◀Le▶ pauvre homme n’a rien ◀de▶ mâle, et je suis encore au même état que j’étais lorsque j’ai été épousée ! Comment, lui dis-je, feignant ◀d’▶être fort surpris, vous êtes logée au temps perdu ? Hélas oui, me répondit-elle, ◀d’▶un air si naïf, que je ne pus m’empêcher ◀de▶ rire. Je ◀la▶ plaignis en son particulier ; j’allumai ◀le▶ feu ; je lui persuadai ◀de▶ ne pas user sa jeunesse avec un homme incapable ◀de▶ ◀la▶ rendre heureuse ; je ◀la▶ poussai à se faire démarier, et lui promis ◀de▶ ◀l’▶épouser sitôt qu’elle serait dégagée d’avec lui.
Je lui fis voir des transports qu’elle aurait fort souhaités dans son époux. ◀La▶ comparaison qu’elle en fit dans ce moment ◀la▶ fit pleurer. Je voulus profiter du désordre où je ◀l’▶avais mise, peu s’en fallut que je n’en vinsse à bout, mais ◀le▶ mari qui se fit entendre, rompit mes mesures.
Elle se souvint ◀de▶ ce que je lui avais promis ; elle était ◀de▶ chair et ◀d’▶os et sujette à ◀de▶ certaines tentations que ◀d’▶Épinai ne satisfaisait pas. Elle résolut ◀de▶ faire connaître ◀l’▶abus ◀de▶ son mariage. Tout ce que ◀d’▶Épinai lui put dire ne ◀la▶ fit point changer ◀de▶ résolution ; elle ne suivait que mon conseil, et me rapportait jusqu’au moindre mot ◀de▶ ce qui se disait entre eux. ◀Le▶ pauvre homme croyait être ensorcelé ; et ◀le▶ plaisir fut que ni lui ni elle ne me soupçonnèrent jamais ◀d’▶avoir part au prodige.
Enfin ◀la▶ prétendue rupture fit du bruit ; mais comme j’avais pris avec Sophie ◀de▶ trop forts engagements pour m’en dédire sans peine, si elle était une fois en état ◀de▶ me faire tenir parole, je n’attendis pas ◀la▶ décision du procès pour terminer ◀le▶ charme. Je fis écrire une lettre ◀d’▶une main inconnue que je fis adresser à ◀la▶ mère de Sophie, par où on ◀l’▶avertissait que ce n’était qu’un breuvage dont ◀la▶ force serait passée dans quatre mois du jour du mariage. On ◀la▶ priait ◀de▶ faire en sorte que sa fille différât jusqu’à ce temps-là ◀la▶ rupture, et qu’elle aurait pour lors tout sujet ◀d’▶être satisfaite ◀de▶ son époux. Cette femme en parla à Sophie qui me ◀le▶ dit. Je traitai cela ◀d’▶imposture, j’accusai mon malheur ; je lui fis voir un désespoir dont elle me tint compte, et malgré sa mère je ◀l’▶obligeai ◀de▶ pousser ◀le▶ procès contre son mari.
Je fus content ◀de▶ ce que j’avais fait ; je n’en voulus pas davantage. Je me découvris à Gallouin qui me tira promptement ◀de▶ peine. Il savait ◀le▶ contrepoison, et sans que j’y parusse, il mena dîner ◀d’▶Épinai avec lui, et dans une poitrine ◀de▶ veau en ragoût, il lui fit prendre ◀d’▶une drogue qui ◀le▶ rendit tout autre. Il ne lui en parla point : il se contenta ◀de▶ ◀le▶ rassurer contre ◀la▶ crainte qu’il avait ◀de▶ se présenter devant sa femme. Il ◀le▶ fit boire plus qu’à ◀l’▶ordinaire, pour dissiper, disait-il, ◀les▶ humeurs noires qui affaiblissaient ◀la▶ vigueur ◀de▶ son corps ; et enfin il ◀le▶ quitta en bon état, après lui avoir cité ce que Monsieur de Montagne dit dans ses Essais sur un sujet pareil.
◀D’▶Épinai sentant ◀le▶ retour ◀de▶ ◀l’▶homme alla trouver sa femme ; sa belle-mère, qu’il informa ◀de▶ ◀l’▶état où il était ◀le▶ laissa seul avec elle. Celle-ci qui craignait encore ◀d’▶être abusée comme elle ◀l’▶avait été plusieurs fois, ne voulait pas ◀le▶ laisser faire. Cette résistance acheva ◀de▶ ◀l’▶animer. ◀Le▶ vin qu’il avait dans ◀la▶ tête ◀le▶ rendit plus hardi ; et ◀les▶ prières étant inutiles, il eut recours à ◀la▶ force, et en vint à bout.
Après cela il ne prit plus avec elle ◀de▶ ces airs soumis, auxquels sa faiblesse ◀l’▶avait assujetti. Il changea ◀de▶ toutes manières. Mes fréquentes visites lui avaient donné ◀de▶ ◀l’▶ombrage, il n’avait osé s’en expliquer ; mais voyant qu’elles continuaient, il s’en prit à sa femme, et lui défendit absolument ◀de▶ me voir. Elle me ◀le▶ dit, et m’en fit voir ◀de▶ ◀la▶ douleur ; mais comme j’étais content et qu’elle devait ◀l’▶être aussi, je lui dis qu’elle devait pour son repos tâcher ◀de▶ regagner ◀la▶ confiance ◀de▶ son mari en me sacrifiant, et en lui obéissant avec une soumission aveugle, après ◀la▶ rupture qu’elle avait tentée ; et que moi-même, quelque tourment que j’en pusse souffrir, je me priverais ◀de▶ ◀la▶ voir, crainte ◀d’▶être cause ◀de▶ sa perte. Elle trouva ma réponse bien indifférente et bien dure ; elle me ◀le▶ témoigna, et je ne m’en souciai pas. Je ne lui ai point du tout parlé depuis. Je crois que dans ◀le▶ fond du cœur elle ne m’aime guère, quoique nous ayons été bons amis. Voilà ◀de▶ quelle manière finit ma première intrigue qui suivit ma réforme : voyez si je n’étais pas bien converti. Cette aventure est scélérate, elle n’est pourtant rien en comparaison de celle qui ◀la▶ suivit, et que je vais vous dire.
Ce fut avec Célénie que vous connaissez tous. Elle était fille, jeune, parfaitement bien faite et assez belle. Son teint un peu brun, ses yeux noirs et vifs qui ne respirent que ◀l’▶amour ; sa naissance du mois ◀de▶ mai, temps auquel ◀la▶ nature n’en produit point ◀de▶ cruelles, ou bien peu, me firent croire que je ne perdrais pas mon temps auprès ◀d’▶elle : pour celle-là, je ◀l’▶aimai ◀d’▶assez bonne foi pour vouloir ◀l’▶épouser ; mais mon dessein ne dura que jusqu’à ◀la▶ conclusion entre elle et moi, après cela je ne songeai plus au sacrement. Je ◀la▶ connaissais ◀de▶ longue main, étant tous deux voisins. La première fois que je lui parlai ce fut à une noce, où elle vint déguisée en paysanne. Elle avait un petit panier avec deux œufs et un petit fromage, comme une fille des champs, mais ◀d’▶un leste et ◀d’▶un propre à charmer. ◀La▶ chaleur qu’il faisait ◀l’▶avait obligée ◀d’▶ôter son loup. Il y aurait bien du plaisir à vous casser des œufs ma belle fille, lui dis-je. Il est aujourd’hui dimanche, dit-elle, on ne mange point ◀d’▶omelette. Ce ne serait pas pour faire une omelette, lui dis-je, que je voudrais casser vos œufs, ce serait pour vous faire venir du lait. J’ai une vache qui m’en fournit plus qu’il m’en faut, répondit-elle. Savez-vous ◀le▶ faire cailler, repris-je ? Assurément, dit-elle, et si je sais faire aussi du beurre et du fromage. Ne ◀le▶ laissez-vous point manger au chat, lui dis-je ? Il n’y en a point chez nous, me dit-elle. Vous êtes pourtant une souris ◀de▶ bonne prise, continuai-je, et je voudrais bien être votre rat ◀de▶ campagne. J’en viens chercher un en ville, dit-elle : ils me semblent plus beaux et plus polis. En avez-vous trouvé quelqu’un aujourd’hui, répliquai-je ? Non, dit-elle, je n’ai point trouvé ◀de▶ marchand, et je remporte mon étalage. Voulez-vous me ◀le▶ vendre, lui demandai-je ? Très volontiers, répondit-elle, je vous en ferai même bon marché ; car je suis lasse ◀d’▶attendre, et je veux m’en retourner.
Comme nous allions poursuivre, on vint ◀la▶ prendre pour danser ; cela nous interrompit. Elle me prit ensuite ; et lorsqu’après en avoir pris une autre, je voulus ◀la▶ rejoindre, je ne ◀la▶ vis plus. J’allai chez elle ◀le▶ lendemain ; je lui dis que je venais conclure ◀le▶ marché. Elle se mit à rire, et me dit qu’il n’était pas jour ◀de▶ vente pour elle. Cela donna occasion à une conversation plus suivie, que je ne vous répéterai point, non plus que d’autres que j’eus avec elle pendant fort longtemps.
Enfin je me déclarai. Cela vint au sujet de ◀la▶ sœur aînée qui se mariait. Vous savez qu’elles étaient trois sœurs, qui toutes trois ont été mariées fort longtemps l’une après l’autre, et toutes trois plus ◀de▶ six ans plus tard qu’elles n’auraient voulu. Je ◀l’▶entretins du mariage ◀de▶ sa sœur ; elle me parut avoir envie ◀de▶ ◀l’▶être aussi. Je m’offris ◀de▶ ◀la▶ demander, et lui dis que je ne croyais pas qu’on me refusât. J’en tombe d’accord, dit-elle, on ne vous refuserait pas, mais on ne vous accepterait pas non plus, parce que notre aînée est fort avantagée en argent comptant, que ma mère a fait tous ses efforts pour lui donner toute sa dot en espèces ; et qu’il ne reste plus dans ◀la▶ maison que des effets, dont on ne peut pas se défaire sitôt, et qu’outre cela, ma mère ne consentira pas à me marier que Toinon ne ◀la▶ soit aussi bien que son aînée. Elle est la mienne, il est juste qu’elle fasse figure la première ; je doute même que vous m’aimiez avec sincérité. Et par quel endroit, lui demandai-je, pouvez-vous croire que je ne vous aime pas avec toute ◀l’▶ardeur possible ? Je crains, dit-elle, que votre attache pour moi ne soit un amusement pour vous faire oublier plus facilement ◀la▶ belle Mademoiselle d’Épinai. Vous ne pouvez disconvenir que vous ne ◀l’▶ayez aimée, et que vous ne ◀l’▶aimiez encore. J’avoue, lui répondis-je, que je ◀l’▶ai aimée avec toute ◀la▶ tendresse dont je suis capable. J’avoue que j’ai un vrai repentir ◀de▶ ◀l’▶avoir offensée ; j’avoue que j’ai vu avec joie renaître mes espérances dans ◀le▶ divorce qu’elle méditait ; mais vous ne pouvez pas disconvenir au moins que ma retraite ◀d’▶auprès ◀d’▶elle, crainte ◀de▶ lui faire des affaires avec son époux, ne soit ◀d’▶un parfaitement honnête homme ; et ◀d’▶un véritable amant, reprit-elle avec précipitation. Oui, sans doute, continuai-je, c’est mon caractère. Je préférerai toujours ◀la▶ tranquillité et ◀les▶ intérêts ◀d’▶une fille ou femme que j’aimerai, aux miens propres. ◀La▶ même sincérité que j’ai eue pour elle, me durera pour vous ; et vous ne me verrez point démentir.
J’avoue à mon tour, reprit-elle, que ◀la▶ manière dont vous en avez agi avec elle, est ◀d’▶un honnête homme ; et si j’étais assurée que vous eussiez autant ◀d’▶amour pour moi que vous en avez eu pour elle, je vous avouerais que je vous aimerais bien aussi. Je ◀la▶ rassurai contre ses soupçons, et lui dis que ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ◀la▶ convaincre était ◀de▶ ◀la▶ faire demander à sa mère ; que je ne ◀l’▶oublierais pas, et que je ◀la▶ suppliais ◀de▶ me ◀le▶ permettre. Elle y consentit, mais elle ajouta qu’elle ne croyait pas que je réussisse.
Comme je ◀l’▶aimais ◀de▶ bonne foi, j’en fis faire dès ◀le▶ lendemain ◀la▶ proposition à sa mère devant elle. Celui que j’avais chargé du compliment était homme ◀d’▶esprit, il s’acquitta parfaitement bien ◀de▶ son rôle. Il lui parla devant ses deux filles. Il lui dit qu’il venait lui proposer un parti qu’elle ne refuserait pas pour Célénie. ◀L’▶aînée rougit ◀de▶ dépit, ◀de▶ voir que cela ne ◀la▶ regardait pas. ◀La▶ mère ◀le▶ remarqua, aussi bien que sa sœur et [m] on agent. Elle répondit que je faisais honneur à elle et à sa fille, mais qu’elle ne pouvait s’engager que Toinon n’eût trouvé un parti : qu’étant ◀l’▶aînée, il était juste qu’elle fût pourvue la première ; et que tout ce qu’elle pouvait faire, était ◀de▶ conclure en même temps pour l’une et pour l’autre. Qu’elle me priait ◀de▶ patienter jusqu’à ce temps-là, qui peut-être arriverait plus tôt qu’elle ne croyait elle-même. Qu’elle était obligée ◀d’▶en user comme elle en usait, parce que ◀le▶ mariage ◀de▶ ◀la▶ cadette ferait tort à celui ◀de▶ ◀l’▶aînée dans ◀le▶ monde, s’il se faisait le premier. Mon agent sortit avec cette réponse.
Célénie me ◀la▶ rapporta mot pour mot, avec ◀la▶ colère ◀de▶ sa sœur. Si bien donc, ma chère Célénie, lui dis-je, en ◀la▶ prenant entre mes bras, qu’il faudra attendre que votre sœur soit contente pour être heureux. Je m’étais bien attendue à cette réponse, dit-elle ; cependant c’est une nécessité ◀de▶ s’y conformer. C’est une nécessité, repris-je ? Et si Mademoiselle votre sœur ne trouve parti ◀de▶ quatre ans, nous serons donc quatre ans à nous morfondre ? Et cela sera, poursuivis-je, et peut-être plus. Je vous en fais juge vous-même, qui diable voudra ◀d’▶elle ? Elle n’a pas ◀la▶ moindre qualité qui puisse attirer un honnête homme. Je disais cela ◀d’▶autant plus facilement que je savais que Célénie ne ◀l’▶aimait pas ; et qu’outre cela elle n’était ni belle ni bien faite. Que voulez-vous y faire, me dit Célénie en riant ?
Si vous voulez m’en croire, poursuivis-je, nous serons mariés avant elle, et en dépit d’elle, cela ne dépend que ◀de▶ vous, mais il faut que vous ayez autant ◀de▶ résolution que ◀d’▶amour. S’il ne faut que ◀de▶ ◀la▶ résolution, dit-elle, je n’en manquerai pas, dites-moi ◀de▶ quoi il s’agit. Il faut, lui dis-je, que nous terminions ensemble sans leur en parler. ◀Le▶ moyen est gaillard, dit-elle. C’est ◀le▶ seul à prendre, repris-je. Votre mère m’accepte, ce n’est que ◀la▶ considération du droit ◀d’▶aînesse ◀de▶ votre sœur qui ◀l’▶empêche ◀de▶ consentir à votre satisfaction et à la mienne ; mais quand elle verra une raison plus forte, il faudra bien qu’elle passe par-dessus. Je vous engage ma parole, lui dis-je, en ◀l’▶embrassant, que vous aurez tout lieu ◀d’▶être satisfaite. Vous tombez d’accord que je suis honnête homme, et vous ne devez pas craindre que je vous manque ◀de▶ ma part ; comme je suis certain que vous ne me manquerez pas ◀de▶ ◀la▶ vôtre. Faites-y vos réflexions, et vous verrez que je ne vous propose rien que ◀de▶ très juste et très faisable. Vous vous moquez ◀de▶ moi, reprit-elle. J’avoue que cela est faisable ; mais il ne s’ensuit pas que ce soit une chose juste. Je ne ◀la▶ pressai pas davantage pour ce jour-là, espérant que ◀le▶ temps et ◀les▶ occasions ◀l’▶amèneraient insensiblement à mon point : ◀la▶ maxime étant très certaine, que fille qui écoute est à demi persuadée ; et je ne me trompai pas. Je ◀la▶ laissai et je sortis. ◀La▶ mère qui m’avait fort bien reçu en entrant, me fit mille civilités en sortant ; ce que ne fit pas ◀l’▶aînée, qui ne me regarda que ◀de▶ travers.
J’y retournai deux jours après, et je trouvai ◀les▶ choses outrées ; c’est-à-dire, que ◀l’▶aînée qui ne pouvait supporter patiemment ◀la▶ préférence que je donnais à ◀la▶ cadette, ◀la▶ maltraita ◀de▶ paroles. Celle-ci pour toutes défenses lui dit, qu’elle n’était pas cause si on ◀la▶ trouvait plus aimable qu’elle. ◀L’▶aînée prétendit qu’elle me faisait des avances. Célénie soutint ◀le▶ contraire ; et ◀la▶ mère qui s’en mêla, perdit ◀le▶ temps auprès de ◀l’▶aînée, qui avait ◀l’▶esprit aussi mal fait que ◀le▶ corps. ◀La▶ cadette se tut, et ◀la▶ mère voyant ◀la▶ noise apaisée sortit. J’entrai dans ◀le▶ temps ◀de▶ cette altération entre ◀les▶ deux sœurs. Toinon qui me vit dit avec dépit, voilà Monsieur, Mademoiselle sera bientôt contente. Je me réjouirai toujours, repris-je, lorsque ma présence, bien loin de déplaire, lui donnera quelque satisfaction. Je vous ai ◀l’▶obligation ◀de▶ m’en avoir averti. Je vous avoue que jusqu’à présent, elle ne m’en avait rien témoigné, et je ne croyais pas être aussi heureux que je ◀le▶ suis. Ma sœur peut se méprendre, Monsieur, reprit Célénie ; il ne faut pas tout à fait croire ce qu’elle en dit. Hé quoi, belle Célénie, lui dis-je, m’enviez-vous jusqu’aux bontés que Mademoiselle a pour moi ? Je ne vous ◀les▶ envierais pas, reprit-elle, si elle ne m’en faisait pas ◀l’▶objet, et je verrais avec joie que ces sortes ◀de▶ bontés ne provinssent que ◀de▶ son fonds, et que vous ne ◀les▶ dussiez qu’à son cœur. Quel que soit ◀le▶ motif qui fasse agir Mademoiselle, lui dis-je, je serai toujours prêt à lui rendre grâce ◀de▶ ce qu’elle pourra faire en ma faveur. Je vous en quitte, Monsieur, dit-elle brusquement ; je vous laisse ensemble faire vos explications. Je vois bien que je serais ◀de▶ trop avec vous ; et je ne veux pas vous chagriner par ma présence.
Célénie ◀la▶ rappela inutilement. Comment donc, lui dis-je, ◀d’▶où vient cette aigreur entre vous et votre sœur ? Elle ne peut souffrir, dit-elle en riant, que vous m’aimiez. Elle croit que votre cœur est un vol que je lui fais. Attachez-vous à elle, elle s’apaisera, et nous redeviendrons bonnes amies. Je m’en suis toujours douté, repris-je, non pas qu’elle m’aimât ; mais qu’elle serait en colère ◀de▶ ce que je vous aurais fait demander avant qu’elle fût hors ◀d’▶état ◀de▶ vous porter envie. Vous voyez bien, poursuivis-je, que tout ce que nous avons prévu est arrivé ; c’est à vous à voir si vous voulez être ◀la▶ victime du temps, et passer ◀le▶ plus beau ◀de▶ votre jeunesse dans ◀l’▶attente que quelqu’un par pitié se déclare pour elle. Vous ◀la▶ mettez bien bas, me dit Célénie en riant, elle n’est pas ◀d’▶une laideur à faire pitié, et quelqu’un sans doute ◀la▶ regardera avec d’autres yeux que vous. Il est vrai, belle Célénie, lui répondis-je en ◀la▶ regardant, mes yeux charmés ◀de▶ vous ne voient rien ◀d’▶aimable ailleurs. Je voudrais que votre sœur fût aussi belle que vous, afin que son bonheur pût avancer le nôtre ; mais je forme un souhait inutile. Il ne dépend que ◀de▶ vous ◀de▶ me rendre parfaitement heureux, et si je ◀le▶ puis dire, vous vous rendrez en même temps heureuse. Je ne vous demande que ce que je vous ai demandé ; et je suis sûr que votre cœur s’est mis ◀de▶ mon parti, pour peu que vous ◀l’▶ayez consulté.
Il est vrai, dit-elle, que j’y ai songé, et que c’est ◀le▶ plus court chemin ; mais avouez avec moi qu’il est tout rempli ◀de▶ hasards. Je n’y en vois point, repris-je, quels sont-ils ? Votre changement, répondit-elle ; ◀le▶ peu ◀d’▶estime que vous feriez ◀de▶ moi, si je me donnais à vous sur votre simple parole. ◀Le▶ bruit que notre aventure peut faire dans ◀le▶ monde, et ◀la▶ honte que je me ferais à moi-même, si je m’étais oubliée jusque-là. Ces raisons ne sont bonnes, repris-je, qu’avec ◀les▶ gens ◀de▶ l’autre monde. Pourquoi auriez-vous honte avec moi ? Une femme doit-elle en avoir avec son mari ? ◀Les▶ bruits qui pourraient courir ◀de▶ votre engagement avec moi, ne seraient-ils pas pleinement justifiés ? Il est ridicule ◀de▶ croire que je vous en estimerais moins ; au contraire, je connaîtrais que vous m’aimez avec la dernière confiance, et je vous aimerais davantage, parce que je ne devrais vos faveurs qu’à vous seule ; et mon amour deviendrait un amour ◀de▶ reconnaissance, comme il ◀l’▶est ◀d’▶inclination. C’est une fausse crainte que celle ◀de▶ me voir infidèle : en me ◀la▶ témoignant vous oubliez que vous m’avez dit que vous me croyez honnête homme. Cette bonne opinion cadre-t-elle avec une crainte qui m’est si injurieuse ? Mais si vous n’en croyez ni mes serments ni mes paroles, croyez-en tout ce qu’il vous plaira ◀de▶ me faire écrire. Pourrais-je dédire en même temps une promesse ◀de▶ ma main, et ◀l’▶homme qui a porté parole à votre mère ? Vous voyez bien que cela choque ◀le▶ sens commun. Déterminez-vous, ma chère Célénie, poursuivis-je, en me jetant à ses pieds et en lui baisant ◀les▶ mains ; ne refusez pas ◀de▶ faire notre bonheur, puisqu’il ne tient qu’à vous. Je ◀la▶ pressai tant qu’elle se rendit. Nous ne fîmes pourtant rien qui ne fût sage, parce que nous craignîmes ◀d’▶être surpris ; mais nous prîmes heure pour ◀le▶ lendemain que sa mère et sa sœur devaient aller ensemble voir ◀l’▶aînée qui était mariée, et malade.
Nous ne fûmes pas si sages dans cette entrevue-ci que ◀le▶ jour précédent. J’entrai au signal dont nous étions convenus. Elle avait dispersé ◀les▶ domestiques, et je ne fus vu ◀de▶ personne. ◀Les▶ fenêtres ◀de▶ sa chambre étaient presque fermées ; à peine vis-je assez clair pour écrire ce qu’elle me dicta. Elle crut bien prendre ses précautions, et ne fit pourtant rien qui vaille. J’écrivis tout ce qu’elle voulut, et après qu’elle fut satisfaite, je me satisfis.
Soit que je ne trouvasse pas ce que j’avais espéré, soit par inconstance, sitôt qu’elle se fut donnée à moi, je cessai ◀de▶ vouloir ◀l’▶épouser. Bien loin de lui en rien témoigner, j’essuyai quelques larmes qui lui échappèrent, et redoublai mes caresses. Nous assurâmes nos rendez-vous dans des lieux écartés et des maisons empruntées, et cependant j’allais toujours chez elle à mon ordinaire ; cela dura assez longtemps. Enfin au bout de quatre mois elle me dit qu’elle était grosse. J’en fus fâché, mais je ne lui dis pas ; au contraire, pour en faire ce que je voudrais, je lui montrai un amour plus ardent que jamais. Ce fut dans ce temps-là que m’arriva mon aventure du Pont-Neuf où vous étiez.
Des Frans ne put s’empêcher ◀de▶ rire à ce ressouvenir. Quelle est cette aventure, demanda Madame de Contamine ? Est-ce encore quelque coup ◀de▶ scélérat ? Non, Madame, reprit Des Frans, il n’y avait aucune fourbe : il jouait à jeu découvert. Que Monsieur Dupuis, poursuivit-il, ◀la▶ nomme comme il voudra, je n’entreprendrai point ◀de▶ ◀le▶ faire. Eh bien, reprit Dupuis, c’est un coup ◀de▶ fou, ◀d’▶étourdi et ◀de▶ brutal ; êtes-vous content des épithètes, ajouta-t-il en riant ? Je ◀la▶ veux savoir, dit Madame de Contamine. Volontiers, Madame, dit-il, mon dessein n’est pas ◀de▶ vous rien cacher.
Je vous ai dit, poursuivit-il, que Célénie et moi nous trouvions dans des chambres empruntées et garnies ; il y en a quantité dans Paris, qui ne servent qu’aux amants heureux ; nous en avions une. C’était dans ◀la▶ plus grande chaleur ◀de▶ ◀l’▶été ; et nous nous faisions très souvent un plaisir ◀de▶ nous mettre nus comme ◀la▶ main. Cela n’est pas fort honnête ; mais nous étions l’un et l’autre trop emportés pour y prendre garde. ◀L’▶envie me prit ◀de▶ me baigner, nous fîmes une partie six que nous étions, dont Monsieur Des Frans fut un. Nous allâmes sous ◀le▶ Pont-Neuf. Ces Messieurs restèrent proche du bateau, et Gallouin et moi, qui nous faisions un plaisir ◀de▶ nager et ◀de▶ plonger, nous allâmes directement sous ◀le▶ pont, où nous montions à ◀la▶ machine, et nous jetions du haut ◀d’▶une seconde chambre. Il y avait quantité ◀de▶ monde qui nous regardait nous donner ◀la▶ passade ; entre autres un coquin ◀de▶ soldat qui était sur ◀le▶ rebord du pont où ◀la▶ canaille fait ses ordures, et avec ◀le▶ pied il nous en jetait. Je levai ◀le▶ nez pour lui dire ◀de▶ cesser, et il m’en tomba justement sur ◀le▶ visage.
Vous en riez ; et qui n’en rirait ? ◀Les▶ regardants en rirent aussi. Je n’en ris pas moi, je plongeai pour me nettoyer ; et coupant entre ◀les▶ bateaux, je vins prendre terre au-dessous des degrés. Je ◀les▶ montai nu, et à ◀la▶ merci des coups ◀de▶ fouet des charretiers qui ne me ◀les▶ épargnèrent pas, je passai sur ◀le▶ Pont-Neuf, et tombai côte à côte sur mon coquin ◀de▶ soldat qui croyait en être quitte. Je ◀le▶ pris par ◀les▶ cheveux, je lui donnai trois ou quatre coups ◀de▶ poing sur ◀le▶ nez, et ◀le▶ jetai du haut du pont dans ◀la▶ rivière, où je me jetai après lui. ◀La▶ surprise que mon action lui avait causée, et une si grande chute ◀l’▶avaient étourdi. Ses habits ◀l’▶entraînaient au fond ◀de▶ ◀l’▶eau ; et si on n’avait été à son secours, c’était un soldat noyé. J’empêchai bien que ce ne fût notre bateau. ◀Le▶ batelier n’osa contredire un homme aussi en colère que j’étais. Mes amis me rejoignirent, j’étais dans une fureur épouvantable, tout sanglant des coups ◀de▶ fouet. Je ne vis rire personne, je ne ◀l’▶aurais pas souffert ◀de▶ qui que c’eût été. Nous nous rhabillâmes, et j’obligeai ◀le▶ batelier ◀de▶ me passer du côté du quai ◀de▶ Conti, où on avait porté ◀le▶ maraud. Nous étions tous ◀d’▶un air à faire trembler ◀la▶ canaille, et nos laquais marquaient ce que nous étions.
Je trouvai ◀le▶ soldat à terre entouré de plus ◀de▶ mille personnes, entre autres de plus ◀de▶ quarante soldats comme lui. Tout mourant qu’il était, on ne put pas m’empêcher ◀de▶ lui casser ma canne sur ◀le▶ corps. Et ses camarades ne firent pas mal ◀de▶ s’écarter. Nous repassâmes sur ◀le▶ pont où nous trouvâmes des rieurs que j’accommodai si bien, que j’ôtai ◀l’▶envie ◀de▶ rire aux autres. Je revins sur ◀le▶ quai ◀de▶ ◀l’▶École, où je ne trouvai pas un charretier. Je fis par nos laquais couper ◀les▶ attirails, et ◀le▶ pis que je pus ; après cela je me laissai conduire par mes amis avec qui je remontai en carrosse pis qu’enragé, tant des marques que j’avais sur ◀le▶ corps, que des railleries qu’on pouvait me faire du sujet qui me ◀les▶ avait attirées.
Je n’avais songé qu’à Célénie, à qui je n’aurais plus osé me montrer. Je fus plus ◀de▶ huit jours que mes chemises me tenaient au corps, et plus ◀de▶ six semaines à en porter des marques.
Je fus guéri enfin et n’y songeai plus. Célénie m’avait dit qu’elle était grosse, et je n’avais plus aucune envie ◀de▶ ◀l’▶épouser. Je m’étais aperçu que ma famille, mon bien, ◀la▶ figure que je pouvais lui faire faire dans ◀le▶ monde, en un mot son ambition, avaient eu plus ◀de▶ part à ses faveurs, que ◀l’▶amour qu’elle avait pour moi. Elle était ◀d’▶un intérêt sordide, ◀la▶ générosité et ◀le▶ désintéressement ◀d’▶une épouse étaient des vertus qu’elle ne connaissait pas, ou qu’elle ne voulait point pratiquer. Je lui avais remarqué des emportements qui me plaisaient fort dans une maîtresse, mais qui me faisaient trembler dans une femme. Tout cela m’avait fait résoudre à ne ◀l’▶épouser jamais. Elle m’avait dit en me parlant ◀de▶ sa grossesse, qu’il fallait ◀la▶ découvrir à sa mère ; je me trouvai embarrassé ◀de▶ cette prière. Je ◀la▶ priai ◀d’▶attendre quelque temps à se déclarer, pour prendre ◀les▶ mesures justes, lui disais-je ; mais en effet, afin que je pusse avoir ◀le▶ temps ◀de▶ songer à quelque expédient qui me tirât ◀d’▶intrigue.
Dans ce temps, sa sœur trouva parti et même fort avantageux. J’en fus réjoui, non pas pour ◀l’▶amour ◀d’▶elle, dont je ne me souciais guère ; mais parce que c’était moins ◀d’▶un Argus. Je fondai là-dessus ma liberté. Je redoublai mes soins, mes assiduités, et mes libéralités auprès de Célénie, pour ◀l’▶engager à force ◀d’▶amour à consentir à tout ce que je voudrais. J’en vins à bout, et cela parce que je ◀la▶ mis sur ◀le▶ pied ◀de▶ croire que ◀l’▶amour que j’avais pour elle était trop fort pour m’en pouvoir jamais dégager. Une fille qui s’aime, et qui est charmée ◀de▶ sa propre beauté, est toujours ◀la▶ dupe ◀de▶ ◀l’▶amour-propre, et ◀de▶ celui que ◀les▶ autres lui témoignent. J’en fis ◀l’▶expérience par ◀la▶ facilité que je trouvai à lui faire goûter mes raisons qui ne valaient pas grand-chose.
Je n’avais point parlé à ma mère de Célénie ; je ne lui avais point dit que je voulais ◀l’▶épouser ; je ne ◀l’▶avais point informée ◀de▶ ◀la▶ demande que j’en avais fait faire ; je n’étais pourtant point en âge ◀de▶ me marier sans son consentement : mais j’avais supposé qu’elle me ◀le▶ donnerait, ou j’avais résolu ◀de▶ m’en passer. Voilà, comme vous voyez, ◀de▶ beaux sentiments. Il est vrai que ◀la▶ manière dont elle en usait avec moi, et ◀le▶ peu de part qu’elle paraissait prendre à mes actions semblait m’autoriser à ne me pas arrêter à tout ce que ◀le▶ respect pouvait exiger ◀de▶ moi. Quoi qu’il en soit, il est certain que je connaissais bien que je faisais mal ; mais il est certain aussi que je ne me mettais pas en peine ◀de▶ mieux faire.
Elle sut que j’avais fait faire cette demande, et ◀le▶ sut justement comme mon frère était à Paris. Nous logions tous deux chez elle ; mais nous n’avions garde ◀de▶ nous quereller. Nous évitions avec soin l’un et l’autre ◀les▶ occasions ◀de▶ nous parler, et nous ne nous étions pas vus depuis son retour. Nos parents furent scandalisés du peu ◀d’▶union qui était entre nous. On nous en parla à chacun en particulier ; mon oncle se chargea ◀de▶ traiter avec moi. Il m’envoya quérir, et me dit tout ce qu’un honnête homme et un bon parent peut dire à un jeune homme qui se perd. Il voulut m’obliger à faire comme cadet les premières démarches du raccommodement avec mon aîné. Il me dit que notre désunion mettait ◀le▶ poignard dans ◀le▶ cœur ◀de▶ ma mère, et jetait toute ◀la▶ famille dans ◀le▶ trouble.
Je lui dis que ma mère ne devait s’en prendre qu’à elle. Qu’elle savait fort bien que toute ◀l’▶obligation que je lui avais se bornait à celle ◀de▶ m’avoir mis au monde. Que cette obligation était si générale et si commune, qu’elle ne méritait pas ◀d’▶être comptée à moins qu’elle ne fût soutenue par d’autres, qui me fissent connaître que j’étais aussi bien son fils par ◀le▶ cœur que par ◀le▶ sang. Que c’était ce qu’elle n’avait jamais fait. Que comme je savais bien qu’elle ne m’aimait pas, et qu’elle ne m’avait jamais aimé, j’avais cru lui faire plaisir ◀de▶ me retirer ◀de▶ sa table. Que c’était ◀la▶ seule cause qui m’obligeait ◀de▶ manger ailleurs. Que si je lui déplaisais encore jusqu’au point ◀de▶ ne pouvoir me souffrir dans ◀la▶ même maison où mon frère demeurait avec elle, elle pouvait s’en expliquer ; que cette nouvelle dureté ne me surprendrait pas, et que j’irais loger ailleurs, quoique ◀la▶ maison fût à moi, et qu’ils n’y eussent pas un denier ◀de▶ droit ni l’un ni l’autre, puisqu’elle m’était tombée par ◀le▶ partage. Que je n’avais osé lui faire paraître par mes assiduités auprès ◀d’▶elle toute ◀la▶ tendresse et ◀le▶ respect que j’avais effectivement pour elle : mais que ne m’étant jamais vu traité par elle en fils, je m’étais insensiblement accoutumé à ne ◀la▶ plus traiter en mère. Que pour mon frère, bien loin de lui vouloir du mal, je souhaiterais lui rendre service, et que je ◀le▶ ferais aux dépens de mon sang, si ◀l’▶occasion s’en présentait : mais que j’avouais que ◀la▶ distinction que ma mère mettait entre nous me déplaisait ; et que je ne pouvais pas voir de bon cœur un homme, à qui on m’avait si cruellement sacrifié, quoique je fusse aussi légitime que lui.
Ces raisons qui furent trouvées plausibles par Monsieur Dupuis, ne furent pas trouvées déraisonnables par mes autres parents, ni par ma mère même. Il y avait plus ◀de▶ quatre mois que je ne ◀l’▶avais vue, bien loin de lui avoir parlé. On ménagea une entrevue entre nous ; je n’y résistai point. Tout se passa en plaintes, en éclaircissements, et en justifications ◀de▶ part et ◀d’▶autre, et n’opéra rien pour ma fortune, et nous mit mon frère et moi aux épées et aux couteaux.
Tous mes parents avaient dîné au logis. Je m’y étais trouvé malgré moi, car j’enrageais ◀de▶ voir que quelque tendresse que ma mère eût témoigné avoir pour moi quelques jours auparavant, elle ne changeait pas ◀de▶ manière ; et je voyais Monsieur mon frère sur un pied tellement au-dessus ◀de▶ moi, que je me faisais honte à moi-même.
On avait parlé à table ◀de▶ Célénie, et ◀de▶ ◀la▶ demande que j’en avais faite. Je n’eus garde ◀de▶ dire ce que je pensais là-dessus, ni ◀les▶ termes où nous en étions elle et moi. Au contraire, je me fis une nécessité ◀d’▶honneur ◀de▶ soutenir ce que j’avais fait. ◀Le▶ vin se mêlait ◀de▶ ◀la▶ partie, on me railla ; je répondis ◀le▶ mieux que je pus ; mais comme ◀les▶ rieurs n’étaient pas de mon côté, je fus pillé. J’avais soutenu en homme qui entendait raillerie toutes celles qu’on m’avait faites ; mais je fus assommé ◀de▶ celle que mon frère fit mal à propos. Comme il ne regardait Célénie que du haut ◀de▶ sa fortune ; et qu’en effet ce n’était pas un bon parti pour moi, elle lui paraissait tout à fait au-dessous de lui. Il ◀la▶ traita comme une gueuse et une misérable. Je lui répondis ◀d’▶une manière à lui imposer silence, s’il avait eu quelque égard pour moi ; mais il continua ses airs ◀de▶ mépris qu’il finit par dire, en prenant un ton ◀de▶ village : Palsangué puisque nous allons entrer dans son alliance, faut que j’allions lui faire ◀la▶ révérence. Je ne lui fis qu’une inclination ◀de▶ tête, à quoi on ne prit pas garde ; mais je me résolus ◀de▶ venger ◀le▶ mépris qu’il faisait en ma présence, ◀d’▶une fille qu’il était persuadé que j’aimais.
Je me déterminai à lui faire mettre ◀l’▶épée à ◀la▶ main. Je ne fus retenu ◀de▶ ◀le▶ faire dans ◀le▶ moment, que par ◀la▶ présence ◀de▶ ◀la▶ compagnie qui se dissipa en peu de temps. Tout le monde sortit, et ma mère, après avoir fait ◀les▶ civilités ◀de▶ chez elle, rentra dans sa chambre assez éloignée ◀de▶ ◀la▶ salle où nous avions dîné. Mon frère s’était jeté sur un lit ◀de▶ repos, et moi j’avais pris un livre à ◀la▶ main. Sitôt que je m’aperçus que ma mère ne pouvait plus nous entendre, je courus fermer ◀le▶ verrouil ◀de▶ ◀la▶ porte, et je m’avançai vers mon frère : allons, Monsieur, lui dis-je, en mettant ◀l’▶épée à ◀la▶ main, il faut voir si vous avez aussi bonne épée que bonne langue. Je vous demande raison, et des distinctions ◀de▶ ma mère, et ◀de▶ vos mépris pour Célénie. Vous n’y pensez pas, me dit-il, ce que j’en ai dit n’a été que pour ◀la▶ conversation, sans dessein ◀de▶ vous choquer. Je ne veux point ◀de▶ justification ◀de▶ votre part, lui dis-je, je veux que vous vous défendiez ; mais dépêchez-vous, ◀le▶ temps est trop cher pour ◀le▶ perdre en paroles. Comme il vit que mon dessein n’était pas ◀de▶ ◀l’▶épargner, il mit aussi ◀l’▶épée à ◀la▶ main.
