Histoire de▶ Monsieur Des Frans et ◀de▶ Silvie.
Je suis ◀l’▶aîné ◀d’▶une des meilleures maisons d’ici autour, et pourtant moins riche qu’aucun ◀de▶ mes parents : parce que mon père avait suivi ◀le▶ parti ◀de▶ ◀l’▶épée, où ◀l’▶on ne s’enrichit pas, et qu’au contraire ses deux frères cadets, ont pris celui des finances et des partis, où ◀la▶ fortune est toujours plus ample, et plus avantageuse pour ◀les▶ richesses. Elles ne sont pas gagnées, à ce qu’on dit, fort innocemment ; mais donnant toute sorte ◀de▶ crédit et ◀de▶ pouvoir dans ◀le▶ monde, leur faste fait pardonner leur acquêt. C’est ◀la▶ raison pour laquelle je suis moins considérable aux yeux du public, que mes oncles et mes cousins. Mon père fut tué au siège qui fut mis devant Valenciennes par Messieurs ◀de▶ Turenne et ◀de▶ ◀La▶ Ferté ; et un aîné qu’il avait ◀d’▶une autre femme que ma mère, fut tué peu après à la suite de Monsieur de Grammont : ainsi je restai seul fils unique assez jeune, sous ◀la▶ tutelle ◀de▶ ma mère, fille ◀de▶ grande qualité, dont mon père avait eu peu de bien. Cela joint aux dettes que mon père avait faites et qu’il fallut acquitter, réduisit ma mère et moi dans un état assez triste par rapport à ◀l’▶éclatante figure que faisaient dans ◀le▶ monde ◀les▶ deux cadets ◀de▶ mon père, et nous rangea en quelque manière sous leur tutelle. Pour moi, qui étais en classe lorsque mon père mourut, je sentis vivement sa perte ; et je ◀la▶ sentis bien davantage lorsque je vis que mes oncles usurpaient sur ma mère et sur moi une certaine autorité dans laquelle je n’avais point été élevé, mon père m’ayant toujours inspiré des sentiments dignes ◀de▶ ma naissance et au-dessus ◀de▶ ma fortune : et ne parlant ◀de▶ ses frères qu’avec mépris, à cause du train ◀de▶ vie qu’ils avaient embrassé, ne ◀les▶ nommant jamais que des éponges et des juifs. Cela m’avait inspiré ◀de▶ ◀l’▶aversion pour eux, tout jeune que j’étais : ainsi ayant sucé cette aversion avec ◀le▶ lait, je n’ai jamais pu m’assujettir à ce qu’ils ont voulu exiger ◀de▶ moi, et n’ai jamais eu pour eux ce respect et cette obéissance qu’un jeune homme doit avoir pour ceux à qui il est comptable ◀de▶ ses actions, et qui ont droit ◀d’▶avoir ◀l’▶œil sur sa conduite, et ◀l’▶autorité ◀de▶ ◀la▶ réformer lorsqu’elle est vicieuse.
Au sortir de mes études on voulut me mettre en commission. J’y allai, mais étant naturellement libertin, je ne pus m’accoutumer à ◀la▶ sujétion, ni à ◀la▶ ponctualité qu’il y fallait observer. ◀Le▶ directeur en fit ses plaintes à mes oncles. Je ◀le▶ sus ; je ◀le▶ querellai. Je revins à Paris sans être mandé, et laissai ◀les▶ papiers et ◀le▶ bureau à qui voulut en prendre soin. Je me mis ◀de▶ moi-même à apprendre à faire des armes, et à monter à cheval : c’était mon inclination. On fut très surpris ◀de▶ mon retour ; on m’en demanda ◀la▶ raison, je dis à mes oncles, que je ne pouvais pas vivre avec leur directeur, et qu’il y avait trop ◀d’▶antipathie dans nos humeurs. Pour mon excuse à ma mère, je lui dis naturellement ce que je pensais. Que quand je devrais être ◀le▶ plus pauvre et ◀le▶ plus malheureux gentilhomme ◀de▶ France, je ne m’abaisserais jamais à devenir ◀le▶ persécuteur du peuple et des paysans. Que j’avais trop ◀de▶ cœur et ◀d’▶honneur pour prêter ◀la▶ main aux cruautés qu’on exerçait contre eux sous prétexte de lever ◀les▶ droits du Roi. Que j’étais trop humain pour voir ◀d’▶un œil tranquille, ◀les▶ duretés qu’ils essuyaient, et que bien loin de ◀les▶ ruiner et ◀de▶ ◀les▶ persécuter comme on était obligé ◀de▶ ◀le▶ faire dans ◀les▶ commissions, je donnerais tout le mien pour ◀les▶ en délivrer. Que mon père avait eu raison ◀de▶ regarder mes oncles comme des juifs et des usuriers, et que je regardais leurs commis comme des valets ◀de▶ bourreau, ou des chiens ◀de▶ chasse qui quêtent pour leurs maîtres : qu’en un mot je voyais bien que j’étais véritablement son fils, et que je n’étais pas né non plus que lui pour devenir ni maltôtier, ni partisan ; ce qui ne s’accordait point ni avec ma conscience ni avec mon honneur.
Ma mère qu’un plus long usage du monde avait instruite, ne goûta pas mes raisons. Elle avait mis bas tous ces scrupules que mon père lui avait inspirés. Elle était persuadée qu’il n’y avait rien tel que ◀d’▶être riche ; et comme ◀l’▶ambition ne ◀l’▶avait point quittée, elle portait fort impatiemment, ◀l’▶air triomphant et ◀le▶ faste ◀de▶ ses deux belles-sœurs, qui n’étaient que des filles ◀de▶ marchand, qui ◀le▶ portaient incomparablement plus beau qu’elle, qui du vivant de mon père, ◀les▶ avait regardées du haut en bas. Aussi me fit-elle des leçons fort justes et fort pressantes. J’aurais dû en avoir profité, je m’en suis peut-être repenti depuis ; mais j’étais destiné à me perdre, et au contraire de me rendre à ses raisons, je lui fis des reproches ◀de▶ vouloir m’obliger à embrasser un état ◀de▶ vie, où je trouverais, à ce que je disais, ◀la▶ perte ◀de▶ mon âme. Que ◀les▶ sentiments que mon père m’avait inspirés étaient plus nobles et plus généreux, que je ◀les▶ suivrais, malgré tout ce qu’on pourrait me dire. Que si elle avait aimé mon père pendant sa vie, et se souvenait ◀de▶ sa naissance à elle, elle devait me ◀le▶ prouver par son respect pour sa mémoire, et ne ◀le▶ pas violer, en voulant obliger son fils unique à suivre des maximes qu’il avait toujours détestées. Enfin mon emportement alla si loin, que je lui manquai ◀de▶ respect, et m’en séparai ◀d’▶une manière à lui mettre ◀la▶ mort au cœur. Elle en tomba malade, et en cacha ◀le▶ sujet à tout le monde. Elle n’en parla qu’à moi ; mais avec tant de tendresse ◀de▶ sa part, et une si grande confusion ◀de▶ la mienne, que je lui promis ◀de▶ faire tout ce qu’elle voudrait. Sa santé se rétablit ; elle me raccommoda avec mes oncles, qui me donnèrent une commission à quatre-vingts lieues ◀de▶ Paris, plus belle que celle que j’avais quittée. Vous dirai-je ◀de▶ quelle manière je m’y gouvernai, et comment j’en sortis ? Oui, il faut vous ◀le▶ dire.
C’était une direction dans ◀les▶ Aides, je n’y étais pas fort savant ; mais j’avais un commis qui faisait tout, je ne faisais que signer. Je fus pourtant en fort peu de temps aussi habile que lui ; puisque je découvris ses friponneries. J’étais obligé ◀d’▶être dans mon bureau à huit heures précises du matin, jusqu’à midi : et depuis deux heures après midi, jusqu’à six heures du soir, sans en sortir. J’y restai ◀l’▶hiver assez tranquillement, et même une partie du printemps ; mais lorsque ◀la▶ saison fut assez belle pour aller prendre l’air à ◀la▶ campagne, et que je vis ◀les▶ jeunes gens ◀de▶ mon âge aller se promener et se divertir, mon bureau, où j’étais obligé ◀de▶ rester, ne me parut plus qu’une prison, et je résolus ◀d’▶en sortir.
Comme je voulais cette fois-là me ménager avec ma mère, et ne me pas brouiller avec Messieurs Des Frans, j’écrivis aux uns et aux autres mille mensonges, dont je ne me souviens plus ; ◀la▶ maladie en était. On fut bientôt instruit du contraire, et on me répondit ◀de▶ ◀la▶ bonne encre. Je fus grondé, et quoiqu’on me rendît justice, je ne laissai pas ◀de▶ m’en mettre en colère. J’avais reçu à midi trois grandes lettres en même temps. Je ◀les▶ lus, je dînai, je ◀les▶ relus ; et je cherchai dans ma tête d’autres inventions, puisque les premières avaient si mal réussi : cela m’occupa du temps. J’avais oublié mon bureau, et il était près de trois heures lorsqu’on m’avertit que bien du monde m’y attendait. Je descendis, il y avait entre autres un élu ◀de▶ ◀l’▶élection ◀de▶ ◀la▶ même ville, qui venait pour des billets ◀d’▶entrée franche qu’il avait.
Comme il se prétendait officier fort considérable, et fort nécessaire à ◀l’▶État, il tabla par me quereller devant tout le monde, et me traita comme si j’avais été le dernier des valets. Dans un autre temps je lui aurais fait quelque caresse ◀de▶ chat, ou du moins je ◀l’▶aurais brusqué, comme je fis depuis ; mais pour ◀le▶ moment je songeai, que mes états ◀de▶ recette et ◀de▶ dépense n’étaient point dans ◀l’▶ordre ; que mon registre même n’était point en état, et que si j’en venais avec lui à quelque extrémité, cela me ferait des affaires auprès de ◀l’▶intendant, qui malheureusement était alors dans ◀la▶ même ville, naturellement honnête homme, rigide et ponctuel, et ainsi fort peu porté pour ◀les▶ commis des fermiers qui ne faisaient pas leur devoir. Qu’outre qu’il me donnerait ◀le▶ tort, il voudrait peut-être voir plus clair dans mes affaires qu’il ne serait à propos pour mes intérêts : qu’ainsi j’en sortirais très mal, et que tout cela ne pourrait avoir pour moi que des suites fâcheuses.
Je fis toutes ces réflexions dans ◀le▶ moment, et je laissai dire à ◀l’▶élu tout ce qu’il voulut. Je ◀le▶ satisfis même le premier, espérant par là ◀l’▶obliger à s’en aller. Il n’en fit rien ; au contraire il continua son sermon : que ce n’était pas ainsi que ◀le▶ Roi prétendait que ◀les▶ commis se gouvernassent : que j’avais mes heures réglées : que je devais me trouver précisément dans mon bureau lorsqu’il fallait que j’y fusse, sans donner ◀la▶ peine à un officier (je ne sais si ◀le▶ gredin ne dit pas aussi considérable que lui) ni ◀de▶ m’attendre, ni ◀de▶ me faire avertir : qu’il s’en plaindrait à ◀l’▶intendant, sans dire Monsieur, qui saurait fort bien m’instruire ◀de▶ mon devoir si je ne ◀le▶ savais pas. C’était ce que je craignais. J’écoutai donc tout avec une tranquillité et un sang-froid qui me surprenait moi-même. Je fis plus, je ◀le▶ comblai ◀de▶ civilités ; j’avouai que j’avais tort. Je lui montrai ◀les▶ lettres que j’avais reçues pour m’excuser ; il me dit brutalement, que j’aurais pu ◀les▶ lire tout aussi bien dans mon bureau, après ◀l’▶avoir expédié, que dans ma chambre. Je tins encore bon, et enfin je ◀le▶ conduisis jusqu’à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ rue, mais ◀le▶ cœur tellement ulcéré, que je fis une bonne résolution ◀de▶ me venger et ◀de▶ ◀le▶ mortifier ◀de▶ quelque manière que ce fût.
Je me mis dès ◀le▶ soir même à travailler sérieusement à mes comptes. J’eus bientôt fait ; tout fut prêt en quatre jours, et je ne craignis plus ◀la▶ visite ◀de▶ Monsieur ◀l’▶intendant, qui était tout ◀le▶ mal que ◀l’▶élu pouvait me procurer.
◀L’▶algarade ◀de▶ cet homme avait éclaté. Il avait eu assez ◀de▶ mauvaise gloire pour se vanter ◀de▶ m’avoir traité du haut en bas, sans que je lui eusse osé rien dire. Tout le monde s’en étonnait ; car je ne passais pas pour fort endurant. On m’en parla ; je convins ◀de▶ tout, et dis que je n’avais pas cru devoir défendre une mauvaise cause, et que je ne m’en ferais jamais ◀d’▶honneur. Cela me fit passer pour un homme fort modéré, incapable ◀de▶ se faire ◀de▶ méchantes affaires. On voulut nous raccommoder, il me fit une manière ◀d’▶excuse ◀de▶ son emportement. Je ne voulus point entrer dans aucune explication, je dis toujours que j’avais tort, bien résolu ◀de▶ me venger. Je ne craignais plus rien, mes affaires étaient nettes, et moi en état ◀de▶ rendre compte, et je voulais sortir ◀de▶ ◀l’▶emploi.
Il vint environ quinze jours après avec un assez gros paquet ◀de▶ papiers qu’il fallait expédier dans ◀le▶ moment. ◀Les▶ gens qui devaient ◀les▶ porter, attendaient après aux dépens de ◀l’▶élu, qui sous des noms empruntés, faisait trafic ◀de▶ vin. Il n’était que dix heures, et il ne fallait pas plus ◀d’▶un quart d’heure pour lui donner satisfaction ; mais ◀le▶ tour que je lui jouai me vint tout ◀d’▶un coup dans ◀la▶ tête. Je lui fis plus ◀de▶ civilité qu’il n’en avait reçu ◀de▶ sa vie, j’examinai ses papiers petit à petit, en jasant avec ◀le▶ seigneur ◀de▶ choses indifférentes. Je lui parlai des intrigues ◀de▶ ◀la▶ ville, des nouvelles ◀de▶ Cour et ◀de▶ guerre ; et enfin pour consumer ◀le▶ temps, j’empruntai ◀le▶ secours ◀de▶ tous ◀les▶ lieux communs dont on peut s’aviser pour faire durer une conversation, en coulant ◀le▶ temps. Il était obstiné et se piquait ◀de▶ politique comme un nouvelliste ◀de▶ province. Je ◀le▶ contrariai pour ◀l’▶obliger de plus approfondir ◀la▶ matière, il s’y abîma, et je réussis. Midi sonna tout à propos, que j’avais le dernier ◀de▶ ses papiers entre ◀les▶ mains, il n’y avait qu’à signer, c’était une affaire ◀d’▶un moment ; il croyait que j’allais continuer. ◀La▶ familiarité dont je lui avais parlé, me faisait passer dans son esprit pour une andouille ◀de▶ Rabelais ; il se trompait. Je me levai et lui dis fort froidement qu’il fallait qu’il prît la peine ◀de▶ revenir à deux heures. Il tomba ◀de▶ son haut à ce compliment, et me pria très instamment ◀d’▶achever, je n’en fis rien. J’ai ◀la▶ mémoire trop bonne, lui dis-je fièrement, pour ne me souvenir pas ◀de▶ votre leçon. ◀Le▶ Roi veut que je sois à deux heures dans mon bureau, je ne ◀l’▶oublierai pas ; mais je n’oublierai pas non plus que je puis ◀le▶ fermer à midi. Tout ce qu’il put me dire fut inutile, il en fallut passer par là. Cela ◀le▶ fit enrager, mais bien plus, lorsque j’envoyai devant lui mon valet prier à dîner avec moi deux hommes que je savais être ses ennemis mortels, il me quitta, et pour adieu, Monsieur ◀l’▶élu à deux heures, lui dis-je en riant.
Ces deux hommes vinrent ; je leur contai ce qui m’était arrivé avec ◀l’▶élu : ils en rirent à gorge déployée et m’applaudirent ◀de▶ tout leur cœur. Nous dînâmes, et je descendis à deux heures juste. ◀L’▶élu était trop en colère pour venir lui-même, il envoya un laquais chercher ses papiers. Ce laquais n’était point à lui, et quand il y aurait été, j’aurais fait ◀la▶ même chose pour ◀le▶ mortifier. Je refusai ◀de▶ ◀les▶ rendre qu’à ◀la▶ même personne qui me ◀les▶ avait mis en main. Il retourna et me rapporta un billet ; je ◀le▶ rendis avec ordre ◀de▶ dire à ◀l’▶élu, que je ne voulais pas être obligé ◀de▶ garder d’autres papiers que ceux qui regardaient mon emploi, et que je ne rendrais les siens que ◀de▶ ◀la▶ main à ◀la▶ main. Il était avare, ◀les▶ gens qui ◀les▶ attendaient étaient à ses dépens, comme je vous ◀l’▶ai dit, il fallut donc qu’il fît ◀la▶ démarche ; mais il ◀la▶ fit tellement bouffi, que je ne pus m’empêcher ◀d’▶en rire ; car il ◀la▶ fit ◀de▶ fort mauvaise grâce. Il s’en scandalisa, et voulut quereller, mais ne craignant plus ◀la▶ visite ◀de▶ Monsieur ◀l’▶intendant, je ◀le▶ pris si haut qu’il vit bien que son véritable chemin était celui ◀de▶ ◀la▶ porte. ◀Les▶ deux hommes qui avaient dîné avec moi ◀le▶ désespérèrent sans lui rien dire, par leurs éclats de rire, et ◀les▶ figures qu’ils se faisaient l’un à l’autre en ◀le▶ contrefaisant. Ils allèrent en faire ◀le▶ conte à qui voulut ◀les▶ entendre ; et comme ◀la▶ ville est petite, ◀la▶ chose y fut sue dès ◀le▶ jour même, et depuis ce temps-là ◀le▶ sobriquet lui en est resté ; car au lieu de ◀le▶ nommer par son nom, on ne ◀l’▶appelle presque plus que Monsieur ◀l’▶élu à deux heures. Ce tour vint jusqu’aux oreilles ◀de▶ Monsieur ◀l’▶intendant qui n’en fit que rire, et en effet un élu n’était pas pour moi un assez gros seigneur pour ◀le▶ prendre ◀d’▶un ton impératif.
Je m’étais vengé, mais je n’étais pas hors de ◀l’▶emploi. Il me semblait qu’il m’était honteux, fils ◀d’▶un homme brave, mort au service ◀de▶ son prince, ◀de▶ passer ma vie dans un fond ◀de▶ province, relégué dans ◀la▶ crasse ◀d’▶un bureau, pendant que ◀les▶ jeunes gens ◀de▶ ma naissance étaient ou dans ◀les▶ mousquetaires, ou dans d’autres postes à acquérir ◀de▶ ◀l’▶honneur par ◀la▶ voie des armes, qui était toute mon inclination. Cette pensée m’entra si vivement dans ◀l’▶esprit, que je devins effectivement malade. Monsieur ◀l’▶intendant commit à mon emploi, jusqu’à ma santé. Celui qu’il y mit était un Parisien ◀de▶ mon âge, et ◀de▶ beaucoup ◀d’▶esprit : ce fut Monsieur votre frère, Madame, dit-il à Madame de Mongey. Lorsque je me portai bien, je ne voulus pas ◀le▶ déposséder. J’écrivis en sa faveur, je sollicitai même Monsieur ◀l’▶intendant, à qui je découvris mon chagrin ; et mes parents satisfaits ◀de▶ lui, et me destinant ailleurs, ◀le▶ continuèrent. On m’envoya ses commissions que je lui donnai moi-même. Il en a eu trop ◀de▶ reconnaissance, puisque c’est à lui que je dois ◀l’▶honneur ◀de▶ vous avoir vue, et j’ai un sensible regret ◀de▶ sa mort que Monsieur Des Ronais m’a apprise.
Je revins à Paris, n’ayant plus rien à faire en province, y étant sans emploi. Mes parents m’y retinrent plus qu’ils ne croyaient, n’en ayant point à me donner tel qu’ils ◀le▶ voulaient, parce qu’ils voulaient me ◀le▶ choisir ; et ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ campagne étant passé, je fus obligé ◀de▶ rester à Paris ◀l’▶automne et ◀l’▶hiver pour mon malheur. Je dis pour mon malheur ; car si j’avais été partout ailleurs, je ne me serais pas perdu par ma propre faute comme j’ai fait ; mais comme forcé par une certaine puissance que je ne comprends point, et qui me fait croire, que si nos actions sont tout à fait volontaires, du moins peut-on dire, que notre vie n’est pas toujours gouvernée par notre seule volonté, et que ◀l’▶étoile en règle ◀les▶ principaux mouvements et ◀la▶ disposition. En effet toute ◀la▶ force ◀de▶ ma raison se bornait à me faire connaître ◀le▶ péril où je me jetais, et ma propre faiblesse, sans me donner ◀la▶ force ◀de▶ m’en sauver.
J’entendais ◀la▶ messe à Notre-Dame ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ Nativité huitième septembre ; je m’étais mis contre un des piliers. Une sœur grise, ◀de▶ celles qui ont soin des enfants trouvés, vint m’y prier ◀d’▶en tenir un dans le moment qu’on allait baptiser, et qui avait été trouvé ◀la▶ nuit même. Elles font ordinairement ce compliment à des gens qui ont apparence ◀de▶ quelque chose, afin d’en tirer quelque aumône : je ne ◀la▶ refusai pas. Elle me demanda une marraine ; je lui montrai une fille fort propre en petit deuil qui était avec une autre fille qui paraissait ◀la▶ servir. Cette sœur alla lui parler, il me parut qu’elle fit quelque difficulté, j’allai à elle, et ◀la▶ fis consentir. Je ◀la▶ saluai : elle me rendit mon salut fort civilement, et me parla si juste que je ne doutai pas que ce ne fût une fille hors du commun : j’envoyai un laquais que j’avais avec moi me chercher un carrosse, avec ordre ◀de▶ venir me joindre aux Enfants-Trouvés. Je donnai la main à ma commère : outre une fille qui ◀la▶ suivait, elle avait un petit laquais ; tout cela m’en donna une bonne opinion. Nous allâmes tenir cet enfant ; nous y fîmes ◀les▶ figures ordinaires, beaucoup de civilités pour ◀le▶ nom, et enfin comme c’était une fille, elle nomma. ◀Les▶ enfants vinrent quêter ; et comme ces petits innocents sont en effet dignes ◀de▶ compassion, et que j’étais fort aise ◀de▶ donner ◀de▶ moi fort bonne impression à ma commère, je fis des aumônes proportionnées, sinon à ma bourse, du moins aux sentiments que je commençais ◀d’▶avoir, et elle ◀de▶ son côté en usa fort honnêtement pour une fille.
Comme cette libéralité me donnait une espèce ◀de▶ petit privilège, je demandai à cette sœur si elle ne pouvait pas nous faire déjeuner à ◀l’▶hôpital. Je lui dis qu’étant à jeun ◀l’▶odeur qu’on y respirait, quoique ◀d’▶enfants, me rendait ◀le▶ cœur faible ; effectivement je ne ◀l’▶ai jamais eu ferme. Je ne sais si cette sœur voulut bien en croire ma parole, ou si, comme elle ◀le▶ dit, j’avais quelque chose dans ◀le▶ visage qui témoignait ◀de▶ ◀l’▶altération en dedans. Elle me conduisit dans un petit réfectoire, où je menai ma commère qui ne se fit pas fort prier. On nous donna un morceau ◀de▶ bœuf sortant du pot et des côtelettes ◀de▶ mouton sur ◀le▶ gril. Je dis à ma commère que si j’étais ◀le▶ maître, je lui donnerais autrement à déjeuner ; mais que je n’avais osé lui proposer ◀d’▶aller ailleurs. Que n’ayant pas voulu ◀la▶ quitter sans saluer sa santé, je m’étais servi du premier expédient qui m’était venu dans ◀l’▶esprit. Elle reçut fort bien mon compliment, et me dit, que si elle avait été persuadée que j’eusse demandé à déjeuner pour ◀l’▶amour ◀d’▶elle, elle ne serait point entrée : mais que ◀la▶ pâleur qui m’avait tout ◀d’▶un coup couvert ◀le▶ visage, lui avait témoigné que j’avais besoin ◀de▶ prendre quelque chose, et que pour ne me pas exposer à pis, par un retardement qui aurait pu nuire à ma santé, elle n’avait fait aucune façon pour me suivre.
Mon laquais m’avait amené un carrosse. Je ◀la▶ pris par ◀la▶ main, elle y monta avec sa fille ◀de▶ chambre, qui ne ◀l’▶avait point quittée. Elle ne fit point ces façons qui s’observent parmi ◀les▶ précieuses, et celles qui savent assez peu vivre pour faire à contretemps ◀les▶ civiles. Elle y monta ◀d’▶une manière qui me persuada qu’elle savait ◀le▶ monde, et accorder ◀la▶ modestie ◀de▶ son sexe avec cette liberté et ce dehors ouvert qui ne s’acquiert que par ◀le▶ commerce des gens ◀de▶ la première qualité. Cela me donna encore meilleure opinion ◀d’▶elle. ◀La▶ facilité ◀de▶ sa conversation, ◀la▶ fertilité et ◀le▶ naturel ◀de▶ ses expressions ne ◀la▶ démentaient point, et je tombai d’accord en moi-même, qu’on ne pouvait pas voir une personne plus belle ni plus accomplie.
Puisque c’est elle qui est cause ◀de▶ toutes ◀les▶ extravagances que j’ai faites, et ◀de▶ tous ◀les▶ malheurs qui me sont arrivés, par ◀l’▶amour qu’elle a fait naître dans mon cœur, et que je ne puis m’excuser que sur ses bonnes qualités et sa beauté, ◀de▶ ◀l’▶ardeur et ◀de▶ ◀la▶ violence ◀de▶ ma passion, et ◀de▶ tout ce que j’ai fait pour me satisfaire, il est ◀de▶ mon honneur ◀de▶ vous en faire ◀le▶ portrait, afin que vous jugiez vous-mêmes que si je pouvais être excusé, je ◀le▶ serais, puisque je ne suis tombé dans mes égarements que pour ◀la▶ plus belle et ◀la▶ plus spirituelle personne qu’on puisse voir.
Je sais bien, Mesdames, ajouta Des Frans, en s’interrompant lui-même, que ce que je dis n’est guère galant ; mais pardonnez mon incivilité à ◀l’▶intérêt que j’ai ◀de▶ ◀la▶ faire paraître plus belle qu’elle n’était en effet.
Elle n’avait au plus que dix-neuf ans ; elle était ◀d’▶une taille un peu au-dessus ◀de▶ ◀la▶ moyenne, mais faite à charmer ; si menue que je ◀la▶ prenais facilement entre mes mains toute vêtue en corps. Ses cheveux étaient plus longs qu’elle ◀d’▶un grand pied, annelés, et du plus beau châtain qu’on puisse voir. Lorsqu’elle se faisait peigner, elle montait sur une table, et sa tante dont je vous parlerai bientôt, et sa fille ◀de▶ chambre y étaient occupées. Elle avait ◀le▶ front blanc et uni ; ◀les▶ yeux grands, noirs et languissants, à fleur ◀de▶ tête : ils étaient quelquefois si perçants, qu’on ne pouvait en soutenir ◀l’▶éclat ; ◀les▶ sourcils comme ◀les▶ cheveux ; ◀le▶ nez un peu aquilin et serré, bien fait ; ◀les▶ joues toujours couvertes ◀d’▶un vermillon naturel, qui sur un teint ◀de▶ neige, faisait un effet admirable. ◀La▶ bouche fort petite et riante, ◀les▶ lèvres rondes et vermeilles ; ◀les▶ dents blanches et bien rangées ; ◀le▶ menton rond, une petite fossette au milieu, et ◀le▶ tour du visage ovale ; ◀la▶ gorge faite au tour, ◀d’▶une blancheur à éblouir ; ◀la▶ peau unie et délicate ; ◀le▶ sein montrait par ses soulèvements réglés ◀l’▶agitation du cœur dans sa respiration, et indiquait une santé parfaite. Elle en avait peu, mais ferme ; et elle me disait quelquefois en plaisantant, qu’une femme en a toujours assez quand elle en a ◀de▶ quoi remplir ◀la▶ main ◀d’▶un honnête homme. Elle avait ◀les▶ bras ronds, ◀la▶ main potelée et charnue, un air ◀de▶ princesse à marcher ; elle dansait en perfection, chantait de même, et jouait fort bien du clavecin et ◀de▶ ◀la▶ guitare. Elle n’était ni grasse ni maigre, et son embonpoint tenait un milieu juste entre ◀les▶ deux extrémités.
Voilà ◀le▶ portrait ◀de▶ Silvie, dit Des Ronais, c’est elle aussi que j’ai voulu peindre, dit Des Frans. Voilà une beauté achevée, dit Madame de Contamine. Il n’y avait rien de plus beau que son corps, poursuivit Des Frans. Son esprit paraissait être de même : elle en avait plus elle seule que toutes ◀les▶ femmes fourbes n’en ont jamais eu ensemble. Elle était dissimulée, changeant naturellement ◀de▶ visage et ◀de▶ discours, avec autant ◀de▶ promptitude qu’aurait pu faire ◀la▶ meilleure comédienne, après avoir bien étudié son rôle. Cependant elle paraissait toute sincère ; elle était double, inconstante et volage, aimant ◀les▶ plaisirs, surtout ceux ◀de▶ ◀l’▶amour, jusqu’au point ◀de▶ leur sacrifier toutes choses, honneur, vertu, richesses et devoirs. Hardie jusqu’à ◀l’▶effronterie : enfin elle avait dans ◀l’▶esprit toutes sortes ◀de▶ mauvaises qualités, comme toutes sortes ◀de▶ belles dans ◀le▶ corps, mais elle ◀les▶ savait si bien déguiser, qu’on ◀la▶ prenait pour tout autre qu’elle n’était en effet ; et moi-même, après ◀l’▶avoir fréquentée avec toute ◀l’▶assiduité possible pendant deux ans, j’aurais juré qu’elle était sincère, fidèle, désintéressée ; en un mot telle qu’elle paraissait être, n’ayant été convaincu du contraire qu’après ◀l’▶avoir épousée.
Vous avez été marié, s’écria Madame de Mongey ? Oui Madame, je ◀l’▶ai été, reprit Des Frans, je ne m’étonne pas ◀de▶ vous en voir surprise. Je m’en doutais bien moi, dit Dupuis. Quoi qu’il en soit, reprit Des Frans, je ◀l’▶ai été, et voilà ◀le▶ secret que j’ai ◀l’▶obligation à mes parents ◀d’▶avoir caché, et que je vous supplie tous ◀de▶ ne révéler à personne. J’ai encore des raisons pour ◀le▶ taire : mais laissez-moi poursuivre, j’ai à vous dire quelque chose de plus surprenant.
Au retour des Enfants-Trouvés, je ◀la▶ conduisis chez elle : elle logeait assez loin de là, mais pas fort éloignée ◀de▶ mon quartier : elle demeurait avec une femme qu’on croyait sa tante, et qui en effet ne lui était rien : elle me pria ◀d’▶entrer ; je ne me fis pas presser. Sa maison avait fort belle apparence, et son appartement était magnifiquement meublé : cette tante n’y était pas, ainsi je restai seul avec Silvie, à qui je ne fis pas grand compliment. ◀L’▶état où j’étais n’était point assez tranquille pour entretenir personne, je lui demandai seulement ◀la▶ grâce ◀de▶ recevoir mes visites, elle me ◀l’▶accorda fort honnêtement ; c’était tout ce que je pouvais prétendre.
CHANSON.
Je crains enfin qu’il ne m’engage,Et sa constance me fait peur !
Elle chanta divinement ; je ne pus plus résister à ◀la▶ tentation : je m’approchai ◀d’▶elle ; elle me reconnut, et me reçut fort civilement. Comme j’étais vêtu ◀d’▶un air à faire honneur aux bourgeoises, et que ◀les▶ filles qui étaient avec elle n’étaient autre chose, on me reçut fort bien. Je pris Silvie par ◀la▶ main, ◀la▶ manière libre dont j’agis, et dont elle agit elle-même, surprit un peu ceux qui ◀l’▶examinèrent ; mais cela ne nous embarrassait pas.
Vous avez quelque amant qui vous fait peur, ma belle commère, lui dis-je en ◀la▶ relevant, que cette peur est obligeante, et qu’un homme est heureux, lorsqu’il peut ◀l’▶inspirer à une personne comme vous ! Non Monsieur, dit-elle en riant, mes sentiments ne paraissent point dans ◀l’▶air que je viens de chanter. Il est nouveau, il est beau, on m’a dit que je ◀le▶ chante assez juste, et c’est ◀la▶ seule raison qui me ◀l’▶a mis à ◀la▶ bouche, sans aucun rapport à ce que je pense. Je ne vous répéterai point ◀la▶ conversation que nous eûmes ensemble, elle fut trop longue pour m’en souvenir. Tout ce qu’elle dit m’enchanta ; j’admirais ◀la▶ délicatesse ◀de▶ ses pensées, ◀le▶ tour qu’elle donnait à ses expressions, en un mot je fus vaincu.
