Histoire de▶ Monsieur Des Prez, et ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine.
Il y a environ deux ans qu’au retour ◀d’▶un voyage que j’avais été faire à ◀la▶ suite du Roi, pour quelques affaires que j’avais à ◀la▶ suite du Conseil, j’appris que Mademoiselle de l’Épine ◀l’▶aînée était morte dans un état pitoyable il n’y avait pas plus ◀de▶ trois mois. Je ◀la▶ plaignis, non pas que je ◀la▶ connusse particulièrement, mais parce que ç’avait été une des plus belles filles du voisinage. Tout le monde parlait mal ◀de▶ Des Prez ; on m’en dit mille cruautés : enfin on m’en dit tant, que quoique je ne ◀le▶ reconnusse pas dans ◀la▶ peinture qu’on m’en faisait, et dans ◀le▶ caractère qu’on lui donnait, je ◀le▶ crus coupable. Il n’était point à Paris lorsque j’y arrivai, et n’y revint qu’environ trois mois après.
Comme nous avions toujours été bons amis, j’allai ◀le▶ voir. Je ◀le▶ trouvai pâle et défait ; je crus qu’il relevait ◀de▶ maladie. Lorsque j’entrai dans sa chambre, il était appuyé sur une table, sa tête était soutenue par ses deux mains. Il se leva au bruit que je fis en entrant, et mes paroles achevèrent ◀de▶ ◀le▶ retirer ◀d’▶une rêverie où il était enseveli. Je vis devant lui une lettre ouverte ; dont ◀l’▶écriture me parut être ◀de▶ femme. Nous nous embrassâmes. Je lui fis compliment sur ◀l’▶état où je ◀le▶ voyais, je pris part à sa tristesse, et tâchai ◀de▶ ◀le▶ consoler. ◀Le▶ coup est là, mon cher ami, me dit-il, en mettant ◀le▶ doigt à ◀l’▶endroit du cœur, je n’en reviendrai jamais, et en même temps ◀les▶ larmes lui vinrent aux yeux. Il prit ◀le▶ papier qui était sur sa table, il ◀le▶ baisa, et ◀le▶ mit dans une bourse qu’il portait sur son estomac, en manière ◀de▶ reliquaire. J’y aperçus ◀le▶ portrait ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine, il se mit à soupirer, et me parla avec tant de désordre et si peu de suite, que j’eus pitié ◀de▶ ◀l’▶état où il était. Je me doutai ◀de▶ quelque chose ; et pour faire diversion à sa douleur, et pour éclaircir mes soupçons : cette lettre, lui dis-je, ne devait pas vous être rendue au sortir ◀d’▶une maladie, et aussi changé que vous êtes, on aurait dû vous épargner ; car ou je me trompe fort, ou c’est elle qui vous cause ◀la▶ tristesse où je vous vois. Je n’ai point été malade, me dit-il, et ce n’est point cette lettre qui cause ma douleur, elle ne fait que ◀l’▶entretenir. J’en crois connaître ◀le▶ caractère, repris-je, et qu’elle est ◀de▶ ◀l’▶écriture ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine. Vous ne vous trompez point, me dit-il, elle est ◀d’▶elle en effet. Mais comment peut-elle vous écrire, puisqu’elle est morte, poursuivis-je, à ce que tout le monde dit ? Elle ◀l’▶est aussi, répondit-il, et plût à Dieu qu’elle ne ◀la▶ fût pas, je ne serais pas ici, mais elle ne serait pas tout à fait perdue pour moi ! À ces mots sa douleur recommença plus vive qu’auparavant ; ses pleurs se débordèrent, et ses soupirs redoublés me firent connaître qu’il y avait dans cette aventure quelque particularité essentielle, qui n’était pas venue à ◀la▶ connaissance ◀de▶ ceux qui m’avaient instruit. Mais, poursuivis-je dans ce sentiment, pourquoi ◀la▶ mort ◀de▶ cette fille vous est-elle si sensible, puisque vous ◀l’▶avez abandonnée pendant sa vie ? Je ◀l’▶ai abandonnée, reprit-il, en joignant ◀les▶ mains et haussant ◀les▶ yeux, Ha ! Dieu, peut-on dire une pareille imposture ? C’est ◀la▶ croyance du public, lui dis-je. ◀La▶ croyance du public m’est indifférente, ajouta-t-il ; mais vous, qui me connaissez, avez-vous pu ◀le▶ croire, et n’avez-vous pas dû prendre mon parti ! Toutes ◀les▶ apparences sont contre vous, dis-je. Elles ont trompé tout le monde, dit-il, il m’est indifférent ◀de▶ ◀le▶ désabuser. Mais vous qui jugez si mal ◀de▶ moi, je veux vous désabuser, quoique votre peu ◀d’▶estime pour moi semble me dispenser ◀de▶ ◀le▶ faire.
Ce sera quand vous voudrez, lui répondis-je : nous ne sommes pas en lieu commode, reprit-il ; mais sortons, et en nous promenant, je vous dirai ce qui en est. Je profitai ◀de▶ sa bonne disposition. Nous montâmes dans mon carrosse, et prîmes ◀le▶ chemin ◀de▶ Vincennes. Pendant tout ◀le▶ chemin à peine ouvrit-il ◀la▶ bouche, du moins je ne ◀l’▶entendis que soupirer ; et proférer quelques paroles mal articulées, que ◀le▶ bruit des roues m’empêcha ◀de▶ distinguer. Sitôt que nous roulâmes sur ◀la▶ terre avec moins ◀de▶ bruit, je ◀le▶ priai ◀de▶ me dire ce qu’il m’avait promis. Je n’en pus pas encore tirer deux paroles ◀de▶ suite ; mais enfin étant arrivés dans ◀le▶ bois, il fit arrêter et descendit sans me rien dire. Je ◀le▶ suivis. Il me pria ◀d’▶ordonner à nos gens ◀de▶ nous attendre, et nous étant écartés dans un endroit où nous étions sûrs ◀de▶ n’être ni écoutés, ni interrompus, il commença à parler.
Pour vous ôter tout à fait ◀de▶ ◀l’▶esprit, me dit-il, ◀les▶ fausses impressions que ◀le▶ public peut y avoir faites, je n’ai qu’à vous faire un récit fidèle ◀de▶ tout ce qui m’est arrivé avec Mademoiselle de l’Épine ; vous connaîtrez en même temps mon innocence, ◀le▶ malheur ◀de▶ cette pauvre femme, et le mien. Je ◀l’▶appelle femme, parce qu’elle était véritablement la mienne, et plus que tout cela, vous connaîtrez ◀le▶ sujet que j’ai ◀de▶ nourrir éternellement dans mon cœur ◀le▶ regret ◀d’▶avoir été ◀la▶ cause innocente ◀de▶ sa mort. Vous savez que je suis pour mon malheur fils unique ◀d’▶un homme extrêmement puissant dans ◀la▶ robe ; je dis pour mon malheur, car si mon père avait eu moins ◀de▶ crédit et ◀d’▶autorité, et qu’il eût été moins à craindre, je ne serais pas comme je suis, ◀le▶ plus infortuné ◀de▶ tous ◀les▶ hommes.
Marie-Madeleine de l’Épine, que vous avez connue, était ◀l’▶aînée ◀de▶ deux autres filles et ◀d’▶un garçon que son père avait laissés en mourant sous ◀la▶ conduite ◀de▶ ◀la▶ mère. Il était italien ◀d’▶origine, ◀de▶ bonne maison, mais peu riche. Il était venu avec ◀le▶ cardinal Mazarin qui lui avait donné ◀de▶ ◀l’▶emploi en France jusqu’à sa mort qui laissa sa veuve chargée des affaires ◀de▶ sa famille, entre autres ◀d’▶un procès maudit qui est ◀la▶ cause ◀de▶ mon malheur. Il est ◀de▶ longue discussion, et n’est pas encore terminé, quoiqu’il y ait longtemps qu’il devait ◀l’▶être. Mon père pouvait beaucoup dans ◀le▶ jugement qu’on en attendait. Mademoiselle de l’Épine demeurait proche du logis où elle venait souvent solliciter. Elle avait ◀de▶ puissantes recommandations ; mais si j’avais été juge, ◀la▶ plus puissante eût été celle ◀de▶ ◀l’▶aimable fille qui ◀l’▶accompagnait. Vous ◀l’▶avez vue, elle était extrêmement blanche, grande et bien faite, ◀les▶ cheveux du plus beau blond clair qu’on puisse voir au monde. ◀La▶ forme du visage ovale, ◀les▶ yeux bleus, comme ◀les▶ blondes ◀les▶ ont ordinairement. Sa beauté était vive, et n’avait point une certaine langueur fade, si commune à toutes ◀les▶ blondes. ◀Le▶ son ◀de▶ sa voix était insinuant et agréable. Ses manières étaient toutes charmantes, et semblaient ne demander que ◀de▶ ◀la▶ tendresse, et ne respirer que ◀l’▶amour. Sa physionomie n’était pas trompeuse. Il est pourtant vrai que ◀le▶ plaisir des sens ne ◀la▶ dominait pas. Pour son âme elle méritait ◀d’▶obtenir tout ce qu’une femme peut prétendre. Elle ◀l’▶avait élevée, sincère, franche et libérale, capable ◀de▶ soutenir un engagement jusqu’au dernier soupir, fertile en inventions, timide à prendre ses résolutions ; mais hardie à ◀les▶ exécuter. Elle était désintéressée, bonne amie et plus fidèle maîtresse : elle était si peu ambitieuse que je lui ai mille fois entendu dire, que si elle avait été maîtresse ◀d’▶elle-même, elle aurait préféré une vie pauvre et tranquille à une vie remplie ◀de▶ faste et ◀d’▶honneurs, qu’on ne peut acquérir qu’aux dépens de sa sincérité. Elle était complaisante pour moi, parce qu’elle m’aimait ; mais elle était naturellement brusque. Je lui ai vu mille fois faire des choses qu’aucune considération humaine n’aurait pu lui faire faire ; et elle ◀les▶ faisait uniquement parce qu’elle savait qu’elle me faisait plaisir. Elle était sans réserve pour moi, passionnée, mais sans effronterie ; et je ◀l’▶ai vue assez souvent me recevoir dans ses bras, et rechercher même mes embrassements, dans des moments où je connaissais que je lui aurais fait plaisir ◀de▶ m’en tenir à ses avances. En un mot, c’était ◀la▶ maîtresse et ◀la▶ femme ◀la▶ plus accomplie dont on puisse former ◀l’▶idée.
Je ◀la▶ vis dans une salle où mon père donnait audience ; sa mère et elle attendaient qu’il sortît ◀de▶ son cabinet. Je fus ébloui ◀de▶ sa beauté, et croyant ne donner qu’à ◀la▶ civilité, ce que je donnais aux premiers mouvements ◀de▶ mon cœur, je m’offris ◀de▶ ◀les▶ faire parler à lui. Je pris ◀la▶ mère par ◀la▶ main, et ◀la▶ menai dans ◀le▶ cabinet. Voilà Monsieur, dis-je à mon père, ◀la▶ mère et ◀la▶ fille que je vous présente. Il y a longtemps qu’elles attendent, j’ai cru devoir ◀les▶ distinguer, elles ont trop bonne mine pour n’être pas préférées : si ma recommandation pouvait leur être utile, je vous supplierais ◀de▶ leur rendre service. Je sortis, et ◀la▶ mère eut tout ◀le▶ temps ◀de▶ dire ce qu’elle voulut ; car elle resta plus ◀d’▶une heure avec lui. Je me retrouvai à leur sortie comme si ◀le▶ hasard m’y avait conduit. Je leur demandai si elles avaient satisfaction. Oui, Monsieur, répondit ◀la▶ mère, et c’est une bien grande obligation que nous vous avons. J’ai instruit Monsieur votre père des chicanes qu’on me fait, et j’espère qu’il m’en rendra bientôt justice. Je voudrais qu’elle dépendît ◀de▶ moi, Mademoiselle, lui dis-je, elle vous serait rendue dès aujourd’hui. Elle me remercia et s’en allèrent. Je m’aperçus que ◀la▶ fille m’avait toujours regardé en rougissant, et qu’elle avait détourné ◀la▶ tête lorsque j’avais jeté ◀les▶ yeux sur elle.
Je mis un laquais en garde pour m’avertir ◀les▶ soirs lorsqu’elles seraient sur leur porte, non pas ◀la▶ mère que je ne cherchais pas, mais son aimable fille, avec ses sœurs. J’y allai fort souvent ; et quelquefois nous allions nous promener sur ◀les▶ boulevards, ou dans ◀les▶ marais ; mais je n’y eus avec sa fille, ni entretien particulier, ni tête à tête. J’étais fort bien reçu, non seulement à cause des services que je leur rendais ; mais encore à cause de ceux que je pouvais leur rendre.
Lorsque ◀le▶ temps ne permit plus ◀d’▶aller ◀le▶ soir à ◀la▶ promenade, j’allai jouer chez elle. Nous y jouions très petit jeu, et seulement pour ◀le▶ commerce, et pour avoir prétexte ◀d’▶y aller tous ◀les▶ soirs. Je fis en sorte ◀de▶ lier une partie qui durât longtemps, ce fut ◀de▶ leur dire que ◀le▶ jeu que nous jouions n’étant qu’une bagatelle, il fallait, pour ◀le▶ finir en plaisir comme il commençait, préméditer quelque divertissement. Que pour cela il fallait élire une trésorière à ◀la▶ pluralité des voix, pour lui remettre en main tout ◀l’▶argent que ◀les▶ gagnants ne rembourseraient plus, et que ◀les▶ perdants paieraient au trésor ; afin que lorsqu’il y aurait assez ◀de▶ fonds en caisse, il fût employé à une partie ◀de▶ plaisir, où personne ne débourserait rien, et où on ne laisserait pas ◀de▶ se bien divertir.
◀Le▶ parti fut accepté, et ◀la▶ société se noua. Nous étions huit joueurs, savoir ◀les▶ deux aînées, deux demoiselles du voisinage, et ◀les▶ amants ◀de▶ toutes quatre. Je ne vous ◀les▶ nomme point, leur nom ne fait rien à ce que j’ai à vous dire. Nous nous obligeâmes à venir tous ◀les▶ soirs, et il fut arrêté que ◀l’▶Épine qui était tout jeune, prendrait ◀la▶ place ◀d’▶un absent qui serait obligé ◀de▶ payer sa perte, ou ◀de▶ lui donner autant qu’il aurait gagné. Cette condition y fut arrêtée avec peine, ◀la▶ mère et ◀les▶ filles s’y opposèrent, mais elle passa. ◀Les▶ demoiselles seules furent exemptes ◀de▶ ◀l’▶amende, que ◀les▶ hommes s’obligèrent ◀de▶ payer en cas qu’ils manquassent. Nous voulûmes tous faire monter cette amende fort haut, et nous n’en fûmes pas ◀les▶ maîtres. ◀Le▶ trésor n’en eût pas été beaucoup plus riche ; nous avions tous nos vues qui ne nous permettaient pas ◀de▶ fausser compagnie. ◀L’▶amende des filles fut ◀de▶ nous baiser tous ; et Mademoiselle de l’Épine ◀l’▶aînée fut notre trésorière. Nous jouâmes donc tous ◀les▶ soirs ; je cherchai inutilement toutes ◀les▶ occasions ◀de▶ lui parler seul à seul ; je n’en trouvai point, et n’avançai pas davantage. On ne peut pas être plus réservé qu’elle ◀la▶ fut pendant près de quatre mois. Elle s’aperçut bien que je ne ◀la▶ regardais pas avec des yeux indifférents ; elle vit bien qu’une autre raison que ◀le▶ jeu m’attirait chez elle ; mais elle évitait avec tant de soin ◀de▶ me parler seul à seul, que je ne pus rien lui dire ◀de▶ bouche.
Nous ouvrîmes notre trésor à ◀la▶ Saint-Martin, et quoique nous eussions joué fort petit jeu, il ne laissa pas ◀d’▶être assez riche pour nous divertir parfaitement bien, et ◀la▶ compagnie étant choisie, on passa une soirée ◀la▶ plus agréable que j’aie passée ◀de▶ ma vie : nous n’avions pourtant pas tout dépensé. Chacun fut si content, qu’on résolut ◀de▶ continuer pour avoir ◀de▶ quoi faire ◀la▶ messe ◀de▶ Minuit, deux ou trois fois ◀les▶ Rois, et terminer par un bon souper, et un grand bal aux jours gras ; et ◀de▶ ◀la▶ manière dont notre jeu avait été, nous ne doutâmes pas ◀d’▶avoir ◀de▶ quoi faire ◀les▶ choses avec éclat. ◀La▶ société fut donc renouée plus ferme qu’auparavant, et ◀les▶ amendes augmentèrent.
Malgré mes assiduités je n’avançais pas plus : ma maîtresse était tout ◀le▶ jour avec sa mère ou ses sœurs ; et ◀le▶ soir ◀la▶ compagnie lui donnait mille moyens ◀de▶ m’éviter, sans faire paraître aucun dessein. Cependant je voulais m’expliquer, et savoir ce que je devais devenir. Je ◀l’▶aimais trop pour rester longtemps dans ◀l’▶incertitude, et ne pouvant parler, j’écrivis ce billet-ci.
BILLET.
Vous êtes trop éclairée pour ne connaître pas ce que je sens pour vous. Je n’ai pu faire parler que mes yeux ; mais je crois qu’ils se sont expliqués. ◀La▶ présence ◀de▶ tant de gens dont vous êtes éternellement obsédée, et votre application à m’ôter ◀les▶ moyens ◀de▶ vous parler, m’ont obligé à me taire. Si vous êtes encore à vous apercevoir ◀de▶ mon amour, je m’en prendrai à mes yeux peu faits à ce langage ; mais si vous vous en êtes aperçue, et que vous ayez expliqué leurs regards, je vous accuserai ◀d’▶indifférence, ou plutôt ◀de▶ dureté pour moi. Tirez-moi ◀de▶ mon incertitude, tout ◀le▶ bonheur ◀de▶ ma vie dépend ◀de▶ votre réponse.
Je lui mis ce billet dans ◀la▶ main, elle fit un mouvement qui me fit craindre qu’elle ne ◀le▶ prît pas. Elle ◀le▶ prit pourtant, en rougissant, sans me regarder. Je remarquai qu’elle ne joua pas ce soir-là avec sa gaieté ordinaire. J’y retournai ◀le▶ lendemain, et me mis encore auprès ◀d’▶elle. Elle fit semblant ◀d’▶avoir laissé tomber quelque chose, et en se baissant elle mit un billet dans ◀la▶ basque ◀de▶ mon justaucorps. J’avais trop ◀d’▶impatience ◀de▶ voir ce qu’il contenait, pour ne me pas satisfaire dans ◀le▶ moment. Je quittai ◀le▶ jeu que je priai sa mère ◀de▶ tenir pour moi. J’allai ◀le▶ lire dans une chambre à côté. Il n’était pas long, ce n’était qu’un rendez-vous qu’elle me donnait au lendemain à ◀la▶ Sainte-Chapelle, pendant que sa mère serait au Palais avec des gens ◀d’▶affaire. Je vins reprendre mon jeu fort aise que mon intrigue commençât pour un rendez-vous.
Je n’y manquai pas, elle y arriva un moment après moi. ◀La▶ messe que j’avais fait semblant ◀d’▶entendre finit ; tout le monde sortit ; et nous restâmes presque seuls dans ◀l’▶église. ◀Les▶ moments étaient trop chers pour ◀les▶ perdre : je m’approchai ◀d’▶elle. Eh bien, Mademoiselle, lui dis-je, saurai-je aujourd’hui ce qu’il vous plaît que je devienne ? Je ne sais, me dit-elle, ce que vous deviendrez ; mais pour ce qui me regarde, ◀le▶ cœur ne me prédit rien ◀de▶ bon ◀de▶ tout ce qui peut réussir ◀de▶ vos poursuites ; et si j’en croyais mes pressentiments, je vous ôterais toute espérance ; je vous prierais même ◀de▶ ne plus venir au logis ; et enfin je ne vous regarderais ◀de▶ ma vie. ◀Les▶ pressentiments ◀de▶ votre cœur me sont bien funestes ; mais ne sentez-vous rien dans ce cœur qui ◀les▶ combatte ? Il faut bien, dit-elle, qu’il y ait quelque chose de plus fort qu’eux, puisque je ne me sens plus devant vous dans ◀la▶ même résolution que j’avais prise dès avant hier au soir, et qui m’a amenée : je ne voulais pas rompre commerce avec vous, puisque je n’en ai eu aucun ; mais je voulais vous prier ◀de▶ ne point songer à en lier, et vous dire que vous m’êtes trop indifférent pour vous regarder autrement que mon devoir me ◀l’▶ordonne ; mais… Elle s’arrêta là ◀les▶ yeux tout mouillés. Achevez, lui dis-je, Mademoiselle, expliquez-moi ce mais. Que voulez-vous que je vous dise, répliqua-t-elle en rougissant, je ne me trouve plus ◀la▶ même que j’étais ce matin. ◀La▶ sainteté du lieu où nous étions, ne m’empêcha pas ◀de▶ lui baiser ◀la▶ main, ni ◀de▶ ◀la▶ remercier avec des transports que je n’avais jamais sentis, et dont j’étais presque hors de moi.
◀Le▶ lieu n’était pas commode pour un entretien ; ceux qui y seraient entrés, auraient été scandalisés. Je ◀la▶ menai chez un libraire proche de là, nous nous mîmes dans sa boutique, c’était ◀le▶ chemin ◀de▶ sa mère ◀de▶ passer par-devant. Ce libraire était ◀de▶ ma connaissance, et là sans affectation, nous traitâmes à fond ◀de▶ nos affaires. Je ◀la▶ remerciai ◀de▶ sa sincérité. Elle me dit que je ne devais pas juger moins favorablement ◀de▶ sa vertu. Qu’elle ne savait par quelle force elle avait été entraînée, qu’elle m’avait aimé dès le premier moment qu’elle m’avait vu, longtemps avant que de me parler. Que j’étais cause qu’elle avait suivi sa mère sans répugnance dans ◀les▶ sollicitations qu’elle faisait, espérant qu’à force ◀d’▶aller chez mon père, elle trouverait enfin ◀l’▶occasion ◀de▶ me parler, ou du moins ◀de▶ me voir. Qu’elle m’avouait ce qu’elle m’avouait, afin que je ne crusse pas que sa tendresse pour moi, fût un effet ◀de▶ sa reconnaissance, ni un mouvement ◀d’▶ambition, et que je fusse persuadé que son cœur seul avait choisi.
Je lui dis tout ce que je pus lui dire pour lui témoigner qu’elle me comblait ◀de▶ joie par une si tendre déclaration. Je lui fis ◀de▶ mon amour ◀le▶ portrait ◀le▶ plus vif qu’il me fut possible. Je crois, me dit-elle, qu’il est comme vous me ◀le▶ dites et que je ◀le▶ souhaite ; mais après tout, vous me faites faire une démarche, dont je crains ◀d’▶avoir tout ◀le▶ temps ◀de▶ me repentir. Vous m’aimez, vous me ◀le▶ dites, et je ◀le▶ crois ; je vous aime, et je vous ◀le▶ dis, à quoi tout cela aboutira-t-il ? Vous voyez bien que nous ne sommes pas nés l’un pour l’autre. Quoique je sois ◀d’▶une bonne maison, elle n’approche point ◀de▶ ◀la▶ vôtre en France. ◀Le▶ bien vous met cent piques au-dessus ◀de▶ moi, et je suis trop sage pour vous rien accorder qui puisse me perdre auprès de vous. Voilà ◀les▶ raisons qui paraissaient devoir absolument me déterminer à ne vous plus voir ; car enfin je ne vois aucune heureuse issue ni pour vous ni pour moi. Pour vous, parce qu’outre ◀le▶ temps que vous perdrez auprès de moi, vous vous ferez des ennemis, des gens ◀de▶ qui vous dépendez. Pour moi, parce que toute ◀la▶ terre étant convaincue que je ne dois pas prétendre à vous épouser, on interprétera vos visites à mon désavantage ; et que tout au moins, s’il ne m’en coûte pas mon innocence, comme je ◀l’▶espère, je paierai ◀de▶ ma réputation ◀le▶ plaisir que j’aurai ◀de▶ vous voir. Je lui répondis que je m’étais dit à moi-même toutes ◀les▶ raisons qu’elle avait à me donner ; mais que ma résolution était prise. Qu’il était vrai que nous ne devions point espérer qu’un heureux mariage nous unît du vivant de mon père, mais que tout au moins il nous était permis ◀de▶ nous aimer, ◀de▶ nous ◀le▶ dire, et ◀de▶ nous marier à son insu, puisque j’étais en âge. Que je trouverais assez ◀de▶ prêtres pour nous marier, si elle voulait y consentir ; et qu’après cela ◀les▶ provinces ou ◀les▶ pays étrangers nous offraient des asiles pour y passer ◀le▶ temps ◀de▶ sa colère. À tout cela elle ne fit que tourner ◀la▶ tête, et dire que c’était ◀de▶ pures visions. Qu’elle ne pourrait consentir à un mariage qui m’exposerait à ◀la▶ colère ◀de▶ mon père, et nous obligerait à quitter ◀le▶ pays, supposé que nous eussions ◀le▶ temps ; parce que, dit-elle, s’il venait à ◀le▶ savoir, supposé encore qu’il se trouvât quelque ecclésiastique assez hardi pour oser ◀le▶ choquer, il ne manquerait pas, puissant comme il est, ◀de▶ faire déclarer un tel mariage clandestin ; ◀de▶ vous faire déclarer libre, et moi ◀de▶ m’obliger à passer mes jours dans un couvent, moquée et diffamée, et sans doute fort indifférente à vos yeux, par ◀la▶ possession ◀de▶ ma personne qui vous en aurait dégoûté, et c’est tout ce que je crains : car à l’égard du reste je ne m’en embarrasserais pas : mais vous cesseriez ◀de▶ m’aimer, et c’est tout ce que j’appréhende, parce que je n’en veux qu’à votre cœur, et sa perte me causerait un vrai désespoir. Si vous m’aimiez encore, ce ne serait plus qu’un amour ◀de▶ bienséance, qui ne tiendrait pas contre ◀les▶ mauvais traitements ◀de▶ votre père, et [contre] ◀la▶ beauté ◀d’▶une autre épouse qui vous serait offerte. Je ◀la▶ rassurai ◀de▶ ses craintes par tout ce qu’un homme aussi vivement touché que j’étais, pouvait dire. Je ◀l’▶ébranlai, mais je ne ◀la▶ persuadai pas.