Je vous ai dit qu’il était plus méchant que moi, il me ◀le▶ fit voir. Il resta longtemps sur ◀la▶ défensive. Ah morbleu, lui dis-je, vous m’épargnez ; voyons si cela durera ; en même temps je ◀le▶ pressai plus vivement que je n’avais fait. Je ◀le▶ blessai ; son sang qu’il sentit couler ◀le▶ mit à mon égard dans ◀la▶ même situation où j’étais pour lui. Nous ne nous ménageâmes plus : notre sang que nous vîmes tous deux couler, nous rendit furieux, et l’un ◀de▶ nous deux serait assurément resté sur ◀la▶ place, si ma mère et ◀les▶ domestiques accourus au bruit, n’avaient enfoncé ◀la▶ porte. Il arrivèrent assez tôt pour me sauver ◀la▶ vie ; mon épée était embarrassée par ◀la▶ pointe dans un nœud ◀de▶ rubans qui pendait à ◀la▶ garde ◀de▶ celle ◀de▶ mon frère ; ◀l’▶espace n’était point assez grand pour me jeter en arrière, et il me pressait extrêmement. ◀Le▶ péril où j’étais m’avait obligé ◀de▶ sauter à lui : nous nous tenions au corps, et comme il est beaucoup plus robuste que moi, j’aurais infailliblement succombé. Nous avions chacun trois blessures au bras et au corps. Notre sang et ◀la▶ colère nous rendaient affreux, et ne nous permettaient pas ◀d’▶examiner ni nos paroles, ni nos actions. ◀Les▶ domestiques étaient transis ◀d’▶étonnement, et ma mère pleurait et criait comme une femme. Je ne m’arrêtai point à lui prêter audience : voilà Madame, lui dis-je en sortant, le premier fruit ◀de▶ votre égalité ◀de▶ tendresse. Au revoir, Monsieur, poursuivis-je parlant à mon frère, je vous demanderai mon reste une autre fois, ou je vous donnerai le vôtre. Oui, oui, dit-il, volontiers, nous ne serons pas longtemps sans nous trouver, puisque nous nous chercherons.
Je montai dans mon appartement où je ne voulais rester qu’autant ◀de▶ temps qu’il me fallait pour me faire panser. Mon dessein était ◀d’▶aller dans ◀la▶ chambre où nous nous voyions Célénie et moi, mais je ne ◀le▶ pus pas. À peine fus-je pansé que mon oncle entra, et qu’une faiblesse qui me prit, obligea ◀le▶ chirurgien, son garçon et mon valet ◀de▶ me mettre au lit. J’étais ◀le▶ plus maltraité, quoique ◀les▶ blessures que j’avais faites à mon frère fussent dans des endroits bien plus dangereux ; mais elles étaient moins profondes que les miennes, dont deux me perçaient ◀le▶ haut du bras à un travers ◀de▶ doigt ◀de▶ distance, et l’autre ◀le▶ défaut ◀de▶ ◀l’▶épaule sous ◀l’▶aisselle. Peu après que je fus revenu ◀de▶ ma faiblesse ma mère entra dans ma chambre. Ma colère était passée, et Monsieur Dupuis prit hautement mon parti. Je ne voulus pas faire semblant ◀de▶ m’apercevoir que ma mère avait toujours resté auprès de mon frère, sans songer à moi, qu’après ◀l’▶avoir vu en sûreté. Je lui demandai fort doucement comment il se portait. Elle me dit qu’il était fort mal. J’en suis fâché, repris-je, mais cela ne serait pas arrivé, s’il ne s’était mêlé que ◀de▶ ses affaires. Ma mère s’emporta contre moi à mille reproches, et m’en dit tant, qu’enfin je ◀la▶ priai ◀de▶ me laisser en repos.
Je voulus sortir du logis dans ◀le▶ moment, elle ne voulut pas ◀le▶ permettre ; et mon oncle, à qui je me rapportais ◀de▶ tout, n’y voulut pas consentir ; il me fit voir que j’aurais tort ◀d’▶en user à ma tête. Pour ne plus vous parler ◀de▶ cette malheureuse affaire, qui fut assoupie par ◀les▶ soins ◀de▶ ◀la▶ famille, il faut vous dire qu’elle ne passa pas outre, et que ◀les▶ domestiques eurent ordre ◀de▶ n’en point parler. J’en fis avertir Célénie ; elle vint me voir, je lui dis ce qui en était, et pris même des mesures avec elle pour ◀l’▶épouser dans mon lit, si ma vie eût couru hasard. Elle me remercia ◀de▶ tout, et pleura ◀de▶ bonne grâce. Mon frère qui ne garda ◀le▶ lit que quinze jours, ◀la▶ vit en sortant. Il ◀la▶ combla ◀de▶ civilités, et lui dit comme ◀les▶ gens avaient ordre ◀de▶ ◀le▶ dire, que nous avions été attaqués par des voleurs.
Dès qu’il put sortir ◀de▶ sa chambre, il monta dans la mienne. Sa visite que je n’attendais pas me surprit, nous nous embrassâmes. Il me dit qu’il était au désespoir ◀de▶ ce qui s’était passé, et que, puisque j’étais ◀d’▶humeur ◀de▶ prendre si à cœur ◀les▶ railleries innocentes qu’il avait voulu me faire, il me promettait non seulement ◀de▶ ne m’en jamais parler, mais même ◀de▶ faire ses efforts pour faire consentir ma mère à ma satisfaction. Je lui répondis qu’il devait être content ◀de▶ ◀l’▶avantage qu’il avait sur moi par ◀l’▶âge et par ◀la▶ fortune, sans pousser ses droits jusqu’à me prendre pour son jouet. Que j’oubliais volontiers ce qui s’était passé, et que je ◀le▶ remerciais ◀de▶ ses offres. Que je n’avais pas besoin du consentement ◀de▶ ma mère, et que je ne me marierais plutôt jamais, que ◀de▶ lui en demander aucun. ◀La▶ réponse était fort peu civile, comme vous voyez ; mais telle qu’elle était il s’en contenta. J’allai ◀le▶ visiter à mon tour ; il me reçut parfaitement bien. Ma mère vit avec joie notre réconciliation, qui fut assurément sincère ; car depuis ce temps-là nous avons vécu en bonne intelligence, sans néanmoins nous mêler des affaires l’un ◀de▶ l’autre, qu’autant que nous nous en sommes priés. Il m’a offert plusieurs fois ◀de▶ me rendre ce qu’il a à moi ; mais ◀le▶ sachant en bonne main, et cela n’étant pas capable ◀de▶ me donner une charge aussi belle que la sienne, et ne voulant pas m’établir dans une moindre, je ◀le▶ lui ai laissé. Je lui ai mandé que j’allais épouser Madame de Londé ; et en considération ◀d’▶un mariage si honnête, et qui m’est si avantageux, il m’a offert des choses que je n’attendais point ◀de▶ lui, et qui me font connaître que dans ◀l’▶occasion ◀le▶ bon sang ne se dément point, et que ◀les▶ frères sont toujours frères.
Pour revenir à Célénie, qui, comme je vous ai dit, m’était venue voir, et qui m’avait remercié ◀d’▶avoir si bien pris son parti ; elle écouta toutes ◀les▶ raisons que je voulus lui donner pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ découvrir sa grossesse. Je lui fis comprendre que sa sœur allant se marier, il fallait que nous différassions ; afin qu’on ne crût point que ce fût ◀la▶ nécessité qui ◀l’▶obligeât à se marier en même temps qu’elle. Qu’il était ◀de▶ notre intérêt ◀de▶ cacher ce qui en était, parce que si sa mère ◀le▶ savait, et qu’elle connût qu’il m’était impossible ◀de▶ me dédire, elle ne nous accorderait pas par notre contrat ◀de▶ mariage, des conditions aussi avantageuses qu’elle nous en accorderait dans un autre temps. Que de plus, ce qui s’était passé entre mon frère et moi, serait sans aucun fruit à mon égard, si je ne me ménageais pas auprès de ma mère, qui commençait à se repentir ◀de▶ ses duretés pour moi, et qui ◀les▶ redoublerait sans doute, si elle venait à connaître que mon mariage fût forcé. Que j’avais intérêt ◀de▶ ménager ◀le▶ commencement ◀de▶ ses bons sentiments, qui peut-être n’étaient pas volontaires, et que je ne trouvais pas à propos de lui donner aucun nouveau sujet ◀de▶ plainte, parce qu’elle ne manquerait pas ◀de▶ ◀le▶ faire servir ◀de▶ prétexte pour se dédire ◀de▶ tout ce qu’elle avait promis ◀de▶ faire pour moi.
Toutes ces raisons, quoique faibles, ne laissèrent pas ◀de▶ ◀la▶ persuader. Il est vrai qu’elles étaient soutenues par des marques ◀de▶ tendresse qui auraient trompé ◀la▶ fille du monde ◀la▶ plus incrédule. Elle me promit donc ◀de▶ cacher avec soin ◀l’▶état où elle était. Elle est grande et bien faite, ainsi elle réussit mieux que n’aurait pas fait une femme ◀de▶ petite ou ◀de▶ moyenne taille. Elle assista aux noces ◀de▶ sa sœur sur son sixième mois, sans que personne y connût rien. Lorsque sa grossesse augmenta tout à fait, elle ne mit plus ◀de▶ corps et se plaignit ◀d’▶être malade pour rester au lit, ou être toujours en robe de chambre ; enfin elle prit tant de soin qu’elle réussit.
Si je n’avais pas été moi-même acteur dans cette comédie, je douterais qu’elle fût vraie ; mais ◀la▶ réussite m’a convaincu ◀de▶ sa vérité. Je ◀la▶ voyais tous ◀les▶ jours, mes visites n’étaient point suspectes. Il n’y avait plus que ◀la▶ mère ; et ◀l’▶ayant toujours mise sur ◀le▶ pied ◀de▶ me regarder comme son gendre, et lui ayant donné comme à sa fille ◀les▶ raisons que j’avais ◀de▶ différer, par rapport aux bontés que ma mère avait pour moi, celle ◀de▶ Célénie me laissait tout ◀le▶ temps ◀d’▶entretenir sa fille dans son lit. Je me plaignais devant elle ◀de▶ cette maladie, et j’en faisais un des articles qui retardait ◀le▶ mariage.
◀La▶ bonne femme n’était pas fâchée qu’il fût un peu retardé, tant de mariages coup sur coup ◀l’▶auraient trop épuisée : ainsi chacun ayant ses vues pour différer, qui que ce soit ne pressait l’autre ◀de▶ terminer, quoique chacun fît semblant ◀de▶ souhaiter que ◀la▶ chose fût déjà conclue. Célénie se levait ◀les▶ soirs, nous allions assez souvent nous promener ensemble ; et lorsqu’elle fut sur son neuvième mois, je ◀la▶ menai chez une sage-femme fort habile, pour savoir à peu près ◀le▶ temps qu’elle serait délivrée ◀de▶ son fardeau. Cette femme, nommée ◀la▶ Cadret, demeurait dans ◀la▶ rue Saint-Antoine, au coin ◀d’▶une petite rue devant celle ◀de▶ Geoffroy-l’Anier. Elle lui dit qu’elle avait encore quinze jours à courre, et que jusque-là, elle n’avait autre chose à faire que ◀de▶ se bien nourrir, et ◀de▶ se bien divertir. Je lui donnai ce qu’elle voulut pour acheter ◀les▶ hardes nécessaires à un enfant, et pour arrêter une nourrice ; et au bout de quinze jours j’y remenai Célénie.
Je vous ai déjà dit que je ne croirais pas moi-même ce que je vais vous dire, si je n’en avais été témoin oculaire. Vous savez où Célénie demeurait, je vous ai dit où demeurait ◀la▶ Cadret, ainsi vous pouvez voir que ◀le▶ chemin est extrêmement long ◀d’▶un endroit à l’autre ; cependant Célénie ◀le▶ fit à pied tant en allant qu’en revenant, et ne voulut jamais se servir ◀d’▶une chaise à porteur que j’avais fait tenir prête. Cela m’a tout à fait convaincu qu’une fille, quelque délicate qu’elle soit, est capable ◀de▶ tout pour cacher une faute qu’elle a faite, et se retirer en secret ◀de▶ ◀l’▶abîme où son peu de vertu ◀l’▶a précipitée. J’allai chez elle ◀le▶ soir à mon ordinaire ; je ◀la▶ trouvai en robe de chambre. Nous allâmes chez ◀la▶ Cadret environ sur ◀les▶ sept heures du soir au mois ◀de▶ novembre ; et quoique ◀la▶ saison fût fort avancée, ◀le▶ temps était fort doux, et propre à ◀la▶ promenade. Il était temps : à peine fut-elle dans ◀la▶ chambre ◀de▶ cette femme, que ◀les▶ douleurs ◀la▶ prirent ; et cette même Célénie, qui avait jeté des cris fort douloureux la première fois qu’elle avait hasardé ◀de▶ devenir grosse, mit au monde une petite fille sans faire ◀d’▶autre bruit qu’un grand soupir, malgré ◀la▶ différence qu’il y a du plaisir ◀de▶ l’un aux douleurs ◀de▶ l’autre. Nous sortîmes ◀de▶ là qu’il n’était pas plus ◀de▶ neuf heures ; et quelque chose que je pusse lui dire, il me fut impossible ◀de▶ ◀l’▶obliger à se servir ◀d’▶aucune commodité pour retourner chez elle.
Cet enfant fut mis en nourrice ; je ◀l’▶ai élevé jusqu’à ◀l’▶âge ◀de▶ six ans qu’il est mort ◀de▶ ◀la▶ petite vérole, ou ◀d’▶une autre maladie que sa garde m’a donnée pour argent comptant ; et cette mort n’est arrivée que depuis environ deux ans. Je reconduisis Célénie chez elle ; elle garda ◀le▶ lit quatre jours, et pas plus. Si elle avait été mariée, elle en aurait eu pour plus ◀de▶ six semaines.
Je fis baptiser son enfant sous mon nom et le sien, mais non pas comme légitime ; et n’ayant plus envie ◀de▶ ◀l’▶épouser, je n’appliquai mes soins qu’à m’en sauver par quelque dehors honnête, et je crus qu’une absence me ferait réussir. J’en cherchai ◀l’▶occasion ◀de▶ tous côtés, et j’eus recours à mes anciennes connaissances. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ vous raconter une aventure bouffonne qui m’arriva dans leur compagnie, chez cette même sage-femme.
Nous revenions quatre ◀de▶ souper dans ◀la▶ rue de la Mortellerie, il était près ◀d’▶une heure après minuit. Nous étions à pied ; ◀le▶ temps se mit tout ◀d’▶un coup à ◀la▶ pluie ◀d’▶une si grande force, qu’il semblait que ce fût un nouveau déluge. Nous ne savions où nous mettre à couvert à ◀l’▶heure qu’il était, et il faisait si obscur qu’à peine on pouvait distinguer ◀les▶ rues. J’aperçus ◀de▶ ◀la▶ lumière chez ◀la▶ Cadret, où il n’y avait que quinze jours que Célénie était accouchée ; ◀l’▶enfant était encore chez elle. Elle nous mit dans ◀la▶ même chambre ; nous y allumâmes du feu pour nous sécher, et y passer ◀la▶ nuit et ◀le▶ mauvais temps.
◀La▶ chambre où nous étions n’était séparée que par une cloison, ◀d’▶une autre chambre où cette femme travaillait à soulager une fille qui rendait avec douleur ◀le▶ fruit ◀de▶ ce qu’elle avait reçu avec plaisir neuf mois auparavant. Ces aventures ne sont pas rares chez des sages-femmes, et celle-ci fut risible pour tout ◀le▶ monde. Cette fille était toute jeune, et souffrait fort impatiemment ◀les▶ douleurs qu’elle ressentait. Elle criait à pleine tête, et parmi des paroles mal articulées, je distinguai trois ou quatre fois celle-ci, du beurre ? du beurre ? Nous venions de faire ◀la▶ débauche, et nous avions besoin ◀de▶ quelque chose pour apaiser ◀les▶ fumées du vin. À cette parole ◀de▶ beurre tant de fois répétée, je courus à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ chambre où était cette fille, je ◀l’▶entrouvris : n’usez pas tout ◀le▶ beurre, dis-je à ◀la▶ Cadret, gardez-nous en pour nous faire une soupe à ◀l’▶oignon. Mon compliment que j’avais fait ◀d’▶un air fort naïf, opéra ce que je n’attendais pas. ◀La▶ Cadret se mit à rire ◀de▶ toute sa force ; j’en fis autant, tant parce que je ◀la▶ voyais rire, qu’à cause que je voyais en même temps ◀la▶ pauvre créature couchée sur ◀le▶ dos devant ◀le▶ feu, ◀les▶ deux genoux levés et écartés dans un état tout grotesque. ◀La▶ diablesse s’en mit à rire aussi et ◀de▶ si bon cœur, que ◀l’▶effort qu’elle fit, fit sortir ◀l’▶enfant dans ◀l’▶instant même. On nous donna du beurre pour faire notre soupe à ◀l’▶oignon ; et parce que j’avais plus servi à ◀l’▶accouchement que tout autre, je fus parrain ◀de▶ ◀l’▶enfant. ◀La▶ cérémonie ne fut pas fort magnifique, mais elle fut bachique ; nous ne quittâmes que ◀le▶ soir ◀la▶ table et ◀la▶ maison.
Pour revenir à Célénie, je lui fis entendre que pour lui donner ◀le▶ temps ◀de▶ se remettre ◀de▶ ses couches, il était à propos que nous vécussions sagement ensemble. Que ce n’en était pas ◀le▶ moyen que ◀de▶ rester l’un auprès de l’autre. Que nous n’aurions jamais assez ◀de▶ force sur nous-mêmes, pour résister aux occasions, et qu’il valait mieux que nous nous séparassions. Elle en fit bien des difficultés ; mais à force de protestations, je ◀la▶ fis consentir que j’allasse passer à ◀la▶ campagne jusqu’au carnaval, que je lui promis ◀d’▶être à Paris pour nous voir pour toujours.
Justement comme je sortais ◀de▶ sa chambre, après avoir pris congé ◀d’▶elle qui était dans son lit, non plus pour ses couches, mais pour une petite fièvre, j’aperçus son cabinet ouvert. Je mis ◀la▶ main sur une bourse qui était dedans, où je savais qu’elle renfermait ce qui lui était ◀de▶ conséquence. Je ◀l’▶emportai, et trouvai dedans ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage que je lui avais faite. C’est toujours autant ◀de▶ pris, me dis-je à moi-même ; si je veux ◀l’▶épouser, cette promesse est inutile ; et si je ne ◀le▶ veux pas, il ne faut pas lui laisser entre ◀les▶ mains ◀le▶ moyen ◀de▶ me faire ◀de▶ ◀la▶ peine. Ainsi je déchirai ce papier sans scrupule, et même avec joie, et je partis pour aller en Bretagne, sans songer pas plus à Célénie que si je ne ◀l’▶avais jamais vue.
Je restai hors de Paris, non seulement ◀l’▶hiver, mais une bonne partie du printemps ; je ne revins que douze jours après Pâques. La première nouvelle que j’appris, fut que Célénie allait épouser Alaix que vous connaissez. Je n’en crus rien au commencement ; mais ◀la▶ certitude des bans publiés ne me laissa plus aucun doute. J’allai chez elle ◀l’▶après-midi ; ma présence ◀l’▶étonna, mais ne ◀la▶ déconcerta pas. Son accordé était avec elle : voilà Monsieur Dupuis, lui dit-elle en me montrant à lui, ◀de▶ qui je vous ai plusieurs fois parlé. C’est donc vous, Monsieur, lui dis-je, qui allez épouser Mademoiselle ? Oui, Monsieur, me répondit-il, puisque Mademoiselle y veut bien consentir. Vous ne pouvez pas trouver, lui dis-je, une fille de plus ◀de▶ mérite, ◀de▶ quelque côté que vous ◀la▶ tourniez ; il ne faut que ◀la▶ voir et ◀la▶ connaître pour en juger comme moi. J’en suis persuadé, Monsieur, me répondit-il. Cette conversation m’ennuyait trop pour ◀la▶ continuer, je ◀les▶ laissai et j’allai trouver ◀la▶ mère.
Quoi, Madame, lui dis-je, il est donc vrai que malgré votre promesse, vous allez marier Célénie ? Ne vous souvient-il plus ◀de▶ me ◀l’▶avoir promise ? Il y a si longtemps, Monsieur, me répondit-elle ; et vous m’avez paru ◀l’▶avoir si bien oublié vous-même, que je n’ai pas cru devoir m’en souvenir seule, contre ◀l’▶inclination qu’elle m’a avoué avoir pour Monsieur Alaix. Si bien donc qu’elle ◀l’▶aime, et qu’elle m’est infidèle, repris-je ? Je ne m’opposerai point à son bonheur, continuai-je, mais tout au moins je compte que vous ne trouverez pas mauvais que j’aie un moment ◀de▶ conversation particulière avec elle. Ce n’est pas pour ◀la▶ faire changer ◀de▶ résolution ; j’entreprendrais vainement ◀de▶ fixer ◀l’▶inconstance ◀d’▶une fille, mais je suis fort aise ◀de▶ m’éclaircir avec elle ◀de▶ quelque chose qui me tient au cœur. Je ne vous empêcherai point ◀de▶ faire vos explications ensemble, reprit ◀la▶ mère, vous pouvez lui parler quand il vous plaira ; mais je ne crois pas que vous avanciez beaucoup, ni que vous puissiez rompre ◀les▶ choses dans ◀l’▶état qu’elles sont. C’est à cause de cela même, lui dis-je, et je vous supplie ◀de▶ ◀la▶ préparer à me parler seul à seul demain matin. Je sortis ensuite ◀de▶ cela vivement en colère contre Célénie.
Son mariage m’était indifférent dans ◀le▶ fond, puisque je ne voulais plus ◀l’▶épouser ; mais je ne voulais pas lui laisser ◀l’▶honneur ◀de▶ me quitter la première. Je voulais que notre rupture fût un fruit ◀de▶ mon dégoût, et non pas ◀de▶ son inconstance ; il me semblait que mon mérite y était intéressé. Je ne voulais pas ◀l’▶épouser, mais je ne voulais pas qu’elle épousât Alaix par son choix. Je différai à prendre mes résolutions jusqu’à ce que je lui eusse parlé.
Ce fut ◀le▶ lendemain matin, sans attendre plus tard. J’entrai dans sa chambre ; elle était levée, mais non pas encore habillée. Son négligé me plut plus que tous ◀les▶ ajustements que ◀les▶ femmes croient qui relèvent leur beauté.
Il est donc vrai, belle Célénie, lui dis-je, que vous êtes infidèle ? J’avais accusé ◀de▶ fausseté tout ce qu’on m’avait écrit ◀de▶ votre engagement ; je croyais être en droit ◀de▶ me reposer ◀de▶ votre fidélité sur ce qui s’est passé entre nous : mais comme vous avez apparemment tout oublié, je suis venu exprès en poste pour vous en faire souvenir. Parlez sincèrement, Alaix est-il un choix ◀de▶ votre cœur, ou ◀de▶ votre mère ? Est-ce ◀l’▶autorité ◀de▶ vos parents, ou votre inconstance qui vous arrache à ma tendresse ?
Voulez-vous achever ◀de▶ me désespérer, me dit-elle ◀d’▶un air dédaigneux ? N’est-ce pas assez pour vous, ◀d’▶avoir si cruellement abusé ◀de▶ ma faiblesse pour vous, et ◀de▶ ma bonne foi ? Est-il temps ◀de▶ me dire que vous m’aimez encore, quand vous me voyez presque entre ◀les▶ bras ◀d’▶un autre ? N’êtes-vous pas ◀le▶ plus fourbe ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, non seulement ◀de▶ m’avoir trompée, mais encore ◀de▶ m’avoir ôté ◀les▶ moyens ◀de▶ faire voir votre perfidie ? N’avez-vous pas repris lâchement ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage que vous m’aviez faite ? N’êtes-vous pas parti sans presque me dire adieu ? M’avez-vous fait savoir ◀de▶ vos nouvelles ? M’avez-vous même fait savoir où vous étiez ? Ne m’avez-vous pas par là ôté ◀les▶ moyens ◀de▶ vous écrire, et ◀de▶ vous faire savoir ce qui m’arrivait ? Allez, poursuivit-elle, laissez-moi en repos. Contentez-vous que j’oublie tout ce que j’ai fait, et que je ne porte pas ma vengeance jusqu’aux extrémités que mérite un aussi grand scélérat que vous. Fort bien, repris-je, ◀le▶ compliment est honnête : mais enfin me voilà revenu repentant, tout à vous, et prêt à vous épouser ; ◀le▶ voulez-vous ? Je sais ◀les▶ moyens infaillibles ◀de▶ vous retirer du précipice où vous êtes. Vous épouser, moi, reprit-elle avec colère, j’aimerais mieux me voir attachée à ◀la▶ potence qu’à un homme aussi perfide que vous ! Vous ne m’aimez donc plus à ce compte, lui dis-je ? Bien loin de vous aimer, dit-elle, je vous hais ◀de▶ toute mon âme ; et ◀la▶ présence du plus horrible des démons, me donnerait moins ◀d’▶horreur que ◀la▶ vôtre. ◀Les▶ termes sont forts, lui dis-je. Ils ne ◀le▶ sont point assez, reprit-elle, pour exprimer ce que je pense sur vous.
J’avoue que ces airs ◀de▶ fierté et ◀de▶ mépris, à quoi je ne m’étais point attendu, me terrassèrent ; je ◀l’▶en aimai davantage, et je repris dans ◀le▶ moment un dessein sincère ◀de▶ ◀l’▶épouser, et ◀de▶ ◀l’▶enlever à Alaix. Hé quoi, belle Célénie, repris-je dans ce sentiment, avez-vous oublié que vous êtes attachée à moi par des liens qu’il est ◀de▶ votre honneur ◀de▶ rendre éternels et innocents ? Avez-vous oublié qu’un enfant n’attend que ◀de▶ vous, un droit que Dieu, ◀la▶ nature, et votre honneur vous défendent ◀de▶ lui refuser ? J’ai tout oublié, dit-elle avec dédain. Je ne ◀l’▶ai pas oublié moi, repris-je à mon tour ◀d’▶un air fier. Je vois bien que mes honnêtetés vous aigrissent ; il faut vous rendre traitable par d’autres voies. Je suis en possession ◀de▶ vous faire tenir parole, ou ◀de▶ vous faire passer pour une infâme ; je vous en donne ◀le▶ choix. Résolvez-vous tout à ◀l’▶heure, mon dessein n’est pas ◀d’▶attendre plus longtemps à vous faire expliquer.
Ah traître, dit-elle ◀les▶ larmes aux yeux ! Faut-il que vous acheviez ◀de▶ me rendre malheureuse ? Tenez, dit-elle en se découvrant ◀le▶ sein, percez si vous n’êtes pas satisfait ; au moins quand je serai morte, je serai à couvert ◀de▶ vos persécutions. Il n’est pas question, repris-je en hochant ◀la▶ tête, ◀de▶ jouer ici ◀le▶ personnage ◀d’▶héroïne ◀de▶ théâtre ; il faut parler juste : voulez-vous m’épouser ou non ? Je ne vous épouserai jamais, répondit-elle, y allât-il ◀de▶ ma vie. Eh bien, repris-je, il faudra voir si votre amant voudra bien vous épouser après que je lui aurai parlé. Seriez-vous encore assez scélérat pour cela, reprit-elle ? Que vous fait notre mariage ? Il est certain que vous ne m’aimez plus. Tout ce que vous faites ici auprès de moi, ajouta-t-elle, n’est qu’une comédie ; car dans ◀le▶ fond vous seriez au désespoir ◀d’▶être pris au mot.
Non, c’est mon intention, lui répondis-je. Vous vous plaignez que je vous ai ôté ◀la▶ promesse que je vous en avais faite ; donnez-moi une plume et du papier, je n’ai que faire ◀d’▶encre ; j’en vais faire une autre ◀de▶ mon sang, où je reconnaîtrai votre enfant, et que ce n’est qu’en faveur de moi que vous romprez avec Alaix. Envoyez chercher un notaire, je vais signer un contrat. Que voulez-vous que je fasse de plus ? ◀Les▶ sûretés que je vous offre ne valent-elles pas bien celles que je vous ai emportées ? Ne vous reposez plus sur mes paroles, venons aux effets. Est-ce à moi, ajoutai-je, à vous presser ◀d’▶accepter des offres que votre vertu devrait vous prescrire, et que vous devriez me presser ◀d’▶accepter ?
Vous n’êtes qu’un fourbe, me dit-elle, en se laissant aller sur un siège, et en pleurant. Je me jetai à ses genoux ; je redoublai mes protestations, et voulus, pour achever ◀de▶ faire ◀la▶ paix, reprendre avec elle mes anciennes libertés. Je ◀l’▶enlevai ◀de▶ sa chaise, et ◀la▶ portai sur son lit. Elle ne cria point, mais elle se défendit ◀d’▶une vigueur qui me surprit, et qui m’a convaincu qu’il est impossible qu’un homme triomphe ◀d’▶une femme malgré elle. Je fus épuisé le premier. Notre combat nous avait mis l’un et l’autre dans un désordre que vous auriez ◀de▶ ◀la▶ peine à vous imaginer. Elle se déroba ◀de▶ mes bras, et se jeta sur mon épée ; je ◀la▶ lui arrachai des mains. Elle me sauta aux yeux, et m’égratigna tellement, que dans un moment j’eus ◀le▶ visage tout en sang. Je me mis en colère tout ◀de▶ bon, et lui donnai un soufflet bien fort ; action plus digne ◀d’▶un crocheteur que ◀d’▶un homme comme moi. J’en eus une telle honte, que je ne pus ouvrir ◀la▶ bouche pour dire un mot.
Tout cela s’était passé sans dire ◀la▶ moindre parole ◀de▶ part ni ◀d’▶autre. Elle alla se remettre à pleurer sur son siège ; et moi tout défiguré je sortis, après m’être essuyé ◀le▶ mieux que je pus devant un miroir : et pour cacher ◀l’▶état où j’étais, autant que ◀la▶ confusion que j’avais ◀d’▶avoir mis ◀la▶ main sur Célénie autrement que pour ◀la▶ caresser, je n’ôtai point mon mouchoir ◀de▶ dessus mon visage, et je me retirai dans ma chambre, enragé ◀de▶ ◀l’▶état où j’étais, et ◀de▶ ce que j’avais fait. Il est certain qu’il semblait que tous ◀les▶ chats ◀de▶ Paris eussent essayé leurs griffes sur mon visage. Je fus près ◀d’▶un mois sans pouvoir sortir.
Sitôt que je fus chez moi, j’écrivis à Célénie une promesse ◀de▶ mon sang bien étendue, et ◀la▶ mieux conçue qu’il m’avait été possible, n’ayant aucune envie ◀de▶ ◀la▶ dédire. J’y joignis ◀la▶ lettre ◀la▶ plus tendre que je pus, où je lui demandais pardon ◀de▶ tout ce qui avait pu lui déplaire dans ma conduite. Je ◀la▶ faisais ressouvenir que ◀la▶ véritable vertu ◀d’▶une femme consiste dans une attache entière à ◀la▶ personne ◀de▶ son époux, à qui elle doit être toujours prête ◀de▶ tendre ◀les▶ bras. Qu’elle avait dû me considérer comme tel, dès qu’elle s’était donnée à moi. Que son honneur, sa vertu, son enfant, son salut, et toutes choses enfin devant Dieu et devant ◀les▶ hommes, devaient ◀l’▶obliger à ne s’en point dédire. Je ◀la▶ suppliais ◀de▶ s’en souvenir, et ◀de▶ ne me jeter pas dans ◀le▶ désespoir en se donnant à Alaix. Enfin, je faisais pour elle ◀le▶ même personnage qu’elle aurait dû faire pour moi, et je finissais par ◀la▶ menacer ◀de▶ ◀la▶ perdre si elle se refusait à ◀la▶ raison, lui promettant ◀d’▶oublier tous ◀les▶ engagements qu’elle avait pu prendre avec Alaix, pourvu qu’elle ◀les▶ rompît promptement.
Je ne pouvais pas faire plus : je gardai copie ◀de▶ ◀la▶ lettre et ◀de▶ ◀la▶ promesse ; ou plutôt je ne déchirai pas ◀les▶ brouillons que j’avais faits ◀de▶ l’une et ◀de▶ l’autre, ne me sentant pas ◀l’▶esprit assez tranquille pour écrire ◀de▶ suite. Si je m’étais bien examiné, j’aurais assurément trouvé que ce n’était pas ◀l’▶amour qui me faisait agir, mais un dépit et une vaine gloire, qui ne me permettaient pas ◀d’▶être mis patiemment en concurrence avec Alaix, et qui me persuadaient qu’il m’était honteux ◀de▶ lui céder.
Quoi qu’il en soit, j’envoyai ◀la▶ lettre et ◀la▶ promesse bien cachetées ensemble, avec ordre à mon laquais ◀de▶ ◀les▶ donner en main propre à Célénie. Elle ◀le▶ connaissait, y ayant plus ◀de▶ quatre ans qu’il était à moi. Il me dit à son retour, qu’il ◀l’▶avait fait demander, et qu’elle était venue ; mais que ◀l’▶ayant reconnu, elle avait fait beaucoup de difficultés ◀de▶ prendre ◀le▶ paquet : qu’enfin elle ◀l’▶avait pris, lui ayant dit qu’il lui était ◀de▶ grande conséquence. Qu’elle s’était renfermée seule ; et qu’en attendant sa réponse, il s’était informé du mariage, qu’il avait appris que Célénie elle-même en dînant avait fait résoudre que ◀la▶ cérémonie s’en ferait ◀la▶ nuit même, sans attendre plus tard, et qu’elle était avec Alaix seul à seul lorsqu’il ◀l’▶avait demandée. Il me dit qu’après avoir eu tout ◀le▶ temps ◀de▶ lire ce que je lui avais écrit, elle était venue ◀le▶ retrouver ; et que pour toute réponse, elle lui avait ordonné ◀de▶ me dire ce qu’il allait voir, et qu’elle avait en même temps déchiré et jeté au feu dans sa cuisine ◀les▶ papiers qu’il lui avait donnés.
Cette relation me mit en fureur. J’envoyai chercher un ◀de▶ ces hommes qui écrivent sous ◀les▶ charniers des Saints-Innocents. Je renvoyai mon laquais chez Célénie, avec ordre ◀de▶ prendre garde à tout ce qui se ferait. Je fis copier à cet homme ◀la▶ lettre que mon laquais avait portée à mon infidèle, avec ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage, bien résolu ◀d’▶envoyer ◀le▶ tout à Alaix si elle ◀l’▶épousait. Je lui fis écrire mon intrigue avec elle, ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ sage-femme qui ◀l’▶avait accouchée, et sa demeure, ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶enfant, ◀la▶ paroisse, et ◀le▶ jour qu’il avait été baptisé, ◀l’▶endroit où il était en pension, et ◀le▶ nom ◀de▶ sa nourrice. En un mot, je ne lui cachai rien, et lui faisais ◀de▶ sa maîtresse un portrait affreux.
Mon laquais revint sur ◀les▶ trois heures après minuit, qui me dit qu’il y avait eu un grand souper chez ◀la▶ mère de Célénie, où elle avait toujours paru fort modeste ; qu’après ◀le▶ souper ils avaient été à ◀l’▶église, où ils avaient été épousés. Qu’au retour, ils avaient pris ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ maison ◀d’▶Alaix, où ils devaient coucher, et où ◀les▶ conviés avaient déjeuné : qu’il avait fait en sorte ◀de▶ se cacher sur une petite fenêtre qui donnait derrière ◀la▶ ruelle du lit nuptial, qui était cachée par une tapisserie, et qui répondait sur une ruelle. Ce laquais qui avait ◀de▶ ◀la▶ bonne foi, m’avoua qu’il y avait eu autant ◀de▶ curiosité dans son fait, que ◀d’▶envie ◀de▶ me satisfaire, et qu’il s’était mis volontiers au hasard ◀de▶ se casser ◀le▶ col en sautant ◀de▶ cette fenêtre sur ◀le▶ pavé. Qu’il n’avait pas été plus ◀d’▶un quart d’heure en sentinelle ; qu’il avait entendu Célénie entrer dans cette chambre avec sa mère, ses sœurs, et d’autres femmes qui ◀l’▶avaient mise au lit, et qui en ◀la▶ déshabillant lui avaient dit mille effronteries, à quoi elle n’avait répondu qu’en pleurant et en soupirant comme une novice. Je ne sais, me dit mon laquais, ◀de▶ quelle manière je pouvais m’empêcher ◀de▶ rire, ◀d’▶entendre tant de sottises dites si sérieusement. Enfin, poursuivit-il, je n’entendis plus ◀de▶ bruit du tout ; ce qui me fit croire que ◀la▶ belle s’était couchée en attendant son époux, qui est venu peu de temps après, et qui s’est approché ◀d’▶elle. J’ai entendu qu’il ◀l’▶a baisée, en lui disant, que pour ◀le▶ coup il ◀la▶ tenait à sa discrétion, et qu’il n’y avait plus moyen pour elle ◀de▶ dire nenni. J’ai été, continua mon laquais, un peu de temps sans rien entendre que des portes qu’on fermait, mais après cela j’ai entendu beau jeu : ç’a été Célénie qui a commencé en jetant des cris fort douloureux, et en appelant sa maman à pleine tête, et qui disait tant de sottises parmi ses doléances, que ◀de▶ peur ◀d’▶être surpris en éclatant ◀de▶ rire, je me suis jeté ◀de▶ ◀la▶ fenêtre sur ◀le▶ pavé, sans me faire ◀d’▶autre mal que ◀de▶ me gâter mon habit et mes mains, à cause des boues dont cette maudite ruelle est pleine, et je suis venu tout aussitôt vous en faire ◀le▶ récit, bien fâché que vous n’ayez pas été vous-même à ◀la▶ comédie.
Ce narré acheva ◀de▶ me déterminer à ne plus ménager ◀la▶ fausse vertu ◀de▶ cette femme. Je dis à mon laquais tout ce qui s’était passé entre elle et moi ; je lui lus ◀les▶ copies ◀de▶ ce que j’avais écrit et dicté. Je fis ajouter dans ◀la▶ lettre à Alaix, qu’on était instruit ◀de▶ ◀l’▶oraison funèbre que Célénie avait chantée à ◀la▶ défaite ◀de▶ son faux pucelage ; qu’on était scandalisé qu’elle eût voulu se donner pour vestale ; que c’était à lui à prendre là-dessus son parti, et à mesurer ◀l’▶estime qu’il lui devait par rapport à sa vertu. Enfin je fis tout ce que je pus pour ◀la▶ perdre, et dans ◀le▶ fond j’étais fort aise qu’elle m’en eût donné ◀le▶ moyen. Je fis un paquet ◀de▶ tout, que je cachetai ◀d’▶un cachet ◀de▶ chiffre, et ◀le▶ confiai à mon laquais, à qui je laissai ◀le▶ soin ◀de▶ ◀le▶ faire tenir en main propre, dès ◀le▶ matin même, avant que ◀les▶ mariés fussent levés ; et comme il entrait dans ma vengeance, il s’en acquitta dignement.
Il trouva un homme ◀de▶ sa connaissance, à qui il ◀le▶ donna, et ◀le▶ pria ◀de▶ ◀le▶ porter dans ◀l’▶instant même ; parce que dit-il, il devrait être rendu dès hier au soir ; et m’étant amusé à boire, je n’ai pas pu ◀le▶ porter, et je ne puis pas encore y aller à présent, parce que mon maître m’attend. Je vous supplie ◀de▶ ◀le▶ porter ; et si on vous demande ◀de▶ quelle part il vient, dites que Monsieur Alaix ◀le▶ saura bien en lisant ; mais donnez ordre qu’on ◀le▶ lui rende sitôt qu’il sera éveillé, parce que c’est une affaire ◀de▶ très grande conséquence.
Cela fut exécuté comme j’ai su depuis. À peine Alaix eut ◀les▶ yeux ouverts, qu’un laquais qui croyait se rendre recommandable par sa diligence, lui donna ce paquet dans son lit. Il se fit faire du feu, se leva en robe de chambre et lut ◀d’▶un bout à l’autre ; imaginez-vous ce qu’il pensait. Au diable ◀le▶ paquet, dit-il en achevant, et celui qui ◀l’▶a envoyé. Il fit sortir son laquais ; mais celui-ci curieux et surpris ◀de▶ ◀la▶ surprise ◀de▶ son maître, écouta à ◀la▶ porte. Tenez, Madame, dit-il à Célénie, voilà des vers à votre louange. Elle frémit à cette parole, mais bien plus lorsqu’elle eut jeté ◀les▶ yeux sur ce que c’était. ◀La▶ lettre que je lui avais écrite, ◀la▶ copie ◀de▶ ◀la▶ promesse que je lui avais envoyée, et ◀la▶ lettre qu’on écrivait à Alaix ne lui laissèrent plus douter qu’il ne fût tout à fait instruit : je voudrais bien savoir quels étaient alors ses sentiments. Il n’était plus question ◀de▶ faire ◀la▶ novice ; il était impossible ◀de▶ nier ◀le▶ fait, et très fâcheux ◀de▶ ◀l’▶avouer. Elle prit pourtant le dernier parti et c’est ◀l’▶action ◀la▶ plus sincère qu’elle ait faite ◀de▶ sa vie. Sans doute aussi qu’elle connaissait ◀le▶ génie ◀de▶ son époux incapable ◀de▶ s’embarrasser par qui avait été tenu son appartement avant son bail. Elle se leva au plus vite en pleurant, et se jeta à ses pieds, en lui faisant plus ◀de▶ promesses ◀de▶ vivre honnête femme que peut-être il ne lui en demandait ; et surtout elle lui jura ◀de▶ ne me voir ◀de▶ sa vie.