Je ◀la▶ reconduisis chez elle, et nous passâmes devant un limonadier où je voulus ◀la▶ faire entrer avec sa compagnie ; elle ne ◀le▶ voulut pas. Vous n’êtes point à jeun, ni dans un hôpital, me dit-elle en riant, et je ne crois pas que ◀le▶ cœur vous fasse mal. Il ne se porte pas trop bien lui répondis-je, vous venez de lui porter des coups qui ◀l’▶affaiblissent, et il aurait besoin ◀de▶ quelque chose pour se soutenir. Vous êtes sujet aux maux ◀de▶ cœur, dit-elle ; mais ils sont obligeants : ils ne vous prennent qu’aux lieux où vous pouvez trouver des confortatifs ; vous vous en passerez pourtant pour ce soir, quand votre mal durerait plus longtemps votre santé n’en serait pas fort incommodée. Que savez-vous aussi, lui répliquai-je en riant, si je n’ai point quelque nouveau mal ◀de▶ cœur que tous ◀les▶ confortatifs ne guériraient pas ? Il n’en est donc pas besoin, reprit-elle ; au pis-aller votre mal n’est pas bien grand, puisqu’il vous permet ◀de▶ rire : vous me raillez ◀d’▶une terrible force, repris-je, en riant : vous vous moquez des gens, reprit-elle sur ◀le▶ même ton, ◀de▶ dire que vous vous trouvez mal.
Nous arrivâmes à sa porte sur laquelle nous trouvâmes sa tante à qui je fis mille civilités. Silvie lui dit que j’étais ◀la▶ personne qui avait tenu un enfant deux jours auparavant avec elle. J’en fus reçu fort honnêtement, et je me séparai ◀d’▶elle ◀l’▶esprit rempli ◀de▶ mille idées agréables. ◀La▶ douceur ◀de▶ sa voix n’avait pas affaibli mon amour ; à moi surtout, qui ai toute ma vie aimé ◀la▶ musique : j’y allai ◀le▶ lendemain, mais ce fut ◀de▶ jour pour lui rendre une visite dans ◀les▶ formes. Elle me parut plus aimable que jamais, elle joua des instruments et en joua parfaitement bien : nous parlâmes ◀de▶ choses indifférentes ; et après une visite de plus ◀de▶ trois heures, il ne me parut pas y avoir resté un moment. J’y retournai ◀le▶ soir et lui dis qu’étant ◀de▶ ses voisins, je venais passer ◀la▶ soirée avec elle et sa compagnie. Il ne faisait pas assez beau pour aller se promener, on entra dans une salle où on dansa aux chansons : j’achevai ◀de▶ me perdre, je n’ai jamais vu danser ◀de▶ si bon air : j’en sortis tout à fait hors de moi, et je ne pus me rien dire, sinon que je n’avais jamais vu ◀de▶ fille si accomplie.
Quelques jours après je ◀les▶ engageai toutes, c’est-à-dire, elle, sa tante et ses trois voisines, qui étaient sa compagnie ordinaire, et nous allâmes nous promener hors de Paris. Il y fallut dîner ; je ◀les▶ régalai ◀le▶ mieux que je pus. Elles m’en parurent satisfaites, et je ne ◀l’▶étais guère, n’ayant pas eu ◀le▶ temps ◀de▶ donner ordre à rien. Silvie fit un faux pas sur ◀les▶ degrés ◀de▶ ◀l’▶auberge en descendant, mon empressement fit voir ◀la▶ part que je prenais à ce qui lui arrivait : j’envoyai un homme au plus vite à Paris, chercher un carrosse ; parce que nous étions venus à pied, n’y ayant pas plus ◀d’▶un quart ◀de▶ lieue : elle me remercia ◀de▶ mon soin. ◀Le▶ pied lui enfla beaucoup, et elle fut obligée ◀de▶ rester dans son lit, où je ◀l’▶avais portée, pendant plus ◀de▶ quinze jours, je ne ◀la▶ quittai que pour aller manger, et si elle avait voulu je n’en serais point sorti. ◀La▶ tante était complaisante pour une tante, qui ordinairement ne sont pas fort traitables ; rien ne me rompait ◀les▶ chiens, j’étais bien reçu : on connaissait ◀le▶ motif qui me faisait agir, ma bouche gardait ◀le▶ silence : mais mes yeux et mes actions parlaient ; j’étais sûr qu’on ◀les▶ entendait, et quoique Silvie vécût avec moi ◀d’▶une manière fort réservée, je m’apercevais bien que ses yeux trahissaient ◀le▶ secret ◀de▶ son cœur.
Enfin je me découvris ; je lui dis que je ◀l’▶aimais plus qu’on n’a jamais aimé, et ◀la▶ priai ◀de▶ me dire à qui il fallait que je m’adressasse pour ◀l’▶obtenir. Elle ne fit point ces sortes ◀de▶ façons que ◀les▶ filles font ordinairement en pareil sujet ; au contraire, elle me dit qu’elle m’était fort obligée des sentiments que j’avais pour elle et ◀de▶ ◀l’▶honneur que je voulais lui faire. Qu’elle me priait pour mon intérêt propre ◀de▶ ne me point abandonner aux mouvements ◀d’▶une passion passagère, dont j’aurais tout lieu dans ◀la▶ suite ◀de▶ me repentir un jour. Je lui jurai une ardeur éternelle : que mon amour était à l’épreuve de tout, et du temps ; et que ◀l’▶aimant au point que je ◀l’▶aimais, je ne me repentirais jamais des engagements que je pourrais prendre avec elle : qu’elle était la première personne que j’eusse jamais aimée, et qu’elle serait assurément la dernière. Je ne me flatte pas, dit-elle, ◀d’▶avoir ni assez ◀de▶ beauté ni assez ◀de▶ mérite pour avoir inspiré une passion si forte. Croyez-moi, ajouta-t-elle, adressez-vous en lieu plus avantageux : vous croyez m’aimer, vous vous trompez : et je me tromperais moi-même si je ◀le▶ croyais. Vous ne savez ni qui je suis, ni qui je puis être. Peut-être suis-je tellement au-dessus ◀de▶ vous, que je vous tromperais si je souffrais vos assiduités plus longtemps : peut-être suis-je aussi tellement au-dessous de vous et ◀de▶ ce que vous devez prétendre, que vous auriez honte ◀d’▶un attachement aussi bas que le mien ; ainsi soit pour vous, soit pour moi, dégagez-vous pendant que vous pouvez ◀le▶ faire avec honneur.
Non Mademoiselle, lui dis-je, il n’est plus en mon pouvoir ◀de▶ me dégager ; vos conseils ne sont plus ◀de▶ saison. ◀De▶ tout ce que vous venez de me dire, je ne crains que cette inégalité ◀de▶ naissance dont vous me menacez : je ne fais point ◀de▶ souhait en votre faveur, il me serait trop désavantageux. Si vous êtes née tellement au-dessus ◀de▶ moi que je ne puisse m’élever jusqu’à vous, mon désespoir vous témoignera ◀la▶ sincérité ◀de▶ ma tendresse et ◀de▶ mon respect, qui n’en augmentera assurément pas ; mais si vous êtes née ◀d’▶une naissance inférieure à la mienne, mon amour en triomphera. Prenez garde à ce que vous dites, dit-elle ; ne faites point ◀de▶ protestations sujettes au repentir : je vous en fais encore ressouvenir, vous ne me connaissez pas. Je vous connais, repris-je, par où je vous connaîtrai toujours, pour ◀la▶ plus belle personne du monde, et ◀la▶ plus accomplie ; ◀le▶ reste m’est indifférent : il n’y a que vous qui me charme, et vous seule… ◀L’▶entêtement où vous êtes, dit-elle, en m’interrompant, vous fait trouver dans moi toutes ces qualités : vos yeux mieux ouverts, ne ◀les▶ y verraient pas longtemps. Croyez-moi, ne vous obstinez point à m’être fidèle, je ne mérite point ◀l’▶ardeur que vous me témoignez ; rendez-vous à vous-même ; ne précipitez rien ; et pour n’avoir point sujet ◀de▶ me haïr un jour plus que vous ne m’aimez à présent, ne vous faites point honneur ◀d’▶un attachement qui pourrait vous faire honte.
Je fis pendant longtemps tous mes efforts pour ◀la▶ faire expliquer davantage, et pour découvrir ce qu’elle avait dans ◀le▶ cœur pour moi ; mais je ne pus en venir à bout. Je voyais bien par toutes ses manières que je ne lui étais pas indifférent ; mais je voulais ◀la▶ faire parler, et c’est ce qui me fut impossible. Pour ◀de▶ ◀la▶ jalousie je n’en avais point : je n’avais jamais vu ◀d’▶homme chez elle, ni avec elle, j’étais ◀le▶ seul qui y entrât. ◀Les▶ voisins à qui je m’en informai, me dirent que sa maison était un convent, où on ne voyait aucun homme. Pour elle, elle sortait peu, encore n’était-ce que pour aller travailler dans ◀le▶ voisinage ; on savait toujours où elle était. Ses voisines venaient ◀le▶ plus souvent travailler chez elle, et c’était toutes ◀les▶ visites qu’elle recevait et qu’elle rendait. On ne connaissait point sa famille : on me dit seulement, qu’il y avait environ dix-huit mois que sa tante et elle demeuraient dans cette maison, et y étaient venues en grand deuil. Qu’elles vivaient fort retirées, et que j’étais ◀le▶ seul homme qu’on y eût vu entrer depuis. Tout cela me mettait dans une inquiétude effroyable. Je cherchais à pénétrer ◀le▶ secret ◀de▶ sa naissance, mais ◀le▶ temps n’en était pas encore venu.
Cependant mes oncles m’offrirent un autre emploi ; mais parce que c’était pour quitter Paris, je ◀le▶ refusai, et fis comprendre à ma mère, que quoique j’eusse à elle et à eux toutes sortes ◀d’▶obligations, et quelque résolution que j’eusse prise ◀de▶ suivre aveuglément leurs volontés, je ◀la▶ suppliais ◀de▶ vouloir bien ne me pas engager dans ◀les▶ emplois. Que ◀de▶ ◀l’▶humeur dont j’étais, je m’y ferais tous ◀les▶ jours ◀de▶ nouveaux ennemis, et m’y perdrais ◀de▶ réputation sans m’y enrichir : que je n’y croyais pas ma conscience en repos : qu’il était juste que je prisse un établissement, mais que je ◀la▶ suppliais ◀de▶ m’en laisser ◀le▶ choix : que ◀la▶ robe m’accommoderait mieux, et qu’une charge ◀de▶ judicature serait assez mon fait ; que ◀le▶ bien ◀de▶ mon père n’était pas tant dissipé, et que par son économie elle ◀l’▶avait assez rétabli pour me mettre en état ◀d’▶avoir une charge assez belle pour ne point faire ◀de▶ honte à ma famille. Elle goûta mes raisons, ou plutôt fit semblant ◀de▶ ◀les▶ goûter : elle en conféra avec mes oncles, qui résolurent ◀de▶ me laisser faire. Je repris donc ◀les▶ études ◀de▶ droit. Quelle métamorphose ! Moi qui avais une horreur invincible pour ◀la▶ robe et pour ◀la▶ plume, qui ne respirais que ◀la▶ guerre et ◀l’▶épée, je me remis dans ◀les▶ études, et peu s’en fallut que je n’allasse crotter une robe au Palais. Je me voulais mal à moi-même ◀de▶ ◀l’▶état où me réduisait ma folie, mais ce n’est pas ◀la▶ seule que ◀l’▶amour m’a fait faire : il était ◀le▶ plus fort, je lui sacrifiai tout, honneur, vertu, parents, fortune, inclination ; je ne regardais rien que par rapport à lui.
Comme mes assiduités auprès de Silvie étaient trop grandes pour être cachées, ma mère en eut ◀le▶ vent. On sut que j’étais amoureux jusqu’à ◀la▶ fureur. Elle ne douta plus ◀de▶ ◀la▶ cause du refus ◀de▶ ◀l’▶emploi que mes oncles avaient voulu me donner. Elle ne leur en parla pourtant pas ; elle fut assez bonne pour me ménager : elle savait qu’on ne gagnerait rien sur mon esprit par ◀la▶ violence : elle me prit par ◀la▶ douceur, et ne gagna pas davantage ; au contraire, Silvie m’en parut plus belle. On tenta toutes ◀les▶ voies imaginables pour m’éloigner ◀de▶ Paris. On mêla ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀l’▶honneur avec ceux ◀de▶ ◀la▶ fortune ; je méprisai tout. Je ne pus lui cacher ce que je souffrais pour elle, et que ◀le▶ train ◀de▶ vie que j’avais pris, était ◀l’▶effet ◀de▶ mon amour et ◀de▶ ses charmes. Elle fit semblant ◀de▶ me vouloir faire retrouver ma raison qu’elle voyait bien que j’avais perdue, mais elle s’y prit ◀d’▶un air à me persuader ◀le▶ contraire.
Je tâchais ◀de▶ développer ◀le▶ mystère ◀de▶ sa naissance, je ◀la▶ suppliais souvent ◀de▶ me ◀le▶ découvrir, je n’avançais rien, et je ◀l’▶aurais encore longtemps ignoré, si je ne ◀l’▶avais appris par une voie toute extraordinaire
Je sortais un soir fort tard ◀de▶ chez elle dans ◀le▶ mois ◀de▶ janvier, il était près de minuit. ◀Le▶ temps était extrêmement sombre ; on ne voyait ni ciel ni terre. Un flambeau qu’un laquais me portait s’était éteint par ◀le▶ vent, et aucune lanterne n’était restée allumée ; je marchais à tâtons. J’entendis quelqu’un auprès de moi, je demandai qui c’était : un homme me demanda si je n’étais pas Monsieur Des Frans. Oui c’est moi, répondis-je, que voulez-vous ? Tenez Monsieur, me dit-il, on m’a chargé ◀de▶ vous rendre en main propre ce paquet-ci. Ne vous informez point ◀d’▶où il vient : mais informez-vous des vérités qu’il contient : elles vous sont ◀de▶ conséquence : en me disant cela, il me donna un paquet cacheté, et marcha d’un autre côté. Je ne ◀le▶ perdis point de vue, car je ne ◀l’▶avais pas vu : je ◀l’▶appelai, et il ne répondit pas. Je poursuivis mon chemin bien en peine ◀de▶ ce qu’on m’écrivait par une voie si extraordinaire, et ce que ce pouvait être. Je décachetai ◀l’▶enveloppe dans ◀le▶ moment, comme si j’avais pu lire dans un lieu où je ne pouvais discerner ◀les▶ rues. Je m’aperçus dans ◀le▶ moment ◀de▶ ma ridicule curiosité. Je mis ◀le▶ tout dans ma poche, et revins chez ma mère : la première chose que je fis, sitôt que je fus dans ma chambre, ce fut ◀de▶ m’approcher ◀d’▶une bougie, et ◀de▶ jeter ◀les▶ yeux sur cette lettre rendue avec tant de mystère. Les premiers mots qui me frappèrent ◀la▶ vue furent ceux-ci :
Avis à Monsieur Des Frans, sur son amour pour Silvie.
Il y avait trois feuilles ◀de▶ papier bien pleines ◀d’▶une écriture ◀d’▶homme fort menue. Comme il me fallait du temps pour ◀la▶ lire, je me couchai et ◀la▶ lus dans mon lit. Je ne vous ◀la▶ répéterai point, elle est trop longue pour m’en souvenir.
On m’y disait que je croyais aimer une vestale et une fille ◀de▶ bonne famille, que ◀l’▶engagement où je me précipitais faisait horreur à des gens qui prenaient intérêt dans moi : que mon attachement était honteux ◀de▶ toutes manières : qu’on avait pitié ◀de▶ me voir ◀la▶ dupe ◀d’▶une fille qui ◀le▶ méritait si peu : qu’elle n’avait jamais connu ni père ni mère : qu’elle devait son éducation à ◀la▶ même maison où nous avions tenu un enfant ensemble : qu’elle avait été abandonnée ◀de▶ ses parents dès ◀le▶ moment ◀de▶ sa naissance, et exposée sur une porte, et ◀de▶ là portée aux Enfants-Trouvés, où elle était restée jusqu’à ◀l’▶âge ◀de▶ huit ans : qu’on ne pouvait pas disconvenir qu’elle ne fût belle, que c’était cette raison qui avait obligé feu Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Cranves, qui n’avait jamais eu ◀d’▶enfants, ◀de▶ ◀la▶ demander à cet hôpital : qu’elle avait été élevée chez elle jusqu’à ◀l’▶âge ◀de▶ dix-huit ans : qu’elle s’y était tout à fait formée, et y avait appris tout ce qu’une fille pouvait savoir : que quoiqu’elle n’eût vu là que des exemples ◀de▶ vertu, sa conduite avait été soupçonnée ; mais qu’on n’osait pas assurer qu’elle fût criminelle ; que pourtant Madame de Cranves avait paru n’en être pas fort contente ; puisqu’au lieu de lui faire par son testament autant ◀de▶ bien qu’elle avait promis ◀de▶ lui en faire, elle ne lui avait laissé que peu ◀d’▶argent comptant, quelques meubles, et une rente viagère ; que ◀le▶ bruit courait que Silvie ◀de▶ concert avec ◀la▶ Morin, ci-devant l’une des femmes de chambre ◀de▶ Madame de Cranves, et celle à qui elle se confiait ◀le▶ plus, avec qui Silvie demeurait pour lors, et qu’elle faisait passer pour sa tante, avait fait sa main : qu’elle avait pris bien des pierreries et beaucoup ◀d’▶argent comptant que cette dame avait peu devant sa mort, et qu’on n’avait pas trouvé dans ses coffres : qu’on disait qu’elle avait fait ce coup-là par ◀le▶ conseil ◀d’▶un jeune homme nommé Garreau, qui était secrétaire et intendant ◀de▶ cette dame, et qui faisait ses affaires, qui leur avait indiqué ◀l’▶endroit où était cet argent : que ce jeune homme lui avait promis ◀de▶ ◀l’▶épouser : que c’était ◀le▶ même avec qui on prétendait qu’elle avait eu quelque amour criminel ; mais que tout cela était demeuré un simple soupçon, parce que Garreau était mort en prison, où ◀les▶ héritiers ◀de▶ cette dame ◀l’▶avaient fait mettre sur ◀de▶ très grands indices du vol.
On me faisait faire là-dessus toutes ◀les▶ réflexions que vous pouvez vous imaginer, et sur ◀la▶ naissance, et sur ◀les▶ actions, et sur ◀le▶ soupçon ◀de▶ vol et ◀de▶ libertinage. On finissait par dire qu’on ne me donnait point ◀de▶ conseils, parce qu’on me croyait trop sage et trop généreux, pour rien faire ◀d’▶indigne ◀d’▶un homme ◀d’▶honneur, et ◀d’▶une famille distinguée : on plaignait mon aveuglement pour cette fille. On m’avertissait qu’on avait envoyé à ma mère copie ◀de▶ cette lettre, qu’on n’avait pas voulu m’adresser à moi-même au logis lorsque je n’y serais pas, crainte que je ne crusse qu’elle venait de mes parents qui en étaient fort innocents ; ni me ◀la▶ faire donner pendant ◀le▶ jour en main propre, crainte que je ne visse celui qui me ◀la▶ donnerait, qui était ◀le▶ même dont venait ◀l’▶avis, et qui n’avait voulu se confier du secret qu’à soi-même : que je pouvais dire à Silvie elle-même ce qu’on m’écrivait, sans lui montrer ◀la▶ lettre, qu’elle n’en pourrait pas disconvenir ; et qu’en tout cas ◀les▶ gens qu’on m’y nommait, et dont on m’indiquait ◀la▶ demeure, pouvaient m’éclaircir à fond ◀de▶ tout ce qui ◀la▶ regardait ; ◀l’▶ayant vue ◀de▶ tout temps chez Madame de Cranves, où ils étaient domestiques dans ◀le▶ temps que Silvie y était entrée par une voie si oblique, et lorsque cette dame était morte.
Je vous laisse à penser ce que je devins à cette lecture. Tantôt je traitais tout cela ◀de▶ fable, tantôt j’y ajoutais foi, et ne savais à quoi me déterminer. Je me ressouvenais qu’elle n’avait jamais voulu me déclarer qui elle était ◀de▶ naissance. Cela me persuadait qu’on ne m’écrivait rien que ◀de▶ vrai. Mille résolutions me passèrent par ◀l’▶esprit sans m’arrêter à pas une. Je rêvai toute ◀la▶ nuit à ce que je ferais. Je lus et relus cette lettre : j’en souhaitai ◀l’▶auteur au diable ; je lui voulais mal ◀de▶ m’avoir éclairci. Un moment après je tombais d’accord avec ma raison, que je lui avais toutes ◀les▶ obligations imaginables ◀de▶ m’avoir sauvé ◀d’▶un abîme ◀de▶ honte. Enfin, j’eus en moi-même un combat que je ne puis vous exprimer, entre mon amour et mon honneur. Je n’avais point encore pris ◀de▶ parti à plus ◀de▶ neuf heures, lorsque ma mère entra dans ma chambre des papiers à ◀la▶ main.
Je sais tout ce que vous avez à me dire Madame, lui dis-je, dès que je ◀la▶ vis ; ◀la▶ lettre que vous tenez est celle dont on me parle ici. Elle est belle, me dit-elle : vous avez donc vu ce qui en est, mais vous n’avez pas vu ◀les▶ avis qu’on me donne : je vous ◀les▶ apporte, ajouta-t-elle, lisez-◀les▶, et me ◀les▶ rapportez tout à ◀l’▶heure dans ma chambre. Elle me quitta en me jetant sur mon lit un papier ◀d’▶écriture pareille à celle que je tenais. Il avait pour titre :
On lui écrivait par là, qu’on m’avait fait savoir tout ce qui pouvait me dégoûter ◀de▶ Silvie et me ◀la▶ rendre odieuse : mais qu’on n’y avait joint aucun conseil, parce qu’on avait jugé plus à propos de me laisser prendre ◀de▶ moi-même une résolution digne ◀de▶ moi, que ◀de▶ me rien prescrire. Que j’avais ◀de▶ ◀l’▶honneur et assez ◀d’▶esprit pour faire un bon choix : qu’on croyait que ◀le▶ vrai moyen ◀de▶ me révolter était ◀de▶ me prescrire des lois, et qu’on avait cru mieux réussir en me laissant tout à fait sur ma bonne foi ◀de▶ ce côté-là. Que c’était à sa prudence, à elle, ◀de▶ me faire comprendre toute ◀l’▶horreur et toute ◀l’▶indignité ◀d’▶un pareil attachement : qu’on lui conseillait ◀de▶ m’envoyer voyager : que ◀la▶ dissipation ◀d’▶un voyage, ou ◀d’▶un emploi en campagne, ferait évanouir toutes ◀les▶ mauvaises impressions que j’avais dans ◀l’▶esprit. On m’avertissait que Silvie et ◀la▶ Morin étaient deux personnes extrêmement dangereuses : que d’abord que j’avais commencé à fréquenter chez elles, elles s’étaient résolues à m’embarquer, l’une par une apparence ◀de▶ vertu qu’elle n’avait peut-être pas, et l’autre en faisant toujours semblant ◀d’▶être ◀la▶ tante ; et en me laissant pourtant toutes sortes ◀de▶ libertés auprès de sa prétendue nièce, qui ne m’en laisserait point abuser : qu’elles s’étaient informées ◀de▶ ma famille, pour voir si j’étais leur fait. Qu’elles n’en avaient point douté lorsqu’elles avaient appris que j’étais fils unique, ne dépendant que ◀de▶ moi : que j’avais du bien assez pour ◀les▶ mettre à leur aise ; et qu’à l’égard de son consentement à elle, et ◀de▶ celui ◀de▶ mes autres parents, elles s’étaient promis ◀de▶ me faire passer par-dessus, quand j’aurais pris tout ◀l’▶amour dont elles me jugeaient capable : qu’il n’y avait que ◀la▶ naissance qui leur fît ◀de▶ ◀la▶ peine, et qu’elles avaient voulu donner cent louis ◀d’▶or à un gentilhomme gueux comme un rat, pour faire passer Silvie pour sa fille, parce qu’il ◀le▶ pouvait, en ayant eu une à peu près ◀de▶ son âge morte depuis peu sur ◀le▶ chemin ◀de▶ son pays à Paris. On lui mandait ◀le▶ nom et ◀la▶ demeure ◀de▶ ce gentilhomme. On lui disait encore que peut-être Silvie lui avait promis quelque autre chose qu’on pourrait savoir ◀de▶ lui, parce qu’il aimait fort ◀le▶ vin, et que quand il en était pris, il n’était pas maître ◀de▶ sa langue. On lui disait que ◀le▶ mariage ◀de▶ Silvie et ◀de▶ moi leur paraissait si certain, après ces précautions, que ◀la▶ Morin n’avait pu s’empêcher ◀de▶ dire à une femme qui avait demeuré avec elle chez Madame de Cranves, et qu’elle croyait ◀de▶ ses amies, que Silvie allait épouser un jeune homme fort riche et ◀de▶ bonne famille, qui faisait sa fortune pour sa beauté : on nommait encore cette femme, et on indiquait sa maison.
On finissait par dire à ma mère, que si je m’obstinais et contre ◀l’▶honneur et contre ◀la▶ vertu, à vouloir épouser cette fille, elle devait pour m’en empêcher, user des remèdes ◀les▶ plus violents, jusqu’à se servir ◀d’▶une requête contre Silvie et ◀la▶ Morin, qui voulaient me suborner : et même contre moi par avis ◀de▶ parents, pour me faire mettre dans un lieu qui répondît ◀de▶ mes actions. On ◀l’▶avertissait qu’il n’y avait point ◀de▶ temps à perdre, et qu’il fallait qu’elle prît promptement son parti, parce que si ◀l’▶affaire était une fois faite, et que ◀l’▶Église y eût passé, ◀le▶ moins qu’il en pouvait arriver était, outre ◀la▶ honte, bien ◀de▶ ◀l’▶argent qu’il en coûterait ; sans compter ◀les▶ regrets éternels qui me bourrelleraient, et dont je deviendrais ◀la▶ proie, sitôt que par ◀la▶ jouissance, ma fantaisie aurait cessé ; et que mon amour ou ◀le▶ charme dont j’étais obsédé, aurait perdu sa force. On protestait que ce n’était aucune haine contre Silvie, qui obligeait ◀de▶ donner des avis, tant à ma mère, qu’à moi ; mais uniquement ◀la▶ considération ◀d’▶une famille considérable, et ◀la▶ compassion qu’on avait ◀d’▶un jeune homme qui se perdait par un aveuglement et une attache, dont il ne voyait pas toute ◀l’▶indignité et ◀la▶ honte.
Autre sujet, comme vous voyez, ◀de▶ nouvelles réflexions. Je me déterminai pourtant : ◀la▶ peinture qu’on me faisait ◀de▶ cette fille, et ce qu’on m’en écrivait m’en dégoûtèrent. Je me levai, et j’allai dans ◀la▶ chambre ◀de▶ ma mère. Eh bien Monsieur, me dit-elle, sitôt qu’elle me vit, quel est votre dessein ? En doutez-vous Madame, lui dis-je en riant ? Je me tiendrais indigne du nom ◀de▶ votre fils, si je regardais ceci autrement que comme du temps perdu. Je remercie ◀l’▶auteur ◀de▶ ces avis, je ◀le▶ tiens sans ◀le▶ connaître, pour ◀le▶ meilleur ami que j’aie au monde, et qui prend ◀le▶ plus ◀de▶ part à ce qui me touche. Vous n’aurez pas besoin ◀de▶ suivre ◀les▶ conseils violents qu’on vous donne. J’ai aimé Silvie, si j’en disconvenais je ferais une imposture ; mais je ne ◀la▶ connaissais pas, et ◀la▶ peinture qu’on m’en fait m’en donne du mépris. Je vous demande en grâce ◀de▶ ne point redoubler ◀la▶ honte que j’en ai par tout ce que vous pourriez me dire. Je ne veux plus m’en souvenir que pour en rire ; et je mériterais que toute ◀la▶ terre se moquât ◀de▶ moi, si je traitais mon aventure comme une affaire sérieuse : et afin que vous soyez certaine que ce sont mes véritables sentiments, trouvez-moi prétexte ◀de▶ quitter Paris, soit pour une commission, soit pour ◀la▶ guerre, soit pour aller à ◀la▶ suite ◀d’▶un ambassadeur, comme vous me ◀l’▶avez déjà proposé. Je suis prêt à partir.
Je suis fort aise, me dit-elle, ◀de▶ vous voir revenu ◀de▶ vos sottises. Je crois que vous me dites sans fard ce que vous pensez. Je ne vous en parlerai jamais : ce serait, comme vous ◀l’▶avouez, redoubler votre confusion ; ◀le▶ sujet parle ◀de▶ soi-même. Je crois même que cela vous rendra sage pour ◀l’▶avenir. ◀L’▶a-t-elle été avec vous, votre Silvie, poursuivit-elle ? Oui sans doute, repris-je, elle ◀l’▶a été. ◀La▶ vertu qu’elle affectait avec moi, et que je croyais sincère, n’a pas peu contribué à ◀l’▶amour que j’avais pour elle ; car il est certain que si elle avait eu pour moi quelque faiblesse, je serais devenu inconstant. Vous n’étiez pas mal ensemble, reprit ma mère en riant, fourbe à fourbe ; mais elle plus fine que vous, vous dupait. Tenez, poursuivit-elle, reprenez tous ces papiers-là, je n’en ai que faire. Je vais voir vos oncles à dîner, je commence à être bien lasse ◀de▶ faire tant de démarches pour votre méchante conduite. Je crains bien qu’à ◀la▶ fin leur patience ne s’épuise aussi bien que la mienne. C’est tous ◀les▶ jours à recommencer avec vous. Au nom de Dieu, prenez une fois en votre vie ◀le▶ train que doit suivre un honnête homme. Obligez une fois ◀le▶ monde à parler ◀de▶ vous en bons termes. Si cette affaire-ci ne vous rend pas sage, vous ne ◀le▶ deviendrez jamais. Toutes vos protestations sont ◀les▶ plus belles du monde, ajouta-t-elle, mais je ne m’y fie pas tant, que je n’en veuille être assurée par votre éloignement. Allez acheter deux chevaux pour vous et un valet.
Je lui jurai que c’était mon cœur qui parlait par ma bouche : que j’étais prêt ◀de▶ monter à cheval dans ◀l’▶instant même. Que je ne regarderais ◀de▶ ma vie une si infâme créature. Que je ne m’en souviendrais même qu’avec horreur. Enfin je dis tout ce qu’un homme véritablement repentant ◀de▶ ses folies pouvait dire. Je croyais que c’était ma pensée, je ◀l’▶aurais juré : mais je ne connaissais pas encore tout mon faible : ou plutôt je ne savais pas que mon étoile avait résolu ma perte, et que j’étais destiné à savoir et à connaître ◀l’▶horreur du péril qui me menaçait, sans avoir ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶éviter.
À peine eus-je quitté Madame Des Frans, que je fus agité ◀de▶ mille troubles. Je ne voulais plus aller chez Silvie, je ◀la▶ regardais comme indigne ◀de▶ ma colère et ◀de▶ mes mépris, j’avais conçu pour elle toute ◀l’▶indignation dont j’étais capable ; mais mon dépit me fit voir un plaisir complet ◀d’▶approfondir ◀la▶ fourbe et ◀de▶ faire parler ce gentilhomme qui devait être mon prétendu beau-père. Je savais son nom et son adresse ; j’y allai, je ◀le▶ trouvai, et ◀l’▶abordai sous prétexte de venir voir, si, comme je supposais qu’on me ◀l’▶avait dit, il avait deux chevaux à vendre. ◀Le▶ hasard voulut qu’il y en eût deux en effet dans cette auberge, mais qui appartenaient à un autre gentilhomme. Je ◀les▶ vis, et celui à qui ils étaient étant sorti, il fallut ◀l’▶attendre. Tout conspirait à mon dessein. Je demandai à Rouvière s’il voulait que nous allassions déjeuner ensemble en attendant. Je ◀le▶ prenais par son faible, il y consentit, et nous allâmes dans un cabaret proche de là.
Je ◀le▶ fis boire ◀le▶ plus qu’il me fut possible, et je me dispensai ◀d’▶en faire autant sous prétexte de maladie dont je relevais : il ◀le▶ crut ◀d’▶autant plus, que j’étais en effet abattu. ◀Le▶ marquis de Querville, beau-frère ◀de▶ Monsieur Des Prez, dont vous savez ◀l’▶histoire, arriva. Comme il avait envie ◀de▶ vendre ses chevaux et moi ◀de▶ ◀les▶ acheter, notre marché fut bientôt conclu, et je ◀les▶ envoyai au logis. Je voulais ◀le▶ retenir à dîner pour ◀le▶ vin du marché, il y consentit : mais midi qui vint à sonner, ◀l’▶obligea ◀de▶ nous quitter, et ◀de▶ me dire qu’il avait une affaire ◀de▶ la dernière conséquence qui ◀l’▶appelait ailleurs pour un moment, et que si je voulais rester seulement demi-heure à ◀l’▶attendre, il reviendrait sur ses pas. Je ne demandais qu’à rester seul avec mon homme ; ainsi je promis à Querville que nous ◀l’▶attendrions.
Etant tous deux tête à tête, je ◀le▶ questionnai sur sa famille, sa demeure en province, ses biens, sa fortune, ses emplois, et ce qu’il était venu faire à Paris ; et j’accompagnai mes questions ◀d’▶un grand verre ◀de▶ vin chacune. Il me répondit comme s’il avait été aux pieds ◀de▶ son confesseur. C’était, comme je vous ai dit, un gentilhomme manceau, appelé Rouvière, extrêmement pauvre, parce qu’il avait toujours été attaché à ◀la▶ fortune ◀d’▶un prince qui avait sacrifié à la sienne, celle ◀de▶ quantité ◀de▶ noblesse, qui avait suivi son parti pendant ◀les▶ troubles. Cet homme me paraissait fort instruit des affaires ◀de▶ son temps, et m’en parlait comme y ayant eu part : il invectiva contre son malheur. Il me dit qu’il avait eu une fille qu’il avait eu dessein ◀de▶ placer auprès de quelque dame ◀de▶ qualité : qu’il ◀l’▶amenait à Paris pour cela ; mais qu’elle était morte en deux jours ◀de▶ maladie à Illiers. Qu’il avait poursuivi son chemin pour postuler auprès du fils ◀de▶ celui à qui il s’était autrefois donné, une pension pour pouvoir subsister ◀le▶ reste ◀de▶ ses jours, ou quelque emploi qui lui donnât du pain. Tout cela s’accordait avec ce qu’on avait écrit à ma mère, et j’allais lui demander s’il ne connaissait pas Silvie et sa tante, lorsqu’il en parla le premier.