Sa mère vint enfin, et nous trouva ensemble, sans se douter du sujet, au contraire. Je vous trouve tout à propos, Monsieur, me dit-elle, j’ai besoin ◀d’▶appui. Je m’offris à son service. Elle me demanda si je ne connaissais pas un homme qu’elle me nomma ; je lui dis qu’il était ◀de▶ mes plus particuliers amis, et que j’étais persuadé qu’il lui rendrait service. Elle me dit qu’il ne dépendait que ◀de▶ lui qu’elle reçût quelque argent qu’il avait fait saisir. Que ◀les▶ saisies ◀de▶[s] autres créanciers avaient été levées, et que la sienne qui n’était que ◀de▶ ◀la▶ veille, avait empêché son paiement. Qu’elle ne demandait pas qu’il fît tort à ses droits en lui donnant mainlevée ; que cela ne lui ferait aucun préjudice, n’étant qu’une chicane ◀de▶ sa partie, qui avait été mendier cette saisie pour s’empêcher ◀de▶ payer. Je ◀la▶ menai chez mon ami, qui à ma prière lui donna tout ce qu’elle demandait, elle m’en remercia, reçut son argent, et [je] ◀la▶ conduisis chez elle.
J’y allai ◀le▶ soir à mon ordinaire. Sa fille parut fort mélancolique et rêveuse. On lui demanda si elle se trouvait mal. Elle dit que non, et ajouta qu’elle et moi avions lu chez ◀le▶ libraire où sa mère nous avait trouvés ◀le▶ matin, une histoire ◀de▶ deux amants, à qui leur amour avait coûté ◀la▶ vie. Elle avoua que cela lui laissait une idée très cruelle. Cette histoire inventée, ou son application ne me plut pas, je lui en écrivis ◀le▶ lendemain, elle ne me fit point ◀de▶ réponse, et je ne pus ◀l’▶engager à aucun rendez-vous, quoique je lui en demandasse souvent. Je ne pus pas même en tirer un mot ◀d’▶écrit. Cela me chagrinait, mais je me consolais, parce que je voyais bien qu’elle se contraignait pour observer avec moi des dehors si cruels.
Nous fîmes ◀la▶ messe ◀de▶ Minuit ensemble, et nous nous divertîmes fort bien. ◀Les▶ étrennes vinrent, je ◀les▶ fis à toute ◀la▶ société pour avoir prétexte ◀de▶ lui en faire. Une paire ◀d’▶heures, des gants, une canne, une tabatière me tirèrent ◀d’▶affaire avec ◀les▶ autres. Mais avec elle, non. Outre une paire ◀de▶ gants que je lui donnai publiquement, je lui envoyai une fort belle montre sonnante et une lettre où je ne parlais point ◀d’▶amour. Je savais bien qu’elle serait vue, j’en faisais une simple plaisanterie. Je lui mandai que presque tous ◀les▶ soirs y ayant ◀de▶ ◀la▶ dispute chez elle pour quitter ◀le▶ jeu, que chacun voulait poursuivre pour ◀le▶ profit ◀de▶ ◀la▶ société, et ◀les▶ montres ne s’accordant jamais ensemble, il était à propos que ce fût elle désormais qui en fût crue. Que personne ne ferait difficulté ◀de▶ s’en fier à elle, puisque personne n’en faisait ◀de▶ lui confier ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ société. Ma lettre fut lue publiquement, et on ◀l’▶obligea ◀de▶ garder ◀la▶ montre qu’elle avait voulu me rendre. C’était tout ce que je demandais. Je lui donnai une autre lettre, où je déclarais mon dessein ; qu’il m’était indifférent que ◀le▶ jeu finît tôt ou tard ; mais que songeant à elle à tous ◀les▶ moments ◀de▶ ◀la▶ journée, je voulais ◀l’▶obliger à songer à moi, du moins lorsqu’elle voudrait voir ◀l’▶heure. Je ◀la▶ priais ◀de▶ m’avertir ◀de▶ celle du berger. Je lui demandais un rendez-vous, et je ne ◀l’▶obtins pas. ◀Les▶ Rois étant venus nous soupâmes trois fois ensemble. ◀Le▶ carnaval se passa, et malgré ◀la▶ liberté qu’il amène, je n’avançai pas davantage.
Quoique je fusse tourmenté par ◀le▶ peu de succès, j’étais certain ◀d’▶être aimé. ◀Les▶ regards qu’elle me jetait de temps en temps, confirmaient ce qu’elle m’avait dit. Cependant je n’étais pas content ; mais il me vint des traverses qui m’avancèrent plus que tout ce que j’aurais pu faire.
Mon père avait pris ◀de▶ ◀l’▶ombrage ◀de▶ mes assiduités chez Mademoiselle de l’Épine. Il n’en avait rien dit ◀l’▶hiver ni ◀le▶ carnaval ; mais voyant que ◀le▶ carême ne m’en retirait pas, il craignit que ◀la▶ mère, qu’il connaissait fort intéressée, ne me fît faire quelque démarche contraire à ses intentions. Ce n’était pas qu’il en appréhendât ◀les▶ suites, mais il ne voulait pas se mettre au hasard ◀d’▶être un jour obligé ◀de▶ faire casser des engagements qu’il pouvait prévenir.
Il commença par me railler ; et voyant que je continuais, il me défendit ◀d’▶aller chez elle. Je ne lui obéis pas, et ne parlai ◀de▶ cette défense ni à ◀la▶ mère ni à ◀la▶ fille. Il se mit en tête que c’était cette femme qui me révoltait contre ses volontés, il lui en voulut du mal ; et peu s’en fallut qu’il ne lui jouât un tour ◀de▶ barreau. Il ne ◀le▶ fit pas pourtant et se contenta ◀de▶ lui en faire donner ◀la▶ peur ; car quoique naturellement colère et brusque, il a toujours été juge intègre.
◀Le▶ procureur ◀de▶ cette demoiselle ◀la▶ surprit extrêmement, lorsqu’il lui dit que mon père était mécontent ◀d’▶elle. Elle voulut savoir en quoi ; car il est certain que lorsque nos actions sont innocentes, nous ne nous figurons jamais qu’elles soient soupçonnées. Elle me dit dès ◀le▶ soir même, ce que son procureur lui avait dit. J’en savais bien ◀le▶ sujet, mais je n’avais garde ◀de▶ ◀le▶ lui découvrir. Dès ◀le▶ lendemain au matin elle vint me prier ◀de▶ lui faire avoir audience. Elle ignorait ce qu’on lui voulait. Sa fille et moi avions vécu ensemble avec tant de réserve, et ◀l’▶on avait vu si peu de particulier entre nous, qu’il était impossible ◀d’▶en soupçonner. Je ne voulais pourtant pas cet éclaircissement, ainsi je lui dis que mon père n’était point en état ◀de▶ lui parler ; qu’il était enfermé pour une affaire qui devait ◀l’▶occuper longtemps. Je ◀la▶ priai ◀de▶ s’en retourner, et ◀de▶ ne point sortir ◀de▶ chez elle. Je lui promis ◀de▶ m’en informer moi-même, et que je ◀la▶ ferais avertir, s’il y avait apparence qu’elle pût lui parler dans ◀la▶ journée.
Comme elle agissait ◀de▶ bonne foi, elle se retira ; mais en ◀la▶ conduisant, nous trouvâmes face à face Monsieur Des Prez. Il était sorti ◀de▶ son cabinet par une fausse porte qui donnait sur un escalier dérobé, et il y rentrait par ◀la▶ cour. ◀La▶ surprise où je lui parus confirma ses soupçons. Ce n’était point à moi que vous en vouliez, Mademoiselle, lui dit-il. Vous me pardonnerez Monsieur, lui dit-elle, j’avais dessein ◀de▶ vous demander en quoi… Et moi aussi, interrompit-il, j’avais envie ◀de▶ vous parler, il y a même du temps. Prenez la peine ◀d’▶entrer dans mon cabinet, je vous dirai ce que j’ai à vous dire. Elle ◀le▶ suivit, et moi je restai plus mort que vif.
J’approchai ◀de▶ ◀la▶ porte ◀de▶ ce cabinet, ◀d’▶où j’entendis tout. Il lui parla fort honnêtement d’abord, et après cela comme un homme qui veut être obéi. Je ne doute pas, lui dit-il, Mademoiselle, que vous et les vôtres, ne soyez aussi sages dans ◀le▶ particulier, que dans ◀le▶ public. Je ne crois pas que vous ni vos filles preniez, en sortant ◀de▶ chez vous cet air ◀de▶ vertu que je vous ai toujours vu ; ni que vous ◀le▶ laissiez à votre porte en entrant dans votre maison. Je suis persuadé que ◀l’▶intérieur ◀de▶ votre domestique est aussi réglé que ◀l’▶extérieur : cependant mon fils va chez vous tous ◀les▶ jours malgré mes défenses. Je ne veux pas croire que ce soit vous qui ◀les▶ lui fassiez mépriser ; mais ◀le▶ public est scandalisé ◀de▶ tant ◀d’▶assiduités, et pourrait vous prêter quelque charité, qui ne vous ferait pas grand honneur. Prévenez-◀le▶ en bannissant Des Prez ◀de▶ chez vous ; car je ne crois pas que vous soyez assez simple pour croire que ses empressements aient des vues légitimes ; et si une ◀de▶ vos filles est assez sotte pour ◀le▶ croire, et se rendre à ses protestations, je vous promets moi que ce sera tant pis pour elle ; qu’elle serait la première trompée, et à se repentir ◀de▶ sa bonne foi. Je crois, comme je vous ◀l’▶ai dit, que ◀le▶ commerce est innocent, mais ◀le▶ monde en parle, et cela doit vous obliger à ◀le▶ rompre.
Jamais surprise ne fut égale à celle ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine. Si elle avait suivi ses premiers mouvements, elle ◀l’▶aurait brusqué ; mais elle avait besoin ◀de▶ lui, et cela ◀l’▶obligea à prendre un ton plus bas. Vous me faites apercevoir, Monsieur, lui dit-elle, ◀de▶ bien des choses que je n’avais point encore vues. Je ne sais si Monsieur votre fils a quelque attachement chez moi ; mais je vous jure que je ne m’en suis point encore aperçue, et que s’il en a, ceux qui s’en scandalisent voient assurément plus clair que moi dans mon domestique. Je n’ai souffert Monsieur votre fils, que parce qu’il est votre fils, et qu’il pouvait comme il a déjà fait, me procurer ◀le▶ moyen ◀de▶ vous parler ◀de▶ mes affaires. Il a été ◀d’▶une société ◀de▶ jeu ; je ne sais point ◀d’▶autre sujet qui ◀le▶ fasse venir chez moi. Je sais bien que mes filles ne sont pas pour lui, dans un pays où ◀le▶ seul intérêt règle ◀les▶ alliances ; mais je vous supplie ◀de▶ croire que je ◀les▶ ai trop bien élevées pour craindre qu’elles fassent rien contre leur honneur. Faites-moi, je vous supplie, Monsieur, ajouta-t-elle, ◀la▶ grâce ◀de▶ me dire sur laquelle des trois ◀le▶ public jette ◀les▶ yeux. On n’en nomme aucune, reprit-il, on ne ◀les▶ distingue point ; ce ne sont que ses assiduités qu’on blâme. Ce sont donc des soupçons en ◀l’▶air, répondit-elle : je vous promets pourtant ◀de▶ ◀les▶ faire cesser, et que dès aujourd’hui je prierai Monsieur votre fils ◀de▶ ne nous plus honorer ◀de▶ ses visites, et je ◀le▶ ferai ◀d’▶une manière à vous faire connaître que je ne me ◀les▶ suis point attirées par aucun motif qui pût vous faire ◀de▶ ◀la▶ peine. ◀L’▶éclat est inutile, Mademoiselle, lui dit-il, il ne faut pas ◀chasser▶ ◀les▶ gens à coups de bâton ; ◀le▶ bruit que vous feriez donnerait sujet ◀de▶ parler : on dirait que vous n’auriez agi que par dépit ; une manière douce est plus honnête. Elle lui promit ◀de▶ ◀la▶ suivre ; ensuite elle lui parla ◀de▶ son maudit procès. Il lui promit toute assistance, et lui tint parole ◀le▶ jour même.
Ce qu’ils disaient m’étant indifférent, je me retirai sans savoir quel parti prendre. ◀D’▶aller chez elle, je savais ◀le▶ compliment qui m’attendait. ◀De▶ n’y pas aller, c’était autant que si on me ◀l’▶eût déjà fait. Je n’y retournai que ◀le▶ lendemain, je préparai une lettre pour ◀la▶ fille, je ◀la▶ lui donnai sans qu’on ◀le▶ vît. Voici ce qu’elle contenait.
LETTRE.
Vos prédictions commencent à s’accomplir, Mademoiselle ; ◀la▶ constance que je vous ai jurée, va m’être nécessaire. Je sais ◀le▶ compliment que Mademoiselle votre mère me prépare, je ne ◀l’▶éviterai pas aujourd’hui, parce qu’il m’est impossible ◀de▶ vivre sans vous voir. Je souffris trop hier, je me livre à toute ◀l’▶horreur ◀de▶ ma destinée. ◀L’▶ordre que je vais avoir sera celui ◀de▶ ma mort ; mais je vous verrai du moins avant que de mourir. Quels troubles s’élèvent dans mon esprit ! Pourquoi ne vous parlai-je pas hier ? Je vous aurais priée ◀de▶ cacher vos sentiments, je ◀les▶ connais, ne ◀les▶ faites point connaître aux autres. Paraissez-moi cruelle ; faites taire vos regards ; ne me montrez que ◀de▶ ◀l’▶indifférence, j’en soupçonnerai ◀le▶ motif, et tout le monde y sera trompé. Mais non, je mourrais ◀de▶ douleur à vos yeux, si je n’y remarquais point ◀d’▶amour et ◀de▶ tendresse ! C’est à présent que ◀les▶ rendez-vous sont nécessaires. Vos réserves ne sont plus ◀de▶ saison, indiquez-m’en quelqu’un. Ce n’est point à moi à vous ◀les▶ prescrire, je serai pourtant demain à ◀la▶ messe aux Minimes. Elle commencera pour moi à huit heures, et ne finira que longtemps après midi.
Je lui donnai cette lettre sans que personne en vît rien, et je me mis proche ◀d’▶elle à table à mon ordinaire. Toute ◀la▶ société y était, et toute ◀la▶ société informée ◀de▶ ◀la▶ harangue qu’on devait me faire. On garda quelque temps ◀le▶ silence et enfin ◀la▶ mère prit ◀la▶ parole. Vous m’avez voulu tromper Monsieur me dit-elle, vous avez risqué ◀de▶ me perdre dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Monsieur Des Prez, que vous savez bien que je dois ménager. Je ne sais point ◀le▶ motif qui vous y a poussé, mais je sais bien que vous avez joué à me ruiner. Vos assiduités ici lui font ombrage. J’ai connu par ce qu’il m’a dit, qu’il en appréhende ◀les▶ suites, et je crois, Monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que j’aille au-devant ◀de▶ tout ce qui pourrait m’en faire un ennemi ; ainsi, quoique vos visites me fassent beaucoup ◀d’▶honneur, et plus que Monsieur votre père ne croit que j’en mérite, je vous supplie ◀de▶ vous ◀les▶ épargner. Si je n’avais point ◀d’▶affaire, ajouta-t-elle, avec un air ◀de▶ dépit, et si mon procès était jugé, je n’aurais peut-être pas tant de condescendance pour ses volontés ; je vous ◀l’▶avoue, afin que vous soyez persuadé que c’est malgré moi que j’en viens à ◀la▶ prière que je vous fais ◀de▶ ne plus venir ici. Ce n’est point assez que votre conduite soit innocente, il faut aussi qu’elle ◀la▶ paraisse. Voilà, dit-elle, ◀l’▶évangile qu’on m’a prêché, sur quoi je pourrais faire des leçons aux autres. On donne une cause à vos visites qui peuvent faire tort à ◀la▶ réputation ◀de▶ mes filles, que j’ai encore autant ◀d’▶intérêt et plus à ménager que ◀la▶ bonne volonté ◀de▶ Monsieur Des Prez, ◀de▶ qui dépend toute leur fortune et leur bien ; et vous êtes trop raisonnable pour me vouloir mal ◀d’▶une chose à quoi je suis contrainte par tant de raisons.
J’en conviens, lui répondis-je, Mademoiselle, mon père vous chagrinerait, puisqu’il vous ◀l’▶a dit. Je ne veux point être cause qu’il vous arrive ◀de▶ malheur. Ce qui m’attirait ici, c’est qu’il est impossible ◀de▶ trouver ailleurs une compagnie si agréable et si choisie que notre société. Je ◀la▶ quitte pourtant sans vous en savoir mauvais gré : je sais que vous y êtes contrainte. Je vous proteste que je ne laisserai pas ◀d’▶être toujours ◀le▶ meilleur ami que vous puissiez avoir au monde ; que vous pouvez compter sur moi lorsque je pourrai vous rendre service ; mais je veux que vous me promettiez ◀de▶ ne me point haïr. Je ne crois pas vous en avoir donné sujet par moi-même ; et il n’est pas juste que je sois puni ◀de▶ ◀l’▶ombrage que mon père prend mal à propos. Je veux même que vous me promettiez ◀de▶ vous assurer quelquefois ◀de▶ mon zèle. Je viendrai si peu, que je ne vous causerai point ◀de▶ nouvel embarras. On me ◀l’▶accorda ; ce fut ainsi que je fus banni du logis ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine, mais si je ne voyais pas tous ◀les▶ jours sa fille, mes affaires n’en avancèrent que plus.
Elle ne manqua pas ◀de▶ venir ◀le▶ lendemain aux Minimes où je lui avais écrit que je me trouverais. Elle ne put y rester que pour me donner un rendez-vous pour ◀le▶ lendemain dans une église à ◀l’▶extrémité ◀d’▶un faubourg. Je m’y [trouvai], nous restâmes plus ◀de▶ trois heures ensemble. Nous nous attristâmes ◀de▶ nous voir séparés. Je lui dis qu’il m’était impossible ◀de▶ vivre sans ◀la▶ voir ; et que si elle n’avait pitié ◀de▶ ◀l’▶état où j’étais, elle pouvait me compter dans un couvent, si ma seule douleur ne me causait pas ◀la▶ mort. Elle m’en dit autant ; mais enfin, lui dis-je, cette douleur et ces regrets ne nous rendront vous et moi que plus malheureux. Il faut finir, tant de rendez-vous se découvriront, à moins qu’ils ne soient dans un endroit caché. Cet endroit ne peut être qu’une chambre ; et si vous y entriez autrement que comme mon épouse, vous pourriez être reconnue, et ce serait ◀le▶ comble des horreurs. Réservez-vous, poursuivis-je, je suis en âge ◀de▶ me donner à vous. Si ◀le▶ bien ◀de▶ mon père dépend ◀de▶ lui ; s’il a été ◀le▶ maître ◀de▶ me faire exiler ◀de▶ chez vous, ◀le▶ bien ◀de▶ ma mère, ◀le▶ don ◀de▶ mon cœur et ◀de▶ ma foi ne dépendent que ◀de▶ moi. Acceptez ◀le▶ moyen que je vous offre ◀d’▶être l’un à l’autre sans que personne puisse nous en empêcher. Quel est-il ce moyen, dit-elle, pourvu que ma vertu puisse être à couvert, et que je puisse me croire innocente moi-même, je hasarde tout ◀le▶ reste. C’est, lui dis-je, ◀de▶ nous marier sans que personne ◀le▶ sache que ◀le▶ prêtre et ◀les▶ seuls témoins qui nous seront nécessaires. Faites, dit-elle, je consentirai à tout ce qu’il vous plaira ; et malheureuse pour malheureuse, j’aime mieux vous sacrifier tout, je ne puis éviter ma destinée. Tel que soit ◀l’▶amour que vous avez pour moi, il n’égale point celui que j’ai pour vous. Je vous ◀le▶ dis sans hésiter, afin que vous vous justifiiez à vous-même ◀la▶ complaisance, et ◀la▶ facilité que j’ai pour toutes ◀les▶ démarches que vous m’allez faire faire, et auxquelles je ne m’engage que par une passion dont je ne suis pas ◀la▶ maîtresse. Vous ne vous repentirez point, ma chère Madelon, lui dis-je, en lui baisant ◀la▶ main, des démarches où je vous engagerai. Je vous rendrai réponse quand j’aurai tout disposé, vous pouvez même déclarer à votre mère ◀les▶ sentiments que nous avons l’un pour l’autre. Je m’en donnerai bien ◀de▶ garde, interrompit-elle, c’est ◀d’▶elle dont nous devons nous défier plus que ◀de▶ tout autre ; ◀la▶ crainte ◀de▶ perdre son procès ◀l’▶obligerait à me sacrifier, et je serais bientôt dans un couvent. Hé ! comment ferons-nous donc pour nous voir, lui dis-je, si personne ne nous prête ◀la▶ main ? ◀Le▶ temps et ◀les▶ occasions y pourvoiront, dit-elle ; mais quel est votre dessein ? Qu’allez-vous faire ? Je vous en instruirai, repris-je, quand j’aurai donné ordre à tout ; reposez-vous sur moi, j’ai trop ◀d’▶amour pour n’avoir pas ◀d’▶impatience, et je ne perdrai aucun temps pour nous rendre heureux. Mais ◀de▶ quelle manière, ajoutai-je, vous faire rendre vos lettres, et recevoir vos réponses ? Ce n’est pas là ◀le▶ plus difficile, dit-elle, j’y ai songé ; lorsque vous aurez quelque lettre à me donner, ne vous servez point ◀de▶ confident, donnez-la-moi vous-même. ◀De▶ quelle sorte, repris-je ? Il faut, me répondit-elle, que ce soit ◀le▶ moins souvent que vous pourrez, afin de ne nous point exposer à être découverts. Pour me ◀le▶ faire connaître, faites une marque blanche à ◀la▶ muraille qui est devant mes fenêtres, cela me servira ◀de▶ signal. J’ouvrirai mes fenêtres, et ◀le▶ soir en passant vous y pourrez jeter vos lettres avec assurance ; j’emporterai ◀la▶ clef ◀de▶ ma chambre, et personne n’y entrera que moi, où je ferai en sorte ◀d’▶être la première à m’apercevoir ◀de▶ ce que vous y aurez jeté. Pour mes réponses, il faut un peu plus ◀de▶ ponctualité : quand j’aurai à vous en faire, ou à vous écrire, mon pot à fleurs sera sur ma fenêtre du côté des remparts. S’il est ◀de▶ l’autre côté, ne vous y attendez pas. Lorsque vous serez instruit que je vous écrirai, il faudra que vous vous trouviez sous ma fenêtre à onze heures sonnantes ◀le▶ soir, qu’il y ait ◀de▶ ◀la▶ lumière ou non, et que vous ramassiez ce que je jetterai. Fort peu de gens passent à une heure si indue, et outre cela, je regarderai si vous y serez ou non : c’est ainsi que vous aurez ◀de▶ mes nouvelles.