Il faut que son mari lui ait tout pardonné en faveur du sacrifice, car ils font bon ménage ensemble ; et cette aventure-ci n’a pas fait ◀d’▶éclat par ◀la▶ prudence ◀d’▶Alaix, et ◀l’▶intérêt qu’ils avaient tous deux ◀de▶ ◀la▶ taire. À mon égard, je n’ai pas voulu pousser plus avant ma colère contre elle, persuadé que j’en avais assez fait en lui faisant perdre ◀l’▶estime ◀de▶ son mari. Je ne sais pas ce qu’il en pense ; mais elle lorsqu’elle me rencontre, elle ne me regarde pas ; ou si elle me regarde, c’est avec des yeux ◀de▶ fureur ; ce qui ne me fait aucune peine, lui et elle m’étant très fort indifférents. Voilà ma seconde aventure, qui, je suis sûr, me fait regarder comme un scélérat ; et je vous avoue que quoique toutes mes actions marquent une envie sincère ◀de▶ ◀l’▶épouser, et que par conséquent je puisse donner mon indiscrétion pour un coup ◀d’▶amour, au désespoir par un mépris indigne, et jeter tout ◀le▶ blâme sur elle, il est pourtant vrai que j’aurais été terriblement embarrassé, si elle avait rompu avec Alaix pour se donner à moi. Je n’aurais pas pu me dispenser ◀de▶ ◀l’▶épouser, mais il est constant qu’elle a pris ◀le▶ bon parti. Elle n’aurait assurément pas été aussi heureuse avec moi qu’elle ◀l’▶est avec lui. Je vous avoue mes péchés, comme vous voyez, vous m’en donnerez ◀l’▶absolution quand je serai au bout.
Si j’avais fait connaître à Alaix qu’il avait été trompé par sa femme, ◀l’▶aventure que je vais vous dire va vous faire connaître aussi que je suis trop homme ◀d’▶honneur pour tromper mes amis, ni souffrir qu’ils ◀le▶ soient.
Un ◀de▶ mes amis ◀de▶ débauche nommé Grandpré, ◀de▶ bonne famille dans ◀la▶ bourgeoisie, recherchait en mariage une fille ◀de▶ famille égale à la sienne, et m’en donna ◀la▶ connaissance. Il y avait longtemps qu’il ◀la▶ fréquentait : il m’en faisait à tous moments des louanges, tantôt ◀de▶ sa beauté, tantôt ◀de▶ sa taille, ◀de▶ sa voix, ◀de▶ son esprit, ◀de▶ ses manières, et enfin il me donna envie ◀de▶ ◀la▶ voir. J’y allai avec lui, et Mademoiselle Récard et moi eûmes bientôt lié connaissance ensemble. Une manière ◀d’▶esprit jovial, et un peu libertin que je lui remarquai, qui avait beaucoup de sympathie avec le mien, m’attira auprès ◀d’▶elle. J’y fis ◀de▶ grands progrès en peu de temps ; mais je n’en aurais pas eu davantage en cent ans, à moins que ◀la▶ subtilité ne s’en fût mêlée. Elle avait, comme vous verrez par ◀la▶ suite, ◀le▶ secret ◀de▶ pourvoir à ses besoins sans ◀le▶ secours ◀de▶ ses amants. C’était un ◀de▶ ces esprits libres et brusques en apparence, mais en effet une scélérate. Elle était ◀d’▶une taille moyenne, ◀la▶ peau un peu brune et rude, ◀la▶ bouche un peu grosse ; mais on lui pardonnait ce défaut en faveur de ses dents qu’elle avait admirables ; ◀les▶ yeux bruns et étincelants, un peu maigre et un peu velue, et toujours pâle : tous signes qui montraient son penchant aux plaisirs ◀de▶ ◀l’▶amour. J’en portai ce jugement la première fois que je ◀la▶ vis. Grandpré était et est encore un très parfaitement honnête homme, et comme je vous ai dit, un ◀de▶ mes intimes amis. Je lui en dis ma pensée ; il me répondit que j’étais méchant physionomiste, et que Mademoiselle Récard était ◀la▶ fille ◀de▶ Paris ◀la▶ plus sage et ◀la▶ plus retenue.
Vouloir désabuser un amant ◀de▶ ◀la▶ bonne opinion qu’il a ◀de▶ sa maîtresse, et cela sur ◀de▶ simples conjectures, c’est vouloir blanchir un nègre ◀de▶ Guinée avec ◀de▶ ◀l’▶eau claire. Je ne lui en parlai pas davantage, et je pris ◀le▶ parti ◀d’▶observer sa maîtresse ◀de▶ près, et ◀de▶ profiter, si je pouvais, des faiblesses ◀de▶ son tempérament. Quoique ◀le▶ portrait que je vous en ai fait n’indique pas une belle personne, il est cependant certain qu’elle était aimable, et qu’elle méritait tout ◀le▶ cœur ◀d’▶un honnête homme, si elle eût eu ◀de▶ ◀la▶ sagesse et ◀de▶ ◀la▶ sincérité. Je ne pris pas avec elle ◀de▶ ces airs respectueux que j’avais pris avec d’autres ; j’en pris ◀de▶ proportionnés à son caractère et au mien, c’est-à-dire ◀de▶ badinage ; et cela alla si loin, qu’en moins ◀d’▶un mois j’étais en possession ◀de▶ lui baiser ◀le▶ sein, et ◀d’▶y mettre ◀la▶ main. J’observais devant ◀le▶ monde une manière toute retenue ; j’aurais fait scrupule ◀de▶ lui toucher ◀le▶ bout du doigt. Je ne lui disais pas une seule parole libre, ni à double sens ; mais lorsque nous étions seul à seul, il n’y a rien ◀d’▶effronté que je ne fisse ; et enfin, excepté ◀la▶ grosse sonnerie, j’avais eu tout ◀le▶ reste du service. Je n’en voulais pas rester en si beau chemin ; et assurément j’aurais réussi ◀de▶ ◀la▶ manière dont je m’y prenais, si elle-même n’eût craint ◀de▶ n’être pas assez sur ses gardes. Il faut vous dire ce qui ◀l’▶obligea ◀de▶ se défier ◀d’▶elle-même.
Sa petite chienne était en chaleur ; et ◀de▶ peur que ce petit animal n’allât chercher quelque amant à ◀l’▶aventure, elle observait avec grand soin ◀de▶ ne ◀la▶ pas laisser sortir ◀de▶ sa chambre. J’eus pitié ◀de▶ ◀la▶ maladie ◀de▶ cette bête ; j’espérai même profiter ◀de▶ ◀l’▶exemple, et vous allez voir si je me trompais. Je cherchai et trouvai un fort beau chien, tel que je ◀le▶ voulais. Je ◀l’▶apportai chez Mademoiselle Récard, et ◀le▶ mis à terre. Il eut bientôt fait connaissance avec Orange ; c’était ◀le▶ nom ◀de▶ sa petite chienne. Je lui fis remarquer leurs caresses, et lui dis que ◀les▶ animaux nous montraient à vivre. Je poussai ma morale sur un si beau sujet tant qu’elle put s’étendre. Enfin Orange se laissa gratter où il lui démangeait. Je ◀le▶ fis remarquer à sa maîtresse, et lui persuadai ◀de▶ se rendre traitable comme elle. On n’a jamais demandé à une fille ◀les▶ dernières faveurs, comme on peut demander autre chose : cela vient, comme dit ◀le▶ proverbe, ◀de▶ fil en aiguille. Mademoiselle Récard animée par ◀l’▶exemple qu’elle voyait devant ses yeux, et par ◀l’▶ardeur ◀de▶ mes caresses, qui passaient ◀le▶ badinage, allait infailliblement succomber à ◀la▶ tentation. Je remarquais dans ses yeux qui ne respiraient que ◀le▶ plaisir, ◀le▶ trouble où elle était. ◀La▶ rougeur qui lui couvrait ◀les▶ joues, me montrait une vertu mourante ; et une petite salive blanche sur ◀le▶ bord ◀de▶ ses lèvres, me montrait ◀le▶ feu qui ◀la▶ brûlait en dedans. Je ◀l’▶avais déjà enlevée ◀de▶ ◀la▶ chaise où elle était assise ; sa faible résistance me montrait son consentement. Je me tournais pour nous jeter l’un et l’autre dans un endroit plus commode, lorsqu’une servante, que je donnai au diable dans ◀le▶ moment, et qui pourtant me fit plaisir, vint nous rompre en visière en entrant dans ◀la▶ chambre.
Elle nous trouva tellement émus l’un et l’autre, qu’elle en soupçonna ◀la▶ cause. Elle rougit, j’en pâlis ◀de▶ colère et ◀de▶ rage : mais ◀l’▶heure du berger était passée, et ◀la▶ belle y mit si bon ordre depuis, que pendant plus ◀d’▶un grand mois que mes assiduités continuèrent, je ne pus jamais ◀la▶ retrouver seule. Nous nous parlions en particulier ; on ne pouvait entendre nos paroles, mais on aurait vu ce que nous aurions fait.
Ce fut dans une ◀de▶ ces conversations qu’elle eut ◀la▶ bonté ◀de▶ me dire qu’elle m’aimait sincèrement et tendrement, qu’elle s’estimerait heureuse ◀de▶ pouvoir passer sa vie entre mes bras ; qu’elle ne doutait pas que je ◀l’▶aimasse ; et que si je voulais ◀la▶ faire demander à sa mère, elle appuierait si bien ma demande ◀de▶ sa part, que nous serions mariés ensemble. Cette proposition me fit trembler ; je songeais encore moins à ◀l’▶épouser que Célénie : et en effet elle était fort au-dessous ◀d’▶elle ◀de▶ tous côtés ; et quand tout cela n’aurait point été, ◀l’▶amour que j’avais pour elle n’était point accompagné ◀d’▶assez ◀d’▶estime pour en faire ma femme. Son infidélité pour Grandpré, et ◀la▶ tentation où elle avait succombé qui me revint dans ◀la▶ tête, me firent réfléchir que mon honneur serait très mal gardé si je ◀le▶ lui confiais.
Dans ce sentiment, je lui dis avec une grande apparence ◀de▶ sincérité, que j’étais au désespoir ◀de▶ ne pas accepter ses offres. Que si j’avais été ◀le▶ maître ◀de▶ ma main, je ◀la▶ lui aurais donnée sans hésiter. Je lui fis valoir ◀l’▶autorité ◀de▶ ma mère et ◀de▶ ma famille ; ◀la▶ crainte que j’avais ◀d’▶en être déshérité, ◀d’▶autant plus qu’elle m’avait presque engagé dans une autre alliance. Je lui dis faussement que je n’étais pas en âge ◀de▶ pouvoir disposer ◀de▶ moi malgré elle ; mais que si elle voulait se reposer sur mes serments, et sur une promesse signée ◀de▶ mon sang, je serais toute ma vie à elle, et que je saurais bien rompre l’autre parti où ma mère m’engageait. Une promesse ◀de▶ mariage à une fille comme elle, ne m’épouvantait pas ; j’en aurais fait cinquante pour une. Elle vit bien que je ◀la▶ jouais, et se rejeta du côté de Grandpré, qui n’avait pas été sans jalousie ◀de▶ me voir si bien avec elle ; et elle me sacrifia pour ◀le▶ regagner.
Il s’en expliqua avec moi, et me demanda si je songeais sincèrement à épouser cette fille. Je lui dis que non, et qu’il savait bien lui-même que je n’étais pas en état ◀de▶ me marier. Cela étant, poursuivit-il, je vous supplie ◀de▶ cesser vos assiduités auprès ◀d’▶elle. Si vous aviez ◀le▶ dessein ◀de▶ ◀l’▶épouser, je vous ◀la▶ laisserais, étant persuadé que j’entreprendrais vainement ◀de▶ vous disputer ◀le▶ cœur ◀d’▶une fille à qui vous voudriez plaire ; mais puisque ◀le▶ sacrement n’est pas votre but, et que c’est le mien, je vous prie ◀de▶ ne plus vous obstiner auprès ◀d’▶elle. Je ◀le▶ lui promis avec plaisir, et lui ai tenu parole. Je tâchai même ◀de▶ ◀le▶ désabuser ◀de▶ ◀la▶ fausse vertu ◀de▶ sa maîtresse. Je lui dis, après ◀l’▶avoir engagé au secret, ce qui avait pensé m’arriver avec elle, à ◀l’▶occasion ◀de▶ sa chienne. Il n’en crut rien, ou n’en voulut rien croire ; et suivant toutes ◀les▶ apparences, elle serait à présent sa femme si ◀le▶ hasard ne m’avait pas découvert qu’elle était indigne ◀de▶ ◀l’▶être.
Pendant ◀le▶ temps ◀de▶ mes débauches, j’avais connu tout ce qu’il y avait à Paris ◀d’▶abbesses ◀de▶ Vénus ; et quoiqu’il y eût plus ◀de▶ trois ans que je n’en pratiquasse plus aucune, je savais encore où une grande partie ◀d’▶elles logeaient ; entre celles-là, il y en avait une qui logeait derrière ◀les▶ Quinze-Vingts, dans ◀la▶ rue Saint-Nicaise ; on ◀la▶ nommait ◀la▶ Delorme. Je savais qu’elle occupait toute ◀la▶ maison qui n’est pas fort grande. Je passais un jour devant sa porte ; j’étais seul, je vis sortir ◀de▶ chez elle ◀la▶ sage Récard. Je crus me tromper ; mais ◀l’▶ayant approchée de plus près sans en être vu, bien avant dans ◀la▶ rue Saint-Honoré, je fus assuré que c’était elle.
Je revins tout aussitôt chez ◀la▶ Delorme qui me reçut comme une ◀de▶ ses anciennes connaissances. Je lui demandai des nouvelles du gibier et du négoce. Toujours ◀de▶ pis en pis, me dit-elle. Elle invectiva ensuite contre ◀le▶ lieutenant criminel, et contre ◀les▶ commissaires, et contre ◀le▶ bon ordre qu’ils établissaient dans Paris. Je ◀l’▶interrompis pour lui demander si elle n’avait pas quelque jolie fille qui s’en mêlât depuis peu ? Vous auriez trouvé votre fait, me répondit-elle, si vous fussiez venu un moment plus tôt : il ne fait que ◀d’▶en sortir une qui n’est pas pour ◀l’▶intérêt, car elle ne prend rien ; mais elle veut être sûre ◀de▶ son fait, et je ne ◀la▶ mets qu’entre ◀les▶ mains ◀de▶ gens ◀de▶ qui je puisse répondre. Je reconnus là ◀la▶ charmante Récard : je lui en voulais, et je pris avec plaisir ◀l’▶occasion ◀de▶ détromper mon ami. Si j’avais été tout à fait scélérat, j’aurais profité seul ◀de▶ ◀la▶ rencontre ; mais Grandpré m’était trop cher pour ◀le▶ duper, et elle trop peu estimable pour m’en faire une bonne fortune. Je résolus tout ◀d’▶un coup ce que j’avais à faire. Cette demoiselle a raison, dis-je à ◀la▶ Delorme, je ◀l’▶aime ◀de▶ cette humeur. Vient-elle souvent ici, poursuivis-je ? Oui, me répondit-elle, elle doit y venir demain sur ◀les▶ onze heures ; et elle y est restée aujourd’hui plus ◀d’▶une grosse heure à attendre un monsieur qui n’est point venu comme il m’avait promis. Elle ne se donne pas à tout amant, comme je vous ◀l’▶ai dit, elle craint ◀les▶ conséquences. Et ne peux-tu pas ◀l’▶envoyer quérir, repris-je ? Je ne sais seulement pas qui elle est, répondit cette femme ; je ne sais point sa demeure. Elle ne vient ici qu’à cause de ◀l’▶absence ◀d’▶une ◀de▶ mes amies, et tout ce que j’en sais, c’est que c’est une fille ◀de▶ famille qui ne veut pas être connue, et qui prend toutes sortes ◀de▶ précautions pour s’empêcher ◀de▶ ◀l’▶être. Es-tu sûre qu’elle viendra demain, demandai-je à cette femme ? Assurément j’en suis sûre, répondit-elle ; elle me ◀l’▶a trop bien promis pour y manquer, et m’a même donné un écu pour tenir ◀le▶ déjeuner prêt : car comme je vous ai dit, ce n’est pas ◀l’▶intérêt qui ◀la▶ mène. Parbleu j’en serai, repris-je ; je veux ◀la▶ connaître. Veux-tu me visiter, poursuivis-je, pour être sûre que je ne suis point malade ? Non, dit-elle, je sais bien que vous prenez trop garde à qui vous vous jouez : et je voudrais que vous fussiez venu assez tôt pour ◀la▶ trouver.
Tiens, lui dis-je, en lui donnant une pistole, prépare-nous à déjeuner, et si ◀la▶ demoiselle est telle que tu me ◀l’▶as dit, compte sur ma reconnaissance, tu me connais. Écoute, ajoutai-je, il ne faut te rien cacher, je fais ◀l’▶amour à une fille d’ici proche que je dois épouser bientôt, et à cause de cela, j’ai besoin du secret, c’est-à-dire que je ne veux être vu ◀de▶ qui que ce soit : fais en sorte qu’il n’y ait personne chez toi lorsque j’y viendrai ; et surtout ne me joue pas ◀d’▶un tour ; car si cette fille n’est pas nette tu t’en repentirais la première. Elle ne veut pas qu’on sache son nom, elle a raison, ne lui dis pas le mien : dis-lui seulement que je suis un ◀de▶ tes amis. Ne vous mettez en peine ◀de▶ rien ; venez seulement, me dit-elle, je vous jure que vous aurez lieu ◀d’▶être content. Je pris donc rendez-vous pour ◀le▶ lendemain à onze heures du matin ; mais crainte ◀de▶ manquer mon coup, je me résolus ◀d’▶y être à dix.
Je cherchai Grandpré dès ◀le▶ soir même. Je ◀le▶ trouvai auprès de sa belle, mangeant son pain à ◀la▶ fumée, pendant qu’elle, plus fine que lui, tirait à ◀l’▶essentiel. Je lui dis que j’avais à lui parler, et que j’allais ◀l’▶attendre chez moi où je ◀le▶ priais ◀de▶ venir. Il me ◀le▶ promit et n’y manqua pas.
Qu’y a-t-il pour votre service, me dit-il en entrant : ce n’est pas pour moi que je vous ai fait venir, lui dis-je, c’est pour vous-même. Vous êtes celui ◀de▶ mes amis que je considère ◀le▶ plus, et à qui je tâcherai toujours ◀de▶ rendre service suivant ses inclinations. Vous aimez ◀les▶ belles personnes, entre amis, ◀le▶ personnage ne me fait point ◀de▶ honte. J’ai demain un rendez-vous avec une fille, belle et bien faite ; je veux vous en faire part. Je vous ai obligation, me dit-il ; mais je n’ose m’exposer aux risques ◀de▶ ◀l’▶aventure. Vous trouverez bon que je ◀la▶ refuse, parce que nous devons être mariés Mademoiselle Récard et moi dans huit jours. Je veux être sage, parce que je veux lui faire passer avec plaisir du moins la première nuit ◀de▶ nos noces ; après cela, je pourrai voir ◀la▶ demoiselle en question. Si vous ◀l’▶aviez vue, repris-je, il n’y a non qui [tienne], n’importe vous voulez être sage, je vous en estime davantage ; tout au moins ne refusez pas ◀de▶ m’accompagner. Venez avec moi, vous ne ferez que ce que vous voudrez faire ; mais je serai fort aise que vous ◀la▶ voyiez. Je vous prie encore ◀de▶ m’en dispenser, me dit-il. Je connais mon faible sur ◀l’▶article, et ◀la▶ demoiselle étant telle que vous ◀la▶ faites, j’oublierais mes résolutions, ainsi trouvez bon que je ◀la▶ tienne pour vue.
Parbleu vous êtes une terrible dupe, repris-je en colère ; assurez-moi seulement du secret, et je vais vous découvrir quelque chose qui vous est ◀de▶ la dernière conséquence. Pour celui-là, je vous en assure, dit-il. Eh bien, ajoutai-je, usez-en comme il vous plaira, ◀la▶ personne dont je vous parle est votre vertueuse maîtresse, ◀la▶ charmante Récard elle-même. Ah Monsieur Dupuis, me dit-il, ces sortes ◀de▶ discours-là ne se font point, qu’on ne soit en état ◀de▶ prouver ◀la▶ vérité. Il en faut bien moins que cela pour obliger ◀les▶ meilleurs amis et ◀les▶ frères même, à se couper ◀la▶ gorge ensemble. Je n’ai point ◀de▶ gorge à couper, lui dis-je, et moins encore avec vous qu’avec un autre ; et je ne puis pas mieux vous prouver ce que je vous dis, qu’en vous faisant trouver à vous-même votre digne maîtresse dans ◀le▶ temple ◀de▶ Vénus. Si vous n’y voulez pas venir, gardez-moi ◀le▶ secret ; et je vous réponds qu’avant qu’il soit demain midi, je lui aurai fait passer ◀les▶ piques. M’entendez-vous présentement, ajoutai-je ? Puis-je vous parler meilleur français ? Ce que vous dites là est-il bien possible, demanda-t-il ◀d’▶un air fort embarrassé ? Je ne sais, lui répondis-je, si cela est possible ou non, mais je sais bien qu’il est vrai. Après cela il invectiva contre elle, ◀la▶ mère qui ◀l’▶avait engendrée, ◀la▶ nourrice qui ◀l’▶avait élevée ; et continua ses lamentations plus ◀de▶ deux heures. Comme cela n’avançait ni ne reculait, je ◀le▶ laissai dire à son aise.
Mais, me dit-il enfin, ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ surprendre, elle s’en défiera. Ne vous embarrassez pas ◀de▶ celui-là, répondis-je, je me charge ◀de▶ ◀la▶ réussite, bien entendu que vous ferez tout ce que je vous dirai ; et que vous ne paraîtrez que lorsque vous ne douterez plus ◀de▶ ◀la▶ vérité. Il me promit tout ce que je voulus. Je ◀le▶ fis coucher et souper avec moi, afin d’être sûr qu’il ne pût rien faire qui pût faire avorter ◀l’▶entreprise. Je me fiais à mon laquais, je ◀l’▶avais vu dans des affaires tout aussi délicates. Je ◀l’▶instruisis afin de prendre des mesures justes.
Nous ne nous levâmes qu’à près de dix heures. Nous prîmes ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ ◀la▶ Delorme. Je mis mon laquais en sentinelle dans un cabaret tout devant, afin de m’avertir par un coup ◀de▶ sifflet ◀de▶ ◀l’▶arrivée ◀de▶ ◀la▶ belle, avec ordre ◀de▶ se tenir si bien caché, qu’elle ne pût ◀le▶ voir, parce qu’elle ◀le▶ connaissait ; il prit pour cela un sifflet ◀de▶ chaudronnier. Nous montâmes en haut Grandpré et moi. Je dis à ◀la▶ Delorme que ◀le▶ gentilhomme qui était avec moi, était frère ◀de▶ ◀la▶ demoiselle que j’allais épouser, avec qui par conséquent j’étais sûr du secret ; et qu’il fallait qu’elle envoyât chercher une autre fille qui fût nette, parce que nous voulions avoir chacun ◀la▶ nôtre et nous bien divertir.
Cette journée-ci était destinée aux aventures ◀de▶ secrètes débauchées. ◀La▶ Delorme nous amena une femme mariée qu’elle avait été quérir, que je connaissais, comme on dit, comme pain. Son histoire ne fait rien à celle-ci. Vous saurez seulement qu’elle fut extrêmement surprise ◀de▶ me voir. Je ◀la▶ rassurai, et lui promis ◀le▶ secret que je lui ai gardé, parce qu’elle s’en est rendue digne par une conduite plus honnête.
Grandpré était dans des impatiences terribles. Je ne m’impatientai point qu’après avoir ouï sonner onze heures. Je craignis quelque contretemps ; mais ◀la▶ crainte ne dura pas longtemps. J’entendis ◀le▶ coup ◀de▶ sifflet ◀de▶ mon laquais, signe ◀de▶ ◀l’▶arrivée ◀de▶ ◀la▶ nymphe. Je fis au plus vite cacher Grandpré et cette femme dans ◀la▶ ruelle du lit, et moi je me mis dans un fauteuil entre ◀la▶ table et ◀le▶ feu : il commençait à faire assez froid pour en avoir. J’avais ◀le▶ dos tourné vers ◀la▶ porte et un livre à ◀la▶ main. ◀Les▶ fenêtres étaient fermées ; on ne voyait presque goutte dans ◀la▶ chambre ; et outre cela j’avais un habit que je n’avais pris que ce jour-là. ◀La▶ Delorme crut que Grandpré et cette femme qu’elle avait amenée, étaient déjà aux prises ensemble. J’en eus ◀de▶ ◀la▶ joie, parce qu’elle parla plus français.
Ah, ah, dit-elle d’abord, votre ami a donc trouvé à son gré ◀la▶ demoiselle que j’ai été lui chercher ? Pour vous, poursuivit-elle, voici celle que je vous ai promise, vous pouvez vous divertir ensemble, sans crainte ◀d’▶attraper aucun mal ; paroles fort claires, comme vous voyez. ◀La▶ chaste Récard qui sortait du grand jour, et qui entrait dans une chambre fort obscure, ne me reconnut pas. Je ◀la▶ reçus des mains ◀de▶ ◀la▶ Delorme sans parler. Je ◀la▶ baisai au visage, et pour commencer à faire connaissance, je lui portai ◀la▶ main au sein et sous sa jupe. Elle me laissa faire, et me rendit fort honnêtement mon baiser.
Je crois, dit ◀la▶ Delorme, que vous voulez vous autres faire ◀l’▶amour à tâtons, et sans dire une seule parole. Voyez, poursuivit-elle, si cette demoiselle-là n’est pas belle ; et en même temps ouvrit ◀les▶ rideaux ◀de▶ ses fenêtres. ◀La▶ vue ◀de▶ Mademoiselle Récard ne me surprit pas ; je m’y attendais. Il n’en fut pas de même ◀d’▶elle, qui ne m’attendant pas, fut assez surprise pour nous deux. Elle commença par un grand cri ◀de▶ : ah mon Dieu ! Ah mon Dieu soit, répondis-je, et en même temps je courus fermer ◀la▶ porte au verrouil. Je me rapprochai ◀d’▶elle qui était plus morte que vive, et qui pleurait en pécheresse surprise sur ◀le▶ fait. Je ne comptais pas ◀d’▶avoir ◀le▶ plaisir ◀de▶ vous voir dans un lieu aussi honnête que celui-ci, Mademoiselle, lui dis-je ; mais nous n’y sommes pas venus ni vous ni moi pour pleurer ; c’est ◀l’▶envie ◀de▶ nous divertir qui nous y a amenés, et j’espère bien ne m’y point ennuyer. Point ◀de▶ façon, Mademoiselle, poursuivis-je, nous sommes tous deux dans ◀le▶ bal, il faut se résoudre à danser ◀de▶ bonne grâce. Que je suis malheureuse, dit-elle, en pleurant. Pas trop, lui dis-je ; ne suis-je pas honnête homme, et ◀de▶ vos amis ? Allons, continuai-je, en parlant à ◀la▶ Delorme, il n’est pas juste que Mademoiselle perde son écu, donne-nous à déjeuner ; et vous Mademoiselle, poursuivis-je, m’adressant à elle, mettons-nous à table, nous parlerons ◀d’▶autre chose après ; et en même temps, je lui ôtai ses coiffes, ses gants et son écharpe.
◀La▶ Delorme sortit pour nous aller quérir ce qu’elle avait fait apprêter pour nous. ◀La▶ belle Récard voulut sortir aussi ; mais j’ai ◀la▶ main bonne. Doucement, ma belle Demoiselle, lui dis-je en ◀la▶ retenant, il y a encore ici un autre visage à voir. Je fermai cette fois-ci ◀la▶ porte à ◀la▶ clef que je pris. Je repris ◀la▶ belle par ◀la▶ main, que je ramenai proche de ◀la▶ table. Il est temps ◀de▶ paraître Monsieur de Grandpré, dis-je tout haut ; voici votre vertueuse accordée douce comme un mouton, et prête à conclure avec vous, si vous voulez, sans curé ni notaire.
À ce nom ◀de▶ Grandpré, il sortit ◀de▶ sa cachette, en mettant ◀l’▶épée à ◀la▶ main, et en venant à elle dans ◀la▶ résolution ◀de▶ ◀la▶ percer, et ses cris à elle doublèrent ◀d’▶un ton. Je me jetai promptement à lui. Turelututu rengaine, lui dis-je en riant : ◀les▶ plus courtes folies sont ◀les▶ meilleures. Ah, chienne ! dit-il ; et c’est tout ce qu’il put dire, car il tomba tout ◀de▶ son long évanoui. Je me jetai à lui, et à l’aide de cette femme, qui avait paru en même temps que lui, je ◀le▶ mis sur ◀le▶ lit ; et à l’égard de ◀la▶ belle, je ◀la▶ laissai sur sa bonne foi, sachant bien qu’elle ne pouvait pas sortir.
Sitôt qu’elle avait vu Grandpré venir à elle ◀l’▶épée à ◀la▶ main, elle avait poussé un grand cri, et s’était jetée du côté de ◀la▶ porte, où elle criait et pleurait encore, Dieu sait comment. ◀La▶ Delorme ◀de▶ l’autre côté faisait un bruit ◀de▶ diable pour se faire ouvrir. Je priai cette autre femme ◀d’▶avoir soin ◀de▶ Grandpré. Je repris ◀la▶ belle pleureuse que je rapprochai du feu ; et j’allai ouvrir ◀la▶ porte à demi à peu près comme ◀le▶ guichet ◀d’▶une prison. Je laissai entrer cette femme fort étonnée ◀de▶ ce qui se passait chez elle. Comme rien ◀de▶ tout cela ne m’inquiétait, je refermai ◀la▶ porte fort tranquillement, et je me rapprochai ◀de▶ ◀la▶ table, où je bus un grand verre ◀de▶ vin. Grandpré revint ◀de▶ sa pâmoison ; je cachai son épée et la mienne, et pour lors j’instruisis ◀la▶ Delorme du sujet du trouble où tout le monde était.
J’eus encore un nouveau plaisir à quoi je ne m’étais pas attendu ; ce fut ◀d’▶entendre cette femme, qui ne vivait que des péchés du public, prêcher ◀la▶ réforme à ◀la▶ belle Récard, et ◀la▶ catéchiser mieux que ◀le▶ meilleur prédicateur n’aurait pu faire. Tout cela nous occupa du temps, ◀l’▶heure du dîner commençait à se passer ; je fis servir, et j’obligeai tout le monde ◀de▶ se mettre à table. ◀La▶ perfide Récard alla se jeter aux pieds ◀de▶ Grandpré à qui elle demanda mille pardons, il ne lui répondit que ◀d’▶un coup de pied. Cette civilité fut assez ◀de▶ mon goût, et je ◀la▶ consolai ◀d’▶une étrange manière. Je lui dis que ◀les▶ filles du métier devaient être aguerries et ne pas prendre garde à si peu de chose. Je ◀la▶ fis mettre à table malgré elle, et qui plus est, je ◀la▶ fis manger et boire sans faim ni soif. Grandpré sortit mieux ◀d’▶affaire que je ne ◀l’▶avais espéré ; il se remit peu à peu et but et mangea avec assez ◀d’▶appétit ; mais ◀la▶ vérité est que je fus seul à faire bonne figure.
Après ◀le▶ repas je demandai à Grandpré s’il voulait laisser partir ◀la▶ belle Récard comme elle était venue ? Que tout au moins ◀la▶ civilité voulait qu’il se vengeât ◀de▶ tous ◀les▶ refus qu’elle lui avait faits, puisqu’elle était à sa discrétion. Il ◀la▶ prit par ◀la▶ main ; elle était douce comme un agneau, rien n’est si sot qu’une fille prise en pareil endroit. Il ◀la▶ fit mettre sur un lit, et lorsqu’il ◀la▶ vit toute rendue : allez infâme, lui dit-il en lui donnant ◀de▶ ses gants à travers du visage ; vous ne méritez pas qu’un honnête homme vous touche, et ◀la▶ laissa là.
◀Les▶ pleurs recommencèrent de plus belle. Je ◀la▶ pris à mon tour. Je ne ferai pas ◀le▶ cruel, ma belle Demoiselle, lui dis-je, je n’ai pas ◀les▶ mêmes raisons que Monsieur de Grandpré, et je ne suis venu ici que dans ◀le▶ dessein ◀de▶ voir une belle fille ; je suis fort aise que ce soit vous. Je fis dessein dans ◀le▶ moment ◀d’▶épuiser toute ◀la▶ colère ◀de▶ Grandpré, et ◀de▶ ◀l’▶obliger à demander pardon pour elle. Je ◀la▶ mortifiai et ◀l’▶humiliai autant que je pus, et tant qu’enfin Grandpré me demanda quartier pour elle, et me pria ◀de▶ ◀la▶ laisser là.
Je ◀le▶ fis de bon cœur, n’ayant eu ◀d’▶autre but que ◀de▶ ◀le▶ désarmer. Je fis même plus, puisque je ◀l’▶obligeai ◀de▶ lui promettre ◀le▶ secret. Et il n’y a pas manqué, ◀d’▶autant plus que son honneur y était intéressé. Je lui en promis autant, à condition qu’elle abandonnerait une vie si infâme ; et je n’ai jamais parlé ◀de▶ cette aventure qu’à vous, et je ne vous ◀l’▶aurais pas dite, si elle méritait qu’on prît soin ◀de▶ sa réputation ; mais c’est à présent une véritable Messaline. Elle trouva peu de temps après un fort honnête homme ; elle a même assez bien vécu avec lui, mais depuis qu’elle est veuve, ce n’a plus été de même. Pour cette autre femme que ◀la▶ Delorme avait été quérir, comme il n’y avait que moi qui ◀la▶ connaissais, je lui promis ◀le▶ secret, qu’elle a acheté et que je lui garde encore, parce qu’elle s’en est rendue digne par une conduite plus honnête, dont j’ai été moi-même convaincu. Pour revenir à Grandpré et à moi, nous sortîmes ◀de▶ cet endroit, sans y avoir fait ◀d’▶autre mal, que ◀de▶ faire enrager ◀la▶ belle Récard, et lui ôter à lui ◀l’▶envie ◀de▶ se marier avec une créature si perdue.
Je vous entretiendrais bien ici ◀de▶ Gallouin, car ce fut dans ce temps-là qu’il se rendit religieux ; mais j’en remets ◀le▶ discours avec celui ◀de▶ ce qui m’est arrivé avec Madame de Londé sa sœur, parce qu’ils sont liés ensemble.
Il faut vous dire auparavant ce qui m’arriva avec une veuve, dont vous trouverez bon que je vous cache ◀le▶ nom. ◀La▶ manière honnête dont notre commerce a fini, ◀la▶ tendresse et ◀la▶ fidélité que nous avons eues l’un pour l’autre, et ◀les▶ liaisons que nous conservons encore ensemble, m’obligent à un secret inviolable. Cette aventure-ci est singulière. Elle a commencé par des coups ◀de▶ fourbe et ◀de▶ scélérat, et s’est terminée par toute ◀la▶ probité ◀d’▶un honnête homme, et je puis dire que c’est elle qui m’a mis dans ◀le▶ bon chemin, qui [a achevé] ◀de▶ me retirer des mauvaises compagnies, et enfin qui m’a tout à fait rendu honnête homme.
Une lettre ◀de▶ change que mon frère m’avait envoyée, m’avait obligé ◀d’▶aller chez un gros banquier qui devait me ◀la▶ payer. Je fus obligé ◀d’▶attendre qu’il pût me parler, parce qu’il était occupé avec des gens ◀de▶ Cour et ◀d’▶affaires pour des remises sur ◀les▶ frontières. Je m’appuyai sur une fenêtre qui répondait sur un petit jardin. Cette fenêtre était fort basse au premier étage. Il y avait un berceau ◀de▶ vigne fort touffu, qui empêchait ◀de▶ voir et ◀d’▶être vu ◀de▶ ceux qui étaient dessous, mais il ne m’empêcha pas ◀d’▶entendre deux femmes qui étaient ensemble ; et ◀de▶ ◀les▶ entendre si bien, que je ne perdis pas un mot ◀de▶ leur conversation, quoiqu’elles parlassent fort bas. Elle roulait sur leurs maris vivant et mort. Il y en avait une qui pleurait à chaudes larmes ; c’était ◀la▶ femme du banquier que je venais chercher, et l’autre qui ◀la▶ consolait était sa sœur, veuve depuis environ six mois. Cette dernière tâchait ◀de▶ faire entendre à l’autre, qu’elle avait été plus malheureuse qu’elle, qu’elle entreprenait ◀de▶ consoler. Je connus qu’elles étaient sœurs et que ◀le▶ sujet des pleurs ◀de▶ la première était ◀le▶ libertinage ◀de▶ son mari et son peu de fidélité pour elle.
Est-il une femme au monde plus malheureuse que moi, ma chère sœur, disait ◀l’▶affligée, en poursuivant ◀la▶ conversation ? Mon mari avant que de m’épouser m’a fait ◀l’▶amour avec toute ◀l’▶assiduité et ◀la▶ tendresse possible. Vous avez vu vous-même tout ce qu’il a fait pour moi ; ne devais-je pas être sûre ◀de▶ sa fidélité ? Cependant il n’y a pas un an que nous sommes mariés, et ◀le▶ traître va chercher fortune ailleurs ! Encore si ses amourettes étaient dignes ◀d’▶un honnête homme ; mais il court après tout ce qu’il rencontre, et c’est ce que je ne puis lui pardonner. Deux filles ◀de▶ chambre que j’ai eues depuis peu de temps ont passé par ses mains ; ma cuisinière même ne lui a pas paru trop peu de chose, j’ai été obligée ◀de▶ ◀la▶ mettre dehors. Me trompé-je, ma sœur, poursuivit cette femme ; ne suis-je pas aussi belle que j’étais avant mon mariage ? Et ne suis-je pas plus belle, plus aimable et plus attrayante mille fois qu’une salope ◀de▶ cuisinière ? Je suis plus jeune du moins, et sans comparaison plus propre : mais aujourd’hui qu’il ne trouve plus chez lui que des monstres, parce que j’ai eu soin ◀de▶ remplir mon domestique ◀de▶ femmes laides et âgées, il s’amuse à courir ◀la▶ gueuse. Rendez-moi justice, ma chère sœur, un traitement comme celui-là est-il supportable ?
Non, sans doute, ma sœur, répondit ◀la▶ consolatrice. Je blâme votre époux, il est en effet à blâmer ; mais je n’approuve point votre douleur. N’avez-vous pas mille moyens ◀de▶ vous venger ◀de▶ son inconstance ? Ah, ma sœur, reprit la première, que me dites-vous ? Je n’ai jamais aimé que mon mari, je n’aime encore que lui, et outre cela je ne suis pas extrêmement sensible aux plaisirs des embrassements ◀d’▶un homme. Que vous fait donc ◀l’▶inconstance du vôtre, reprit ◀la▶ consolatrice ? Que ne ◀le▶ laissez-vous courir ? Mais pour vous consoler, ajouta-t-elle, je n’ai qu’à vous dire ce qui m’est arrivé. Je suis veuve depuis six mois : j’ai passé trois années avec mon mari, c’est peu en apparence par rapport à ◀l’▶amour qu’il avait pour moi en m’épousant. Toute ◀la▶ famille a cru que j’étais ◀la▶ femme du monde ◀la▶ plus heureuse, et lui ◀l’▶époux ◀de▶ Paris ◀le▶ plus fidèle ; et en effet, ni vous ni personne ne m’avez jamais entendu plaindre ◀de▶ son refroidissement pour moi, ni ◀de▶ ses débauches avec des coureuses ; j’étais pourtant bien plus en droit ◀de▶ m’en plaindre que vous n’étiez ! Que feriez-vous si votre mari gâté par des vilaines, venait vous gâter aussi, vous obligeait ◀d’▶avoir recours à un chirurgien, vous qui versez tant de larmes pour un simple refroidissement de la part du vôtre ? C’est néanmoins ce qui m’est arrivé, et dont je n’ai jamais rien dit. J’ai toujours caché ◀la▶ vie qu’il faisait, quoiqu’il fût bien plus débauché que le vôtre. Eh pourquoi cela ? C’est que je me suis fait une raison, et que je savais que chacun ne cherche uniquement que son plaisir dans ◀le▶ monde, et que j’aurais peut-être fait pis que lui, si, comme lui, je m’étais abandonnée à mon penchant.