Il me dit qu’il avait été autrefois ◀de▶ ◀la▶ connaissance ◀de▶ Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Cranves, morte depuis environ deux ans ; et qu’il ◀la▶ regrettait, parce qu’elle lui aurait rendu service, et tout au moins aurait pris sa fille auprès ◀d’▶elle, qui en valait bien une autre que cette dame avait retirée ◀d’▶un hôpital. Je fis semblant ◀d’▶ignorer cette aventure, et sans paraître y prendre intérêt, je lui demandai ce que cela voulait dire. Il me conta ◀l’▶histoire ◀de▶ Silvie mot pour mot. Il ◀la▶ déchira sur sa conduite, sur ◀le▶ secrétaire mort en prison, et finit par me dire, qu’il n’y avait qu’heur et malheur en ce monde. Que malgré tout cela, elle ne laissait pas ◀de▶ trouver un bon parti ◀d’▶un jeune homme puissamment riche qui dépendait ◀de▶ lui, n’ayant plus que sa mère qui s’était mise dans ◀la▶ dévotion. Que ce jeune homme ne demandait pas mieux que ◀de▶ ◀l’▶épouser. Qu’il était vrai qu’il ne savait rien ni ◀de▶ ses aventures, ni ◀de▶ sa naissance ; mais poursuivit-il en riant, ◀la▶ beauté ◀de▶ ◀l’▶enfant est, que ◀la▶ Morin qui passe pour sa tante à elle, et qui lui a aidé au vol dont je vous ai parlé, veut que j’aide à tromper ce pauvre diable, et me promet pour cela monts et merveilles. Elle m’a même offert cent louis ◀d’▶or. Et à quoi pouvez-vous leur être utile, interrompis-je ? À signer au contrat ◀de▶ mariage ◀de▶ cette fille, reprit-il, en ◀la▶ faisant passer pour la mienne. ◀La▶ noblesse que je lui donnerais ne ◀l’▶enlaidirait pas aux yeux de son amant. Mais poursuivis-je, une affaire comme celle-là, si elle était sue, pourrait avoir ◀de▶ mauvaises suites, et vous brouiller avec ◀la▶ Justice. Oui ma foi reprit-il : eh où diable me trouverait-on ? Je n’ai ni feu ni lieu ; et puis, qui est-ce qui irait approfondir un pareil secret ? Ce ne sera ni elle ni ◀la▶ Morin, ◀le▶ mari ◀le▶ croirait ◀de▶ bonne foi, et n’irait pas chercher plus avant. S’il s’en informait, il apprendrait que j’avais une fille ◀de▶ son âge, seulement connue en province, et fort peu encore ; car elle a presque toujours resté dans un convent avec ma sœur, et qui que ce soit ne sait qu’elle est morte. Et Silvie pour n’être point reconnue, loge dans un endroit écarté ◀de▶ toute connaissance, et doit faire en sorte après son mariage, que son mari ◀la▶ mène en Poitou, où on dit qu’il a du bien.
◀D’▶une manière ou ◀d’▶autre, lui dis-je, ◀le▶ temps révèle ◀les▶ secrets. Cela ne m’embarrasse pas, dit-il, ayant ◀de▶ ◀l’▶argent je ne resterais pas assez longtemps ici pour en craindre ◀l’▶issue. Qu’est-ce qui vous embarrasserait donc lui demandai-je ? ◀Le▶ remords, répondit-il, ◀de▶ tromper un enfant ◀de▶ famille, qui, à ce qu’on dit, est un fort honnête homme ; mais pourtant je passerai par-dessus tout, si Silvie m’accorde ce que je lui demande. Que lui demandez-vous donc encore, repris-je en riant ? Ne fait-elle pas ce qu’elle peut en vous donnant cent louis ? Oui, dit-il, pour ◀l’▶argent j’en suis assez content, car j’espère encore arracher quelque plume à mon prétendu gendre ; mais je ne veux pas mentir tout à fait, en reconnaissant que Silvie est ◀de▶ mon sang ; car avant que de rien signer, je veux… Vous entendez bien ce que je veux dire. ◀Le▶ coup est ◀d’▶un scélérat, lui dis-je en riant. N’est-ce pas assez pour vous ◀de▶ tromper si cruellement cet homme, sans y ajouter encore ◀l’▶infamie ? Bon ! reprit-il, en hochant ◀la▶ tête, vous me ◀la▶ donnez bonne avec votre scrupule ! Ne vaux-je pas bien une manière ◀de▶ Fac totum avec qui ◀le▶ maître d’hôtel ◀de▶ Madame de Cranves m’a dit qu’elle était en intrigue ? Et cornes pour cornes, qu’importe qu’elle en donne à son mari plus ou moins avant son bail ? Et… Mais, interrompis-je, cet homme s’apercevrait qu’il n’aurait qu’un reste. Il faudrait, reprit Rouvière, qu’il fût plus sorcier que ◀le▶ diable même : ◀les▶ médecins y connaissent-ils quelque chose, et ◀les▶ sages-femmes n’y sont-elles pas à Quia ? J’ai écrit à Silvie, continua-t-il, elle fait ◀la▶ sucrée, et refuse ◀le▶ parti tout à plat ; mais pourtant, à moins ◀de▶ cela, je n’ai pas envie ◀de▶ rien faire. Elle est belle, bien faite et jeune. J’ai fait en ma vie mille péchés mortels qui n’étaient point si agréables, et quand je ferai encore celui-là, ma conscience n’en sera guère plus chargée.
Il me disait toutes ces choses ◀d’▶un air et ◀d’▶un ton si naïf, et si plaisant, que je ne pouvais m’empêcher ◀de▶ rire, malgré ◀l’▶indignation que me causait ◀la▶ présence ◀d’▶un homme si méchant et si dangereux ; et ◀la▶ certitude que j’avais ◀d’▶une fourbe si noire. Il m’en certifia bien davantage quand il poursuivit, et cela ne peut aller loin, dit-il ; car on me presse ◀de▶ donner ma parole, et on n’attend qu’après pour déclarer au monsieur ◀la▶ naissance ◀de▶ ◀la▶ belle. J’ai encore reçu hier au soir un billet ◀de▶ ◀la▶ Morin : ◀le▶ voilà, poursuivit-il, en me ◀le▶ donnant ; voyez si je suis un menteur. Je connaissais ◀l’▶écriture ◀de▶ cette femme comme la mienne propre. Il en était en effet. Je ◀le▶ lus, voici ce qu’il contenait en propres termes :
BILLET.
Vous vous faites bien prier, Monsieur, vous êtes cause que ◀le▶ temps se perd. Il y a quinze jours que vous devriez avoir fini. Cela nous désespère, et Silvie est sur le point de rompre tout commerce avec vous. Il ne faut absolument point songer à ce que vous lui demandez ; elle n’y consentira jamais, tout dût-il rester là : elle aime mieux vous ouvrir encore sa bourse. N’est-il pas étonnant qu’un homme ◀de▶ votre âge songe encore à ces sortes ◀de▶ choses ? Elle en est terriblement scandalisée, et s’est furieusement emportée contre une pareille proposition. Trouvez-vous demain à midi où nous avons coutume ◀de▶ nous voir : nous verrons si nous pourrons enfin nous accorder par ◀de▶ nouvelles propositions ; ou à votre refus nous en chercherons quelque autre que vous, sinon moins intéressé, du moins plus continent.
À peine eus-je lu ce billet, que ◀l’▶envie me prit ◀de▶ ◀le▶ garder. Je tirai ◀de▶ ma poche un autre papier ; et comme mon homme était trop ivre pour y prendre garde, je ◀le▶ changeai ; puis je lui dis, voilà qui s’explique ◀de▶ soi-même, mais je ne voudrais pas si j’étais à votre place, garder ces sortes ◀de▶ billets. Si cela était vu, on soupçonnerait quelque chose, et voilà ce que j’en ferais, poursuivis-je en ◀le▶ déchirant, et en ◀le▶ jetant dans ◀le▶ feu, c’est-à-dire ce billet que j’avais changé. Au lieu de se fâcher, il rit ◀de▶ mon action, vous n’avez fait que me prévenir, dit-il, j’en ai fait autant des autres. Mais, lui dis-je, je suis fâché ◀de▶ vous avoir fait manquer au rendez-vous ◀d’▶aujourd’hui. J’en ai bien manqué d’autres, reprit-il ; il est bon ◀de▶ se faire rechercher ◀de▶ pareilles femelles pour ◀les▶ amener à son but. Pourquoi, lui demandai-je, vous donner des rendez-vous ? Ne pouvez-vous pas ◀la▶ voir chez elle ? Vous parleriez plus commodément, et avec moins ◀de▶ crainte ◀d’▶être interrompus. Malepeste ! dit-il, ce serait tout gâter : il ne faut pas qu’on me voie chez elle, ◀l’▶amant n’en bouge ; s’il me voyait avant que nous soyons d’accord Silvie et moi, adieu ◀la▶ cassade. Il me reconnaîtrait, aussi bien que ◀les▶ voisins qui pourraient me remarquer, et pour que cela n’arrive pas, nous prenons nos rendez-vous tout au bout de Paris, opposé au sien, c’est toujours aux Tuileries, vers ◀le▶ grand bassin, à une heure qu’il n’y a que peu ou point ◀de▶ monde : outre que ◀la▶ saison n’est pas propre à ◀la▶ promenade. Nos mesures sont justes ; sitôt ◀l’▶accord fait, et que Silvie aura dansé, je retournerai au pays. On déclarera qu’elle est ma fille ; on engagera ◀l’▶amant à m’écrire, et à mettre lui-même ◀les▶ lettres à ◀la▶ poste, afin qu’il se doute moins du tour. Je recevrai ces lettres là-bas ; je ◀les▶ montrerai, j’y répondrai, et reviendrai à Paris. Silvie et son amant viendront au carrosse au-devant ◀de▶ moi. Je saluerai l’un comme gendre, et Silvie comme ma fille. Je logerai chez elle, où je paraîtrai pour lors, et traiterai ◀la▶ Morin ◀de▶ ma sœur, comme ◀de▶ raison.
Voilà comme nous avons résolu ◀de▶ faire ◀les▶ choses. Qu’en dites-vous, poursuivit-il, trouvez-vous pas que cela est bien projeté, et ne peut manquer ◀de▶ réussir ? Cela réussira sans doute, repris-je, ◀la▶ dupe donnera dans ◀le▶ panneau. Voilà sans difficulté une intrigue admirable, mais je craindrais pour vous que ce ne fût ◀le▶ sujet ◀d’▶une ◀de▶ ces tragédies dont les premiers actes se passent au Châtelet, et ◀la▶ catastrophe devant ◀l’▶Hôtel de Ville. Je ne crains pas ◀d’▶en être ◀le▶ héros, reprit-il, car sitôt qu’ils seront mariés, après avoir vu ◀l’▶air du gobet, et lui avoir encore tiré quelque plume, je ferai, comme on dit, un trou à ◀la▶ lune.
Il me dit encore plusieurs autres choses là-dessus qui donnèrent ◀le▶ temps à Querville ◀de▶ revenir. Je payai, et ne regrettai point ◀le▶ temps perdu, ce que j’avais appris ne pouvait pas moins valoir. Nous allâmes dîner ailleurs dans un endroit plus honnête. Rouvière ne nous quitta pas. Au dessert il arriva dans ◀la▶ même chambre où nous étions des messieurs ◀de▶ ◀la▶ connaissance ◀de▶ Querville, ils lièrent conversation, et il leur demanda s’ils voulaient lui donner sa revanche ; ils lui répondirent que oui, et se firent apporter des cartes : ils me demandèrent si je voulais faire le quatrième. Je ne suis point joueur, et outre cela je craignais que ce ne fût ◀de▶ ces filous dont Paris est rempli ; mais n’ayant que peu ◀d’▶argent que je ne me souciais pas ◀de▶ perdre, je me mis ◀de▶ ◀la▶ partie. Je me trompais : nous jouâmes Querville et moi contre eux à ◀la▶ triomphe, et ◀les▶ dépouillâmes si bien que nous fûmes obligés ◀de▶ payer ce qu’ils avaient fait venir. En un mot je gagnai trois fois ◀la▶ valeur ◀de▶ mes chevaux et ◀de▶ ◀la▶ dépense.
Lorsqu’ils furent sortis, Querville me dit qu’il était fort aise ◀d’▶avoir retiré son argent, que c’était deux fils ◀de▶ financiers qui lui avaient vidé sa bourse il n’y avait que deux jours. Que n’ayant pas un sol, il avait été obligé ◀de▶ vendre ses chevaux, et que si je voulais ◀les▶ lui revendre, il m’en ferait dix louis ◀de▶ gain. Je lui dis que je ne ◀le▶ pouvais pas, parce qu’ils étaient chez ma mère : il prit fort bien mon excuse. Nous allâmes ensemble à ◀l’▶opéra, et soupâmes tête à tête, Rouvière étant allé dormir je ne sais où.
Il était fort tard lorsque nous nous quittâmes. Il gelait à tout briser : ◀la▶ nuit était calme et belle ; un garçon du cabaret me portait un flambeau, mon valet ne m’ayant pas retrouvé après avoir conduit mes chevaux chez ma mère. Une pointe ◀de▶ vin que j’avais, me présenta une comédie en allant voir ma perfide, pour jouir ◀de▶ son embarras, ◀de▶ sa confusion, et ◀de▶ celle ◀de▶ ◀la▶ Morin. J’y prenais si peu ◀d’▶intérêt, que je me préparais à rire ◀de▶ toute ma force, et à pousser ◀la▶ raillerie partout où elle pourrait aller ; mais je ne connaissais pas mon faible. Je traversai presque tout Paris, du Palais Royal proche ◀la▶ Bastille, et j’étais si occupé du régal que je croyais m’aller donner, que je ne songeai pas ◀de▶ dire à celui qui me portait un flambeau, ◀de▶ m’attendre ; de sorte qu’il s’en retourna, croyant que j’étais chez moi lorsque je fus entré chez mes traîtresses. Il était si tard qu’elles allaient se mettre au lit.
Qui vous amène à ◀l’▶heure qu’il est, me dit ma perfide sitôt qu’elle me vit ? Est-il temps ◀de▶ venir voir ◀les▶ gens à près de minuit ? Qu’avez-vous fait tout aujourd’hui que nous ne vous avons point vu ? Qui vous a empêché ◀de▶ venir ? J’étais en peine ◀de▶ vous. Ce n’est qu’une bagatelle, lui répondis-je en goguenardant, qui peut faire pendre votre très vénérable tante putative Madame Morin, Monsieur de Rouvière, gentilhomme manceau, et vous aussi ma belle enfant. À ce nom ◀de▶ Rouvière et à ma manière outrageante contre mon ordinaire, Silvie et ◀la▶ Morin tombèrent ◀de▶ leur haut. Cela me fit rire à gorge déployée. Parbleu, continuai-je, parlant à la première, si vous voulez tâter ◀d’▶un homme, il me semble que je vaux bien un homme âgé : au lieu de vous demander cent louis, je vous donnerais du mien, et outre cela ◀le▶ temps que j’ai perdu auprès de vous devrait bien entrer en ligne de compte ? Il est vrai que je ne dirais pas que vous êtes ma fille : et à propos ma bonne Madame, dis-je à ◀la▶ Morin, ce charmant frère ne s’est pas trouvé aujourd’hui aux Tuileries, voilà votre billet, écrivez-en promptement un autre pour achever promptement ◀l’▶affaire ; ◀le▶ temps presse. Si Rouvière veut toujours baiser sa fille, il en faudra chercher un autre plus continent, en dût-il coûter davantage. Et vous ◀la▶ belle, vos nourrices ont-elles été chères, continuai-je parlant à Silvie ? C’est dommage que Garreau soit mort en prison ; on dit que vous vous aimiez tant, que vous vous seriez tenu compagnie jusqu’à ◀la▶ mort ; et que vous auriez été unis tous deux par une même accolade devant ◀l’▶Hôtel de Ville : mais ce qui est différé n’est pas perdu, poursuivez, cela vous reviendra, à vous et ◀la▶ digne Madame Morin.
Elles étaient toutes deux dans un état plus facile à s’imaginer qu’à représenter. Je triomphais et goûtais à plaisir une vengeance entière. Elles gardaient un profond silence, et leur confusion était incompréhensible. Notre scène, quoique muette, était divertissante. Adieu mes beaux enfants, leur dis-je ; je prie Dieu qu’il vous convertisse, crainte que Belzébuth, à qui vous appartenez ◀de▶ bon jeu, ne vous emporte.
Je voulus sortir après ce compliment sans attendre ◀de▶ réponse : mais je ne ◀le▶ pus pas. Silvie se jeta à ◀la▶ porte qu’elle ferma. Je ◀la▶ poussai assez rudement : elle ne se rebuta pas ; au contraire, elle se jeta à mes pieds toute en larmes. Que voulez-vous perfide, lui dis-je, laissez-moi sortir : contentez-vous que je retienne mon ressentiment, et ne me porte pas aux extrémités qui me seraient permises. Non Monsieur, me dit-elle, en me serrant une jambe ◀de▶ toute sa force, et m’empêchant ◀de▶ me débarrasser ◀d’▶elle, vous ne sortirez point que vous ne m’ayez écoutée, je vous demande cette grâce au nom ◀de▶ tout ce que vous avez de plus cher. Hé que me direz-vous, lui dis-je ? Prétendez-vous que je croie encore vos impostures ? Espérez-vous justifier ◀la▶ plus noire et ◀la▶ plus lâche trahison qui jamais ait été tramée. Non, Monsieur, répondit-elle, je ne me justifierai point, j’avoue que j’ai tort : mais au moins ◀l’▶explication ◀de▶ tous mes crimes me fera paraître moins criminelle. Il est vrai que je ◀la▶ suis ; mais il est vrai aussi qu’il y a dans mon crime plus ◀de▶ malheur que ◀de▶ dessein ◀de▶ vous offenser ; au contraire je n’ai perdu mon innocence que parce que j’ai craint ◀de▶ vous perdre ; et si je vous aimais moins, vous n’auriez rien à me reprocher.
Je jetai ◀les▶ yeux sur elle dans ce moment ; je me perdis. Elle était encore à mes pieds, mais dans un état à désarmer ◀la▶ cruauté même. Elle était toute en pleurs : ◀le▶ sein qu’elle avait découvert, et que je voyais par ◀l’▶ouverture ◀d’▶une simple robe de chambre ; ses cheveux qu’elle avait détachés pour se coiffer ◀de▶ nuit, et qui n’étant point rattachés tombaient tout au long ◀de▶ son corps, et ◀la▶ couvraient toute. Sa beauté naturelle que cet état humilié rendait plus touchante ; enfin mon étoile qui m’entraînait, ne me firent plus voir que ◀l’▶objet ◀de▶ mon amour, et ◀l’▶idole ◀de▶ mon cœur. ◀Le▶ puis-je dire sans impiété, elle me parut une seconde Madeleine ; j’en fus attendri, je ◀la▶ relevai, je lui laissai dire tout ce qu’elle voulut, je ne lui prêtai aucune attention ; je n’étais plus à moi. J’étais déchiré par mille pensées qui se formaient l’une après l’autre dans mon esprit, et qui se détruisaient mutuellement ; ou plutôt j’étais dans un état ◀d’▶insensibilité, qui tout vivant que j’étais, ne me laissait pas plus ◀de▶ connaissance qu’à un homme mort, je restai longtemps dans cet état. Enfin j’en revins, mais n’étant pas d’accord avec moi-même, je me contentai ◀de▶ lui dire que je reviendrais ◀le▶ lendemain, que mon esprit serait plus tranquille. Qu’elle examinât cependant ◀les▶ papiers que je lui laissais, qu’elle tâchât ◀de▶ ◀les▶ justifier, puisqu’elle ne pouvait pas ◀les▶ démentir. Je me fis donner parole ◀de▶ me ◀les▶ rendre, et pour sûreté je ne fis point ◀de▶ difficulté ◀de▶ prendre une bague ◀de▶ grand prix qui était à son doigt ; et en sortant je jetai sur ◀la▶ Morin un regard qui ralluma toute ma colère, et qui ◀la▶ fit trembler depuis ◀les▶ pieds jusqu’à ◀la▶ tête. Je portai ◀la▶ main à mon épée, et peut-être lui aurais-je fait un mauvais parti, si heureusement ◀la▶ garde ne s’était trouvée prise dans un nœud ◀de▶ rubans. ◀Le▶ temps qu’il me fallut pour ◀le▶ débarrasser, me donna celui ◀de▶ réfléchir à ce que je voulais faire. ◀La▶ mort ◀de▶ cette femme était indigne ◀de▶ ma main. Je me contentai ◀de▶ lui dire que je ◀l’▶abandonnais à son mauvais sort, et que tôt ou tard un bourreau me ferait justice ◀de▶ ses perfidies, et je sortis.
◀Les▶ divers mouvements dont mon esprit était agité avaient porté leur violence sur mon corps. Je ne me sentis pas plus ◀de▶ vin que si j’avais été à jeun. Je me trouvai dans un état pitoyable, et si faible, que je fus obligé ◀de▶ frapper à deux portes ◀de▶ là où je vis ◀de▶ ◀la▶ lumière, ◀d’▶où j’envoyai chercher une chaise pour me rapporter au logis.
Cette nuit-ci ne fut pas plus tranquille que celle qui ◀l’▶avait précédée, au contraire ◀la▶ certitude que j’avais ◀de▶ ma propre faiblesse que je venais ◀d’▶éprouver devant cette fille ; ◀le▶ retour ◀de▶ mon cœur contre toute apparence ; ◀le▶ peu de solidité que je connaissais dans mes résolutions pour ce qui ◀la▶ touchait ; ◀la▶ honte ◀d’▶un retour si indigne : tout cela joint à mes premières réflexions, me mit dans un état si languissant, que je me faisais à moi-même horreur et pitié tout ensemble. ◀La▶ fièvre me prit, et je restai malade du corps et ◀de▶ ◀l’▶esprit. Je ne croyais pas que ◀la▶ nature résisterait ; je n’avais aucune attache à ◀la▶ vie. J’espérais que ◀la▶ mort me délivrerait du malheur qui m’avait toujours persécuté, et ◀de▶ ceux que mon penchant me faisait prévoir. Jamais situation ◀d’▶âme ne fut si cruelle. ◀Les▶ combats que mes passions opposées se livraient l’une à l’autre me dégoûtaient ◀de▶ tout. Il est certain que dans cet état j’aurais reçu ◀l’▶arrêt ◀de▶ ma mort avec joie, ou du moins avec indifférence. Mais mon heure n’était pas venue ; ma destinée n’était pas remplie ; ni moi arrivé à ce comble ◀d’▶infamie qui m’attendait. ◀Le▶ dégoût que j’avais pour ◀la▶ vie fut mon remède, par ◀la▶ diète à quoi je m’obstinai ; en huit jours ◀la▶ fièvre me quitta.
On était venu souvent s’informer ◀de▶ ma santé d’une part inconnue ; je ne doutai point que ce ne fût ◀de▶ celle ◀de▶ Silvie. Ce soin me toucha, je souhaitai ◀de▶ ◀la▶ voir innocente ; et malgré ◀la▶ certitude que j’avais ◀de▶ sa trahison, j’espérai qu’après ◀l’▶avoir entendue, elle ne me paraîtrait plus si criminelle. Dans cette pensée ma première visite fut chez elle : mais avant que de vous dire ce qui s’y passa, il est à propos de vous dire que ma mère qui ne savait pas, et qui même ne se doutait pas que j’avais eu ◀la▶ faiblesse ◀de▶ ◀la▶ voir, ne s’était point embarrassée du soin qu’une personne inconnue prenait dans ma santé. Qu’elle n’avait point douté que ◀l’▶état où j’étais ne fût ◀le▶ fruit des résolutions que j’avais prises conformes à mon honneur, et si contraires à mon cœur. Ces chevaux que j’avais envoyés chez elle ◀le▶ jour même, lui faisaient voir une résolution constante ◀de▶ m’éloigner ◀de▶ ma perfide. Ma maladie lui faisait voir ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶engagement que je rompais, et ◀la▶ violence que je me faisais dans ◀la▶ partie ◀de▶ mon cœur ◀la▶ plus sensible. Elle avait pitié ◀de▶ ◀l’▶état où j’étais, et sans me parler du tout ◀de▶ Silvie, elle eut ◀la▶ bonté ◀de▶ prendre à mes peines autant ◀de▶ part que si elle avait été ◀la▶ meilleure ◀de▶ mes amies. Ce personnage qu’elle jouait si indigne ◀d’▶elle, cette bonté ◀d’▶entrer si généreusement dans mes sentiments, et ◀la▶ tendresse qu’elle me témoignait par son assiduité dans ma chambre ; tout cela joint au respect que j’avais toujours eu pour elle, me disait que j’étais indigne ◀de▶ vivre si je payais une si bonne mère par ◀la▶ mort que je lui donnerais en me précipitant dans ce que je craignais aussi bien qu’elle. Je me déterminai enfin : je crus avoir gagné sur moi que j’abandonnerais Silvie, et j’étais dans cette résolution lorsque j’allai chez elle.
◀Le▶ peu de temps que j’avais été malade m’avait extrêmement changé. Mon esprit plus abattu que mon corps était ◀d’▶une langueur encore plus grande. Je m’étais préparé à lui rendre son diamant, à retirer ◀les▶ papiers ◀de▶ ses mains, et à lui dire un dernier adieu. J’espérais avoir assez ◀de▶ constance pour exécuter ce que j’avais résolu, je ne fus pas longtemps à en être désabusé. Je ◀la▶ trouvai toute pâle, et tellement changée que j’en fus surpris ; elle était dans un abattement égal au mien. ◀Le▶ teint qu’elle avait terni, ◀les▶ yeux qu’elle avait abattus, me firent voir dans sa beauté une douceur que je n’y avais jamais vue. Il était ◀de▶ mon destin ◀de▶ lui trouver tous ◀les▶ jours des charmes nouveaux. J’eus pitié ◀de▶ ◀l’▶état où elle était. ◀La▶ compassion réveilla toute ma tendresse. J’oubliai mes résolutions ; et bien loin de lui dire ◀les▶ duretés que j’avais préméditées, je ne songeai qu’à ◀la▶ consoler. Quelle bassesse ; quelle faiblesse ! j’essuyai ◀les▶ pleurs que je faisais répandre ; je ◀la▶ priai ◀d’▶en arrêter ◀le▶ cours ; ◀de▶ donner ◀les▶ duretés que je lui avais dites aux premiers transports ◀d’▶une colère dont je n’avais pas été ◀le▶ maître, que j’en étais assez puni par ◀le▶ regret que j’en avais, et ◀l’▶état où il m’avait mis. Je ◀la▶ priai ◀de▶ ne point redoubler, en me faisant voir toute ◀l’▶indignation qu’elle en avait conçue : enfin je n’oubliai rien pour ◀la▶ rassurer, et lui faire voir qu’elle avait toujours sur moi ◀le▶ même pouvoir qu’elle avait toujours eu.
Une manière si tendre et si respectueuse contre ce qu’elle en attendait, ◀la▶ remit un peu. ◀Les▶ regards languissants qu’elle jetait sur moi et ◀les▶ soupirs qu’elle lâchait de temps en temps achevèrent ◀de▶ me percer ◀l’▶âme. Elle s’aperçut ◀de▶ mon désordre, et prit ce temps si favorable pour elle, non pas pour se justifier, disait-elle ; mais pour m’éclaircir, et pour me faire voir, combien peu elle méritait ◀l’▶indigne traitement que je lui avais fait.
Voilà vos papiers, Monsieur, me dit-elle, je vous ◀les▶ rends, j’en connais ◀l’▶auteur et ◀la▶ main ; il a raison ◀le▶ fourbe, ◀de▶ dire que ce n’est point un sentiment ◀de▶ haine contre moi qui ◀le▶ fait agir, c’est au contraire ◀le▶ ressentiment ◀d’▶un amour méprisé ; mais Monsieur, poursuivit-elle en me prenant ◀la▶ main, êtes-vous en état ◀de▶ m’entendre ? Oui Mademoiselle, lui dis-je, je vous entends ; non pas pour me désabuser, mon cœur vous justifie, mais pour votre satisfaction.
Eh bien Monsieur, continua-t-elle, je ne disputerai point contre ◀la▶ vérité. Ce qu’on vous a écrit est vrai dans toutes ses circonstances et dans toutes ses apparences ; mais il est faux par ◀les▶ motifs qui en sont encore inconnus ; et dont ◀le▶ secret n’est su que ◀de▶ M. ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, ◀de▶ Madame Morin, et ◀de▶ moi, et c’est ce que je vais vous apprendre.
J’eus ◀de▶ ◀la▶ joie ◀de▶ lui entendre citer un témoin tel que Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, qui était très proche parent ◀de▶ ma mère, parfaitement honnête homme, et tout à fait incapable ◀de▶ prêter ◀la▶ main à une imposture ; ainsi j’espérai que j’en découvrirais ◀la▶ vérité ou ◀le▶ mensonge. Je ne lui en témoignai rien, mais cela fut cause que je prêtai à son récit toute ◀l’▶attention dont j’étais capable. Elle ◀le▶ poursuivit ainsi.
Il est vrai que je n’ai jamais connu ni mon père ni ma mère ; mais je sais bien quels ils étaient. Il est vrai que je ne suis pas née ◀d’▶un mariage légitime ; mais suis-je responsable si ◀le▶ sacrement n’avait pas précédé leurs embrassements ? Il est vrai que j’ai été exposée : il est vrai que j’ai été retirée ◀de▶ ◀l’▶hôpital à ◀l’▶âge ◀de▶ huit ans ; mais il est vrai aussi que Madame de Cranves qui m’en retira, savait qui j’étais, longtemps avant que de m’avoir vue ; mais Monsieur il faut vous dire comment cela se fit.
Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Cranves était sœur ◀de▶ Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe mort en Candie avec Monsieur de Beaufort ; c’est lui qui était mon père. Il fut blessé, et avant que de mourir, il eut ◀le▶ temps ◀de▶ faire un testament tout ◀de▶ sa main, ou plutôt il écrivit à Madame de Cranves sa sœur, qu’étant prêt ◀d’▶aller rendre compte à Dieu, il voulait décharger sa conscience. Il lui faisait ◀le▶ détail ◀d’▶une amourette qu’il avait eue avec une demoiselle ◀de▶ sa mère, ◀de▶ qui il avait eu une fille, mais que n’étant pas en état ◀d’▶en avoir soin, étant cadet ◀de▶ trois frères et fort jeune, et outre cela destiné à ◀l’▶ordre ◀de▶ Malte, il avait été obligé ◀de▶ ◀la▶ faire exposer, n’ayant qui que ce fût à qui se confier, ◀la▶ mère ◀de▶ cet enfant étant morte en couche[s]. Il lui cita ◀le▶ jour, ◀l’▶heure, ◀l’▶endroit, et toutes ◀les▶ marques qui pouvaient me faire reconnaître. Il ◀la▶ priait ◀de▶ retirer cet enfant, et lui marquait ◀le▶ déplaisir qu’il avait ◀de▶ ne ◀l’▶avoir pas retirée lui-même, lorsque ◀la▶ mort ◀de▶ ses frères ◀l’▶avait rendu ◀l’▶aîné ◀de▶ sa maison ; et s’en excusait sur ◀la▶ honte ◀de▶ ◀l’▶y avoir laissée si longtemps. Il ◀la▶ priait comme son unique héritière et sa sœur, ◀d’▶en avoir soin ; et qu’afin qu’elle en usât à mon égard plus généreusement, il ne faisait aucun legs, et remettait en ses mains, comme en dépôt pour sa fille tous ceux qu’elle aurait été obligée ◀de▶ payer, s’il en avait fait. Cette lettre fut rendue décachetée à Madame de Cranves par Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, à qui mon père s’était ouvert en mourant, et qui était nommé dans cette lettre, afin de ◀l’▶obliger ◀de▶ solliciter auprès de sa sœur ◀l’▶exécution ◀de▶ sa dernière volonté.
Madame de Cranves résolue ◀de▶ me retirer, eut des raisons ◀de▶ ne pas déclarer hautement ◀l’▶ordre ◀de▶ défunt Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe son frère. Elle fit voir seulement cette lettre à Messieurs ◀les▶ directeurs ◀de▶ ◀l’▶hôpital ; et Madame Morin qui avait toute ◀la▶ confidence ◀de▶ Madame de Cranves, fut chargée ◀de▶ me distinguer d’entre ◀les▶ autres ◀de▶ mon âge, afin que Madame de Cranves ne se méprît pas dans ce qu’elle avait résolu ◀de▶ faire. On me montra à Madame Morin. Madame de Cranves vint voir ◀les▶ filles à qui on commençait à montrer à travailler. Monsieur de Villeblain était avec elle. Madame Morin devait me baiser ; c’était ◀le▶ signal dont elles étaient convenues. Elle ◀le▶ fit, et Madame de Cranves en me regardant, dit qu’il aurait été inutile ◀de▶ prendre tant de précautions ; qu’elle m’aurait distinguée entre cent mille autres, parce que j’étais ◀le▶ vivant portrait du pauvre marquis de Buringe. Elle me demanda aux directeurs ; elle fit à ◀l’▶hôpital un présent très magnifique, et m’emmena.