Après cette conversation, je retournai chez mon père, dans ◀le▶ visage ◀de▶ qui je remarquai une maligne joie. Je ne fis pas semblant ◀de▶ m’en apercevoir ; et parce que je me doutai qu’il me ferait suivre, je fus plus ◀de▶ huit jours, non seulement sans aller voir ma maîtresse, mais même sans lui écrire, et je restai au logis moins que je ne faisais auparavant.
Ma précaution ne fut pas inutile, j’étais en effet suivi, et Mademoiselle de l’Épine en fut instruite, afin de lui mettre ◀l’▶esprit en repos. J’avais vu trois ou quatre fois dans mon chemin ◀le▶ même visage ; je ne fis pas semblant ◀de▶ ◀le▶ remarquer : mais pour voir si c’était effectivement un petit train ◀d’▶augmentation, je me défis ◀d’▶un laquais qui me suivait, sous prétexte ◀d’▶une commission que je lui donnai : ce fut aux Jésuites. Sitôt que je ◀le▶ vis un peu éloigné, je me jetai dans un fiacre en affectant ◀de▶ me cacher. Je fis toucher au faubourg Saint-Germain à ◀l’▶hôtel des Mousquetaires. J’y avais un cousin germain ; je ◀le▶ trouvai, et plus encore que je ne cherchais. Il me dit qu’il avait une partie faite pour aller dîner à Meudon, et qu’il ne tiendrait qu’à moi ◀d’▶être des leurs : j’acceptai ◀l’▶offre. Je vis mon homme qui m’avait suivi à ◀la▶ porte ◀d’▶un cabaret qui me montrait à un autre. Je ne fis pas semblant ◀de▶ m’en apercevoir, nous montâmes en carrosse, nous allâmes au rendez-vous, et y fîmes une débauche entière. J’y remarquai ◀le▶ même homme à qui son camarade m’avait montré ; et peu après mon retour au logis, j’y vis entrer celui que j’avais vu aux Jésuites ◀le▶ matin. Je fus tenté ◀de▶ ◀le▶ régaler, mais je crus qu’il était plus à propos de ne rien témoigner. Je demandai au portier qui était cet homme, il ne ◀le▶ connaissait pas. Il me dit seulement qu’il était venu au logis vers ◀les▶ dix heures, et qu’il avait parlé à mon père, qui ◀l’▶après-midi ne sachant où j’étais, alla voir Mademoiselle de l’Épine. Heureusement il ◀la▶ trouva avec ses filles, qui travaillaient à ◀la▶ tapisserie.
Cela me rendit plus circonspect. Je ◀l’▶écrivis à ma maîtresse, afin qu’elle ne s’étonnât pas ◀de▶ me voir si longtemps sans songer à ce que je lui avais promis. Elle m’écrivit ◀la▶ visite toute extraordinaire ◀de▶ mon père, qui apparemment avait cru que nous étions ensemble. Elle me recommandait ◀le▶ secret sur toutes choses, et ◀de▶ prendre ◀de▶ si justes mesures, que nous n’eussions rien à craindre. ◀Le▶ reste n’était que des assurances ◀d’▶un amour constant, et mille autres bagatelles pour des gens indifférents, mais ◀de▶ grande conséquence pour des gens qui s’aiment. J’étudiai donc ma conduite tout ◀le▶ reste du carême et ◀les▶ fêtes ◀de▶ Pâques, c’est-à-dire près de deux mois, et je réussis si bien, que tout soupçon fut levé, et qu’on ne me suivit plus. Je mis alors ◀les▶ fers au feu pour me satisfaire.
J’avais vu plusieurs fois au logis un homme qui y venait écrire pour ◀le▶ secrétaire ◀de▶ mon père ; il me parut mon fait. Sa physionomie me plaisait, et j’espérai qu’il me rendrait service. Je donnai ordre qu’on ◀le▶ fît parler à moi quand il viendrait. Il vint, et pour commencer à entrer en matière, je lui donnai à écrire des lettres galantes qui couraient dans ce temps-là, et lui recommandai ◀le▶ secret. ◀Le▶ jour suivant, je me fis conduire chez lui. Je savais bien qu’il ne pouvait pas avoir fait ce qu’il ne m’avait promis que pour deux jours après ; ce n’était pas aussi ce qui m’amenait. Je voulais voir si ◀la▶ maison où il logeait était commode pour mon dessein. Je trouvai qu’elle ◀l’▶était, tant parce qu’elle était grande et assez propre, que parce qu’elle était dans un quartier fort éloigné et peu fréquenté. Je vis même des écriteaux qui m’indiquèrent des chambres à louer, c’était ce qu’il me fallait. Il fut surpris ◀de▶ me voir : ◀la▶ pauvreté ◀de▶ ses meubles me témoigna son indigence. J’envoyai chercher à déjeuner, je ◀le▶ fis manger avec moi ; et sous prétexte de lui payer ce qu’il avait déjà écrit, je lui fis un petit présent, qui acheva ◀de▶ me ◀le▶ gagner ; car ma familiarité avait déjà fait beaucoup. Cet homme avait une femme, qui me parut ◀d’▶intrigue et peu scrupuleuse. Ce fut à elle que je résolus ◀de▶ m’ouvrir. Je sortis comme j’étais entré, laissant bonne opinion ◀de▶ ma générosité, comme [je] reconnus lorsque j’y retournai.
Ce fut deux jours après. J’avais vu cet homme au logis ; ainsi sachant qu’il ne serait pas chez lui, j’y allai, sous prétexte de voir ◀les▶ écritures que je lui avais donné à faire. Sa femme se mit en devoir ◀d’▶aller ◀le▶ chercher ; je ◀l’▶en empêchai, et lui dis que n’ayant rien à faire, je ◀l’▶attendrais en jasant avec elle. J’envoyai encore quérir à déjeuner, et je ◀la▶ fis manger avec moi, quelque difficulté qu’elle en fît. Je me défis ◀de▶ mon laquais en ◀l’▶envoyant au logis dire à cet homme que je ◀l’▶attendais. Si cette femme avait été jeune ou jolie, je n’en aurais pas agi de même, mais je ne craignais pas ◀le▶ soupçon ; elle était ◀d’▶un âge et ◀d’▶une laideur à cautionner ma sagesse. Elle a ◀de▶ ◀l’▶esprit, c’était assez. Je ne ◀l’▶entretins d’abord que ◀de▶ propos proportionnés à son état. Elle se plaignait ◀de▶ ◀la▶ misère du temps ; que son mari et elle ne gagnaient plus rien, et qu’ils avaient bien ◀de▶ ◀la▶ peine à vivre.
C’est-à-dire, lui dis-je en riant, que si vous trouviez quelque moyen ◀de▶ gagner beaucoup sans risquer, vous ne ◀le▶ laisseriez pas échapper ? Non assurément, me répondit-elle, ◀d’▶un certain air qui me faisait connaître qu’elle parlait ◀de▶ cœur. Seriez-vous capable ◀de▶ secret, repris-je ? Oui, me dit-elle ; ma langue ne m’a jamais fait ◀de▶ tort. Cela est rare à une femme, dis-je en riant. Écoutez, poursuivis-je avec un air sérieux, si cela est et que vous soyez ◀d’▶humeur à rendre service à des gens qui en ont besoin, je vous assure ◀d’▶un présent ◀de▶ cinquante louis ◀d’▶or sitôt que ◀l’▶affaire sera faite, et ◀d’▶une pension ◀de▶ vingt écus par mois pendant fort longtemps ; et si dans ce que je demande, vous n’offenserez ni Dieu ni ◀les▶ hommes ; il n’est question que ◀de▶ secret.
Je vis cette femme avec une joie qui éclatait jusque dans ses yeux, et qui paraissait sincère. Elle me jura que si cela était ainsi, je pouvais m’expliquer plus ouvertement. Je ◀la▶ fis jurer que, soit qu’elle voulût s’engager, soit qu’elle ne ◀le▶ voulût pas, elle ne parlerait jamais ◀de▶ ce que j’allais lui dire. Elle me ◀le▶ jura par tous ◀les▶ serments que je voulus exiger ◀d’▶elle, et ne ◀les▶ a point violés ; car mon père ignore encore, qu’elle et son mari se soient mêlés ◀de▶ ◀l’▶intrigue.
Je lui déclarai que c’était à moi qu’il s’agissait ◀de▶ rendre service. Que j’aimais avec passion une fille que mon père ne consentirait jamais que j’épousasse, parce qu’elle n’était pas riche, quoique ◀de▶ fort bonne maison. Que cette fille m’aimait aussi ; mais qu’elle avait trop ◀de▶ vertu pour me rien accorder contre son devoir. Qu’il y avait encore plus, que sa propre mère, à elle, ne consentirait pas à notre mariage par ◀les▶ raisons que je viens de vous dire, et que je dis à cette femme. Enfin, poursuivis-je, il s’agit ◀de▶ nous marier sans que qui que ce soit en sache rien. Elle est pupille, mais moi je suis en âge. Il s’agit ◀de▶ nous donner une chambre où nous puissions nous voir quand nous voudrons, et que cette chambre soit à nous seuls. Il s’agit encore ◀de▶ nous garder ◀le▶ secret, non seulement par rapport à ◀la▶ colère ◀de▶ mon père contre moi, mais aussi parce que cela attirerait sa perte à elle, et encore celle ◀de▶ sa mère, et ◀de▶ toute sa famille. Voilà, lui dis-je, ◀de▶ quoi il s’agit, voyez présentement si vous voulez nous prêter ◀la▶ main.
Avez-vous bien songé, reprit cette femme, à ce que vous entreprenez ? À l’égard de vous marier, il me paraît très difficile ; car quel est ◀le▶ curé ◀de▶ Paris assez hardi pour vous prêter son ministère ? ◀De▶ vous marier à ◀l’▶Officialité, encore pis ; Monsieur Des Prez ◀le▶ saurait dès ◀le▶ jour même. Pour ◀la▶ chambre, c’est une bagatelle, ce serait à vous à prendre vos précautions pour n’être point surpris. Mais comment boucher ◀les▶ yeux ◀de▶ ◀la▶ mère sur ◀la▶ conduite ◀de▶ sa fille ? Pourra-t-elle avoir ◀le▶ temps ◀de▶ venir à vos rendez-vous, sans qu’on en soupçonne rien ? Et pourra-t-elle empêcher qu’on ne s’aperçoive ◀de▶ tout, si elle devient grosse ? Et cela arrivera très assurément. Une femme amoureuse ne reçoit pas longtemps un homme entre ses bras, sans qu’elle en porte des marques. Vous me donnez des raisons, lui dis-je, et vous me faites des questions surprenantes. Pour ◀les▶ rendez-vous, ce sera à notre prudence ◀d’▶en régler ◀les▶ moments. On n’en a guère quand ◀l’▶amour s’en mêle, reprit-elle, en tournant ◀la▶ tête. Nous en aurons, répliquai-je, que cela ne vous fasse point ◀de▶ peine, puisque nous en avons bien eu assez pour que personne qui vive ne soupçonne même que nous sommes bons amis. Si elle devient grosse, ajoutai-je, sa mère en sera instruite : il n’y aura plus ◀de▶ danger ◀de▶ son côté ; et ma femme pourra accoucher dans ◀la▶ même chambre, où nous nous serons vus auparavant. On sait prétexter un voyage à ◀la▶ campagne, ou une retraite dans un couvent. Passe pour celui-là, dit-elle, j’en tombe d’accord.
Il n’y a donc plus que ◀le▶ mariage, repris-je. Non, répliqua-t-elle, mais c’est ◀le▶ tout. À l’égard de ◀l’▶Officialité, il ne s’est rien passé entre nous qui puisse être ◀de▶ sa juridiction : outre cela, cette voie ne me paraît pas honnête. Pour ◀les▶ curés ◀de▶ Paris, je n’en réclamerai aucun ; mon père en serait informé. ◀De▶ quelle manière voulez-vous donc vous y prendre, demanda-t-elle ? Il nous faudrait, répondis-je, un prêtre qui voulût nous marier en secret ; on ne lui demande pas même ◀de▶ certificat : mais, dit cette femme, ce prêtre n’aurait pas ◀l’▶autorité ◀de▶ vous marier, et ce mariage serait cassé. Que vous êtes pressante, lui dis-je ; nous ne demandons pas que notre mariage puisse paraître aux yeux des hommes, puisque nous ne voulons pas même ◀de▶ certificat. ◀La▶ demoiselle dont je vous parle ne demande autre chose que ◀de▶ mettre sa conscience en repos devant Dieu par une bénédiction nuptiale effective ; et pour ◀le▶ reste elle, s’en repose sur ma fidélité.
Eh bien ! dit-elle, y a-t-il tant de façons ? Trompez-◀la▶, vous ne trouverez que très difficilement un prêtre, et vous trouverez mille gens qui se déguiseront en prêtres. Je ne suis pas un scélérat, lui dis-je, tout étonné ◀de▶ sa proposition, et je ne veux point me rendre abominable aux yeux de Dieu par un infâme sacrilège. Si elle veut être effectivement mariée avec moi, je veux ◀l’▶être effectivement avec elle ; non seulement pour ma propre satisfaction et ◀la▶ tranquillité ◀de▶ ma conscience, mais aussi afin d’être retenu par ◀le▶ respect ◀d’▶un véritable sacrement. Vous faites fort bien, dit-elle, ◀de▶ prendre des précautions contre vous-même. Il faut que cette demoiselle vous aime bien, pour se donner à vous avec si peu de sûreté ! Mais ◀l’▶aimerez-vous longtemps, vous ? Oui, répondis-je, et j’en réponds. Vous seriez ◀l’▶unique, reprit-elle, en tournant ◀la▶ tête, ces sortes ◀de▶ mariages-là par amourette n’ont qu’un temps, et je ne vous donne pas deux mois pour être dégoûté, ou Dieu vous a pétri ◀d’▶une autre pâte que ◀les▶ autres. N’allez pas, lui dis-je, quand vous verrez ma maîtresse, lui tenir ◀de▶ pareils discours, vous ne me feriez pas plaisir. N’en craignez rien, dit-elle en riant, quand je lui en dirais mille fois plus qu’à vous, ce serait autant ◀de▶ paroles perdues. Bien loin de ◀la▶ persuader, je m’en ferais une ennemie : une fille amoureuse ne consulte que son cœur et son amant. Vous êtes apparemment instruite par votre expérience, lui dis-je. Cela se peut, dit-elle en riant, j’ai valu autrefois mon prix. Mais enfin, ajoutai-je, êtes-vous disposée à nous rendre service ? ◀De▶ tout mon cœur, dit-elle, quoique je voie bien à quels périls je m’expose. Je vous jure à mon tour, lui dis-je, un secret et une fidélité inviolable ; et que quoi qu’il nous arrive à ma femme et à moi, vous n’y serez jamais mêlée, et que qui que ce soit ne saura jamais que vous nous aurez prêté ◀la▶ main. Je ◀l’▶espère bien aussi, dit-elle. Je crois, ajouta-t-elle, avoir trouvé dans ma tête un prêtre tel qu’il nous ◀le▶ faut. Je ◀le▶ verrai dès aujourd’hui, et demain vous saurez ce que nous aurons fait ensemble ; donnez-vous ◀la▶ peine ◀de▶ passer ici. Je ◀le▶ lui promis, et voilà, ajoutai-je, en lui mettant dix louis dans ◀la▶ main, ◀le▶ paiement du secret que vous m’avez promis ; cela ne fera pas ◀de▶ tort au reste, pour ◀le▶ service que j’attends ◀de▶ vous. Ensuite je m’en allai fort content ◀d’▶avoir trouvé une femme ◀d’▶intrigue, et ◀de▶ ◀l’▶avoir mise dans mes intérêts.
Je fis savoir à Mademoiselle de l’Épine ce que j’avais fait, et lui demandai un rendez-vous pour lui dire ◀la▶ réponse que cette femme devait me faire ◀le▶ jour suivant, que je devais aller chez elle sur ◀les▶ neuf heures du matin. J’y allai en effet, sous ◀le▶ même prétexte ◀d’▶écriture qui m’y avait mené ◀les▶ autres fois. Son mari y était, elle ◀l’▶avait instruit ◀de▶ tout, et il avait eu toutes ◀les▶ peines du monde à consentir à ce que sa femme voulait faire, et ce ne fut qu’après bien du temps que je ◀le▶ gagnai. Cette femme me dit qu’elle avait parlé à ce prêtre, comme elle me ◀l’▶avait promis. Qu’il n’avait voulu s’engager à rien qu’il ne m’eût parlé. Que si je voulais, elle irait ◀le▶ quérir : qu’en tout cas je pouvais m’y fier, et être sûr du secret ; parce qu’outre qu’elle lui avait parlé sous ◀le▶ sceau ◀de▶ ◀la▶ confession, elle n’avait point nommé ◀les▶ masques ; et que ne me connaissant pas, je pouvais paraître en assurance. Que si il se rendait, c’était une affaire faite ; et que s’il ne se rendait pas, nous n’en serions pas plus mal : que du reste c’était un prêtre très pauvre, tel que ◀la▶ Normandie en fournit en quantité à ses voisins ; mais pourtant bon ecclésiastique, et honnête homme. J’envoyai chercher à déjeuner, et surtout ◀de▶ bon vin, parce que je voulais mettre cet ecclésiastique ◀de▶ bonne humeur ; après cela je ◀l’▶envoyai quérir.
Elle y alla, et ◀l’▶amena. Voilà Monsieur que je vous amène, dit-elle en me ◀le▶ présentant, vous pouvez parler ◀de▶ vos affaires ensemble tant que vous voudrez. Nous entrâmes lui et moi dans une chambre vuide à côté, dont cette femme avait ◀la▶ clef. Cette chambre était à louer, et c’est celle qui nous a servi depuis à ma femme et à moi, pour nos entrevues particulières. Sitôt que nous fûmes ensemble, je pris ◀la▶ parole. Il est inutile, Monsieur, lui dis-je, que je vous répète ◀le▶ sujet qui m’amène, ◀la▶ maîtresse du logis a dû vous en instruire. Il est vrai, Monsieur, dit-il, qu’elle m’a parlé ◀de▶ quelque chose ; mais comme ordinairement ◀les▶ femmes ne s’expliquent pas fort bien, je vous prie ◀de▶ m’en informer vous-même. Je crus que ◀la▶ meilleure explication était ◀de▶ parler ◀d’▶argent. Je lui dis superficiellement ◀le▶ tout ; et en lui montrant ce qui était dans ma bourse, voilà, poursuivis-je, ◀de▶ quoi il s’agit. Si vous ◀le▶ voulez, il est à vous ; si vous ◀le▶ refusez, tant pis pour vous ; cinquante louis ne se trouvent pas souvent avec tant de facilité, et si peu de risques. Il me dit qu’avant que ◀d’▶en venir là, il était bon ◀de▶ convenir des faits. Il se jeta dans un sermon ◀d’▶autant plus ennuyeux, qu’il n’est pas bon prédicateur. Il me prêcha sur ◀l’▶obéissance que ◀les▶ enfants doivent à leurs parents ; il me fit voir ◀les▶ malheurs arrivés à ceux qui en avaient manqué. Il me cita assez mal à propos ce qu’il savait ◀de▶ ◀l’▶Écriture et ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ◀le▶ tout comme des malédictions ◀de▶ Dieu ; et enfin je commençais à m’ennuyer tout ◀de▶ bon, lorsqu’on vint nous dire que nous nous mettrions à table quand nous voudrions. Je ◀le▶ pris par ◀la▶ main, et ◀l’▶emmenai.
Il n’était pas accoutumé aux bons morceaux ; car il mangea avec un très grand appétit ce qu’il trouva, qui ne valait pourtant pas grand-chose, et ne but que trois coups, encore ◀de▶ ◀l’▶eau rougie. Je n’ai jamais vu si bien manger et si peu boire. Cela ◀le▶ mit pourtant dans une autre situation. Il recommença son sermon ; mais il prit un autre texte, qui fut ◀l’▶attache que ◀les▶ gens mariés doivent avoir l’un pour l’autre, il réussit mieux : je lui répondis, et saint Paul fut cité là ◀de▶ bonne foi ◀de▶ part et ◀d’▶autre. Je lui fis connaître que je savais à quoi ◀le▶ mariage engageait, et que si je ne m’y comportais pas bien, ce ne serait pas par ignorance. Je lui jurai pour mon épouse, une tendresse et un attachement éternel ; je ◀le▶ résolus enfin. Il me dit que non seulement il nous épouserait ; mais qu’il nous donnerait même un certificat ◀de▶ mariage, à condition que nous ferions, elle et moi, tout ce qu’il voudrait exiger ◀de▶ nous pour notre sûreté réciproque. Qu’elle et moi nous ferions chacun une promesse mutuelle, signée et écrite ◀de▶ notre main devant lui, et sous sa dictée, par laquelle nous nous engagerions l’un à l’autre de rectifier par une nouvelle cérémonie, si besoin était, ce qui se trouverait ◀de▶ défectueux dans ce que nous célébrions ; et cela sitôt que nous pourrions ◀le▶ faire sans nous exposer aux inconvénients qui nous obligeaient au secret. Que ces inconvénients seraient cités dans nos promesses. Que nous scellerions cette promesse par une confession ◀de▶ nos péchés, et par un serment entre ses mains ◀de▶ tenir bon et valable ◀le▶ sacrement qu’il nous conférerait. Que ces deux promesses seraient signées, non seulement ◀de▶ nous, mais aussi ◀de▶ lui, et des témoins qui nous verraient marier, après ◀la▶ bénédiction, et devant ◀la▶ consommation. Que celle qui serait ◀de▶ ma main lui resterait à elle, et qu’elle serait cachetée ◀de▶ mon cachet, et que sur ◀l’▶enveloppe, je reconnaîtrais devant notaires, que ce qui y serait renfermé contiendrait ◀la▶ déclaration ◀de▶ ma pure et franche volonté. Bien loin de lui savoir mauvais gré ◀de▶ toutes ces précautions, je ◀l’▶en remerciai. Je lui promis ◀de▶ faire tout ce qu’il voudrait que je fisse, et ◀d’▶y faire consentir mon épouse.
Cela étant résolu ◀de▶ ◀la▶ sorte, nous prîmes jour au lendemain, à neuf heures dans ◀la▶ même chambre ; et pour ◀l’▶engager à tenir sa parole, je lui donnai une partie ◀de▶ ce qui était dans ma bourse. Je donnai ◀le▶ reste à notre hôtesse pour nous avoir des meubles ; et n’y ayant point assez, j’emmenai son mari au logis pour lui donner encore ◀de▶ ◀l’▶argent. Je lui recommandai ◀de▶ prendre ce qu’elle trouverait de plus propre, et de plus agréable à ◀la▶ vue. Je lui donnai un mémoire ◀de▶ ◀la▶ vaisselle qu’il nous fallait, afin que rien ne manquât, et elle réussit ; car dès ◀le▶ lendemain, je trouvai ◀la▶ chambre très propre.
Je ne savais comment m’y prendre pour instruire Mademoiselle de l’Épine ◀de▶ ce que j’avais fait, ni du rendez-vous où je ◀l’▶avais engagée pour ◀le▶ lendemain ; elle y avait songé pour nous deux. En effet, lorsque je fus prêt ◀d’▶entrer au logis, je trouvai une pauvre femme, qui, en me demandant ◀l’▶aumône, me montrait un bout ◀de▶ papier, et me faisait signe ◀de▶ ◀le▶ prendre. Je ◀le▶ pris, et lui payai ◀le▶ port fort grassement. Je ◀le▶ lus, il n’y avait que ces mots : Trouvez-vous à trois heures au même endroit, où ◀l’▶on vous a parlé la dernière fois. Je ne doutai pas un moment ◀de▶ quelle part venait ce billet, et j’allai à ◀l’▶heure précise dans ◀la▶ même église du faubourg. Je crus avoir pris une peine inutile, parce que je ◀la▶ trouvai fermée ; en tournant ◀la▶ tête, je ◀la▶ vis qui me faisait signe ◀d’▶avancer. Je ◀l’▶attendis au détour ◀d’▶une ruelle ; et lui dis que si elle voulait, je ◀la▶ conduirais dans un endroit où nous pourrions nous parler longtemps et en sûreté. Elle me refusa au commencement ; mais lui ayant dit ce que c’était, elle y consentit. Nous avions chacun renvoyé ◀le▶ fiacre qui nous avait amenés ; j’en envoyai chercher un autre, qui nous conduisit à notre chambre. Nous y montâmes ; un enfant m’en donna ◀la▶ clef, et j’y portai deux chaises.
Enfin, ma chère enfant, lui dis-je, nous serons bientôt l’un à l’autre ; vous êtes à présent dans ◀la▶ chambre qui verra ◀l’▶heureuse conclusion ◀de▶ nos amours. Oui, continuai-je, en me jetant à ses pieds, c’est ici que j’espère me dire que je serai ◀le▶ plus heureux ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, en possédant ce que toute ◀la▶ terre a de plus aimable. Levez-vous, me dit-elle, ◀les▶ yeux humides, je ne veux que votre seule satisfaction ; mais je crains bien qu’elle ne se tourne pour moi en une cruelle catastrophe. Hélas ! poursuivit-elle, pourquoi faut-il que ◀la▶ fortune mette entre nous tant de distance, lorsque ◀le▶ ciel nous unit ? Je prévois qu’en voulant faire votre bonheur, je ne ferai que ◀le▶ contraire.