Ah, ma sœur ! reprit ◀l’▶affligée, une honnête femme peut-elle parler comme vous faites, et songer à faire une infidélité à son mari, et ◀l’▶imiter dans sa mauvaise conduite ? À Dieu ne plaise, reprit ◀la▶ veuve, que je veuille vous inspirer ◀de▶ pareils sentiments. Non, ma sœur, il faut toujours être honnête femme, quelque chose qui arrive. Un méchant exemple n’est point à suivre ; et je ne vous parle des femmes que par comparaison aux hommes. Vous parlez comme une nouvelle mariée, et quand vous serez dégoûtée ◀de▶ votre époux, comme il commence à ◀l’▶être ◀de▶ vous, vous concevrez mieux ce que je veux vous dire. Parlez-moi à cœur ouvert, poursuivit-elle, il est impossible que depuis votre mariage vous n’ayez souvent goûté des plaisirs ◀de▶ ◀l’▶amour, et que vous n’y soyez sensible ; sans cela vous ne seriez pas jalouse. J’avoue, dit ◀la▶ mariée, que j’ai goûté avec plaisir des voluptés légitimes, et que mon mari me désespère en portant ses caresses à d’autres que moi.
Pourquoi donc me dire, reprit ◀la▶ veuve, que vous n’êtes pas sensible au plaisir ◀d’▶embrasser un homme ? Mais ma sœur, dit ◀la▶ mariée, on peut y être sensible quand il est permis, comme il ◀l’▶est avec un homme qu’on a épousé. Bagatelle, reprit ◀la▶ veuve, ce n’est pas ◀l’▶innocence des plaisirs qui ◀les▶ rend plus chers ; ◀la▶ volupté ne dépend point ◀d’▶un contrat, ni ◀de▶ ◀la▶ bénédiction ◀d’▶un prêtre. À ◀le▶ bien prendre, ◀le▶ mariage n’est autre chose que ◀l’▶assemblage ◀d’▶un homme et ◀d’▶une femme publiquement permis par ◀les▶ lois, pour éviter ◀les▶ désordres qui naîtraient, si chacun n’avait pas à qui s’en tenir ; et qu’une femme surtout, pût se donner au premier venu suivant son choix. Un homme ne fait autre chose avec une femme qui n’est point à lui, que ce qu’il fait avec la sienne propre. ◀La▶ jouissance qu’il a ◀d’▶une femme ◀l’▶en dégoûte insensiblement ; il cherche dans ◀la▶ diversité un nouveau plaisir, qui est ◀le▶ même dans ◀le▶ fond ; mais qui devient plus exquis, parce qu’il est plus rare, et que ◀l’▶imagination est plus remplie. Une femme en ferait autant si elle osait ; ce n’est que ◀la▶ crainte du qu’en dira-t-on et des suites, qui ◀les▶ retiennent ; et ◀la▶ jalousie qu’elle prend des dissipations ◀de▶ son époux provient ordinairement moins ◀de▶ ◀l’▶amour qu’elle a pour lui, que ◀de▶ ◀la▶ peine ◀de▶ se passer ◀de▶ ses caresses, et ◀de▶ ◀l’▶amour-propre dont elle est remplie pour elle-même, qui lui persuade qu’elle est plus belle que ◀les▶ autres, et plus en état ◀de▶ remplir ◀le▶ cœur ◀de▶ son époux que toute autre.
Avouez-◀le▶ ◀de▶ bonne foi, poursuivit-elle, n’avez-vous pas vu depuis votre mariage des hommes qui vous ont inspiré ◀de▶ ◀la▶ tentation ? Quand vous ne me ◀l’▶avoueriez pas, je n’en penserais pas moins. Est-il pas vrai que si vous aviez pu et osé ◀les▶ chercher sans crainte et sans scandale, vous auriez volontiers suivi ◀les▶ mouvements que leur présence vous inspirait ?
Vous me faites là des questions, ma sœur, répondit ◀la▶ mariée, auxquelles je ne puis pas répondre. Ce serait une terrible chose dans ◀le▶ monde, si on pouvait impunément faire tout ce qu’on voudrait faire. Il y a dans ◀le▶ monde, reprit ◀la▶ veuve, des pays où ◀les▶ femmes vivent à leur liberté, parce que cela leur est permis ; et où même il leur est ordonné ◀de▶ rechercher ◀les▶ hommes afin de ◀les▶ sauver ◀d’▶un crime exécrable. Allez, poursuivit-elle, demander à ces femmes, si elles voudraient changer leur manière ◀de▶ vie avec ◀la▶ nôtre ? Elles vous diront que non, et elles auront raison ; parce qu’elles ne suivent pour toute règle que celles ◀de▶ ◀la▶ nature, et que ces règles répugnent aux lois austères qu’un honneur qui leur est inconnu et qui nous tyrannise, nous oblige indispensablement ◀de▶ suivre, et dont il fait même notre premier devoir.
En effet, ajouta-t-elle, y a-t-il au monde pour une femme d’autres plaisirs que ceux ◀de▶ ◀l’▶amour ? N’est-ce pas pour ◀le▶ goûter tranquillement sans traverse, et avec honneur, que nous nous résolvons ◀d’▶accepter un maître en prenant un mari ? Et que nous nous abaissons jusqu’à n’avoir point ◀d’▶autre volonté que la sienne, et à souffrir même ses mauvaises humeurs ? Je parle selon ◀la▶ nature, ma chère sœur, et seulement par rapport à ◀la▶ vie présente. Je mets à part tout ◀le▶ reste, et je poursuis à vous dire que sans ce plaisir qui nous attache aux hommes, quelle est celle ◀de▶ nous qui voudrait se marier ? Quelle est celle ◀de▶ nous qui voudrait se donner à un seul, et en essuyer tous ◀les▶ chagrins et ◀les▶ dégoûts, si elle pouvait sans honte et sans risque goûter ce même plaisir avec qui bon lui semblerait ? Certes on ne verrait aucun mariage dans ◀le▶ monde, si étant filles et conservant notre liberté, nous pouvions impunément recevoir dans nos bras qui nous voudrions ; et nous vivrions sans contredit plus heureuses, n’ayant que ◀l’▶amour et ◀la▶ fantaisie pour guides, et nous serions pour lors de même condition que ◀les▶ femmes dont je vous ai parlé, qui ne voudraient pas changer leur manière ◀de▶ vie avec ◀la▶ nôtre. Il n’y a donc que ce seul plaisir qui nous force dans ce pays-ci, à renoncer à cette précieuse liberté. C’est à lui que nous sacrifions tout, et c’est aussi ◀le▶ seul plaisir qu’il y ait dans ◀le▶ monde pour une femme. En connaissez-vous d’autres, ma sœur ? Pour moi je vous avoue que je n’en connais point.
Il est vrai, reprit ◀la▶ mariée, que ce que vous dites cadre juste avec ◀les▶ inclinations que ◀la▶ nature nous donne ; mais, ma sœur, ce serait vivre comme ◀les▶ bêtes, que ◀de▶ ◀les▶ suivre. J’en tombe d’accord, dit ◀la▶ veuve ; ce serait vivre en effet comme ◀les▶ bêtes, mais pourtant je ne puis m’empêcher ◀de▶ vous dire, que Molière me paraît avoir parlé fort juste dans son Amphitryon lorsqu’il fait dire à Mercure
Non, elles ne ◀le▶ sont point ; et je ◀les▶ trouve fort heureuses ◀de▶ n’être point assujetties à un honneur que ◀la▶ force des hommes, bien plutôt que ◀la▶ nature, a imposé à notre sexe. Puis donc, continua-t-elle, que nous avouons que ce sont là ◀les▶ sentiments ◀d’▶une femme, devons-nous nous étonner, ma sœur, si ◀les▶ hommes en ont ◀de▶ pareils ? Ce serait bien plutôt un sujet ◀d’▶étonnement s’ils ne ressentaient pas ces mouvements tumultueux, et s’ils ne ◀les▶ suivaient pas, puisque ◀les▶ lois semblent n’avoir ◀de▶ ce côté-là ◀de▶ sévérité que pour nous ; et que ◀la▶ coutume, qui ne nous pardonne pas, semble autoriser, ou du moins tolérer leur conduite ; quoiqu’en effet ils soient beaucoup plus criminels que nous ; parce qu’ils devraient mieux résister que nous aux tentations et aux mouvements ◀de▶ ◀la▶ nature, puisqu’ils prétendent avoir ◀l’▶esprit plus fort et plus solide que nous ne ◀l’▶avons. Cependant, ajouta-t-elle, nous ne devons pas leur savoir mauvais gré ◀de▶ leur changement, puisque nous changerions aussi bien qu’eux, si nous osions changer de même : que nous ◀les▶ rechercherions, comme ils nous recherchent, si notre conduite ne nous attirait pas plus ◀de▶ mépris, et que notre réputation n’en fût pas plus ternie que ◀la▶ leur.
J’ai vécu, poursuivit cette veuve, comme doit vivre une femme ◀d’▶honneur avec son époux. J’ai suivi ◀la▶ coutume du pays où Dieu m’avait fait naître, si j’avais pu m’en dispenser sans crainte ni scandale, je ◀l’▶aurais fait ; et c’est en cela que je fais consister ◀la▶ véritable vertu ◀d’▶une femme, qui est ◀de▶ vaincre ◀les▶ passions où son penchant ◀la▶ porte. Je suis veuve, j’ai toujours été sage, j’espère ◀l’▶être toujours ; mais je ne ◀la▶ serais pas longtemps, si je ne suivais que mes sens ; et je crois qu’il y a très peu de femmes qui ne soient comme moi. C’est-à-dire uniquement retenues par ◀la▶ crainte ◀de▶ devenir grosse, ou ◀de▶ gagner des maux infâmes, ou du moins ◀de▶ perdre leur réputation, y ayant très peu de femmes qui soient effectivement vertueuses par ◀le▶ seul amour ◀de▶ ◀la▶ vertu, et par ◀la▶ seule crainte ◀de▶ Dieu. Ce sont pourtant ◀les▶ seuls motifs que nous devons avoir devant ◀les▶ yeux, mais examinons-nous bien ; nous verrons que ◀l’▶amour -propre nous joue, et que nous sacrifions au monde et non pas à notre salut.
Vous me faites voir, reprit ◀la▶ mariée, bien des choses qui sont tout à fait vraies et à quoi je n’avais pourtant point encore pris garde. Peu de femmes, dit ◀la▶ veuve, conviendront ◀de▶ ces vérités, à moins que ce ne soit entre elles ; mais presque toutes en conviendront dans leur cœur, pourvu qu’elles s’examinent avec attention ; et je ne vous ai dit tout cela, ma chère sœur, poursuivit-elle, que pour vous consoler des petites tiédeurs ◀de▶ votre époux ; il reviendra à vous tôt ou tard, il vous rendra un jour plus ◀de▶ justice. Une honnête femme retire toujours à ◀la▶ fin son mari ◀de▶ ses égarements et ◀de▶ son libertinage. Vous pouvez ◀l’▶en blâmer présentement ; mais il faut que ce soit dans votre cœur. Ne lui faites paraître aucune jalousie, cela ◀l’▶aigrirait encore ; soyez toujours prête à ◀le▶ recevoir ; et en ◀le▶ blâmant, donnez-vous bien ◀de▶ garde, ni ◀de▶ ◀le▶ haïr, ni ◀de▶ ◀l’▶imiter : on est sur ce sujet-là, tant hommes que femmes, plus digne ◀de▶ compassion que ◀de▶ haine. Surtout ne lui faites aucun reproche, ne lui montrez ni mépris ni mauvais visage ; cela ◀le▶ dégoûterait encore, et ◀l’▶éloignerait davantage ◀de▶ vous.
Jamais homme ne fut plus surpris que je ◀le▶ fus, ◀d’▶entendre une femme si bien philosopher sur ◀les▶ sens, et s’expliquer avec tant de sincérité sur un sujet pour lequel ◀les▶ femmes sont toujours fort réservées ; car je vous jure qu’il n’y a pas un mot ◀de▶ ce que je viens de vous dire, qui soit ◀de▶ mon invention ; au contraire j’en ai beaucoup omis, parce que je ◀l’▶ai oublié. Je conviens qu’elle ne croyait point être entendue ; qu’elle parlait à une autre femme seule, et que cette femme était sa sœur. Cependant je ◀la▶ remerciai dans mon âme, ◀de▶ s’être expliquée avec autant ◀de▶ franchise ; et je ◀la▶ remerciai avec tant de reconnaissance que si elle m’eût parlé à moi-même.
◀L’▶envie me prit ◀de▶ ◀la▶ connaître, et ◀de▶ lier, si je pouvais, conversation avec elle. Je descendis dans ce jardin ; je ◀les▶ trouvai toutes deux encore assises. Je distinguai bientôt ◀la▶ veuve à son habit ◀de▶ grand deuil. C’était une très belle femme, dont ◀les▶ cheveux, pour peu qu’il en parût, étaient aussi noirs que sa robe. Elle avait ◀le▶ teint fort blanc et fort uni, ◀la▶ bouche ◀la▶ plus belle et ◀la▶ plus vermeille que j’aie jamais vue ; ◀les▶ yeux à fleur ◀de▶ tête, noirs et pleins ◀de▶ feu et ◀de▶ vivacité ; leurs regards étaient perçants et assurés ; ◀la▶ gorge et ◀la▶ main ◀d’▶une blancheur à éblouir : enfin elle me plut infiniment. J’avais déjà connaissance ◀de▶ son esprit, sa vue acheva ◀de▶ me vaincre. Elle ne paraissait point mortifiée : au contraire, je lui remarquai un air plus porté à ◀la▶ joie qu’à ◀la▶ tristesse. Sa sœur était aussi une fort aimable personne et si ◀la▶ veuve n’eût pas trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ me plaire avant elle, je me serais très volontiers offert à ◀la▶ consoler des tiédeurs ◀de▶ son mari : elle était plus jeune qu’elle ◀de▶ trois ans, n’en ayant que dix-neuf à vingt, et ◀la▶ veuve vingt-deux à vingt-trois. Elle était magnifiquement mise en petit deuil. Son habit était bien entendu et complet ; mais ◀la▶ tristesse que je lui remarquai ne fut pas ◀de▶ mon goût. ◀La▶ veuve eut tous ◀les▶ vœux ◀de▶ mon cœur, et elle quelque mouvement ◀de▶ pitié.
Je fis un tour ◀de▶ jardin qui ne dura pas, parce que ce jardin était petit. Je revins sur mes pas dans ◀le▶ dessein ◀de▶ leur parler : mais elles se levèrent et entrèrent dans une salle qui répondait à ce jardin, dont ◀la▶ porte se referma sur elles. Je vis leur taille, elles étaient toutes deux parfaitement bien faites ; mais ◀la▶ veuve plus grande et plus dégagée, avait un air admirable que sa sœur n’avait pas : je sortis ◀de▶ ce jardin charmé ◀d’▶elle. Je demandai à un laquais, qui étaient ces deux dames que je venais de voir, il me ◀le▶ dit, et me nomma ◀la▶ veuve. Je lui demandai sa demeure sans faire semblant ◀d’▶y prendre d’autre part que ◀la▶ curiosité : il me ◀le▶ dit. Je remontai en haut, je parlai au maître du logis qui me paya, et je sortis ◀de▶ cette maison ◀le▶ cœur rempli ◀de▶ ma nouvelle passion.
J’allai ◀le▶ soir même dans ◀la▶ rue où ◀la▶ veuve logeait. Je soupai avec un ◀de▶ mes amis dans un cabaret proche de chez elle. J’y allai trois ou quatre autres jours ◀de▶ suite, en rêvant toujours à quelque expédient qui pût me donner entrée chez elle : je n’en trouvai aucun. ◀La▶ subtilité ◀de▶ Poitiers, mon même laquais, dont je vous ai déjà parlé, et à qui je m’étais découvert, était à bout : ni lui ni moi, bien loin ◀d’▶y connaître quelqu’un, n’en avions jamais entendu parler.
Il m’avait proposé ◀de▶ faire ◀de▶ propos délibéré une querelle à un des laquais ◀de▶ cette dame ; et ◀l’▶accommodement que vous paraîtrez vouloir faire, disait-il, vous servira ◀de▶ prétexte pour parler à ◀la▶ maîtresse. J’étais presque ◀d’▶humeur à y consentir ; et je m’y serais pris ◀de▶ cette manière, si ce garçon zélé ne me fût pas venu dire tout ◀d’▶un coup, qu’il avait trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ me mettre aux mains avec elle, par un moyen honnête. Comment t’y es-tu pris, lui demandai-je ? Je viens, me dit-il, ◀de▶ voir sortir ◀de▶ chez elle une porteuse ◀d’▶eau qui est si grosse qu’elle n’en peut plus. Hé que me fait cela, lui dis-je ? Cela fait, répondit-il, qu’il faut que vous teniez cet enfant ensemble, et qu’elle soit votre commère. Laissez-moi faire seulement, vous serez parrain et elle marraine.
Quatre jours après, ◀le▶ mari ◀de▶ cette femme, qui était un portefaix, me vint prier ◀de▶ tenir son enfant. Je ne ◀le▶ connaissais point, mais il était conduit par mon officieux laquais, qui m’en pria lui-même, comme si ce n’avait pas été un coup fait à ◀la▶ main. Je ne sais pas comment il s’y était pris, pour amener ◀les▶ choses jusque-là. Je promis à cet homme ce qu’il me demandait, et lui demandai en même temps ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ personne qu’il me destinait pour commère : il me nomma ma charmante veuve. Je lui demandai s’il avait parole ◀d’▶elle, il me dit que non : mais qu’il allait ◀la▶ lui demander, et qu’il ne doutait pas ◀de▶ ◀l’▶avoir. Il y alla avec Poitiers que je lui donnai pour ◀l’▶accompagner.
Cette dame, après que cet homme lui eut fait son compliment, demanda qui était son compère. Poitiers répondit pour lui, que ce serait un homme ◀de▶ qualité qui était son maître ; et il m’a envoyé, Madame, ajouta-t-il, pour voir si ◀la▶ commère vaut ◀la▶ peine qu’il vienne : car sans cela il n’y viendra pas lui-même. Ah, ah, dit-elle en riant, il s’en rapportera donc à vous ? Oui, Madame, répondit mon effronté laquais, il sait bien que j’ai ◀les▶ yeux bons. Eh bien, dit-elle, si je viens, y viendra-t-il ? Oui, Madame, répondit Poitiers, il viendra vous quérir lui-même. Je lui serai fort obligée, dit-elle : mais lui, vaut-il ◀la▶ peine que j’y aille ? Je vous ◀le▶ demande à vous qui avez ◀de▶ si bons yeux ? Si mon maître, lui répondit Poitiers, n’était pas ◀l’▶homme ◀de▶ France ◀le▶ mieux fait, ◀le▶ plus galant, et ◀le▶ plus honnête homme, je ne resterais pas un quart d’heure chez lui. Oui, Madame, il en vaut ◀la▶ peine, et vous serez peut-être fâchée ◀de▶ ne ◀l’▶avoir pas connu plus tôt. Si, reprit-elle en riant, ◀le▶ maître vaut, prix pour prix, autant que ◀le▶ valet, ce doit être un homme extraordinaire. J’ai envie aussi ◀de▶ ◀le▶ voir, poursuivit-elle, qu’il vienne quand il voudra, je serai toujours prête. C’est pour ◀l’▶heure qu’il vous plaira, Madame, reprit-il, mon maître sait ◀la▶ civilité qu’il doit aux dames, et votre commodité réglera toujours la sienne. Vous a-t-il chargé ◀de▶ toutes ces civilités-là, lui demanda-t-elle ? Oui, Madame, répondit-il, il m’en a chargé pourvu que ◀la▶ commère fût belle : et c’est là-dessus qu’il m’a ordonné ◀de▶ me régler. Vous me trouvez donc belle, lui dit-elle en riant ? Comme tous ◀les▶ anges, répondit Poitiers, et je suis certain que mon maître vous trouvera encore mille fois plus belle que vous ne me paraissez, parce que sa pénétration lui fera découvrir en vous mille choses aimables qu’il ne m’est pas permis ◀d’▶y voir : mais, Madame, poursuivit-il, pour achever mon ambassade, ayez ◀la▶ bonté ◀de▶ me donner votre heure. Dites à votre maître, dit-elle, que je me ferai toujours un plaisir ◀de▶ prendre la sienne. Non, Madame, dit-il, j’ai ordre ◀de▶ prendre ◀la▶ vôtre, et je vous supplie ◀de▶ me ◀la▶ donner : il me blâmerait, si je n’exécutais pas ses ordres. Eh bien, dit-elle, ce sera cet après-midi à trois heures. Je ◀l’▶attendrai s’il veut venir me prendre.
Poitiers vint me rapporter cette réponse avec leur conversation. Elle me fit rire, mais ne me surprit pas. Je connaissais Poitiers pour hardi et capable ◀de▶ se tirer ◀de▶ toutes sortes ◀d’▶intrigues, et c’était pour cela que je ◀l’▶aimais. Je lui laissai ◀le▶ soin ◀de▶ tout pour ◀la▶ collation et ◀le▶ reste. Il s’en acquitta parfaitement bien, et mieux que je ne ◀l’▶avais espéré.
Il avait dit qu’il avait trouvé ma belle veuve en négligé, mais qu’il ne doutait pas qu’elle ne changeât ◀de▶ figure et ne se mît sous ◀les▶ armes. J’en changeai aussi et me mis ◀le▶ plus propre et ◀le▶ plus magnifique que je pus. Je priai ma mère ◀de▶ me prêter son carrosse, ou du moins ◀les▶ justaucorps ◀de▶ livrée ◀de▶ ses gens. Elle me prêta tout, carrosse et domestiques. J’allai au logis ◀de▶ ma commère avec trois grands laquais derrière moi, et un carrosse fort propre : enfin dans mon lustre. Poitiers me servit ◀d’▶interlocuteur.
Je ◀l’▶avoue à ma honte, je fus tellement interdit ◀de▶ sa beauté, lorsque je ◀la▶ vis ◀de▶ près, qu’à peine pus-je lui faire un compliment sur ce qui m’amenait. Elle interpréta ma surprise autrement qu’elle n’aurait dû ◀l’▶être. Votre laquais vous a trompé, Monsieur, me dit-elle. Il vous a fait ◀de▶ moi un portrait qui vous a fait venir, et vous ne trouvez pas que ◀l’▶original en vaille ◀la▶ peine. Non, Madame, lui dis-je, il ne m’a point trompé, il est impossible ◀de▶ grossir ◀les▶ objets sur ◀les▶ beautés qui me frappent ; mais quoique je n’aie jamais rien vu ◀de▶ si beau que vous, je vous avoue que je voudrais bien n’être point venu. Je ne me sauverai pas ◀d’▶auprès de vous, sans y laisser ma liberté, que peut-être vous me ferez regretter. ◀La▶ crainte est obligeante, dit-elle en riant, mais n’en ayez point avec moi ; je ne suis pas ◀d’▶humeur à rien retenir à personne sans leur consentement. Et si elle veut bien se perdre auprès de vous, repris-je, ne ◀la▶ retiendrez-vous pas ? Si elle s’y perd ◀de▶ son bon gré, dit-elle, vous auriez tort ◀de▶ ◀la▶ regretter ; et vous ne devez point être fâché ◀d’▶être venu. Je ne serai point fâché, lui dis-je, que ma liberté demeure en ◀de▶ si belles mains : ce n’est que ◀l’▶usage que vous en ferez qui pourra me ◀la▶ faire regretter.
Vous voulez déjà faire des conditions, dit-elle en riant, c’est avoir trop ◀de▶ prudence dans une première entrevue. Il n’en faut pas tant, cela entraîne après soi trop ◀de▶ soins et ◀d’▶inquiétude ; il vaut mieux vivre au jour ◀la▶ journée. Vous êtes accoutumée, lui dis-je, à ◀de▶ pareils sacrifices, c’est pourquoi le mien ne vous inquiète pas. Je ne sais si c’est par coutume, poursuivit-elle en riant toujours, ou si c’est par ◀le▶ peu de foi que j’y ajoute, que je ne m’en embarrasse pas : mais ces sortes ◀de▶ sacrifices me paraissent trop prompts pour être bien sincères. Je ne sais, lui dis-je, si leur promptitude peut vous ◀les▶ rendre méprisables ; mais je sais par moi-même que c’est ◀l’▶effet ◀d’▶une aussi grande beauté que ◀la▶ vôtre, ◀d’▶inspirer tout ◀d’▶un coup ◀de▶ ◀l’▶admiration et ◀de▶ ◀l’▶amour. Ils s’accompagnent auprès de vous, et ce n’est point cet amour que vous devez accuser ◀de▶ fausseté, mais seulement sa déclaration ◀de▶ trop ◀de▶ promptitude. Je n’accuserai ni l’un ni l’autre séparément, dit-elle ; je ◀les▶ accuse toutes deux ensemble, et je vous avoue que je croirais une déclaration beaucoup plus croyable quelque temps après m’avoir pratiquée, parce que je croirais qu’on connaîtrait que j’en vaudrais bien ◀la▶ peine. S’il ne tient qu’à cela, repris-je, vous serez contente. Je vous dirai tous ◀les▶ jours ◀de▶ ma vie, que je vous aime ; cela supposera que j’aurai tous ◀les▶ jours découvert quelque nouveau charme en vous, et j’espère que vous me tiendrez compte ◀de▶ mes déclarations qui feront foi ◀de▶ mon discernement.
En faisant, dit-elle, une supposition pour ◀le▶ principe, c’est me dire fort galamment à découvert que ◀le▶ reste serait supposé, et que mon mérite ne girait que dans votre idée, et nullement dans ma personne. Sera-ce supposer, repris-je, que ◀de▶ dire que vous êtes ◀la▶ plus belle femme que j’ai jamais vue ? Et sera-ce supposer encore ◀de▶ dire que vous avez seule plus ◀d’▶esprit que toutes ◀les▶ femmes que j’ai connues n’en ont jamais eu ensemble ? Pour ◀la▶ beauté, dit-elle en riant, je sais ce que j’en dois croire, mon miroir me dit ce qui en est. Pour ◀l’▶esprit je ne sais si vous supposeriez : mais si c’était une vérité, je vous plaindrais ◀de▶ n’avoir jamais fréquenté que des idiotes. Vous me paraissez pourtant, ajouta-t-elle, avoir trop ◀d’▶esprit vous-même pour n’avoir jamais conversé qu’avec des femmes ◀de▶ ce caractère. J’avoue, repris-je, que j’ai vu en ma vie des femmes qui passent pour avoir ◀de▶ ◀l’▶esprit ; mais je n’en ai point vu qui pût vous égaler, et je ne suppose point en vous en assurant.
Nous entrerions vous et moi, dit-elle, dans une trop longue dispute si nous entreprenions ◀de▶ combattre ou ◀de▶ prouver ◀le▶ contraire ; je vous assure toujours que je ne suis pas fâchée que vous ayez bonne opinion ◀de▶ moi : mais vous n’êtes pas venu ici pour cela, c’est pour aller tenir un enfant ensemble, et nous irons quand vous voudrez.
Nous sortîmes en effet. Je lui donnai la main et ◀la▶ conduisis à son carrosse dans lequel j’entrai avec elle, et le mien suivit. Cela alla à ◀l’▶ordinaire pour ◀la▶ cérémonie ; et pour ◀le▶ reste Poitiers avait si bien fait que nous trouvâmes une collation très propre, et ◀le▶ lieu fort honnête : en sorte que tout alla beaucoup mieux que je ne ◀l’▶avais espéré moi-même. ◀La▶ veuve en fut surprise. Elle n’en dit mot ; mais je remarquai avec plaisir qu’elle vit bien que tout avait été prémédité ; et franchement quand mon laquais eût eu deux jours devant lui, je doute qu’il s’en fût mieux tiré.
Je reconduisis ma commère chez elle, où je restai assez longtemps, et avant que ◀d’▶en prendre congé, je lui demandai permission ◀d’▶aller ◀la▶ voir : elle me ◀l’▶accorda, j’y allai depuis tous ◀les▶ jours.
Comme elle était veuve, qu’elle aimait à vivre librement et sans contrainte, et qu’elle ne devait compte ◀de▶ ses actions à personne, je m’y rendis en peu de temps fort familier. Je remarquai qu’elle ne me haïssait pas, et je ◀le▶ remarquai avec plaisir, parce qu’elle me plaisait tous ◀les▶ jours de plus en plus ; et en effet, j’y remarquais tous ◀les▶ jours quelque nouveau charme. Il venait chez elle assez ◀de▶ monde, dont quelques-uns s’embarquèrent un peu trop pour leur repos ; mais n’ayant rien eu à démêler avec eux, et ce que j’en dirais pouvant donner quelque lumière pour découvrir un nom que je veux taire, vous me dispenserez ◀de▶ vous en rien dire ; si ce n’est qu’on s’en défit lorsqu’on ◀les▶ trouva ◀de▶ trop.
J’observais avec elle ◀la▶ même méthode que j’avais suivie avec Mademoiselle Récard, mais moins effrontément. J’étais un Caton en public, et dans ◀le▶ particulier je tâchais ◀de▶ badiner. J’étais en âge ◀de▶ me marier pour lors ; elle m’aurait fort accommodé, mais avant que ◀d’▶en parler à ma mère, ni à personne ◀de▶ ma famille, je voulais avoir son consentement. Elle était jeune, parfaitement bien faite, belle en perfection, avait ◀de▶ ◀l’▶esprit infiniment, et un très grand bien. Elle n’avait qu’une petite fille ◀d’▶un an et demi ◀de▶ son défunt mari. Elle était ◀de▶ bonne famille, veuve ◀d’▶un financier ◀de▶ bonne famille aussi, dont ◀le▶ père et lui s’étaient damnés peut-être à lui gagner tout ◀le▶ bien dont elle jouissait ; et l’un et l’autre s’étaient anoblis par ◀les▶ charges qu’ils avaient possédées. En un mot c’eût été parfaitement mon fait. Cependant quoiqu’elle m’aimât autant qu’une femme puisse aimer un homme, elle ne voulut jamais consentir au sacrement, par une résolution fixe ◀de▶ rester toujours maîtresse ◀d’▶elle-même : ◀la▶ suite vous fera connaître son caractère.
Il y avait environ dix mois qu’elle était veuve, et trois à quatre que je ◀la▶ fréquentais, lorsqu’un jour que j’étais chez elle, on parla ◀d’▶une veuve, qui sans être remariée, était devenue grosse. ◀La▶ compagnie était assez nombreuse : chacun en dit ce qu’il en pensait. On disait que son amant lui avait promis ◀de▶ ◀l’▶épouser ; et que bien loin ◀d’▶en vouloir rien faire, il était le premier à plaisanter ◀d’▶elle et à ◀la▶ divulguer. Je formai là-dessus mon plan : je me contentai ◀de▶ dire un mot en passant ◀de▶ cette femme et ◀de▶ ◀la▶ plaindre ; mais je me déchaînai contre son amant que je traitai comme le dernier des malheureux, et comme un scélérat achevé.
Oui, poursuivis-je, je ne suis point femme, ainsi ce n’est pas pour moi que je parle : mais si je ◀l’▶étais, et que j’eusse eu ◀la▶ faiblesse ◀de▶ me laisser aller à un homme comme je ◀l’▶aurais assurément ; et que cet homme vînt à me trahir, et à me découvrir, et à me mépriser : non pas comme celui dont vous parlez, ◀de▶ ne vouloir pas m’épouser, après me ◀l’▶avoir promis, qui est le dernier comble ◀de▶ ◀la▶ perfidie : mais seulement ◀de▶ dire un mot à qui que ce fût ◀de▶ ce qui se serait passé entre nous , il pourrait compter que tous ◀les▶ bourreaux du monde assemblés pour me trouver ◀de▶ nouveaux supplices, ne m’empêcheraient pas ◀de▶ me venger par sa mort, soit par moi-même, soit par des gens apostés. Hé, ajoutai-je, un honnête homme doit-il jamais se vanter ◀d’▶avoir triomphé ◀d’▶une femme ? Cela est infâme et indigne du nom ◀d’▶homme. C’est ◀le▶ vice commun des Français : mais quoique je sois français moi-même, j’approuve si peu ce lâche procédé, que je serais ◀d’▶humeur à venger moi-même une femme, quoique je ne ◀la▶ connusse pas, et qu’elle me fût indifférente.
Justement comme je lâchais cette dernière parole, ◀l’▶homme dont il s’agissait entra. Il était frère du défunt mari ◀de▶ ◀la▶ veuve, établi en province, où il avait attrapé ◀la▶ femme dont nous parlons, et s’était moqué ◀d’▶elle à Paris, où elle ◀l’▶avait suivi depuis peu de jours. Je ne ◀l’▶avais jamais vu. Il était bien fait et bien mis, et paraissait brave, mais m’estimant aussi méchant que lui, et ayant mes vues, je ne fis aucune difficulté ◀de▶ ◀le▶ bourrer. Ma belle veuve me dit à ◀l’▶oreille qui il était, pour m’obliger à me taire. Vous ne me connaissez pas, lui répondis-je, je suis homme droit, et je ne puis par une lâche complaisance déguiser mes sentiments pour des fourbes : tout ce que je pourrai faire, ce sera ◀d’▶éviter ◀la▶ querelle devant vous : mais je ne puis cacher ce que je pense.
On donna un siège à cet homme : ◀de▶ quoi parliez-vous, Mesdames, dit-il ? Nous parlions, reprit ◀la▶ sœur ◀de▶ ma veuve, ◀de▶ ◀la▶ satisfaction qu’a une femme ◀d’▶honneur ◀de▶ voir sa réputation respectée, lorsqu’elle entend parler des désordres où d’autres femmes se précipitent. C’est ◀le▶ sujet ◀d’▶une longue conversation, reprit cet homme. Il y a présentement tant de femmes qui se gouvernent mal, que ◀le▶ nombre n’en peut pas être exprimé.
J’avoue, repris-je, qu’il y a beaucoup de femmes qui se gouvernent mal : (je ne parle point des abandonnées, celles-là sont indignes qu’on songe à elles, j’entends seulement celles qui ne se donnent qu’à un amant, telle qu’est celle qui a donné lieu à ◀la▶ conversation, et qu’on dit ordinairement se gouverner mal ; quoique ce terme-là soit trop fort, et soit même outrageant pour une maîtresse fidèle. ) J’avoue que ◀le▶ nombre en est grand ; mais il ne serait point si scandaleux, si mille coquins qu’elles croient honnêtes gens, ◀l’▶étaient assez pour du moins leur garder ◀le▶ secret, sous ◀la▶ bonne foi duquel ils ont triomphé ◀de▶ ces femmes.
En effet, poursuivis-je, sans lui donner à connaître que je savais que c’était ◀de▶ lui que je parlais, nous savons tous présentement qu’une demoiselle ◀de▶ province, nommée Mademoiselle de Gironne, a eu une faiblesse. Qui que ce soit ne ◀le▶ savait il n’y a que deux jours ; et on ne ◀l’▶aurait jamais su, si son amant avait été honnête homme ; mais ◀le▶ public lui a ◀l’▶obligation ◀de▶ lui avoir donné sujet ◀de▶ parler ◀de▶ sa maîtresse à tort et à travers, et ◀de▶ ◀le▶ regarder lui comme un scélérat : car enfin, ajoutai-je, sans donner ◀le▶ temps à personne ◀de▶ m’interrompre, on sait que cet homme lui avait promis ◀de▶ ◀l’▶épouser ; on sait qu’il lui avait promis ◀le▶ secret ; et aujourd’hui c’est, dit-il, une veuve qui savait par expérience ce que ◀la▶ compagnie ◀d’▶un homme peut produire. Belle raison pour lui manquer ◀de▶ parole ! Mais encore je lui permets ◀de▶ ne ◀la▶ point épouser puisqu’on ne peut pas ◀l’▶y forcer selon ◀les▶ lois ; n’est-ce pas ◀l’▶action ◀d’▶un fourbe achevé ◀de▶ tromper une femme sous ◀la▶ promesse ◀d’▶un sacrement, et ◀d’▶abuser ◀de▶ ◀l’▶entremise ◀d’▶un nom si auguste et ◀le▶ profaner, lorsqu’on n’est pas résolu ◀d’▶y venir ? Ne pouvait-il pas lui dire en particulier ; je ne veux plus vous épouser ; vous ne pouvez pas m’y contraindre, et lui prouver qu’en effet elle ne ◀le▶ pouvait pas ? Elle se serait rendue à ◀l’▶impossibilité ; elle aurait pleuré sa faiblesse et ◀la▶ perfidie ◀de▶ son amant ; mais elle aurait du moins sauvé sa réputation, et n’aurait pas servi ◀de▶ matière aux caquets et à ◀la▶ risée du public. Mais non, il faut achever : c’est peu pour un fourbe ◀d’▶avoir abusé lâchement une femme, c’est peu de trahir ses serments, il faut encore par une ingratitude détestable ◀la▶ perdre ◀de▶ réputation. Hé, mon Dieu, poursuivis-je avec un ton hypocrite, en joignant ◀les▶ mains et élevant ◀les▶ yeux au ciel, où est donc ◀la▶ sincérité ? Où est ◀la▶ bonne foi ? Où est ce manteau ◀de▶ ◀la▶ charité qui nous oblige à cacher ◀les▶ fautes ◀d’▶autrui ? Et depuis quand est-il permis, et même fait-on gloire ◀de▶ se déclarer soi-même traître et parjure ? N’est-il pas vrai, Monsieur, continuai-je, en m’adressant à lui-même, qu’un homme comme celui dont je parle est indigne ◀d’▶être jamais regardé par ◀d’▶honnêtes gens ; et que pour lui rendre justice il mériterait ◀d’▶être regardé partout avec horreur ?
Toute ◀la▶ compagnie me regardait ; et ◀les▶ dames surtout me savaient bon gré dans leur âme, ◀de▶ ce que je disais. ◀La▶ veuve qui m’avait dit qui il était, ne savait ◀de▶ quelle manière cela tournerait ; mais elle fut bien plus surprise ◀de▶ ◀la▶ suite. Cet homme était dans un embarras inexprimable. Il ne savait que me répondre, n’y ayant rien de plus certain que ce que j’avais dit. Il n’accusait sa maîtresse ni ◀d’▶infidélité ni ◀d’▶être dégoûtante, ni ◀d’▶aucun autre vice : ce n’était que sa propre infidélité qui ◀le▶ poussait à n’en vouloir plus. Il ne prenait pour prétexte ◀de▶ sa rupture que ◀le▶ veuvage.
Vous ne dites mot, Monsieur, continuai-je, m’adressant toujours à lui, est-ce que mon sentiment n’est pas le vôtre ? Vous avez des intérêts à ménager ici, Monsieur, me dit-il : je vois bien que vous croyez avancer vos affaires, en prenant ◀le▶ parti que vous prenez. Je n’ai aucun intérêt ici à ménager, Monsieur, lui dis-je ◀d’▶un ton fier, Madame qui est seule veuve ici et seule à marier, me fait ◀la▶ grâce ◀de▶ me souffrir chez elle, mais je ne prétends rien avec elle, pour ◀la▶ même liberté que Mademoiselle de Gironne a accordée à son amant. Et vous, Monsieur, qui paraissez soupçonner Madame ◀de▶ pouvoir un jour ◀l’▶accorder, vous ne ménagez guère sa vertu en sa propre présence. Votre prétendue pénétration dans mes desseins ne vise pas juste, ajoutai-je toujours fièrement : ce que j’ai dit n’est pas pour me faire un mérite dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Madame, c’est uniquement ◀la▶ justice ◀de▶ ◀la▶ cause que je défends qui me fait embrasser sa défense. Mais vous, Monsieur, vous avez apparemment quelque intérêt à ménager à votre tour, qui vous empêche ◀d’▶avouer que j’ai raison. Il y a, dit-il, quelque circonstance dans ◀l’▶affaire dont vous parlez qui pourrait en changer ◀le▶ fond. S’il y en a, répondis-je, j’avoue que ◀l’▶affaire peut être autrement regardée ; mais je ne crois pas qu’il y en ait, ◀l’▶indiscrétion ◀de▶ ◀l’▶amant ne ◀les▶ aurait pas cachées, nous ◀les▶ saurions tout aussi bien que ◀le▶ reste ; il s’en servirait ◀de▶ raisons pour prétexte ◀de▶ son refus et ◀de▶ sa rupture, il ne se retrancherait pas à alléguer ◀le▶ seul veuvage ◀de▶ sa maîtresse, et ne se ménagerait pas assez peu lui-même, pour n’avoir recours qu’au parjure, s’il avait des causes plus justes à donner.