Voilà, Monsieur, comme je suis entrée chez Madame de Cranves, ce n’est point comme vous voyez, par un coup du hasard, puisqu’en effet j’étais sa nièce. Vous avez eu raison ◀de▶ me dire que je devrais regretter ◀la▶ mort ◀de▶ Garreau. Il avait cette lettre que Madame de Cranves lui avait donnée comme vous saurez par ◀la▶ suite ; mais si vous voulez me faire ◀la▶ grâce ◀d’▶en approfondir ◀la▶ vérité, ◀les▶ directeurs ◀de▶ ◀l’▶hôpital ne sont pas tous morts. Ils me reconnaîtront, et sont trop honnêtes gens pour ne me pas rendre ◀de▶ ce côté-là toute ◀la▶ justice qui m’est due : du moins Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, que je vous citerai encore pour quelque chose de plus grande conséquence, est grâce à Dieu en parfaite santé. Il y a plus ◀d’▶un an et demi que je ne ◀l’▶ai vu , mais Madame Morin ◀l’▶a vu au Petit Saint-Antoine, il n’y a pas longtemps, il pourra vous instruire ◀de▶ ◀la▶ vérité, et vous dire si j’impose ◀de▶ ◀la▶ moindre syllabe ; voilà pour ce qui regarde ◀la▶ naissance.
Dès que je fus chez Madame de Cranves, elle me fit élever avec tout ◀le▶ soin imaginable, ce qui prouve assez qu’elle prenait dans moi un intérêt plus cher que ceux ◀d’▶une charité ordinaire qu’on peut avoir pour des enfants qui sont indifférents ; à qui on ne fait pas apprendre ◀l’▶italien, à chanter, à danser, à jouer des instruments, et enfin tout ce qui peut perfectionner une fille ◀de▶ naissance. ◀La▶ dépense que je faisais était distinguée : et enfin on n’entretient point pour une simple domestique, comme votre donneur ◀d’▶avis ◀le▶ prétend, une gouvernante qui est Madame Morin, une fille ◀de▶ chambre et un laquais ; ce sont ◀les▶ mêmes que j’ai encore. Il n’en peut pas disconvenir, et se contente ◀de▶ n’en rien dire. Il faut à présent venir à ◀l’▶essentiel qui regarde ma conduite.
◀Le▶ fripon m’accuse ◀d’▶un commerce secret et criminel avec Garreau : il veut même que Madame de Cranves n’en fut pas contente, et qu’elle ◀l’▶a fait voir par son testament, et voici ◀l’▶explication.
Cette dame avait envie ◀de▶ m’établir et ◀de▶ me marier. Elle jeta ◀les▶ yeux sur Garreau qui était un jeune homme ◀d’▶esprit, fort bien fait, et ◀d’▶une bonne famille ◀de▶ plume. ◀Les▶ louanges que je lui donnerais, dit-elle, seraient suspectes dans ma bouche ; ainsi je n’en dirai pas davantage. Madame de Cranves s’était aperçue qu’il ne me haïssait pas : elle lui en parla. Il avoua qu’il m’aimait, elle trouva que ◀le▶ parti me convenait, et ◀l’▶autorisa dans sa recherche. Garreau avait pour moi des assiduités très grandes, et c’est ce qui a donné lieu aux bruits qui ont couru ◀de▶ notre commerce ; parce que Madame de Cranves m’ayant dit qu’elle me ◀le▶ destinait pour époux, je ne pouvais me dispenser ◀de▶ recevoir ses visites, ◀d’▶autant plus fréquentes que nous demeurions tous deux dans ◀le▶ même hôtel, et que Madame de Cranves ◀les▶ approuvait, sans que qui que ce fût ◀le▶ sût que Madame Morin, parce que nous avions ordre ◀d’▶en cacher ◀le▶ motif : à quoi on était encore incité par ◀l’▶envie que tous ◀les▶ domestiques me portaient, à cause qu’étant venue dans ◀l’▶hôtel par une voie si oblique, j’étais traitée comme ◀l’▶aurait pu être ◀la▶ fille ◀de▶ Madame de Cranves si elle en avait eu une, quoique je n’eusse jamais rendu aucun service : à quoi ils étaient encore poussés par un nommé Valeran, maître d’hôtel ◀de▶ Madame de Cranves, qui m’avait obligée ◀de▶ porter mes plaintes à sa maîtresse du peu de respect qu’il avait eu pour moi : ce qui ◀l’▶avait une fois fait sortir ◀de▶ ◀l’▶hôtel, et lui attira une sévère réprimande.
Avant que de passer outre sur ce qui me regarde, poursuivit-elle, Monsieur, il est à propos de vous dire que cet homme qui était marié dans ◀l’▶hôtel, et qui avait épousé une des femmes de chambre ◀de▶ Madame, était encore assez scélérat pour vouloir en faire un lieu ◀de▶ débauche. Il m’avait effrontément dit que Madame de Cranves, qui était extrêmement maladive, ne pouvant pas vivre longtemps, il fallait que je cherchasse des amis pour me maintenir dans ◀l’▶état qu’elle m’avait fait prendre. Que je ne devais pas me flatter : qu’elle aurait beau me laisser tout ce qu’elle voudrait, que ses héritiers feraient casser son testament, du moins ce qui serait en ma faveur. Que je devais m’assurer un appui, et là-dessus ce galant homme s’était offert à moi. Je ◀le▶ reçus comme méritait une pareille effronterie, et outre un soufflet que je lui donnai, je ◀le▶ menaçai ◀d’▶en instruire Madame de Cranves. Je ne pus pas ◀le▶ faire ce jour-là, parce que ◀la▶ femme ◀de▶ cet homme ne ◀la▶ quitta point, et que je ne voulais pas parler devant elle, en quoi je fis mal.
Il apprit par elle que je n’avais rien dit à Madame sur son chapitre. Cela ◀le▶ rendit assez hardi pour entreprendre ◀de▶ venir me trouver ◀la▶ nuit même dans mon lit. Je ne sais comment il s’y prit pour ouvrir ma chambre, sans que ◀la▶ fille qui couchait auprès de ◀la▶ porte ni moi ◀l’▶entendissions ; mais enfin il est certain que je me réveillai en sursaut à ◀la▶ fraîcheur ◀de▶ sa main qu’il me porta sur ◀l’▶estomac. Je me mis à crier au secours ; il me saisit au corps ; il fit ses efforts pour me faire taire, et me fit même des violences dont je portai des marques assez longtemps. ◀Le▶ monde qui vint à mes cris me retira des bras ◀de▶ ce satyre. J’allai dans ◀l’▶instant même, et toute nue en chemise en demander justice à Madame de Cranves, dont ◀l’▶appartement était éloigné du mien. ◀La▶ femme ◀de▶ cet homme fit inutilement tout ce qu’elle put pour me retenir, elle se jeta même à mes pieds plusieurs fois ; je me contentai. Madame de Cranves me fit coucher avec elle ; et dès ◀le▶ lendemain elle fit mettre Valeran dehors à coup de bâton par ses valets ◀de▶ pied en ma présence ; et elle défendit à son suisse ◀de▶ ◀le▶ laisser jamais rentrer dans ◀l’▶hôtel, sous peine ◀d’▶être ◀chassé▶ lui-même.
Il resta ainsi dehors plus ◀de▶ deux mois, ensuite il rentra, parce que Madame de Cranves, qui était bonne, se laissa fléchir aux prières ◀de▶ sa femme qu’elle aimait, et qu’outre cela c’était un ancien domestique qui était dans ◀la▶ maison ◀de▶ Cranves ◀de▶ père en fils, et qu’il lui promit ◀de▶ mieux vivre. J’intercédai pour lui, et sans mes prières Madame n’aurait jamais voulu ◀le▶ voir ; elle ◀le▶ lui dit à lui-même devant tous ◀les▶ domestiques. Valeran rentra donc, il me demanda pardon à deux genoux devant tout le monde, pendant que j’étais à table avec Madame, et ne se releva que lorsque je lui dis : parce que Madame avait voulu tout à fait ◀l’▶humilier. Je lui pardonnai, j’oubliai son insolence, et bien loin de lui faire tort, je lui ai rendu tous ◀les▶ services qui ont dépendu ◀de▶ moi ; et sans garder aucun ressentiment ◀de▶ ◀l’▶outrage qu’il avait voulu me faire, je me contentai ◀d’▶éviter soigneusement ◀les▶ occasions ◀de▶ lui parler seul à seul.
Mais comme je ◀l’▶avais mis au désespoir, et que ◀l’▶amour qu’il avait eu pour moi était converti en rage et en fureur, c’était lui qui mettait ◀le▶ feu sous ◀le▶ ventre aux autres domestiques pour ◀les▶ faire gloser sur ma conduite, et ◀les▶ assiduités ◀de▶ Garreau, dont personne ne savait ◀le▶ motif. Je ◀le▶ sus par un des valets ◀de▶ pied, et qu’il lui en avait parlé à lui-même. Je ne pus enfin m’empêcher ◀d’▶en faire mes plaintes en sa présence.
Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain était à ◀l’▶hôtel, je ne me cachai point ◀de▶ lui ; et cela ◀d’▶autant plus qu’il m’avait toujours paru prendre mes intérêts en main, et que Madame de Cranves, par ◀les▶ raisons que je vous ai dites, et que je ne savais point encore, lui disait généralement tout ce qui m’arrivait, et tout ce que je faisais. Je mangeais ordinairement seule avec Madame. ◀De▶ tous ◀les▶ gens qui étaient dans ◀l’▶hôtel, il n’y avait que moi qu’elle admît à sa table. Demoiselle, écuyer, secrétaire, tout en était exclu. Monsieur de Villeblain y était resté à dîner, et nous n’étions que nous trois à table.
Valeran vint desservir suivant sa coutume, et pour lors, faites-moi ◀la▶ grâce Madame, lui dis-je, ◀d’▶instruire Valeran, sans ◀le▶ nommer Monsieur, ou bien ◀de▶ souffrir qu’il vous instruise. Il n’est pas à propos qu’il dise ◀de▶ moi ce qu’il en dit, si ce sont des faussetés, et si ce sont des vérités, il n’est pas juste que vous seule ◀les▶ ignoriez. Valeran, lui dis-je avec mépris, je voudrais bien savoir ◀de▶ quelle autorité vous vous ingérez ◀de▶ censurer mes actions ? Et ◀d’▶en faire ◀le▶ sujet ◀de▶ vos impertinentes conversations avec d’autres gens ◀de▶ votre étoffe, tels que des valets ◀de▶ pied ? Si vous trouvez quelque chose ◀de▶ condamnable dans moi, que ne dites-vous à Madame ce que vous en savez, sans en entretenir des gens comme vous, incapables ◀d’▶y mettre ordre ? J’avais espéré que ma bonté vous aurait rendu sage, et vous vous déchaînez de plus en plus. Rendez-moi justice devant Madame et devant Monsieur, avouez que vous êtes un fourbe et un imposteur, ou dites par où vous savez que je me gouverne mal. Y a-t-il encore quelque chose ◀de▶ nouveau, interrompit Madame de Cranves ? Oui Madame, continuai-je en montrant Valeran ◀de▶ ◀la▶ main : ◀la▶ digne personne que voilà, ne va à pas moins qu’à vous déshonorer ; et si ◀l’▶on ◀l’▶en croit, vous faites ◀l’▶honneur à une fille perdue ◀de▶ ◀la▶ recevoir à votre table, et dans votre lit, et c’est ◀de▶ quoi je vous demande justice.
Il était plus mort que vif pendant mon discours, mais il ◀le▶ fut bien davantage quand Madame de Cranves s’adressa à lui avec colère. Sortez ◀de▶ chez moi Valeran, lui dit-elle, et n’y remettez jamais ◀le▶ pied, ou vous résolvez ◀de▶ ne parler jamais ◀de▶ Silvie qu’avec tous ◀les▶ respects qu’un maraud comme vous me doit à moi-même. C’est bien mal reconnaître ◀les▶ bontés qu’elle a eues pour vous en m’obligeant à vous reprendre. Mademoiselle, ajouta-t-elle s’adressant à moi, agissez-en comme il vous plaira : vous êtes seule cause qu’il est rentré ; je vous ◀l’▶abandonne, rendez-vous en justice vous-même. Faites-◀le▶ rouer ◀de▶ coups de bâton, ou ◀le▶ retenez, cela m’est indifférent, mais je sais bien que si j’entends encore parler ◀de▶ ses sottises, je vous en rendrai bon compte et à moi aussi. Je vous défends absolument ◀de▶ rien souffrir ici ◀de▶ qui que ce soit. Je vous donne sur mes gens toute ◀l’▶autorité que j’ai moi-même ; faites à l’égard de ce coquin-là tout ce qu’il vous plaira, j’approuverai tout. Mademoiselle, me dit Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, je vous demande pardon pour lui. Monsieur Valeran, lui dit-il, vous êtes heureux ◀de▶ ce que Mademoiselle ne s’est point plainte à d’autres qu’à Madame ; car tout ◀le▶ respect qu’on a pour elle n’aurait peut-être pas empêché que Silvie ne fût autrement vengée. Vous ne savez qui elle est ; croyez-moi, soyez discret sur ce qui ◀la▶ regarde. C’est tout ce que je lui demande Monsieur, interrompis-je. Dites-lui Mademoiselle, me dit Madame de Cranves, ce que vous voulez qu’il devienne, ce que vous en ordonnerez sera exécuté. Je vous supplie Madame, lui dis-je… Parlez-lui à lui-même, dit-elle en m’interrompant. Eh bien Valeran, lui dis-je, comptez pour deux que je veux bien oublier : mais soyez certain que la troisième rassemblera tout. Allez-vous en, faites votre devoir comme je fais le mien ; et souvenez-vous que ma bonté est épuisée.
Je crois Monsieur, poursuivit Silvie en parlant à moi, qu’on ne peut pas prendre ◀les▶ intérêts ◀d’▶une fille avec plus ◀de▶ hauteur. Je ne savais pourtant point encore que j’avais ◀l’▶honneur ◀d’▶être sa nièce. Ce que j’en avais fait n’était que parce qu’elle m’avait toujours ordonné absolument ◀de▶ me tenir au-dessus ◀de▶ tous ceux ◀de▶ ◀l’▶hôtel, et ◀de▶ n’en rien souffrir. On ne peut pas être plus mortifié que Valeran ◀le▶ fut à mon sujet et par moi-même. C’est pourtant lui, Monsieur, qui se mêle ◀de▶ donner des avis à vous et à Madame votre mère. Je connais fort bien son écriture que ◀le▶ coquin n’a pas eu soin ◀de▶ cacher, et qu’il s’est contenté ◀de▶ vous prier ◀de▶ ne me pas faire voir. Voilà ce qu’il s’attira par ses sottises en voulant pénétrer un commerce qui ne lui plaisait pas. Cela ◀le▶ rendit sage, il n’osa plus parler ◀de▶ moi ni ◀de▶ Garreau, qui ne s’en tint pas aux paroles, et qui lui donna des coups ◀de▶ canne en plein hôtel, et par là s’en fit un ennemi irréconciliable.
Valeran n’osa s’en ressentir pendant ◀la▶ vie ◀de▶ Madame de Cranves : mais après sa mort il s’en est vengé ◀d’▶une manière digne ◀de▶ lui, puisqu’il est cause ◀de▶ sa prison et ◀de▶ sa mort, dans une espèce ◀d’▶infamie. Il est temps ◀de▶ vous ◀le▶ dire, en vous faisant voir mon innocence dans laquelle la sienne est tout à fait comprise, puisqu’en effet sa cause était la mienne, dans ◀le▶ vol que Valeran vous mande que nous avons fait ◀de▶ concert avec Madame Morin.
Je vous ai dit que Madame de Cranves me ◀l’▶avait destiné pour époux, elle tomba malade comme elle allait effectivement nous marier ensemble. Dans ce même temps elle reçut une somme très considérable, pour ◀le▶ reste du prix ◀d’▶une terre qui avait appartenu à défunt Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe mon père : ainsi je puis dire que cet argent m’appartenait et m’appartient encore : puisqu’elle qui était son unique héritière suivant ◀les▶ lois, voulait bien me ◀le▶ donner. Cet argent comptant lui fit changer ◀la▶ résolution qu’elle avait prise ◀de▶ me marier comme sa nièce, et ◀de▶ m’avantager par ◀le▶ contrat ◀de▶ mariage et par son testament, en celle ◀de▶ faire tout pendant sa vie, puisqu’elle ◀le▶ pouvait. Elle m’aimait et ne voulut pas m’exposer après sa mort aux risques ◀de▶ plaider contre des héritiers extrêmement puissants, qui peut-être n’auraient pas voulu me reconnaître pour être ◀de▶ leur sang : qui par leur crédit auraient pu faire casser ◀le▶ testament, et me laisser non seulement sans appui, mais aussi gueuse et misérable. Il est vrai que ◀la▶ lettre ◀de▶ mon père reconnue par elle, pouvait en prouver ◀la▶ vérité : mais on aurait pu dire que cette lettre était supposée, ou que je ◀l’▶aurais été moi-même : il aurait fallu en venir à des recherches et à des vérifications qui auraient attiré des procès et des dépenses, dont une fille privée ◀de▶ tout secours aurait eu lieu ◀de▶ craindre ◀la▶ suite. Pour aller au-devant, elle consulta tout avec Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, qui fut fort longtemps enfermé avec elle, et qui y était encore lorsqu’elle nous fit entrer dans sa chambre, Madame Morin qui seule savait ◀le▶ secret, Garreau et moi.
Ce fut là que j’appris qui j’étais ; je vous laisse à penser avec quelle joie. Elle mit entre ◀les▶ mains ◀de▶ Garreau ◀la▶ lettre dont je vous ai parlé, qu’elle certifia, et pria Monsieur de Villeblain ◀de▶ certifier aussi. Garreau ◀la▶ reçut avec des ressentiments que je ne puis exprimer, et comme une preuve que je sortais ◀d’▶un sang illustre, et non pas inconnu, comme il ◀l’▶avait toujours cru jusque-là, aussi bien que ◀les▶ autres et moi-même, à qui pourtant ◀les▶ distinctions que Madame de Cranves avait pour moi, et quelques paroles qu’elle m’avait dites sans réflexion, et ◀de▶ ◀l’▶abondance du cœur, avaient donné ◀de▶ grands soupçons ◀de▶ ◀la▶ vérité, que je vis enfin heureusement éclaircie.
Elle dit à Garreau qu’elle avait changé ◀de▶ résolution sur ◀la▶ manière ◀de▶ notre mariage : elle en dit ◀les▶ raisons que je viens de vous dire ; et pour vous mettre, poursuivit-elle, à couvert l’un et l’autre ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ procès avec mes héritiers, je vous donne dès à présent ◀l’▶argent que j’ai reçu ◀de▶ Monsieur d’Anet. Prenez-◀le▶ et ◀l’▶emportez dès aujourd’hui : mais je veux qu’il reste à Silvie jusqu’à votre mariage, et après cela au survivant. J’empêcherai qu’on vous ◀le▶ dispute, parce que je déclarerai que j’en ai disposé, sans dire comment. À l’égard du reste, je donnerai à Silvie en main propre mes menues pierreries devant ceux mêmes qui y auront intérêt après ma mort ; et pour ce que je lui laisserai par mon testament, ce sera si peu de chose, que mon neveu et ma nièce ne ◀le▶ lui disputeront pas.
Voilà, Monsieur, ◀le▶ sujet pour lequel Madame de Cranves ne m’a laissé par son testament que dix mille francs ◀d’▶argent comptant, des meubles, et une pension viagère ◀de▶ douze cents livres, et non pas, comme dit Valeran, parce qu’elle était mécontente ◀de▶ moi et ◀de▶ Garreau. Nous fîmes ce qu’elle voulut ; j’emportai cet argent ; je ◀le▶ mis en lieu ◀de▶ sûreté dont je dispose, et je ◀l’▶ai encore tout entier. Je donnai à Garreau une promesse ◀de▶ mariage signée ◀de▶ moi, il m’en donna une autre signée ◀de▶ lui : et comme ◀l’▶argent me restait, la mienne portait un dédit du tiers ◀de▶ cet argent que j’emportais. Ces deux promesses sont signées et approuvées par Madame de Cranves et par Monsieur de Villeblain, par ◀l’▶ordre ◀de▶ qui nous agissions ; et nous jurâmes Garreau et moi entre leurs mains ◀de▶ nous épouser ◀le▶ plus tôt que nous pourrions. Voilà Monsieur, poursuivit-elle en me donnant un papier, ◀la▶ promesse ◀de▶ Garreau qui m’est restée, et c’était effectivement ce qu’elle m’avait dit.
Dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ cet accord, Monsieur ◀le▶ marquis ◀d’▶Annemasse et Mademoiselle de Tonnai neveu et nièce ◀de▶ Madame de Cranves, elle du côté de Monsieur de Cranves, et lui ◀de▶ son côté à elle, et tous deux seuls et uniques héritiers des maisons ◀de▶ Cranves et ◀de▶ Buringe, dont elle était douairière et usufruitière, vinrent ◀la▶ voir. Elle envoya prier Monsieur de Villeblain ◀de▶ venir chez elle. Sitôt qu’il fut arrivé, elle me fit appeler, et tout le monde étant sorti, elle leur parla ainsi devant moi.
Ma mort va bientôt vous rendre tous deux maîtres ◀de▶ ce que je possède en ce monde. J’ai fait un testament, mais il ne vous chagrinera pas. ◀Le▶ plus fort article est celui qui regarde Silvie que voilà. Je lui donne mes menues pierreries, je suis bien aise ◀de▶ vous ◀le▶ dire, afin que vous ne ◀les▶ demandiez pas, et afin qu’on ne ◀les▶ lui dispute pas, je veux devant vous ◀les▶ lui donner en main propre. Elle se ◀les▶ fit effectivement apporter. Tenez ma pauvre Silvie, me dit-elle en me ◀les▶ donnant, gardez-en une partie pour ◀l’▶amour ◀de▶ moi, et vendez ◀le▶ reste, si vous voulez, pour vos nécessités et votre mariage ; je vous ◀les▶ donne, elles sont à vous : je ◀les▶ acceptai ◀les▶ larmes aux yeux.
Ensuite se tournant vers sa nièce. Ces petites pierreries-là sont trop peu de chose pour vous Mademoiselle, lui dit-elle, voilà mes grosses que je vous donne : vous n’avez besoin ◀de▶ rien, gardez-◀les▶ pour vous souvenir ◀de▶ moi. Et pour vous Monsieur, continua-t-elle s’adressant à Monsieur ◀le▶ marquis ◀d’▶Annemasse, vous seriez en droit ◀de▶ vous plaindre, si je vous oubliais lorsque je donne tout. Je vous laisse mon hôtel meublé, ma vaisselle, mes chevaux, et enfin tout ce qui est ici ; c’est à vous à faire en sorte qu’on n’en détourne rien. J’en excepte pourtant ma garde-robe, tout mon linge ◀de▶ corps, mes coiffures, et ◀les▶ meubles qui ont toujours servi à Silvie que je lui donne encore, et que je vous supplie ◀d’▶augmenter au lieu de ◀les▶ lui disputer. Cela est ainsi ordonné dans mon testament, je suis fort aise ◀de▶ vous en avertir. Je lui laisse encore quelque argent comptant après ma mort, et une petite rente toute sa vie, ne lui disputez rien ◀de▶ mes présents, je vous en conjure tous deux, elle mérite que vous ◀la▶ considériez, et je vous ◀la▶ recommande. Promettez-moi tous deux ◀d’▶en avoir soin, et ◀de▶ faire pour elle tout ce qui vous sera possible : je ne vous dis point ce qui m’oblige à vous faire cette prière. Ils lui promirent tout ce qu’elle voulut, et ont tenu parole à sa mémoire, n’ayant que des sujets ◀de▶ me louer ◀d’▶eux.
Elle leur dit ensuite qu’ils ne trouveraient point ou peu ◀d’▶argent comptant après sa mort, ayant disposé ◀de▶ tout par conscience : mais aussi qu’ils ne trouveraient pas un sol ◀de▶ dettes, ayant depuis son veuvage et ◀la▶ mort ◀de▶ ses frères tout à fait acquitté ◀les▶ dettes des maisons ◀de▶ Cranves et ◀de▶ Buringe. Elle leur recommanda Garreau comme un garçon fort fidèle et fort affectionné, qui par ses soins et ses peines n’avait pas peu contribué à ◀la▶ mettre en état ◀de▶ payer tous ◀les▶ créanciers. Ensuite elle me fit signe ◀de▶ sortir, et resta avec eux et Monsieur de Villeblain seuls fort longtemps en particulier. Ils parlèrent assurément ◀de▶ moi ; car lorsqu’ils sortirent ◀de▶ sa chambre, ils m’embrassèrent fort tendrement l’un et l’autre, et m’assurèrent ◀de▶ leur amitié ◀d’▶un air qui me fit croire qu’ils étaient instruits ◀de▶ ma naissance.
Ils sont à présent mariés ensemble, il y a environ un an, et des gens ◀de▶ cette qualité font trop ◀de▶ figure dans ◀le▶ monde pour que vous ne ◀les▶ connaissiez pas : je vous ◀les▶ offre encore pour témoins ◀de▶ ce que je vous dis ; ils sont tous deux en parfaite santé et croyables.
Comme Monsieur ◀le▶ marquis ◀d’▶Annemasse était jeune et n’avait pas ◀de▶ gens en main dans ◀l’▶hôtel pour avoir ◀l’▶œil à ses intérêts, en cas que Madame de Cranves vînt à mourir, et qu’elle aurait pu se chagriner, si ◀de▶ son vivant il avait renfermé ou ses meubles, ou sa vaisselle, il chargea Valeran ◀d’▶en avoir soin, et promit ◀de▶ ◀le▶ garder à son service comme il était chez Madame de Cranves. Il ◀l’▶a fait, mais Valeran n’y a pas resté longtemps, ses impertinences et ses brutalités ◀l’▶en ont fait sortir : il lui promit outre cela une récompense. Il me pria ◀d’▶y avoir ◀l’▶œil aussi ; mais je ne fus pas en état ◀de▶ lui obéir. ◀La▶ mort ◀de▶ Madame de Cranves qui arriva quatre jours après, me fut trop sensible pour songer à autre chose qu’à pleurer ◀la▶ perte que je faisais ◀d’▶une si bonne et si généreuse protectrice ; et je ne pus que me retirer dans ma chambre seule avec Madame Morin, que Madame de Cranves m’avait recommandée, et à qui elle avait ordonné ◀de▶ ne me point quitter que je ne fusse mariée.
Valeran fut le premier à me faire connaître que mon crédit avait cessé. À peine cette dame eut ◀les▶ yeux clos, qu’il vint brutalement dans ma chambre où je m’étais retirée, où sous prétexte ◀d’▶exécuter ◀les▶ ordres ◀de▶ son nouveau maître, il entreprit sans aucun respect, ◀de▶ dégarnir mon lit et mes sièges ◀de▶ leurs housses à campanes ◀d’▶or et ◀d’▶argent. Madame Morin me fit prendre garde à cette action. ◀L’▶affliction où j’étais, jointe à son insolence, me fit passer par-dessus tout. J’appelai du monde, et lorsque je me vis assez bien accompagnée pour ne craindre pas sa brutalité, je m’approchai ◀de▶ lui et lui donnai un soufflet ◀de▶ toute ma force. J’allai en même temps trouver Monsieur ◀le▶ marquis ◀d’▶Annemasse, à qui je demandai s’il avait commandé à Valeran ◀de▶ dégarnir ma chambre. Il me fit mille excuses ◀de▶ ◀l’▶effronterie ◀de▶ cet homme, par qui il me fit rapporter tout ce qui m’avait été enlevé, et m’envoya même par lui des flambeaux, un porte-mouchette garni, une aiguière, une écuelle couverte, un gobelet et d’autres ustensiles ◀d’▶argent ; et tout m’est resté, et ◀les▶ meubles que vous me voyez à présent sont ◀les▶ mêmes que j’avais chez Madame de Cranves.
Valeran n’en demeura pas là. Il savait que cette dame avait reçu beaucoup ◀d’▶argent environ dix jours avant sa mort. Il ◀le▶ dit à un homme ◀de▶ pratique que Monsieur d’Annemasse avait chargé du soin ◀de▶ ses affaires, qui ◀le▶ crut, on fit ◀l’▶inventaire. Cette somme, qui est ◀la▶ même que j’avais et que j’ai encore, ne se trouva point. On demanda à Garreau ce qu’elle était devenue ; il dit que ◀la▶ défunte en avait disposé sans ◀l’▶instruire ◀de▶ ce qu’elle en avait fait. Valeran prétendit qu’il ◀l’▶avait volée, et sur ce qu’il dit, on arrêta Garreau prisonnier. Monsieur d’Annemasse n’était point à Paris, j’allai ◀le▶ trouver, je lui remontrai ◀l’▶injustice qu’on faisait à un homme que ◀la▶ défunte lui avait tant recommandé. Je ◀le▶ fis souvenir qu’elle lui avait dit elle-même qu’elle avait disposé ◀de▶ son argent comptant, et lui expliquai ◀les▶ motifs qui faisaient agir Valeran. Il fut surpris ◀de▶ ce qui avait été fait contre Garreau, contre ◀les▶ ordres précis qu’il avait donnés en partant. Il désapprouva tout par écrit, et promit que sitôt qu’il serait à Paris, il ferait lui-même excuse à Garreau. Il y revint en deux jours ; mais ce garçon ne voulut pas sortir ◀de▶ prison, et s’obstina à vouloir une réparation ◀d’▶honneur de la part de son accusateur. Elle ne put pas être assez prompte, Valeran qui avait lui-même aidé aux archers qui avaient arrêté Garreau, avait eu ◀la▶ cruauté ◀de▶ ◀le▶ faire tellement maltraiter par ces gens aussi peu pitoyables que lui, que ce malheureux, qui avait eu quelque chose crevé dans ◀le▶ corps, mourut le cinquième jour ◀de▶ sa prison, jetant ◀le▶ sang par toutes ◀les▶ extrémités ◀de▶ son corps ; et je n’ai pas encore pu trouver ◀le▶ moyen ◀de▶ ravoir ni ◀la▶ lettre ◀de▶ défunt Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe mon père, ni ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage que je lui avais faite.
Voilà ◀le▶ vol dont Valeran nous accuse, Garreau, Madame Morin et moi : je vous laisse à présent penser ce qui en est. Pour ◀les▶ pierreries Monsieur d’Annemasse n’en a point demandé, parce qu’il savait bien ce que sa tante en avait fait ; mais comme qui que ce soit ◀de▶ ◀l’▶hôtel n’en savait ◀la▶ destination, et que tout le monde savait que Madame de Cranves en avait quantité et ◀de▶ très belles, et qu’on était surpris ◀de▶ n’en trouver point sous ◀les▶ scellés ; il a plu à Valeran ◀de▶ m’en faire faire un vol.
Voilà, Monsieur, poursuivit-elle, tout ce que je sais pour ma justification sur ma conduite, où je crois mon innocence est très claire. Vous pouvez en pénétrer ◀la▶ vérité, ◀les▶ témoins que je vous ai cités sont croyables : il ne reste plus que Rouvière. Je ne justifierai point cet article, il est contre moi. C’est une fourberie que j’ai voulu vous faire, mais si je suis criminelle par une pareille fausseté, est-ce vous qui devez me condamner ? Non, vous ne me condamnez pas, poursuivit-elle en me regardant tendrement ! Vous voyez trop bien que ce n’était qu’à votre seule délicatesse que je sacrifiais mon innocence ! J’aimais mieux passer dans votre esprit pour ◀la▶ fille ◀d’▶un simple gentilhomme ruiné, que ◀de▶ dire que je sortais ◀d’▶un sang plus illustre, sans pouvoir ◀le▶ prouver, à moins que ◀d’▶en venir à un éclat que vous n’approuveriez pas. Je ne me justifierai point sur personne : vous pouvez vous souvenir des difficultés que je vous ai faites lorsque vous avez voulu savoir qui j’étais. Ma naissance qui me servirait ◀de▶ lustre, et que je tiendrais à honneur avec un autre, m’a paru odieuse et infâme avec vous ; je n’ai pas osé vous en éclaircir. J’ai cherché à vous tromper : mais Rouvière a dû vous dire à quel prix j’achetais ◀le▶ nom ◀de▶ sa fille. C’était un éloignement éternel que j’en exigeais, et que j’aurais encore acheté, outre ◀le▶ présent que je lui faisais. Cet homme vous est connu, et à peine me souvenais-je ◀de▶ ◀l’▶avoir vu lorsque je suis entrée en commerce avec lui. Voyez même si ◀la▶ fourberie aurait pu se soutenir : comment accorder mon bien avec ◀la▶ qualité ◀de▶ sa fille ? Ne pouviez-vous pas voir mon nom sur ◀le▶ registre où vous et moi avons signé, lorsque nous avons tenu un enfant ensemble, il n’y a que cinq mois ? Cela seul ne vous prouve-t-il pas que ma naissance seule me faisait horreur, et que je ne regardais pas plus loin qu’elle ? Est-ce là une fourberie conduite par des gens accoutumés à fourber, et qui en font leur capital ? Non certes, ◀le▶ peu de rapport que ◀le▶ tout a ensemble, vous persuade que ◀le▶ crime n’est pas ordinaire puisqu’il est si connaissable.
Ma fourberie a été découverte par un autre fourbe. J’en suis au désespoir, non pas qu’elle n’ait point réussi, mais parce que j’ai manqué ◀de▶ sincérité pour vous. Vous ◀la▶ savez enfin cette naissance ; quoique je n’en sois pas coupable, elle me rend indigne ◀de▶ vous. Je ne prétends plus à votre cœur, mon peu de bonne foi m’en chasse : mais tout au moins distinguez ◀les▶ crimes ◀de▶ ◀la▶ nature, d’avec les miens, et vous me rendrez votre estime ; et c’est tout ce que j’attends ◀de▶ vous : vous avouerez vous-même qu’il y a dans ma conduite plus ◀de▶ malheur que ◀de▶ malice.