Je tâchai ◀de▶ dissiper ◀de▶ son esprit tous ces funestes présages. Elle ne m’en fit plus rien paraître ; mais il est certain que ◀les▶ pressentiments ◀de▶ son cœur ◀l’▶ont toujours menacée du malheur qui lui est arrivé, et du véritable état où sa perte m’a mis pour ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours. ◀Les▶ larmes vinrent encore aux yeux de Des Prez à cet endroit ◀de▶ sa narration, et enfin il reprit son discours.
Je ◀l’▶informai ◀de▶ tout ce que j’avais fait, je lui dis que j’avais donné parole pour elle. Je ◀la▶ priai ◀de▶ me dire si j’avais passé ses ordres, et si elle était fâchée que je ◀l’▶eusse engagée si avant. Elle me répondit qu’elle n’avait qu’une parole, qu’elle ferait tout ce que je voudrais, et qu’elle ne manquerait pas ◀de▶ se trouver ◀le▶ jour suivant dans ◀le▶ même endroit où nous étions. Elle me dit que ◀la▶ lettre que je lui avais jetée ◀la▶ veille, ◀l’▶avait mise dans une si grande impatience, qu’elle aurait voulu me parler ◀le▶ jour même. Qu’elle avait fait écrire ◀le▶ billet qu’on m’avait donné, et qu’elle ◀l’▶avait mis entre ◀les▶ mains ◀d’▶une pauvre femme, avec ordre ◀de▶ me ◀le▶ donner en main propre : lui promettant, qu’outre ce qu’elle lui donnait, je lui en paierais bien ◀le▶ port ; et qu’avec cela, elle lui en avait encore promis autant pour ◀le▶ lendemain, si elle n’y avait pas manqué ; ce qu’elle saurait par ◀la▶ réponse.
Je m’informai ◀de▶ quelle manière elle ferait dans ◀la▶ suite, pour se trouver aux rendez-vous que je lui donnerais. Ne vous embarrassez pas ◀de▶ cela, me dit-elle, j’en fais mon affaire. Je n’en manquerai aucun, sitôt que vous paraîtrez ◀le▶ désirer. Espérez-vous, lui demandai-je, que votre mère vous laissera tout à fait sur votre bonne foi ? Oui, je ◀l’▶espère, reprit-elle ; et puisque vous voulez savoir comment, il faut vous ◀le▶ dire. Je ne veux pas qu’elle sache ce que nous traitons présentement ; mais quand ce sera une chose faite, on ◀l’▶en avertira : vous êtes en âge, il n’y a rien à dire ◀de▶ ce côté-là. Elle nous empêcherait ◀de▶ conclure, parce qu’elle ne veut point hasarder ◀de▶ se brouiller avec Monsieur Des Prez, qu’elle craint et qu’elle n’aime pas. Elle est encore choquée ◀de▶ son compliment, qu’elle n’oubliera jamais ; mais quand nous aurons terminé sans elle, elle sera la première à nous prêter son entremise pour cacher notre mariage ; crainte que s’il venait à être découvert, votre père ne ◀l’▶accusât ◀de▶ ◀l’▶avoir fait faire, et ne se vengeât sur elle du chagrin qu’il en aurait. J’approuve ce que vous dites, lui dis-je, mais trouvera-t-elle que notre mariage soit bon ? En approuvera-t-elle ◀les▶ formalités et ◀les▶ cérémonies ? Si notre mariage n’est pas bon, dit-elle, je n’y consentirai pas non plus : ne m’avez-vous pas dit, ajouta-t-elle, que ◀l’▶ecclésiastique qui s’en mêle, prend toutes sortes ◀de▶ précautions ? Oui, lui répondis-je : Eh bien, reprit-elle, c’est ce qui me fait dire que notre mariage étant bon, il sera inutile ◀de▶ ◀le▶ lui cacher. Mais ne m’avez-vous pas promis, lui dis-je, ◀de▶ vous donner à moi, pourvu que votre conscience fût en repos ? Je vous ◀le▶ promets encore, dit-elle : mais s’il n’y a que moi que ce mariage puisse satisfaire, je ne vous promets pas une grande ponctualité : et au contraire si ma mère en peut être satisfaite aussi, je vous ◀la▶ promets toute entière. ◀Le▶ mariage sera bon à mon égard, ajouta-t-elle, pourvu que celui qui nous donnera ◀la▶ bénédiction, soit effectivement prêtre. Je n’en demande pas plus pour moi ; mais pour ma mère, c’est autre chose. Vous concevez bien ce que je veux dire, je me livre toute à vous, je me contente ◀d’▶être votre épouse devant Dieu, et je vous laisse ◀le▶ maître ◀de▶ me faire passer pour une malheureuse devant ◀les▶ hommes. Non, lui dis-je, en me jetant une seconde fois à ses genoux, vous ne serez point trompée ; je n’abuserai point ◀de▶ votre confiance ; vous serez mon épouse, et devant Dieu et devant ◀les▶ hommes, ◀la▶ seule mort nous arrachera l’un à l’autre. Je ◀l’▶espère ainsi, dit-elle ; j’ai trop bonne opinion ◀de▶ vous pour craindre que vous m’abandonniez jamais ; ou si vous ◀le▶ faites, j’aurai du moins ◀le▶ funeste plaisir ◀de▶ vous voir violer ◀la▶ bonne foi ◀d’▶un sacrement, et ◀de▶ vos serments que ◀les▶ plus féroces respectent ; et tout au moins si je suis criminelle devant ◀les▶ hommes, je me croirai innocente devant Dieu.
◀La▶ maîtresse du logis revint ◀de▶ ses emplettes ; elle était suivie par des portefaix chargés ◀de▶ ce qu’elle avait acheté pour nous. Nous ne fîmes pas semblant ◀d’▶y prendre intérêt. Elle vit ma maîtresse, elle se récria sur sa beauté, et en fit ◀l’▶éloge en connaisseuse. Nous y fîmes collation, après quoi elle sortit, ayant promis ◀de▶ se retrouver à neuf heures ◀le▶ lendemain au même endroit. Je ◀la▶ suivis ◀de▶ près, après avoir donné ordre pour un déjeuner dans ◀les▶ formes.
Nous nous trouvâmes à ◀l’▶assignation presque en même temps. Elle trouva sa chambre fort propre, et bien en ordre pour si peu de temps, et en effet tout était bien choisi. Après que nous eûmes examiné tout, je priai notre hôtesse ◀d’▶aller quérir cet ecclésiastique que nous attendions. Pendant qu’elle y alla, je restai seul avec Mademoiselle de l’Épine, qui retomba dans ses appréhensions. Je ◀le▶ remarquai à un air ◀de▶ tristesse qui se répandit tout ◀d’▶un coup sur son visage, et à ses yeux, qui devinrent humides. Avez-vous encore quelque chose dans ◀l’▶esprit qui vous chagrine, ma chère enfant, lui demandai-je ? Au nom de Dieu prenez part à ma joie : je ne ◀la▶ goûterai pas entière, si vous ne ◀la▶ partagez avec moi. Je ◀la▶ partage autant que je puis, me répondit-elle ; mais je ne puis m’empêcher ◀de▶ jeter ◀les▶ yeux sur ◀l’▶avenir, et je vous avoue qu’il m’épouvante ; mais que cela ne vous fasse aucune peine, ajouta-t-elle, ce n’est que pour vous que je crains ; car pour moi je ne prends aucun soin ◀de▶ ce qui me regarde, et pourvu que vous soyez heureux, s’il est vrai, comme vous ◀le▶ dites, que vous attachiez votre bonheur à ma possession, je ne me repentirai jamais ◀de▶ tout ce que j’aurai fait pour vous.
Je ne serai jamais heureux, repris-je, que vous ne soyez heureuse aussi, soyez-en certaine, et quoique tout mon bonheur soit en effet attaché à votre personne et à votre possession, je renoncerais volontiers à l’une et à l’autre, si je craignais qu’il vous en coûtât ◀le▶ moindre chagrin dans ◀la▶ suite. Je suis bien persuadée, me dit-elle, que ce sont là vos véritables sentiments à présent : je suis même bien sûre, ajouta-t-elle languissamment, du moins je crois devoir ◀l’▶être, que mes malheurs ne viendront jamais ◀de▶ vous, ni que vous n’y contribuerez pas ; mais je ne puis me figurer que je sois née pour être heureuse. Quelque malheur néanmoins qui m’arrive, je ne vous en accuserai jamais. Je n’accuserai que ◀le▶ penchant qui m’entraîne, et ◀l’▶étoile ◀de▶ ma naissance. Elle ne pouvait faire ces sortes ◀de▶ réflexions sans être toute baignée ◀de▶ larmes ; et quoique je fisse mon possible pour ◀les▶ dissiper, j’en étais moi-même attendri.
◀Le▶ prêtre que nous attendions arriva. Nous restâmes seuls avec lui plus ◀d’▶une grosse heure ; et comme il vit une demoiselle qui était non seulement parfaitement belle, comme je lui avais dit, mais qui, contre son espérance était parfaitement bien mise, et dont ◀la▶ présence imposait du respect, il ne dit rien que ◀de▶ bon sens et ◀de▶ fort honnête. Il nous fit une petite exhortation fort juste pour ◀l’▶engagement où nous allions entrer. Il nous fit voir que c’était à nous que ◀l’▶Écriture parlait, quand elle dit qu’il faut qu’un homme quitte tout pour sa femme, et respectivement une femme pour son mari. Que nous étions obligés ◀de▶ suivre ses paroles à ◀la▶ lettre beaucoup plus que ◀les▶ autres gens mariés. En effet, dit-il, ceux dont ◀les▶ parents ont fait ◀le▶ mariage, ont quelque sujet ◀de▶ se plaindre ◀d’▶eux, lorsqu’ils ne sont pas aussi contents dans leur union qu’ils espéraient ◀l’▶être. Ils peuvent leur dire, c’est vous qui m’avez choisi une femme ou un mari : vous m’êtes garants ◀de▶ sa méchante conduite et ◀de▶ sa mauvaise humeur. Si j’avais choisi moi-même, je serais mieux et je vivrais content ; mais vous avez voulu que je m’en rapportasse à votre choix, et ma complaisance pour vos volontés me coûte toute ◀la▶ tranquillité ◀de▶ ma vie, et me coûtera peut-être mon salut éternel, par ◀les▶ péchés que me fait commettre ◀la▶ chaîne qui me lie avec une personne que je ne puis aimer, et dont ◀l’▶esprit tout opposé au mien, fait ◀de▶ notre domestique une vive image ◀de▶ ◀l’▶enfer, par ◀la▶ discorde éternelle qui y règne. Vous n’êtes point dans ce cas-là, ajouta-t-il en parlant à nous, vous vous choisissez l’un l’autre ; il faut vous résoudre à ne vous jamais quitter. Vous, Monsieur, me dit-il, vous prenez cette demoiselle qui n’a pas tant de biens que vous, ce n’est qu’une considération mondaine qui vous engage au secret. Ce bien n’est rien devant Dieu, mais ◀le▶ sacrement sera toujours un sacrement. Ce ne serait point elle que vous tromperiez, ce serait vous-même. Vous ne vous moqueriez pas ◀de▶ Dieu impunément ; ainsi il faut vous résoudre à courir avec elle tous ◀les▶ risques où vous ◀l’▶engagez, et à ne ◀l’▶abandonner jamais, quoi qu’il en puisse arriver. Vous, Mademoiselle, continua-t-il, parlant à elle, vous vous donnez à Monsieur. Vous savez à quoi une honnête femme est obligée, mais outre ◀la▶ fidélité et ◀l’▶obéissance, vous êtes en votre particulier obligée à mille autres devoirs qui n’engagent point ◀les▶ autres. ◀L’▶amour que Monsieur a pour vous, ◀l’▶engage à vous épouser ; comptez que cet amour n’est rien, qu’il sera bientôt évanoui, à moins qu’il ne soit soutenu par une conduite ◀de▶ votre part toute soumise, toute sage, et toute vertueuse, et par un entier dévouement. Vous êtes ◀d’▶autant plus obligée à nourrir cet amour, et à vous en faire estimer, que ◀le▶ moindre faux pas dans votre conduite, et ◀le▶ moindre sujet ◀de▶ plainte que vous pourrez lui donner, deviendront à ses yeux des crimes sans retour et sans pardon. Il pourra s’en faire un droit ◀de▶ mépriser en même temps votre personne et ◀le▶ sacrement, dans quoi il serait peut-être soutenu par ◀les▶ lois humaines. Enfin il parla fort juste, et ne fit aucune façon ◀de▶ dîner avec nous, il était trop tard pour déjeuner. Notre repas se fit avec assez ◀de▶ joie ; ◀l’▶hôtesse, dont ◀le▶ mari était à ◀la▶ ville, nous servit à table.
Après ◀le▶ dîner, il nous fit écrire à tous deux une promesse ◀de▶ mariage, ou plutôt une reconnaissance fort longue, qui est assurément bien faite, et qui, je crois, se serait soutenue en justice. C’était même chose, il n’y eut que ◀les▶ noms transposés, et ◀la▶ différence du masculin au féminin. Nous nous jurâmes un secret inviolable ; après quoi je lui demandai quand il voudrait nous donner ◀la▶ bénédiction. Il nous dit qu’il ne nous ◀la▶ donnerait point qu’il ne nous eût vus à ◀la▶ messe et à confesse l’un et l’autre ; et qu’après cela ce serait quand nous voudrions. Il n’y avait pas ◀le▶ mot à dire ; cela était ainsi sur ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage. Nous prîmes jour pour nous confesser, moi ◀le▶ lendemain, et elle ◀le▶ dimanche ensuite, et au lundi suivant six heures du matin pour être mariés. Il nous promit ◀de▶ nous attendre dans sa chapelle, et s’en alla.
Nous restâmes encore seuls Mademoiselle de l’Épine et moi : elle me dit que cet ecclésiastique lui paraissait ◀de▶ bon sens et honnête homme, et qu’elle croyait que sa mère n’aurait rien à dire contre ce que nous faisions : en effet, excepté que ◀les▶ lois du prince n’étaient pas suivies pour ◀la▶ publication des bans, ni ◀l’▶enregistrement du mariage sur ◀le▶ livre ◀de▶ paroisse, ◀le▶ reste était conforme à ◀la▶ pratique ordinaire, et ◀l’▶on ne pouvait pas dire que notre mariage ne fût bon. Elle me parut avoir ◀l’▶esprit content. Elle visita sa chambre ◀d’▶un bout à l’autre ; elle en fut satisfaite. Je lui dis que j’avais promis cinquante louis ◀d’▶or à cette femme ; et en même temps je ◀l’▶obligeai ◀de▶ prendre une bourse, et lui dis ◀de▶ lui payer sa part : elle ◀l’▶appela, et lui fit nettoyer ce qui restait du dîner.
Je suis fort contente, lui dit-elle ensuite, des meubles que voilà, je vous remercie ◀de▶ vos soins. Monsieur Des Prez vous a promis cinquante louis ◀d’▶or, ce sont vingt-cinq pour chacun, voilà ma part. Cette femme ◀les▶ prit après quelque petite difficulté. Je vois bien, poursuivit Mademoiselle de l’Épine, que nous dînerons ici lundi ; c’est moi qui veux donner à dîner. Tenez, voilà ◀de▶ ◀l’▶argent, traitez-nous bien, ce sont mes noces ; il faut que je m’y divertisse : cette femme ◀le▶ lui promit et sortit.
Etant seul encore avec elle, je fis inutilement ce que je pus pour avancer ◀la▶ conclusion. Non, non, me dit-elle, vous ne triompherez pas ainsi ◀de▶ ma faiblesse. Comme je vis bien que je perdrais mon temps, je ne ◀la▶ pressai pas davantage. Je lui demandai comment elle ferait pour se trouver aux rendez-vous, surtout ◀le▶ lundi qu’elle serait peut-être dehors toute ◀la▶ journée. Je viendrai, me dit-elle, dimanche à ◀l’▶église avec une ◀de▶ mes sœurs. ◀De▶ là j’irai voir une dame qui est ◀de▶ mes bonnes amies, et ◀de▶ celles ◀de▶ ma mère. Je ◀la▶ prierai ◀de▶ m’envoyer quérir ◀le▶ jour même au soir pour quelque partie ◀de▶ promenade hors de Paris. Je sais bien qu’elle n’y viendra pas ; mais toujours ce sera un prétexte pour sortir du logis ◀le▶ lundi matin ; et je dirai à cette dame que j’ai envie ◀d’▶aller au Mont Valérien, mais que je n’ai pas pu en avoir ◀la▶ permission. Cette dame me rendra ce service-là, j’en suis sûre. Au pis-aller j’en serai quitte pour être grondée ◀de▶ ma mère : je ◀l’▶ai été mille fois pour des bagatelles, et cette occasion-ci mérite bien que je ◀le▶ hasarde une fois ◀de▶ gaieté ◀de▶ cœur. Je m’y trouverai toujours, poursuivit-elle, ◀de▶ quelque manière que ce soit. Nous nous embrassâmes, et elle s’en retourna.
J’envoyai chercher un serrurier, à qui je recommandai une serrure et trois clefs, afin que ma femme, notre hôtesse et moi en eussions chacun une ; et comme il était de bonne heure, et que notre hôte était revenu, je restai avec lui quelque temps. Je lui promis ◀de▶ ◀le▶ servir, soit par moi, soit par mes amis, pour lui faire avoir un emploi stable. Je ◀l’▶ai fait, et Dieu aidant, j’aurai toute ma vie soin ◀de▶ sa fortune. Sa femme vivement pénétrée ◀de▶ reconnaissance et ◀de▶ ◀la▶ beauté ◀de▶ ma future épouse, ne pouvait se lasser ◀d’▶en parler avec mille exclamations. Elle ◀l’▶aima tellement dès ce moment-là, qu’il n’y a point ◀de▶ service qu’elle ne lui ait rendu : et ◀la▶ pauvre femme, à ◀l’▶heure qu’il est, est presque ma seule consolation, tant ◀la▶ mort funeste ◀de▶ mon épouse ◀l’▶a touchée ; et je répondrais bien que ses regrets sont aussi sincères que les miens. ◀Les▶ pleurs vinrent encore aux yeux de Des Prez à cet endroit ◀de▶ sa narration.
Comme je sortais ◀de▶ cette maison, poursuivit-il, ◀le▶ dimanche après-midi, je rencontrai ◀l’▶ecclésiastique qui devait nous marier ◀le▶ lendemain, et comme il allait se promener nous allâmes ensemble.
Nos pas nous conduisirent insensiblement dans ◀le▶ jardin des capucins ◀de▶ ◀la▶ rue Saint-Honoré, lieu fort éloigné ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ mon père. Nous nous y assîmes sur un banc. Un capucin ◀de▶ ◀la▶ connaissance ◀de▶ ce prêtre se joignit à nous, et comme je ne ◀les▶ connaissais pas assez particulièrement pour avoir ◀d’▶autre entretien avec eux, que sur ◀la▶ dévotion, nous en parlâmes à fond. Par ◀le▶ plus grand hasard du monde mon père était dans ce même jardin, qui me voyant avec un prêtre et un religieux, eut ◀la▶ curiosité ◀de▶ savoir ce que nous disions. Il vint auprès de nous et nous écouta. Nous étions sur un sujet tel que je n’aurais pas pu choisir mieux, c’était celui ◀de▶ ◀l’▶enfant prodigue. ◀Le▶ sermon sur une sincère conversion, et un vrai retour à Dieu, après beaucoup de désordres, fut poussé à fond, et en vérité ◀l’▶air dont cet ecclésiastique et ce religieux parlaient, m’inspira ◀de▶ ◀la▶ dévotion ; et quoiqu’ils ne dissent que ce que j’avais mille fois entendu dire, cela alla si avant, que ◀les▶ larmes m’en vinrent aux yeux. Je me retournai pour ◀les▶ essuyer et cacher mon trouble, et j’aperçus justement mon père derrière moi, une treille entre deux. Je vous laisse à penser quel fut mon étonnement. J’eus peine à me remettre du désordre où sa présence m’avait jeté. Il s’en aperçut : ◀le▶ mal n’est pas bien grand, Monsieur, me dit-il, vous pourriez plus mal employer votre temps ; je ne savais pas que vous fussiez si honnête homme. Je ne répondis pas un mot ; je lui fis une profonde révérence, et je sortis avec ◀le▶ prêtre qui m’avait amené.
En rentrant ◀le▶ soir dans ◀le▶ logis, j’appris qu’il était dans une terrible colère contre moi, et qu’il avait déjà deux ou trois fois demandé si je n’étais pas revenu, et n’avait pas voulu souper sans moi. Je me crus perdu, et qu’il avait entendu quelque chose ◀de▶ mon mariage avec ce prêtre, quoique je ne me souvinsse pas ◀d’▶en avoir parlé. Cela me mettait au désespoir ; mais je me trompais, c’était tout ◀le▶ contraire. Je n’ai jamais su ce que ◀les▶ religieux lui avaient fait, surtout ◀les▶ Mendiants : mais il ◀les▶ haïssait comme ◀la▶ peste. Tout aussitôt que j’avais été sorti ◀de▶ ce couvent, il avait demandé au portier si j’y allais quelquefois. Celui-ci lui dit que oui, ce qui était vrai : parce que Gallouin votre ami et le mien qui s’était mis dans cet ordre, avait resté du temps dans ce couvent, et que j’avais été fort souvent ◀le▶ voir. Cette réponse jointe à ce qu’il m’avait entendu dire à deux hommes ◀d’▶Église, et ce congé que depuis sept ou huit jours j’avais donné sans sujet à mon laquais, sans en avoir voulu ◀d’▶autre qui dépendissent ◀de▶ lui, lui persuada que je voulais me rendre religieux, et que je n’avais congédié ce garçon, et ne sortais plus qu’à pied, qu’afin que mes démarches ne fussent point éclairées. Il avait raison dans ◀le▶ fond : mais ◀la▶ conséquence qu’il en tirait était toute autre.
Il s’était déjà emporté contre ◀le▶ couvent, ce fut bien pis quand il me vit. Parbleu Monsieur, me dit-il, vous me préparez une belle récompense ! Avez-vous peur ◀de▶ n’avoir pas ◀de▶ quoi vivre, ou ◀de▶ n’en pas gagner, que vous voulez jurer ◀d’▶en gueuser ? Si je vous croyais, ajouta-t-il avec une fureur terrible, ◀l’▶âme assez basse pour vous jeter dans un couvent, je vous tordrais morbieu ◀le▶ cou tout à ◀l’▶heure ; ou je vous enfermerais dans un endroit où vous seriez aussi bien claquemuré pour ◀le▶ moins. Fi, au diable, poursuivit-il, misérable âme ◀de▶ boue, et ◀de▶ crapule ! Vous n’en serez morbieu pas pendant ma vie, c’est ◀de▶ quoi je vous réponds ; j’y mettrai bon ordre.
Je ne fus pas fâché ◀de▶ ◀le▶ voir dans cette crainte. Je me contentai ◀de▶ lui jurer que je ne disposerais pas ◀de▶ moi ◀de▶ ce côté-là sans son consentement. Il continua ses invectives contre ◀les▶ religieux, dont je ne me mis pas fort en peine : je n’avais aucune envie ◀de▶ ◀l’▶être. Pendant tout ◀le▶ souper, il ne parla ◀d’▶autre chose, et ◀les▶ déchira terriblement. Je ne sais point ◀le▶ sujet ◀de▶ haine qu’il avait contre eux ; mais bien loin de leur faire aucune charité, il ◀les▶ brusquait partout où il ◀les▶ trouvait. Il est pourtant fort aumônier, mais il n’y a que ◀les▶ vieillards, ◀les▶ enfants trouvés, et ◀les▶ estropiés, tous hors ◀d’▶état ◀de▶ gagner leur vie, qui se ressentent ◀de▶ ses libéralités : à propos de quoi je me souviens ◀d’▶une brusquerie que je vis, et qu’il faut que je vous dise.
Il était un jour devant sa porte à faire raccommoder un tuyau ◀de▶ plomb qui donnait ◀de▶ ◀l’▶eau au logis. Dans ◀le▶ temps qu’il regardait travailler ◀les▶ paveurs et ◀les▶ plombiers, il vint une manière ◀d’▶ermite lui demander ◀l’▶aumône. Pour toute réponse il lui montra ◀les▶ ouvriers. Ces gens-là travaillent, dit-il, ils gagnent leur vie, et ne sont point à charge au public ; et si, poursuivit-il, ◀la▶ sotte dévotion des chrétiens n’entretenait point tant de bouches inutiles, on ne verrait point en France tant de fainéants ni ◀de▶ vagabonds. Entendez-vous bien, ajouta-t-il en ◀le▶ regardant ? Ce religieux confus, lui tourna ◀le▶ dos.