Vous ne savez pas, Monsieur, me dit une des dames qui étaient là, que c’est à Monsieur de Beauval lui-même à qui vous parlez. Je ne sais point, Madame, repris-je tranquillement, si Monsieur est Monsieur de Beauval ◀l’▶amant ◀de▶ Mademoiselle de Gironne, je n’ai point ◀l’▶honneur ◀de▶ connaître Monsieur ; mais je sais bien que ◀l’▶affaire dont nous parlons ne convient point du tout à ◀l’▶apparence qu’a Monsieur ◀d’▶être fort honnête homme. Vous trouvez donc, Monsieur, me dit-il, que ◀l’▶honnêteté ◀d’▶un homme dépende ◀de▶ ne pas prendre son bon où il ◀le▶ trouve ? Et ◀de▶ ne point chercher ◀les▶ aventures, à moins que ◀de▶ vouloir s’y clouer pour toute sa vie ? Je trouve, Monsieur, lui dis-je, qu’elle dépend, non seulement ◀de▶ ne point tromper une femme comme cette demoiselle ◀l’▶est, mais même ◀de▶ ne point tromper ◀le▶ plus mortel ◀de▶ ses ennemis. ◀L’▶honnêteté ◀d’▶un homme, poursuivis-je, gît dans ◀la▶ sincérité, dans sa probité, dans sa bonne foi, dans une vraie compassion pour ◀les▶ malheureux, dans un retour sincère ◀de▶ tendresse pour ◀les▶ gens dont il est aimé, dans ◀la▶ reconnaissance des bontés qu’on a pour lui, et dans une stabilité fixe, et inébranlable dans ses promesses. Je ne vois rien ◀de▶ tout cela dans votre rupture avec Mademoiselle de Gironne. Je suis trop honnête homme pour déguiser ma pensée ; je n’espère rien ◀de▶ sa reconnaissance, puisque je ne ◀la▶ connais point ; et je n’appréhende point assez votre ressentiment pour mentir ◀de▶ gaieté ◀de▶ cœur : elle m’inspire ◀de▶ ◀la▶ compassion, et vous ◀de▶ ◀l’▶indignation et ◀de▶ ◀l’▶horreur, j’entreprendrais inutilement ◀de▶ vous ◀le▶ taire.
C’est s’expliquer fort nettement, me dit-il, je ne voudrais pas que vous fussiez un ◀de▶ mes juges. Je n’en serai point, Monsieur, lui répondis-je, je n’ai pas ◀l’▶honneur ◀de▶ m’asseoir sur ◀les▶ fleurs ◀de▶ lys ; et quand j’en serais, je serais obligé ◀de▶ juger suivant ◀les▶ lois. Elles sont bien injustes à votre sens, dit-il. Non, Monsieur, repris-je, elles sont justes, mon dessein n’est pas ◀d’▶aller contre, mais elles sont humaines, c’est tout dire : et vous allez voir par ce que je vais ajouter, que mon dessein n’est pas ◀de▶ me faire un mérite auprès de Madame, comme vous ◀l’▶avez soupçonné d’abord. J’en reviens à nos lois : elles ont été faites avec beaucoup de prudence pour retenir dans ◀le▶ devoir des veuves, qui étant maîtresses ◀de▶ leurs actions, et leur étant permis ◀de▶ se choisir tel époux que bon leur semble, ou n’en prendre point du tout si elles ne veulent, donneraient assurément très grand scandale dans ◀le▶ monde, si ◀la▶ rigueur des lois ne ◀les▶ retenait pas. Ces lois déclarent infâmes, celles qui deviennent grosses pendant leur veuvage, et n’assujettissent pas à un mariage nécessaire ceux qui leur ont fait ◀l’▶enfant, quelque promesse qu’ils en aient faite, et dans ce cas-là ◀les▶ lois n’ont aucun égard au rapport des familles, ◀de▶ ◀l’▶âge, ni du bien. Cela est cause qu’on peut ◀les▶ tromper impunément devant ◀les▶ hommes, et même s’en moquer ; mais quand on ◀les▶ trompe exprès on n’en est pas moins coupable en effet devant Dieu et devant ◀les▶ hommes même, que si on avait abusé ◀d’▶une fille : et ce n’est pas, à mon sens, être fort honnête homme, que ◀d’▶avoir recours, pour couvrir un parjure, à des lois qui ne regardent que ◀la▶ police ◀d’▶un État, et ◀le▶ scandale devant ◀les▶ hommes ; mais qui ne justifient point un homme devant Dieu, et ne ◀le▶ mettent point à couvert ◀de▶ ses propres remords ; en un mot qui ne ◀le▶ justifient point à lui-même et au fond ◀de▶ son cœur. Examinez le vôtre, Monsieur, ajoutai-je ; je suis sûr que votre conscience ni votre cœur ne vous paraîtront pas dans cet état ◀de▶ tranquillité, qui n’est que ◀le▶ fruit ◀d’▶une entière innocence : du moins je suis sûr, que si vous vous tenez justifié devant ◀les▶ hommes, vous ne vous assurerez pas que Dieu vous regarde un jour comme son enfant, ni qu’il vous fasse part ◀de▶ son héritage, vous qui niez le vôtre et qui, outre votre bien que vous lui refusez, voulez ◀le▶ faire déclarer infâme.
Comme toute ◀la▶ compagnie était ◀de▶ mon sentiment, et que ◀la▶ confusion ◀de▶ cet homme augmentait ◀de▶ moment en moment, et bien loin de pouvoir me répondre, on me seconda ; et tous ensemble lui fîmes tant de honte, qu’il promit ◀de▶ se raccommoder ◀de▶ bonne foi avec sa maîtresse. On ◀l’▶envoya quérir. ◀Le▶ contrat ◀de▶ mariage fut fait dans ◀le▶ moment ; et quatre jours après ils furent épousés. Je ne vous dirai point ◀les▶ remerciements qu’elle fit à toute ◀la▶ compagnie, et à moi en particulier, son amant lui ayant dit que c’était moi qui ◀l’▶avais converti et convaincu. Comme ils étaient ◀de▶ province et qu’ils partirent huit jours après, cette affaire n’a point fait assez ◀de▶ bruit pour être venue jusqu’à vous ; et vous ne sauriez connaître par leurs noms celui ◀de▶ ◀la▶ veuve.
Cette manière ◀de▶ prendre hautement ◀le▶ parti des femmes n’avait pas peu avancé mes affaires auprès ◀d’▶elle. Elle me regardait comme un homme incapable ◀de▶ trahir un secret ; et je m’aperçus qu’il n’y avait plus que ◀la▶ crainte des suites qui s’opposât à notre conclusion. J’y mis ordre par un coup ◀de▶ scélérat que voici.
Dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ cette conversation je retournai chez ◀la▶ veuve, qui me témoigna que je lui avais fait un sensible plaisir ; qu’elle m’en remerciait ; et qu’elle était très contente ◀de▶ ◀l’▶accord ◀de▶ ◀l’▶amant et ◀de▶ ◀la▶ maîtresse.
J’ai fait ce que j’ai fait sans aucun intérêt, lui dis-je. Je ne disais que ce que je pensais ; mais j’avoue, ajoutai-je, que j’étais véritablement choqué ◀de▶ ◀l’▶indiscrétion ◀de▶ cet homme : tout au moins il devait lui garder ◀le▶ secret ; et si je mérite là-dedans quelque louange, c’est sur ◀le▶ secret que je veux me ◀la▶ donner : car pour ◀le▶ reste, je n’ai rien dit qu’un enfant ne pût dire aussi bien que moi. Cette femme est pourtant bien maladroite, et lui un grand innocent, poursuivis-je en riant. Quoi ! se peut-il, que ni l’un ni l’autre n’ait ◀le▶ secret ◀de▶ faire ◀l’▶amour sans conséquence ? (Voici ◀le▶ coup ◀de▶ scélérat, poursuivit Dupuis en changeant ◀de▶ voix. ) Pour moi, ajoutai-je, j’aurais toute sorte ◀de▶ commerce avec une femme qu’elle ne deviendrait jamais grosse, si je ne voulais ; y a-t-il rien de plus aisé ?
Vous avez ce secret-là, reprit promptement ◀la▶ veuve ? Oui, je ◀l’▶ai, lui dis-je, en avez-vous besoin ? Non assurément, dit-elle en riant, je vous en remercie ; mais vous seriez-vous assez malheureux pour vous en servir ? Oui, repris-je, je m’en servirais et même sans scrupule ; pourvu que ce fût pour tirer une femme ◀de▶ ◀l’▶état où je ◀l’▶aurais mise moi-même, que je ◀l’▶aimasse, que je fusse sûr ◀d’▶en être aimé, et que sa réputation méritât ◀d’▶être conservée.
J’aperçus ◀la▶ veuve qui m’écoutait attentivement, et qui avalait à longs traits ◀le▶ poison que je lui présentais. Nous eûmes là-dessus une assez longue conversation, après quoi nous parlâmes ◀d’▶autre chose ; et j’en sortis fort persuadé qu’elle ◀l’▶était elle-même, que je ◀la▶ tirerais facilement ◀d’▶affaire, si son étoile voulait qu’elle y fût prise. J’avais raison ◀de▶ croire que ce n’était que ◀la▶ seule crainte des suites qui ◀l’▶avait empêchée ◀de▶ se livrer à mon amour ; et que cet obstacle étant levé, je n’en trouverais plus. J’en fus persuadé deux jours après que j’y allai à mon ordinaire sur ◀les▶ trois à quatre heures après midi.
Je ◀l’▶aperçus à sa fenêtre avec un livre à sa main ; mais j’étais tellement éloigné que ne croyant pas en être vu je ne ◀la▶ saluai pas. Elle se retira promptement sitôt qu’elle m’eut vu. Cette action m’étonna, j’entrai chez elle dans ◀le▶ dessein ◀de▶ lui en demander ◀la▶ cause. Un homme moins aguerri que moi, aurait été surpris ◀de▶ ◀la▶ trouver dans ◀l’▶état qu’elle était. Il faut vous ◀le▶ dire, Mesdames.
Ce n’était plus une femme occupée à ◀la▶ lecture. C’était une femme couchée tout ◀de▶ son long sur ◀le▶ dos sur un lit ◀de▶ repos. Sa tête était tournée sur son épaule gauche du côté de ◀la▶ ruelle, son bras gauche étendu tout du long ◀de▶ son corps. Son bras droit portait hors du lit sur un siège où son livre était ; ◀la▶ cuisse et ◀la▶ jambe gauche toute sur ◀le▶ lit, assez avant, ◀la▶ jambe droite hors de dessus ◀le▶ lit et portant à faux ; ◀les▶ jupes et ◀la▶ chemise relevées, jusqu’au-dessus des genoux me laissaient voir ◀les▶ jambes du monde ◀les▶ mieux faites, et des cuisses rondes et potelées, dont ◀la▶ blancheur était relevée par un bas ◀de▶ soie noir bien tiré, attaché par une jarretière ◀d’▶écarlate et une boucle ◀de▶ diamants. Elle n’avait qu’un simple petit manteau, et une jupe ◀de▶ crépon noir, avec du linge ◀de▶ veuve très propre. Sa gorge et une partie du sein était découverte. Un mouchoir lui cachait ◀les▶ joues, et ◀le▶ bas du visage. Elle faisait semblant ◀de▶ dormir dans une situation toute charmante ; car en effet elle ne dormait pas.
Je connus fort bien à quel dessein elle s’était retirée ◀de▶ sa fenêtre. Je vis qu’il y avait longtemps qu’elle me préparait ◀l’▶heure du berger. Je fis semblant ◀de▶ croire qu’elle dormait, je fermai ◀la▶ porte ◀de▶ son cabinet fort doucement ; je m’approchai fort doucement aussi ◀d’▶elle. Je ne lui ôtai rien ◀de▶ dessus ◀le▶ visage : je laissai ◀le▶ mouchoir et ◀les▶ cornettes comme elle ◀les▶ avait mises ; mais je ne laissai pas ◀les▶ jupes telles qu’elles étaient. Elle feignit ◀de▶ dormir jusqu’au fort du plaisir qu’elle parut se réveiller, et ◀les▶ petits mouvements qu’elle se donna pour se dérober ◀de▶ mes bras, achevèrent ◀la▶ volupté.
Il faut que je ◀l’▶avoue, je n’ai jamais embrassé ◀de▶ femme avec plus ◀de▶ plaisir que j’embrassai celle-là ; aussi n’en avais-je jamais embrassé ◀de▶ si belle, ni que j’eusse tant aimée. ◀La▶ feinte colère qu’elle affecta après ◀l’▶action, ne me parut ni trop forte ni trop modérée. Je fis semblant ◀de▶ ◀la▶ croire naturelle ; mais en effet je fus charmé ◀de▶ ◀l’▶air dont elle s’y prit. Je me jetai à ses pieds et lui demandai pardon, comme si j’avais eu tort moi seul. Elle ◀l’▶accorda ◀de▶ bonne grâce, nous ◀le▶ scellâmes, je fus parfaitement content ◀d’▶elle, et elle me parut ◀l’▶être ◀de▶ moi.
J’en sortis sans autre condition que celle du secret, que je lui promis, que je lui ai gardé, et que je lui garderai toute ma vie. ◀La▶ manière honnête dont nous avons rompu notre commerce, m’obligera ◀de▶ ◀la▶ considérer et ◀de▶ ◀l’▶aimer éternellement ; et rien ne m’arrachera son nom ◀de▶ ◀la▶ bouche pour ◀la▶ trahir. ◀La▶ sincérité dont elle en a agi avec moi m’obligera ◀de▶ ◀la▶ ménager, et ◀de▶ ◀la▶ considérer toujours ; et c’est ce qui me reste à vous dire sur ce qui regarde cette aventure.
Nous passâmes près de deux ans à nous voir tous ◀les▶ jours sans trouble et sans inquiétude, par ◀le▶ bon ordre que nous y mettions chacun ◀de▶ notre côté. J’y paraissais comme un homme sans conséquence, et seulement un bon ami. Elle n’était plus obsédée ◀d’▶aucun soupirant, parce qu’elle avait plusieurs fois déclaré, qu’elle ne voulait plus ◀de▶ mariage ; et qu’en effet elle avait refusé des partis que toute autre qu’elle aurait trouvés très avantageux. Ce n’était pas ◀la▶ seule possession qui m’assurait qu’elle m’aimait avec tendresse, et qu’elle n’aimait que moi ; c’était mille actions que je lui voyais faire tous ◀les▶ jours : c’était ◀les▶ surprises agréables qu’elle me faisait lorsque j’y pensais ◀le▶ moins ; c’était une déférence entière pour tout ce qu’elle savait qui me plaisait. Elle me rendit mille services dans ◀les▶ occasions qui se présentèrent ; elle voulut cent fois m’obliger ◀de▶ prendre ◀de▶ ◀l’▶argent ◀d’▶elle pour m’acheter une charge ; mais je ◀le▶ refusai toujours, à moins qu’elle ne voulût m’épouser, et c’est ce qu’elle n’a pas voulu faire. Nous n’avions aucun secret l’un pour l’autre. Elle ne faisait rien dont elle ne m’informât ; elle suivait mes conseils en tout, et partout. Elle n’avait point ◀d’▶autre volonté que la mienne, comme je n’en avais point ◀d’▶autre que ◀de▶ lui plaire. Elle m’a rendu tout à fait honnête homme ; et je lui ai ◀l’▶obligation ◀de▶ m’avoir absolument retiré des mauvaises compagnies. Je trouvais avec elle toute ◀l’▶ardeur et ◀l’▶emportement ◀d’▶une maîtresse, et toute ◀la▶ tendresse, ◀l’▶empressement et ◀la▶ fidélité ◀d’▶une épouse. Ainsi ne voyant plus qu’elle, et n’y faisant pas un sou ◀de▶ dépense, n’ayant même jamais voulu recevoir aucun présent ◀de▶ moi que mon portrait, je pris un carrosse et un train tel que je ◀l’▶ai encore : et quoique cela m’engageât dans une grosse dépense, par rapport à mon revenu, je n’ai pas laissé ◀de▶ ◀la▶ soutenir, et ◀d’▶avoir toujours devant moi plus ◀d’▶argent que je n’en avais auparavant. Il est vrai que je ne faisais pas un sou ◀de▶ dépense inutile, ni au jeu ni ailleurs.
◀La▶ possession et ◀la▶ fréquentation n’ont jamais ralenti ni diminué notre ardeur et notre complaisance réciproque. Je lui déclarai que j’avais entendu sa conversation avec sa sœur, et tout ce que j’avais fait ensuite pour avoir accès chez elle. Elle me déclara à son tour, qu’elle m’avait bien reconnu pour ◀le▶ même homme qu’elle avait vu chez son beau-frère : qu’elle m’avait aimé sitôt qu’elle m’avait vu chez elle, n’ayant point douté que ce ne fût par mes soins que nous avions tenu un enfant ensemble. Elle me dit que ce que j’avais dit à Beauval ◀l’▶avait tout à fait déterminée à se donner à moi, parce qu’elle n’avait point douté que je ne fusse en effet honnête homme. Qu’il était vrai qu’elle avait appréhendé ◀les▶ conséquences et ◀les▶ suites ◀de▶ nos embrassements ; mais que ◀le▶ secret que je lui avais dit que j’avais, avait achevé ◀de▶ ◀la▶ résoudre. Elle m’avoua que notre premier embrassement avait été tout à fait volontaire ◀de▶ sa part ; et qu’elle n’avait feint ◀de▶ dormir que pour se sauver ◀de▶ ◀la▶ honte ◀de▶ succomber face à face en plein jour. Qu’il y avait longtemps qu’elle m’attendait à sa fenêtre, lorsqu’elle s’était si promptement retirée. Qu’elle n’avait point douté que je ne me servisse ◀de▶ ◀l’▶occasion, comme j’avais fait ; et que si je ◀l’▶avais laissé échapper, je ne ◀l’▶aurais peut-être jamais retrouvée, parce que je ◀l’▶aurais mortellement offensée. Qu’elle m’aimait plus qu’une femme n’avait jamais aimé un homme, et que j’avais bien pu m’en apercevoir.
Je ◀l’▶embrassai à ces paroles : ma chère veuve, lui dis-je, nous sommes nés l’un pour l’autre. Je sens bien que je vous aimerai éternellement, je suis persuadé que vous m’aimerez éternellement aussi ; joignons-nous pour toujours, faisons paraître à toute ◀la▶ terre notre union, donnez-moi ◀la▶ main publiquement. Votre cœur est à moi, le mien est à vous : mais épargnons-nous ◀les▶ peines ◀de▶ cacher notre commerce et notre tendresse. Non, dit-elle, en m’embrassant. Je vous connais, vous me connaissez ; nous ne sommes point scrupuleux, restons sur ◀le▶ pied ◀de▶ bons amis et ◀d’▶amants comme nous sommes ; nous nous en aimerons mieux et plus longtemps. Je serai toujours votre maîtresse fidèle et sincère, et je compte que vous serez toujours ◀le▶ même pour moi. Je n’en pus jamais tirer autre chose, et quelque prière que je lui aie faite, même pendant ses grossesses, il m’a été impossible ◀de▶ ◀la▶ faire consentir au mariage.
Au bout de deux ans, elle me dit qu’elle était grosse ◀de▶ cinq mois. Je n’ai pas voulu, poursuivit-elle, de peur de vous épouvanter, vous faire savoir plus tôt ◀l’▶état où je suis, pouvez-vous m’en tirer, dites-le-moi sincèrement ? Non, lui dis-je, ma chère veuve en me jetant à ses pieds, il m’est impossible. Ce n’a été que ◀la▶ connaissance que j’avais ◀de▶ vos sentiments qui m’a fait recourir à cette fourbe. Je ne vous en aimerai pas moins, me dit-elle en m’embrassant, et je vous en estimerai davantage. Vous êtes trop honnête homme pour me manquer ◀de▶ secret ; je vous ◀le▶ recommande et vous prie ◀de▶ m’aider ◀de▶ tout votre possible pour cacher ◀l’▶état où vous m’avez mise. Je n’en suis point fâché, ma chère veuve, lui dis-je ; épousez-moi, je ne demande pas mieux : pouvez-vous, dans ◀l’▶état où vous êtes, refuser encore ce que je vous offre ◀de▶ si bon cœur ?
Je ◀l’▶accepterais si je vous aimais moins, me répondit-elle. Il me suffit que ◀la▶ volonté que vous en avez me persuade ◀de▶ ◀la▶ sincérité ◀de▶ votre tendresse : mais pour ◀le▶ sacrement, n’y songeons point je vous supplie. ◀L’▶enfant que je mettrai au monde, si Dieu me conserve ◀la▶ vie, n’en sera pas plus à plaindre, reposez-vous sur moi du soin ◀de▶ sa fortune : sinon je vous mettrai en main ◀de▶ quoi lui faire une condition supportable dans ◀le▶ monde. C’est un enfant à moi, poursuivit-elle ; c’est un enfant ◀d’▶amour qui n’est pas garant du sacrement que je lui refuse ; mais je lui en tiendrai compte d’un autre côté, puisque ce sera pour moi ◀l’▶enfant du cœur. Je ◀l’▶avantagerai tout autant que je pourrai, c’est ◀de▶ quoi je vous réponds, et s’il est jamais en âge, il ne regrettera pas sa naissance ; mais ne parlons point ◀de▶ mariage entre nous. Pour mon bien, si vous ◀le▶ voulez, vous pouvez en disposer : c’était ◀de▶ quoi je ne doutais pas, après ce qu’elle avait voulu faire, et que j’avais absolument refusé. Pour ma personne, ajouta-t-elle, je ne me remarierai jamais, et je serai toujours à vous, comme bonne et fidèle maîtresse ; mais comme femme, non. Je vous aime trop pour m’exposer à votre indifférence, à vos mépris, ou à votre haine : outre que moi-même je cesserais ◀de▶ vous aimer, parce que je commencerais à vous craindre.
Ne songez donc point au sacrement, mon cher amant, continua-t-elle en m’embrassant. Qu’as-tu à faire ◀de▶ te charger ◀d’▶une femme, et du tracas ◀d’▶un ménage, puisqu’il ne tient qu’à toi ◀de▶ vivre libre, et ◀d’▶avoir des plaisirs plus vifs que ceux du mariage, sans en appréhender ◀les▶ suites et ◀les▶ chagrins ? Je connais, ajouta-t-elle en riant, plus ◀de▶ cent hommes et autant ◀de▶ femmes à Paris, qui voudraient être comme toi et moi. Ils ne peuvent se souffrir, parce qu’ils ne peuvent se quitter, et s’ils pouvaient se séparer, et qu’ils ne fussent pas plus liés que nous, ils seraient toujours comme nous l’un avec l’autre ; et leur union serait parfaite. Je t’ai dit comment j’ai vécu avec mon défunt mari ; et je te proteste bien ◀de▶ n’en jamais prendre ◀d’▶autre. C’est ma dernière résolution dont je ne changerai assurément pas. C’en est fait, lui dis-je, je ne vous en parlerai jamais, si vous-même ne m’en parlez la première. Après cela nous redoublâmes nos caresses, qui étaient toujours nouvelles pour nous.
Elle accoucha chez elle-même dans un très grand secret par ◀le▶ bon ordre que nous y avions donné ◀de▶ concert. ◀La▶ sage-femme fut enfermée huit jours dans son cabinet dont ◀les▶ fenêtres étaient condamnées. Elle ne sut, ni où elle était, ni qui elle accouchait ; je ◀l’▶avais amenée, et je ◀la▶ ramenai dans mon carrosse ◀les▶ yeux bandés. ◀La▶ femme même qui servait ◀la▶ veuve à sa chambre, n’a jamais su cet accouchement, ni ◀les▶ deux autres qui vinrent après. Ce fut un garçon qu’elle mit au monde à sa première couche. Il est beau comme un ange ; elle en est idolâtre, et en a un soin si grand, que je suis sûr qu’elle en aimera toujours ◀le▶ père. Elle eut deux filles tout ◀d’▶un coup, un an après ou environ ; et quinze mois encore après, elle eut une autre fille. Ces trois derniers enfants sont morts au berceau, et ◀le▶ secret fut tellement gardé qu’âme qui vive ne s’en est seulement douté.
Enfin après cinq années entières ◀de▶ commerce, sans dégoût ni jalousie ◀de▶ part ni ◀d’▶autre, et tout aussi amoureux l’un ◀de▶ l’autre que nous ◀l’▶ayons jamais été, nous avons rompu nos familiarités ◀d’▶un consentement mutuel, qui nous a coûté à l’un et à l’autre des larmes bien sincères ; mais nous avons eu pour cela des raisons très fortes, que vous me dispenserez ◀de▶ vous dire. Nous nous écrivons fort souvent, et c’est assurément ◀la▶ seule femme que je croie dans ◀le▶ monde sincère et franche. J’ai pour elle une estime toute particulière ; trouvez bon que je vous cache ce qu’elle est devenue.
◀Le▶ récit que je viens de faire me fait assurément regarder ◀de▶ vous comme un scélérat, et ma veuve comme une sensuelle ; mais, Messieurs, mettez ◀la▶ main à ◀la▶ conscience, il n’y a pas un ◀de▶ vous, qui en ma place n’eût fait ce que j’ai fait. Pour vous, Mesdames, si vous étiez aussi sincères que cette veuve, vous avoueriez aussi bien que sa sœur, que tout ce qu’elle disait était juste : et pour ses actions, quelque chose que votre peu de bonne foi puisse y trouver ◀de▶ criminel, je suis certain que vous ◀la▶ justifiez dans votre cœur ; et qu’il n’y a que très peu ou point ◀de▶ femmes, je ne dis pas ◀de▶ vous autres seulement, quelque mine que vous fassiez, je ◀les▶ comprends toutes, qui ne se résolût volontiers ◀d’▶en faire autant qu’elle, si elles espéraient en sortir de même. Mais ◀le▶ secret est rare dans ◀le▶ siècle où nous vivons, parce qu’on trouve très peu ◀d’▶honnêtes gens, et encore moins ◀de▶ maîtresses fidèles.
Comme Dupuis en était là, ◀la▶ belle Dupuis sa cousine rentra seule. Son cousin lui demanda ce qu’elle avait fait ◀de▶ Madame de Londé. Je ◀l’▶ai laissée, dit-elle, chez ma tante avec Monsieur Gallouin son frère, qui tous deux comptent que vous vous donnerez ◀la▶ peine ◀d’▶aller ◀les▶ quérir, quand il faudra se mettre à table. Très volontiers, reprit-il, quand j’aurai achevé. Il est à propos, lui dit Des Ronais, qu’avant que vous repreniez votre discours, nous fassions collation. Nous avions besoin pour cela ◀de▶ ◀l’▶arrivée ◀de▶ votre maîtresse, lui dit en riant Madame de Contamine, sans elle vous ne songiez point à nous. Des Ronais fut encore pillé pendant ◀la▶ collation, et chacun dit ce qu’il pensait des aventures qu’on venait ◀d’▶entendre, ◀le▶ lecteur peut s’imaginer ce qui fut dit.
Il y a du libertinage dans toutes ◀les▶ aventures que je vous ai jusqu’ici racontées, reprit Dupuis après ◀la▶ collation ; cependant ◀les▶ dames ne m’ont point interrompu : il y avait pourtant des endroits assez gaillards ; leur silence me fait croire que je ne ◀les▶ ai point ennuyées. Voilà une belle réflexion, interrompit Monsieur de Terny. Il n’y avait ici que des femmes mariées et une veuve, ◀de▶ quoi se seraient-elles scandalisées ? Et puis sur ◀l’▶article, elles ont toutes ◀les▶ sentiments ◀de▶ votre veuve, elles ont beau faire ◀les▶ réservées. À cela près achevez votre histoire, et dorez toujours ◀la▶ pilule.
Il n’y a plus rien ◀de▶ libre dans ce qui me reste à vous dire, reprit Dupuis. Vous n’y allez voir qu’une très grande sincérité que je n’aurais assurément pas, si Madame de Londé m’entendait, ou si je vous croyais gens à lui rapporter ce que vous allez entendre. Il n’y a pourtant rien qui ne soit à son avantage, mais non pas au mien ; car franchement je croyais autrefois que mon attachement pour elle n’irait pas autrement que ◀les▶ autres, et se terminerait de même. Il n’a néanmoins pensé aboutir qu’à une tragédie dont j’aurais été ◀le▶ héros, et suivant toutes ◀les▶ apparences il finira par un mariage comme ◀les▶ comédies, et que je voudrais qui fût déjà fait.
Je suis obligé ◀de▶ reprendre ◀les▶ choses du temps ◀de▶ mes débauches. Gallouin, comme je vous ◀l’▶ai dit, était des plus déterminés ◀de▶ ◀la▶ société, et y apprit des secrets que je n’ai jamais voulu savoir. S’il me ◀les▶ avait montrés, comme il voulait ◀le▶ faire, sa propre sœur en aurait constamment ressenti ◀la▶ force. Il me mena un jour dîner avec lui chez Madame sa mère, et avec toute sa famille, c’est-à-dire, Madame sa mère, ses deux sœurs, et un frère fort jeune qu’on destinait à ◀l’▶Église, qui n’avait pas plus ◀de▶ douze à treize ans, et qui est à présent ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ famille, ◀le▶ même qui viendra souper ici avec Madame de Londé. Il y avait à table un ecclésiastique que je pris pour ◀le▶ précepteur ◀de▶ ◀l’▶abbé ; mais qui était ◀le▶ directeur ◀de▶ Madame Gallouin ◀la▶ mère, et un ◀de▶ ces hommes propres à faire enrager ◀les▶ enfants, ◀les▶ amis et ◀les▶ domestiques ◀d’▶une maison, quand ils se sont une fois rendus maîtres ◀de▶ ◀l’▶esprit du maître et ◀de▶ ◀la▶ maîtresse.
Nous devions ◀l’▶après-midi même, nous aller divertir à notre ordinaire Gallouin et moi, c’est-à-dire, faire ◀la▶ débauche. Pour préparation nous ne parlâmes à table que ◀de▶ ◀l’▶éternité, du peu de fonds qu’on doit faire sur ◀la▶ vie, des quatre fins ◀de▶ ◀l’▶homme, et ◀de▶ tout ce qu’un pareil sujet tire après lui.
Avant que de passer plus avant, il est à propos de vous dire que tout débauchés que nous étions, nous tenions nos débauches secrètes, et que lorsque nous nous trouvions dans ◀la▶ compagnie ◀de▶ ce qu’on appelle honnêtes gens, nous nous contrefaisions si bien, qu’on nous aurait pris pour ◀de▶ fort honnêtes gens nous-mêmes. Cela posé, retournons trouver cet ecclésiastique qui était à table avec nous, et qui trouva bientôt ◀le▶ secret ◀de▶ m’ennuyer. Il me parut que son sermon était ◀de▶ commande et destiné à Gallouin, à qui sous des noms empruntés et par manière ◀d’▶entretien sur ◀le▶ général, on voulait faire une vive réprimande ; et je ◀le▶ crus ◀d’▶autant plus, qu’il se déchaîna terriblement contre ◀les▶ vices ◀de▶ ◀la▶ jeunesse, discours qui ne convenait ni à ◀la▶ mère, ni aux filles, ni à ◀l’▶abbé. Gallouin me dit ◀l’▶après-midi, que je ne m’étais pas trompé, et que ce n’était que pour m’en faire avoir ma part, ou pour faire taire cet homme par ma présence, qu’il m’avait mené dîner chez sa mère, et qu’on lui gardait ce sermon-là il y avait plus ◀de▶ huit jours, au sujet de quelque tour qu’il avait fait et qu’il me dit. Il écoutait avec un flegme ◀de▶ philosophe, soit qu’il méprisât ◀le▶ sermon, soit qu’il ne voulût pas faire semblant ◀de▶ connaître que ◀la▶ morale ne regardait que lui. Comme je n’avais pas ◀les▶ mêmes raisons, je ne pus rester si tranquille ; et je relevai ce que disait cet ecclésiastique.
En vérité, Monsieur, lui dis-je, il vaudrait beaucoup mieux que vous mangeassiez, que ◀de▶ vous ruiner ◀les▶ poumons, et vous essouffler en vous emportant si fort contre ◀les▶ vices dont vous parlez. Je ne vois personne ici qui ait besoin ◀de▶ vos bonnes leçons, parce que je ne vois personne qui soit sujet aux dérèglements que vous attaquez. Si c’est Monsieur Gallouin, que vous prenez pour objet, car je ne vois pas que votre discours cadre aux autres auditeurs, je puis vous dire que vous perdez votre peine. Nous sommes bons amis lui et moi, je connais sa manière ◀de▶ vie, et je puis vous assurer qu’elle ne mérite point une censure si aigre.
Je ne prends personne pour objet, Monsieur, me dit-il ; et ce que j’en dis n’est que par manière ◀de▶ conversation. Cela étant, repris-je, vous aimez à prendre une peine inutile, en vous forgeant des monstres et des chimères pour ◀les▶ combattre en effet. Mon Dieu, Monsieur, interrompit ◀la▶ mère, ce que Monsieur dit n’attaque point des chimères, ce sont ◀les▶ vices où tous ◀les▶ jeunes gens sont sujets : et je ne crois pas mon fils plus réformé qu’un autre. C’est donc pour mon compte, Madame, reprit Gallouin, que Monsieur se donne ◀la▶ peine ◀d’▶étaler ◀les▶ lieux communs ◀de▶ sa rhétorique. Toutes ◀les▶ peines que vous donne ma conduite, sont ◀les▶ fruits ◀de▶ votre curiosité : vous savez ce que je veux dire, Madame ; mais au nom de Dieu ne vous fatiguez plus en vain, mettez-vous ◀l’▶esprit en repos et me rendez plus ◀de▶ justice. Vous me croyez un débauché, et Monsieur, qui à ce que je vois, ◀le▶ croit sur votre bonne foi, se trompe aussi bien que vous. Si vous connaissiez ma manière ◀de▶ vie, vous n’y verriez rien qui pût choquer votre vertu. Voilà mon ami beaucoup plus honnête homme que moi, qui peut vous instruire si bon vous semble. Fort bien, reprit ◀la▶ mère, je n’ai qu’à croire sur ◀la▶ foi ◀de▶ vos paroles, que vous passez votre temps à ◀l’▶église.
Vous ne vous tromperiez pas tant que vous croyez, Madame, repris-je ◀d’▶un grand sérieux, Monsieur votre fils vit fort exemplairement. Il y a un religieux dans ◀le▶ monde qui pourrait en dire des nouvelles certaines, c’est son directeur ; et afin que vous puissiez vous instruire ◀de▶ ce qui en est, continuai-je ◀d’▶un ton hypocrite, ce religieux qui est un saint homme est mon parent, cousin ◀de▶ ma mère que vous connaissez. Mais puisque ◀l’▶occasion vient ◀d’▶en parler, je crois vous devoir avertir, Madame, que Monsieur votre fils, tout ◀l’▶aîné qu’il est ◀de▶ votre famille, a eu envie, et peut-être ◀l’▶a-t-il encore, ◀de▶ se rendre religieux. Il s’en est ouvert à mon parent, et n’en a été empêché que par ◀la▶ forte remontrance qu’on lui a faite sur ◀la▶ vocation, et ◀l’▶entier détachement du monde qu’on y doit apporter ; ◀les▶ précautions qu’on doit prendre pour se mettre à couvert des désirs ◀de▶ retourner au siècle, si ordinaires aux religieux qui ont embrassé trop jeunes ◀la▶ vie monastique, dans la première ferveur ◀d’▶une illusion ◀de▶ dévotion, qu’ils croyaient devoir être éternelle, parce qu’elle leur paraissait toute sincère.
Vraiment, reprit cette dame, vous m’en donneriez bien à garder si j’étais ◀d’▶humeur à vous croire ? Je ne vous impose pas ◀d’▶une syllabe, Madame, répondis-je, et tout au moins vous avouerez que ce n’est pas avec d’autres gens que des gens ◀d’▶Église, et même des plus saints et des plus éclairés, qu’on peut apprendre ce que je viens de vous dire. Il n’est rien plus certain que ce que je vous dis ◀de▶ Monsieur votre fils ; il a voulu être religieux, et ◀le▶ sera sans doute un jour, si vous n’y prenez garde. Plût à Dieu, reprit en pleurant cette bonne dame, qu’une pareille envie ◀le▶ prît, je ◀l’▶estimerais bien heureux. Il n’est pas encore temps que cela arrive, Madame, lui dit Gallouin, on m’en a fait voir ◀les▶ conséquences. Je ne réponds pas ◀de▶ ◀l’▶avenir ; mais pour ◀le▶ présent, je vous avoue, que malgré ◀l’▶envie que j’avais ◀de▶ vous mettre ◀l’▶esprit en repos, ◀le▶ parent ◀de▶ mon ami a tellement combattu mon dessein, qu’il en a retardé ◀l’▶effet.
Après cela, comme il n’y a point ◀de▶ gens au monde qui parlent mieux dévotion que ceux qui n’en ont point, ou qui n’en ont guère, comme ◀les▶ hypocrites et ◀les▶ faux dévots, nous nous jetâmes lui et moi sur ◀la▶ matière, et en dîmes tant que nous rendîmes ◀le▶ pauvre prêtre pic et capot, et ◀le▶ réduisîmes aux termes ◀de▶ ne plus rien dire : il est vrai qu’il n’était pas fort savant. ◀La▶ bonne mère entendant parler son fils comme un anachorète, avait ◀les▶ larmes ◀de▶ joie aux yeux. Je passai pour mon compte pour ◀le▶ jeune homme ◀de▶ Paris ◀le▶ plus retiré, et ◀la▶ chose alla si loin, que nous nous engageâmes à visiter cet ecclésiastique.
C’était en apparence une terrible aventure ; nous en sortîmes pourtant avec honneur ; ◀les▶ véritables dévots seront toujours ◀la▶ dupe des Tartufes. Celui-ci qui aurait été un des plus saints prêtres ◀de▶ Paris, s’il n’avait pas été si délicat à ◀la▶ bouche, si fleuri dans ses habits, et si curieux dans ses meubles, et si attaché à ◀l’▶argent, tous vices attachés à ◀la▶ profession, aurait juré un mois après que nous ◀le▶ fréquentions, que nous étions tous deux des modèles ◀de▶ vertu. Madame Gallouin avait eu, à cause de cela, des redoublements ◀de▶ tendresse pour lui, et des respects pour moi, qui nous donnaient ◀la▶ comédie.
Je me lassais pourtant ◀de▶ faire un personnage si peu naturel. Tant de dehors fardés n’étaient point ◀de▶ mon caractère, mais il fallait bien me contraindre, ou me résoudre à ne plus voir ◀l’▶aimable sœur ◀de▶ mon ami, qui est à présent Madame de Londé. Vous ◀la▶ connaissez tous, ainsi je ne vous en dirai que ce que vous n’en savez pas. Elle est toute belle, et ◀d’▶une taille admirable, son éclat frappe d’abord, il est impossible ◀de▶ se défendre ◀de▶ sa première vue ; mais aussi c’est tout ce qu’on doit en craindre, à moins que ◀de▶ ◀la▶ pratiquer très longtemps ; car quoiqu’elle ait autant ◀d’▶esprit qu’une femme puisse en avoir, et qu’elle ◀l’▶ait même très savant, on ne s’en aperçoit que par ◀la▶ longue habitude qu’on a avec elle. Elle ◀l’▶a doux, ferme et aisé ; elle parle peu et toujours sérieux, à moins, comme je vous ◀l’▶ai dit, qu’une longue connaissance ne ◀l’▶ait familiarisée. Elle est vertueuse autant que femme puisse ◀l’▶être, du moins m’a-t-elle si bien fait voir qu’elle ◀l’▶était, que j’en suis devenu fou, et qu’elle a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ me forcer à ◀l’▶aimer, et à ◀l’▶adorer malgré moi : et cela à force de me désespérer et ◀de▶ me faire enrager. Si j’en crois ce que son défunt mari m’en a dit, elle n’est femme que par ◀le▶ corps en dehors, sans en avoir ◀les▶ faiblesses en dedans : mais si j’en crois ce que je lui ai vu faire moi-même, elle est femme par tout, et a ◀le▶ cœur aussi tendre qu’une autre, mais plus ◀de▶ constance et ◀de▶ force sur elle-même qu’elle n’aurait dû en avoir. Ce que je vais vous en dire vous ◀la▶ fera mieux connaître, que tous ◀les▶ portraits que j’en ferais.