Je vous quitte, Monsieur, trop heureuse ◀de▶ vous avoir désabusé des fausses impressions qu’un scélérat vous a voulu donner ◀de▶ ma vertu. Oui, Monsieur, dans un corps provenu ◀d’▶une naissance que ◀les▶ lois ont déclarée infâme, j’ai conservé toute ◀la▶ probité du sang qui m’a donné ◀l’▶être. Je n’ai jamais eu ◀de▶ faiblesse pour personne ; et j’ose me flatter que je n’en aurai jamais, puisque je n’en ai point eu pour vous. Je me flattais ◀d’▶une vie heureuse entre vos bras, continua-t-elle ◀les▶ larmes aux yeux, je ne ◀l’▶espère plus ; mais personne n’occupera dans mon cœur ◀la▶ place que je vous y donnais. Un convent va cacher ma honte et mes larmes, et vous persuadera que sans ◀le▶ crime ◀de▶ ◀la▶ fortune, j’étais digne ◀d’▶être à vous par mon innocence dans mes mœurs, et ma vertu dans ma retraite.
Je n’ai plus que deux choses à vous demander : ma bague vous a paru belle, je vous supplie ◀de▶ ◀la▶ garder ; elle vous fera quelquefois souvenir ◀de▶ moi, et que ça a été mon malheur seul, et non pas ma faute qui nous a séparés. Je vous demande encore ◀de▶ ne conserver aucun ressentiment contre Madame Morin. Elle n’a rien fait que par mes ordres ; elle a cru bien faire, et seulement pour me faire paraître plus digne ◀de▶ vous, et tâcher ◀de▶ vous cacher ce que je voudrais au prix de tout mon sang pouvoir me cacher à moi-même. Elle ne m’a jamais fait aucune proposition indigne ◀d’▶une femme ◀d’▶honneur. Ça a été Rouvière qui a eu ◀l’▶insolence ◀de▶ m’en faire une par écrit. Je déchirai sa lettre ◀de▶ colère ; heureusement j’en ai retrouvé ◀les▶ morceaux, ◀les▶ voilà, dit-elle en me ◀les▶ donnant, vous pouvez ◀les▶ rassembler. Madame Morin y a répondu par mon ordre ; c’est en vain que vous voulez ◀la▶ soupçonner, ◀la▶ maison où elle a toujours été, était ◀le▶ temple ◀de▶ ◀la▶ vertu. Si elle n’avait pas été effectivement sage, elle n’y serait pas restée longtemps : Madame de Cranves ne ◀l’▶aurait pas admise dans sa confidence, et ne lui aurait pas confié ma jeunesse. Elle s’est donnée à moi par ◀l’▶ordre ◀de▶ cette dame, et respecte dans ma personne un sang qui lui a été toujours précieux. Je n’ai plus rien à vous demander, accordez-moi ces deux grâces, je sortirai contente du monde ; et surtout ne me voyez plus. Tout commerce doit être rompu entre nous, je ne vous verrais qu’avec confusion ; et je ne veux pas que Madame votre mère ait ◀le▶ moindre sujet ◀de▶ vous chagriner pour moi. Allez Monsieur, brisez des chaînes qui doivent vous faire honte ; rendez-vous à vous-même , et souffrez que je me retire dans un convent avec ◀la▶ triste consolation ◀de▶ pouvoir me dire à moi-même, que vous ne m’avez quittée que parce que je vous en ai prié, et non pas que vous m’avez sacrifiée. Je ne retiens plus vos pas, et prends ◀de▶ vous le dernier adieu.
Elle se leva ◀d’▶auprès de moi après avoir parlé si longtemps sans que je ◀l’▶eusse interrompue ◀d’▶un seul mot. Je jetai ◀les▶ yeux sur elle, je vis les siens gros ◀de▶ larmes qu’elle s’efforçait ◀de▶ retenir ; mais qui paraissaient malgré elle. Elle voulut sortir pour me dérober son trouble, je ◀la▶ retins ; je ◀la▶ remis sur son siège malgré elle, je me jetai à ses genoux, je lui baisai ◀les▶ mains que je tenais, je pleurai comme elle, et ne pus jamais lui dire un seul mot. Son adieu m’avait pénétré, je restai longtemps dans ◀la▶ posture où j’étais. Nous avions l’un et l’autre ◀le▶ cœur si serré ◀de▶ douleur que nos yeux seuls avaient du mouvement dans nous. Que voulez-vous, me dit-elle enfin ? Pourquoi me retenez-vous ? Que ne sortez-vous ? Eh ◀le▶ puis-je, lui dis-je ? Ce fut tout ce que je lui répondis, après quoi il me fut impossible ◀d’▶ouvrir ◀la▶ bouche. Elle me fit relever, et je me remis sur un siège, où je restai plus ◀d’▶une heure sans sentiment et comme hébété. Je me souviens seulement qu’elle n’était pas plus tranquille que moi.
Je me relevai enfin, et sans lui rien dire, je lui présentai sa bague que j’avais ôtée ◀de▶ mon doigt ; mais elle ne voulut pas ◀la▶ reprendre. Je pris congé ◀d’▶elle et lui dis adieu ; mais mes yeux démentaient mes paroles. Qu’elle était belle dans ce moment ! Hélas, tout autre en ma place ne s’en serait pas mieux défendu ! Que cet adieu des yeux était expressif et rengageant ! Je lui dis que je lui rapporterais son diamant une autre fois, et que je ne me tenais pas quitte ◀de▶ mes adieux. Elle ne me répondit que des yeux, et je sortis d’avec elle plus ensorcelé que je ne ◀l’▶avais jamais été.
Je revins chez ma mère plus pensif que je n’en étais sorti. Tout me déplaisait ; je me déplaisais à moi-même. Cette même Silvie qui m’avait fait tant ◀d’▶horreur se présenta à mes yeux et à mon esprit non plus comme une fourbe, mais comme une fille toute divine, à plaindre dans sa naissance, innocente dans ses mœurs, amoureuse et passionnée dans son artifice. Mon amour ne me montrait plus ◀la▶ fourberie qu’elle avait voulu me faire, que sous ◀l’▶apparence ◀de▶ sa passion pour moi, à quoi ◀la▶ peur ◀de▶ me perdre ◀l’▶avait engagée. Elle me reparut avec cette beauté éclatante dont j’étais si vivement touché. Je ne me ressouvins ◀de▶ mes résolutions contre elle, et des mépris que je lui avais si hautement témoignés, que pour lui en demander pardon. ◀La▶ menace que je lui avais faite ◀d’▶une infamie par ◀la▶ main ◀d’▶un bourreau, me parut un outrage si sensible, que tout mon sang ne me paraissait pas ◀d’▶un assez grand prix pour ◀l’▶expier. Que faire contre mon étoile ? Son influence m’entraînait.
Je m’abandonnai à ma destinée, ce ne fut pas sans remords. ◀Le▶ moyen ◀de▶ cacher à ma mère mes nouvelles résolutions, si opposées à celles que je lui avais témoignées ? ◀Le▶ moyen ◀de▶ lui justifier ma demeure à Paris, et mon retour vers Silvie ? Goûterait-elle sa justification comme moi ? ◀Le▶ moyen ◀de▶ me conserver avec mes proches après tant de changements ◀de▶ volontés arrivés coup sur coup ? N’était-ce pas me faire regarder moi-même comme un esprit sans solidité, et s’il faut ◀le▶ dire, comme un extravagant ? Ces réflexions me firent honte, mais ne m’ébranlèrent pas.
Je retournai chez Silvie ◀le▶ lendemain, non plus avec cet air impérieux qui m’avait accompagné dans mes deux dernières visites, mais soumis et confus. Je ◀l’▶étais en effet, et comment ne pas ◀l’▶être ◀de▶ ma propre faiblesse ! Je m’étais mis ◀le▶ plus magnifiquement que j’avais pu, elle y prit garde, et parut m’en savoir bon gré. Je ◀la▶ trouvai dans une profonde tristesse ; sa chambre presque dégarnie, et une partie ◀de▶ ses meubles en ballots : elle me demanda ce que je venais faire chez elle ; je lui répondis que je venais lui ramener sa conquête : que je n’étais né que pour elle ; et que j’étais au désespoir ◀de▶ lui avoir déplu.
Elle ne fit point ◀les▶ honneurs ◀de▶ sa bonté par mille difficultés que je croyais qu’elle m’allait faire ; elle me promit ◀d’▶oublier tout : mais poursuivit-elle, ne croyez pas que ce soit à ma seule bonté que vous ayez ◀l’▶obligation ◀de▶ notre raccommodement ; un motif plus fort me fait agir, c’est une inclination et un penchant aveugle pour vous. Vous me sacrifiez ◀la▶ colère ◀de▶ Madame votre mère : vous me sacrifiez ◀l’▶indignation ◀de▶ vos parents, ce que vous avez à craindre ◀de▶ leur ressentiment, et ce qui en peut arriver. ◀Les▶ avis ◀de▶ Valeran me font tout prévoir ◀d’▶un coup d’œil ; vous passez par-dessus tout. Je vous sacrifie à mon tour ◀la▶ crainte que j’en ai conçue. Je vous sacrifie ◀la▶ résolution que j’avais faite ◀de▶ me jeter dans un convent. Je ne veux plus me souvenir des duretés que vous m’avez dites ; puisque vous voulez bien en oublier ◀le▶ sujet. Nous nous dîmes là-dessus tout ce que nous pouvions nous dire pour nous convaincre que nous étions nés l’un pour l’autre. Je fis remeubler sa chambre ; je dînai avec elle toujours occupé[s] ◀de▶ nos protestations.
Mais enfin, lui dis-je, serons-nous toujours exposés vous et moi aux insultes ◀de▶ Valeran ; je ◀le▶ connais, dit-elle, il a commencé, il poursuivra. C’est un scélérat qui ne se lassera point ◀de▶ donner avis sur avis. ◀La▶ rage dont il est possédé ne se ralentira pas ; au contraire elle redoublera, si il apprend que vous continuez à me voir. Mais, lui dis-je, n’y a-t-il pas moyen ◀de▶ faire taire cet homme ? Je n’en sais point, dit-elle. J’ai été ce matin chez Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain pour ◀l’▶instruire généralement ◀de▶ tout, et lui demander justice ◀de▶ ce misérable. ◀Les▶ bontés qu’il a toujours eues pour moi, et ◀l’▶autorité qu’il a toujours conservée sur lui, me sont garants que Valeran songerait à plus ◀de▶ quatre fois à me faire insulte, s’il était à Paris, mais il est parti il n’y a que huit jours pour aller aux Eaux ◀de▶ Barbotans, dans ◀le▶ fond des Pyrénées, et on croit qu’il ne reviendra qu’à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶été. J’ai songé à m’en plaindre à Monsieur et à Madame d’Annemasse ; mais je n’ai pas cru ◀le▶ devoir faire, parce qu’outre que ce coquin est sorti ◀de▶ chez eux très mal, mon ressentiment pourrait me faire dire quelque chose qui tirerait après soi une explication où je ne veux pas entrer, parce que Madame de Cranves me ◀l’▶a défendu. Si c’était, poursuivit-elle, un honnête homme et bien instruit, je vous prierais ◀de▶ ◀le▶ voir, peut-être se rendrait-il. Cependant si vous voulez avoir quelque complaisance pour moi, je vous promets ◀de▶ ◀l’▶obliger dès aujourd’hui à vous détromper lui-même des soupçons qui pourraient vous rester. Je n’en ai plus aucun, lui répondis-je. Il n’importe, dit-elle, il est à propos que je lui parle, et je vous prie ◀d’▶entendre ce qu’il me répondra tout à ◀l’▶heure même si vous voulez. Comment ferez-vous, lui dis-je ? Il ne faut, dit-elle, que ◀l’▶envoyer chercher, vous ◀l’▶entendrez parler lui-même. Après ◀le▶ tour qu’il vous a joué, il ne viendra pas, lui dis-je. Je ◀le▶ craindrais comme vous, dit-elle, si je ne ◀le▶ connaissais pas. Mais comme je sais que ce n’est qu’une bête et un brutal, sans esprit ni jugement, qu’il n’a dans ◀le▶ cœur aucune semence ◀de▶ vertu, et qu’il est insensible à ◀la▶ honte, je suis certaine qu’il viendra, et qu’il croira encore que je lui serai fort obligée. Je ◀la▶ laissai faire, et elle écrivit ce billet :
BILLET.
J’ai à vous parler, Monsieur, rendez-vous chez moi tout à ◀l’▶heure. Je vous attends seule, suivez ◀le▶ porteur.
Elle envoya ce billet par son laquais, à qui elle recommanda ◀de▶ dire qu’elle était seule. Que voulez-vous faire ◀de▶ cet homme-là, lui demandai-je ? Je veux qu’il m’explique, dit-elle, ce qui ◀l’▶a fait agir ; ◀la▶ raison qui ◀l’▶a obligé ◀de▶ donner des avis à Madame Des Frans et à vous ; pourquoi il m’a si cruellement déchirée, et ◀d’▶où il a pu connaître tout ce qu’il écrit : en un mot, je veux savoir quel est ◀le▶ motif ◀de▶ son procédé, quelle en est ◀la▶ fin, et ce qu’il en attend. Je vous supplie ◀d’▶entendre ses raisons, vous paraîtrez si vous ◀le▶ jugez à propos, mais ne vous impatientez pas ; je remets cela à votre prudence.
Nous nous entretenions ainsi en attendant Valeran : mais Monsieur et Madame, poursuivit Des Frans en s’interrompant lui-même, et en parlant au maître et à ◀la▶ maîtresse ◀de▶ ◀la▶ maison, je ne sais si vous ne vous altérez point à m’écouter ; mais moi je m’altère à tant parler : il faut être plus héros ◀de▶ roman que je ne suis, pour conter une histoire si longue ◀d’▶un seul trait ; faisons une pause.
Chacun avoua qu’il avait raison. On fit collation, pendant laquelle ◀la▶ compagnie s’entretint ◀de▶ ce qu’elle venait ◀d’▶entendre ; et tout le monde tomba d’accord avec Madame de Mongey, que si tout ce que Silvie avait dit pour sa justification était vrai, elle était fort innocente, et qu’il n’y avait là-dessous ni méchante conduite ni malice. Tout était effectivement vrai, reprit Des Frans. Je retirai environ deux mois après ◀l’▶avoir épousée ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage qu’elle avait faite à Garreau, et ◀la▶ lettre ◀de▶ Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe son père à Madame de Cranves. Ce fut Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain qui m’en fit avoir ◀le▶ moyen, et lui-même sans être prévenu, et sans savoir que j’y prisse intérêt, conta à ma mère en ma présence toute ◀l’▶histoire ◀de▶ Silvie, telle que je viens de vous ◀la▶ dire. Cela étant, interrompit Dupuis, ◀la▶ pauvre Silvie a toujours été ◀la▶ victime ◀de▶ ses amants maltraités ; toujours mal à propos soupçonnée, quoique très sage et très vertueuse ; et est morte enfin criminelle en apparence et très innocente en effet ; ◀la▶ pauvre Madame Morin femme ◀de▶ vertu s’il en fut jamais au monde, a payé ◀de▶ sa vie ◀l’▶attache et ◀la▶ tendresse qu’elle avait pour elle. Nous ferons nos réflexions tout à loisir, interrompit Madame de Londé, pour à présent si Monsieur Des Frans ◀le▶ peut, je ◀le▶ supplie ◀de▶ nous achever son histoire, je crois que tout le monde y prend part.
Je me cachai, poursuivit Des Frans, sitôt que j’entendis monter Valeran. Que vous plaît-il, Mademoiselle, dit-il en entrant, je viens de recevoir un billet ◀de▶ votre part, serais-je assez heureux pour pouvoir vous rendre quelque service ? J’en achèterais ◀l’▶occasion aux dépens de tout mon sang, et ◀de▶ tout ce que j’ai de plus cher au monde. Prenez un siège, lui dit Silvie, je vous parlerai ensuite. Il voulut faire quelque difficulté ; mais enfin elle ◀le▶ fit asseoir, et congédia son laquais. J’ai toute ◀la▶ joie possible ◀de▶ vous voir, lui dit-elle, vous pouvez croire que c’est quelque chose ◀de▶ conséquence qui m’a obligée ◀de▶ vous mander. J’en suis persuadé, Mademoiselle, reprit-il, et que ma présence ici ne vous est agréable qu’autant qu’elle vous est nécessaire. Nous sommes seuls, dit-elle en ◀l’▶interrompant, quoique je me souvienne fort bien du hasard que je cours en m’exposant avec vous, je ne crains pas que vous me manquiez ◀de▶ respect ici. Non Mademoiselle, dit-il, vous n’avez rien à craindre ; j’ai eu trop ◀de▶ confusion ◀de▶ ma première audace pour m’exposer à une seconde.
Si, lui dit Silvie, ◀la▶ confusion que vous avez eue ◀de▶ tout ce que vous avez fait ◀de▶ mal en votre vie vous avait pu empêcher ◀de▶ commettre ◀les▶ mêmes fautes, je n’aurais pas encore à me plaindre ◀de▶ vous ; mais enfin ◀les▶ choses sont passées, je consens à ◀les▶ oublier. Je consens même à employer mon crédit pour vous faire rentrer chez Monsieur et Madame d’Annemasse dont vous êtes sorti par votre faute, je vous assure même que je ne travaillerai pas en vain et que je réussirai ; je ne veux ◀de▶ vous qu’une seule chose pour m’y engager, puis-je ◀l’▶obtenir ? Oui, dit-il, Mademoiselle, si ce que vous demandez peut dépendre ◀de▶ moi, assurez-vous qu’elle ne vous sera pas refusée. Il ne vous en coûtera rien, répliqua-t-elle, et pourtant je veux être assurée ◀de▶ ◀l’▶obtenir. Il ◀l’▶en assura par des serments horribles. Je vous crois présentement, dit-elle. Ce que je vous demande c’est que vous me répondiez sans déguisement et avec vérité. Vous doutez-vous ◀de▶ ce que je veux vous demander ? Il parut embarrassé. Où est cette sincérité que vous me juriez tout à ◀l’▶heure, lui demanda-t-elle promptement ; oui Mademoiselle, dit-il, je m’en doute, c’est apparemment au sujet de Madame Des Frans et ◀de▶ Monsieur son fils. Il est vrai, dit-elle, dites-moi pourquoi vous me faites passer pour une larronnesse, et pour une fille débauchée par Garreau ? Je vous pardonne ce que vous dites sur ma naissance, ne vous étant point connue : apprenez pourtant que ◀le▶ plus honnête homme ◀de▶ votre race tiendrait à honneur ◀d’▶être domestique du dernier ◀de▶ la mienne ; répondez précisément et sincèrement, sachez qu’il y va ◀de▶ tout pour vous. Rendez-moi raison à moi-même, et ne me forcez pas à vous pousser pour me ◀la▶ faire rendre par d’autres. Un homme ◀de▶ votre étoffe ne tiendrait pas contre moi, soyez-en certain, et méritez votre pardon par votre sincérité.
Une manière si impérieuse ◀le▶ terrassa ; il voulut biaiser et se jeter dans ◀de▶ grandes explications. Ce n’est pas là ce que je veux savoir, dit-elle, répondez juste ; quelle sûreté avez-vous ◀de▶ mon libertinage, et du vol que vous dites ? Je ne ◀l’▶ai dit, répondit-il, que comme un soupçon et après ◀le▶ bruit public. C’est vous qui en êtes ◀l’▶auteur ◀de▶ ce bruit public, dit-elle, pourquoi ◀le▶ réveillez-vous, après ce qu’il vous a attiré ◀de▶ Madame de Cranves et ◀de▶ moi, en présence de Monsieur de Villeblain ? Pourquoi ◀le▶ faisiez-vous courir ? Ah, Mademoiselle, reprit-il, que ne fait point faire un amour jaloux ? Vous ne savez que trop quels étaient mes sentiments ; et j’étais au désespoir ◀de▶ voir Garreau mieux reçu que moi. Il était bien Monsieur pour un homme comme vous, reprit-elle ; mais qu’espériez-vous par là ? Il était garçon, et vous marié ; il pouvait prétendre à moi sans m’offenser, et non pas vous. Il est vrai, dit-il, Mademoiselle ; mais ne vous regardant que pour ce que vous paraissiez être, je ne croyais pas vous faire beaucoup ◀d’▶insulte. Fort bien, reprit-elle ; c’est-à-dire que vous n’étiez conduit que par votre brutalité. Mais pourquoi vous ingérez-vous ◀de▶ mander présentement ◀les▶ mêmes choses à un homme que vous croyez qui me recherche, et qui ◀les▶ ignore ? Est-ce pour me faire plaisir ? Quel est votre but ? Ah, Mademoiselle, répondit-il, en se jetant à ses pieds, vous ne vous connaissez pas vous-même, si vous croyez que ◀l’▶amour qu’on a une fois conçu pour vous puisse jamais s’éteindre ? Je suis toujours ◀le▶ même, tout ◀le▶ changement qu’il y a, c’est que votre vertu qui m’est à présent connue m’inspire du respect. J’ai écrit à Monsieur Des Frans afin de ◀le▶ dégoûter ◀de▶ vous : j’ai écrit à Madame sa mère afin qu’elle ◀l’▶obligeât à vous quitter s’il ne ◀le▶ faisait pas ◀de▶ lui-même, parce que je ne puis me résoudre à vous voir entre ◀les▶ bras ◀d’▶un autre ; ma passion a ◀chassé▶ ma raison. Je sais bien que ◀la▶ chute ◀de▶ lui à moi serait trop lourde ; mais j’espérais qu’abandonnée ◀de▶ lui, après quelque éclat sur votre rupture, vous ne refuseriez pas ◀de▶ remplir une place que ◀la▶ mort ◀de▶ ma femme vient de laisser vacante.
Si bien donc, reprit Silvie, que vous avez espéré que ◀le▶ dépit me jetterait entre vos bras ? Et tout ◀le▶ mépris que je serais ◀d’▶un autre, je ne laisserais pas ◀de▶ vous plaire ? Voilà des sentiments dignes ◀d’▶un lâche comme vous : mais non, détrompez-vous une fois pour toutes : je n’entre point dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ votre femme qui se portait bien il n’y a qu’un mois. Si c’est un tour ◀de▶ votre main, comme j’y vois ◀de▶ ◀l’▶apparence, vous avez fait un crime inutile. Mon sang et le vôtre ont trop ◀de▶ distance pour se mêler jamais ; mais enfin c’est ◀le▶ motif ◀de▶ vos avis, je suis fort aise ◀de▶ ◀le▶ savoir. Mais vous par quel endroit avez-vous su que Madame Morin et moi nous fussions informés ◀de▶ Monsieur Des Frans, ◀de▶ sa famille, et ◀de▶ tout ce que vous écrivez ? Je ◀l’▶ai écrit, répondit-il, parce que cela m’a paru vraisemblable. Je connais là-dedans votre véritable génie, dit-elle, ◀de▶ donner aux autres vos ridicules conjectures pour des faits certains, et après cela ◀de▶ vous figurer vous-même que ce sont des vérités.
Et ◀l’▶endroit ◀de▶ Rouvière, poursuivit-elle, comment vous a-t-il été connu ? Dispensez-moi, Mademoiselle, ◀de▶ vous satisfaire là-dessus. Non, dit-elle, je veux ◀le▶ savoir absolument. Eh bien, Mademoiselle, reprit-il, il faut vous ◀le▶ dire, mais je vais redoubler votre haine pour moi. Au contraire, dit-elle, plus vous serez sincère, et plus je serai généreuse : parlez seulement. Que vous dirai-je, reprit-il ? ◀La▶ mort ◀de▶ ma femme me laissant une place à vous offrir, je vous cherchai, j’appris votre demeure, et dans un cabaret d’ici proche, je fus instruit des assiduités qu’un jeune homme ◀de▶ qualité avait pour vous. Je ◀le▶ suivis un soir, et j’appris avec désespoir, que c’était Monsieur Des Frans. Je cherchai dans ma tête tous ◀les▶ moyens ◀de▶ vous brouiller ensemble, et ◀de▶ vous posséder à quelque prix que ce fût. J’y rêvais lorsque je trouvai Rouvière au Pont-Rouge. Il allait aux Tuileries. Nous eûmes bientôt renouvelé connaissance. Je ◀le▶ connais pour un homme capable ◀de▶ tout, à qui ◀les▶ plus grands crimes ne coûtent rien. J’en allais faire mon confident pour ◀l’▶obliger à me rendre service, soit par adresse, soit par violence ; mais en entrant dans ◀les▶ Tuileries, il me dit qu’il ne pouvait pas rester avec moi assez ◀de▶ temps pour m’entendre ; parce qu’il avait rendez-vous avec une personne qui me connaissait, dont il n’était pas à propos que je fusse vu. Je m’éloignai ; cette personne arriva ; je ◀la▶ reconnus pour Madame Morin. Je me cachai ◀d’▶elle, et j’attendis qu’ils eussent fini leur conversation, qui fut assez longue, pour rejoindre Rouvière dans ◀l’▶intention ◀de▶ savoir ce qu’ils traitaient si secrètement ensemble à une heure si indue.
Je connais ◀le▶ faible ◀de▶ cet homme, je ◀le▶ menai dîner, et j’appris ce qui en était. Cela me mit dans ◀l’▶état ◀de▶ faire tout ce que je souhaitais, et pour que vous ne pussiez pas terminer si promptement, je lui persuadai ◀d’▶exiger ◀de▶ vous ◀les▶ dernières faveurs, et lui parlai ◀de▶ vous, ◀de▶ Monsieur Garreau, et ◀de▶ Madame Morin dans tous ◀les▶ termes qui me vinrent à ◀la▶ bouche. Je savais bien que vous aviez trop ◀de▶ vertu et trop ◀de▶ sagesse pour lui rien accorder qui pût faire tort à votre vertu. J’étais persuadé qu’il ne réussirait pas : mais je voulais seulement reculer votre accord, afin d’avoir du temps devant moi pour concerter mes lettres, et mes vues. Ce fut dans ce dessein que je ◀l’▶obligeai ◀de▶ vous écrire ◀de▶ ◀l’▶endroit même où nous étions. Ce fut moi qui vous fis tenir sa lettre, et je lui fis jurer ◀de▶ ne pas démordre ◀de▶ sa demande.
J’écrivis ensuite à Madame Des Frans et à Monsieur son fils. Je comptais qu’il ne vous verrait jamais ; que mes lettres ne viendraient jamais jusqu’à vous ; et que tout au plus il ne ferait tomber son ressentiment que sur Madame Morin et Rouvière, que je ne me souciai pas ◀de▶ sacrifier, pourvu que je vinsse à bout ◀de▶ mon dessein. Voilà ◀la▶ vérité, Mademoiselle ; voilà tous ◀les▶ crimes que ◀l’▶amour que j’ai toujours pour vous m’a fait faire. ◀La▶ colère que je vois dans vos yeux m’empêche ◀de▶ vous jurer qu’il sera éternel : mais si j’osais vous demander pourquoi vous, qui vous faites ◀de▶ si bonne famille devant moi, voulez emprunter ◀le▶ nom ◀de▶ Rouvière, et pourquoi vous tiendriez à honneur ◀d’▶être sa fille, je vous ◀le▶ demanderais ? Il est vrai qu’il est né gentilhomme ; mais ses actions dérogent à sa naissance. Je ne me suis pas engagée à vous répondre, reprit-elle. C’est une énigme pour vous que je n’ai point envie ◀de▶ vous développer. Mais en m’avouant que vous avez voulu me perdre ◀de▶ réputation, et sacrifier Madame Morin et Rouvière, ne craignez-vous pas que je sois ◀d’▶humeur à vous sacrifier à lui, et qu’en se vengeant lui-même, il ne me venge enfin ◀de▶ vos impertinences et ◀de▶ vos injures ? Je crois que vous n’en sortiriez pas à votre honneur, s’il ◀l’▶entreprenait : du moins je ne vous crois pas plus brave qu’autrefois, et il ◀l’▶est lui bien plus que n’était Garreau dont vous n’avez jamais osé vous venger qu’en lâche.
Mais non, n’appréhendez rien, j’ai promis ◀de▶ tout oublier, et même ◀de▶ vous rendre service. Je ferai l’un et l’autre, mais souvenez-vous ◀d’▶être sage, et ◀de▶ ne parler ◀de▶ moi qu’avec ◀le▶ respect que vous devez au sang ◀de▶ vos maîtres, et n’oubliez pas ce que Madame de Cranves et Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain vous ont dit là-dessus. S’il était à Paris, je vous aurais fait payer ◀de▶ vos avis, croyez-moi, ne vous mêlez plus ◀de▶ ce qui me regarde, ni ◀de▶ ce qui pourra regarder Monsieur Des Frans. C’est bien à un malheureux comme vous, poursuivit-elle, ◀de▶ donner des avis qui peuvent mettre ◀la▶ discorde dans une famille considérable ? ◀De▶ quelle autorité en venez-vous jusqu’à conseiller qu’on me fasse mon procès pour rapt, et qu’on mette dans un lieu ◀de▶ sûreté un homme qui ne vous a jamais offensé, que vous ne connaissez point, et dont même il est ◀de▶ votre intérêt ◀de▶ n’être pas connu ? Si je lui avais dit qui vous êtes, vous seriez peut-être mort à ◀l’▶heure qu’il est sous ◀le▶ bâton, et je n’aurais là-dessus qu’à donner un champ libre à son ressentiment. Prenez garde à vous, je vous ◀le▶ répète, vos sottises vous attireront du malheur tôt ou tard, je vous pardonne puisque je ◀l’▶ai promis ; mais souvenez-vous que je ne connais que vous dans ◀le▶ monde pour mon ennemi, et que je vous rendrai garant ◀de▶ tout ◀le▶ mal qui pourra arriver, soit à Monsieur Des Frans, soit à moi. Allez, poursuivit-elle en se levant, n’oubliez pas mes leçons, mais oubliez-moi si vous pouvez, tant pour mon repos que pour le vôtre. Ne remettez jamais ◀le▶ pied chez moi, ma chambre serait profanée si j’y souffrais plus longtemps un aussi grand scélérat que vous. J’aurai soin ◀de▶ vous faire dire ce que Monsieur et Madame d’Annemasse m’auront répondu, j’irai demain dîner chez eux. En achevant ces mots, elle ◀le▶ mit dehors sans cérémonie.
Je sortis ◀de▶ ◀l’▶endroit où j’étais caché. Eh bien, me dit-elle, qu’en dites-vous ? J’en dis, répondis-je, que voilà un homme à craindre et un scélérat achevé. Votre présence ne m’aurait peut-être pas empêché ◀de▶ ◀le▶ payer, si je n’avais imaginé une autre manière ◀de▶ nous venger ◀d’▶un si méchant homme, par ◀le▶ moyen ◀d’▶un autre qui ne vaut pas mieux que lui : c’est Rouvière, il faut que je ◀les▶ mette aux mains ensemble, cela ne me sera pas difficile ; et dès demain, sans attendre plus tard, j’en viendrai assurément à bout, j’en suis sûr. Je ne m’étonne plus, reprit-elle, ◀de▶ vous avoir vu si tranquille à écouter. J’approuverais fort votre pensée, ajouta-t-elle, et vous avez vu que je ◀l’▶en ai menacé. Il est constant que l’un des deux nous vengerait ◀de▶ l’autre, mais je ne vois pas que cela puisse réussir sans nous commettre vous et moi. On ◀les▶ séparera, ils diront ◀le▶ sujet ◀de▶ leur querelle : nous y serons mêlés, et comme vous voyez, je n’y serai pas traitée assez favorablement pour en souhaiter ◀l’▶éclat. Cela fera dans tout Paris un bruit terrible, qui viendra jusqu’aux oreilles ◀de▶ Madame Des Frans. On glosera sur une pareille aventure ; et pour peu qu’on y ajoute, avec ◀la▶ méchante apparence qu’elle a déjà ◀d’▶elle-même, on en fera une affaire à nous perdre ◀d’▶honneur vous et moi. Croyez-moi, poursuivit-elle, abandonnons-◀les▶ à leur destin ; il aura soin ◀de▶ nous venger. Ce que vous dites est fort juste, lui dis-je : mais je ferai ◀les▶ choses sans vous y mêler.
Après cela je lui avouai sincèrement ce que j’avais dit à ma mère contre elle, et que j’étais terriblement embarrassé ◀de▶ ◀la▶ promesse que je lui avais faite ◀de▶ quitter Paris, sans qu’elle pénétrât ◀le▶ sujet qui m’y ferait rester : car, ajoutai-je, après un pareil éclat, que lui dirai-je pour ma justification ? ◀De▶ vous voir en particulier, et par des rendez-vous, elle n’est pas assez dupe pour ne me pas donner un petit train qui lui découvrira tout ce que je ferai. Si elle s’aperçoit que je ◀la▶ joue, je crains qu’elle ne se porte aux dernières extrémités contre moi ; et plus que tout cela, je crains que vous n’en deveniez ◀la▶ victime : car ◀de▶ se reposer sur ◀la▶ bonté qu’elle m’a toujours témoignée, je ne juge pas à propos de ◀le▶ faire. ◀L’▶expérience montre que ◀les▶ esprits naturellement modérés donnent tout à leur ressentiment, et n’épargnent rien, quand leur patience une fois fait place à leur colère : c’est là ◀le▶ caractère ◀de▶ ma mère. ◀La▶ manière tout à fait outrée dont je lui ai parlé ◀de▶ vous, continuai-je, ◀l’▶a persuadée que je n’y songe plus : que dira-t-elle si mes sentiments lui sont connus, et si une plus longue intelligence avec vous, lui fait connaître que je ◀l’▶ai trompée ? Voilà, interrompit-elle avec un torrent ◀de▶ larmes, ◀les▶ obligations que nous avons à Valeran. C’en est fait, il faut nous séparer pour jamais. Je prévois tous ◀les▶ maux qui pourraient nous accabler, si nous nous obstinions à être l’un à l’autre.