Pour revenir à mon sujet, il tourna si bien en ridicule ◀les▶ besaciers, c’est ainsi qu’il ◀les▶ nommait, que tous ◀les▶ domestiques crurent qu’il était instruit à fond ◀de▶ mes intentions, et que je voulais absolument me faire capucin, et que c’était pour qu’on n’en sût rien, que j’avais envoyé mon laquais. Voilà ◀le▶ fondement du bruit qui s’en est répandu dans tout ◀le▶ quartier. Il envoya chercher ce laquais, et lui ordonna devant moi ◀de▶ ne me pas plus quitter que mon ombre, et ◀de▶ ◀l’▶instruire ◀de▶ toutes mes actions : et si tu y manques, lui dit-il, regarde-moi bien, tu verras un homme qui te fera pendre. Souviens-toi ◀de▶ ce que je te promets. Je suis ◀de▶ parole, et je saurai si tu m’obéiras. Il ne m’en fallait pas tant dire, je compris fort bien que dès ◀le▶ lendemain je serais suivi. Je ◀le▶ prévins en sortant avant jour par ◀le▶ jardin, et fis tant de tours avant que de prendre ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶église où je voulais aller, qu’il aurait fallu être pis que diable pour ne me pas perdre.
J’arrivai à ◀l’▶heure précise. On m’attendait dans une petite chapelle qui fut fermée dès que j’y fus entré ; et n’y ayant qui que ce soit qui ne fût ◀de▶ notre intelligence, nous fûmes promptement épousés. On ouvrit ensuite ◀la▶ porte, et ce prêtre dit ◀la▶ messe publiquement. Mon épouse sortit la première, ◀les▶ autres ◀la▶ suivirent. Je restai avec cet ecclésiastique que je récompensai fort honnêtement. Je ◀le▶ priai ◀de▶ venir manger un morceau avec nous, il y vint, et ma femme lui fit aussi un présent fort honnête. Avant que de dîner ou déjeuner, il prit nos promesses ◀de▶ mariage, qu’il avait gardées depuis cinq jours ; il nous ◀les▶ fit dater et signer, et ◀les▶ certifia, et ◀les▶ fit certifier par quatre personnes qui étaient du secret ; savoir notre hôte, deux marchands qui demeuraient proche de là, et un officier ◀de▶ campagne, tous ◀de▶ ses amis ; et dont il avait répondu. Il nous fit en leur présence prêter ◀le▶ serment qu’il avait exigé, ◀de▶ tenir tout pour bon et valable. Il me donna ◀la▶ promesse qui était écrite ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ mon épouse, et me mena dans sa chambre, où il fit venir deux notaires devant qui j’enveloppai ce que j’avais écrit, et ◀le▶ cachetai ◀de▶ mon cachet, et sur ◀l’▶enveloppe je reconnus que ce qui y était renfermé était écrit et signé ◀de▶ ma main, et contenait ma pure et franche volonté, en cas ◀de▶ mort ou ◀d’▶autre accident, que je voulais qui fût secrète pour ◀les▶ raisons qui y étaient expliquées. Ces notaires crurent que c’était un testament que je déposais entre ◀les▶ mains ◀de▶ cet ecclésiastique.
Nous retournâmes ensuite au logis, où il donna ce paquet à mon épouse. Voilà, Mademoiselle, lui dit-il, tout ce qui se peut humainement faire devant ◀les▶ hommes pour votre sûreté. Pour devant Dieu ayez ◀la▶ conscience en repos. Votre mariage est bon, gardez ce paquet, et ne ◀le▶ décachetez point que lorsqu’il en sera temps, et prenez en ◀l’▶ouvrant toutes ◀les▶ précautions qui vous seront conseillées par ◀les▶ habiles gens ◀de▶ justice, et surtout ◀de▶ probité et ◀de▶ vos amis. Je crois qu’après cela il n’y avait plus rien à dire et qu’elle pouvait me regarder comme son époux, sans aucune difficulté : aussi n’en fit-elle point, et j’eus lieu ◀de▶ me louer ◀d’▶elle.
Elle était venue en robe avec un simple petit corset ; je lui sus bon gré ◀de▶ cette négligence. Quoique nous fussions à plus ◀de▶ quinze jours après Pâques, ◀le▶ temps n’était pas propre à porter des habits légers ; et pendant que nous avions été dehors ce prêtre et moi, elle s’était coiffée ; de sorte qu’au retour nous ◀la▶ trouvâmes sous ◀les▶ armes, et dans ◀l’▶état ◀d’▶une femme qui veut plaire. Elle avait une robe ◀de▶ brocard bleu, rayé ◀d’▶argent, un corset de même couleur, qui sans gêner laissait paraître ◀la▶ beauté ◀de▶ sa taille. Un jupon ◀de▶ satin blanc, avec une dentelle et une frange ◀d’▶argent, et une jupe de même étoffe que sa robe, avec une dentelle ◀d’▶Espagne, et une campane ◀d’▶argent. Un soulier ◀de▶ maroquin noir, avec une tresse ◀d’▶argent, et une boucle ◀de▶ diamants. Un bas ◀de▶ soie noire avec un fil ◀d’▶argent sur ◀les▶ côtés et ◀le▶ derrière : fort bien coiffée en cheveux, ◀de▶ fort beau linge et un fort beau fil ◀de▶ perles : enfin elle était dans un état à charmer. Nous dînâmes fort bien, avec nos témoins ; mais quoique ◀le▶ dîner fût propre et bon, il ne laissa pas ◀de▶ m’ennuyer. On eut bientôt desservi, ◀la▶ compagnie se retira, et nous restâmes seuls elle et moi, environ vers ◀les▶ deux heures.
Des Prez recommença ici ses soupirs, et ses doléances. Ces moments heureux sont passés pour moi, s’écria-t-il, je ne ◀la▶ verrai plus, elle est morte ! Et mille autres choses qu’il dit ◀de▶ pareille nature : ensuite il continua ◀d’▶un ton plus tranquille quille. Je restai avec elle jusques à sept heures du soir. Notre tête-à-tête ne fut interrompu que pour faire collation, où nous mangeâmes du reste ◀de▶ notre dîner, avec plus ◀d’▶appétit que lorsqu’on ◀l’▶avait servi la première fois. Nous prîmes un autre rendez-vous à deux jours ◀de▶ là, parce qu’elle ne ◀le▶ pouvait pas plus tôt.
Je lui donnai une des trois clefs que j’avais fait faire. Je laissai sur ◀la▶ table tout ce qu’il fallait pour écrire, étant convenus que toutes les fois que nous viendrions, ce qui serait ◀le▶ plus souvent que nous pourrions, tant ◀d’▶un côté que ◀d’▶autre, nous nous indiquerions ◀de▶ nouveaux rendez-vous, si nous ne nous y trouvions pas à ◀la▶ même heure, ou que l’un ◀de▶ nous deux ne pût pas attendre l’autre, et que nous nous instruirions ◀de▶ nos affaires. J’achevai ◀de▶ satisfaire notre hôtesse, elle me promit ◀d’▶avoir soin ◀de▶ notre ménage. Je lui donnai une autre clef ◀de▶ ◀la▶ chambre, et je sortis ◀de▶ cette maison ◀le▶ plus content ◀de▶ tous ◀les▶ hommes.
Je ne craignis plus que mon laquais, mais pour ◀le▶ mettre hors ◀d’▶œuvre, je fis louer une autre chambre dans une maison ◀d’▶à côté, qui appartenait au même propriétaire, et ◀de▶ son consentement, je fis faire une porte ◀de▶ communication ◀d’▶une chambre à l’autre, de sorte que ma femme n’entrait point par ◀la▶ même porte que moi : ainsi mon laquais qui montait avec moi chez cet homme, et qui restait toujours en haut pendant que j’y étais, n’avait garde ◀de▶ ◀la▶ voir ni entrer ni sortir. Quand je savais qu’elle était dans sa chambre, ce que je connaissais par une petite corde qu’elle tirait, j’envoyais mon laquais me chercher mille bagatelles, qu’il allait toujours quérir l’une après l’autre. Lorsqu’elle n’y était pas, mon hôtesse m’allait quérir ◀les▶ lettres qu’elle avait laissées, et j’y faisais réponse dans ◀le▶ moment. Ainsi je n’entrais jamais dans cette chambre en présence de mon laquais, et jamais que ma femme n’y fût ; et tous ◀les▶ jours j’allais chez cet homme, sous prétexte de nouvelles écritures.
Je vous ai dit que ma femme était fertile en inventions ; vous en allez voir une preuve. Nous nous étions trouvés un jour ensemble, et y avions passé toute une après-midi. Nous ne devions nous revoir ◀de▶ trois jours, ne croyant pas qu’elle pût avoir ◀la▶ commodité plus tôt. Elle ◀l’▶eut dès ◀le▶ lendemain ; il fallait me ◀le▶ faire savoir dans ◀le▶ moment. J’étais sur ◀le▶ rempart à me promener avec deux ◀de▶ mes amis ; elle me vit ◀de▶ sa fenêtre, et écrivit ce mot-ci [ :]Je vais dans notre chambre, je vous y attendrai.
Elle vint où nous nous promenions, et prit ◀le▶ temps que nous marchions devant elle. Elle m’appela tout haut, je me retournai et ◀la▶ vis : voilà Monsieur, me dit-elle ◀d’▶un air enjoué, un billet qui vient de tomber ◀de▶ votre basque : votre maîtresse est bien à plaindre, ◀d’▶avoir un amant si peu soigneux, et me donna ce billet sans s’arrêter. Ceux qui étaient avec moi ◀la▶ connaissaient fort bien ; mais comme je ne ◀la▶ voyais point devant ◀le▶ monde, et qu’âme qui vive ne soupçonnait notre intelligence, ils me firent ◀la▶ guerre ◀de▶ mon peu de soin. Je lus ce billet et ◀le▶ déchirai avec tant ◀d’▶indifférence, que je ◀les▶ laissai persuadés qu’il me touchait très peu. Je restai avec eux, et enfin nous nous séparâmes pour aller à nos affaires, sans que je parlasse le premier ◀d’▶en avoir. Je ◀la▶ trouvai, et lui dis que j’admirais sa présence ◀d’▶esprit, mais qu’il fallait agir avec circonspection dans ces sortes ◀de▶ coups, et ne ◀les▶ pas hasarder souvent.
Je ◀la▶ vis un jour à ◀la▶ messe, elle me parut malade, j’en fus en peine. J’allai ◀l’▶après-midi dans notre chambre sans croire ◀la▶ trouver : elle y était, et dormait. Notre hôtesse qui m’entendit, me fit signe qu’elle voulait me parler, et en même temps ◀de▶ ne point faire ◀de▶ bruit. J’allais entrer dans cette chambre d’abord, parce que mon laquais ne m’avait pas suivi. Cette femme me dit que mon épouse était venue il y avait environ une heure. Qu’elle lui avait dit, qu’elle avait un si grand mal ◀de▶ tête qu’elle n’avait pas pu clore ◀l’▶œil ◀la▶ nuit. Qu’elle s’était jetée sur son lit en arrivant, ne croyant pas que je viendrais de ◀la▶ journée, ou du moins sitôt et qu’elle s’était endormie. Je vous prie, ajouta cette femme, ◀de▶ ◀la▶ laisser reposer, elle en a besoin. Allez faire un tour et revenez. Je sortis, et quand je revins, plus ◀de▶ trois heures après, je ne ◀la▶ trouvai plus. Il n’y avait qu’un moment qu’elle était retournée. Je trouvai sur ◀la▶ table un billet qu’elle avait laissé. ◀Le▶ voici.
BILLET.
Je ne croyais pas qu’un mari dût respecter ◀le▶ sommeil ◀de▶ sa femme, surtout dans un lieu où il sait bien que ◀l’▶envie ◀de▶ dormir ne ◀l’▶amène pas. Je vous remercie ◀de▶ votre discrétion. N’appréhendez rien ◀de▶ ma maladie, je suis en bonne santé, et fort aise ◀de▶ vous en assurer ; car apparemment vous avez craint que je ne vous communiquasse mon mal. J’ai perdu mes pas, je ne ◀les▶ aurais pas perdus il n’y a que trois mois. ◀L’▶amour que vous aviez pour moi dans ce temps-là, n’était point si respectueux, mais il ◀l’▶est devenu. Comptez pourtant que je ne veux pas perdre ce que j’étais venu chercher, et que je reviendrai demain à ◀la▶ même heure, où je prétends que vous m’acquittiez ce que vous me devez pour aujourd’hui, et ce que vous me devrez pour demain.
Je trouvai ce billet fort spirituel, et ◀la▶ plainte qu’elle m’y faisait ◀de▶ ◀la▶ tiédeur ◀de▶ mon amour, me parut tendre et nouvelle. Je lui en écrivis un autre sur ◀le▶ même ton, pour me jouer ◀d’▶elle comme elle avait voulu se jouer ◀de▶ moi. ◀Le▶ voici.
RÉPONSE.
J’ai respecté votre sommeil, parce que j’ai cru que vous en aviez besoin, et que votre maladie n’était pas feinte. Vous pouvez dormir à votre aise aujourd’hui si vous voulez, car ◀le▶ cœur me dit que je serai malade lorsque vous lirez ce billet-ci. J’ai craint ◀de▶ gagner votre mal ; et je ne veux pas vous exposer aux risques du mien. Vous avez tant de fois refusé ou reçu malgré vous ce que je vous devais, que je suis persuadé que ◀le▶ paiement ne vous inquiète guère, c’est pourquoi, trouvez bon que je diffère pour trois mois. ◀L’▶amour reprendra pendant ce temps-là ◀la▶ même vivacité qu’il a perdue par un pareil espace ◀de▶ temps, et ne sera plus si respectueux.
J’instruisis notre hôtesse du billet et ◀de▶ ◀la▶ réponse, et ◀de▶ ce qu’elle devait faire ◀de▶ son côté. Je revins ◀le▶ lendemain avant elle ; je me cachai lorsque je ◀l’▶entendis. Notre hôtesse lui dit que j’étais sorti ◀la▶ veille en colère, après avoir écrit ◀le▶ billet qui était sur ◀la▶ table. Ha mon Dieu ! s’écria-t-elle, après ◀l’▶avoir lu ; se peut-il qu’il ait pris feu sur une simple plaisanterie que je lui faisais ? Je lui vis ◀les▶ larmes aux yeux, je ne voulus pas lui faire davantage ◀de▶ peine je ◀la▶ vins embrasser, et notre paix fut bientôt faite.
Je lui demandai si elle voulait que nous allassions nous promener ensemble, elle y consentit ; et c’est ◀la▶ seule fois que nous y ayons été ◀de▶ compagnie ; encore étions-nous bien sûrs ◀de▶ ne trouver personne ◀de▶ ce côté-là. Nous revenions ◀de▶ notre promenade, quand ◀le▶ diable qui se mêle ◀de▶ tout, nous exposa à une aventure toute extraordinaire.
C’était dans ◀les▶ plus beaux jours ◀de▶ ◀l’▶année. Toute ◀la▶ campagne était couverte ◀de▶ grains près ◀d’▶être coupés. Une petite pluie qu’il avait fait ◀le▶ matin, avait abaissé ◀la▶ poussière, et rendait ◀la▶ terre ferme. ◀Le▶ soleil était couvert ; et un petit vent qu’il faisait, tempérait ◀l’▶ardeur ◀de▶ ◀la▶ saison. Je vous ai dit que ma femme était courageuse, et hardie dans ◀l’▶exécution ◀de▶ ce qu’elle avait entrepris, vous allez ◀le▶ voir. ◀La▶ hauteur des seigles qui venaient jusques à ◀la▶ tête, et qui même ◀la▶ passaient, ◀la▶ solitude où nous étions, et ◀l’▶amour que j’avais pour elle, m’offrirent un nouveau plaisir à ◀la▶ caresser sur ◀l’▶herbe. Je ◀la▶ priai ◀d’▶entrer dans ces seigles, elle en fit mille difficultés ; mais lui ayant dit que je ◀le▶ voulais absolument, elle y entra. Ce n’est pas là ◀le▶ seul endroit qui m’a persuadé qu’elle ne cherchait que ma satisfaction, quelque répugnance qu’elle y eût. En effet, il semblait qu’elle prévît ce qui nous allait arriver. Nous y entrâmes donc, croyant bien n’avoir point été aperçus.
Je me mis en devoir ◀de▶ satisfaire ma fantaisie. Nous étions dans ◀l’▶action, lorsque je me sentis embrasser par un homme. Cet homme avait ◀les▶ bras assez longs pour nous faire ◀de▶ ◀la▶ peine, mais non pas pour nous retenir, quoiqu’il se fût jeté à corps perdu sur moi. Ma femme fit un grand cri, et se déroba ◀d’▶où elle était, à quoi je lui aidai en me jetant à côté. Je n’avais pas perdu ◀le▶ sens présent : j’avais saisi ◀les▶ deux bras ◀de▶ cet homme qui commençait à craindre ◀le▶ succès ◀de▶ son effronterie, en trouvant une résistance à laquelle il ne s’était point attendu : je ◀le▶ retins fortement. Tirez mon épée, dis-je à ma femme, percez, tuez ce coquin, tel soit-il, sans hésiter. Elle allait ◀le▶ faire sans façon, lorsque cet homme qui ne pouvait se dérober ◀de▶ mes mains qui lui tenaient ◀les▶ deux bras saisis, se mit à lui demander pardon et ◀la▶ vie. À ce mot je dis à ma femme ◀de▶ lui porter ◀la▶ pointe à ◀la▶ gorge, et ◀de▶ ◀le▶ percer si il faisait ◀le▶ moindre mouvement pour se lever. Elle ◀le▶ fit, je lui lâchai ◀les▶ bras, et me relevai. Je me remis du désordre où j’étais. Je repris mon épée des mains ◀de▶ ma femme, et lui dis ◀d’▶aller chez nous : et toi tu es mort, dis-je à cet homme que je reconnus pour un paysan.
Ce malheureux, surpris au dernier point, fit ce que je voulus. Il était à ma discrétion : je ◀le▶ retins ◀l’▶épée dans ◀les▶ reins sur terre, sans qu’il osât ni crier ni remuer. Il est constant qu’il était mort, s’il avait fait l’un ou l’autre : et quand, par un bon espace ◀de▶ temps, je crus que Madame Des Prez pouvait être assez éloignée pour ne plus craindre ◀d’▶insulte ni ◀de▶ scandale, je ◀le▶ fis lever. Viens avec moi, lui dis-je, je veux te payer ton seigle. Il n’avait cru trouver, à ce qu’il me dit, que ◀de▶ ◀la▶ canaille ; mais notre air lui faisait voir qu’il s’était trompé. Il vint où je voulus ◀le▶ mener ; ce fut d’un autre côté que celui que ma femme avait pris. Nous entrâmes dans un faubourg ; et là pour paiement, je lui cassai ma canne sur ◀le▶ corps. Deux laquais qui me connaissaient et qui attendaient leur maître qui était dans un jardin proche de là, ◀l’▶étrillèrent en chien renfermé, et lui ôtèrent, je crois, ◀l’▶envie ◀d’▶aller jamais troubler personne en pareil état. J’avais vu ◀de▶ loin une femme vêtue ◀de▶ noir, qui passait par ◀le▶ même endroit : je ◀la▶ sacrifiai. Je demandai à ces laquais si ils avaient vu passer une femme vêtue ◀de▶ noir en deuil, ils me dirent que oui ; mais qu’elle était bien loin, parce qu’elle allait bien vite. Ils crurent que c’était avec elle que j’étais ; c’était mon dessein, je ne ◀les▶ désabusai pas, je me contentai ◀de▶ ◀les▶ prier ◀de▶ ne point parler ◀de▶ ◀l’▶aventure, et je ◀les▶ payai ◀de▶ leur peine.
Mon père ◀le▶ sut dès ◀le▶ soir même. Il avait eu ◀la▶ curiosité ◀de▶ demander à ces laquais si ils avaient vu ◀la▶ demoiselle : ils lui avaient dit que c’était une femme en deuil fort jolie, ◀d’▶environ vingt-huit ans, mais qu’ils ne ◀la▶ connaissaient point ; ainsi tout soupçon fut levé, ◀d’▶autant plus qu’ils connaissaient ma femme comme moi-même. Il m’en railla ◀le▶ soir en soupant, mais bien loin ◀d’▶en être fâché, il n’en fit que rire. Je vous aime mieux là que dans un couvent, me dit-il, prenez garde seulement à qui vous vous jouez. Si, ajouta-t-il, ◀la▶ belle avec qui vous avez été surpris aujourd’hui n’est qu’une gueuse, vous avez bien fait ◀de▶ n’employer que ◀la▶ canne et ◀le▶ bâton ; mais si c’est une femme mariée, une veuve, ou une fille dont ◀la▶ réputation soit à ménager, vous avez tort ; il fallait laisser ◀le▶ maraud sur ◀la▶ place : car c’est une femme diffamée si il ◀la▶ retrouve, et qu’il ◀la▶ reconnaisse.
Il ne m’en dit pas davantage. Il avait raison ; mais j’étais bien sûr qu’il ne ◀la▶ reconnaîtrait pas quand il ◀la▶ verrait. Après ◀l’▶avoir bien fait accommoder, j’étais venu retrouver mon épouse. J’étais au désespoir ◀de▶ ◀l’▶avoir commise si mal à propos ; et qu’elle eût été vue par un autre que moi dans ◀l’▶état où elle était et surtout par un coquin ◀de▶ paysan. Elle pleurait ; mais pour ◀la▶ consoler je ne m’attristai point avec elle, et je tournai tout en plaisanterie. Je lui dis ◀de▶ quelle monnaie j’avais payé ◀le▶ curieux ; nous achevâmes ce qu’il avait interrompu, et nous nous séparâmes bons amis.
Nous passâmes tout ◀le▶ printemps, ◀l’▶été et ◀l’▶hiver dans des plaisirs inconcevables. J’étais ◀le▶ plus heureux ◀de▶ tous ◀les▶ hommes ; ma femme me paraissait plus belle et plus aimable que jamais : jamais deux cœurs ne se sont mieux entendus. Lorsque nous nous rencontrions, nous nous saluions avec civilité, mais avec indifférence ; et cela alla si loin, que sa propre mère y fut trompée, et se plaignit que je ◀la▶ négligeais tout à fait. Elle pria un ◀de▶ ces messieurs, qui fréquentaient toujours chez elle, ◀de▶ me voir, et ◀de▶ savoir ◀de▶ moi si j’avais lieu ◀de▶ me plaindre ◀d’▶elle. Cette avance était intéressée, elle avait encore besoin ◀de▶ moi auprès de ◀l’▶ami dont je vous ai déjà parlé : Madame Des Prez m’en instruisit, et nous concertâmes ensemble ◀la▶ réponse, qui fut, que j’étais toujours également dévoué à Mademoiselle de l’Épine, et que je lui rendrais service en tout et par tout ; mais que je me dispensais ◀d’▶aller chez elle à cause des défenses absolues ◀de▶ mon père, et plus pour elle que pour moi, qui y aurais été à toute heure, si j’étais mon maître absolu. Nous nous trouvâmes au Palais, je ◀la▶ conduisis partout où elle avait besoin ◀de▶ moi. Je lui offris ma bourse, et ne parlai à sa fille devant elle, que pour m’informer des nouvelles ◀de▶ ◀la▶ société. J’avais même eu ◀la▶ précaution ◀de▶ demander à mon père si je ◀le▶ choquerais en rendant à cette demoiselle quelques services qui dépendaient ◀de▶ moi. Il m’avait dit qu’au contraire il en aurait ◀de▶ ◀la▶ joie, et qu’il m’en priait lui-même, ne s’étant opposé à mes assiduités, qu’à cause des suites qu’elles pouvaient avoir.
Il était impossible ◀de▶ croire que deux personnes qui vivaient publiquement comme nous vivions elle et moi, fussent mari et femme, et c’était assurément quelque chose ◀de▶ singulier ◀de▶ passer l’un auprès de l’autre, comme cela nous arrivait souvent, et ◀de▶ nous saluer comme on salue ◀le▶ reste du monde, un quart d’heure après ou devant des embrassements ◀de▶ la dernière tendresse.
Elle devint grosse vers ◀la▶ fin ◀de▶ septembre ; elle me ◀le▶ dit, je n’en fus pas fâché ; cela était naturel. Il n’y avait rien de plus facile à cacher, et cela ne nous empêcha pas ◀de▶ nous voir ; mais comme toute ◀la▶ prudence humaine ne peut pas prévoir mille accidents qui peuvent arriver, je ◀l’▶obligeai ◀de▶ prendre ◀de▶ ◀l’▶argent que j’avais voulu mille fois lui donner, et qu’elle avait toujours refusé. Tout ◀l’▶hiver se passa de même ; mais ◀la▶ grossesse vint tellement à paraître, qu’il n’y eut plus ◀d’▶apparence ◀de▶ ◀la▶ cacher davantage : il fallut songer à se découvrir à sa mère. Elle avait cru pouvoir ◀le▶ faire avec facilité, mais sur le point de ◀l’▶exécution, elle y trouva mille difficultés qu’elle n’avait pas prévues, ou qu’elle avait espéré pouvoir surmonter facilement.