Elle n’avait que dix-sept ans lorsque je ◀la▶ vis la première fois ◀de▶ près ; car auparavant je ne ◀l’▶avais vue qu’en passant. J’en fus charmé, et ◀le▶ désir ◀de▶ faire connaissance avec elle, avait beaucoup contribué à me forcer ◀de▶ prendre l’air ◀de▶ dévot ; et je ne ◀l’▶avais pris que parce que c’était ◀le▶ moyen ◀le▶ plus sûr ◀d’▶être fort bienvenu auprès de sa mère. Cette dame avait pour moi beaucoup ◀d’▶estime, et plus sans doute que je n’en méritais. Je parlais assez souvent à sa fille en sa présence, et ◀le▶ peu de paroles qu’elle disait étant toutes justes et à propos, achevèrent ◀de▶ m’en rendre amoureux. Gallouin lui avait malicieusement dit que j’avais encore actuellement envie ◀de▶ me rendre capucin : elle ◀le▶ croyait ◀de▶ bonne foi, et m’en avait parlé devant sa mère. Je ne lui avais répondu ni oui ni non, ni rien sur quoi on pût faire fonds.
Environ un mois après cette conversation, je ◀la▶ trouvai seule pour la première fois, ◀la▶ mère ayant ◀la▶ maxime ◀de▶ ne jamais quitter ses filles ◀de▶ vue. Cette fois-là, ◀la▶ cadette qui était malade, ◀l’▶avait fait appeler ; elle y était allée, et avait laissé ◀l’▶aînée seule qui travaillait à ◀de▶ ◀la▶ tapisserie ; j’entrai dans ce moment.
Elle me demanda si son frère avait encore envie ◀de▶ quitter ◀le▶ monde. Je lui répondis que je n’en savais rien ; que depuis quelque temps il ne s’expliquait plus avec moi ; que tout ce que j’en pouvais dire, était qu’il allait encore fort souvent voir mon parent, mais que j’ignorais ce qu’ils traitaient ensemble, ne parlant plus devant moi que ◀de▶ choses indifférentes. Et vous, Monsieur, poursuivit-elle, voulez-vous aussi vous jeter dans un couvent ? J’en ai eu ◀le▶ dessein, Mademoiselle, lui répondis-je avec un grand soupir, mais je me trouve tout changé ; Dieu m’a fait voir qu’il ne m’appelle pas dans ◀la▶ retraite. Je me suis flatté que ◀le▶ monde m’offrait un bonheur plus solide, et je me sens trop engagé au siècle, pour songer à ◀le▶ quitter. Je suis fort aise pour ◀l’▶amour ◀de▶ vous, dit-elle, que vous ayez changé ◀de▶ sentiment. Je vous avoue que je n’approuve pas qu’un homme capable et en état ◀de▶ servir son prince, sa patrie, ◀le▶ public et ses amis, aille s’ensevelir pour toute sa vie, ni qu’il renferme avec lui tous ◀les▶ talents que Dieu lui a donnés, ni qu’il prive ◀le▶ monde des services utiles qu’on est en droit ◀d’▶en attendre. Je sais bon gré, ajouta-t-elle, à votre parent ◀de▶ vous avoir détourné ◀de▶ votre première résolution.
Ce n’est point mon parent qui m’en a détourné, lui répondis-je. C’est, Mademoiselle, ◀la▶ vue ◀d’▶une personne qui a beaucoup plus ◀de▶ pouvoir sur moi qu’il n’en a jamais eu. Elle m’a déterminé tout ◀d’▶un coup, en me faisant connaître ◀la▶ vérité ◀de▶ ce que ce bon religieux nous avait dit à Monsieur votre frère et à moi. Il nous avait fait voir qu’après une retraite précipitée, ◀l’▶aspect ◀d’▶une fille toute belle, à qui on aurait pu prétendre dans ◀le▶ monde, et qui s’emparait tout ◀d’▶un coup du cœur ◀d’▶un reclus, inspirait des sentiments ◀d’▶autant plus violents qu’on était obligé ◀de▶ ◀les▶ cacher ; qu’on regrettait sa première liberté dans laquelle on aurait pu s’expliquer. Que cet amour mondain renfermé dans ◀le▶ cœur, poussait peu à peu au dégoût et au mépris ◀de▶ ces vœux faits avec trop ◀de▶ précipitation. Que ◀le▶ désespoir en succédait ; et qu’enfin on regardait sa clôture et son couvent comme sa prison, ou plutôt comme un enfer, par ◀l’▶impossibilité où ◀l’▶on était ◀d’▶en sortir. Je n’ai que trop compris cette vérité, poursuivis-je. Je mourrais ◀de▶ rage et ◀de▶ désespoir si une clôture me défendait présentement ◀d’▶abandonner mon cœur aux tendres mouvements dont il est agité. Hé comment n’en mourrais-je pas, puisque tout libre que je suis, je n’ose me découvrir aux yeux qui m’ont charmé ? Ni presque leur dire que je suis ◀l’▶amant du monde ◀le▶ plus tendre et ◀le▶ plus passionné ?
Oui, Mademoiselle, continuai-je en me jetant à ses pieds, il m’a suffi ◀de▶ vous avoir vue pour sentir renverser dans mon âme, non pas ◀la▶ piété ni ◀la▶ dévotion, elles ne sont pas contraires à ◀l’▶amour ardent que j’ai pour vous ; mais pour y sentir renverser tout à fait ◀la▶ résolution que j’avais prise ◀d’▶abandonner ◀le▶ monde ; c’est vous seule qui m’y retenez. ◀La▶ déclaration ◀de▶ mon amour doit sans doute vous surprendre, mais je ne suis pas maître ◀de▶ renfermer dans moi-même toute ◀la▶ violence des feux dont vous me brûlez. Mon cœur n’a jamais rien aimé : il n’aurait jamais rien aimé, si votre beauté et mes yeux ne ◀l’▶avaient convaincu que vous êtes seule digne ◀de▶ lui donner des fers. Je sens que je vous aimerai éternellement, vous êtes ◀l’▶unique maîtresse ◀de▶ ma destinée ; c’est à vous ◀d’▶ordonner ce qu’il vous plaît que je devienne ; mais souvenez-vous qu’il m’est impossible ◀de▶ vivre sans vous aimer et sans vous ◀le▶ dire.
Elle fut si surprise ◀de▶ ma déclaration qu’elle ne savait que me répondre. Je remarquai son trouble avec plaisir dans ses yeux et dans toute sa personne, et j’en tirai un bon augure. Elle allait me répondre pourtant lorsque sa mère se fit entendre. J’étais toujours à ses genoux : levez-vous, me dit-elle, je suis trop hors de moi pour vous rien dire. Je sortis ◀d’▶auprès ◀d’▶elle fort content au moins ◀de▶ m’être déclaré. J’espérai en avoir bientôt une réponse favorable, mais je me trompai ; il me fut impossible ◀de▶ savoir si j’avais fait sur son cœur du progrès ou non.
*J’étais en ces termes avec Mademoiselle Gallouin, lorsque son frère me fit confidence ◀de▶ ◀l’▶amour qu’il avait pour Silvie, et m’obligea au secret. Vous étiez alors à ◀la▶ campagne, poursuivit Dupuis, en s’adressant à Des Frans ; vous revîntes quelque temps après ; vous lui fîtes une querelle en ◀l’▶air, et ◀de▶ véritable Allemand ; vous vous battîtes, vous ◀le▶ blessâtes fort dangereusement : et je vous avoue que je fus fort aise ◀de▶ ne m’être point trouvé présent à votre combat, parce que je n’aurais pu me dispenser ◀de▶ prendre parti, et que je n’aurais su lequel prendre. Je vous avoue pourtant avec ◀la▶ même sincérité, que ◀les▶ apparences étaient tellement contre vous, ◀l’▶amour que j’avais pour sa soeur était si fort, sa blessure était si grande, et ◀l’▶état où vous ◀l’▶aviez mis si touchant, que sans doute j’aurais pris le sien et aurais tâché ◀de▶ ◀le▶ venger. Je vous en demande présentement pardon ; mais ignorant pour lors ◀le▶ sujet que vous aviez, je crois que vous ne me voudrez point ◀de▶ mal ◀de▶ ma sincérité.
Non sans doute, reprit Des Frans, sachant ce que je sais à présent, je vous aurais blâmé au contraire, si vous aviez manqué au frère ◀de▶ votre maîtresse ; ◀l’▶amitié n’a jamais tenu contre ◀l’▶amour : mais poursuivez, je vous supplie ; je m’intéresse beaucoup dans ◀la▶ suite ◀de▶ votre histoire. Vous allez entendre aussi, poursuivit Dupuis, ce qui vous regarde, et qui va pleinement justifier dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ compagnie, ◀la▶ mémoire ◀de▶ ◀la▶ pauvre Silvie. Je trahirai ◀le▶ serment que j’ai fait ◀de▶ garder ◀le▶ secret ; mais tous deux étant morts, je n’en vois aucun inconvénient à craindre ; et outre cela, je crois devoir rendre justice à une femme qui fut toujours chaste et vertueuse ◀de▶ cœur ; et dont ◀le▶ corps n’aurait jamais été souillé, si pour lui faire perdre sa pureté, on n’avait armé contre elle ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶enfer, et ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ nature.
J’allai voir Gallouin dans son lit qui m’ayant fait jurer ◀de▶ garder ◀le▶ secret, comme je vous ◀l’▶ai dit, m’instruisit ◀de▶ tout ce qui s’était passé entre Silvie et lui. Il me dit que sitôt qu’il ◀l’▶avait vue, il ◀l’▶avait aimée jusqu’à ◀la▶ fureur. Qu’il avait fait son possible pour avoir entrée chez elle ; qu’il avait réussi. Que vous-même ◀l’▶y aviez plusieurs fois mené avec vous. Qu’il s’était fort bien aperçu qu’il y avait ◀de▶ ◀la▶ familiarité entre vous deux ; qu’il n’avait osé se déclarer pendant votre séjour à Paris, crainte ◀d’▶être mal reçu ◀d’▶une fille dont il croyait tout ◀le▶ cœur rempli. Que tout ce qu’il avait pu faire était ◀de▶ lier une petite société entre elle et Mesdemoiselles ses sœurs, pour avoir ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ voir ◀le▶ plus souvent qu’il pourrait. Que vous étant parti pour aller à votre terre, dont ◀la▶ maison seigneuriale était brûlée, il avait profité ◀de▶ votre absence pour s’expliquer. Qu’il n’avait épargné pour ◀la▶ rendre sensible, ni soins, ni assiduités, ni larmes, ni protestations, ni promesses. Qu’[elle] n’avait jamais voulu recevoir aucun présent. Qu’il lui avait plusieurs fois proposé ◀de▶ ◀l’▶épouser, et qu’il ◀l’▶avait toujours trouvée également inébranlable ◀de▶ tous côtés. Qu’il avait eu dessein, dans ◀le▶ désespoir où il était, ◀de▶ lui porter ◀le▶ poignard à ◀la▶ gorge, et ◀de▶ ◀la▶ poignarder en effet, et ◀de▶ se poignarder lui-même ensuite, si elle ne voulait pas consentir ◀de▶ se livrer à ses ardeurs, comme il en doutait, ◀la▶ connaissant ◀d’▶un cœur assez ferme pour braver ◀la▶ mort.
Que quelque réussite que pût avoir une pareille entreprise, il était absolument résolu ◀de▶ ◀l’▶exécuter, si un des secrets qu’il avait appris pendant ses débauches ne réussissait pas. Que pour que ce secret eût sa force sur Silvie, il fallait nécessairement qu’il eût ◀de▶ son sang tiré ◀de▶ dessein formé, et quelque chose qui lui touchât toujours à ◀la▶ chair nue. Que pour le premier il avait pris ◀le▶ temps que Silvie travaillait à ◀de▶ ◀la▶ tapisserie en présence de sa mère et ◀de▶ ses sœurs. Qu’en faisant semblant ◀de▶ se détourner, il lui avait poussé ◀le▶ bras droit dont elle tenait son aiguille, pour ◀la▶ faire piquer. Qu’il lui en avait demandé pardon, comme ◀d’▶une chose faite sans dessein ; et que pour faire ◀l’▶officieux, il s’était mis à genoux devant elle. Qu’il avait tiré ◀de▶ ◀la▶ poche un mouchoir blanc qu’il avait préparé, dont il lui avait essuyé ◀la▶ main gauche qui saignait ; et qu’il avait emporté ◀le▶ mouchoir et ◀le▶ sang. Que pour avoir quelque chose qui touchât ◀la▶ peau ◀de▶ Silvie, et qui restât sur elle ; s’étant aperçu qu’elle ne quittait jamais son collier, il en avait rompu ◀le▶ ruban, en faisant semblant ◀de▶ badiner. Qu’il avait emporté ce collier pour y mettre un autre ruban neuf. Qu’en effet il y avait remis non seulement un autre ruban, mais aussi un autre fil ◀de▶ soie dans ◀les▶ perles ; après avoir tout préparé avec ◀le▶ sang qu’il avait eu ◀d’▶elle, et du sien à lui ; et qu’il lui avait rapporté ce collier ◀le▶ lendemain après-midi, dans ◀l’▶état qu’il ◀l’▶avait mis.
Vous ne sauriez croire, poursuivit-il, ◀l’▶effet qu’il produisit. Quelque forte que fût ◀la▶ conjuration que j’avais faite sur notre sang mêlé, ◀le▶ ruban et ◀la▶ soie ; quelque forte que fût ◀l’▶infusion où je ◀les▶ avais mis tremper ensemble, cet effet fut surprenant et prodigieux, il passa mes espérances. À peine Silvie eut-elle remis ce fatal fil ◀de▶ perles à son cou, que ses yeux devinrent étincelants ; qu’elle me regarda avec tendresse et avec amour, et qu’enfin j’en triomphai sans aucune peine. Elle oublia tout pour moi, et cette Silvie qui ne m’avait jamais fait voir ◀la▶ moindre complaisance, fut la première à rechercher mes caresses avec un empressement, ou bien un emportement qui allait jusqu’à ◀l’▶effronterie. Elle fut la première à me presser ◀de▶ passer ◀la▶ nuit avec elle. Elle me donna ◀la▶ clef ◀de▶ son jardin, et me promit ◀de▶ faire coucher ses domestiques ◀de▶ si bonne heure que je ne serais vu ◀de▶ personne. Elle ne se défiait uniquement que ◀de▶ Madame Morin. Je lui promis ◀d’▶y mettre ordre, et je ne pus me retirer ◀de▶ ses bras qu’en lui promettant ◀de▶ revenir dans une heure au plus tard pour souper avec elle ; et lorsque je sortis, elle se jeta à mon cou ◀les▶ larmes aux yeux.
Enfin je fus étonné moi-même ◀de▶ ses excès ; mais quoiqu’une victoire forcée comme celle-là, ait peu de charmes pour un honnête homme, ma passion n’était point assouvie, et je ne sentis aucun remords à continuer dans mon crime. Je ne sortis uniquement que pour aller préparer un charme naturel pour endormir Madame Morin, ◀de▶ qui Silvie m’avait paru se défier, et qui en effet couchait dans sa chambre à côté de son lit. Elle avait été toute ◀l’▶après-midi chez ma mère, où elle montrait à mes sœurs un point ◀de▶ tapisserie qui était à ◀la▶ mode, et qu’elle faisait parfaitement bien : elle devait revenir souper et coucher chez Silvie qu’elle ne quittait presque point. C’était une femme véritablement sage et vertueuse, pour qui Silvie avait beaucoup ◀d’▶égards, ayant été élevée par elle, à ce qu’elle me dit, et qui très assurément n’aurait pas prêté ◀la▶ main à notre commerce. Silvie qui dans cet instant ne comptait que sur moi, me dit que nous devions nous cacher ◀d’▶elle plus que ◀de▶ toute autre. Hélas, poursuivit Gallouin, ◀les▶ larmes aux yeux, je ◀l’▶ai sacrifiée à mon crime.
Je fis, continua-t-il, une composition ◀de▶… et d’autres drogues qu’on trouve chez ◀les▶ apothicaires qu’il est inutile ◀de▶ vous nommer. Je revins chez Silvie et brouillai cette composition dans une fricassée ◀de▶ poulets que je savais que cette femme aimait, et dont elle mangea beaucoup ; et en badinant, j’empêchai Silvie ◀d’▶en manger, ◀les▶ domestiques mangèrent ◀le▶ reste. À peine Madame Morin eut-elle soupé, qu’elle ne chercha plus que son lit, où elle s’endormit si profondément qu’il eût été impossible ◀de▶ ◀la▶ réveiller quelque bruit qu’on eût fait. Je ressortis par ◀la▶ grande porte à mon ordinaire, et au signal que Silvie me fit, dont nous étions convenus, je rentrai par ◀le▶ jardin dont elle m’avait donné ◀la▶ clef. Je ne fus aperçu ◀de▶ qui que ce fût ; tous ◀les▶ domestiques dormaient ◀d’▶un trop profond sommeil, et je ne trouvai que Silvie qui m’attendait avec une ardeur inconcevable. Elle fit tout ce qu’elle put pour réveiller Madame Morin, et voyant qu’il lui était impossible ◀d’▶en venir à bout, et qu’ainsi elle était sûre ◀de▶ son fait ; elle me pressa ◀de▶ nous mettre entre deux draps. Elle se coucha la première, je ne ◀la▶ fis pas attendre longtemps ; et ◀l’▶épuisement où nous nous mîmes l’un et l’autre, nous causa une faiblesse qui nous assoupit.
Je me réveillai le premier. Je voulus encore ◀la▶ caresser, je ne trouvai plus cette Silvie toute ardente et toute passionnée ; elle se souvenait ◀de▶ tout ce qui lui était arrivé ◀la▶ veille et une partie ◀de▶ ◀la▶ nuit, mais elle ◀le▶ détestait. Je ne vis plus dans elle qu’une furieuse ; elle s’arracha ◀de▶ mes bras, elle appela du monde, et cria au secours à pleine tête. Sa colère alla si loin que je fus obligé ◀de▶ lui ôter ◀de▶ force mon épée des mains pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ me tuer, ou ◀de▶ se tuer elle-même. Il fallait que ses domestiques, qui avaient mangé ◀le▶ reste ◀de▶ cette drogue, en ressentissent un cruel effet, aucun ◀d’▶eux ne branla, pendant plus ◀d’▶une heure qu’elle fit des cris effroyables. Pour Madame Morin, elle n’était plus en état ◀de▶ ◀les▶ entendre, je m’aperçus qu’elle était morte.
Des objets si cruels pour moi me firent regarder mon entreprise avec horreur. Je ne dis point à Silvie, ni ce que j’avais fait pour triompher ◀de▶ sa vertu, ni ◀la▶ mort ◀de▶ Madame Morin. Je lui demandai un pardon sincère, je lui remontrai que ◀l’▶éclat ne servirait qu’à ◀la▶ perdre elle-même. Je lui offris encore ◀de▶ ◀l’▶épouser. Elle rebuta ma proposition, et me dit qu’elle me regardait comme un monstre. Qu’elle me demandait ◀le▶ secret, et ne voulait ◀de▶ moi rien autre chose. Je lui jurai, et elle me menaça que ◀la▶ moindre indiscrétion ◀de▶ ma part me coûterait ◀la▶ vie aussi bien qu’à elle.
Je m’aperçus qu’elle n’avait plus son collier, je n’en dis mot, mais je vis bien que ◀le▶ charme ne pouvait plus agir ; ainsi je sortis ◀de▶ cette maison véritablement repentant ◀de▶ mon crime, qui me devenait infructueux, et qui coûtait ◀la▶ vie à une femme digne ◀d’▶une autre destinée. Tous ◀les▶ gens ◀de▶ Silvie ne se réveillèrent qu’à plus ◀de▶ midi et encore tout hébétés ; mais ◀la▶ pauvre Madame Morin, dont ◀l’▶âge [était] trop avancé, et ◀la▶ constitution trop faible pour résister à ◀la▶ force et à ◀la▶ quantité ◀de▶ ce que je lui avais fait manger, fut trouvée morte dans son lit.
Silvie ne m’a point accusé ◀de▶ cette mort, parce qu’elle a craint qu’on n’en découvrît ◀le▶ motif et ◀la▶ cause. Elle m’a fait demander son collier : j’ai été chez elle pour lui demander si elle avait bien fait chercher dans son lit et dans sa chambre. J’ ai fait inutilement cette démarche, elle ne m’a jamais voulu faire ouvrir sa porte, ni me voir. J’avais cru que ce collier s’était dénoué dans ◀l’▶agitation ◀de▶ nos embrassements ; mais je suis convaincu du contraire, puisqu’on n’a jamais pu ◀le▶ trouver, quelque recherche qu’on en ait faite. Et pour lui remettre ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ peur qu’elle pouvait avoir, ◀d’▶avoir été surprise couchée avec moi, j’ai été obligé ◀de▶ lui mander que je ◀l’▶avais pris, et que je ◀le▶ garderais toute ma vie pour ◀l’▶amour ◀d’▶elle. Je lui ai offert et envoyé vingt fois ◀la▶ valeur ◀de▶ ce collier ; elle n’a jamais voulu rien recevoir qui vînt de ma part. Elle a brûlé toutes mes lettres devant ceux qui ◀les▶ lui ont portées, excepté la première qu’elle lut. Elle a fait plus, depuis ce malheureux jour, elle n’a point voulu sortir du tout ◀de▶ chez elle crainte sans doute ◀de▶ me rencontrer et ◀de▶ me voir.
Je vous avoue, poursuivit-il, que ◀la▶ perte ◀de▶ ce collier me revient sans cesse dans ◀l’▶esprit ; mais enfin ce ne peut pas être Monsieur Des Frans qui ◀le▶ lui ait ôté du cou ; il était en Poitou à plus ◀de▶ cent lieues. Ce ne peut pas être non plus aucun des domestiques ◀de▶ Silvie, il n’y en a point ◀d’▶assez hardi pour mettre ◀la▶ main sur elle et ◀la▶ voler, au hasard ◀de▶ ◀la▶ réveiller, et ◀d’▶être pris sur ◀le▶ fait. Je me perds là-dedans, et si j’étais assez crédule pour croire que ◀le▶ diable pût emporter quelque chose, je croirais presque que ce serait lui qui ◀l’▶aurait pris. Quoi qu’il en soit, je suis certain que ce n’est qu’à cause de Silvie que Monsieur Des Frans m’a voulu tuer. Mais au fond, prétend-il que cette fille soit à lui malgré elle ? Je ◀l’▶aime jusqu’à ◀la▶ rage et à ◀la▶ fureur, vous n’en doutez pas après ce que je viens de vous dire que j’ai fait pour ◀la▶ posséder, et je ◀l’▶épouserai malgré lui, si elle veut bien y consentir ; et je ne différerai ◀de▶ ◀l’▶en faire presser qu’autant ◀de▶ temps qu’il m’en faut pour me guérir.
Ce fut là ◀la▶ résolution qu’il me témoigna les premiers jours ◀de▶ sa blessure ; mais peu de jours après, nous fûmes étrangement surpris ◀d’▶apprendre que Silvie avait disparu tout ◀d’▶un coup ; qu’elle avait tout vendu ; qu’elle avait congédié tout son train, et qu’elle était partie avec sa seule fille ◀de▶ chambre et son petit laquais, sans qu’on sût où elle était allée. Il y avait plus ◀de▶ huit jours qu’elle était éclipsée, lorsque nous en apprîmes les premières nouvelles. Gallouin ◀l’▶aurait cherchée, s’il avait été en état ◀de▶ sortir, mais il ne ◀le▶ pouvait pas, et sa blessure ◀le▶ retint plus ◀de▶ deux mois au lit et dans sa chambre. Je fis inutilement tous mes efforts pour découvrir ◀la▶ retraite ◀de▶ cette fille ; je perdis mon temps ; elle avait changé ◀de▶ nom sur ◀les▶ livres ◀de▶ voiture ; nous fîmes là-dessus ◀de▶ nouvelles réflexions. Gallouin ne douta plus du tout qu’elle ne fût avec vous, et se persuadant qu’il en apprendrait des nouvelles si vous reveniez [à] Paris, il alla au-devant ◀de▶ ◀l’▶accommodement que Madame votre mère, qui y revint dans ce temps-là, voulait faire avec la sienne, pour vous remettre bien ensemble. Dans cette vue, il promit et signa tout ce que Madame Des Frans voulut.
Mais quatre mois après être guéri, il fut au bout de ses conjectures, lorsqu’il reçut ◀la▶ lettre qu’elle lui écrivait ◀de▶ son couvent. Nous poussâmes nos vues jusqu’à ◀la▶ vérité, et ne doutâmes plus ◀de▶ ce qui en était. Ces mots ◀de▶ serments et ◀d’▶engagements qu’elle y employait convainquirent Gallouin qu’elle était mariée. ◀La▶ querelle que vous lui aviez faite ◀le▶ convainquit que c’était avec vous. II ne douta plus que ce ne fût vous qui ◀les▶ aviez trouvés ensemble, qui aviez ôté ◀de▶ son cou ce fatal collier ; et enfin que ce ne fût vous qui ◀l’▶aviez renfermée. II n’y avait que votre modération, ◀de▶ ne ◀les▶ avoir pas tués l’un et l’autre, qu’il ne comprenait pas, surtout dans un homme aussi violent que vous. Il admirait votre sincérité et votre générosité, et souhaitait sincèrement que vous ◀l’▶eussiez pris seul pour votre victime, et que vous eussiez épargné ◀l’▶innocente Silvie.
Il me fit part ◀de▶ ses conjectures. Je ◀les▶ crus justes. Vous avez vu aussi que je n’ai point été surpris ◀de▶ ce que vous nous avez appris qui s’était passé entre vous et elle, ni ◀d’▶apprendre par vous-même que vous ◀l’▶aviez épousée. Gallouin plaignit ◀la▶ malheureuse destinée ◀d’▶une femme si aimable ; et eut un regret sincère ◀d’▶être cause ◀de▶ sa perte. Tant ◀d’▶événements...
Dupuis fut ici interrompu par ◀les▶ sanglots redoublés ◀de▶ Des Frans, qui furent secondés ◀de▶ tous ceux ◀de▶ ◀la▶ compagnie. Silvie y fut pleurée par tout le monde. ◀La▶ mort ◀d’▶une femme si belle, si sage et si vertueuse, fut regardée avec la dernière compassion. Chacun lui donna des larmes ; son innocence avérée ◀la▶ rendit plus chère à Des Frans, qui fit des regrets sur sa perte aussi touchants, que si elle ne fût venue que ◀d’▶arriver. Sa douleur pensa lui coûter ◀la▶ vie dans ◀le▶ moment. Tout le monde ◀le▶ consola en s’affligeant avec lui. Madame de Contamine alla jusqu’à dire qu’elle ne croyait pas que ◀le▶ monde eût des supplices capables ◀d’▶expier ◀le▶ crime ◀de▶ Gallouin. Malgré sa pénitence elle condamna sa mémoire, et aurait poussé ses invectives plus loin que cette vie, si son époux ne lui eût imposé silence, en priant Dupuis ◀de▶ continuer son histoire, tant pour faire diversion à ◀la▶ douleur ◀de▶ Des Frans qu’à celle ◀de▶ ◀la▶ compagnie.
Tant ◀d’▶événements fâcheux coup sur coup changèrent Gallouin tout à fait. Il s’était confessé pendant sa maladie ◀de▶ tous ◀les▶ égarements ◀de▶ sa jeunesse : il en conçut un sincère repentir. Il réfléchit sur tout ce qu’il avait fait ◀de▶ mal en sa vie : il craignit que celle qu’il avait menée dans ◀le▶ monde, et qu’il y pouvait mener encore, s’il y restait, ne ◀le▶ conduisît insensiblement à remplir ◀la▶ funeste destinée dont son horoscope ◀l’▶avait menacé, et forma ◀le▶ dessein ◀de▶ se rendre religieux, comme il a fait.
C’en est fait, me dit-il un jour. Je vois tous ◀les▶ désordres ◀de▶ ma vie ; je vois ◀le▶ peu de fonds qu’il y a à faire sur ◀les▶ plaisirs du monde : je reconnais mes mauvaises inclinations, il faut ◀les▶ vaincre. Ma raison me ◀le▶ dit, et ◀la▶ peur m’y pousse. Eh quelle est cette peur, lui demandai-je ? Il faut, me dit-il, vous dire sur quoi elle est fondée : vous me garderez ◀le▶ secret si vous ◀le▶ jugez à propos ; voici ce que c’est.
J’ai fait mes études avec vous, poursuivit-il, et vous savez que je ◀les▶ ai faites avec ◀l’▶applaudissement ◀de▶ tous mes régents. Je remarquai, tout jeune que j’étais, que quelque louange qu’on me donnât, ma mère ne pouvait me regarder sans pleurer. Je remarquai cela pendant plus ◀de▶ douze ans, sans pouvoir en découvrir ◀la▶ cause. Enfin après avoir fait mes exercices, et mon père étant mort, je ◀la▶ pressai avec tant ◀d’▶instance ◀de▶ me dire ◀le▶ sujet ◀de▶ ses pleurs, qu’elle ne put se dispenser ◀de▶ me dire un secret qui m’a mille fois fait trembler depuis.
Il y avait autrefois à Paris un homme fort savant dans ◀l’▶astrologie, qui avait tiré ◀l’▶horoscope ◀de▶ quantité ◀de▶ personnes considérables, et ses prédictions avaient été vérifiées par ◀le▶ genre ◀de▶ mort ◀d’▶une bonne partie ◀d’▶eux tous. Ma mère fut aussi curieuse, par une faiblesse pardonnable à une femme, ◀de▶ faire aussi tirer le mien. J’y suis menacé ◀de▶ mourir pendu et étranglé. Ah Dieu ! dis-je. Ce n’est pas là ce qui m’épouvante, reprit-il tranquillement : je n’ajoute aucune foi à ces sortes ◀de▶ prédictions. Je sais que ce n’est que pure vanité, et outre cela ma religion s’y oppose, et je suis ◀d’▶un sang qui est à couvert ◀de▶ ◀la▶ corde. Si j’avais à périr par ◀la▶ main ◀d’▶un bourreau, ce serait un billot et une hache que je devrais craindre ; c’est ce que je dis à ma mère en riant, lorsqu’elle m’eut déclaré ◀le▶ sujet ◀de▶ ses pleurs.
Cependant, poursuivit-il, il faut vous avouer à ma honte, que cette prédiction me revient dans ◀l’▶esprit : et en effet, tout mon ami que vous êtes, si j’étais mis en justice pour ce que j’ai fait au sujet de Silvie, et ◀la▶ mort ◀de▶ Madame Morin qui en est ◀le▶ fruit, quand vous seriez mon juge, pourriez-vous me garantir ◀d’▶une mort infâme ? Et ◀l’▶atrocité du crime qui dégénère dans ma naissance, ne me rendrait-elle pas indigne ◀de▶ ◀la▶ triste distinction ◀de▶ ◀la▶ noblesse ? Je remplirais mon horoscope assurément. J’avoue encore qu’il m’épouvante, et ◀la▶ lettre ◀de▶ Silvie qui vient à ◀la▶ charge, et qui semble me prophétiser quelque malheur plus fort, achève ◀de▶ me déterminer.
C’en est fait, dit-il, j’ai pris ma résolution ; je vais abandonner ◀le▶ monde, et me retirer dans un convent, tant pour faire pénitence ◀de▶ mes péchés et ◀de▶ mon crime, que pour en prévenir ◀les▶ suites. Quelque chose que je pusse lui dire, il me fut impossible ◀de▶ ◀le▶ faire changer ; et ce fut avec un très grand chagrin ◀de▶ ma part, et une joie très grande de la part de Madame Gallouin, qu’elle vit son fils aîné capucin.
Il consulta ◀la▶ lettre ◀de▶ Silvie avec son confesseur, qui ◀l’▶obligea ◀de▶ faire ses efforts pour vous détromper des mauvaises impressions que vous pouviez avoir ◀d’▶elle ; et ◀l’▶obligea même ◀de▶ vous demander pardon, au hasard ◀de▶ vous découvrir toutes ◀les▶ circonstances ◀de▶ son crime, et ◀d’▶essuyer tout votre emportement, auquel il lui était défendu ◀de▶ rien opposer que ses larmes. Il s’y soumit avec une humilité toute chrétienne ; et avant que de prendre ◀l’▶habit, il alla à pied à votre terre, sans que qui que ce soit ◀le▶ sût. Il ne put vous trouver, ni même découvrir ◀le▶ lieu où vous étiez allé, quelque perquisition qu’il en pût faire. Il revint à Paris, accablé ◀de▶ chagrin ◀d’▶être revenu sans fruit. Il ne s’informa point du tout ◀de▶ Silvie, on ◀le▶ lui avait expressément défendu. Il prit ◀l’▶habit à son retour, et fit ses vœux, après lesquels il me dit ce que je viens de vous dire ◀de▶ son voyage. Il a vécu comme un saint pendant ◀le▶ reste ◀de▶ sa vie, qui se termina, comme on lui avait prédit ; mais il n’est pas encore temps ◀d’▶en parler. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ faire une réflexion sur sa vocation et sa conversion ; qui est, que si on ne recevait dans ◀les▶ convents que des gens véritablement repentants et convertis, ◀le▶ nombre des religieux ne serait pas si grand ; mais leur vie serait plus exemplaire, et plus édifiante.
Pour revenir à Madame de Londé sa sœur, que j’aimais sincèrement, ◀la▶ maladie du frère, auprès de qui je restai presque toujours, me donna toutes sortes ◀d’▶occasions ◀de▶ ◀la▶ voir ; mais elle évita avec tant de soin ◀de▶ me parler en particulier, qu’il me fut impossible ◀de▶ lui dire un mot en secret. Je lui écrivis vingt fois, elle ne voulut prendre aucune ◀de▶ mes lettres ; et quelque peine que je pusse prendre, il me fut impossible ◀de▶ ◀la▶ faire expliquer. Je ne m’étais pas encore mis sur ◀le▶ pied ◀de▶ me faire aimer ◀d’▶elle malgré elle-même. Je crus néanmoins entrevoir qu’elle ne me haïssait pas.
Son frère qui se jeta dans un convent, m’ôta par sa retraite tous ◀les▶ prétextes que j’avais ◀d’▶aller chez elle, et ne ◀la▶ voyant plus, je me désaccoutumai ◀de▶ ◀l’▶aimer. Pour me consoler ◀de▶ sa perte et du chagrin ◀de▶ voir mes amis dispersés l’un dans un convent, d’autres en province, et d’autres dans des occupations sérieuses qu’ils avaient embrassées, je m’attachai, comme je vous ai dit, auprès de ma charmante veuve, qui me donna assez ◀d’▶occupation pour m’empêcher ◀de▶ chercher ailleurs. Notre commerce dura cinq ans et plus ; et pendant ce temps-là j’appris avec beaucoup ◀d’▶indifférence, que Mademoiselle Gallouin avait été mariée à Monsieur de Londé.
Si je vous croyais capable ◀de▶ lui rien dire, poursuivit Dupuis en s’interrompant lui-même, je ne parlerais pas si franchement que je parle ; mais vous êtes tous ◀d’▶honnêtes gens, et je me fie sur votre discrétion, tant pour ceci que pour ◀le▶ reste que vous allez entendre. Je ne me souvenais donc plus du tout ◀d’▶elle, reprit-il, ◀de▶ son ton ordinaire. Il était pourtant écrit qu’elle serait ma véritable passion, et que je ◀l’▶aimerais plus que je n’avais jamais aimé, sans en excepter ◀la▶ veuve, et plus même que je ne me croyais capable ◀d’▶aimer.
Il y avait donc plus ◀de▶ trois ans qu’elle était mariée, et plus ◀de▶ cinq, que je ne ◀l’▶avais vue que par rencontre et fort rarement, sans lui avoir parlé du tout, lorsqu’elle se présenta à moi que j’y pensais ◀le▶ moins : ◀l’▶aventure qui me ◀la▶ fit voir est assez particulière. Je me promenais seul un livre à ma main. Je rêvais à toutes ◀les▶ aventures ◀de▶ ma vie passée, et surtout au vrai plaisir qu’on goûte dans ◀les▶ bras ◀d’▶une maîtresse fidèle et tendre, telle que ma veuve, avec qui j’avais rompu il n’y avait pas plus ◀de▶ huit jours, et dont j’avais ◀l’▶idée toute pleine. Mes rêveries m’avaient insensiblement conduit jusqu’à une maison qui appartenait au chancelier ◀de▶ Monsieur, à une portée ◀de▶ canon ◀de▶ Paris. J’allai m’asseoir sur un banc à ◀l’▶entrée ◀d’▶une grande allée qui donnait ◀d’▶un côté sur Paris, et ◀de▶ l’autre sur une campagne à perte de vue. À peine y fus-je assis, que je vis venir du côté où j’étais, une grande femme parfaitement bien faite et magnifiquement vêtue. Quoiqu’il fît chaud, elle avait un loup sur ◀le▶ visage, et cela m’empêcha ◀de▶ ◀la▶ reconnaître d’abord. Elle était seule et se promenait fort doucement, et regardait de temps en temps derrière elle. Voici une aventurière, dis-je en moi-même, il y a ici quelque amourette. Un moment après une femme vint lui parler : je n’entendis point ce qu’elle lui dit ; je vis seulement que cette dame fit un signe ◀d’▶impatience et renvoya cette femme. Je ne voyais âme qui vive que nous dans ce jardin. ◀La▶ dame s’approchait toujours ◀de▶ moi, je remarquai qu’elle était fort blanche, et que ses yeux bleus ne m’étaient point inconnus. Une main admirable qu’elle me fit voir m’enchanta. Je rappelai inutilement mes idées ; je n’avais garde ◀de▶ songer à Madame de Londé.
Je remarquai qu’elle me regarda longtemps, et se retourna plusieurs fois vers moi après m’avoir passé. Cela me certifia qu’elle me connaissait et que je ◀la▶ connaissais. Elle revint sur ses pas de mon côté, ◀les▶ yeux toujours fixés sur moi. Je ne suis pas naturellement honteux ; je crus que c’était tout autre chose que ce n’était. Je ◀la▶ pris pour une aventurière qui attendait son héros sur ◀le▶ pré ; je me trompais, elle n’y était venue que pour déconcerter un rendez-vous.
Comme je n’augurais rien ◀de▶ trop favorable ◀de▶ cette dame, et que je vis qu’elle me regardait toujours ; j’allai à elle. Vous avez ◀l’▶avantage ◀de▶ me connaître, lui dis-je, belle inconnue, et vous ne vous cachez ◀de▶ moi que pour ne vous laisser voir qu’à votre amant dans un lieu solitaire où vous ◀l’▶attendez. J’ignore quel il est, et qui vous êtes ; mais s’il m’est permis ◀de▶ juger sur ce que je vois, il faut qu’il ait bien des charmes, ou que votre amour pour lui soit extrême, pour ◀le▶ trouver excusable ◀de▶ se faire attendre si longtemps dans un endroit où il aurait dû vous prévenir. Sur ◀la▶ foi ◀de▶ vos mains, ◀de▶ vos bras, ◀de▶ votre gorge, ◀de▶ vos yeux et ◀de▶ votre taille, je m’offre à remplir sa place, et je suis sûr, que vous ne regretterez point ◀le▶ change. Du moins vous ne trouverez pas dans moi cette indolence et cette tiédeur, dont je suis scandalisé dans lui.
Ne me connaissant pas, me répondit-elle, je vous pardonne ◀les▶ jugements téméraires que vous pouvez faire ◀de▶ me trouver ici seule. Il est vrai que c’est une aventure ◀d’▶amour qui m’y attire, et c’en est une aussi, à ce que je crois, qui vous y a amené ? Non, lui dis-je, vous vous trompez ; je ne suis pas heureux en maîtresse. J’en avais une qui m’a cruellement abandonné. Je ne cherchais rien ici ; c’est ma rêverie qui m’y a conduit ; et ◀la▶ fortune m’y a retenu pour me faire prendre une place que ◀l’▶indifférence ◀de▶ votre amant me laisse vacante ; et vous m’accuseriez ◀de▶ ne pas mériter vos faveurs, si je n’entreprenais pas ◀de▶ vous consoler ◀de▶ ◀l’▶absence ◀d’▶un autre, qui sans doute ne me vaut pas.