Ce ne sont ni des lamentations, ni ◀de▶ pareils conseils que je vous demande, repris-je. Mon cœur se révolterait si je voulais vous quitter ; je ne vous dis ce que j’ai fait, qu’afin que nous cherchions des moyens qui en nous conservant l’un à l’autre, puissent nous mettre à couvert des suites fâcheuses qui nous paraissent à craindre, et qui sont même inévitables, ajouta-t-elle, en m’interrompant. Mais dites-moi, poursuivit-elle, vous sentez-vous assez fort pour résister à une absence ? Ah Dieu ! repris-je, que m’allez-vous proposer ? Je ne vois que ce parti-là à prendre, dit-elle. Vous serez ◀le▶ maître ◀de▶ ◀la▶ faire durer tant et si peu qu’il vous plaira ; mais il faut vous y résoudre. Vous me congédiez, lui dis-je ? Oui, je vous congédie, dit-elle. Voyez à quel point je vous aime, puisque ◀la▶ peur ◀de▶ vous perdre m’oblige ◀d’▶avoir recours à des remèdes si violents. Vous ne pouvez vous dispenser ◀de▶ tenir parole à Madame votre mère : ◀la▶ facilité apparente avec laquelle il est nécessaire que vous vous y portiez ; ◀le▶ dégagement où il faut que vous paraissiez être ◀de▶ tout attachement pour moi, lui ôteront tous ◀les▶ soupçons qu’elle pourrait avoir du contraire. Vos pas ne seront point suivis ; vos actions ne seront point éclairées, et mille prétextes que ◀l’▶occasion vous offrira, avanceront votre retour. Mille nuages, qui nous menacent ◀d’▶un orage près ◀d’▶éclater, se dissiperont pendant votre absence. Nos lettres entretiendront notre commerce. Je ne prévois pas que ni vous ni moi, devions craindre aucun des accidents que ◀l’▶absence tire après elle. Votre retour vers moi m’est garant ◀de▶ ◀la▶ durée ◀de▶ votre amour. Je ne puis me figurer, que n’ayant pas rompu sur ce qui s’est passé, vous me quittiez jamais pour une autre ; et pour moi il me semble que ◀la▶ fourberie qui me fait à présent horreur, à quoi je ne me portais que pour vous, doit vous certifier que je me conserverai toujours pour vous. En un mot, je crois que nous pouvons être assurés du cœur l’un ◀de▶ l’autre ; du moins je ne puis prévoir aucune infidélité ◀de▶ votre part ni ◀de▶ la mienne. Résolvez-vous, mon cher amant, poursuivit-elle en me serrant ◀la▶ main dans les siennes, vainquons-nous les premiers nous-mêmes, c’est ◀le▶ moyen ◀de▶ triompher ◀de▶ tout ◀le▶ reste. Nous ne décidâmes rien ce jour-là ; ◀le▶ parti me paraissait trop rude pour m’y résoudre si tôt. Nous prîmes heure pour nous revoir ◀le▶ lendemain, et nous déterminer, et je retournai chez ma mère, en apparence assez tranquille, mais en effet cruellement déchiré dans moi-même.
J’avais rêvé dans ◀le▶ chemin au parti que Silvie m’avait proposé ; j’en trouvais ◀le▶ dessein juste et nécessaire. Je soupai avec ma mère : Eh bien, Madame, lui dis-je, avez-vous eu ◀la▶ bonté ◀de▶ voir Messieurs Des Frans ? Partirai-je bientôt pour leur service, ou pour ma seule satisfaction ? J’ai eu bien ◀de▶ ◀la▶ peine, reprit-elle, à ◀les▶ convertir. Tant de changements coup sur coup ◀de▶ votre part, leur font croire que c’est une hérésie que ◀la▶ croyance que j’ai que vous êtes tout à fait revenu ◀de▶ vos égarements, et que vous agissez cette fois-ci ◀de▶ bonne foi : mais enfin je m’en suis rendu caution. Vous partirez dans quatre jours avec Monsieur ◀le▶ cardinal ◀de▶ Retz qui retourne à Rome. Il faut vous équiper proprement et magnifiquement même, parce que vous serez là sur un pied qui vous engagera à faire ◀de▶ ◀la▶ dépense, et à paraître. Vos oncles et moi y pourvoiront. Il est bon que vous voyiez ◀le▶ pays, et celui-là est digne ◀de▶ ◀la▶ curiosité ◀d’▶un honnête homme. Quand un an ou deux vous auront mûri, on vous trouvera un parti pour ◀le▶ reste ◀de▶ vos jours : mais pour à présent vos oncles ne vous veulent rien confier. Ils appréhendent vos légèretés et vos emportements ; ainsi ce sera le vôtre que vous dépenserez, vous ◀le▶ ménagerez mieux ; et on vous ◀le▶ fera regagner avec usure, sitôt que vous montrerez que vous en serez capable. Voilà ce que je sus ◀d’▶elle qui ne m’étonna point (au contraire j’en parus fort aise.) Et votre Silvie, me dit ma mère, vous ne m’en dites mot ; comment êtes-vous ensemble ? Je vous ◀le▶ laisse à penser, lui dis-je avec un grand air ◀de▶ désintéressement, je ne ◀l’▶ai pas seulement vue depuis ◀les▶ avis ; et si elle était seule à Paris, je voudrais que tout y renversât. Tant mieux, dit-elle, conservez ces sentiments-là ; vous y trouverez votre repos, votre honneur, et votre fortune.
J’avais néanmoins résolu ◀d’▶aller ◀le▶ lendemain chez elle, et ◀d’▶envoyer quérir Rouvière. Je ne fis ni l’un ni l’autre. À peine fus-je éveillé, que Querville qui m’avait vendu ses chevaux, entra dans ma chambre, et me pria ◀de▶ lui donner un moment ◀de▶ particulier. Je fis sortir mon laquais et lui demandai ◀de▶ quoi il s’agissait. J’agis, me dit-il, avec vous sans façon ; je n’ai pas ◀l’▶honneur ◀de▶ vous connaître ◀de▶ longue main, mais je ne connais âme qui vive à Paris ; je vous prends pour mon confident, et vous viens demander du secours. Après cela il m’ouvrit son cœur, et je ne vis personne en état ◀de▶ ◀le▶ servir que Rouvière. C’était un tour ◀de▶ garçon qui ◀l’▶obligeait ◀de▶ retarder ◀de▶ quinze jours son mariage, qui se devait faire dans deux. J’allai avec lui à son auberge où je vis Monsieur son père un des premiers du Parlement ◀de▶ Rouen.
J’allai trouver Rouvière : il logeait dans ◀le▶ même endroit, mais il n’y mangeait pas, n’étant pas en état ◀de▶ faire une si grosse dépense. Sitôt qu’il me vit, il commença par me faire ◀de▶ grands reproches, et si j’avais été ◀d’▶humeur à me choquer ◀de▶ ce qu’il me dit, nous aurions vu qui aurait été ◀le▶ plus méchant ◀de▶ nous deux. Je lui laissai jeter toute sa colère, après cela je lui dis que j’étais ◀le▶ Monsieur Des Frans dont il s’agissait. Je lui dis ce que Valeran avait fait, et ce qu’il avait dit ◀de▶ lui, que j’empoisonnai ◀de▶ toute ma rhétorique ; et pour lui montrer que je ne disais rien que ◀de▶ vrai, je lui montrai ◀les▶ articles qui ◀le▶ regardaient dans ◀les▶ avis que cet homme avait donnés à ma mère, et que j’avais portés exprès sur moi. Heureusement il connaissait ◀l’▶écriture ◀de▶ cet homme : il tomba ◀de▶ son haut à cette connaissance. Il me fit ensuite excuse, et me dit que n’ayant pas ◀l’▶honneur ◀de▶ me connaître, il s’était porté facilement à me duper, à quoi il avait été forcé par ◀la▶ nécessité ◀de▶ toutes choses, et que cent louis ◀d’▶or qu’on lui offrait avaient achevé ◀de▶ ◀le▶ résoudre. ◀La▶ longue excuse qu’il me fit, fut une apologie ◀de▶ Silvie et ◀de▶ Madame Morin, qui me fit connaître toute ◀la▶ malice ◀de▶ Valeran, qui avait été jusqu’à lui vouloir persuader ◀de▶ m’assassiner, comme cause ◀de▶ tout. Il s’emporta contre lui ◀d’▶une terrible manière, et m’en dit des choses horribles. Je mis ◀de▶ ◀l’▶huile sur ◀le▶ feu, en faisant semblant ◀de▶ ◀l’▶éteindre. Il mordit à ◀l’▶hameçon ◀le▶ mieux du monde ; et lorsque je ◀le▶ vis au point que je ◀le▶ voulais, et qu’il prenait sa canne et son épée pour aller se satisfaire, je ◀l’▶emmenai au cabaret, où je ◀l’▶adoucis sur ◀l’▶article ◀de▶ Valeran dont il ne parla plus ; mais il s’en tut ◀d’▶une manière à me faire connaître qu’il avait résolu ◀d’▶en purger ◀le▶ monde.
Lorsque je ◀le▶ vis raisonnable, je lui dis que s’il voulait servir un ◀de▶ mes ami je me faisais fort qu’on lui ferait un présent assez considérable pour ◀le▶ consoler en partie ◀de▶ ce que Valeran lui avait fait perdre. Il me demanda tout aussitôt ce que c’était. Je lui contai sous des noms supposés ◀l’▶embarras où était Querville. Il rêva quelque temps ; puis il me dit tout ◀d’▶un coup, cela vaut fait, vous pouvez ◀l’▶assurer que je ◀le▶ tirerai ◀d’▶intrigue d’ici à demain midi ; qu’il se repose sur moi, et qu’il témoigne toujours avoir envie ◀d’▶être marié, je lui réponds qu’il ne ◀le▶ sera que quand il voudra ◀l’▶être. Comme mon Manceau était homme ◀d’▶exécution, je ne doutai pas qu’il ne réussît, et là-dessus je lui dis que c’était Querville à qui il s’agissait ◀de▶ rendre service. Il en fut joyeux, parce que, dit-il, c’est un bon garçon, sans façon, qui a ◀la▶ bourse bien garnie et qui boit bien. J’admirai ◀les▶ qualités qu’il fallait avoir pour être des amis ◀de▶ cet homme, mais je n’en témoignai rien.
Comme ce gentilhomme était sorti avec son père pour aller voir sa maîtresse, nous fûmes obligés ◀de▶ ◀l’▶attendre. Je ne me souciai plus ◀d’▶aller chez Silvie, puisque j’avais si bien réussi avec Rouvière sans qu’elle y parût. Il ne me demanda seulement pas si j’étais raccommodé avec elle, tant il eut ◀de▶ discrétion sur son sujet en ma présence.
Querville vint enfin, ils se parlèrent et convinrent ensemble ◀de▶ ce qu’ils avaient à faire qui fut exécuté ◀le▶ lendemain, mais comme cela ne regarde point mes aventures, je ◀le▶ remets à une autre fois que je vous dirai celles ◀de▶ Querville, comme il ◀les▶ a contées lui-même à Rome ; ayant été obligé ◀de▶ quitter ◀la▶ France un an après son mariage, pour éviter ◀la▶ suite ◀d’▶un combat où il s’était trouvé.
J’allai ◀le▶ jour suivant voir Silvie, à qui je dis ce que j’avais dit à Rouvière de Valeran ; et que celui-ci avait été trouver l’autre ◀la▶ veille, à qui il avait dit, qu’il s’était confié à un traître qui avait tout dit à Silvie qui ◀l’▶avait envoyé quérir lui-même, et lui avait persuadé ◀de▶ se défaire ◀de▶ ce traître, qui était moi. Je lui dis aussi ◀la▶ résolution où Rouvière était ◀de▶ nous venger tous. Elle en eut du chagrin, par ◀la▶ peur ◀d’▶y être mêlée, mais il n’en fut rien. En effet dès ◀le▶ jour même que Rouvière eut tiré Querville ◀d’▶embarras, et à ◀la▶ même heure que je parlais ◀de▶ lui à Silvie, il tua son ennemi d’un seul coup ◀d’▶épée qu’il lui donna au travers du cœur. Valeran tomba sans dire une parole : pour Rouvière il se sauva, je ne sais où, je n’en ai point entendu parler depuis.
Ce fut ainsi que périt Valeran et qu’il fut payé des avis qu’on ne lui demandait pas. Rouvière lui fit plaisir pourtant ; car il ◀l’▶empêcha ◀de▶ finir en Grève : en effet quatre ou cinq mois après, j’appris que Silvie avait deviné, et qu’il avait empoisonné sa femme : quoi qu’il en soit, nous ne laissâmes pas elle et moi ◀d’▶avoir regret ◀d’▶être en partie cause ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶un homme, quoiqu’il ◀la▶ méritât bien. On ne parla pas plus ◀de▶ lui après sa mort que s’il n’avait jamais été en vie. On ne put pas même savoir ◀le▶ nom ◀de▶ celui qui ◀l’▶avait tué, tant il avait bien pris ses mesures ; et je ne ◀le▶ reconnus qu’à ◀la▶ peinture qu’on m’en fit. Vous vous trompez, interrompit Des Ronais en cet endroit, je sais ◀la▶ vie ◀de▶ Rouvière presque par coeur, il est mort en prison, il n’y a que fort peu de temps ; il avait subi huit interrogatoires que j’ai lus. Sa mort et ◀la▶ considération ◀de▶ fort honnêtes gens et ◀de▶ qualité à qui il appartenait, a empêché qu’on ait fait ◀le▶ procès à sa mémoire ; à cela près, on en sait tout ce qu’on en peut savoir. Sa vie n’a été qu’une suite ◀de▶ traverses et ◀de▶ méchantes actions, toutes funestes pour lui, mais toutes risibles, pour des gens qui n’y prennent point d’autre part que celle que ◀d’▶honnêtes gens peuvent prendre à ◀la▶ vie ◀d’▶un scélérat. Nous pourrons en rire un ◀de▶ ces jours, à présent continuez votre histoire.
Pour moi, reprit Des Frans, suivant que nous en étions convenus Silvie et moi, je me résolus à mon départ, et je ne ◀la▶ vis plus chez elle pendant plus ◀de▶ quinze jours que je restai encore à Paris, mais nous nous vîmes tous ◀les▶ jours ailleurs. Je lui dis adieu à quatre lieues où elle avait été m’attendre, nous prîmes là des mesures pour ◀la▶ sûreté ◀de▶ nos lettres. Elle me demanda si je voulais lui permettre ◀de▶ garder Madame Morin auprès ◀d’▶elle. Elle me dit que cette femme, qui n’avait osé se montrer devant moi et qui s’était cachée lorsqu’elle m’avait vu, était toujours avec elle ; mais qu’elle ne ◀la▶ garderait pas davantage pour peu que j’en fusse mécontent. Elle ajouta que c’était ◀la▶ seule femme à qui elle pût se confier, parce que c’était ◀la▶ seule femme qui ◀la▶ connaissait, et qu’elle aurait beaucoup de peine à se passer ◀d’▶elle, y étant accoutumée dès son enfance, mais qu’elle aimait mieux passer par-dessus toutes ces considérations, que ◀de▶ hasarder ◀de▶ me donner ◀le▶ moindre chagrin et ◀le▶ moindre ombrage.
Je fus charmé ◀d’▶une manière si honnête. Je lui répondis, qu’effectivement je ne regardais point cette femme ◀de▶ bon œil. Que ◀la▶ lettre qu’elle avait écrite à Rouvière me revenait toujours au cœur, parce qu’en lui mandant, poursuivis-je, que vous ne vouliez pas lui accorder ce qu’il avait ◀l’▶effronterie ◀de▶ vous demander, j’ai entrevu qu’elle avait eu ◀l’▶insolence ◀de▶ vous en avoir parlé, et peut-être ◀de▶ tâcher à vous y faire consentir. Vous vous trompez, reprit-elle, Rouvière m’a fait sa proposition par écrit, et Madame Morin à qui je montrai sa lettre, dont je vous ai donné ◀les▶ morceaux, ne m’en a parlé qu’en ◀la▶ détestant. Quoi qu’il en soit, lui dis-je, je me confie trop sur votre vertu pour vous priver ◀d’▶une femme qui vous est si nécessaire. Tout ce que je puis vous recommander c’est ◀de▶ ne suivre point ◀les▶ mauvais conseils qu’elle pourra vous donner. Vous vous trompez encore, interrompit-elle ; elle est toute dans vos intérêts et vous aime infiniment. Ce n’a été que ◀la▶ peur que j’ai eue que ma naissance ne vous dégoûtât ◀de▶ moi, et mes prières, qui ◀l’▶ont fait résoudre ◀d’▶entrer en commerce avec Rouvière ; et je vous jure qu’elle est la première à me féliciter sur mon choix, et à me parler ◀de▶ vous avec éloge ; et pour sa personne en particulier, je voudrais ◀de▶ tout mon cœur que vous pussiez vous en informer ◀de▶ gens qui ◀la▶ connussent ◀d’▶une longue main, vous apprendriez qu’elle est ◀d’▶une vertu parfaite. Gardez-◀la▶ donc, lui répondis-je, j’y consens ◀de▶ tout mon cœur. Cette femme qui s’était cachée derrière un lit (car c’était dans une hôtellerie que cela se passait) vint m’assurer ◀d’▶une fidélité perpétuelle. Elle voulut me persuader qu’elle n’avait rien dit à Silvie qui pût faire honte à ◀la▶ vertu même, et à ◀la▶ fidélité qu’elle me conserverait éternellement. Je tranchai court sur son compliment, et ◀la▶ priai ◀d’▶aller nous faire apporter à dîner, et cependant nous restâmes seuls Silvie et moi.
Silvie avait raison, interrompit Dupuis, ◀de▶ vous dire que Madame Morin était une femme ◀d’▶une vertu parfaite, je vous ◀l’▶ai déjà dit. J’en conviens, reprit Des Frans, Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain m’en parla dans ces termes après mon mariage, mais sa vertu ne s’est peut-être pas tout à fait soutenue. Elle s’est soutenue jusqu’à sa mort, reprit Dupuis, écoutez ◀le▶ reste, lui dit Des Frans.
Je restai seul, comme je vous ai dit, avec Silvie. Je tâchai ◀de▶ me ◀l’▶engager par des faveurs, et fus obligé ◀de▶ me contenter des assurances verbales qu’elle me donna ◀d’▶une fidélité à toute épreuve. Elle m’obligea ◀de▶ prendre un diamant incomparablement plus beau que celui que j’avais, me pria ◀de▶ ◀le▶ garder pour ◀l’▶amour ◀d’▶elle, et me promit ◀d’▶avoir toujours au doigt celui que je lui rendais. Elle voulut me faire prendre une bourse pleine ◀d’▶or, je ◀la▶ refusai : en effet je n’en avais pas besoin ; nous nous donnâmes notre portrait l’un à l’autre, et nous nous séparâmes.
Je ne fus que cinq mois à mon voyage, tant à aller qu’à revenir et à séjourner à Rome. Je pris prétexte ◀d’▶accompagner Monsieur de Créqui pour revenir dans mon pays, où mon amour me rappelait depuis longtemps. J’avais eu plusieurs fois ◀de▶ ses nouvelles, et je lui avais écrit fort souvent, mais nos lettres n’étant que des assurances ◀d’▶une fidélité réciproque et éternelle, vous me dispenserez ◀de▶ vous en rapporter aucune. Je lui fis savoir ◀le▶ jour ◀de▶ mon arrivée, elle vint au-devant ◀de▶ moi plus ◀de▶ huit lieues. On ne peut rien de plus tendre que notre rencontre, j’aimais jusqu’à ◀la▶ folie, et je croyais être aimé de même. Je lui dis que j’avais résolu ◀de▶ ◀l’▶épouser, si elle y voulait consentir, sans en rien dire à mes parents. Je lui fis goûter mes raisons qui étaient, que ma mère n’y consentirait jamais, non seulement à cause de ce que Valeran lui avait écrit ◀d’▶elle, dont elle n’était pas désabusée, mais aussi parce qu’elle ne voulait pas me marier si jeune. Je lui fis voir que si je lui en parlais, et qu’elle n’y voulût pas consentir, comme je ◀le▶ craignais avec toutes sortes ◀d’▶apparences, elle s’y opposerait si bien, que nous ne viendrions jamais à bout de son vivant ◀d’▶être l’un à l’autre.
Elle trouva ma pensée juste, non pas, dit-elle, par ◀la▶ crainte que Madame votre mère n’y trouvât pas pour vous tous ◀les▶ avantages que vous trouveriez avec une autre ; j’ai autant et plus ◀de▶ bien que vous n’en devez prétendre ; mais parce qu’elle croirait que ce bien viendrait, comme Valeran lui a mandé, par un moyen infâme ; et parce aussi que n’étant pas instruite ◀de▶ ma naissance, elle ne voudrait pas que vous épousassiez une fille qu’elle ne connaîtrait que pour avoir été exposée. Je n’en avais pas tant voulu dire, lui dis-je, mais vous ◀l’▶avez deviné : ce sont là ◀les▶ véritables raisons qui m’ont obligé au secret. C’en est fait, ◀de▶ toute votre famille je ne veux épouser que vous. Vous avez ◀l’▶âge qu’il vous faut, et je ne dépends ◀de▶ personne ; ainsi je serai à vous sitôt qu’il vous plaira. Je pris ◀d’▶elle ◀de▶ ◀l’▶argent qu’elle avait apporté, afin de me faire passer pour bon ménager en ◀le▶ montrant à ma mère. Ce fut là notre résolution. Nous reprîmes ensemble ◀le▶ chemin ◀de▶ Paris, et nous nous séparâmes à une lieue d’ici.
Je ◀le▶ répète encore, il faut qu’il y ait du destin dans ◀les▶ mariages. J’eus cent fois envie malgré ◀l’▶amour que j’avais, ◀de▶ n’en point venir au sacrement ; quoique je ◀l’▶aimasse jusqu’à ◀la▶ fureur. Je me sentais en moi-même des répugnances terribles. Je n’en fis pourtant rien paraître ; au contraire, sitôt que nous eûmes pris ◀la▶ résolution que je viens de vous dire, j’en pressai ◀la▶ conclusion ◀de▶ tout mon possible ; et en ce temps-là ◀les▶ mariages n’étant pas sujets à tant de formalités qu’il en faut à présent, je mis ◀les▶ choses sur ◀le▶ pied ◀d’▶épouser en trois jours.
Nous fîmes un contrat ◀de▶ mariage où elle prit ◀le▶ nom ◀de▶ Silvie de Buringe, fille naturelle ◀de▶ défunt Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe et ◀de▶ damoiselle Marie Henriette ◀de▶... Je ne reconnus pas en avoir reçu un sol. Je lui assurai seulement pour son douaire une rente viagère, et elle me mit entre ◀les▶ mains six fois plus ◀d’▶argent que ◀le▶ principal ◀de▶ cette rente ne pouvait monter, au cours ordinaire du denier vingt ; et ce fut elle qui ◀le▶ voulut absolument de même. Je n’ai aucun parent, disait-elle, je n’aurai aucun héritier, et si j’en laisse, ce seront des enfants. En ce cas vous serez leur père, et leur bien ne peut pas être mieux qu’entre vos mains. Si je meurs devant vous, poursuivit-elle, et que je ne laisse point ◀d’▶enfants, je vous aime trop pour vous laisser après moi dans ◀la▶ nécessité ou ◀le▶ hasard ◀de▶ rien rendre à personne. Tout est à moi, et je vous donne tout. Si vous mourez le premier, soit que vous me laissiez des enfants, soit que vous ne m’en laissiez point, il n’y aura rien après vous qui me retienne au monde. Il m’est indifférent à qui tout reste, puisque je me retirerai assurément dans un convent pour ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours, où je pourrai vivre fort honnêtement avec ◀la▶ rente que Madame de Cranves m’a laissée, et ◀le▶ douaire que vous m’assurez.
Rendez-moi justice, poursuivit Des Frans, en s’interrompant lui-même, avez-vous jamais entendu parler ◀d’▶un procédé et ◀d’▶un désintéressement plus honnête, plus sincère, plus franc et plus généreux ? Outre tout cet argent, elle me força ◀de▶ prendre encore presque toutes ses pierreries, qui valaient encore presque autant que ◀l’▶argent qu’elle m’avait donné. Je pouvais mourir bientôt, et ◀la▶ laisser jeune et veuve. Si elle avait eu son bien, elle pouvait après ma mort trouver un parti considérable, et tout autre que le mien. Mon mariage aurait couvert sa naissance, et ce bien en argent comptant seul, passait mes espérances, outre ses pierreries et ses meubles parfaitement beaux et très riches ; mais non, pour me témoigner qu’elle n’aimait que moi, qu’elle ne comptait que sur moi, et que sans moi tout lui était indifférent ; elle se dépouille ◀de▶ tout en ma faveur ; elle m’oblige ◀de▶ prendre tout malgré moi ; et se faisant marier séparée ◀de▶ biens, elle se met en ma faveur dans ◀la▶ nécessité absolue ◀de▶ passer dans un convent ◀le▶ reste ◀de▶ ses jours après ma mort.
Non, plus je me représente cette démarche, et plus je m’en souviens, plus je me dis à moi-même que ◀les▶ femmes sont incompréhensibles. Il me semble qu’après une action si belle et si nette, je ne devais plus hésiter ; aussi n’hésitai-je plus, et nous devions être épousés deux jours après, lorsque ◀le▶ lendemain du contrat, je reçus une lettre ◀de▶ Monsieur ◀le▶ comte ◀de▶ Lancy, qui me priait instamment ◀de▶ me rendre auprès de lui ◀le▶ plus tôt que je pourrais, et qu’il m’attendait avec impatience. Cétait à lui que je devais mon retour ◀de▶ Rome : je lui avais juré ◀de▶ me rendre dans un jour certain auprès de lui ; et sans cette assurance, il n’aurait pas prêté ◀la▶ main à mon retour en France. Ce temps était passé à quatre jours près, outre celui qu’il faut pour un voyage ◀de▶ près de trois cents lieues.
◀De▶ laisser Silvie encore fille, et dans ◀l’▶état où nous en étions, c’était à quoi je ne pouvais me résoudre. Je lui parlai ◀de▶ ◀l’▶embarras où j’étais ; elle entreprit ◀de▶ me persuader ◀de▶ rester encore à Paris deux jours au moins. Je lui fis connaître que mon honneur y était intéressé, et que Monsieur ◀l’▶évêque ◀de▶... qui m’avait donné ◀la▶ lettre ◀de▶ Monsieur son frère, lui rendrait compte ◀de▶ mon retardement ou ◀de▶ ma négligence ; et que plus que tout cela mon honneur et ma parole y étant intéressés, il fallait que je ◀les▶ dégageasse en partant. Elle pleura, elle m’attendrit ; mais comme il s’agissait ◀d’▶une affaire ◀d’▶honneur, qui ne pouvait être décidée sans ma présence, par ◀l’▶intérêt personnel que j’y avais, je fus inflexible.
Je n’eus pourtant pas ◀la▶ force ◀de▶ lui refuser en face ce qu’elle me demandait : je lui rendis ◀les▶ clefs ◀de▶ ses coffres qu’elle m’avait forcé ◀de▶ prendre ; je sortis ◀de▶ chez elle, et j’allai chez ◀l’▶Evêque ◀de▶… à qui je demandai s’il voulait écrire à Monsieur son frère, et que j’allais prendre ◀la▶ poste : comme il avait ordre ◀de▶ me presser, il fut réjoui ◀de▶ ma résolution. Il s’informa ◀de▶ quelle affaire il s’agissait, et je ne jugeai pas à propos de lui en rien dire non plus qu’à Silvie. Il écrivit, je pris du papier et une plume, et pendant qu’il écrivait à Rome, j’écrivis à Silvie.
LETTRE.
Si vos larmes m’avaient été moins sensibles, je vous aurais dit adieu ◀de▶ bouche : mais il m’a étéimpossible ◀de▶ ◀les▶ voir, sans craindre que ma constance m’abandonnât. Il s’agit ◀de▶ ◀l’▶honneur, ma chère Silvie ; et je m’estimerais indigne ◀de▶ vous, si je n’exécutais pas ce qu’il m’ordonne. Je pars plus vivement pénétré ◀de▶ votre tendresse que je ne puis ◀l’▶exprimer. Pardonnez-moi mon absence, je me flatte que vous m’aimez assez pour en partager ◀la▶ peine ; mais mon aimable Silvie, elle ne sera pas longue. ◀La▶ violence que je me fais en m’arrachant à vous, vous doit certifier que je sacrifie tout à mon honneur et à ma parole, et je vous engage l’un et l’autre, ◀de▶ me rendre auprès de vous dans un mois ◀d’▶aujourd’hui. Conservez-vous pour moi, je ne vous aurais aucune obligation, si votre chagrin diminuait votre beauté pendant si peu de temps. Je vous ferai rendre compte ◀de▶ votre santé ; et pour peu qu’elle soit altérée à mon retour, je ◀l’▶imputerai à votre peu de soin ◀de▶ me plaire.
J’écrivis aussi à ma mère pour lui rendre compte ◀de▶ mon prompt départ. Je chargeai ◀l’▶aumônier des deux lettres, avec ordre ◀de▶ ne ◀les▶ rendre qu’après que je serais hors de Paris, et je montai à cheval dans ◀le▶ moment même. J’arrivai à Rome quatre jours plus tôt qu’on ne m’y attendait ; ainsi j’eus du temps à me reposer, jusqu’au jour qu’on avait choisi pour terminer ◀l’▶affaire en question. Elle regardait ◀le▶ comte de Lancy, et je n’y paraissais que comme ami. Vous pouvez vous douter ◀de▶ ce que c’est. Il avait une amourette qui a pensé ◀le▶ perdre, et deux rivaux qui ◀le▶ haïssaient à ◀la▶ française, quoiqu’ils fussent italiens. Nous terminâmes à notre satisfaction.
Dès ◀le▶ soir même je reçus une lettre ◀de▶ Madame Morin, qui me mandait que Silvie était tombée évanouie à ◀la▶ lecture ◀de▶ la mienne, qu’elle se croyait abandonnée ◀de▶ moi, et qu’il y avait tout à craindre ◀d’▶une fièvre et ◀d’▶un mal ◀de▶ côté qui ◀l’▶avaient attaquée, et qu’elle avait été saignée deux fois ◀le▶ jour ◀de▶ mon départ, qui était celui ◀de▶ ◀la▶ date ◀de▶ sa lettre.
Je demandai promptement congé, et je ◀l’▶obtins par ◀le▶ moyen ◀de▶ Monsieur ◀le▶ cardinal ◀de▶ Maldachini avec beaucoup de peine, parce que notre ambassadeur croyait avoir besoin auprès de lui ◀de▶ tous ◀les▶ Français qui se trouvaient à Rome, et surtout ◀de▶ ceux qui pouvaient y faire quelque figure. Je repris ◀la▶ poste seul, et ne pus pas arriver si tôt que j’en avais ◀le▶ dessein. Je fus volé et blessé par ◀les▶ bandits qui courent ◀les▶ Alpes et ◀les▶ montagnes ◀de▶ Savoie ; je fus dépouillé jusqu’à ◀la▶ chemise. Heureusement je sauvai ◀la▶ bague que Silvie m’avait donnée. Je ne sais comment, ce fut manque ◀de▶ jour. Mon postillon eut ◀la▶ bonté ◀de▶ m’abandonner à leur merci, et peut-être fut-ce ◀le▶ coquin qui me vendit ; du moins me fit-il passer par un chemin que je n’avais point vu ◀les▶ autres fois ; mais il disait que c’était ◀le▶ plus court ; et je ne doute point ◀de▶ sa trahison, depuis que j’ai ouï dire qu’il en était arrivé autant à d’autres ; et que s’il n’y avait point ◀de▶ Dauphinois au monde, ◀les▶ Normands seraient ◀les▶ plus méchants ◀de▶ tous ◀les▶ hommes. Pardonnez-moi ma digression. Je perdis assez pour ne m’en souvenir qu’avec peine. Entre autres choses ils me prirent ◀le▶ portrait ◀de▶ Silvie que je regrettai ◀le▶ plus vivement, mais non pas ◀le▶ plus longtemps ; parce que ◀la▶ possession ◀de▶ ◀l’▶original m’était assurée, et que faute ◀d’▶argent je souffris tout ce qu’un homme peut souffrir.
J’eus beaucoup de peine à gagner Grenoble avec ◀le▶ peu qu’ils m’avaient laissé par charité. Enfin j’y arrivai, mais dans un état que je ne me connaissais pas moi-même. J’allai dans une méchante auberge, n’étant pas en état, sur ◀la▶ bonne foi ◀d’▶une chemise déchirée que j’avais sur ◀le▶ corps, ◀d’▶aller dans une maison ◀d’▶apparence. Un religieux carme passa heureusement par-devant ◀la▶ porte : je ◀l’▶appelai. Je lui contai ma fortune ; il en fut touché, et ne douta nullement ◀de▶ ◀la▶ sincérité ◀de▶ mes paroles. Je lui donnai mon diamant, et ◀le▶ priai ◀de▶ ◀le▶ mettre en gage, et ◀de▶ me faire trouver ◀de▶ ◀l’▶argent dessus, jusqu’à ce que j’eusse reçu des nouvelles ◀de▶ Paris. Il m’amena un joaillier qui retint mon diamant et me donna dessus tout ◀l’▶argent qu’il avait, à ce qu’il disait. Pour lors je retournai dans mon ancienne auberge, qui était ◀la▶ meilleure ◀de▶ Grenoble. Je m’y fis habiller, et fus obligé ◀d’▶y rester malgré moi, n’étant pas en état ◀de▶ me remettre en chemin. J’écrivis dès ◀le▶ jour même à ma mère ce qui m’était arrivé ; mais comme je doutais qu’elle eût assez ◀d’▶argent chez elle pour m’envoyer dans ◀le▶ moment tout celui que je lui demandais et qui m’était absolument nécessaire, je ◀l’▶écrivis à Silvie, et ◀la▶ priai ◀de▶ m’en envoyer, et je fis bien.