Elle craignit que sa mère ne fût pas contente ◀de▶ ce qu’elle s’était mariée sans sa participation, surtout à moi, à cause qu’elle appréhendait ◀la▶ colère et ◀la▶ vengeance ◀de▶ mon père. Elle craignit que notre mariage ne lui parût un véritable libertinage. Je blâmai ses craintes, et ◀la▶ rassurai ◀le▶ mieux qu’il me fut possible. Mais après tout, lui dis-je, c’est une chose dont je ne me repens point ; vous en repentez-vous, lui demandai-je ? Non, dit-elle, je ne m’en repens pas ; je ◀le▶ ferais encore si j’avais à ◀le▶ faire. Je lui proposai un expédient, et plût à Dieu qu’elle ◀l’▶eût suivi, elle serait encore à moi. Eh bien, lui dis-je, ne retournez point chez votre mère, restez ici, et n’en sortez pas, qui que ce soit ne viendra vous y chercher ; et vous y pourrez faire vos couches en secret. Ecrivez à Mademoiselle de l’Épine que vous êtes dans un couvent : qu’elle ◀le▶ croie ou ne ◀le▶ croie pas, vous n’en serez pas pis. En tout cas, quand elle ne ◀le▶ croirait pas, il sera ◀de▶ son honneur ◀de▶ ◀le▶ faire croire aux autres. Cependant je vous verrai tous ◀les▶ jours et s’il y a quelque jour à vous découvrir avec sûreté, vous vous découvrirez : mais ne vous exposez plus à paraître devant ◀les▶ gens qui vous connaissent, et surtout dans ◀le▶ quartier, où ◀l’▶on s’apercevrait bientôt ◀de▶ ◀la▶ difformité ◀de▶ votre taille. Vous avez raison, dit-elle, mais je ne puis me dispenser ◀d’▶en informer ma mère, et je vous supplie ◀d’▶y consentir. Mais comment vous y prendrez-vous, repris-je ? C’est à quoi il faut songer, dit-elle ; mais avant que de lui en parler, j’ai envie ◀d’▶en parler à… C’est ce que je vous défends absolument, lui dis-je en ◀l’▶interrompant ; je ne veux pas que qui que ce soit qu’elle, sache ◀les▶ termes où nous en sommes ; encore n’en saurait-elle rien si j’en étais cru. Eh bien, dit-elle en m’embrassant, voudrez-vous bien faire une démarche pour moi ? M’aimez-vous encore ? Je vous aime plus que jamais, lui répondis-je, et c’est parce que je vous aime, que je ne veux pas vous exposer à rien ◀de▶ fâcheux. Pour ◀les▶ démarches que vous me demandez, assurez-vous que pourvu que je ◀les▶ puisse faire sans nous faire tort, je ◀les▶ ferai ◀de▶ tout mon cœur ; qui sont-elles ? C’est, dit-elle, ◀de▶ ◀l’▶envoyer quérir pendant que vous serez ici, et ◀de▶ lui déclarer vous et moi, ◀l’▶état où nous sommes. Il faudra lui laisser dire tout ce que sa colère lui mettra à ◀la▶ bouche ; quel que soit son emportement, il faudra ◀le▶ souffrir, après cela nous ◀la▶ rendrons traitable à force de raisons et ◀de▶ soumissions.
J’y consens ◀de▶ tout mon cœur, repris-je, je me jetterai même à ses pieds s’il ◀le▶ faut. Je souffrirai tout, pourvu qu’elle ne mette pas ◀la▶ main sur vous, et que ses outrages ne passent pas ◀les▶ paroles ; car autrement je ne serais pas content. Plût à Dieu, dit-elle en riant, en être quitte pour deux ou trois soufflets ; mais vous y serez, et ce sera à vous ◀de▶ ◀l’▶empêcher ◀d’▶en venir jusque-là. Elle écoutera ◀la▶ raison, et ne me voyant pas en état ◀de▶ m’en dédire, il faudra bien qu’elle y consente, ou du moins qu’elle en garde ◀le▶ secret. Vous voulez absolument que votre mère ◀le▶ sache, repris-je, c’est malgré moi. Je crains fort que vous ne vous en repentiez ; mais enfin vous ◀le▶ voulez, et cela me suffit pour ◀le▶ vouloir aussi. Souvenez-vous pourtant, repris-je, que vous feriez beaucoup mieux ◀de▶ rester ici, et ◀de▶ ne plus retourner chez vous ; ◀de▶ ne ◀la▶ point informer du lieu où vous êtes, et ◀de▶ lui écrire que vous êtes dans un couvent. Je crains ◀les▶ suites ◀de▶ cette démarche, et si à mon tour j’en croyais mes pressentiments, je suivrais mon conseil. Mettez-vous à ma place, me dit-elle, elle est ma mère une fois ; et quand elle ferait croire aux autres que je suis dans un couvent, ◀de▶ quels soupçons ne serait-elle pas dévorée ? Qu’en penserait-elle ? Au nom de Dieu, poursuivit-elle en m’embrassant, donnez-moi cette satisfaction. Soit, repris-je en haussant ◀les▶ épaules, je ne m’y oppose plus. Vous n’avez qu’à me donner votre heure, je me trouverai ici sans y manquer. Il faut, dit-elle, que nous y soyons vous et moi avant qu’elle y vienne, puisqu’il faut que nous ◀l’▶envoyions quérir. Eh bien, dis-je, dites-moi quand il vous plaira que cela soit. Dès demain matin, répondit-elle : ma mère n’a point ◀d’▶affaires hors du logis, elle y doit rester ; je lui envoierai un billet et un carrosse, et nous ◀l’▶attendrons ici.
Nous nous trouvâmes ◀le▶ lendemain à ◀l’▶assignation. Je ◀la▶ trouvai résolue à tout événement, elle avait déjà écrit ce billet-ci.
BILLET.
Une affaire qui vient de m’arriver, ma chère mère, et qui demande votre présence, me fait mettre ◀la▶ main à ◀la▶ plume, pour vous supplier ◀de▶ monter dans ◀le▶ carrosse que je vous envoie, et ◀de▶ venir seule où il vous conduira. Vous saurez là ◀de▶ quoi il s’agit, que je ne puis vous expliquer que ◀de▶ bouche, et en présence des gens avec qui je suis : c’est de la part de votre très humble fille et servante,
Marie-Madeleine de l’Epine
Elle envoya ce billet avec ◀le▶ même carrosse qui ◀l’▶avait amenée, avec ordre au cocher ◀de▶ venir descendre au logis, si Mademoiselle de l’Épine venait seule, et ◀d’▶arrêter dans une église si elle avait compagnie. J’aurais été ◀l’▶y prendre, mais elle vint seule.
Pendant ◀le▶ temps qu’on était allé ◀la▶ quérir, nous résolûmes ◀de▶ quelle manière elle serait reçue. Et nous décidâmes que ce serait moi qui ◀la▶ recevrais, et qui lui parlerais le premier ; et cela parce que je ne jugeais pas à propos d’exposer ma femme dans ◀l’▶état où elle était, à ◀la▶ colère ◀de▶ cette femme qui a toujours passé pour un diable, et qui ◀l’▶est en effet. J’écrivis une copie ◀de▶ ma promesse ◀de▶ mariage pour ◀la▶ lui montrer, sans lui mettre en main aucun des originaux. Je ◀le▶ pouvais sans décacheter ◀le▶ paquet que ma femme avait, parce qu’il n’y avait nul changement que celui des noms et des genres ; comme je vous ◀l’▶ai déjà dit. Je fis cette copie sur ◀l’▶original ◀de▶ sa promesse à elle. À peine eus-je achevé ◀d’▶écrire, que j’entendis ◀le▶ carrosse arrêter à ◀la▶ porte. Je fis entrer Madame Des Prez dans l’autre chambre, je ◀l’▶enfermai à ◀la▶ clef, je laissai tomber ◀la▶ tapisserie, et mis des sièges devant ◀la▶ porte qu’on ne pouvait pas voir, parce qu’elle était bien plus élevée que ◀le▶ plancher où nous étions, après quoi j’allai au-devant ◀de▶ Mademoiselle de l’Épine.
Elle fut surprise ◀de▶ me trouver où elle ne me croyait pas. Montez, Mademoiselle, lui dis-je en lui donnant ◀la▶ main, c’est moi qui vous ai envoyé quérir ; Mademoiselle votre fille n’a fait que me prêter son billet. Où est-elle, Monsieur , me demanda-t-elle ? Elle est à ◀la▶ messe, lui répondis-je, elle sera ici dans un moment ; elle monta et entra dans ◀la▶ chambre. Je redescendis et renvoyai ◀le▶ carrosse, afin que ◀l’▶envie ne lui prît pas ◀de▶ s’en retourner sitôt. Je remontai ensuite ; je fermai ◀la▶ porte à double tour, et en ôtai ◀la▶ clef, sans qu’elle s’en aperçût. Elle trouva ◀les▶ meubles fort beaux, demanda à qui était ◀la▶ chambre. Je brisai bien vite sur ses questions. Je ◀la▶ fis asseoir dans un endroit ◀d’▶où ma femme pouvait entendre tout ce que nous dirions.
Savez-vous Mademoiselle, lui dis-je, en me mettant auprès ◀d’▶elle, ce qui peut avoir obligé Mademoiselle votre fille ◀de▶ vous envoyer quérir et ◀de▶ ne vous pas attendre ? Non, Monsieur, je n’en sais rien ; ◀le▶ savez-vous, dit-elle ? Oui, Mademoiselle, répondis-je, je ◀le▶ sais bien : c’est une chose qu’elle a faite sans vous en avoir parlé ; mais elle n’a choqué que ◀le▶ respect qu’elle vous doit, et elle a cru que vous me considériez assez pour lui accorder son pardon à ma prière. Elle a cru poursuivis-je, pouvoir se marier sans votre consentement, et en même temps que je vous y ferais consentir ; c’est une affaire faite, tout ◀le▶ bruit que vous en ferez ne servira ◀de▶ rien. J’ai même à vous dire, qu’elle entre sur le cinquième mois ◀de▶ sa grossesse, et qu’il y en a plus ◀de▶ dix qu’elle est mon épouse.
À peine pus-je achever, tant elle m’interrompit ◀de▶ fois. Quoi ! dit-elle, ◀la▶ friponne est mariée ! Elle est grosse ! Je ◀l’▶étranglerai, où est-elle ? C’est vous qui ◀l’▶avez débauchée ! Je vais en avertir votre père pour vous faire mettre à Saint-Lazare. Je ◀la▶ mettrai entre quatre murailles. Ne suis-je pas bien malheureuse ! Après ◀l’▶avoir si bien élevée ! Me voilà ruinée ! Mon procès est perdu ! je suis réduite à ◀l’▶aumône ! Où est-elle que je ◀l’▶étrangle ? ◀La▶ malheureuse ! ◀La▶ dénaturée ! ◀La▶ coquine ! Enfin elle en dit tant que je ne m’en souviens plus.
Je songeai que si je ◀l’▶interrompais, elle ne finirait pas sitôt : car outre que ce serait ◀l’▶obstiner, ce serait encore lui donner ◀le▶ temps ◀de▶ reprendre haleine ; et que si je ne lui disais mot, elle s’apaiserait ◀d’▶elle-même. Je ◀la▶ laissai donc dire tout ce qu’elle voulut. Elle était dans une fureur enragée, et vomissait feu et flamme. Elle chercha dessus ◀le▶ lit, derrière, dessous, et partout où elle crut que sa fille pouvait être, mais elle ne pouvait pas apercevoir ◀le▶ cabinet. Elle me demanda encore où sa fille était pour ◀l’▶étrangler ; c’était, disait-elle, une affaire résolue, et je fus assurément très aise ◀d’▶avoir sauvé Madame Des Prez ◀de▶ ses emportements. Elle voulut sortir, mais comme ◀la▶ porte était fermée à double tour, et que j’avais ◀la▶ clef, il fallut qu’elle restât. Elle recommença sur nouveaux frais, et je vis ◀le▶ moment qu’elle allait me sauter aux yeux, et me dévisager : elle n’en fit pourtant rien. Quoique sa colère fût extrême, elle dura plus ◀de▶ deux heures sans se modérer, et sans que je lui ouvrisse ◀la▶ bouche. Lorsque je ◀la▶ vis un peu remise, je parlai à mon tour ; et parce qu’avec ◀de▶ certains esprits il est à propos de ne se point humilier, parce que cela ne fait que ◀les▶ rendre plus opiniâtres, je ◀le▶ pris ◀d’▶un ton aussi fier que le sien.
Ainsi je lui dis sans façon qu’il était vrai que j’avais épousé sa fille sans lui demander son consentement, parce que je ne m’en étais pas soucié, et que je ne m’en souciais pas encore. Que je ferais ◀la▶ même chose si elle était encore à faire. Que je n’avais pas cru lui faire injure en me mettant dans sa famille, ni que sa fille pût être blâmée ◀de▶ m’avoir donné la main. Que j’étais en âge, comme elle ◀le▶ savait bien elle-même. Que si elle en était si scandalisée, elle pouvait faire tout ce que bon lui semblerait. Qu’elle pouvait, comme elle m’en avait menacé, s’aller plaindre à mon père, qui me vengerait assez ◀d’▶elle et ◀de▶ ses brusqueries sans que je m’en mêlasse. Que j’en serais quitte, comme elle ◀le▶ disait elle-même, pour être quelque temps à Saint-Lazare. Que je me remettrais dans ◀les▶ bonnes grâces ◀de▶ mon père, en abandonnant sa fille ; mais qu’elle, à qui je parlais, serait absolument perdue dans ◀l’▶esprit ◀de▶ tous ◀les▶ honnêtes gens, pour avoir été cause que sa fille, ◀de▶ femme légitime qu’elle était, ne serait plus regardée que comme ◀la▶ pu... je tranchai ◀le▶ mot ◀d’▶un homme qu’elle aurait épousé. Que son procès qui lui tenait tant au cœur, ne serait pas gagné pour cela ; et que mon père, qui avait ◀de▶ ◀l’▶honneur et ◀de▶ ◀la▶ probité, bien loin de lui savoir gré ◀de▶ son lâche et indigne sacrifice, ◀la▶ regarderait comme une furie et comme une mégère, qui avait sacrifié son honneur et son propre sang à un intérêt sordide. Que tout le monde ◀la▶ prendrait en horreur, et qu’elle aurait autant ◀d’▶ennemis, qu’il y aurait ◀de▶ gens ◀d’▶honneur qui apprendraient son infamie. Qu’au contraire si elle voulait suivre ◀le▶ parti que son honneur et ◀la▶ prudence lui montraient, elle ne tomberait dans aucun ◀de▶ ces inconvénients. Que sa fille et moi avions bien été mariés plus ◀de▶ dix mois, sans que qui que ce soit ni elle-même, ◀l’▶eût soupçonné ; que nous pouvions continuer de même. Que pour sa grossesse, il fallait qu’elle fît seulement semblant ◀de▶ ◀la▶ mener dans un couvent, où sa fille ◀la▶ prierait publiquement ◀de▶ ◀la▶ mettre ; et qu’elle viendrait faire ses couches dans ◀le▶ même endroit où je lui parlais. Que pour son procès je lui rendrais tous ◀les▶ services qui me seraient possibles, puisque son intérêt devenait le mien. Qu’elle ne serait plus réduite aux emprunts pour ◀le▶ poursuivre, puisque ma bourse lui serait toujours ouverte ; et qu’enfin je ferais pour elle tout ce qu’elle pouvait attendre ◀d’▶un bon gendre et ◀d’▶un bon fils ; mais qu’au contraire je remuerais ciel et terre pour me venger, si elle entreprenait rien contre ma femme et contre moi. Que pour sa fille je saurais fort bien ◀la▶ sauver ◀de▶ ◀la▶ colère ◀de▶ mon père, en ◀la▶ faisant éloigner. Qu’il était vrai que je ne pourrais pas me dispenser ◀de▶ donner ◀le▶ consentement qu’on me demanderait pour faire casser notre mariage ; mais, poursuivis-je, faisant semblant ◀d’▶être en colère, on ne m’empêchera pas ◀de▶ lui donner ◀de▶ quoi vivre indépendante ◀de▶ vous ; et pour commencer, vous n’avez qu’à compter que vous ◀l’▶avez vue pour toute votre vie. Qu’avant qu’il soit une heure d’ici elle ne sera plus à Paris, et que je ne ◀la▶ quitterai point que je ne ◀l’▶aie mise dans un lieu où elle n’aura à craindre que mon changement, et non pas ni votre méchant naturel, ni votre mauvais cœur, ni ◀la▶ colère ◀de▶ mon père. Faites, ajoutai-je, en ouvrant ◀la▶ porte, vous pouvez sortir quand il vous plaira, je ne vous retiens plus puisque vous êtes si peu raisonnable ; mais songez pourtant à ce que vous allez faire, et prenez garde à ne vous pas préparer des remords plus longs que votre vie.
J’avais eu raison ◀de▶ croire qu’une manière un peu brusque me tirerait mieux ◀d’▶affaire que toutes ◀les▶ soumissions. Elle me demanda où était sa fille mais ◀d’▶une manière à me faire connaître qu’elle commençait à s’apaiser. Votre fille est ici proche, lui dis-je, elle vous entend, et fait bien ◀de▶ ne pas venir chercher ◀de▶ mauvais traitements. Il ne tient qu’à elle ◀de▶ venir ; mais si elle venait avant que je ◀l’▶appelasse, je lui montrerais devant vous que je suis son mari et son maître, et ◀la▶ paierais ◀de▶ s’exposer mal à propos. Comme à mon tour je feignais une véritable colère, elle se défâcha tout à fait. Mais Monsieur, me dit-elle, si Monsieur Des Prez vient à savoir ce qui en est, car je n’en suis fâchée qu’à cause de lui, que ne fera-t-il point ? Lorsque je ◀la▶ vis traitable, je lui fis comprendre ◀la▶ facilité du secret, qui ayant été gardé si longtemps, pouvait bien ◀l’▶être encore. Elle en convint en partie, et demanda encore à voir sa fille. Je lui dis que cela ne pressait pas, et que je ne ◀la▶ ferais venir que lorsqu’elle serait tout à fait tranquille.
Ensuite je lui fis connaître que ◀le▶ principal ◀de▶ tout était, que notre mariage était bon, et qu’il ne pouvait point se casser que je n’y consentisse ou qu’une force majeure ne ◀le▶ voulût. Je lui fis voir toutes ◀les▶ précautions qui avaient été prises, et pour ◀l’▶en convaincre, je lui proposai ◀de▶ voir ◀le▶ prêtre qui nous avait mariés. Elle me pria ◀de▶ ◀l’▶envoyer quérir.
Il ne s’y attendait pas, et parut un peu surpris en entrant ; mais il se remit aussitôt. Comme c’était lui qui avait tout fait, et qu’il y allait ◀de▶ son honneur à ◀le▶ soutenir, il lui fit voir qu’on avait pris toutes ◀les▶ sûretés qu’on pouvait prendre. Que ◀le▶ mariage était bon, et dans ◀le▶ fond et dans ◀les▶ formes. Dans ◀le▶ fond, puisque c’était un sacrement, et dans ◀les▶ formes, puisque j’avais ◀l’▶âge qu’il me fallait, et que je n’étais engagé avec qui que ce fût : il en dit tant qu’elle se rendit. Elle demanda encore à voir sa fille, je crus pour lors qu’il n’y avait plus rien à craindre. Je détournai ◀les▶ chaises, j’ouvris ◀la▶ porte ◀de▶ l’autre chambre, et je ◀la▶ pris par ◀la▶ main. Je ◀la▶ menai à sa mère aux pieds ◀de▶ qui elle se jeta ; sa mère ◀la▶ releva en pleurant ; ma femme pleura aussi, et lui fit ses excuses ◀le▶ mieux qu’elle put. Je ◀les▶ embrassai toutes deux, fort aise qu’enfin Mademoiselle de l’Épine se fût rendue traitable.
Cela fut ainsi accommodé dans ◀le▶ moment même. Je retins ma belle-mère et ◀l’▶ecclésiastique à dîner, et nous n’avions pas lieu ◀de▶ nous en cacher, et en effet sans mon imprudence, rien ne serait encore découvert. Nous arrêtâmes que Madame Des Prez viendrait dès ◀le▶ lendemain demeurer dans sa chambre pour n’en plus sortir du tout qu’elle ne fût accouchée ; et que dès ◀le▶ jour même au soir, elle prierait sa mère devant ◀la▶ compagnie, ◀de▶ lui permettre ◀d’▶aller passer quelque temps dans un couvent, et que ◀le▶ lendemain sa mère ferait semblant ◀de▶ ◀l’▶y conduire, et ◀l’▶amènerait où nous étions.
Mademoiselle de l’Epine sortit la première. Ma femme resta seule avec moi. Elle me dit qu’elle avait été surprise ◀de▶ ◀la▶ hauteur dont j’avais parlé à sa mère, mais qu’à ◀la▶ fin elle avait connu que j’avais pris ◀le▶ bon parti, puisque tout en avait mieux été. Pour toute réponse je ◀la▶ baisai, et lui dis en ◀l’▶embrassant, il me sera donc enfin permis, ma chère enfant, ◀de▶ passer quelques nuits avec toi, et ◀de▶ t’avoir toute à ma disposition ? Elle ne me répondit qu’en m’embrassant aussi, avec un souris qui m’en fit plus comprendre que tout ce qu’elle aurait dit.
Je ◀la▶ priai ◀d’▶acheter ◀le▶ jour même tout ce qui pouvait lui être nécessaire, afin qu’elle ne fût point obligée à sortir du tout. Elle me dit qu’il ne lui manquait rien, et que s’il lui fallait quelque chose notre hôtesse ◀le▶ lui chercherait sans qu’elle sortît. Cette femme qui ◀l’▶aimait jusques à ◀la▶ folie, s’offrit à ◀la▶ servir, et comme elle ne faisait pas ◀de▶ tort à sa dignité, je ◀la▶ pris au mot, lui disant que je lui aurais obligation ◀de▶ ses services qui seraient récompensés, et qu’elle nous éviterait ◀la▶ nécessité ◀de▶ nous confier à une femme qui pourrait nous trahir. Ayant tout résolu je sortis, ayant promis ◀d’▶y venir dîner ◀le▶ lendemain avec sa mère.
Elles exécutèrent ce qui avait été résolu, je ◀les▶ trouvai toutes deux ensemble. Nous dînâmes ◀de▶ compagnie, et je défendis absolument à ma femme ◀de▶ faire carême. Je couchai avec elle pour la première fois. J’y passai encore quelques autres nuits pendant quatre mois qu’elle y resta, mais rarement, crainte ◀de▶ donner matière à soupçon. Cela aurait continué jusques après ses couches, sans ◀le▶ malheur qui arriva, dont mon imprudence fut cause, qui lui a coûté ◀la▶ vie, qui cause ◀le▶ désespoir où je suis, et qui outre cela, donne ◀de▶ moi ◀de▶ si mauvaises impressions dans ◀le▶ monde. Il faut vous ◀le▶ dire ; mais donnez-moi ◀le▶ temps ◀de▶ respirer : ◀les▶ choses funestes qui me restent à vous apprendre m’accablent ◀l’▶esprit. Il était en effet tout couvert ◀de▶ larmes, et paraissait plus mort que vif. Il fut quelque temps sans rien dire, et enfin il poursuivit en ces termes.