En disant cela je voulus lui porter ◀la▶ main au loup pour ◀la▶ reconnaître. C’est beaucoup entreprendre d’abord, dit-elle, en m’arrêtant ◀la▶ main. Si je voulais être connue je me serais déjà démasquée, mais, puisque je ne ◀l’▶ai point fait, c’est signe que je ne veux pas ◀le▶ faire, et vous seriez indiscret ◀d’▶entreprendre ◀de▶ me connaître malgré moi. Il est juste, lui dis-je, que ◀les▶ choses soient égales entre nous. Je suis sûr que vous me connaissez, pourquoi ne voulez-vous pas que je sache qui vous êtes ? Il est vrai, dit-elle, que je vous connais, vous êtes Monsieur Dupuis ; et il est vrai encore que je ne veux pas que vous me voyiez, parce que vous me reconnaîtriez. Qui pouvez-vous donc être, lui dis-je ? Je ne vous ferai aucune violence, mais j’attendrai ici votre amant pour lui faire un reproche ◀de▶ son peu de diligence. Si c’était mon époux, reprit cette dame ? Si c’est lui, répondis-je, je serai fort trompé ; mais je me vengerai ◀de▶ votre obstination. Hé comment feriez-vous, dit-elle ? C’est, poursuivis-je, que si c’est lui, ◀le▶ rendez-vous n’est assurément pas pour lui à ◀l’▶heure qu’il est, je lui ferai soupçonner qu’il sera pour moi. Sa vue me dira qui vous êtes, et un grain ◀de▶ jalousie que je lui donnerai, vous fera repentir ◀de▶ vos refus à vous laisser voir. ◀La▶ menace est ◀d’▶esprit, dit-elle ; mais sa malice ne cadre point avec ◀les▶ airs ◀de▶ dévotion que je vous ai vus autrefois, et qui vous faisaient regarder, il y a environ cinq ans, comme un petit saint, ou du moins comme un homme prêt à s’aller rendre capucin.
Comme je n’avais jamais affecté ◀de▶ réforme que chez Madame Gallouin, je vis tout ◀d’▶un coup avec qui j’étais, et me résolus ◀de▶ pousser ◀l’▶aventure, et ◀de▶ jouer ◀la▶ comédie ◀de▶ mon mieux. J’avoue, repris-je, que j’ai eu autrefois dessein ◀de▶ me retirer du monde, comme ont fait quelques-uns ◀de▶ mes amis ; mais ◀les▶ sentiments ◀de▶ dévotion que j’avais et que j’ai encore, ne sont point contraires à ◀l’▶envie que j’ai ◀de▶ vous connaître ; puisque je n’ai sur vous aucune intention criminelle. Il est encore vrai que je serais, il y a fort longtemps, dans un convent, si ◀la▶ passion que j’ai toujours eue dans ◀le▶ cœur, pouvait sympathiser avec ◀l’▶entier dégagement qu’il y faut. J’en ai été empêché par ◀l’▶amour que je conçus pour une personne divinement belle, à peu près ◀de▶ votre taille, mais pas si haute ni si remplie. Il est encore vrai qu’elle ne s’est point souciée ◀de▶ moi, puisqu’elle s’est mariée avec un autre : il est encore vrai que je ne suis pas en droit ◀de▶ ◀la▶ nommer infidèle, puisqu’elle ne s’était engagée à rien avec moi, quoiqu’elle sût ce que je souffrais pour elle : mais moi, poursuivis-je avec un grand soupir, toujours constant dans mon malheureux amour, et méprisant tout ◀le▶ reste du monde pour elle, je suis resté, et je resterai toute ma vie sans aucun engagement. Je pouvais prendre ◀l’▶affirmative, étant bien certain que mon intrigue avec ma veuve n’était uniquement sue que ◀d’▶elle et ◀de▶ moi.
Il y aurait fort à douter ◀d’▶une si longue fidélité, reprit Madame de Londé. Il n’y a aucun lieu ◀d’▶en douter, lui dis-je, vous-même qui me connaissez, citez-moi une fille ou une femme près de qui j’aie été assidu, ni qui ait donné lieu au moindre soupçon ◀de▶ ma part, depuis environ cinq ans et demi que je me suis déclaré à ◀la▶ personne dont je vous parle. Certes, repris-je, je n’ai eu aucune liaison ni avec fille ni avec femme ; je n’en ai même cherché aucune. ◀La▶ dureté et ◀l’▶indifférence qu’elle a eues pour moi pendant fort longtemps qu’il m’a été permis ◀d’▶y aller tous ◀les▶ jours, m’ont fait croire que je lui déplaisais ; et n’ayant plus ◀de▶ prétexte pour aller chez elle, parce qu’un frère qu’elle avait n’y demeurait plus ; j’ai cru que je lui ferais plaisir ◀de▶ ne plus présenter à ses yeux ◀l’▶objet ◀de▶ sa haine. Je ◀l’▶ai toujours aimée sans espérance. Son mariage n’a pourtant pas laissé ◀de▶ me mettre au désespoir ; et j’avais formé ◀le▶ dessein ◀de▶ m’aller poignarder à ses yeux, si un reste ◀de▶ dévotion ne m’avait fait comprendre qu’il ne m’était pas permis ◀d’▶attenter sur ma vie, sans risquer celle ◀de▶ ◀l’▶éternité. Depuis ce temps-là, j’ai vécu ◀d’▶une manière digne ◀de▶ pitié. Je n’ai cherché que ◀la▶ solitude ; mon chagrin et des livres ont fait toute ma compagnie ; mes amis même, avec qui j’ai rompu tout commerce, ne me regardent plus que comme un sauvage. ◀La▶ crainte ◀de▶ lui porter ◀le▶ moindre scandale, ou ◀de▶ lui faire ◀la▶ moindre chose qui pût lui déplaire, m’a fait éviter non seulement ◀les▶ occasions ◀de▶ lui parler, mais même ◀de▶ ◀la▶ voir. Je ne ◀l’▶ai regardée qu’en fuyant, lorsque mon malheur me ◀l’▶a fait rencontrer, parce que sa vue renouvelle dans mon cœur une plaie toujours sanglante. Je ne me suis pas même informé ◀d’▶elle ; et je n’en sais rien que par un bruit public que je n’ai pu m’empêcher ◀d’▶entendre. J’ai appris que ◀les▶ infidélités ◀de▶ son époux avaient soin ◀de▶ me venger du mépris qu’elle avait eu pour moi. J’ai fait plus, j’ai un déplaisir sincère ◀de▶ savoir qu’elle n’est pas tout à fait heureuse. Mon Dieu, ajoutai-je en levant ◀les▶ yeux au ciel, est-il possible qu’un homme qui possède une aussi belle personne qu’elle, n’en fasse pas tout ◀le▶ bonheur ◀de▶ sa vie ; et qu’il méprise des caresses, pour qui je donnerais la dernière goutte ◀de▶ mon sang ! Je ◀la▶ plains, continuai-je en essuyant quelques larmes que j’avais laissé couler à dessein, et je ◀la▶ plaindrai toujours, parce que je sens bien que je ◀l’▶aimerai toujours, et c’était en songeant à elle que mes rêveries m’ont amené dans un lieu où je n’étais jamais entré. Mais vous, continuai-je en m’adressant à elle comme surpris, par quel charme secret une inconnue comme vous a-t-elle arraché en un moment ◀de▶ ma bouche, un secret que j’ai toujours caché avec tant de soin, et que mon intime ami, même proche parent ◀de▶ ma maîtresse, a toujours ignoré, aussi bien que ◀le▶ reste du monde ?
Ce que vous venez de me dire est-il bien vrai, demanda-t-elle ? Plût à Dieu qu’il ◀le▶ fût moins, repris-je ◀les▶ larmes aux yeux ! Je ne mènerais pas ◀la▶ vie infortunée que je mène ! Oui il est vrai, ajoutai-je, et aussi vrai qu’il est certain que je vous ◀l’▶ai dit, et que je vous parle sans vous connaître. Cette dame vous tiendrait compte, dit-elle, ◀de▶ tant de constance, si elle en était informée ; que ne ◀l’▶en informez-vous ?
◀Le▶ langage ◀de▶ ◀l’▶amour m’est si peu connu, repris-je, que si j’étais devant elle, il me serait peut-être impossible ◀de▶ m’expliquer. Dites-moi son nom, dit-elle, peut-être qu’elle est ◀de▶ mes amies, et je ◀l’▶en informerai pour vous. Je consens volontiers à vous ◀le▶ dire, lui dis-je : mais il faut que je sache entre ◀les▶ mains ◀de▶ qui je confierai un secret ◀d’▶où dépend tout ◀le▶ bonheur ◀de▶ ma vie : ainsi démasquez-vous, et je verrai si je vous prendrai pour confidente. Si c’est à ce prix, dit-elle, que vous mettez votre secret, nous courons risque ◀de▶ remporter chacun le nôtre. Le mien ne me pèsera pas, repris-je, il y a trop longtemps que je ◀le▶ garde pour être importuné. Vous perdez plus que vous ne pensez, dit-elle, à ne me ◀le▶ pas découvrir. Vous ne gagnez rien, lui dis-je, à ne ◀le▶ pas savoir. Je n’y perds rien du moins, reprit-elle. J’en tombe d’accord, continuai-je : mais je ne vois pas que je perde plus que vous. Vous comptez donc pour rien, reprit-elle, ◀de▶ n’avoir pas ◀le▶ plaisir ◀de▶ voir une aussi belle femme que moi ? Mon cœur est tout rempli, répondis-je, et depuis qu’il a reçu ◀l’▶impression qui y est gravée, ◀les▶ plus belles personnes du monde ne m’ont point donné plus ◀de▶ plaisir à voir, que j’en prends à voir un beau tableau.
J’avoue, reprit-elle, que je voudrais bien savoir ◀le▶ nom ◀de▶ cette dame qui vous cause tant ◀d’▶indifférence pour ◀les▶ autres, et qui vous inspire une passion si vive et si constante. J’ai presque envie ◀de▶ me démasquer. Ne ◀le▶ faites pas, poursuivis-je, vous n’apprendriez pas pour cela mon secret. Je ◀l’▶ai gardé trop longtemps pour ◀le▶ sacrifier à ◀la▶ simple curiosité ◀de▶ vous voir. Vous changez donc ◀de▶ volonté, reprit-elle. Oui, j’en change, répondis-je, et je demande présentement pardon dans mon cœur à ma belle maîtresse ◀d’▶avoir eu ◀de▶ ◀la▶ curiosité pour une autre qu’elle ; ainsi soyez belle ou soyez laide, cela m’est indifférent. ◀La▶ repartie est incivile, répondit-elle, et il faut que cette dame soit ◀d’▶un terrible caractère pour vous donner tant de mépris pour ◀le▶ sexe. Au contraire, dis-je, si elle m’inspirait des sentiments moins honnêtes, je voudrais vous voir pour vous sacrifier si vous êtes belle, ou pour me moquer ◀de▶ vous si vous étiez laide. Je ne sais, me dit-elle, si vous seriez ◀d’▶humeur à me sacrifier après m’avoir vue ; mais je ne puis souffrir que vous me croyiez laide, et avant que de vous quitter, vous verrez ce qui en sera. Sachez, poursuivit-elle, que vous-même m’avez dit que j’étais belle, et que depuis ce temps-là je ne crois point avoir changé. Je puis vous ◀l’▶avoir dit, repris-je, mais ◀la▶ civilité peut avoir eu autant ◀de▶ part à mon compliment que ◀la▶ vérité. Il se peut faire encore que vous soyez effectivement belle, votre taille, et tout ce qui me paraît ◀de▶ vous me charme, parce qu’il a du rapport avec elle ; mais qui que vous soyez, il est absolument impossible que vous soyez aussi belle qu’elle est. Je verrai pourtant avant que de vous quitter, dit-elle, si j’aurai ◀la▶ honte ◀d’▶être sacrifiée. Toujours puis-je vous dire, que vous êtes ◀le▶ seul homme du monde assez malhonnête pour m’avoir dit ◀les▶ duretés que vous venez de me dire, et je compte ◀de▶ vous obliger à m’en demander pardon. Je n’en ferai assurément rien, lui dis-je. Et...
Je voulus poursuivre, lorsque cette même femme qui était déjà venue lui parler revint encore. Il n’y a point ◀d’▶apparence, Madame, lui dit-elle, votre chasse est inutile, ◀les▶ oiseaux ont pris une autre volée. J’ai donc perdu mes pas ◀de▶ ce côté-là, dit Madame de Londé. Adieu, Monsieur, poursuivit-elle en se retournant vers moi, gardez toujours votre secret ; ◀la▶ discrétion est ◀de▶ mérite. Vous avez oublié, Madame, lui dis-je en ◀la▶ retenant, que vous ne voulez pas me laisser croire que vous êtes laide. J’aime à vous voir m’en faire souvenir, dit-elle, et en même temps elle entra dans un cabinet ◀de▶ maçonnerie devant lequel nous passions. Voyez, Monsieur, poursuivit-elle en se démasquant, si vous vous êtes trompé, en me disant autrefois que j’étais belle, et si je me suis trompée moi-même ◀de▶ vous croire ?
Je savais fort bien, comme je vous ◀l’▶ai dit, que c’était Madame de Londé ; cependant je fis semblant ◀d’▶en être surpris jusqu’à ◀l’▶extase. Je me retirai deux pas en arrière. Je m’appuyai contre ◀la▶ porte ◀de▶ ce cabinet, comme si je fusse tombé en faiblesse. Je ne dis qu’un seul mot, qui fut, ah mon Dieu ! Je laissai tomber mon chapeau, mes gants, mon livre et ma canne, comme si je n’avais pas eu ◀la▶ force ◀de▶ ◀les▶ soutenir. Un moment après je me jetai à ses pieds : Ah, Madame, lui dis-je, par quelle rencontre vous êtes-vous montrée à mes yeux ? N’étais-je pas assez malheureux sans me faire connaître toute ◀la▶ perte que j’avais faite ? C’en est fait, Madame, ajoutai-je, vous avez appris mon secret ; je ne me sens plus assez ◀de▶ force pour ◀le▶ cacher. C’est à vous à voir ◀de▶ quelle manière il vous plaît que je vive désormais avec vous. Vous savez que je vous ai toujours adorée ; ◀la▶ crainte ◀de▶ me découvrir n’aura plus rien qui me retienne. Je vous ai évitée jusqu’ici, mais il me sera impossible ◀de▶ me vaincre davantage. Ne m’ordonnez point ◀de▶ ◀le▶ faire ; il ne serait plus en mon pouvoir ◀de▶ vous obéir. Je vais chercher toutes ◀les▶ occasions ◀de▶ vous voir, et ◀de▶ vous prouver que je n’ai vécu, et que je ne vis encore que pour vous, avec autant ◀de▶ soin que je ◀les▶ ai jusqu’ici évitées.
J’ai mal fait ◀de▶ m’être fait connaître, reprit-elle, je me suis exposée à une étrange aventure. Je vous défends pourtant ◀de▶ songer à me voir jamais. Votre défense est inutile, Madame, interrompis-je ; je vous tromperais, et je me tromperais moi-même si je vous promettais ◀de▶ vous obéir. Non, poursuivis-je, en lui embrassant ◀les▶ genoux, je ne pourrai m’empêcher ◀de▶ vous voir, et ◀de▶ vous adorer. Je mourrai malheureux, mais du moins je mourrai satisfait, puisque vous saurez que je ne mourrai que pour vous.
J’ai ◀le▶ don ◀de▶ pleurer auprès des dames quand je veux. Je pleurai là ◀de▶ bonne grâce. Elle prit ma comédie pour une très grande sincérité. ◀Les▶ larmes lui vinrent aux yeux à son tour ; en un mot, je ◀la▶ touchai vivement. Elle me fit relever, et me fit plaisir, car ◀le▶ gravier me blessait ◀les▶ genoux. Elle s’assit sur un banc dans ◀le▶ cabinet même, et me fit asseoir auprès ◀d’▶elle. Elle essuya ses larmes, et me parla ◀d’▶une manière toute charmante, en me faisant sa confession générale.
Qu’elle m’avait aimé dès ◀le▶ temps qu’elle m’avait vu chez sa mère. Qu’elle avait refusé ◀de▶ me répondre, parce qu’elle était dans un âge qui lui faisait craindre ◀les▶ suites ◀d’▶un engagement ; et que sa timidité était encore augmentée par ◀les▶ fréquentes leçons ◀de▶ Madame Gallouin sa mère. Qu’elle aurait consenti à m’épouser préférablement au reste du monde, si elle avait osé s’expliquer, et que mes assiduités lui en eussent donné lieu. Qu’un bruit qui avait couru ◀de▶ quelque engagement que j’avais en secret, avait été cause qu’elle avait facilement consenti à épouser Monsieur de Londé, que sa mère lui avait proposé. Qu’elle avait vécu, et vivait encore assez tranquillement avec lui ; parce que ◀le▶ libertinage ◀de▶ son époux ◀la▶ mettait à couvert ◀de▶ répondre aux empressements qu’il aurait eus pour elle, s’il n’avait pas été volage. Qu’elle ◀le▶ laissait vivre à sa fantaisie, non seulement parce qu’elle n’avait pas pour lui cette délicate tendresse, qui est mère ◀de▶ ◀la▶ jalousie, mais aussi parce que son tempérament ne s’accordait pas à mille devoirs auxquels ◀le▶ mariage assujettit une femme. Qu’elle était la première à rire des égarements ◀de▶ son époux, et qu’elle n’était venue dans ce jardin, que pour ◀le▶ surprendre dans un rendez-vous qu’elle croyait qu’il y avait avec une fort jolie bourgeoise.
J’ai perdu mes pas, poursuivit-elle ; au lieu de lui, je vous ai trouvé. Votre vue a rallumé dans mon cœur ◀l’▶inclination que j’ai eue autrefois pour vous. Je croyais vous avoir oublié, je me trompais ; je n’ai pu résister à ◀l’▶envie qui m’a prise tout ◀d’▶un coup ◀de▶ vous entretenir. Je ◀l’▶ai fait sans prévoir ce qui pourrait m’en arriver. Votre déclaration que je n’attendais pas, m’a surprise et réjouie tout ensemble. Je n’ai consulté que mon cœur pour me faire voir, bien sûre que c’était ◀de▶ moi que vous parliez à moi-même : je croyais n’en faire qu’une simple plaisanterie ; mais je vois bien que je me suis trompée. Vous m’avez assurée que vous m’avez toujours aimée, je ne vous ai jamais oublié, et je vous avoue que je vous aime encore ; mais si vous vous obstinez à me voir, je prévois mille malheurs qui me rendront ◀la▶ plus infortunée ◀de▶ toutes ◀les▶ femmes, et qui ne vous rendront pas plus heureux. Il n’importe, repris-je, j’aurai toujours ◀le▶ plaisir ◀de▶ vous voir.
Ce ne sera pas chez moi, dit-elle. Ce sera où je pourrai, lui dis-je, et chez vous comme ailleurs, si ◀les▶ occasions s’en présentent ; je ◀les▶ rechercherai même. Vous ne me ferez pas plaisir, dit-elle. Je ne suis plus en termes de prendre aucune précaution, repartis-je en me rejetant à ses pieds, et en me servant utilement du don des larmes. Ma passion est à un point qui bannit ◀de▶ mes actions toute sorte ◀de▶ conduite : il faut que je vous voie absolument, au hasard ◀de▶ tout ce qui en pourra réussir. Si vous avez quelque pitié ◀de▶ ce que je souffre depuis six années, si vous voulez bien me faciliter ◀les▶ moyens ◀de▶ vous voir ; vous préviendrez mille éclats fâcheux que je ne pourrai pas éviter ◀de▶ moi-même ; mais si par une cruauté qui n’est plus ◀de▶ saison, vous me laissez en proie à mon désespoir, je ne suivrai plus que mes transports. Ma passion, dont je ne serai plus ◀le▶ maître, et qui a banni ma raison, me fera passer par-dessus toutes sortes ◀de▶ considérations, et vous vous trouverez peut-être enveloppée dans des éclats qui vous feront repentir, mais trop tard, ◀de▶ ne ◀les▶ avoir pas prévenus par des égards moins sévères pour ◀le▶ peu de raison qui me reste.
C’est, dit-elle, en recommençant à pleurer, vouloir me faire des conditions ◀le▶ poignard sous ◀la▶ gorge. Que deviendrais-je, poursuivit-elle, si je souffrais que vous me vissiez en particulier ? Ces ménagements s’accorderaient-ils avec toute ma vertu ? Votre vertu est en sûreté avec moi, répondis-je ; ◀le▶ récit ◀de▶ mes malheurs, ◀de▶ mes souffrances et ◀de▶ mon désespoir, n’échauffera pas un tempérament aussi froid que le vôtre. Je ne veux pas m’y exposer, reprit-elle. Que voulez-vous donc que je devienne, repris-je ? Il faut prendre un parti avant que de nous quitter. C’est à vous à ◀le▶ choisir, ajoutai-je : il faut que votre compassion me soulage et me conduise, ou que votre cruauté en me faisant périr, vous risque vous-même.
◀La▶ femme qui nous avait jusque-là écoutés, et qui n’avait pas encore dit un mot, se mêla ◀de▶ notre conversation. Vos emportements ne seront pas toujours si violents, Monsieur, me dit-elle : ◀la▶ bonté ◀de▶ Madame en émoussera ◀la▶ plus forte pointe ; et vous Madame, poursuivit-elle parlant à elle, quand vous y aurez bien pensé, vous verrez qu’il est ◀de▶ votre intérêt ◀de▶ ménager par votre prudence une passion qu’une rechute soudaine et imprévue convertit en fureur, après six années ◀d’▶assoupissement. Oui, Monsieur, continua-t-elle en parlant à moi, reposez-vous sur mes soins ◀de▶ celui ◀de▶ votre conduite ; vous verrez Madame, je suis à elle, et je vous en faciliterai ◀les▶ moyens ; mais il faudra exécuter avec ponctualité tout ce que je vous dirai ◀de▶ faire. Vous me sauvez ◀la▶ vie, lui dis-je en me relevant et en ◀l’▶embrassant, et quelque chose encore qui m’est plus précieux, qui est ◀la▶ réputation ◀de▶ Madame. Achevez, poursuivis-je, faites-◀la▶ résoudre ◀d’▶y consentir. Faites tout ce qu’il vous plaira, reprit Madame de Londé, pourvu que je ne me trouve jamais avec vous toute seule, j’approuverai ◀le▶ reste.
Il fut donc résolu que j’irais voir cette femme sous un nom déguisé ◀de▶ parent, et que nous prendrions des mesures pour nous voir Madame de Londé et moi ◀le▶ plus souvent que nous pourrions, sans ◀l’▶exposer à aucun risque. Après cette résolution, je ◀la▶ quittai. Je ne ◀la▶ conduisis point à son carrosse, parce que quelqu’un ◀de▶ ses laquais aurait pu me reconnaître chez elle, et je retournai chez moi très satisfait ◀de▶ ma rencontre.
Il faut que je vous achève mon portrait, me dussiez-vous regarder comme je ◀le▶ mérite. J’avais fait ◀le▶ comédien, comme vous avez vu, j’étais encore tout rempli du commerce que j’avais eu avec ma veuve, qui ne faisait que ◀de▶ finir. Je me formai mille espérances chimériques sur ◀le▶ sujet ◀de▶ Madame de Londé ; j’espérai ◀d’▶en établir un pareil avec elle. J’en faisais déjà ma maîtresse. Je ◀la▶ comptais pour une conquête assurée. Ce n’était plus, à ce que je me figurais, cette demoiselle Gallouin si craintive et si réservée ; c’était une femme mariée, chagrine contre son mari, qu’elle n’avait jamais aimé. C’était une maîtresse tendre et fidèle : c’était une femme portée comme ◀la▶ veuve, au plaisir ◀de▶ ◀l’▶amour, qui ne cherchait qu’à se venger des infidélités ◀de▶ son époux, dont elle ne refusait ◀les▶ caresses et ne ◀les▶ méprisait qu’à cause qu’elle n’aimait que moi, et que tout autre que moi ne lui convenait pas : enfin je ◀la▶ comptais entre mes bras : mais je comptais, comme on dit, sans mon hôte.
J’allai ◀le▶ lendemain voir cette femme de chambre qui s’appelle ◀la▶ Mousson ; c’est encore celle qui ◀la▶ sert à présent. J’y allai sous ◀le▶ nom ◀de▶ son frère : comme nous en étions convenus. Elle me dit qu’elle s’était offerte à nous rendre service par deux raisons ; la première, parce que sa maîtresse et moi lui avions fait pitié ; et la seconde, parce qu’elle était fort aise ◀de▶ voir sa maîtresse dans quelque amusement qui pût dissiper un chagrin noir et morne, dans lequel elle ◀l’▶avait toujours vue plongée, soit en effet par ◀l’▶amour qu’elle avait toujours eu pour moi, dont elle ne lui avait pourtant jamais parlé, soit par ◀l’▶indifférence ◀de▶ Londé qui vivait ◀d’▶une étrange manière, quoiqu’elle n’en eût jamais témoigné ◀le▶ moindre chagrin, ni à lui ni à personne.
Madame a beau se déguiser, poursuivit cette femme, et vouloir faire croire que ◀les▶ amourettes ◀de▶ Monsieur ne ◀la▶ choquent pas ; elle est femme, et cela seul me suffit pour ne me point persuader ◀de▶ son indifférence affectée. En effet, disait-elle, où est ◀la▶ femme, belle, bien faite, et jeune comme elle est, qui pourrait s’accommoder ◀d’▶un mari qui fait continuellement lit à part, et qui ne lui parle jamais en particulier ni nuit ni jour ? Est-ce pour vivre en religieuse que Madame s’est mariée ? Pardi, ajouta-t-elle avec une pointe ◀de▶ colère, on ne se marie que pour être deux, et travailler à faire un troisième. Tâchez Monsieur, me dit-elle, ◀de▶ lui faire prendre un autre train ◀de▶ vie. Je vous aiderai ◀de▶ tout mon possible, je vous en assure.
Je rendis grâce à cette femme ◀de▶ son zèle, et un présent que je ◀l’▶obligeai ◀de▶ prendre, acheva ◀de▶ me ◀la▶ gagner. Elle alla avertir sa maîtresse que je ◀l’▶attendais, et me rapporta qu’elle avait eu toutes ◀les▶ peines du monde à ◀la▶ faire résoudre ◀de▶ venir ; mais enfin elle vient, me dit-elle, poussez votre fortune.
Madame de Londé vint en effet, Mousson voulut sortir, elle ◀la▶ rappela. Vous avez bien peur, Madame, lui dis-je, que je profite ◀d’▶un moment ◀d’▶entretien particulier avec vous. Je vous laisserai parler tant que vous voudrez, me dit-elle, et même dire tout ce qu’il vous plaira ; mais je ne veux absolument pas me trouver seule avec vous. Vous savez que ce n’a été qu’à cette condition-là que j’ai pu me résoudre à vous voir ici. Il n’y a que Mousson qui puisse nous écouter ; mais je me fie en elle ; et après ce qu’elle sait, rien ne ◀la▶ surprendra, pourvu que vous vous en teniez aux paroles, comme vous en êtes convenu, et je ne suis pas résolue ◀d’▶en permettre davantage ; et si vous ◀l’▶entrepreniez, comptez que quelque chose qui puisse en arriver, je ne vous verrai ◀de▶ ma vie.
Ce fut ce qu’elle me dit, et qu’elle a depuis très exactement observé : en sorte qu’en six mois ◀de▶ temps, je n’étais pas plus avancé que le premier jour. Du reste tant de protestations ◀d’▶amour que j’en voulais ; mais cela ne passait pas ◀la▶ bouche, que je n’avais pas même ◀le▶ plaisir ◀de▶ baiser.
J’étais chagrin franchement, ◀de▶ faire ◀l’▶amour comme ◀les▶ anges. Cette méthode ne m’accommodait pas ; je m’en plaignis à Mousson qui me dit qu’elle n’y comprenait rien non plus. Que depuis que je voyais sa maîtresse, elle ne lui voyait plus tant de chagrin ; que sa beauté en était même devenue plus vive, et son teint plus brillant. Que peut-être c’était ma faute, si je n’avançais pas plus auprès ◀d’▶elle. Je lui répondis qu’elle voyait bien elle-même que je faisais tout ce que je pouvais : que sa maîtresse était une femme indomptable ; que même sa présence à elle, qui ne nous quittait point, me rompait en visière ; et qu’elle me ferait un vrai plaisir ◀de▶ trouver quelque prétexte pour sortir, et nous laisser Madame de Londé et moi quelque temps seul à seul.
Elle me répondit que cela ne dépendait pas ◀d’▶elle, et que sa maîtresse lui avait expressément défendu sous peine ◀d’▶être congédiée, ◀de▶ nous quitter ◀de▶ vue, pour quelque cause que ce fût, quand nous serions ensemble. Cependant cette femme eut pitié ◀de▶ moi, et s’exposa aux menaces ◀de▶ sa maîtresse, et à être ◀chassée▶ comme elle pensa ◀l’▶être, et comme elle ◀l’▶aurait été effectivement, si je n’avais pas fait jouer ◀de▶ puissants ressorts pour ◀la▶ raccommoder : en voici ◀le▶ sujet.
Elle me dit un soir que Londé était allé à deux lieues ◀de▶ Paris, où il coucherait à son ordinaire ; et que si je voulais venir ◀le▶ lendemain ◀de▶ bon matin, elle me ferait voir sa maîtresse dans son lit endormie. J’embrassai cette femme à cette proposition, et j’acceptai ◀le▶ parti sur-le-champ, comme vous pouvez croire. Cette femme me conduisit jusque dans ◀la▶ chambre ◀de▶ sa maîtresse et m’y laissa. Je m’émancipai à des libertés qui ne m’étaient point ordinaires avec elle. Elle fut promptement réveillée, et fut extrêmement surprise ◀de▶ se trouver entre mes bras. Si elle n’avait fait que se défendre, j’aurais expliqué ◀le▶ proverbe à mon avantage, mais elle se mit à crier au secours ◀de▶ toute sa force, je n’eus point ◀d’▶autre parti à prendre qu’une prompte retraite.
Des domestiques entrèrent dans sa chambre en même temps du côté qu’elle répondait à ◀l’▶appartement ◀de▶ son mari sur ◀le▶ grand escalier. Ils lui demandèrent ce qu’elle avait à crier : Mousson qui rentra dans ce moment entendit sa réponse. Qu’elle s’était réveillée en sursaut, et qu’il lui avait semblé qu’elle était entre ◀les▶ griffes ◀d’▶un dragon. Belle excuse ! Je ◀la▶ remerciai dans mon âme ◀de▶ ◀l’▶application ◀de▶ sa fable. Cependant à peine fut-elle habillée, qu’elle congédia Mousson sous des prétextes inventés, entre lesquels n’était point oubliée ◀la▶ défense qu’elle lui avait faite ◀de▶ ne jamais sortir ◀de▶ sa chambre qu’elle ne fût levée et habillée.
Cette femme qui aime véritablement sa maîtresse, vint me trouver au logis où je m’étais retiré : elle me parut au désespoir. Je vis bien qu’il n’y avait point ◀de▶ temps à perdre. Je lui dis ce qu’il fallait qu’elle fît, et elle ◀l’▶exécuta. J’allai tout aussitôt au convent des capucins ◀de▶ ◀la▶ rue Saint-Honoré trouver ◀le▶ frère de Madame de Londé. Nous étions toujours bons amis ; mais je ne lui avais jamais parlé ◀de▶ ◀l’▶amour que j’avais pour sa sœur. Je ne lui en parlai point encore. Comme nous étions ensemble à parler ◀de▶ choses indifférentes, on vint ◀l’▶avertir qu’on ◀le▶ demandait à ◀la▶ porte. Nous y allâmes ensemble.
C’était Mousson. Je viens mon révérend Père, lui dit-elle, vous supplier ◀de▶ faire ma paix avec Madame, elle vient de me donner mon congé fort en colère contre moi : je vous avoue que j’ai tort, mais je lui en demande pardon ; faites-moi ◀la▶ grâce ◀de▶ ◀l’▶apaiser. J’y ferai mon possible, dit-il. Il n’y a point ◀de▶ temps à perdre, mon révérend Père, reprit-elle. Si Madame en prend une autre à ma place, il n’y aura plus rien à faire pour moi.
Quelle est cette femme mon révérend Père lui demandai-je, elle me paraît fort affectionnée ? C’est, me répondit-il, ◀la▶ femme de chambre ◀de▶ Madame de Londé ma sœur. Il faut faire sa paix, lui dis-je, donnez-vous ◀la▶ peine ◀d’▶y aller présentement. Cette femme me paraît ◀de▶ bonne physionomie, je joins mes prières aux siennes ; et je consens ◀de▶ prendre sur mon compte ◀les▶ obligations qu’elle vous aura ◀de▶ son raccommodement ; et si vous voulez y venir présentement, ajoutai-je, je vous y accompagnerai. Je n’ai point eu ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ voir depuis son mariage, et je serai fort aise ◀de▶ ◀la▶ saluer. Je ◀le▶ veux bien, dit-il, nous irons y dîner ensemble, aussi bien c’est maigre, et ils n’en mettront pas plus grand pot au feu. Je vais vous donner un billet, dit-il à cette femme. Je n’ose y retourner sans vous, mon révérend père, répondit-elle ; je n’attends mon retour que ◀de▶ votre présence. Il faut donc que ma sœur soit bien en colère, dit-il en riant ; allez, ajouta-t-il, nous attendre à sa porte, nous y serons aussitôt que vous.
Nous ne tardâmes pas à y aller. Nous trouvâmes ◀le▶ mari et ◀la▶ femme prêts à se mettre à table. Londé ne faisait que ◀d’▶arriver. Dans un autre temps sa présence m’aurait fâché, mais pour lors je fus fort aise ◀de▶ ◀l’▶y voir, parce que j’étais fort sûr que cela empêcherait sa femme ◀d’▶en venir à quelque éclaircissement qui ne m’aurait pas plu, et où je n’aurais pas trouvé mon compte.
Londé ne me connaissait point, ne m’ayant jamais vu, parce que pour entrer chez lui, j’avais toujours pris ◀les▶ moments qu’il était dehors, et ◀les▶ gens du logis n’avaient garde ◀de▶ me reconnaître vêtu comme j’étais, moi qui ne leur avais jamais paru qu’un misérable. Je fis donc comme si ç’avait été la première fois que j’eusse vu Madame de Londé depuis son mariage. Je n’ai pas voulu, Madame, lui dis-je en entrant, manquer ◀l’▶occasion ◀d’▶accompagner ◀le▶ révérend père pour avoir ◀l’▶honneur ◀de▶ vous saluer, et vous assurer en même temps que je prends plus ◀de▶ part que qui ce soit à votre mariage. Après ce petit compliment, je ◀la▶ saluai à ◀la▶ française. Elle reçut mon salut avec dépit ; mais pourtant avec civilité, et me rendit mon compliment avec quelque contrainte. Je saluai ensuite Londé, que ◀le▶ capucin avait instruit ◀de▶ ce que j’étais. Il me combla ◀d’▶honnêtetés, à quoi je répondis du mieux qu’il me fut possible dans ◀le▶ moment.
Nous nous mîmes à table tous quatre. Ce fut là que ◀le▶ bon père capucin demanda ◀la▶ grâce ◀de▶ ◀la▶ Mousson : Madame de Londé perdit contenance dans cet endroit, et s’obstina si fort sur ◀la▶ négative, que tout le monde en fut surpris. Son frère et son époux lui demandèrent quel si grand mal cette femme avait fait pour être si fort en colère. Elle en donna ◀les▶ raisons ◀les▶ meilleures qu’elle put qui ne parurent que des vétilles, parce qu’elle ne dit point ◀la▶ véritable. Je ◀la▶ regardai en souriant. Cela acheva tout à fait ◀de▶ ◀la▶ déconcerter. Elle rougit et dit tout haut en me montrant : voilà Monsieur qui connaît mieux ◀les▶ raisons ◀de▶ mes refus que tous vous autres, et je suis certaine qu’il ◀les▶ approuve, s’il veut dire ce qu’il en pense.
J’avoue, Madame, lui dis-je, que je pénètre vos raisons : cette femme ne peut pas être innocente en même temps et vous déplaire. Mais Madame, à tout péché miséricorde. Je vous assure pour cette femme, après ce que je lui ai ouï dire au révérend père que voilà, qu’elle vous aime infiniment ; qu’elle ne vous donnera plus lieu ◀de▶ vous plaindre ◀d’▶elle, et qu’elle vous servira mieux dans ◀la▶ suite, c’est ◀de▶ quoi je suis si certain, que sur ◀la▶ bonne foi ◀de▶ ses paroles et ◀de▶ sa physionomie, je joins en sa faveur mes prières, si elles peuvent quelque chose, à celles ◀de▶ Monsieur votre époux et du révérend père votre frère, qui pourtant devraient être suffisantes dans une occasion telle que celle-ci.
Voilà un beau régal pour la première fois que Monsieur nous fait ◀l’▶honneur ◀de▶ nous venir voir, que des querelles domestiques, reprit Londé. Reprenez-◀la▶, Madame, poursuivit-il en s’adressant à sa femme, et ne nous en rompez plus ◀la▶ tête. Appelez Mousson, dit-il à un laquais, qu’elle entre. Vous voilà remise avec votre maîtresse, lui dit-il sitôt qu’il ◀la▶ vit. Que diable, ne soyez pas quelquefois si bonnes amies ensemble, et ne vous brouillez pas si souvent. Et nous, ajouta-t-il s’adressant à nous, parlons d’autres choses. Nous changeâmes ◀de▶ propos en même temps.
Nous passâmes une partie ◀de▶ ◀l’▶après-midi ensemble, après quoi nous nous séparâmes, sans que je pusse dire un mot à Madame de Londé. Je laissai tomber en sortant une petite tabatière, pour me faire un prétexte ◀d’▶y revenir en présence du mari même ; et cela dans ◀la▶ crainte que j’avais ◀de▶ ne pouvoir ◀de▶ longtemps parler à Madame de Londé, par ◀le▶ moyen ◀de▶ Mousson, et j’écrivis ◀le▶ soir cette lettre :
LETTRE.
Vous avez beau vous mettre en colère contre moi, Madame, j’ai beau me repentir ◀de▶ vous en donner sujet, je ne m’aperçois point que je puisse en devenir plus sage. Prenez-vous à vous-même ◀de▶ ◀la▶ violence ◀de▶ mon ardeur, et n’accusez que votre cruauté ◀de▶ mon manque ◀de▶ respect. Je suis au désespoir, non pas ◀de▶ vous avoir vue dans ◀l’▶état où vous étiez, non pas ◀de▶ vous avoir embrassée, ni ◀de▶ vous avoir dérobé des faveurs, je ferai ◀la▶ même chose encore dans une pareille occasion, quoique je fusse certain ◀de▶ n’en remporter que votre haine : mais je suis au désespoir que votre indifférence ne m’ait pas permis ◀de▶ pousser à bout une si favorable aventure. Je ne sais quels sont à présent mes sentiments pour vous, donnez-moi ◀le▶ moyen ◀de▶ vous ◀les▶ expliquer. Je vous aime jusqu’à ◀l’▶adoration et jusqu’à ◀la▶ fureur, je vous hais ◀de▶ toute mon âme pour votre cruauté. Je vous déteste, comme ◀la▶ seule cause ◀de▶ mon désespoir, et du malheur que je prévois qui en résultera, et je suis en même temps charmé ◀de▶ votre vertu. Par quel charme m’inspirez-vous tant de passions différentes ? Je vous adore cruelle et sévère, que ferais-je, si je vous trouvais pitoyable ? C’est en vain que vous vous prenez à votre femme de chambre ◀de▶ ◀la▶ surprise que je vous ai faite, elle n’y a point ◀de▶ part. J’avais passé ◀la▶ nuit dans votre appartement sans qu’elle ◀le▶ sût ; je ◀l’▶avais trompée la première, et si votre porte n’avait point été [fermée] en dedans, j’aurais fait au milieu de ◀la▶ nuit, ce que j’ai fait en plein jour. Voyez à quoi vous me réduisez, tant pour vous que pour moi ; au nom de Dieu prenez un parti. Je vous porterai ma vie et mon épée, résolvez-vous au sacrifice que je vous en ferai, ou changez ◀de▶ manière pour moi. Ma résolution est prise ; et je serai par ma main et à vos yeux, ◀la▶ victime ◀de▶ votre cruauté ; ou ◀l’▶état ◀de▶ ma vie deviendra moins cruel et plus supportable.