Je ne sais pourquoi ma mère n’a jamais aimé à garder ◀d’▶argent chez elle. Je me suis douté que ◀le▶ seul sujet qu’elle en avait, était ◀l’▶appréhension qu’on ne lui vînt couper ◀la▶ gorge : en effet, elle remettait tout entre ◀les▶ mains ◀de▶ Messieurs Des Frans, et n’en prenait à la fois que pour vivre quinze jours au plus. Ce ne fut point ◀d’▶elle que je reçus les premières nouvelles ◀de▶ Paris. Messieurs Des Frans n’y étaient pas, il avait fallu que ma mère en empruntât. Silvie qui en avait ◀de▶ comptant, n’avait point perdu ◀de▶ temps, sitôt que ma lettre lui avait été rendue. Elle en avait porté à ◀la▶ poste beaucoup plus que je ne lui en demandais, et au retour du courrier j’eus cette réponse :
RÉPONSE.
Votre malheur m’a vengée ◀de▶ votre dureté. Bien loin de savoir mauvais gré aux bandits qui vous ont volé, je ◀les▶ aurais remerciés s’ils vous avaient traité en allant comme ils ont fait en revenant. Je suis pourtant fort aise que votre diamant leur ait échappé ; puisque sans lui vous auriez été en peine ◀de▶ vous-même, et ◀le▶ véritable Chevalier ◀de▶ ◀la▶ Triste-Figure ; mais je n’ai ◀de▶ regret au reste qu’ils vous ont pris qu’à cause que vous n’avez point été en état ◀de▶ vous rendre auprès de moi. Je vous envoie ◀de▶ quoi vous y remettre. ◀Le▶ maître ◀de▶ ◀la▶ poste vous donnera une somme ◀de▶… Revenez ici ◀le▶ plus promptement que vous pourrez : mais pourtant conservez votre santé. Si vous voulez que j’aille au-devant ◀de▶ vous, comme je n’en doute pas, mandez-moi ◀le▶ jour, ◀le▶ lieu, et ◀l’▶heure. Adieu mon cher amant ; il me semble que je retarde ◀le▶ courrier ; qu’il n’attend que ma lettre pour partir, et qu’il ne sera pas si tôt à Grenoble qu’il ◀le▶ devrait être ; et que c’est autant ◀de▶ temps que je me vole à moi-même, puisque vous n’en partirez qu’après son arrivée.
Je reçus ◀la▶ lettre et ◀l’▶argent. Dans ◀le▶ même moment j’allai retirer mon diamant et je remerciai ◀le▶ père carme que je menai avec moi à ◀la▶ poste, et je ◀le▶ priai ◀de▶ me renvoyer à l’adresse de Silvie que je lui donnai, une lettre et ◀de▶ ◀l’▶argent qui devaient encore me venir de ◀la▶ part ◀de▶ ma mère. Je pris des chevaux jusqu’à Lyon, et ◀de▶ Lyon à Paris je pris ◀la▶ diligence. Silvie vint au-devant ◀de▶ moi à huit lieues ; et après avoir concerté ce que nous avions à faire, nous ne voulûmes rentrer à Paris qu’à huit heures du soir au mois ◀d’▶octobre, c’est-à-dire ◀de▶ nuit, afin que personne ne me vît.
Silvie m’embrassa à notre rencontre avec plus ◀d’▶ardeur et ◀d’▶empressement que je ne lui avais jamais vu. ◀La▶ peur ◀de▶ me perdre m’avait rendu plus cher à ses yeux, à ce qu’elle me disait. Nous avions résolu que je me cacherais à tout le monde, et que je ne paraîtrais point que je ne ◀l’▶eusse épousée, parce qu’il fallait profiter ◀de▶ ce temps-là, si nous voulions que qui que ce soit ne ◀le▶ sût, et surtout ma mère, qui n’aurait garde ◀de▶ croire que je me marierais à Paris, elle qui me croirait toujours à Grenoble. Que même je ne serais pas fâché ◀d’▶avoir quelques jours uniquement destinés à goûter tranquillement ◀les▶ plaisirs que sa possession me promettait. Que je ne paraîtrais point que je n’eusse eu nouvelle du père carme qui devait me renvoyer ◀la▶ lettre et ◀l’▶argent ◀de▶ ma mère, afin qu’elle crût que je n’étais parti ◀de▶ Grenoble, qu’après avoir reçu moi-même l’un et l’autre.
C’était ainsi que je ◀l’▶avais projeté en venant, et lorsque j’en parlai à Silvie, elle me répondit que j’étais ◀le▶ maître, et qu’elle n’avait point ◀d’▶autre volonté que la mienne. Je remis à écrire au lendemain aux gens qui devaient me faciliter ◀la▶ dispense des bans et des autres formalités. Elle était obtenue, mais je ne savais pas si ◀le▶ mariage ayant été retardé, on pouvait encore s’en servir, et j’attendis ◀le▶ jour suivant pour m’en éclaircir. Nous soupâmes avec Madame Morin et nous soupâmes fort bien, parce que nous avions ◀l’▶esprit content. Il fallut ensuite parler ◀de▶ se coucher. Elle voulait que je prisse son lit : je lui dis que je ne demandais pas mieux, pourvu qu’elle ne découchât pas. Nous n’étions point mélancoliques ni elle ni moi. Dans ◀les▶ termes où nous étions, je pouvais prendre des libertés, qui, quoique fort privées dans un autre temps, m’étaient pardonnables à ◀la▶ veille ◀d’▶un mariage, aussi fîmes-nous une dispute assez longue sans nous ennuyer. Je ne crois pas qu’on puisse jamais plus rire ; je ◀l’▶emportai, elle conserva son lit ; et je couchai dans celui ◀de▶ Madame Morin.
Comme il y avait fort longtemps que je n’avais reposé tranquillement ni dans un bon lit, je ne me levai que fort tard, je trouvai tout ◀l’▶équipage complet qu’une femme peut acheter pour un homme, du drap pour m’habiller, et un tailleur pour prendre ma mesure. Je remerciai Silvie ◀de▶ cette précaution dont j’avais effectivement besoin. Je fus ◀le▶ soir habillé fort proprement, et en état ◀de▶ paraître pour un mariage. J’avais écrit dans ◀le▶ jour aux gens dont j’avais besoin pour terminer ; mais malgré leurs sollicitations et leur zèle, je ne pus avoir satisfaction que ◀le▶ lendemain. Je passai donc cette seconde nuit-ci comme l’autre : mais je dormis moins, et je me levai ◀de▶ meilleure heure. J’entrai en robe de chambre dans ◀l’▶appartement ◀de▶ Silvie. Elle dormait, et Madame Morin qui était auprès de son lit me dit qu’elle n’avait pas clos ◀l’▶œil ◀la▶ nuit. Qu’elles ◀l’▶avaient passée à jaser ensemble : que Silvie ne faisait que ◀de▶ s’endormir ; et que je lui ferais plaisir ◀de▶ ◀la▶ laisser reposer, parce qu’il n’y avait pas ◀d’▶apparence que je pusse ◀le▶ faire sitôt ni elle non plus, si je ◀l’▶interrompais. Je me mis auprès ◀d’▶elle sans ◀l’▶éveiller ; et comme je n’avais pas beaucoup reposé non plus, je m’endormis de mon côté. Lorsque je me réveillai je ne ◀la▶ trouvai plus ; elle s’était levée et habillée dans ◀la▶ chambre où j’avais couché. Elle me dit là-dessus mille plaisanteries, et me railla avec tout ◀l’▶esprit qu’une femme peut avoir ; et comme il était tard, nous dînâmes.
Sur ◀les▶ six heures du soir ◀les▶ gens qui devaient nous servir ◀de▶ témoins, entre autres ◀le▶ principal hôte ◀de▶ ◀la▶ maison où Silvie demeurait, et deux parents ◀de▶ Madame Morin entrèrent. Nous soupâmes fort bien et proprement, quoique ◀le▶ souper eût été préparé avec secret, crainte qu’on ne vît dans ◀le▶ voisinage quelque extraordinaire. À minuit nous allâmes à Saint-Paul qui n’était qu’à deux pas ◀de▶ là. Nous y fûmes mariés et nous rentrâmes au logis sur ◀les▶ deux heures. Nous déjeunâmes encore bien, chacun prit congé ◀de▶ nous, et nous nous mîmes au lit elle et moi, imaginez-vous ◀le▶ reste, entre deux personnes qui s’aiment.
Je passai huit jours avec elle sans sortir du tout, que pour aller à ◀la▶ messe, et ◀de▶ si bon matin qu’à mon retour je me remettais au lit. Quelle vie ! Un homme serait heureux, si elle pouvait durer longtemps ! Quoiqu’elle me plût infiniment, il fallut ◀l’▶abandonner. Je reçus des nouvelles du bon père carme ◀de▶ Grenoble, qui exécuta fidèlement ce qu’il m’avait promis, et pour reconnaissance je lui envoyai quelques livres. Je songeai donc à quitter mon épouse. Dès ◀le▶ lendemain nous prîmes prétexte ◀d’▶aller nous promener à six lieues ◀de▶ Paris avec des gens instruits ◀de▶ notre secret. Nous partîmes à six heures du matin dans un carrosse ◀de▶ louage, et je mis sur moi ◀le▶ même habit que je m’étais fait faire à Grenoble. Nous allâmes au Plessis sur ◀la▶ route ◀de▶ Fontainebleau, parce qu’il était à propos que je parusse venir de ce côté-là. Nous nous séparâmes sur ◀les▶ trois heures : Silvie et sa troupe prit ◀le▶ chemin ◀de▶ Paris. J’allai moi à Fontainebleau où ◀la▶ Cour était, et où j’espérai trouver quelques amis qui ne manqueraient pas ◀de▶ dire qu’ils m’avaient vu. J’en trouvai en effet déjà instruits ◀de▶ mon aventure ◀de▶ Grenoble. Pour m’en consoler ils me menèrent à ◀la▶ comédie, ils me donnèrent à souper, et se laissèrent perdre plus ◀de▶ deux cents louis que je leur gagnai.
Je revins ◀le▶ lendemain à Paris par ◀le▶ coche ◀de▶ Valvins pour ne me point fatiguer, et j’allai mettre pied à terre chez ma mère qui ne m’attendait que deux ou trois jours après par ◀le▶ carrosse ◀de▶ Moulins, où elle m’avait mandé ◀de▶ passer pour quelques affaires qu’elle et moi y avions ◀de▶ peu de conséquence. Il fallut me faire encore habiller ; mais je ne laissai pas ◀de▶ sortir ◀le▶ soir même : je vous laisse à penser où j’allai. Il y avait environ six semaines que j’étais marié et ◀de▶ retour, que Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain qui était, comme je vous ai dit, très proche parent ◀de▶ ma mère, vint ◀la▶ voir et dîner au logis. Je lui fis toutes ◀les▶ civilités dont j’étais capable, et résolus ◀de▶ voir en présence de ma mère, si ce que Silvie m’avait dit était vrai, en devant être informé, puisqu’elle ◀l’▶avait cité comme son meilleur témoin.
Dans cette intention pendant ◀le▶ repas je lui parlai ◀de▶ son voyage, et sus qu’il n’était arrivé que ◀le▶ jour précédent. Je n’avais point quitté Silvie : j’avais même couché chez elle, et ma mère croyait que je ne faisais que ◀de▶ revenir ◀de▶ Versailles, où j’avais feint ◀d’▶aller ◀la▶ veille pour une charge dont je voulais traiter. Ainsi j’étais très sûr que Silvie ne lui avait point parlé, outre qu’il n’était pas homme à mentir pour quelque chose que ce fût. ◀Le▶ discours des voyages tomba sur ◀la▶ guerre, et insensiblement sur celle ◀de▶ Picardie [Candie]. Il m’en parla comme officier présent, et entre ◀les▶ personnes ◀de▶ distinction qu’il regrettait, il nomma Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe, comme un des officiers généraux et ◀de▶ ses intimes amis, un fort brave homme et un fort honnête homme. Il parla ◀de▶ sa famille, et nomma Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Cranves ; c’était où je ◀l’▶attendais. Vous souvenez-vous, Monsieur, lui demandai-je, ◀d’▶avoir vu chez elle une fille nommée Silvie, pour qui cette dame a eu une charité toute extraordinaire ? Oui, Monsieur, me dit-il. Je ◀la▶ connais même, et je serais fort aise ◀de▶ lui rendre service si je ◀le▶ pouvais : car je ◀la▶ considère beaucoup, et si je savais où elle demeure présentement j’irais ◀la▶ voir.
Elle vous est bien obligée, Monsieur, repris-je. Il est assez rare qu’une fille comme celle-là, s’attire ◀la▶ considération ◀d’▶un homme comme vous. Je dois, dit-il, ◀la▶ considérer par quelques endroits que vous ignorez ; et outre cela lorsque je suis parti ◀de▶ Paris, c’était une des plus belles personnes du monde et des plus accomplies. Il est vrai, Monsieur, repris-je, qu’une fille ne peut pas avoir de plus belles qualités personnelles, ni même mieux cultivées par ◀la▶ charité ◀de▶ Madame de Cranves, qui s’est étendue à ◀la▶ perfectionner en tout ce qu’elle a pu. Si Madame de Cranves, reprit-il, a eu tant de soin ◀de▶ cette fille, ce n’a pas été ◀la▶ seule charité qui en a été cause : elle y a été obligée par de plus fortes raisons ; et je lui ai ouï dire à elle-même, qu’elle trouvait Silvie si sage et si aimable, qu’elle avait poursuivi par inclination, ce qu’elle avait commencé par devoir. Quoi, Monsieur ! interrompis-je, vous me donnez des soupçons qui font tort à ◀la▶ vertu ◀de▶ Madame de Cranves. Vous auriez tort si vous ◀les▶ écoutiez, reprit-il. Madame de Cranves était ◀la▶ sagesse même ; et si Silvie lui appartenait, c’était par un endroit qui ne lui faisait point ◀de▶ honte : mais poursuivit-il, apparemment, Monsieur, vous ◀la▶ connaissez.
Oui je vous en réponds qu’il ◀la▶ connaît, reprit ma mère, et il ◀la▶ connaît tellement, que si on n’avait pas pris soin ◀de▶ ◀l’▶instruire ◀de▶ sa méchante conduite, je ne sais pas ce qui en aurait été. Vous me surprenez, Madame, reprit ◀le▶ commandeur, quand vous me parlez ◀de▶ Silvie comme ◀d’▶une fille qui se gouverne mal ! Je n’ai jamais entendu dire à Madame de Cranves qui ◀l’▶examinait ◀de▶ fort près, qu’on eût jamais rien remarqué dans sa conduite qui ne fût tout à fait conforme à ce que ◀la▶ plus austère vertu puisse exiger ◀d’▶une fille qui veut ◀la▶ pratiquer dans toute son étendue. Elle a donc bien changé depuis que vous ne ◀l’▶avez vue, reprit ma mère ? Pour attaquer ◀la▶ vertu ◀d’▶une fille comme celle-là, dit tranquillement ◀le▶ commandeur, il faut avoir des preuves convaincantes ; ◀les▶ ouï-dire n’en doivent point être crus. Je vous avoue, poursuivit-il, que je prends beaucoup ◀d’▶intérêt dans ce qui ◀la▶ regarde, et que je ne croirai pas sans preuve, qu’elle ait démenti ◀le▶ sang dont elle sort.
◀De▶ quel sang est-elle donc, Monsieur, interrompis-je ? En sort-il ◀d’▶illustre ◀de▶ ◀l’▶endroit où elle a été élevée ? Si vous n’aviez pas rompu avec elle, répondit-il doucement, comme je vois que vous avez rompu, et si vous étiez encore ◀de▶ ses amis, je vous déclarerais qui elle est, quoique peut-être je ne fisse pas plaisir à des gens fort puissants, qui veulent faire semblant ◀de▶ ◀l’▶ignorer, quoiqu’ils ◀le▶ sachent fort bien, puisqu’on leur a dit et prouvé en ma présence, et que Silvie elle-même ignore qu’ils ◀le▶ sachent ; et vous jugeriez que pour ◀la▶ naissance, vous en pourriez trouver qui ne ◀l’▶égalent pas, et dont ◀l’▶alliance ne vous ferait pourtant point ◀de▶ honte. Et pour ◀le▶ bien, il est naturellement impossible que vous en trouviez jamais autant qu’elle en a. Je sais par moi-même ce qui en est, et je ◀le▶ crois ; mais je ne crois point du tout ◀la▶ méchante conduite qu’on lui donne.
Il faut vous détromper, Monsieur, lui dis-je en me levant, et vous justifier que je n’ai rompu avec elle que sur des raisons très fortes. J’allai chercher dans mon cabinet ◀les▶ avis que Valeran avait écrits à ma mère, et que j’avais gardés, dans ◀le▶ seul dessein ◀de▶ ◀les▶ lui montrer, pour savoir si ce qu’il m’en dirait cadrerait avec ce que Silvie m’en avait dit. Il ◀les▶ prit, et ◀les▶ lut ◀d’▶un bout à l’autre. Après qu’il en eut achevé ◀la▶ lecture, il me ◀les▶ rendit et reprit ◀la▶ parole.
Je suis étonné, dit-il, ◀de▶ ce que je viens de lire ; mais si celui qui vous donne ces avis n’est pas mieux informé ◀de▶ ◀l’▶article qui regarde Rouvière que ◀de▶ ce qui regarde tout ◀le▶ reste, je puis vous assurer qu’il est le premier trompé s’il écrit ◀de▶ bonne foi, ou que c’est un grand coquin s’il écrit uniquement pour faire tort à cette fille sur des apparences qui sont très fausses. ◀Le▶ connaissez-vous, poursuivit-il, ce donneur ◀d’▶avis, je ◀l’▶instruirais s’il en valait ◀la▶ peine, ou bien je prendrais d’autres mesures. Non, Monsieur lui répondis-je, ne sais quel il est, et je ne garde ces papiers-là que comme un préservatif contre ◀la▶ tentation.
Eh bien, reprit-il, il faut vous en dire ce que je sais ◀de▶ certain. ◀La▶ réputation ◀d’▶une fille comme Silvie mérite bien que je trahisse un secret qui m’a été confié par des gens qui sont à présent morts, au hasard ◀de▶ ne faire pas ma cour aux vivants, qui néanmoins me pardonneront mon indiscrétion lorsqu’ils sauront qu’il y va ◀de▶ ◀la▶ réputation ◀d’▶une fille ◀de▶ leur sang, et pour cela voyez si vous voulez me donner un moment ◀d’▶audience. Ma mère la première ◀l’▶en pria.
Il nous expliqua ◀la▶ naissance ◀de▶ Silvie, son exposition, sa sortie ◀de▶ ◀l’▶hôpital ; son entrée chez Madame de Cranves ; son intrigue avec Garreau ; ◀le▶ don que Madame de Cranves lui avait fait ◀de▶ son argent et ◀de▶ ses pierreries ; ◀les▶ effronteries ◀de▶ Valeran, son éducation chez cette dame ; et enfin il dit devant ma mère tout ce que Silvie m’avait dit en particulier, sans y changer ◀la▶ moindre circonstance. Il ajouta seulement, que Silvie avait toujours ignoré et ignorait encore qui était sa véritable mère. Qu’elle croyait que ce fût une demoiselle nommée ◀de▶ Monglas, qui était demoiselle chez Madame de Buringe ; mais que cela était faux, puisque celle-ci, qui était mariée secrètement, était morte en couche[s], et que ◀la▶ mère de Silvie n’était morte que longtemps après. Que c’était une fille ◀de▶ grande qualité qui s’était laissé aller au chevalier ◀de▶ Buringe depuis marquis du même nom, sous une promesse ◀de▶ mariage. Qu’ils s’étaient aimés ◀de▶ bonne foi et dans ◀la▶ résolution sincère ◀de▶ s’épouser : mais que n’étant ni l’un ni l’autre en état ◀de▶ disposer ◀d’▶eux, ils n’avaient osé déclarer leur commerce ; et qu’ils avaient été obligés ◀de▶ faire exposer Silvie avec toutes ◀les▶ marques qui pouvaient ◀la▶ faire reconnaître. Que ◀les▶ aînés ◀de▶ Monsieur de Buringe étant morts, et lui n’ayant point fait ses vœux, il était revenu en France pour épouser sa maîtresse, et retirer leur enfant auprès ◀d’▶eux ; mais qu’il ◀l’▶avait trouvé mariée avec M… qu’elle avait été forcée ◀d’▶épouser malgré sa résistance. Que pour sauver ◀la▶ réputation ◀de▶ cette dame, il avait mandé à sa sœur que ◀la▶ mère de Silvie était morte en couche[s] et n’était qu’une simple demoiselle ; et que ◀l’▶infidélité ◀de▶ sa maîtresse ◀l’▶avait tellement dégoûté des femmes, qu’il avait renoncé au mariage. Qu’il avait enfin été tué en Candie, et que Madame ◀de▶… ne lui avait pas beaucoup survécu.
Ce que je ne comprends pas, poursuivit ◀le▶ commandeur, c’est cette fourbe qu’on fait comploter à Silvie avec Rouvière. Je connais ◀le▶ personnage, ajouta-t-il, et si on lui avait fait justice, tout gentilhomme qu’il est, il y a plus ◀de▶ trente ans qu’il aurait été roué. Cela me fait soupçonner quelque chose ; et si vous voulez me confier ces papiers, je vous en rendrai bon compte. Quand ce ne serait que pour ma propre satisfaction ; je parlerai dès demain à Silvie ; et j’irais dès aujourd’hui si je savais ◀la▶ trouver. Vous en ferez ce qu’il vous plaira, lui dis-je en lui donnant ses papiers, ◀le▶ peu ◀d’▶intérêt que j’y prends me ◀les▶ rend indifférents, et je vous assure qu’innocente, malheureuse ou coupable, je ne songerai jamais à elle pour ◀l’▶épouser. Il faut, dit-il en m’interrompant, que vous soyez terriblement ulcéré contre elle, pour en venir à une protestation si vive et si brusque. Je ne m’en scandalise pas pourtant, malgré ◀l’▶intérêt que je prends dans elle ; mais je puis vous assurer qu’elle a bien changé, si elle ne vous rend pas ◀le▶ change. J’ose même vous assurer qu’elle n’est point ◀d’▶humeur à se jeter à ◀la▶ tête ◀de▶ personne, ni à s’exposer au refus ◀de▶ qui que ce soit. J’étais ravi ◀de▶ lui voir prendre à cœur un parti qui m’était si cher. Ma mère elle-même, qui vit Monsieur de Villeblain prêt ◀d’▶éclater, fut choquée ◀de▶ ◀l’▶aigreur ◀de▶ mes paroles, et du mépris que je faisais ◀de▶ Silvie, en présence d’un homme qu’elle considérait infiniment, et qui y prenait tant ◀d’▶intérêt : elle lui demanda pardon pour moi, et me fit signe ◀de▶ sortir.
Je ◀le▶ fis après bien des civilités au commandeur. Son laquais me dit son logis qui était heureusement proche de celui ◀de▶ Silvie, où j’allai dans ◀l’▶instant même, et sans lui dire une parole, je mis sur une table tout ce qu’il faut pour écrire, je ◀la▶ fis asseoir ; je lui mis ◀la▶ plume à ◀la▶ main, toujours en riant, et sans lui donner ◀le▶ temps ◀de▶ me demander raison ◀de▶ ce que je faisais ; écris ce que je te vais dicter, lui dis-je. Elle voulait savoir ce que c’était, mais je ◀la▶ fis écrire ce billet-ci :
BILLET.
J’ai ◀de▶ bons espions partout, Monsieur, je vous rends grâce ◀d’▶avoir si généreusement pris mon parti tout à ◀l’▶heure même chez Madame Des Frans, contre son fils qui est un brutal achevé. Je suis fort aise ◀de▶ vous rendre raison ◀de▶ ma conduite, elle n’a point démenti ◀la▶ bonne opinion que vous en avez. ◀Les▶ obligations que je vous ai, et ◀les▶ bontés que vous avez toujours eues pour moi m’obligent à me justifier devant vous. Si vous voulez bien venir jusque chez moi, je vous attends avec toute sorte ◀d’▶impatience. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante,
Silvie de Buringe.
Je pris cette lettre et ◀la▶ cachetai, après quoi je ◀la▶ mis devant elle. Écris ◀l’▶adresse, lui dis-je. À qui, dit-elle ? À Monsieur… Monsieur… Je répétai cinq ou six fois ◀le▶ mot ◀de▶ Monsieur : dis donc si tu veux, dit-elle en riant, me voyant rire. ◀Le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain, lui dis-je. À ce mot elle fit un grand cri, en me sautant au col. Il est donc à Paris, dit-elle, et tu ◀l’▶as vu ? Oui repris-je, achève. Elle ◀le▶ fit, et envoya son laquais ◀la▶ lui porter, avec ordre ◀de▶ ◀l’▶attendre s’il n’était pas revenu. Il ne tarda pas : je n’eus que ◀le▶ temps ◀de▶ rapporter à Silvie ◀le▶ concis ◀de▶ ◀la▶ conversation que nous venions ◀d’▶avoir ensemble, que ◀le▶ laquais vint nous dire qu’il montait. Elle alla au-devant ◀de▶ lui, et je disparus pour un moment.
Il est inutile que je vous rapporte ◀les▶ amitiés et ◀les▶ civilités qu’ils se firent. Il lui demanda ◀d’▶où elle avait pu sitôt apprendre une conversation qui à peine était finie. J’ai un esprit familier, répondit-elle, qui me dit tout ce qui se dit et qui se fait chez Madame Des Frans. Vous êtes ponctuellement servie, dit-il en riant, mais sérieusement comment en êtes-vous informée ; je ne raille point, répondit-elle aussi en riant, c’est mon esprit familier qui me ◀l’▶a déjà rapportée : vous allez ◀le▶ voir ; et si vous voulez nous faire ◀l’▶honneur ◀de▶ souper avec nous, vous nous ferez un vrai plaisir. Viens, poursuivit-elle en m’appelant. Eh bien Monsieur, continua-t-elle en me montrant, peut-on être mieux instruit ? ◀Le▶ voilà mon esprit familier. Vous avez raison, Madame, dit-il, j’ai eu tort ◀de▶ vous nommer Mademoiselle. Je conçois à présent tout ce qui faisait parler Monsieur, je vous ai donné bien du plaisir, continua-t-il en m’embrassant. ◀Le▶ personnage que je jouais était fort naïf, et vous aviez raison ◀de▶ dire que vous ne songeriez jamais à Silvie pour ◀l’▶épouser : car à ce que je vois, ◀l’▶affaire est faite, sans que Madame votre mère ◀le▶ sache.
Oui, Monsieur, elle ◀l’▶est, repris-je ; et non seulement ma mère, mais qui que ce soit ◀de▶ ma famille n’en sait rien. Vous avez connu ◀les▶ raisons que j’ai eues ◀d’▶en faire un secret, par ◀la▶ lecture que vous avez faite des avis qu’un coquin avait écrits à ma mère. Je vous ai dit devant ma mère que je ne savais qui il était ; ma femme m’a dit que c’était ◀le▶ même Valeran dont vous avez tant parlé, et en effet c’était lui-même. Ma mère ◀les▶ croit comme articles ◀de▶ foi, et je n’ai pas jugé à propos de ◀la▶ désabuser, n’en ayant pas ◀de▶ moyens certains, et j’ai mieux aimé conclure sans lui en parler, que ◀de▶ risquer à manquer Silvie, en lui demandant un consentement que je sais bien qu’elle m’aurait refusé. Au contraire je tâche à paraître tout à fait dégagé ◀de▶ Silvie, pour lui ôter ◀de▶ ◀l’▶esprit tout soupçon.
Avant que de ◀l’▶épouser je me suis expliqué avec elle ◀de▶ tous ces avis. Je suis fort aise ◀de▶ ◀l’▶avoir crue. Sitôt que j’ai eu ◀l’▶honneur ◀de▶ vous voir, j’ai tourné ◀la▶ conversation ◀de▶ tant de côtés que je ◀l’▶ai fait tomber sur Silvie : non pas pour savoir si elle ne m’avait point imposé ; je n’ai jamais douté ◀de▶ ◀la▶ vérité ◀de▶ ses paroles : mais afin que vous pussiez vous-même en instruire ma mère avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ cordialité, que vous ne vous attendiez assurément pas à découvrir ce secret. Vous m’avez fait un vrai plaisir, poursuivis-je, ◀de▶ parler comme vous avez parlé. J’avais une joie incroyable ◀de▶ vous voir prendre à cœur ◀les▶ intérêts ◀de▶ ma Silvie. Je triomphais ◀de▶ vous voir prendre feu ; et sans ◀le▶ respect sincère que j’ai pour votre personne, afin de mieux convaincre ma mère, je vous aurais assurément mené plus loin.
Vous ◀l’▶auriez pu, me répondit-il en souriant. Quoique je considérasse beaucoup ◀la▶ présence ◀de▶ Madame Des Frans, je n’aurais pas abandonné ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ fille ◀d’▶un homme qui m’a été extrêmement cher pendant sa vie, à qui j’ai mille obligations, dont je conserverai éternellement ◀le▶ souvenir, qui outre cela m’avait confié son secret, et m’avait recommandé en mourant ◀de▶ lui servir ◀de▶ père ; et c’est cela qui avait obligé Madame de Cranves à me communiquer tout ce qui ◀la▶ regardait.
J’ai bien connu, Monsieur, repris-je, ◀les▶ bontés que vous avez eues pour elle. Elle peut vous dire ◀l’▶air dont je m’y suis pris pour vous obliger ◀de▶ vous donner ◀la▶ peine ◀de▶ venir ici. Je n’ai pas jugé à propos de vous attendre au sortir du logis, pour vous déclarer qu’elle était ma femme, je suis certain que je ne vous avais pas fait plaisir ◀de▶ parler ◀d’▶elle comme j’avais parlé, et que vous auriez eu quelque peine à m’accorder une audience tranquille : outre que ◀la▶ surprise où vous aurait mis une déclaration si peu attendue aurait pu être remarquée, et qu’il aurait fallu pour ◀la▶ justifier, ou déclarer ce que j’ai caché avec tant de soin, ou faire des menteries que j’ai cru devoir prévenir, en vous faisant prier par ma femme ◀de▶ venir ici ; ce que j’ai fait ◀d’▶autant plus hardiment que vous m’avez paru avoir envie ◀de▶ ◀la▶ voir et ◀de▶ lui parler. J’approuve ce que vous avez fait, Monsieur, reprit-il ; mais approuverez-vous ◀l’▶envie que j’ai ◀d’▶apprendre comment votre épouse s’est justifiée ◀de▶ ◀l’▶endroit qui regarde Rouvière ; car je vous avoue franchement que cela m’inquiète ? Je voudrais bien savoir aussi comment s’est fait votre mariage ; et enfin tout ce qui lui est arrivé depuis ◀la▶ mort ◀de▶ Madame de Cranves. Non seulement je ◀l’▶approuve, Monsieur, lui dis-je ; mais même je vous supplie ◀de▶ vouloir bien ◀l’▶apprendre, en premier lieu pour votre satisfaction, et après comme Silvie et moi ◀l’▶espérons ◀de▶ votre bonté, pour tâcher ◀de▶ faire entendre à d’autres, que ◀la▶ raison et ◀la▶ vérité persuaderont mieux dans votre bouche, que dans celle ◀de▶ tout autre.
Je ne vous refuse point mon entremise, dit-il, et vous pouvez compter sur tous ◀les▶ services que je pourrai vous rendre. Je vous assure que j’ai toute ◀la▶ joie imaginable ◀de▶ vous voir unis ensemble, car vous êtes tous deux fils et fille, vous Monsieur, ajouta-t-il parlant à moi, du meilleur ami que j’aie jamais eu, et dont je puis dire que j’ai fait ◀le▶ mariage avec une cousine, et Madame… Vous êtes donc parents, interrompit Silvie ? Oui, Madame, reprit ◀le▶ commandeur. Madame Des Frans et moi sommes enfants des deux frères. Ah coquin, dit-elle en parlant à moi et en me donnant un petit coup sur ◀la▶ joue, tu ne me ◀l’▶avais pas dit. Tu croyais que je ne t’avais dit que des menteries. Et vous, Monsieur, poursuivit-elle, s’adressant au commandeur en ◀l’▶embrassant, permettez-moi ◀de▶ reconnaître dans vous un bon parent et un véritable père. Il reçut fort honnêtement ses caresses, et ◀l’▶assura ◀de▶ ses services, en me disant qu’elle était fille ◀de▶ ◀l’▶homme du monde à qui il avait ◀le▶ plus ◀d’▶obligation : ainsi, ajouta-t-il, à votre considération, et à celle que j’ai pour ◀la▶ mémoire ◀de▶ ceux qui vous ont mis au monde, je ferai tous mes efforts pour vous rendre tous ◀les▶ services, tels soient-ils, que je pourrai vous rendre.