J’avais été deux jours sans ◀la▶ voir : elle était prête ◀d’▶accoucher : du moins elle était extrêmement incommodée. Elle se trouva plus mal qu’à ◀l’▶ordinaire, et ne sachant pas ◀la▶ cause qui m’avait empêché ◀d’▶aller chez elle, elle m’écrivit un billet qu’elle m’envoya par notre hôte. Je ◀le▶ lus, et me mis en devoir ◀d’▶aller ◀la▶ trouver. En traversant ◀la▶ cour du logis, je rencontrai Monsieur Des Prez, qui me fit entrer dans son cabinet. Il me parla ◀d’▶une charge qu’il voulait me faire avoir, et me dit encore quelque parole sur un parti qu’il me destinait : quoiqu’il ne m’en parlât que comme ◀d’▶une chose assez éloignée, je ne laissai pas ◀de▶ me troubler au point ◀de▶ ne savoir que lui répondre. Je tirai mon mouchoir pour cacher mon trouble ; et sans prendre garde à ce que je faisais, je laissai tomber ◀la▶ lettre ◀de▶ ma femme que je venais de recevoir. Je sortis sans ◀la▶ ramasser. J’allai voir mon épouse pour la dernière fois ◀de▶ ma vie. Elle me dit après les premiers embrassements, qu’elle se trouvait fort mal ; qu’elle n’était pas bien soignée dans ◀la▶ maison où elle était. Elle me pria ◀de▶ lui permettre ◀d’▶accepter ◀les▶ offres que sa mère lui faisait ◀d’▶aller faire ses couches chez elle : qu’elle sentait bien qu’elle n’en aurait pas pour huit jours : que ses sœurs et son frère sachant qu’elle était mariée sans savoir à qui, bien loin ◀d’▶en être scandalisés, avaient toutes ◀les▶ envies du monde ◀de▶ ◀la▶ voir, et que ◀le▶ secret serait également gardé ; puisqu’elle se servait ◀de▶ ◀la▶ même sage-femme dont sa mère s’était autrefois servie. Mademoiselle de l’Épine était présente à ce discours, elle se mit ◀de▶ ◀la▶ partie et acheva ◀de▶ me persuader. On a des pressentiments ◀de▶ ce qui doit arriver ; mais on ne peut pas néanmoins éviter son malheur. Mille raisons devaient m’empêcher ◀de▶ consentir à ce transport, je ◀les▶ leur dis ; je joignis ◀les▶ prières aux raisons. Je leur avais cent fois dit que je voulais être dans ◀la▶ chambre ◀de▶ Madame Des Prez lorsqu’elle accoucherait ; que j’avais une horreur secrète ◀de▶ ce transport, auquel je m’opposai autant que je pus. ◀Le▶ malheur ◀de▶ mon épouse et le mien voulut qu’elle se servît ◀de▶ tout ◀le▶ pouvoir qu’elle avait sur moi pour me faire rendre. Je crus qu’il y aurait ◀de▶ ◀la▶ dureté ◀de▶ refuser à une femme dans ◀l’▶état où était la mienne, ◀la▶ grâce qu’elle me demandait à mains jointes ; ainsi quoique malgré moi, j’y consentis. Voilà ◀la▶ cause ◀de▶ sa mort.
◀Le▶ moment fut pris au lendemain à huit heures du matin pour ◀la▶ transporter chez sa mère, qui pendant ce temps-là, fit apprêter tout ce qui était nécessaire pour ◀la▶ recevoir commodément. Je ne ◀la▶ quittai que fort tard ce soir-là, et fus mille fois sur le point de me dédire du consentement qu’elle avait arraché ◀de▶ moi ; et comme je comptais ne ◀la▶ [revoir] ◀de▶ longtemps et qu’après ses couches nous nous fîmes des adieux fort tendres. Hélas ! dit-il avec un torrent ◀de▶ larmes, nous ne croyions pas qu’ils devaient être éternels, et que nous ne nous reverrions jamais.
Je [rentrai] chez mon père, où je ne vis rien ◀d’▶extraordinaire, quoique tout y eût bien changé ◀de▶ face à mon égard ; et n’en ayant été averti par personne, parce que personne n’en savait rien ; je me livrai moi-même au coup mortel qu’il me préparait. Dès ◀le▶ moment que je fus sorti ◀de▶ son cabinet, il avait voulu sortir aussi, et passant par ◀l’▶endroit où je m’étais mis pour lui parler, il aperçut une lettre qu’il n’avait pas vue d’abord, parce que son bureau était entre lui et cette place. Il ◀la▶ ramassa sans prendre garde à ce que c’était, et s’imaginant que c’était une ◀de▶ celles qu’il avait reçues ◀le▶ matin, il ◀la▶ jeta sur son bureau sans y faire ◀d’▶autre réflexion. Mais admirez ◀la▶ fatalité, cette lettre fit tomber d’autres papiers en ◀les▶ poussant, il ◀les▶ ramassa encore ; et comme cette funeste lettre s’était ouverte entombant une seconde fois, il y reconnut ◀de▶ ◀l’▶écriture ◀de▶ femme, sans cela il ◀l’▶aurait traitée avec autant ◀d’▶indifférence que la première fois. À ◀la▶ vue du caractère qui lui était inconnu, il ◀l’▶ouvrit, et y trouva ces paroles.
BILLET.
M’avez-vous abandonnée, mon cher époux ? Quoi, dans ◀l’▶état où je suis sans force, dans une langueur continuelle, n’attendant que ◀le▶ moment ◀de▶ mettre au jour par mon accouchement, ◀le▶ précieux dépôt que vous m’avez confié ◀de▶ votre tendresse et ◀de▶ notre union, vous passez deux jours entiers sans me voir ! Hélas, ◀la▶ plus forte santé dont j’ai joui, a toujours été altérée, lorsque j’en ai passé un seul sans vous embrasser ! Et à présent que j’ai besoin ◀de▶ votre présence, pour m’aider et m’encourager dans ◀les▶ douleurs qu’on me présage, vous semblez m’avoir oubliée. Au nom de Dieu, venez aujourd’hui si vous voulez sauver ◀la▶ vie à votre femme
Marie-Madeleine de l’Épine.
Je vous laisse à penser à quel excès ◀de▶ colère cette lecture ◀le▶ porta. ◀Les▶ gens naturellement violents, sont plus à craindre dans leur silence, que dans leur éclat. Il ne dit mot, mais il résolut ◀de▶ nous séparer pour jamais en s’assurant ◀de▶ moi, et en poussant ◀la▶ mère et ◀la▶ fille par toutes ◀les▶ voies imaginables. Il alla au Palais à son ordinaire. Il donna ordre à un exempt et à des archers ◀de▶ se trouver ◀le▶ lendemain matin à six heures au bureau des coches ◀de▶ Flandres au bout de ◀la▶ rue Saint-Martin. Il fit tout ce qu’il avait à faire pour être autorisé, et ◀le▶ fit si secrètement, qu’aucun ◀de▶ ses gens n’en sut rien. Il dîna en ville, et ne revint que ◀le▶ soir, et donna ordre en entrant qu’on me fît parler à lui sitôt que je serais revenu : ce fut sur ◀les▶ onze heures. Il ne me dit pas un mot qui pût me donner ◀le▶ moindre soupçon. Il me demanda si j’avais affaire ◀le▶ lendemain matin, et me dit qu’il avait envie ◀de▶ me mener dans un endroit où il y avait longtemps qu’il aurait dû me conduire. Je crus que c’était pour voir ◀le▶ père ◀d’▶une fille dont il m’avait parlé. Dans cette pensée, je lui répondis que j’irais avec lui partout où il voudrait me mener, et que ◀la▶ seule affaire que j’avais, était ◀de▶ me trouver au Palais aux plaidoyers. Tant mieux, dit-il, nous irons ensemble à six heures du matin où j’ai dessein ◀d’▶aller, et où je ne resterai pas longtemps ni vous non plus.
Nous montâmes dans son carrosse à six heures juste, dans ◀le▶ plus grand jour ◀de▶ ◀l’▶année, dix-neuvième juin, jour malheureux dont je me souviendrai toute ma vie. Il fit arrêter devant ce bureau des coches ◀de▶ Flandres, et me fit monter dans une chambre. Comme ◀le▶ père que je croyais aller voir, était ◀de▶ campagne, je crus qu’il était arrivé depuis peu, et qu’il logeait là ; ainsi je montai sans aucun soupçon. Mais sitôt que j’entrai dans cette chambre, je me trouvai saisi par quatre grands coquins, qui commencèrent par m’ôter mon épée. Je restai plus mort que vif. Vous ne resterez pas longtemps ici, Monsieur, me dit-il, on vous conduira bientôt ailleurs. C’est cela, poursuivit-il, en me montrant cette fatale lettre, ◀la▶ reconnaissez-vous ? Je voulus me jeter à ses pieds ; mais il me tourna ◀le▶ dos, et parlant à ◀l’▶exempt qui était là, ne souffrez pas qu’il parle à personne, dit-il, et conduisez-◀le▶ sans scandale dans une demi-heure où je vous ai dit. Il sortit ensuite, et apparemment alla à Saint-Lazare donner ordre à ma réception. ◀L’▶exempt avec qui je restai, me pria ◀de▶ changer ◀d’▶habit, et m’en présenta un autre des miens, qui était plus magnifique, et tout neuf. Je lui demandai à quel dessein me mettre plus propre pour me conduire en prison. C’est Monsieur votre père qui ◀le▶ veut, me dit-il, afin qu’on croie que vous êtes allé à ◀la▶ campagne. Je vis bien que si je ne me déshabillais pas volontairement, on me ferait déshabiller malgré moi. Je ne me fis pas prier davantage. Je défis cet habit, et j’ai su depuis, qu’on en avait revêtu un archer ◀de▶ ma taille et ◀de▶ mon âge, et que ce coquin suivi ◀de▶ mon laquais, et montés tous deux sur mes chevaux, avaient traversé toute ◀la▶ rue au galop, et que mon fripon ◀de▶ laquais, resté derrière à boire dans un cabaret, avait dit à plusieurs gens, que j’allais à ◀la▶ campagne, et que je n’en reviendrais pas sitôt. C’est cela qui a fait courir ◀le▶ bruit que j’avais abandonné ma pauvre femme, qui ◀de▶ son côté fut bien plus maltraitée que moi.
Je voulus faire des protestations ◀de▶ ◀la▶ violence qu’on me faisait, fondé sur mon âge : ◀l’▶exempt ne voulut pas ◀les▶ recevoir. Je me jetai à ses pieds, et lui offris ma bourse, où il y avait cinquante louis ◀d’▶or, mon diamant, ma montre, et un billet ◀de▶ tout ce qu’il voudrait pour me permettre ◀d’▶écrire un mot à mon épouse, et ◀l’▶engager à ◀le▶ lui faire rendre. Je m’engageai à lui par tous ◀les▶ serments imaginables ◀de▶ partager avec lui tout mon bien et ma fortune, s’il voulait me faire cette grâce ; et je ◀le▶ menaçai ◀de▶ tout ◀le▶ ressentiment dont je pourrais être capable, s’il me refusait. Il fut également inébranlable à mes prières, à mes présents, à mes offres et à mes menaces. Je fus mené à Saint-Lazare environ sur ◀les▶ huit heures, justement dans ◀le▶ temps que ma pauvre femme rendait ◀les▶ derniers soupirs.
Monsieur Des Prez revint chez lui au sortir de Saint-Lazare, et ◀de▶ là il alla à pied chez Mademoiselle de l’Épine. Sa visite étonna cette femme ; mais il ◀l’▶étonna bien plus lorsqu’il lui en dit ◀le▶ sujet, avec des termes et des emportements que ◀la▶ passion seule pouvait faire excuser. Il ◀la▶ traita comme la dernière des créatures. Elle eut beau lui jurer qu’elle était innocente ◀de▶ notre mariage ; que même si elle tenait sa fille elle en ferait justice. Il ne goûta pas ses excuses, et ◀la▶ traita toujours comme une suborneuse, et ma femme comme une libertine et une perdue, qu’il jurait ◀de▶ faire renfermer.
Il était dans ◀la▶ fureur ◀de▶ ses emportements lorsque Madame Des Prez entra chez sa mère. Elle avait un passe-partout qui ◀l’▶avait empêchée ◀de▶ frapper à ◀la▶ porte ; et ◀la▶ longueur ◀de▶ ◀l’▶allée ◀l’▶empêchait ◀d’▶entendre ◀le▶ bruit qui se faisait en haut. Elle avait renvoyé ◀la▶ chaise qui ◀l’▶avait apportée, ne croyant pas en avoir affaire, puisqu’elle était chez sa mère ; et elle ne fut point avertie que mon père y était, parce qu’à son bruit, ◀la▶ fille ◀de▶ chambre, ◀la▶ cuisinière, et ◀le▶ laquais du logis étaient montés en haut.
Elle monta donc sans savoir ce qui se passait. Tout ◀le▶ dépit et toute ◀la▶ colère ◀de▶ mon père prirent une nouvelle force à sa vue ; il lui dit des mots qu’elle n’avait pas coutume ◀d’▶entendre : elle tomba évanouie sur ◀le▶ degré, et roula plus ◀de▶ vingt marches. ◀La▶ mère dont un pareil spectacle devait réveiller ◀la▶ tendresse, ◀la▶ traita dans ◀l’▶état pitoyable où elle était, avec plus ◀de▶ dureté que ◀la▶ bête ◀la▶ plus féroce ; et bien loin de lui donner aucun des secours qui lui étaient nécessaires, elle refusa ◀de▶ ◀la▶ reconnaître pour sa fille. Voyez, Monsieur, dit-elle, parlant à mon père, si je suis cause ◀de▶ leur mariage. Elle envoya sur ◀le▶ champ chercher une autre chaise à porteur, et toute évanouie et toute en sang qu’était ma pauvre femme, elle ◀la▶ fit prendre par ces hommes rustiques, qui ◀la▶ portèrent dedans par ◀les▶ pieds et ◀les▶ bras, comme une bête morte ; et dans cet état, elle ◀l’▶envoya à ◀l’▶Hôtel-Dieu. Quelle cruauté ! Quelle barbarie ! Peut-on plus cruellement sacrifier son propre sang à ◀la▶ peur ◀de▶ perdre son bien !
Quelle que fût ◀la▶ colère ◀de▶ mon père, un spectacle si touchant ◀le▶ désarma. ◀La▶ dureté ◀de▶ cette marâtre ◀l’▶adoucit. Il en fut tellement étonné, qu’il ne put pas dire une seule parole. ◀La▶ pitié s’empara ◀de▶ son cœur, il en eut pour une femme dont il avait admiré ◀la▶ beauté, et dont il commençait à plaindre ◀la▶ destinée. Il en voulait à son mariage, mais non pas à sa vie, ni à celle ◀de▶ son fruit. Il fut fâché ◀de▶ ◀l’▶excès où il s’était porté, et sortit ◀de▶ cette maison plus confus ◀de▶ ce qu’il venait de voir, que cette mère dénaturée ne ◀l’▶était elle-même.
Il lui envoya dire qu’il ne ◀l’▶empêchait point ◀de▶ rendre à sa fille ◀les▶ services dont elle avait besoin dans ◀l’▶état où elle était, et qu’il ◀la▶ priait même ◀d’▶avoir soin ◀d’▶elle, et ◀de▶ ◀l’▶enfant dont elle était grosse. Elle ◀de▶ son côté, qui à ce qu’elle m’a dit, n’avait fait ce qu’elle avait fait que par une politique damnable, pour se conserver auprès de mon père, était au désespoir ◀d’▶en être venue si avant ; et ne ◀l’▶avait envoyée à ◀l’▶Hôtel-Dieu, que pour lui faire connaître ◀le▶ peu ◀d’▶intérêt qu’elle y prenait ; mais dans ◀l’▶intention ◀d’▶aller ◀la▶ requérir aussitôt, et ◀de▶ ◀la▶ faire conduire dans sa chambre.
Elle alla donc dans cet hôpital, elle y trouva sa fille, dans quel état, grand Dieu ! Elle vit une jeune femme, belle comme un ange, fort bien vêtue, tirant à sa fin. Elle voulut ◀la▶ retirer, mais elle n’était pas en état ◀de▶ souffrir un transport : tout ce qu’on put faire, fut ◀de▶ ◀la▶ porter dans une petite chambre particulière. Ma pauvre femme se mourait : elle était revenue ◀de▶ son premier évanouissement, par ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀la▶ chaise dans quoi on ◀l’▶avait apportée. Elle y était retombée un moment après, sans avoir eu ◀la▶ force ◀de▶ dire un seul mot. Lorsqu’elle revint ◀de▶ ce second évanouissement, elle s’était trouvée sur un méchant lit, dans un lieu (je ne sais comment ◀le▶ nommer) dans ◀la▶ compagnie et au rang ◀de▶ cinquante mille gueuses : tristes rebuts ◀de▶ ◀la▶ débauche et des mauvais lieux ◀de▶ Paris.
Quelle horreur ! A peine ouvrit-elle ses yeux mourants, on ◀la▶ porta dans cet état dans ◀la▶ chambre dont je vous ai parlé en présence de sa mère. On tâcha ◀de▶ ◀la▶ consoler ; ◀le▶ coup était trop rude pour n’être pas mortel. Elle resta environ une heure sans donner aucun signe ◀de▶ vie, que par des regards dissipés qu’elle jetait ◀de▶ tous côtés à ◀l’▶aventure ; enfin elle ouvrit ◀la▶ bouche. Son premier soin fut ◀de▶ me demander ; on lui dit que je n’y étais pas. Elle demanda une plume et du papier. On voulut ◀l’▶empêcher ◀d’▶écrire, à cause qu’elle n’était pas en état ◀de▶ ◀le▶ faire sans s’incommoder encore ; mais elle redoubla tant ses instances, qu’on lui en donna. Elle écrivit jusqu’à ce que ◀les▶ convulsions ◀la▶ prissent, et c’est ce même papier que vous m’avez vu, et que je porte sur mon coeur. Lisez-◀le▶, dit-il, en me ◀le▶ donnant. Je ◀le▶ pris ◀de▶ ses mains, et avec mille peines je lus ces paroles.
BILLET.
Je meurs, je ne m’attendais pas à tant de malheurs à la fois. Je ne m’informe point des auteurs ◀de▶ ma mort, parce que je veux pardonner à tout le monde. Adieu mon cher époux, il ne vous restera ◀de▶ moi que ◀le▶ souvenir. Je sens votre enfant, il est mort. Je meurs aussi. Si je vous embrassais avant que de...
Je ne pus lire que ces paroles, ◀le▶ reste n’étant ni formé ni ◀de▶ suite. Il reprit ce billet ◀de▶ ma main, ◀le▶ baisa et ◀le▶ remit sur son cœur, et avec mille peines, tant ◀les▶ pleurs et ◀les▶ sanglots ◀l’▶étouffaient, il continua son triste récit. ◀Les▶ convulsions lui prirent, comme je vous ai dit, elle ne put achever : ◀la▶ connaissance lui revint un peu ; elle demanda ◀l’▶absolution qui lui fut donnée. Elle mit au monde un enfant mort, et un quart d’heure après, elle expira dans ◀les▶ douleurs, et noyée dans son sang, sans avoir dit une seule parole contre qui que ce fût.
Voilà, poursuivit-il, tout baigné ◀de▶ larmes, voilà, ma chère femme, ◀la▶ fin ◀de▶ notre amour, et ◀la▶ perte que je regretterai éternellement. Cet endroit renouvela toutes ses douleurs, et ◀les▶ rendit même plus vives ; et quoique Dieu ne m’ait pas donné une âme fort sensible aux pertes ◀d’▶autrui, je ne laissai pas ◀de▶ pleurer avec lui. J’étais en effet touché ◀de▶ son récit et ◀de▶ ses actions, et je m’aperçois que vous ◀l’▶êtes aussi, dit Dupuis à toute ◀la▶ compagnie, qui en effet avait ◀les▶ larmes aux yeux. Achevez, Monsieur, je vous supplie, lui dit Madame de Contamine, nous dirons après ce que nous pensons ◀d’▶une aventure si funeste.
Dupuis continua en ces termes. Pour moi, poursuivit Des Prez, après s’être un peu remis, j’étais, comme je vous ◀l’▶ai dit, à Saint-Lazare. Je ne pus être instruit ◀de▶ cette mort, qui arriva dans ◀le▶ moment même que j’y entrais. Je restai huit jours dans des impatiences incompréhensibles. Il venait à tout moment quelqu’un ◀de▶ ces bons missionnaires me tenir compagnie : ils tâchaient ◀de▶ me consoler, et me firent peu à peu craindre des malheurs plus grands que ma captivité. Enfin ils m’instruisirent ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ ma chère femme. Ce fut là que je regrettai ma liberté, parce que je ne pouvais pas me venger par un coup de main, ni périr au gré ◀de▶ mon désespoir. Je dis et je fis mille extravagances. On entreprit inutilement pendant trois mois ◀de▶ me donner quelque consolation. On dit que j’étais en délire, et ◀la▶ cause ◀de▶ ma douleur était trop juste pour ◀la▶ contraindre.
Ces hommes pieux ◀la▶ respectèrent. Ils s’affligèrent avec moi pour me rendre traitable : s’ils n’ont pas réussi, du moins ils ont calmé des transports qui ne m’inspiraient que ◀le▶ meurtre. Je ne suis sorti ◀de▶ chez eux, que lorsqu’on m’a vu assez remis pour ne rien craindre ◀de▶ féroce ◀de▶ ma part ; mais bien loin de revenir à Paris, j’ai été en Normandie à une terre ◀de▶ Monsieur de Querville, mon beau-frère, dont je ne suis revenu que depuis huit jours.
Dès que j’ai été arrivé, j’ai été à ◀l’▶Hôtel-Dieu, où j’ai pleuré ma pauvre femme. J’ai demandé ◀l’▶endroit où reposait son corps : elle et son enfant ont été inhumés ensemble, je me suis évanoui dessus ; je ne puis plus y aller. J’ai su que sa mère avait emporté un billet qu’elle avait écrit. J’ai été chez elle ; elle me ◀l’▶a donné, c’est celui que vous venez de lire. Je ne vis plus présentement que dans ◀le▶ dessein ◀de▶ me venger ◀de▶ cette marâtre, que je vais traverser ◀de▶ tout mon possible, malgré ◀les▶ soumissions qu’elle m’a faites, et ◀les▶ pardons qu’elle m’a demandés, et ◀les▶ regrets qu’elle témoigne ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ sa fille. Pour me venger encore du coquin ◀d’▶exempt qui m’a arrêté, et qui m’a si cruellement refusé ◀la▶ triste consolation que je lui demandais, ◀d’▶écrire un mot à ma pauvre femme, et ◀de▶ ◀le▶ faire porter : pour mon coquin ◀de▶ laquais, quoique ◀le▶ moins criminel, je m’en suis déjà vengé ; et quand j’aurai satisfait à mon ressentiment, je verrai ce que ◀le▶ destin ordonnera du reste ◀de▶ ma vie. Voyez à présent, si après ◀la▶ perte que j’ai faite, je ne suis pas plus à plaindre qu’à blâmer ? Et s’il est vrai, comme on ◀le▶ dit, que j’aie abandonné ma pauvre Madelon, et que je sois cause ◀de▶ sa mort ? Moi, qui voudrais racheter sa vie aux dépens de la mienne, et ◀de▶ cent mille autres, si j’avais à ◀les▶ donner pour elle.
Voilà, Mesdames, poursuivit Dupuis, ◀de▶ quelle manière Des Prez me conta son histoire, et je ne sais point lire dans ◀les▶ yeux ◀d’▶un homme, si sa douleur n’était très sincère. Il n’a point déclaré son mariage par plusieurs raisons, dont [◀la▶ principale est] que ◀le▶ lieu où elle est morte ne lui fait point ◀d’▶honneur. Il est vrai qu’il n’en est pas cause ; mais pour s’en justifier, il aurait fallu tout déclarer, et qu’ainsi on aurait su que son père était en partie cause ◀de▶ sa mort, par son emportement, qui est ignoré ◀de▶ tout le monde, n’ayant eu pour témoins que ◀les▶ gens du logis. Que ◀la▶ défunte ne se serait point ressentie ◀de▶ cet honneur, mais seulement sa mère dont il avait juré ◀la▶ perte. Il me fait encore compassion, je ne pense pas qu’on puisse être plus vivement touché. Il me jurait ◀de▶ garder une fidélité éternelle à la mémoire de sa femme. Il ◀l’▶a fait ; car ◀de▶ quelque manière que son père s’y soit pris pendant sa vie, il n’a jamais pu ◀l’▶obliger à se marier ; et à présent qu’il est libre, et revêtu ◀d’▶une des plus belles charges ◀de▶ ◀la▶ robe, ◀la▶ manière dont il vit prouve assez qu’il a rompu tout commerce avec ◀le▶ sexe, et qu’il n’a en tête que sa vengeance. ◀L’▶exempt s’en est ressenti, il a été obligé ◀de▶ quitter ◀la▶ France. Des Prez avait si bien recherché sa vie, qu’il en avait trouvé autant qu’il en fallait pour lui faire briser ◀les▶ os en Grève ; et il n’y a eu que ◀la▶ fuite ◀de▶ cet homme qui ◀l’▶ait sauvé ◀de▶ ◀la▶ justice et du ressentiment ◀de▶ Des Prez, qui ◀le▶ fait encore chercher.