Je retournai ◀le▶ lendemain chez elle, non plus déguisé : (Dupuis avait pris ◀la▶ place du frère de la Mousson.) Je parlai à cette femme qui me dit que sa maîtresse était dans une telle colère contre elle et contre moi, qu’elle n’avait osé lui parler du tout. Qu’elle lui avait seulement dit qu’elle ne savait pas que je fusse dans son appartement, comme nous en étions convenus ; mais qu’elle ne lui en avait pas paru persuadée. Je voulus lui donner ma lettre pour ◀la▶ lui rendre ; elle me pria ◀de▶ trouver bon qu’elle ne se mêlât pas ◀de▶ notre raccommodement. Je ◀la▶ priai ◀de▶ se trouver auprès de sa maîtresse lorsque je ◀la▶ lui donnerais moi-même, elle y consentit et entra dans ◀la▶ chambre avec moi.
Je pris ◀l’▶occasion ◀de▶ lui aller demander ma tabatière, et j’entrai sans ◀la▶ faire avertir. Je viens vous avertir, Madame, lui dis-je, ◀de▶ vouloir bien faire demander à vos gens si quelqu’un ◀d’▶eux n’aurait pas trouvé une petite tabatière que je crois avoir laissé tomber ici ? Elle me vient ◀d’▶une main qui m’est extrêmement chère. Elle envoya une fille s’en informer. Me voyant seul avec elle et Mousson, je me jetai à ses pieds. Laissez-moi insolent, me dit-elle avec un air ◀de▶ fierté et ◀de▶ mépris à quoi je n’étais point fait, et à quoi j’aurais répondu suivant ma passion, si je n’avais entendu marcher dans son antichambre. Je voulus lui donner ma lettre, elle ◀la▶ rebuta, et je ◀la▶ jetai décachetée à ◀la▶ ruelle ◀de▶ son lit. Elle vit mon action, et voulait m’obliger ◀de▶ reprendre cette lettre ; mais ◀l’▶arrivée ◀de▶ cette fille qui me rapportait ma tabatière, empêcha mon dessein. Je repris ce que j’avais feint ◀de▶ venir chercher, et je sortis aussitôt.
Apparemment que Madame de Londé lut ma lettre ; car il me fut impossible ◀de▶ trouver, pendant plus ◀de▶ deux mois, ◀l’▶occasion ◀de▶ lui dire une seule parole, qu’en présence de son époux. J’avoue que cette conduite, qui m’aurait autrefois rebuté, m’anima, et me rendit très sincèrement ◀le▶ plus amoureux et ◀le▶ plus constant ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, du plus libertin que j’avais été, et tel enfin que je suis aujourd’hui, ne connaissant aucun bonheur que dans ◀la▶ possession ◀d’▶une femme si belle, si aimable et si vertueuse. Ainsi ce que vous allez entendre se fit avec une sincère résignation ◀de▶ ma part et sans aucun déguisement, quoique jusque-là, presque toutes mes actions n’eussent été qu’un rôle étudié ◀de▶ tête ; sans que ◀le▶ cœur y eût participé.
Cette fermeté à ne vouloir plus me parler, m’obligea, pour en trouver ◀les▶ moyens, ◀de▶ me mettre dans ◀les▶ parties ◀de▶ Londé. J’entrai dans tous ses plaisirs, et insensiblement je devins son confident. Il ne se cachait point ◀de▶ ses affaires ◀de▶ cœur, au contraire, il était le premier à en entretenir sa femme, et à en faire des trophées.
Mais, lui dis-je, un jour que nous étions seuls à sa maison de campagne, ne craignez-vous point ◀le▶ ressentiment ◀de▶ Madame de Londé ? Belle, bien faite, jeune, et aussi aimable qu’elle est ; êtes-vous excusable ◀de▶ vous donner à d’autres qui ne ◀la▶ valent pas ? Vous ne ◀la▶ connaissez pas, me dit-il, il est impossible qu’il y ait une femme au monde plus froide qu’elle, elle aurait été fort bonne religieuse. ◀La▶ chasteté du couvent ne lui aurait fait aucune peine à garder. Lorsque je veux ◀l’▶embrasser, ◀le▶ privilège ◀de▶ mari ◀la▶ gêne et ◀la▶ contraint, il en faut venir aux épées et aux couteaux ; et ce n’est pas mon humeur ◀de▶ ◀la▶ violenter tous ◀les▶ jours, comme il faudrait que je fisse.
Mais, lui demandai-je, est-ce qu’il n’y a point ◀d’▶amour réciproque entre vous deux ? Vous êtes-vous épousés sans vous aimer ? Je ne sais pour elle, si elle a jamais rien aimé, dit-il, pour moi je ◀l’▶aimais à en être fou, et je ◀l’▶aime encore ◀de▶ toute ma tendresse. J’ai été ◀l’▶homme ◀de▶ France ◀le▶ plus fidèle et ◀le▶ plus retiré auprès de ma femme pendant plus ◀de▶ dix-huit mois ; et je ◀le▶ serais encore, si ◀les▶ grands feux ◀de▶ ma part étant assoupis, je n’avais pas cru m’apercevoir qu’elle ne me recevait dans ses bras, que parce que j’étais armé du sacrement ; et nullement par aucune autre attache à ma personne, que celle à quoi son devoir ◀l’▶obligeait. Je m’en suis expliqué avec elle ; elle ne m’a point déguisé sa pensée, au contraire elle m’a sincèrement avoué que ◀le▶ peu ◀d’▶ardeur que je lui voyais, était un défaut ◀de▶ son tempérament qui ne ◀la▶ portait pas au plaisir ◀de▶ ◀l’▶amour. Depuis ce temps-là, je me suis aperçu que je lui faisais plaisir ◀de▶ m’éloigner ◀d’▶elle, et ◀de▶ ◀la▶ laisser vivre à sa fantaisie.
J’ai cru qu’un peu de jalousie ◀de▶ son côté, et un peu ◀d’▶indifférence et ◀d’▶infidélité [du mien], me ◀la▶ ramèneraient plus ardente ; je me suis trompé, elle n’a fait que rire ◀de▶ mes amourettes, et bien loin de s’en chagriner, je sois damné, si depuis environ huit mois que je n’ai plus du tout ◀de▶ particulier avec elle, je ne me suis aperçu que son teint est devenu plus brillant, et son visage plus gai. Cela est surprenant, lui dis-je, car ordinairement ◀la▶ compagnie ◀d’▶un homme ne fait qu’embellir une femme.
Il est pourtant vrai, reprit-il, qu’elle a embelli par ◀le▶ célibat ; et je me suis peu à peu accoutumé à ne ◀la▶ plus regarder comme ma femme, mais seulement comme ma bonne amie. Mais ne craignez-vous pas, repris-je, qu’elle se lasse enfin ◀de▶ sa solitude, et qu’elle ne soit ◀d’▶humeur à vouloir retrouver son mari ? Je voudrais, dit-il, que cette humeur ◀la▶ prît, je reviendrais fidèle autant que je ◀l’▶ai été ; et par là, elle m’épargnerait bien des peines et des chagrins, sans compter ◀la▶ dépense. Que ne lui en faites-vous parler par ses frères et par son confesseur, lui dis-je encore ? Je n’ai que faire, me répondit-il, ◀de▶ ◀l’▶entremise ◀de▶ qui que ce soit, Madame de Londé sait ses devoirs. Il ne dépend que ◀de▶ moi ◀de▶ ◀l’▶y mettre ; mais je voudrais que ses caresses vinssent ◀d’▶elle-même et ◀de▶ son cœur, et non pas des remontrances ◀d’▶autrui ; et c’est ce que je prévois qui n’arrivera pas, ou elle changera bien ◀de▶ tous côtés.
Il n’y a que fort peu de jours que j’allai ◀la▶ trouver dans son lit dans ◀l’▶intention ◀de▶ passer quelques moments avec elle, poursuivit-il. Elle me reçut comme une honnête femme peut et doit recevoir son mari. Je me mis auprès ◀d’▶elle ; mais lorsque je voulus en venir au fait, elle me dit, qu’elle savait bien que j’étais ◀le▶ maître ◀de▶ faire ce que je voudrais, qu’elle savait bien que son corps était à moi ; qu’elle ne me refuserait pas, sitôt que je voudrais me satisfaire ; mais que si je voulais lui faire plaisir, je n’exigerais pas ◀de▶ son devoir des embrassements et des complaisances, où elle ne se portait qu’à contrecœur pour ◀le▶ corps, et par mortification pour ◀l’▶âme.
Que diable, poursuivit-il, auriez-vous voulu que j’eusse fait ? Je ◀la▶ laissai là ; et je crois que tout autre en ma place en aurait fait autant, à moins que ce ne fût un brutal, ou un crocheteur, qui baise sa femme à coups ◀de▶ poing.
Ce que vous me dites là me passe, lui dis-je, et à quoi donc passe-t-elle son temps ? Je ◀l’▶ai étudiée, me répondit-il, et ◀de▶ fort près, sans qu’elle en ait jamais rien su. J’ai cru au commencement qu’elle avait quelque commerce secret, et quelque amourette qui ◀la▶ rendait si froide pour moi : j’en suis absolument désabusé. Elle ne voit âme qui vive que ses domestiques, et quelques-uns ◀de▶ ses parents, encore si rarement que j’en ai honte moi-même. Elle est quelquefois des trois mois entiers sans sortir ◀de▶ chez elle, que pour aller à ◀la▶ messe ou au sermon, et elle passe tout son temps à faire enrager sa femme de chambre, qui quelquefois ◀la▶ fait bien enrager aussi, comme vous vîtes il n’y a pas longtemps, ce qui n’est pas rare, car bonnes amies à midi, ◀la▶ querelle s’en mêle avant ◀la▶ nuit.
Elle passe encore son temps avec des filles qu’elle fait travailler avec elle depuis ◀le▶ matin jusqu’au soir ; et c’est elle qui a fait ou fait faire dans sa chambre toute ◀la▶ tapisserie, ◀les▶ housses des sièges, des fauteuils et du lit qui sont dans son appartement, broderie, campanes, et ◀le▶ reste. Je ne croyais pas qu’elle en verrait ◀le▶ bout en cent ans ; elle a pourtant achevé tout en moins ◀de▶ deux ans. Il est vrai qu’elle faisait travailler douze filles ◀d’▶une si grande force, et dans une si grande retraite, qu’elles appelaient ◀le▶ logis un couvent ◀de▶ pénitence, et qu’il y en a eu deux ou trois, qui, après avoir eu fait leur temps, n’ont pas voulu s’y remettre pour trois autres mois, quoiqu’elle ◀les▶ nourrît bien et ◀les▶ payât de même ; et ce qu’il y a encore ◀d’▶extraordinaire, c’est que pendant tout ◀le▶ temps qu’elle a eu son meuble en tête, et qu’elle y faisait travailler, aucun homme, tel soit-il, n’est entré dans son appartement que ses frères et moi, et ceux que j’ai bien voulu y mener ; c’est ◀de▶ quoi je suis très certain.
Je ne lui sais pas ◀d’▶autre divertissement que ◀de▶ faire quelquefois monter tous ◀les▶ gens du logis dans sa salle ou son antichambre, ◀de▶ ◀les▶ faire tous danser aux chansons devant elle, et quelquefois ◀de▶ danser aussi avec eux, ou bien ◀de▶ leur faire dire des contes pour rire. Je ◀l’▶ai cent fois trouvée dans cette belle occupation ; et c’est à cause qu’elle se familiarise tant avec eux qu’ils ◀l’▶aiment tant, mais qu’ils ◀la▶ font aussi quelquefois bien enrager, et puis ils en sont quittes pour lui demander des pardons, et recommencent deux jours après.
Il n’y a encore que quinze jours que je fus une heure à frapper à ◀la▶ porte, et qu’étant monté dans son appartement, où j’entendais un bruit du diable, je ◀la▶ trouvai toute seule à une petite table, et tous ◀les▶ gens du logis qui faisaient ◀les▶ Rois devant elle ; c’était son cocher qui était ◀le▶ Roi, qu’elle avait fait boire à n’en pouvoir plus, et qui faisait des contes dont elle riait jusqu’aux larmes ; et je fus obligé ◀d’▶avoir ◀la▶ complaisance ◀de▶ me mettre à table avec elle, où nous nous servîmes nous-mêmes, parce qu’elle fit mettre mon cocher et mes laquais avec ◀les▶ autres, qui firent jusqu’à deux heures après minuit une vie et un sabbat en notre présence, dont je ne pouvais m’empêcher ◀de▶ rire aussi bien qu’elle. Il est vrai qu’elle avait eu ◀la▶ malice ◀de▶ faire mettre l’un auprès de l’autre, un palefrenier poitevin qui ne savait que son patois, et une servante ◀de▶ cuisine qui ne savait que ◀le▶ bas normand, qu’elle disait qu’elle voulait faire marier ensemble, et qui se faisaient des contes l’un à l’autre, contre qui ◀la▶ gravité ◀de▶ Caton n’aurait pas tenu, et je vous avoue que ◀le▶ temps que j’y passai ne m’ennuya pas.
Voilà, lui dis-je, un caractère ◀de▶ femme tout à fait extraordinaire. Il n’est pas ridicule, reprit-il, son caractère. Elle aime à rire, comme vous voyez, quand ◀l’▶envie lui prend ; elle est même malicieuse ; et pour vous prouver que ses froideurs sont uniquement un vice ◀de▶ son tempérament, et non pas ◀de▶ sa fantaisie, je n’ai qu’à vous raconter ◀le▶ tour qu’elle me fit il y a environ trois mois, dans ◀la▶ même maison où nous sommes.
Je ◀la▶ faisais réparer, particulièrement ◀le▶ jardin. J’y devins amoureux ◀d’▶une petite paysanne belle comme un petit ange, et toute jeune. ◀Les▶ gens ◀de▶ ville et du grand air sont souvent plus mal venus auprès de ces sortes ◀de▶ filles que des paltoquets ◀de▶ leur volée. Je ◀l’▶avais éprouvé dans quelques autres aventures, dans celle-ci ma petite paysanne fut traitable, et nous conclûmes ◀de▶ bouche ensemble assez promptement. Il ne s’agit plus pour ◀le▶ reste que ◀de▶ nous trouver seul à seul en lieu commode. Elle était tout ◀le▶ jour en vue de son père ou ◀de▶ sa mère, et assez souvent ◀de▶ tous ◀les▶ deux ensemble, parce qu’elle ◀les▶ aidait à leur jardinage et travaillait avec eux dans ce temps-là ; si bien que ce fut en leur présence même que ◀le▶ marché fut conclu, sous ◀l’▶espérance ◀d’▶un présent et ◀de▶ devenir une demoiselle. Ils n’entendaient rien ◀de▶ ce que leur fille et moi nous disions ; mais ils auraient vu ce que nous aurions fait. C’était en me promenant et en ◀la▶ regardant accommoder des salades que je lui parlais, et qu’elle me répondait. Nous fûmes bientôt d’accord ; un rendez-vous termina ◀l’▶affaire. Elle y prit goût, et ◀de▶ si bon cœur, qu’elle me proposa ◀de▶ chercher des moyens ◀de▶ nous voir avec plus ◀de▶ liberté et plus à notre aise.
Nous nous avisâmes que son père et sa mère venaient à Paris tous ◀les▶ mercredis et samedis matin à ◀la▶ halle, et partaient du village toujours à une heure ou deux après minuit au plus tard, et que souvent même ils y allaient dès ◀les▶ mardis et vendredis au soir. Nous convînmes que je viendrais coucher à ma maison toutes ◀les▶ nuits des mardis aux mercredis, et des vendredis aux samedis, et qu’elle viendrait me trouver sitôt que son père et sa mère seraient partis, et que ◀le▶ reste ◀de▶ sa maisonnée composée ◀de▶ deux enfants serait endormi. Je mis un laquais dans ma confidence pour lui faciliter ◀l’▶entrée du logis et ◀de▶ ma chambre : on ne trouve que trop ◀de▶ semblables canailles, mais celui dont je me servis n’était qu’un gros sot.
Cela étant résolu ◀de▶ ◀la▶ sorte, je ne manquai point aux rendez-vous, ◀la▶ petite paysanne me plaisait. Ce petit commerce dura environ quatre mois, sans que Madame de Londé y prît garde. Elle s’aperçut enfin que je découchais ◀de▶ chez moi réglément deux fois ◀la▶ semaine ; et que je prenais toujours ◀les▶ mêmes nuits. Elle se douta ◀de▶ quelque intrigue, et m’en dit un mot en riant. Je lui répondis sur ◀le▶ même ton, que je n’y allais que pour voir ◀le▶ travail des menuisiers, des peintres et d’autres ouvriers qui y étaient en effet occupés. Elle ne fit que rire ◀de▶ ma réponse, et me fit remarquer qu’elle ne ◀la▶ croyait pas vraie, ni sincère.
◀Les▶ femmes sont toujours curieuses ; elle se mit en tête ◀d’▶approfondir ◀la▶ vérité. Elle questionna mon animal ◀de▶ laquais, et ◀le▶ tourna ◀de▶ tant de côtés, que ◀le▶ maraud fut assez sot pour lui découvrir toute ◀la▶ vérité. Elle lui défendit ◀de▶ me rien dire ◀de▶ leur conversation. Elle avait appris comment cette fille entrait, et à quelle heure elle sortait, et jeta son plan là-dessus pour ◀la▶ surprendre, comme elle fit.
Elle vint une heure avant que cette fille dût sortir ◀de▶ ma chambre. Elle mit pied à terre à cent pas du logis, afin que ◀le▶ bruit ◀de▶ son carrosse ne fût point entendu. Elle monta dans mon antichambre, et obligea mon grand animal ◀de▶ ne faire aucun bruit. Elle attendit tranquillement que cette fille sortît, si bien qu’elle ◀la▶ surprit à ma porte. Jugez ◀de▶ son étonnement, ◀de▶ se voir arrêtée par ma femme, qu’elle connaissait parfaitement bien. Arrêtez ma belle enfant, lui dit-elle, je ne veux vous faire aucun mal, n’ayez point ◀de▶ peur. Elle ◀la▶ regarda, ◀l’▶examina et ◀la▶ reconnut, ◀l’▶obligea ◀de▶ prendre ◀de▶ ◀l’▶argent qu’elle lui donna, et ◀la▶ laissa aller sans lui dire ni faire autre chose.
Elle entra aussitôt dans ma chambre et vint me trouver à mon lit ; je n’avais garde ◀de▶ songer à elle. Je savais bien que je vous prendrais sur ◀le▶ fait, me dit-elle en me baisant ; mais je vous ◀le▶ pardonne, car elle est bien jolie, et bien jeune. Après cela elle s’en retourna sans attendre ma réponse.
Je fus surpris ◀de▶ son procédé. Je revins dîner à Paris, où il fallut essuyer ses plaisanteries, qui me divertirent bien loin de me fâcher ; car telle que vous ◀la▶ voyez, avec son sérieux éternel, il faut que vous sachiez qu’il n’y a pas ◀de▶ femme en France qui ait ◀l’▶esprit plus bouffon ni plus jovial qu’elle, ni ◀les▶ meilleures rencontres, lorsqu’elle est ◀de▶ bonne humeur et en train de rire. Je voulus lui montrer que je n’étais pas tout à fait épuisé. Non non, me dit-elle en riant, ce serait trop ◀de▶ travailler ◀le▶ jour et ◀la▶ nuit, et tout en riant m’empêcha ◀de▶ lui rien faire ; voilà ◀le▶ caractère ◀de▶ ◀la▶ dame.
J’avoue, repris-je, qu’il est tout à fait singulier, et que je n’aurais jamais cru qu’une femme pût être si détachée du commerce des sens. Elle ◀l’▶est, poursuivit-il, ce n’est pas là ◀le▶ seul endroit qui m’en a convaincu. Je n’ai point ◀de▶ substitut en campagne ; c’est ◀de▶ quoi je suis très certain. Elle ne me contraint point ; je ne ◀la▶ violente pas. Je vis avec elle à ma fantaisie, il ne tient qu’à moi ◀d’▶en faire ◀l’▶usage ◀d’▶une femme ; mais je ne me plais point ◀d’▶abuser des droits que ◀la▶ qualité ◀de▶ son époux me donne, et je n’ai aucun soupçon qu’elle en aime un autre. Ainsi sans en faire plus mauvais ménage ensemble, nous vivons chacun en liberté, et comme bons amis seulement, ou bien plutôt comme frère et sœur, puisque nous mangeons ensemble ; mais c’est aussi tout ce que nous faisons, quoique nous soyons bien véritablement ◀l’▶homme et ◀la▶ femme, et qui même ne nous haïssons pas ; du moins n’est-ce que parce que je ◀l’▶aime beaucoup, que je me prive ◀de▶ sa compagnie.
Si un autre qu’un mari, lui dis-je, me contait une pareille histoire, je ne ◀la▶ croirais assurément pas. Elle est cependant vraie, me dit-il ; et si ◀les▶ gens mariés avaient l’un pour l’autre autant ◀de▶ considération que Madame de Londé en a pour moi, et moi pour elle, nous ne verrions pas tant de ménages dans ◀le▶ désordre. Il serait pourtant à souhaiter, ajouta-t-il, pour ◀le▶ repos et ◀le▶ salut ◀de▶ chacun en particulier, qu’en vivant chacun à sa guise, ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶honneur fussent en sûreté, et ◀le▶ désordre absolument banni, comme il est d’entre elle et moi. Vous demandez ◀l’▶impossible, lui dis-je. Je ◀le▶ sais bien, me répondit-il : non seulement parce que ◀les▶ femmes du caractère ◀de▶ Madame de Londé sont extrêmement rares, et que ◀la▶ nature n’en produit pas grand nombre si peu sensibles qu’elle aux plaisirs des sens, ni à ◀la▶ jalousie ; mais encore parce qu’il serait très difficile ◀de▶ trouver un autre mari que moi qui aimât sa femme autant que j’aime la mienne, qui néanmoins aimât mieux se priver du plaisir ◀de▶ ◀l’▶embrasser, et ◀d’▶avoir une postérité légitime, que ◀de▶ lui causer ◀le▶ moindre chagrin ou ◀la▶ moindre répugnance.
Tout ce que cet homme me disait ◀de▶ sa femme me faisait croire que ◀l’▶amour qu’elle avait pour moi était ce qui ◀l’▶empêchait ◀de▶ recevoir avec plaisir, et même ◀de▶ rechercher ◀les▶ caresses ◀de▶ Londé, qui pour lui rendre justice, était un des hommes ◀de▶ France des mieux faits, et des plus beaux et ◀d’▶un vrai mérite. Je n’accusais donc que son penchant pour moi ; peut-être ne me trompai-je pas, mais cela ne m’avançait pas davantage : car pour ce qui regarde ◀la▶ prétendue froideur ◀de▶ son tempérament, je ◀l’▶ai toujours regardée comme une chimère et une idée. Madame de Londé était tellement réservée pour moi, que je ne pus jamais lui parler en particulier, ni devant même ◀la▶ Mousson, depuis que je ◀l’▶avais surprise dans son lit, et il y avait ◀de▶ cela plus ◀de▶ six mois, et soit par ◀l’▶admiration que j’avais pour sa vertu, soit par ◀la▶ force ◀de▶ mon amour que je n’avais pas encore bien connu ; soit par tous ◀les▶ deux ensemble, je vins à ◀l’▶aimer jusqu’au point ◀de▶ ne pouvoir plus vivre sans elle.
Je commençai à haïr son mari ◀d’▶une telle force, que j’aurais voulu ◀le▶ voir mort ; et ne pouvant pas posséder sa femme ◀de▶ son vivant, j’eus mille fois envie ◀de▶ me couper ◀la▶ gorge avec lui, ou ◀de▶ lui en faire autant à elle, que Tarquin en fit à Lucrèce. Cette pensée ne me dura guère, ◀le▶ crime m’a toujours fait trop ◀d’▶horreur. Je regrettai ◀de▶ n’avoir pas voulu apprendre ◀les▶ secrets que son frère avait voulu me montrer.
Cependant, comme vous savez ma belle cousine, je tombai malade cet été dernier. ◀La▶ chaleur ◀de▶ ◀la▶ fièvre jointe à celle ◀de▶ ◀la▶ saison, me donna bientôt des transports au cerveau. Vous m’avez dit que je ne faisais que parler incessamment ◀de▶ Madame de Londé, et que mes rêveries vous instruisirent ◀de▶ tout ce que j’avais sur ◀le▶ cœur, et des résolutions que j’avais formées ◀de▶ poignarder ◀le▶ mari, ou ◀de▶ violer ◀la▶ femme. Vous m’avez dit que vous en eûtes horreur et que vous lui en parlâtes. Qu’elle avait été fort embarrassée sur ◀le▶ parti qu’elle devait prendre ; mais qu’enfin elle s’était résolue ◀de▶ me venir voir. Qu’elle y était venue en effet, et que je lui avais dit mille extravagances, sans pourtant lui manquer ◀de▶ respect. Qu’elle avait eu pitié ◀de▶ ◀l’▶état où elle me voyait, sans passer plus outre, et qu’elle vous avait priée ◀de▶ ne me laisser voir dans mes accès qu’à des gens dont on pût répondre, à cause de son nom que j’avais éternellement à ◀la▶ bouche, soit en bien, soit en mal.
Vous m’avez dit encore qu’elle vous avait priée ◀de▶ ne me point laisser voir à son époux, qu’elle savait devoir venir. Qu’en effet, il y était venu deux fois ; mais que vous lui aviez toujours dit que je n’étais point en état ◀d’▶être vu. Enfin ma jeunesse me sauva ◀la▶ vie, comme vous savez ; mais je ne recouvrai ◀la▶ santé qu’avec un redoublement ◀d’▶amour pour cette femme, qui me conduisit à un désespoir effectif.
À cause de ce que j’avais dit dans ma fièvre, et dont vous ◀l’▶aviez instruite, elle était plus sur ses gardes que jamais, et ne me voyait plus qu’en tremblant. Elle évitait ◀de▶ me parler, et surtout ◀de▶ se trouver seule avec moi avec tant de soin, que toutes mes peines furent inutiles. Je fis vainement mes efforts pour lui parler, même en présence de ◀la▶ Mousson. ◀La▶ vie que je menais me parut un supplice ; et je m’arrêtai au dessein ◀de▶ ◀la▶ perdre en sa présence, ou ◀de▶ ◀l’▶obliger à se livrer à moi pour éviter ma mort. Je vous avoue qu’il y avait là-dedans ◀de▶ ◀la▶ folie : peut-être qu’un reste ◀de▶ fièvre chaude s’en mêlait, du moins il y avait beaucoup de fureur. Mais enfin je m’y résolus, et ce que je ne puis comprendre moi-même, c’est qu’il ne me vint jamais dans ◀l’▶esprit ◀de▶ tourner ◀la▶ pointe ◀de▶ mon épée contre elle, pas même ◀de▶ lui en faire ◀la▶ peur.
À force de chercher ◀l’▶occasion ◀de▶ me satisfaire, je ◀la▶ trouvai plus ◀de▶ six semaines après en avoir formé ◀le▶ dessein. Je me glissai un soir dans un cabinet à côté de sa chambre et qui y répondait. Je m’y cachai derrière un paravent qui y était renfermé, n’étant pas ◀la▶ saison ◀de▶ s’en servir. Je n’en sortis que lorsque je vis qu’elle était seule dans sa chambre, où elle avait soupé seule, Londé n’étant point au logis.
Tous ◀les▶ domestiques étaient tellement éloignés ◀de▶ là, à souper à leur tour, qu’ils n’entendirent point le premier cri que ma présence lui fit faire. Elle était à genoux devant un prie-Dieu, lorsque j’entrai dans sa chambre. Elle voulut sortir ; c’en est fait, Madame, lui dis-je, en ◀la▶ retenant, je n’ai plus rien à ménager dans ◀les▶ termes où je suis. Je viens chercher ◀la▶ mort en votre présence, puisque je ne puis espérer ◀de▶ vous adoucir. Je lis mon arrêt dans vos yeux. ◀L’▶exécution que j’en vais faire est un spectacle digne ◀de▶ votre cruauté, ajoutai-je, en fermant ◀la▶ porte qui répondait au grand escalier. Je revins en tirant mon épée du fourreau : elle était plus morte que vive, et tellement transie ◀de▶ frayeur, qu’elle n’ouvrit pas ◀la▶ bouche. Il est certain que j’étais dans un tel transport, que j’allais infailliblement me percer ◀le▶ cœur, sans elle, qui me sauva ◀la▶ vie. J’appuyai ◀le▶ pommeau ◀de▶ mon épée contre ◀la▶ muraille, et ◀la▶ pointe contre mon côté, et me jetai dessus à corps perdu comme on peint Ajax.
◀L’▶action ◀de▶ désespoir que je faisais, dissipa toutes ◀les▶ frayeurs ◀de▶ Madame de Londé. Elle ne craignit plus que j’en voulusse à sa vie ou à sa vertu. Elle se jeta sur moi dans ◀le▶ moment, mais non pas assez promptement pour me sauver tout à fait ; mon épée me passa tout à travers du corps entre ◀les▶ côtes. Elle ◀la▶ retira promptement ◀de▶ ◀la▶ plaie. Mon sang coulait comme ◀de▶ deux fontaines. Ah Dieu ! que vois-je, s’écria-t-elle ? Vous ne voyez rien que ◀le▶ commencement, Madame, lui dis-je : donnez que j’achève, poursuivis-je, en voulant reprendre mon épée ◀de▶ sa main. Votre cruauté ne peut être assouvie et satisfaite qu’à mon dernier soupir ; je suis venu pour ◀le▶ lâcher devant vous. Au lieu de me rendre mon épée, elle courut appeler du secours.
◀La▶ cuisine où ◀les▶ domestiques mangeaient était tellement éloignée, qu’on ne ◀l’▶aurait point entendue, et que je serais peut-être mort sans secours, si ◀le▶ hasard n’eût voulu que Mousson eût oublié sa serviette dans sa chambre, où elle venait ◀la▶ quérir. Elle entendit ◀la▶ voix ◀de▶ sa maîtresse et y vint. Je vous laisse à juger ◀de▶ sa surprise, en ◀la▶ trouvant ◀l’▶épée sanglante à ◀la▶ main, et moi percé ◀de▶ part en part tout plein ◀de▶ sang, et sa maîtresse plus morte que vive.
Madame de Londé m’embrassa pour lors. Au nom de Dieu, me dit-elle, ayez soin ◀de▶ votre vie. Je vous jure ◀de▶ vous en tenir compte ; mais songez à mettre ma réputation à couvert, je vous en supplie, et je vous ◀l’▶ordonne. Vous ◀le▶ voulez, Madame, lui dis-je, vous serez obéie. Je suivis Mousson dans sa chambre, elle alla quérir un chirurgien qui me pansa devant Madame de Londé, et qui trouva ◀la▶ plaie extrêmement dangereuse et mortelle.
J’ai resté six semaines entières chez elle, jusque’à ce que j’aie été en état ◀de▶ souffrir ◀le▶ transport ; et j’y ai été avec un tel secret que qui que ce soit ne ◀l’▶a su qu’elle, ◀la▶ Mousson et ◀le▶ chirurgien qui m’a pansé. Je revins au logis au bout de ce temps-là, ou plutôt je m’y fis rapporter, tellement faible et tellement changé, qu’on ne me reconnaissait presque pas. Je n’étais pas encore guéri, et ◀le▶ chirurgien venait me voir tous ◀les▶ jours. Cela donna lieu au soupçon que ma mère, et plusieurs autres, qui n’étaient pas fort persuadés ◀de▶ ma sagesse, eurent que mon libertinage m’avait obligé ◀d’▶aller en garnison chez lui pendant tout ce temps-là. Jugement téméraire, que je pardonne pourtant ◀de▶ tout mon cœur, Madame de Londé ayant dit depuis son veuvage, qu’elle savait bien où j’étais.
Pour revenir à elle, on ne me pansait qu’en sa présence, elle-même y mettait ◀la▶ main. Je ◀la▶ voyais tous ◀les▶ jours, parce qu’elle était au chevet ◀de▶ mon lit tout ◀le▶ temps qu’elle y pouvait être ; et une telle action ◀l’▶ayant parfaitement convaincue ◀de▶ ◀l’▶ardeur et ◀de▶ ◀la▶ force ◀de▶ mon amour, elle me fit toutes ◀les▶ caresses qu’elle pouvait me faire ; et s’humanisa enfin jusqu’à me faire croire que je serais heureux, sitôt que ma santé pourrait me permettre ◀de▶ ◀l’▶être. Peut-être ne me faisait-elle ces belles promesses, que pour me faire revenir plus vite, et se défaire plus promptement ◀de▶ moi ; peut-être aussi ne me ◀les▶ faisait-elle pas, et que ce n’est que ◀l’▶amour-propre qui m’abusait. Quoi qu’il en soit, je sortis ◀de▶ chez elle dans cette espérance ; mais il est arrivé bien du changement depuis ce temps-là.
Je n’étais pas encore guéri, ni en état ◀de▶ sortir, que j’appris que Londé était mort ◀de▶ pleurésie, en deux jours à sa maison de campagne proche de Paris : je n’en fus pas fort fâché, sa veuve ◀la▶ fut, et en effet Londé méritait ◀d’▶être regretté, et ◀le▶ fut ◀de▶ tous ◀les▶ gens qui ◀le▶ connaissaient. Cela fut cause que deux mois après que je sortis pour la première fois, et que je vis sa veuve, je ne ◀la▶ pressai pas sur ce qu’elle avait semblé me promettre.
Je laissai couler en liberté ses premières larmes, et j’allai essuyer ◀les▶ autres. Je ◀la▶ trouvai seule avec Mousson à ma seconde visite, comme je ◀l’▶en avais fait prier par cette femme. Je me jetai à ses pieds : elle m’embrassa. Nous ne pûmes nous regarder qu’avec des yeux humides. Je ne lui parlai point du tout ◀de▶ Londé : je ne lui parlai que ◀de▶ moi. Je lui fis voir toujours ◀le▶ même amour et ◀la▶ même ardeur, mais j’ajoutai que j’en avais banni tout ce qu’il avait ◀de▶ criminel. Vous êtes maîtresse ◀de▶ vous-même, Madame, poursuivis-je, il ne tient qu’à vous ◀de▶ me rendre ◀le▶ plus heureux ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, et ◀de▶ suivre avec innocence ◀les▶ conseils ◀de▶ ◀l’▶amour que vous m’avez dit avoir toujours eu pour moi.
Elle m’embrassa encore, et me promit ◀de▶ se donner à moi sitôt que ◀la▶ bienséance ◀le▶ lui permettrait. Je ◀la▶ suppliai ◀d’▶en abréger ◀le▶ temps, et je ◀l’▶en pressai avec tant ◀d’▶instance, qu’elle me ◀l’▶accorda. Elle me pria ◀de▶ sauver du moins ◀les▶ apparences en obligeant ses parents ◀de▶ ◀la▶ presser ◀de▶ ◀la▶ même chose : afin qu’elle parût sacrifier une partie ◀de▶ son deuil à leurs sollicitations et à leurs prières, et non pas à ◀l’▶amour seul.
J’eus recours au religieux, à qui je me découvris. Il fit agir ◀le▶ reste ◀de▶ sa famille, à qui seule Madame de Londé fit semblant ◀d’▶accorder six mois ◀de▶ moins. Je ◀la▶ voyais tous ◀les▶ jours, et je remarquais avec plaisir que ◀le▶ temps qui restait à courir ◀l’▶ennuyait aussi bien que moi. Je ne voyais rien dans elle qui ne démentît cette froideur dont Londé ◀l’▶avait accusée : au contraire j’y voyais ◀de▶ ◀l’▶ardeur pour moi, et nous n’étions plus qu’à douze jours ◀de▶ notre mariage, lorsque nous ◀le▶ vîmes encore reculé par ◀la▶ mort ◀de▶ son pauvre frère, que je vais vous dire, et dans laquelle sa malheureuse destinée a été pleinement accomplie.
Il était bon religieux et bon prédicateur. Il fut choisi pour aller en mission ce carême dernier, et cette mission ne devait finir que ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ Quasimodo. Il nous avait priés en partant ◀de▶ différer notre mariage jusqu’à son retour, et nous ◀le▶ lui avions promis avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ facilité, que ◀le▶ temps des noces cadrait à celui ◀de▶ son retour, puisqu’il ne lui fallait au plus que deux jours pour revenir ◀d’▶où il était à Paris ; ainsi nous comptions ◀d’▶être épousés le second jeudi d’après Pâques, qui devait être justement ◀le▶ surlendemain ◀de▶ son retour.
Il avait été ◀le▶ samedi saint dans un endroit où sa charité et son zèle ◀l’▶avaient conduit. Il se retirait dans son couvent à deux lieues ◀de▶ là avec un frère qui ◀l’▶accompagnait, lorsqu’il lui arriva ◀le▶ plus grand malheur qui puisse jamais arriver à un homme ◀de▶ sa robe. Il fallait nécessairement qu’ils passassent par une forêt, et qu’ils en traversassent une partie par un chemin très peu fréquenté, étant un chemin ◀de▶ traverse. Il y avait dans cette même forêt des voleurs qui avaient fait des désordres et des crimes épouvantables. ◀La▶ justice ◀les▶ poursuivait : et dans ◀le▶ temps qu’ils cherchaient à s’échapper, ils aperçurent au clair de lune ces deux pauvres capucins qui tâchaient ◀de▶ regagner leur couvent.
Ces scélérats ◀les▶ arrêtèrent pour avoir leurs habits, afin d’échapper à ceux qui ◀les▶ cherchaient sous ◀l’▶apparence ◀de▶ religieux ; et afin qu’ils ne pussent avertir ◀les▶ gens ◀de▶ justice, ils résolurent ◀de▶ ◀les▶ tuer ; mais ◀de▶ peur que leurs corps n’indiquassent leur crime, ils ◀les▶ pendirent à des arbres. Il leur fut pourtant inutile ; ils furent attrapés à trois lieues ◀de▶ là, et n’avouèrent que sur ◀la▶ roue, où ils furent mis, ce comble ◀d’▶iniquité : mais cela ne sauva pas ◀la▶ vie du pauvre religieux ni ◀de▶ son compagnon, dont ces scélérats avaient jeté ◀les▶ habits dans un fossé.
C’est ainsi qu’est mort un homme dont ◀la▶ vie dans son couvent a été celle ◀d’▶un saint ; c’est ainsi qu’en voulant éviter par sa retraite du monde ◀la▶ mort funeste dont il était menacé, il n’a fait que se mettre dans ◀l’▶unique chemin où il pouvait ◀la▶ trouver.
◀La▶ perte ◀d’▶un si bon ami et ◀d’▶un si saint homme me fut extrêmement sensible, et me ◀l’▶est encore ; et quelle que soit ◀l’▶injure qu’il vous ait faite, sans savoir vous en faire, puisqu’il ne savait pas votre mariage, poursuivit Dupuis parlant à Des Frans, je crois que vous êtes trop honnête homme pour ne lui pas donner votre compassion, après une pénitence si sincère et une mort si funeste. Vous connaissez ce que je pense, répondit Des Frans, je ne me souviens plus qu’il m’ait offensé, je ◀le▶ pleure aussi bien que vous ; et je suis persuadé que qui que ce soit qui apprendra sa mort, ne lui refusera pas des larmes, pour peu qu’il ait ◀d’▶humanité. Nous en parlerons une autre fois, pour ◀le▶ présent poursuivez votre histoire.
Elle est au bout, reprit Dupuis ; car je crois qu’il est inutile ◀de▶ vous dire ◀les▶ pleurs que ce malheur a coûtés à toute ◀la▶ famille, particulièrement à sa sœur et à moi ; ils ne sont pas encore taris. Il y a si peu de temps que cette fâcheuse aventure est arrivée, et cette perte sera si longtemps nouvelle dans ◀le▶ cœur ◀de▶ Madame de Londé et le mien, qu’il ne faut pas s’étonner si notre mariage en a été retardé jusqu’ici. Mais enfin, toutes ◀les▶ difficultés sont aplanies ; tout le monde est d’accord ; notre contrat ◀de▶ mariage est en état ◀d’▶être signé. Nous ne souhaitons elle et moi que ◀d’▶être l’un à l’autre ; et j’espère que nous terminerons tout aussitôt que Monsieur Des Ronais avec ma belle cousine.
Il se passa quelques aventures avant ces deux mariages, et celui ◀de▶ Madame de Mongey et ◀de▶ Des Frans qui se fit peu de temps après.