Monsieur Des Prez ◀le▶ père avait pris une telle horreur pour Mademoiselle de l’Épine ◀la▶ mère, qu’il n’a jamais pu ◀la▶ regarder depuis sa dureté : et son fils a tant fait auprès de lui, qu’il s’est volontairement démis du jugement du procès dont il s’agissait, qui n’est point encore fini, parce que Des Prez a employé tous ses amis pour ◀le▶ faire perdre, ou pour en retarder ◀la▶ décision, afin de ◀la▶ faire toujours souffrir ; ne voulant pas qu’elle jouisse ◀de▶ ce qui pourra en revenir, mais seulement ses enfants, qui ont une douleur sincère ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ leur sœur : si bien qu’il n’y a pas ◀d’▶apparence que ce procès soit terminé qu’après ◀la▶ mort ◀de▶ leur mère. Il a fait avoir une fort belle cure à ◀l’▶ecclésiastique qui ◀l’▶avait marié. Il a fait avoir une charge honnête à celui qui leur avait prêté ◀la▶ main, et ◀la▶ femme qui était leur hôtesse, est à présent chez lui, comme intendante, puisque c’est elle qui gouverne toute sa maison : en un mot, s’il a témoigné, et s’il témoigne encore une colère et un ressentiment implacable contre ceux qui lui ont été contraires, il a aussi témoigné sa reconnaissance à tous ceux qui lui ont été favorables, et qui lui ont rendu service, ou bien à ◀la▶ défunte.
Si cela est vrai, reprit Madame de Londé, il est certain qu’il est plus digne ◀de▶ compassion que ◀de▶ blâme. Je ◀les▶ plains tous deux, ajouta Madame de Mongey, ils ne méritaient point tant de malheurs. Je ◀les▶ plains aussi, dit Madame de Contamine, mais je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire, que presque toutes ces sortes ◀de▶ mariages faits à ◀l’▶insu ou malgré ◀les▶ parents, ne sont jamais heureux. Monsieur Des Prez en est une preuve vivante par sa douleur éternelle, si ce que Monsieur Dupuis vient de dire est vrai. Il ◀l’▶est, j’en suis garant, dit une voix inconnue. Chacun jeta ◀les▶ yeux du côté qu’elle venait, et on reconnut Monsieur de Contamine que sa femme courut embrasser.
Cela est beau ◀de▶ surprendre ◀les▶ gens, lui dit ◀l’▶aimable Dupuis. Cela est beau, répondit-il, en saluant toute ◀la▶ compagnie, ◀de▶ retenir des femmes mariées depuis ◀le▶ matin jusqu’au soir, et ◀d’▶obliger leurs maris ◀de▶ venir ◀les▶ chercher à minuit ? Savez-vous bien, lui dit-il, que je commence à être las ◀de▶ vous voir débaucher la mienne ? Mariez-vous, ajouta-t-il, et ne menez pas une vie scandaleuse comme celle que vous menez. Eh bien, lui dit son épouse, défâchez-vous, vous aurez bientôt satisfaction, ◀les▶ parties sont d’accord ; demandez à Monsieur Des Ronais, que voilà, ce qu’il en pense. Hé en effet, reprit Monsieur de Contamine, c’est lui-même ? Je croyais m’être mépris. Eh bien notre ami, lui dit-il, êtes-vous enfin raisonnable, qu’en pensez-vous ? J’en pense, dit-il, que si j’en étais cru, je tiendrais ◀la▶ cérémonie pour faite. Elle ◀la▶ sera toujours assez tôt, reprit Monsieur de Contamine. C’est une étrange chose que ◀le▶ mariage, il change terriblement ◀les▶ objets, tout y perd ◀les▶ trois quarts ◀de▶ son prix. Je vous remercie très humblement ◀de▶ votre bon avis, lui dit ◀l’▶aimable Dupuis, en lui faisant une profonde révérence. En vérité ◀les▶ femmes sont bien malheureuses, ajouta Madame de Mongey. Madame de Contamine se tue ◀de▶ nous dire qu’elle est ◀la▶ plus heureuse ◀de▶ toutes ◀les▶ femmes, qu’elle aime tous ◀les▶ jours Monsieur que voilà, de plus en plus, et comme vous voyez, Monsieur ◀la▶ paie fort honnêtement. Hé mon Dieu ! répondit cette belle dame, je ne me scandalise pas ◀de▶ ces paroles, ce sont ◀les▶ actions qui sont essentielles, je suis contente des siennes ; et au hasard ◀de▶ vous voir méprisées ◀de▶ vos maris, comme je ◀la▶ suis du mien, mariez-vous, vous n’en serez pas plus malheureuses. Vous voyez bien Mesdames, poursuivit Contamine toujours ◀d’▶un ton goguenard, que je ne ◀le▶ fais pas dire à ma femme. Elle est contente ◀de▶ mes actions, c’est signe du moins que je ne suis pas inutile avec ◀les▶ dames. Si quelqu’une ◀de▶ vous autres, sur sa bonne foi, avait besoin ◀de▶ mon service, je… Tout est pris ici, lui dit sa femme en ◀l’▶interrompant, chacune a son chacun et tu perdrais ton étalage : tiens-t’en à moi, tu ne peux pas mieux trouver. Soit, dit-il, je t’aime toujours mieux que rien. Madame de Londé, son amant, et tous ◀les▶ autres se joignirent à ◀la▶ conversation qui fut courte, parce qu’il était extrêmement tard, et qu’elle se faisait debout. Chacun retourna chez soi après avoir pris heure pour se retrouver ◀le▶ lendemain à dîner chez Madame de Contamine, qui voulut régaler toute ◀la▶ société ; et où Des Frans promit ◀de▶ mener Monsieur et Madame de Jussy. Monsieur et Madame de Contamine partirent ensemble ; Dupuis conduisit Madame de Londé chez elle. Madame de Mongey resta à coucher avec son amie, et Des Ronais et Des Frans retournèrent ensemble chez le premier.
Sitôt que Des Ronais fut seul avec Des Frans, il demanda à son ami, sur quoi roulait ◀la▶ conversation qu’il avait eue avec Madame de Contamine et Mademoiselle Dupuis avant ◀le▶ souper. Cela vous met-il martel en tête, lui demanda Des Frans en riant ? Nullement, répondit-il, en riant aussi ; on m’a assuré qu’on n’avait point du tout parlé ◀de▶ moi, mais ◀de▶ vous-même ; je me doute ◀de▶ ce qu’on vous a dit ; et ◀l’▶on m’a assuré que vous ne me cacheriez pas ce qui en est. J’ai promis en effet ◀de▶ vous ◀le▶ dire, reprit Des Frans ; mais je ne sais si je ◀le▶ pourrai, sans quelque vanité qui vous paraîtra ridicule. Je sais à présent ce que c’est, sans que vous me ◀le▶ disiez, reprit Des Ronais ; je ◀l’▶avais soupçonné, et j’en suis sûr : on vous a parlé ◀de▶ Madame de Mongey ; et Madame de Contamine et Mademoiselle Dupuis ont voulu vous persuader que vous ne pouviez mieux faire que ◀de▶ vous attacher à elle. Cela est vrai, repartit Des Frans, elles m’ont dit tous ◀les▶ biens du monde ◀de▶ cette dame. Et vous ont-elles dit, demanda Des Ronais, qu’elle vous a toujours parfaitement aimé ? Elles ont voulu me ◀le▶ faire croire, répondit Des Frans. Eh bien, je vous ◀le▶ certifie, moi, ajouta Des Ronais ; et si vous suivez ◀le▶ conseil ◀de▶ vos meilleurs amis, vous ne laisserez point échapper une si belle conquête. Madame de Contamine et votre commère n’ont fait que me prévenir en vous parlant ◀d’▶elle, mon dessein était ◀de▶ vous en parler ; et elle ne ◀les▶ a pas assurément priées ◀de▶ ◀le▶ faire. Je sais combien son secret lui a coûté à dire, et ce n’est que fort peu de temps avant ◀la▶ mort ◀de▶ Monsieur Dupuis, qu’elle s’est découverte à sa fille, à cause ◀d’▶un parti très avantageux qu’elle a refusé, et que Monsieur Dupuis, qui ◀l’▶aimait comme sa fille, voulait qu’elle prît. C’est le dernier qu’elle a refusé depuis son veuvage ; mais il était si beau, que son refus a fait connaître qu’elle avait renoncé pour toujours au mariage ; et je puis vous assurer que vous en êtes ◀la▶ seule cause, je ◀le▶ sais ◀de▶ trop bonne part pour en douter. Mais, reprit Des Frans, je ne me suis jamais senti pour elle ces empressements vifs, et cette ardeur qui ne part que ◀d’▶une véritable sympathie, tant requise dans ◀les▶ unions. Quoi, vous ne ◀l’▶avez point aimée, lui dit Des Ronais ? J’ai toujours eu pour elle, répondit Des Frans, une estime, et une considération toute extraordinaire, mais ◀l’▶amour n’a point eu ◀de▶ part dans mes assiduités auprès ◀d’▶elle.Hé pourquoi donc ◀le▶ lui avez-vous dit, demanda Des Ronais ? Elle ◀l’▶a cru ◀de▶ bonne foi ; et s’est livrée toute entière. Il est vrai que je ◀le▶ lui ai dit, répondit Des Frans en soupirant [ !] mais elle n’était que ◀le▶ manteau ◀d’▶une autre passion qui m’a rendu malheureux et que vous saurez demain. Il n’est plus question, reprit Des Ronais, ◀de▶ cette autre passion, puisque Silvie est morte, (car c’est ◀d’▶elle dont vous voulez parler) il est question ◀de▶ reconnaître toutes ◀les▶ bontés ◀de▶ Madame de Mongey. Elle est belle, bien faite, très vertueuse, ◀d’▶un âge qui vous convient, n’ayant au plus que vingt-cinq à vingt-six ans ; elle est riche, tant du côté de père et mère dont elle est unique à présent, que des bienfaits ◀de▶ son défunt mari, et par ◀les▶ successions ◀de▶ ses frères et sœurs, et ◀d’▶un oncle et ◀d’▶une tante, et de plus elle vous aime. Apprenez ◀de▶ moi, et ◀de▶ ◀l’▶expérience, poursuivit-il, si vous ne ◀le▶ savez pas, qu’il est bien plus avantageux pour un honnête homme ◀d’▶épouser une honnête femme qu’il n’aime pas, mais dont il est aimé, que ◀d’▶en épouser une qu’il aime, sans en être aimé. ◀Le▶ paradoxe est un peu fort ; cependant ◀l’▶affirmative est incontestable, faites-y réflexion, vous en conviendrez vous-même. Madame de Mongey est toute aimable par elle-même, mais quand elle ne ◀le▶ serait pas par sa personne, son esprit, sa douceur, et sa vertu, dont elle a donné des preuves solides, vous ◀la▶ feraient aimer, et vous donneraient dans votre domestique toute ◀la▶ douceur qu’un honnête homme doit y chercher. Allons nous coucher, reprit Des Frans, quand vous saurez demain mon histoire, vous verrez si vous me conseillerez encore ◀de▶ me marier ; je n’ai rien à vous dire jusque-là. En achevant ces paroles, il se retira en effet dans sa chambre, et Des Ronais dans la sienne.
Ils furent réveillés ◀le▶ lendemain par Dupuis qui leur fit ◀la▶ guerre ◀d’▶être encore à neuf heures au lit. Ils montèrent en carrosse, et allèrent chez Jussy qu’ils trouvèrent encore couché. Des Frans lui dit qu’il venait lui demander à déjeuner avec deux ◀de▶ ses amis. Très volontiers, dit-il en se levant ; et passant dans une autre chambre, où il ◀les▶ laissa pour aller se faire habiller, il n’y tarda pas, et après toutes ◀les▶ civilités qui se peuvent faire entre ◀d’▶honnêtes gens, Des Frans lui demanda des nouvelles ◀de▶ son épouse. Il répondit qu’elle dormait, et qu’il n’était pas encore jour chez elle. Vous faites déjà lit à part, lui dit Des Frans en riant ? Non, non, répondit Jussy sur ◀le▶ même ton, nous ne sommes pas encore dégoûtés l’un ◀de▶ l’autre ; et si vous voulez ◀la▶ voir, venez, venez, je vais vous montrer une des plus belles dormeuses ◀de▶ Paris. Il ◀le▶ prit en effet par ◀la▶ main et ◀le▶ fit entrer dans la première chambre ◀d’▶où ils étaient sortis ; mais au lieu de trouver sa femme au lit, ils ◀la▶ virent à sa toilette. Je te croyais encore endormie, lui dit Jussy. J’ai entendu parler ◀de▶ déjeuner, dit-elle, et j’en veux manger ma part. À ◀la▶ bonne heure, reprit-il, dépêche-toi, nous t’attendons ; ils ne s’impatientèrent pas.
Des Ronais et Dupuis lui firent compliment sur sa beauté et sur son air ; elle y répondit en femme ◀d’▶esprit. Des Frans dit à Jussy qu’il s’était engagé à ◀les▶ mener voir Madame de Mongey pour faire leur réconciliation, et que cela se devait faire chez Madame de Contamine. Nous irons très volontiers, dit Jussy, cette dame est une ◀de▶ mes anciennes connaissances, elle m’avait même autrefois chargé ◀de▶ ◀la▶ poursuite ◀de▶ quelques-unes ◀de▶ ses affaires. Vous vous trompez, lui dit Des Frans, ce n’est pas celle dont nous parlons, c’est sa bru. Monsieur de Contamine est donc marié ? reprit Jussy. Oui, répondit Des Frans, et sa femme est une héroïne ◀de▶ vertu, comme Madame en est une ◀de▶ constance. Cette dame rougit, et témoigna avoir envie ◀d’▶apprendre cette histoire. Des Ronais ◀la▶ raconta encore au mari et à ◀la▶ femme après déjeuner. J’ai envie, dit Madame de Jussy, après qu’il eut achevé, ◀de▶ voir une femme si extraordinaire. Si vous avez envie ◀de▶ ◀la▶ voir, reprit Dupuis ; je vous assure qu’elle et ◀les▶ autres à qui Monsieur Des Frans a conté votre histoire, meurent ◀d’▶envie ◀de▶ vous voir aussi ; et toute ◀la▶ compagnie, assez nombreuse, a rendez-vous chez Monsieur de Contamine, et c’est là que Monsieur Des Frans doit faire ◀le▶ récit ◀de▶ ses aventures. Quand toutes ces raisons-là ne m’obligeraient point à y aller, reprit Jussy, il me suffit que Madame de Mongey y soit, et que vous m’ayez dit, poursuivit-il, parlant à Des Frans, que vous y prenez intérêt ; nous irons quand il vous plaira. Il est plus ◀de▶ midi, dit Des Frans, ils nous y attendent présentement. Allons-y donc présentement, dit Jussy, et là-dessus ils partirent. Des Frans et Jussy dans ◀le▶ même carrosse : Dupuis alla prendre Madame de Londé ; et Des Ronais ne partit qu’avec Madame de Jussy, qui fit accommoder quelque chose à ses ajustements, pour être tout à fait sous ◀les▶ armes.
◀Les▶ dames arrivèrent presque toutes en même temps. Madame de Contamine fit ◀les▶ honneurs ◀de▶ chez elle. Madame de Jussy et elle se firent mille honnêtetés, et dès ce moment-là lièrent entre elles une amitié, qui, suivant toutes ◀les▶ apparences, durera autant que leur vie. Jussy et son épouse firent leur excuse à Madame de Mongey qui ◀les▶ reçut ◀le▶ plus agréablement du monde. Madame de Londé qui arriva avec son amant charma toute ◀la▶ compagnie.
Elle était choisie, en effet on n’aurait pas pu trouver dans toute ◀la▶ France, cinq plus belles femmes et filles que celles qui étaient là. Elles firent fort spirituellement ◀les▶ éloges ◀de▶ ◀la▶ beauté l’une ◀de▶ l’autre ; et enfin ces civilités réciproques firent place à une conversation plus familière. Des Frans parla quelque temps seul à Madame de Mongey. On ne sait point ce qu’ils se dirent ; mais on s’aperçut que cette aimable veuve avait rougi. On se mit à table pour dîner. Madame de Contamine fit mettre Des Frans entre elle et Madame de Mongey, et chacun fut placé selon son cœur.
Pendant ◀le▶ repas ◀les▶ mariages furent ◀le▶ sujet des conversations. Ceux ◀de▶ Des Ronais et ◀de▶ Dupuis y ayant donné sujet. Ma foi, dit Jussy, en poursuivant ◀la▶ conversation, si une femme est un mal, c’est du moins un mal nécessaire. Il est vrai, ajouta Contamine, c’est un mal nécessaire, et bien heureux qui tombe en bonne main, plus heureux encore qui peut s’en passer tout à fait. Comme ces pestes nous déchirent, dit ◀la▶ belle Madame de Jussy, en haussant ◀les▶ épaules, et en riant. Il n’y a, dit Des Ronais en parlant à Contamine, que ◀les▶ gens mal mariés qui peuvent être ◀de▶ votre sentiment, et nous ne voyons pas que vous ayez lieu ◀de▶ vous plaindre ◀de▶ votre choix. Je ne me plains pas ◀de▶ ma femme, répondit Contamine ; il y en a ◀de▶ bien moins raisonnables qu’elle, ◀le▶ nombre en est même très grand. Cependant quelque bien marié que soit un homme, il se rencontre très souvent des moments où il regrette sa liberté. Je ne parle pas, comme vous voyez, ◀de▶ ceux qui sont mal mariés, je parle des mariages ◀les▶ mieux unis tels qu’est le mien… Quoi, interrompit sa femme toute surprise, et presque ◀les▶ larmes aux yeux, ai-je eu ◀le▶ malheur ◀de▶ faire quelque chose qui vous ait déplu ? Tu es une sotte, dit-il en riant, ce que tu me demandes là, me déplaît, laisse-moi poursuivre. Je ne crois pas, ajouta-t-il, qu’il y ait au monde un mariage plus uni que le mien ; j’aime ma femme plus que lorsque je ◀l’▶ai épousée ; je suis sûr, ou je crois pouvoir ◀l’▶être, qu’elle m’aime bien aussi… Oh[ !] Dame [ !] tais-toi, lui dit-il, parlant à elle qui ouvrait ◀la▶ bouche : cependant, poursuivit-il, en se r’adressant à ◀la▶ compagnie, c’est cette union-là qui me fatigue quelquefois.
Aimeriez-vous ◀le▶ désordre, lui demanda Madame de Londé ? Voici l’autre, reprit Contamine ; ce serait un prodige dans ◀le▶ monde, qu’une femme qui pût écouter jusqu’à Amen, poursuivit-il en ◀la▶ regardant ! Non, Madame, continua-t-il, ◀le▶ désordre ne me plairait nullement ; j’y mourrais ◀de▶ chagrin, mais je veux dire que souvent ◀la▶ tendresse ◀d’▶une femme est à charge à son époux : suivons toujours mon exemple. Je rentre assez souvent au logis chargé ◀d’▶affaires, j’y rêve, ma femme croit que je suis ◀de▶ mauvaise humeur, et vient, par des caresses hors de saison, me faire perdre une idée que je ne rattrape plus. ◀La▶ même chose quand je suis à travailler dans mon cabinet. Je n’ose pas ◀la▶ faire retirer, crainte ◀de▶ lui donner du chagrin ; de sorte que par considération pour elle, et par celle qu’elle a pour moi, je passe assez souvent des moments où je voudrais, sinon n’être pas marié, du moins être bien loin de ma femme : ainsi il y a des chagrins dans ◀le▶ mariage, dont il n’y a qu’un mari qui puisse parler par expérience ; et puisque j’y en trouve, je suis persuadé que d’autres n’en manquent pas. Hé morbleu, reprit Des Ronais, que ma belle maîtresse me fatigue de même lorsque nous serons mariés. Oui, repartit ◀l’▶aimable Dupuis, afin de vous entendre dire en pleine compagnie comme Monsieur, que je vous aimerais trop. Voyez, ajouta Madame de Contamine en riant, ◀le▶ beau sujet ◀de▶ plainte ! Eh bien, poursuivit-elle, s’adressant à son époux, je ne vous en donnerai plus, et je vous assure qu’à votre tour, je vous laisserai tout ◀le▶ temps ◀de▶ me venir chercher. Autre extrémité, reprit-il en riant, trop est trop, et ma foi tu serais la première à me trouver à redire. Il est certain, dit Des Frans, que soit que ◀les▶ femmes aiment leurs maris, ou qu’elles ne ◀les▶ aiment pas, elles sont… À l’autre, dit Madame de Contamine, en lui mettant ◀la▶ main sur ◀la▶ bouche ; voici une espèce ◀d’▶animal amphibie, poursuivit-elle en riant, que je ne sais comment regarder ; mais soit comme homme, ou comme garçon, il nous déchire plus que si nous lui avions fait bien du mal.
Ma foi, Mesdames, dit Dupuis en prenant ◀la▶ défense de son ami, il n’a pas lieu ◀d’▶être content des femmes. Je n’en parle que sur un peu de lumière, et beaucoup de soupçon ; mais ce que j’en sais que je lui ai dit à lui-même, en présence de Monsieur Des Ronais, et un collier qu’on ◀le▶ soupçonne ◀d’▶avoir pris…Il faut, interrompit Des Frans tout surpris, que celui qui vous a instruit soit plus qu’homme ! Ç’a été moi en effet qui ai pris ◀le▶ collier ; mais ◀d’▶où avez-vous pu ◀le▶ soupçonner : et ◀d’▶où avez-vous pu savoir ◀le▶ reste ? Et vous, ajouta Madame de Contamine parlant à lui-même, à quand remettez-vous ◀le▶ récit ◀de▶ vos aventures ? Je ne refuse pas ◀de▶ ◀le▶ faire, répondit-il, je n’ai plus ◀d’▶intérêt à rien cacher : il n’y aura que moi qui souffrirai dans ◀le▶ renouvellement ◀de▶ mon infamie. Vous êtes toutes ici des chefs-d’œuvre du ciel et ◀de▶ ◀la▶ nature : celle-ci vous a fait toutes belles, et toutes aimables, et l’autre vous a ornées ◀de▶ toutes ◀les▶ vertus qui peuvent rendre une femme parfaite : ainsi ce que je dirai ne devra pas vous choquer. Je veux seulement vous faire connaître, par ma propre aventure, que je suis en droit ◀de▶ pester contre ◀les▶ femmes, et ◀de▶ croire ◀de▶ ◀la▶ dissimulation dans toutes, ou du moins, si cela est trop général, que je puis dire que j’en ai été trop maltraité pour en parler affirmativement en bonne part.
Je n’en ai jamais aimé qu’une, qui m’a trahi ; et je renoncerais au sexe pour toute ma vie, si je ne savais pas qu’il y a dans ◀le▶ monde des femmes dont ◀la▶ vertu a été éprouvée sans s’être démentie. Une femme véritablement sage et vertueuse, est ◀l’▶objet ◀de▶ mon admiration ; mais il s’en trouve si peu de ce caractère, que vous ne devez pas trouver mauvais que je m’en prenne au plus grand nombre pour regarder ◀le▶ général, ◀les▶ autres en petit nombre passant dans mon esprit pour miracles que ◀la▶ nature ne produit que rarement.
Arrêtez là votre invective, Monsieur Des Frans, interrompit Dupuis. Je sais, comme vous voyez, beaucoup de vos affaires, sans que vous m’en ayez jamais rien dit. Gallouin qui y fait une des premières figures, était comme vous savez, mon intime ami. Il est mort dans un habit ◀de▶ pénitence en odeur ◀de▶ sainteté, ne réveillons point ses cendres : cependant, malgré ◀le▶ respect que j’ai pour ◀la▶ présence ◀de▶ Madame de Londé sa sœur que voilà, et pour sa mémoire à lui, je ne puis m’empêcher ◀de▶ vous dire pour ◀la▶ justification ◀de▶ Silvie, qu’il y a dans votre histoire des endroits que vous n’entendez pas vous-même. Je vous ai dit que Gallouin n’a pas cru que Silvie fût votre épouse, qu’ainsi il n’a pas cru vous faire aucune insulte ; et pour Silvie, elle a peut-être été poussée par une force, à qui toute ◀la▶ nature humaine, et toute ◀la▶ vertu ◀d’▶une femme ne peut pas résister : en un mot, Gallouin avait ◀de▶ terribles secrets, et même dangereux. Je m’expliquerai peut-être une autre fois. Silvie, quoique criminelle en apparence, pouvait être innocente dans ◀le▶ fond. Je n’ai rien à vous dire davantage, vous pouvez parler quand il vous plaira : Madame de Londé sait ce que je lui en ai dit, en lui parlant ◀de▶ vous ; et je crois que toute ◀la▶ compagnie est dans ◀l’▶impatience ◀de▶ vous entendre. Pour moi je vous dirai comment je sais ce que je sais, lorsque je raconterai à mon tour mon histoire, comme Madame de Contamine m’y engagea hier.
Toute ◀la▶ compagnie avait en effet impatience ◀de▶ savoir une histoire dont ◀le▶ peu de lumière qu’on en avait, paraissait si surprenant. On fit desservir ; on congédia ◀les▶ laquais ; et on pria Des Frans ◀de▶ commencer. Il dit, en tournant ◀la▶ tête, qu’il allait par sa complaisance, se couvrir ◀de▶ honte et ◀de confusion, après cela, il rêva quelque temps, et parla en ces termes.