Nous ◀le▶ remerciâmes ◀de▶ ses bontés, et après cela Silvie lui dit tout ce qui lui était arrivé depuis ◀la▶ mort ◀de▶ Madame de Cranves, et ◀la▶ manière dont s’étaient faits notre connaissance et notre mariage ; il n’y eut que ◀l’▶endroit ◀de▶ Rouvière qui lui fit honte. Je ◀le▶ lui dis moi-même, excepté que je lui cachai que c’était moi qui avais mis cet homme aux mains avec ◀le▶ scélérat ◀de▶ Valeran. Il nous témoigna avoir beaucoup de joie ◀de▶ savoir comme tout avait été. Il loua ◀la▶ conduite ◀de▶ Silvie, et la mienne où elles étaient louables, mais il ne lui pardonna pas ◀la▶ fourbe qu’elle avait voulu faire. Il lui fit connaître que ◀la▶ vérité était préférable à toutes choses. Elle ne défendit point une méchante cause ; elle se contenta ◀de▶ dire qu’elle n’en serait jamais venue là, si elle avait pu prouver qu’elle était fille ◀de▶ Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe ; mais que cela ne lui étant pas possible, elle avait cru pouvoir jouer ◀d’▶artifice pour se faire des parents : qu’elle en avait un vrai repentir, et que cela lui avait coûté bien des larmes. Il lui dit qu’au contraire cet article ◀l’▶aurait trompée elle-même. Que ◀le▶ mensonge n’a qu’un temps, mais que ◀la▶ vérité subsiste toujours, et que si ◀la▶ mort ◀de▶ Rouvière répondait à sa vie, elle y aurait trouvé plus ◀de▶ honte que ◀la▶ plus basse naissance n’aurait dû lui en faire : puisque dans quelque état que Dieu nous fasse naître, nous n’étions point garants ◀de▶ ce que nous naissions : mais que nous étions garants ◀de▶ nos actions. Elle en convint, comme vous pouvez croire.
Monsieur de Villeblain soupa au logis, et nous prîmes des mesures lui et moi pour retirer des mains des gens ◀de▶ justice, ou ◀de▶ celles des héritiers ◀de▶ Garreau, ◀la▶ lettre ◀de▶ Monsieur ◀le▶ marquis ◀de▶ Buringe à Madame de Cranves, et ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage qu’il avait ◀d’▶elle. Ce que nous exécutâmes ◀le▶ lendemain, et j’ai encore l’un et l’autre.
Silvie sortit un moment ◀de▶ sa chambre pour faire ordonner ◀le▶ souper. Elle me fit appeler, et me demanda si je trouverais bon qu’elle offrît sa table à Monsieur de Villeblain. Je lui dis que c’était mon dessein ◀de▶ ◀le▶ faire. Nous rentrâmes l’un après l’autre. Nous nous mîmes à table où Madame Morin prit place à son ordinaire. Monsieur de Villeblain m’en parla dans des termes qui achevèrent ◀de▶ dissiper mes soupçons. Plût à Dieu qu’elle ne ◀les▶ eût pas renouvelés ! En soupant Silvie lui dit, que comme il n’avait point ◀de▶ domestique réglé à Paris, où il était obligé ◀de▶ vivre à une table empruntée, où il fallait avoir bien des complaisances pour ◀les▶ gens du même hôtel garni, et qui pouvaient incommoder un homme ◀de▶ son âge : outre que dans ces lieux publics là, on n’avait pas toutes ◀les▶ commodités qu’on désirait. Elle ◀le▶ suppliait, puisqu’il n’y avait que deux ou trois maisons qui ◀les▶ séparassent, qu’il gardât seulement un appartement garni, et qu’il vînt manger avec elle : qu’elle n’en ferait point un ordinaire plus fort : qu’elle avait du vin excellent et droit, et qu’il ne trouverait pas dans son auberge ; qu’elle ◀l’▶en suppliait, et qu’il lui ferait plaisir et honneur. Je joignis mes prières à celles ◀de▶ ma femme, et après bien des difficultés, il accepta ses offres, à condition que ses valets ne mangeraient point chez elle, et qu’ils n’y entreraient que quand on ◀les▶ appellerait.
Cependant comme ma femme m’avait mis entre ◀les▶ mains un argent très considérable, et qu’outre cela elle voulait encore vendre une partie ◀de▶ ses pierreries, elle voulait aussi que j’achetasse une charge ; j’y consentis. Je traitai ◀d’▶une fort belle, et offris ◀d’▶en payer ◀le▶ prix comptant. Cela vint jusqu’à ma mère, qui me demanda où je pouvais trouver une somme si forte. Je lui dis que mes amis me ◀la▶ prêtaient ; et comme je vis qu’elle se douterait infailliblement ◀de▶ ce qui en était, j’aimai mieux lui faire découvrir ◀la▶ vérité, que ◀de▶ lui laisser des soupçons qui lui faisaient ◀de▶ ◀la▶ peine. Je priai Monsieur de Villeblain ◀de▶ ◀la▶ voir, et ◀de▶ lui dire tout.
Il y alla dans ◀le▶ moment et porta avec lui ◀la▶ lettre ◀de▶ Monsieur de Buringe, que nous avions retirée il y avait quelque temps, ◀la▶ promesse ◀de▶ mariage avait été déchirée. Il ne fit pas semblant d’abord ◀d’▶avoir aucun dessein. Il savait bien que je n’étais pas chez ma mère, puisqu’il m’avait laissé chez Silvie où nous avions dîné. Il ne laissa pas ◀de▶ me demander, ma mère lui ayant dit que je n’y étais pas, lui demanda ce qu’il me voulait.
Je venais, lui répondit-il ◀d’▶un air désintéressé, et en tirant des papiers ◀de▶ sa poche, achever ◀de▶ lui ôter ◀de▶ ◀l’▶esprit des soupçons qui lui restent ◀de▶ Silvie ; afin qu’il lui rende sa première estime, et qu’il ne ◀la▶ croie point telle qu’on ◀la▶ peint ici. J’en ai découvert toute ◀la▶ vérité non seulement par elle ; mais par d’autres très dignes ◀de▶ foi. Je sais, poursuivit-il, tout ce qu’on peut savoir, et elle est par tout également innocente. Je ne m’étais point trompé, n’ayant pas voulu croire qu’elle eût rien fait ◀d’▶indigne ◀d’▶elle. C’est ◀l’▶auteur des avis qui est un coquin digne ◀de▶ ◀la▶ corde. Ma mère curieuse comme une femme… Achevez votre histoire Monsieur, lui dit Madame de Contamine en ◀l’▶interrompant, ◀le▶ génie des femmes n’y fait rien. Je vous demande pardon, Madame, reprit-il, ◀l’▶ardeur du discours m’avait emporté, et je n’étais pas ◀le▶ maître ◀de▶ retenir une vérité qui m’est échappée, sans faire réflexion qu’elle pouvait scandaliser ◀la▶ plus belle partie ◀de▶ mon auditoire. Ma mère donc lui témoigna qu’elle aurait bien voulu savoir ce qui en était. C’était où il ◀l’▶attendait. Il plaida pour Silvie comme s’il avait plaidé pour sa fille propre, et s’offrit pour caution ◀de▶ ce qu’il disait. Il ◀la▶ justifia dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ma mère, excepté ◀de▶ ◀l’▶affaire ◀de▶ Rouvière qu’il n’avait pas voulu supprimer, et qu’il voulut sauver par un excès ◀d’▶amour.
Lorsqu’il vit ma mère dans ◀l’▶état où il ◀la▶ voulait, il recommença à lui parler ◀de▶ moi, il lui fit comprendre ◀les▶ avantages que cette fille voulait me faire et qu’elle m’avait effectivement faits. Il tâchait ◀de▶ lui faire comprendre que je serais tout ◀d’▶un coup établi, sans devoir ma fortune à qui que ce fût ; qu’il était persuadé que je ne pourrais jamais trouver un meilleur parti, qu’il s’offrait ◀de▶ m’en parler, et à me raccommoder avec Silvie que j’aimais assurément encore ; et pour elle, poursuivit-il, elle ◀l’▶aime toujours : ainsi Madame, si vous voulez y donner votre consentement, je vous réponds que nous ne travaillerons pas en vain, voyez ce qu’il vous plaît que je fasse.
Je crois, Monsieur, lui répondit ma mère, que nous ne travaillerons pas en vain. J’agirai même avec vous plus sincèrement que vous n’avez fait avec moi. Je vois fort bien, ce qui en est, mon consentement serait désormais inutile. ◀La▶ charge que Des Frans veut acheter m’ouvre ◀les▶ yeux ; c’est ◀de▶ là qu’il a ◀de▶ ◀l’▶argent. Ils sont mariés, n’est-il pas vrai, Monsieur, poursuivit-elle ? Lui qui était ◀la▶ sincérité même, avoua que oui, et fit ce qu’il put pour lui faire approuver ce que j’avais fait, et lui dit pour conclusion, qu’un généreux pardon ◀de▶ sa part, ◀d’▶avoir agi sans son consentement, nous rendrait ◀les▶ gens du monde ◀les▶ plus contents et ◀les▶ plus heureux.
Que ◀la▶ vertu ◀de▶ Silvie lui était connue, qu’elle ne pouvait mieux faire que ◀de▶ ◀la▶ retirer auprès ◀d’▶elle ; bien persuadé qu’elle ne se repentirait jamais ◀de▶ ◀l’▶avoir reconnue pour sa bru. Qu’il ◀la▶ ferait parler à Monsieur et à Madame d’Annemasse quand elle voudrait, qui en faveur de ◀la▶ famille dans laquelle elle était entrée, ne refuseraient assurément pas ◀de▶ ◀la▶ reconnaître pour leur parente, et ◀de▶ lui dire eux-mêmes ce qu’il venait de lui dire. Qu’après tout, ◀la▶ manière honnête dont elle en avait agi avec moi, devait ◀la▶ faire considérer. Que bien loin de me condamner ◀de▶ ◀l’▶avoir épousée, il m’en louait ; et qu’à ma place il aurait fait ◀la▶ même chose. Qu’elle ne devait pas s’étonner que je ne lui en eusse rien dit. Que j’avais craint, avec raison, qu’elle ne m’eût pas donné son consentement, et qu’elle ne se fût opposée ◀de▶ toutes ses forces à ma satisfaction et à ma fortune, si elle se fût doutée ◀le▶ moins du monde que j’eusse eu envie ◀d’▶en faire ma femme après des défenses ◀de▶ sa part ; et cela parce que je m’étais figuré que ◀les▶ sottises et ◀les▶ faussetés qu’un scélérat lui avait écrites ◀de▶ cette fille, avaient fait une telle impression sur son esprit, que rien venant ◀de▶ ma part n’aurait pu ◀l’▶en désabuser ; et qu’ainsi j’avais eu raison ◀de▶ ne lui en rien dire. Il lui lut ◀la▶ lettre ◀de▶ Monsieur de Buringe, qui vérifiait ◀le▶ principal article, et assura ◀le▶ reste comme témoin oculaire.
Après avoir dit tout ce qu’il put du côté du monde, il poursuivit du côté de Dieu. Il lui dit que nous étions assurément nés l’un pour l’autre : il lui conta ◀la▶ manière extraordinaire dont notre connaissance était venue. Il lui fit voir là-dedans du destin. Cette prompte inclination que nous avions eue tout ◀d’▶un coup l’un pour l’autre dès ◀le▶ moment que nous nous étions aimés. ◀La▶ métamorphose à quoi je m’étais réduit, plutôt que ◀de▶ ◀la▶ quitter. ◀La▶ vaine entreprise qu’on avait tentée pour nous désunir : que tout cela faisait voir ◀l’▶amour ◀le▶ plus constant que deux personnes pussent avoir l’une pour l’autre ; et qu’outre cela elle avait ◀de▶ son côté ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀la▶ générosité : ◀de▶ m’avoir tout donné et tout sacrifié. Il conclut par dire que tout cela ensemble faisait voir un mariage du ciel et ◀de▶ destinée. Que Dieu nous avait certainement fait naître l’un pour l’autre ; et que ◀le▶ sacrement qui avait achevé ◀de▶ nous unir, n’avait fait qu’accomplir sa volonté qui doit être respectée.
Ma mère ◀le▶ laissa dire tout ce qu’il voulut sans ◀l’▶interrompre. Elle fut fort longtemps incertaine du parti qu’elle devait prendre. Elle rêva longtemps avant que de se déterminer, et enfin elle lui répondit en ces termes : si je n’avais pour vous, Monsieur, toute ◀la▶ confiance que j’ai, je vous avoue que je ne croirais pas un mot ◀de▶ ce que vous venez de me dire ; mais comme je vous connais pour ◀le▶ plus honnête homme du monde, et surtout ◀le▶ plus sincère, et que je suis certaine que votre bouche se refuserait à un mensonge, je ne doute plus que ce ne soit ◀la▶ pure vérité que vous m’avez dite. Je ◀le▶ crois, et ◀le▶ crois uniquement parce que c’est vous qui m’en assurez. Si Des Frans m’en avait dit autant, je vous ◀l’▶avoue, je ◀l’▶aurais traité comme un fourbe ; mais venant ◀de▶ vous, je suis convaincue que c’est ◀la▶ pure vérité.
Mais, Monsieur mettez-vous à ma place, et dites-moi sans déguisement ce que vous feriez. Je n’ai qu’un fils unique qui se marie sans que j’en sache rien : ◀le▶ coup est déjà très sensible pour une mère. Bien plus, il épouse une fille qu’il avoue lui-même que je regarde comme une malheureuse, une libertine, une larronnesse, une fourbe : car enfin, je n’en suis désabusée que parce que vous venez de me dire présentement ◀le▶ contraire. À quoi m’exposait-il ? À quoi s’exposait-il lui-même ? Si j’avais appris son mariage par un autre que par vous ; j’en serais morte ◀de▶ douleur ; mais pour tout héritage, je lui aurais donné mille malédictions, et ◀l’▶éclat que cela aurait fait ◀l’▶aurait absolument perdu ◀d’▶honneur aussi bien que sa femme : sans prévoir tout cela, il se marie.
Je suis désabusée ◀de▶ tout ce que je croyais ◀d’▶elle, mais en désabuserai-je ◀les▶ frères ◀de▶ son père à qui j’en ai parlé ? Je m’en suis expliquée avec eux : ils savent que c’est ◀la▶ cause pour laquelle je ◀l’▶ai si promptement envoyé en Italie. En désabuseront-ils ceux à qui ils peuvent en avoir parlé ? Supposé qu’ils s’en désabusent eux-mêmes, ce que je ne crois pas : car pour lui rendre justice, ils sont si bien instruits ◀de▶ tout ce qu’il est capable ◀de▶ faire, et ◀de▶ tout ce que je suis capable ◀de▶ faire pour lui, que si je leur parle ◀de▶ son mariage, bien loin de me croire, ils s’imagineront que ma seule bonté pour lui m’aveugle, que je me suis laissé tromper et que je voudrai ◀les▶ tromper à leur tour ; et sur ce pied-là, ils ◀le▶ regarderont comme le dernier des hommes et ◀le▶ plus infâme. Ils croiront toujours que sa Silvie est un enfant trouvé : que cet argent est ◀le▶ même qu’elle a volé ; et enfin tout ce que je leur en ai dit et que ◀l’▶apparence montre.
Vous pouvez me dire que Des Frans est en état ◀de▶ se passer ◀d’▶eux, et que ce qu’ils en pourront croire lui est indifférent. J’en tombe d’accord avec vous ; mais me sera-t-il indifférent à moi, qui n’ai que lui ◀d’▶enfants ◀de▶ retirer chez moi sa femme, ◀de▶ ◀la▶ traiter comme ma bru, et ◀de▶ ◀la▶ voir passer partout ailleurs, dans sa famille à lui, comme une malheureuse ? Encore, Monsieur, poursuivit-elle, ◀de▶ quelle manière me justifiez-vous ◀la▶ fourbe qu’elle a voulu faire ; elle ne pouvait pas prouver qu’elle était fille ◀de▶ Monsieur de Buringe ! Voilà une belle raison ! Vous avez bien retrouvé sa lettre, n’en pouvait-elle pas faire autant ? ◀De▶ dire que c’est un excès ◀d’▶amour, et ◀la▶ peur ◀de▶ perdre Des Frans, vous voyez bien vous-même que ce ne seront que ◀de▶ jeunes fous, ou des visionnaires qui donneront là-dedans. Cette fourbe était trop bien concertée pour ◀la▶ faire passer pour un coup ◀de▶ jeunesse. À mon égard, un esprit si subtil me paraît dangereux et me fait peur. C’est à mon sens en savoir trop, et en entreprendre trop pour une fille qui n’a pas vingt ans. Je ne puis lui pardonner celui-là ; et n’y eût-il que cet article seul, je ne ◀la▶ prendrai jamais chez moi.
Je lui sais bon gré ◀de▶ ◀l’▶amour qu’elle a pour mon fils. Elle ◀l’▶aime, c’est son mari, elle ne fait à présent que son devoir ; et véritablement si elle ne ◀l’▶avait pas bien aimé, elle ne lui aurait pas fait un présent si considérable. J’avoue avec vous, qu’elle ◀l’▶a acheté tout ce qu’il peut valoir. J’aime sa générosité, j’aime ◀la▶ vertu et ◀la▶ force qu’elle a eue ◀de▶ lui tout sacrifier : Dieu veuille qu’elle ne s’en repente point, et qu’elle conserve toujours ◀les▶ mêmes sentiments, mais je ne puis lui pardonner ◀le▶ reste.
Ainsi, Monsieur, pour vous dire sincèrement à quoi je me suis déterminée ; c’est absolument ◀de▶ ne jamais ◀la▶ recevoir chez moi, je ne vivrais pas en repos avec un esprit si intrigant. À l’égard de son mariage, je ne ◀l’▶ai point approuvé, je ne ◀le▶ désapprouverai pas. Il peut vivre avec elle comme bon lui semblera sans que je m’y oppose : au contraire je consens ◀de▶ ◀la▶ traiter comme ma bru dans ◀le▶ particulier, mais non pas devant ◀le▶ monde, par ◀la▶ raison que je vous ai dite, qui est ◀le▶ peu ◀d’▶estime que ◀l’▶on ferait ◀d’▶elle. Je consens même ◀de▶ recevoir ses visites et ◀de▶ lui en rendre ; mais je veux absolument que ce mariage soit secret pendant ma vie, afin de n’avoir pas ◀le▶ chagrin ◀de▶ voir une bru que j’aurais reconnue, méprisée par ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ famille. Il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ Des Frans que cela soit ainsi, tant pour ne se point brouiller avec ses parents, que pour conserver ◀la▶ réputation ◀de▶ sa femme, ou plutôt ne ◀la▶ point exposer à ◀la▶ perdre tout à fait.
Qu’elle loge en son particulier, et que lui loge toujours chez moi, pour empêcher ◀le▶ monde ◀de▶ parler. Qu’il lui fasse prendre une maison où il n’y ait qu’elle qui demeure ; afin qu’on ne soit point scandalisé ◀de▶ leur commerce. Qu’il n’y aille que peu ou point du tout pendant ◀le▶ jour, et qu’enfin, on ne s’aperçoive point ◀de▶ leur intrigue, je ◀la▶ faciliterai, puisque ◀le▶ sacrement y a passé, et qu’elle est innocente ; mais je ne veux pas que personne ◀la▶ regarde comme ma bru, parce qu’elle ne me ferait point ◀d’▶honneur. Voilà, Monsieur, ma résolution, dont rien ne me fera changer. Si mon fils veut tenir son mariage secret, nous serons bons amis, et je lui pardonnerai son peu de considération pour moi : mais s’il veut ◀le▶ déclarer, je ne veux ◀le▶ voir ◀de▶ ma vie, et encore moins sa femme.
◀Le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain n’en put tirer autre chose, et ne put désapprouver sa résolution ni ses raisons. Il se donna ◀la▶ peine ◀de▶ venir chez Silvie où je ◀l’▶attendais. Il était inutile ◀de▶ ◀le▶ prier ◀de▶ ne nous rien déguiser. Il nous rapporta mot pour mot cette conversation. Je ne m’attendais pas que ma mère prendrait ◀les▶ choses avec tant de tranquillité. Je vis bien que c’était ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀la▶ parfaite confiance qu’elle avait en lui, et un effet ◀de▶ ses soins. Je ◀l’▶en remerciai : mais je craignis que Silvie ne fût pas contente ◀d’▶une pareille résolution, qui me paraissait fort dure pour elle. Je fus agréablement trompé, lorsque je lui déclarai ma crainte. Tu ne me connais pas bien encore, me dit-elle en m’embrassant devant Monsieur de Villeblain, je n’ai prétendu épouser que toi ◀de▶ toute ta famille : ainsi je ne me soucie pas que tes oncles sachent que je suis ta femme. Ils ne me connaissent pas, et [je] n’ai aucune envie, ni ◀de▶ ◀les▶ connaître, ni ◀d’▶en être connue. À l’égard de ta mère je suis fort contente ◀de▶ son procédé envers moi. Elle sait que je suis à toi par un sacrement, cela suffit pour lui justifier tout ce qui désormais se passera entre nous. Elle ne veut pas que notre mariage éclate, j’en approuve ◀les▶ raisons : elle me croit en son particulier innocente, cela me suffit ; je n’avais intérêt que ◀de▶ me rétablir auprès ◀d’▶elle, à cause de toi ; ◀la▶ vérité lui est connue, je n’en veux pas plus : ce que ◀les▶ autres en pensent m’est indifférent. En gardant ◀le▶ secret, outre ◀les▶ plaisirs du mariage, nous aurons encore ceux du mystère. Je suis fort aise que cela soit ainsi pour plus ◀d’▶une raison, dont ◀la▶ principale est ◀la▶ crainte que j’ai que tu ne vinsses à cesser ◀de▶ m’aimer ; et cela arriverait infailliblement, parce que ◀le▶ pied sur lequel on me regarderait dans ta famille, m’y faisant mépriser, je verrais ton amour s’évanouir, parce qu’on n’aime pas longtemps ◀l’▶objet du mépris des autres. Je m’en tiens aux conditions que Madame Des Frans nous offre, et je te prie ◀de▶ t’y tenir aussi.
Une réponse si désintéressée me charma ; et Monsieur de Villeblain ◀l’▶approuva. Nous nous mîmes à table, où nous résolûmes que j’achèterais incessamment une charge, et que je chercherais une maison où Silvie pût demeurer seule, plus proche de celle ◀de▶ ma mère, et plus commode que celle où elle était.
Je trouvai cette maison en peu de temps. Il y en avait assez à louer dans ◀le▶ quartier, qui ayant été autrefois ◀le▶ plus fréquenté ◀de▶ Paris, est à présent ◀le▶ plus désert, depuis que ◀la▶ butte ◀de▶ Saint-Roch s’est établie sur ses ruines. Il y avait un jardin dont ◀la▶ porte dérobée donnait sur une ruelle où répondait celui ◀de▶ ma mère ; ainsi ◀d’▶une porte j’entrais dans l’autre. Cela m’était commode, pouvant entrer à toute heure ◀de▶ nuit sans être obligé ◀de▶ frapper. Je n’avais qu’à en prendre une clef, comme je fis. Silvie vint y loger, et j’achetai cette maison peu de temps après, et c’est ◀la▶ même que j’ai résolu ◀d’▶occuper présentement, mon dessein étant ◀de▶ vendre ou ◀de▶ louer l’autre, qui n’est ni si commode ni si belle, étant bâtie à ◀l’▶antique.
◀La▶ beauté ◀de▶ cette nouvelle venue fit du bruit dans ◀le▶ quartier. Ce fut vous, poursuivit Des Frans parlant à Dupuis, qui m’en parlâtes le premier. Je ne fis pas semblant ◀de▶ ◀la▶ connaître. J’avais résolu ◀de▶ cacher à tout le monde qu’elle fût ma femme, par ◀les▶ raisons que je vous ai dites. Je ne ◀la▶ vis que rarement en public ; au contraire il semblait que j’étais attaché ailleurs. Poursuivez votre histoire, lui dit Des Ronais, pour sauver un peu de confusion à ◀la▶ belle Madame de Mongey, qui effectivement avait rougi, nous savons tout ce que vous avez fait, il est inutile à présent ◀d’▶en rappeler ◀la▶ mémoire.
Vous avez raison, reprit Des Frans, ce n’est pas ◀la▶ seule faute que j’aie faite en ma vie. J’avais mes heures pour voir Silvie ; et comme j’étais fort souvent avec vous tous et Gallouin, elle me demanda qui vous étiez. Je lui dis ◀de▶ vous tout ◀le▶ bien qu’on peut dire ◀de▶ ses amis et ◀de▶ fort honnêtes gens. J’en dis trop ◀de▶ Gallouin, puisque c’est lui qui m’a attaqué dans ◀la▶ partie ◀la▶ plus sensible ◀d’▶un honnête homme. Elle me parla ◀de▶ tous en général en fort bons termes ; mais comme elle n’y entendait point encore ◀de▶ finesse, elle outra ◀les▶ choses sur lui. Je n’y fis alors aucune réflexion ; mais soit jalousie, soit prévention, soit haine contre lui, cela m’est revenu dans ◀l’▶esprit depuis, et je crois que cela est vrai.
Comme elle vivait ◀d’▶une manière fort retirée ; que personne ne fréquentait chez elle ; qu’outre cela elle avait tout ◀l’▶air ◀de▶ qualité ; et que son train, quoique petit, avait un dehors très honnête ; qu’elle était toujours parfaitement bien mise, surtout en linge, en point et en bijoux qu’elle aimait ; que ces bijoux en assez grande quantité étaient fins et beaux, et qu’enfin tout présentait dans sa personne une fille ◀de▶ très bonne maison et fort riche, ◀les▶ galants à louer ◀la▶ jugèrent digne ◀de▶ leurs soins. Elle n’aimait pas ◀la▶ cohue ; ainsi elle se retrancha dans une compagnie petite, mais choisie, qui s’assemblait presque tous ◀les▶ jours chez vous, Madame, dit-il à Madame de Londé, ou chez elle, avec qui Madame Gallouin permettait que vous et Mesdemoiselles vos sœurs fréquentassiez. Gallouin était ◀de▶ votre société, aussi bien que Monsieur Dupuis. Je remarquai avec plaisir que Silvie se faisait aimer ◀de▶ tout le monde. Je remarquai sans inquiétude ◀les▶ soins ◀de▶ Gallouin, qui commença ◀de▶ passer pour ◀le▶ tenant du bureau. Comme grâce à Dieu je suis bon Parisien, incapable ◀de▶ jalousie, je n’en eus aucune : au contraire, j’étais fort aise qu’elle se divertît, et pour cela je ◀l’▶engageais à voir compagnie, bien loin de m’y opposer, et dans notre particulier elle plaisantait avec moi des services qu’on lui offrait. Elle me pria ◀de▶ souffrir qu’elle vécût à sa manière, comme elle avait fait à ◀la▶ rue Saint-Antoine ; c’est-à-dire qu’elle ne vît que des filles et des femmes, et point ◀d’▶hommes. Je ne ◀le▶ voulus pas. En effet pouvais-je prévoir qu’une femme qui avait tant fait pour moi, et dont je voyais ◀l’▶ardeur augmenter ◀de▶ jour en jour, deviendrait infidèle ? Il fallait être devin et je ne ◀l’▶étais pas.
Il y avait déjà près de trois mois qu’elle demeurait proche du logis sans avoir vu ma mère qu’en passant. Elles avaient toutes deux envie ◀de▶ se voir et ◀de▶ se parler en particulier ; mais quel prétexte prendre pour ◀la▶ faire entrer au logis sans faire deviner ◀le▶ véritable. Je ◀l’▶aurais bien fait venir par ◀le▶ jardin ; mais ma mère ne ◀le▶ voulut jamais. Elle était fort contente ◀de▶ sa vue. Son air et sa beauté lui plaisaient ; ce qu’elle en entendait dire augmentait sa curiosité. Elle voulait savoir si son esprit répondait au reste ; et quoiqu’elle fût persuadée qu’elle en avait infiniment, elle voulait ◀le▶ savoir par elle-même. Monsieur ◀le▶ commandeur ◀de▶ Villeblain qui était parti ◀de▶ Paris dans ◀le▶ temps ◀de▶ son déménagement, et qui y revint dans ce temps-là, fit ◀l’▶affaire. Il ◀la▶ mena chez ma mère comme sa parente, en effet elle ◀l’▶était, puisqu’il était mon oncle à ◀la▶ mode ◀de▶ Bretagne. Ma mère vint ◀la▶ voir à son tour ; et j’appris avec bien ◀de▶ ◀la▶ joie qu’elles étaient contentes l’une ◀de▶ l’autre. ◀Le▶ commandeur partit peu de temps après pour retourner à Malte, où il est mort il y a environ trois ans, bien touché ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Silvie que je lui appris, sans oser lui en dire ◀les▶ particularités. Il nous rendit à Paris auprès de ma mère et ◀de▶ mes oncles tous ◀les▶ services que nous aurions pu attendre ◀d’▶un véritable père. Ma mère et Silvie se visitaient fort souvent, en apparence par simple civilité ; mais en effet par devoir et par inclination : car il est certain que ma mère conçut pour elle une véritable tendresse, qui alla jusqu’à déclarer à Messieurs Des Frans, elle et Monsieur de Villeblain, tout ce qui en était ; et à ◀les▶ obliger ◀de▶ travailler ◀de▶ concert avec elle à faire paraître notre mariage ; ce qui aurait été fait, si je n’avais pas été obligé ◀de▶ partir promptement sur ◀le▶ point que tout allait éclater.
Je n’avais pas acheté ◀la▶ charge dont j’avais voulu traiter : on ne s’était point accordé ◀de▶ prix, et outre cela nous n’y avions tous pas trop ◀de▶ goût, à cause des deniers du Roi qu’il fallait manier ; et que ◀la▶ moindre queue qui y reste suffit pour abîmer ◀les▶ affaires ◀d’▶un homme, à moins qu’il ne soit plus soigneux et plus intéressé que je ne suis. Tout cela fut cause que je rompis ◀le▶ marché, et j’aimai mieux en acheter une dans ◀la▶ Maison du Roi, pareille à celle dont j’ai traité depuis deux jours. J’étais prêt à conclure lorsque je reçus des nouvelles qui m’apprenaient, que ◀le▶ feu s’était mis dans ◀la▶ maison seigneuriale ◀d’▶une assez belle terre que j’ai en Poitou, qui est presque tout ce qui me reste ◀de▶ défunt mon père.
Cela me fit promptement monter à cheval. Je trouvai encore pis qu’on ne m’avait mandé. Mon fermier était même prisonnier : on ◀l’▶accusait ◀d’▶avoir mis lui-même ◀le▶ feu à ◀la▶ maison, afin de pouvoir sous ce prétexte couvrir ◀le▶ vol qu’on disait qu’il avait fait ◀de▶ quantité ◀de▶ meubles et ◀d’▶argenterie qui y avaient été retirés par un gentilhomme du voisinage, dont ◀les▶ affaires n’avaient pas bien tourné. J’étais fort intéressé là-dedans, parce qu’outre que ce fermier me devait beaucoup ◀d’▶argent, ma maison brûlée avait coûté plus ◀de▶ cinquante mille francs à mon père à bâtir. Je fus donc obligé ◀d’▶entrer en procès et contre mon fermier et contre ce gentilhomme, qui suivant ce qu’il disait lui-même par ses écritures, était cause ◀de▶ ◀l’▶incendie. Ce fut ainsi que des gens ◀d’▶affaires et mon procureur fiscal me ◀le▶ persuadèrent.
Cela me fit rester plus ◀de▶ quatre mois hors de Paris. J’en fus impatienté, et sans attendre ◀la▶ décision ◀de▶ cette affaire sur ◀les▶ lieux, prévoyant bien que par appel elle viendrait au Parlement ◀de▶ Paris, j’en pris ◀le▶ chemin, et laissai ◀le▶ soin ◀de▶ ◀la▶ poursuivre à un procureur, et voulant me faire un plaisir ◀de▶ ◀la▶ surprise ◀de▶ Silvie, je ne ◀l’▶avertis point ◀de▶ mon retour. C’est ici ◀le▶ funeste endroit ◀de▶ mon histoire ; préparez-vous à entendre ◀le▶ comble ◀de▶ ma honte, ◀de▶ ma rage, et ◀de▶ ma faiblesse.
J’avais, comme je vous ◀l’▶ai dit, une clef du jardin ◀de▶ ◀la▶ maison. Je n’avais mandé mon retour à personne ; on ne m’attendait pas. Je voulus arriver à une heure que tout le monde fût endormi ; ce fut à deux heures après minuit : je trouvai ◀la▶ porte du jardin seulement fermée à un loquet qui s’ouvrait sans clef. J’en accusai ◀la▶ négligence des domestiques sans en soupçonner ◀la▶ véritable cause. Je montai dans ◀l’▶appartement ◀de▶ Silvie ◀le▶ plus doucement que je pus pour ◀la▶ surprendre dans son sommeil ; mais je fus bien plus surpris moi-même, lorsqu’à la lumière d’une bougie qui était allumée, je vis ◀les▶ habits ◀d’▶un homme sur un fauteuil à côté du lit, et deux personnes couchées ensemble qui étaient Gallouin et ◀la▶ perfide Silvie qu’il tenait entre ses bras.
Quelle vue ! Quelle rage ! Quel désespoir ! Imaginez-vous ce que je devins. Je mis ◀l’▶épée à ◀la▶ main dans ◀le▶ dessein ◀de▶ ◀les▶ percer l’un et l’autre ; mais un mouvement qu’elle fit me désarma. Je jetai ◀les▶ yeux sur ce sein que j’idolâtrais. Toute ma fureur m’abandonna, je n’écoutai plus ma rage que pour plaindre mon malheur. Peut-on être capable ◀d’▶une si grande faiblesse ? J’appréhendai ◀de▶ ◀la▶ couvrir ◀de▶ honte, si j’éclatais dans ◀le▶ moment. Je respectai son honneur dans ◀le▶ temps même qu’elle outrageait si cruellement le mien. Je ne pus me résoudre à me venger par une cruauté, qui, quoique légitime dans ce moment, s’accordait si mal avec ◀la▶ tendresse ◀de▶ mon amour, et ◀la▶ générosité ◀de▶ mon cœur. Quelle gloire, me disais-je, ◀de▶ poignarder une femme ? Quelle gloire ◀de▶ se défaire ◀d’▶un ennemi endormi, hors ◀d’▶état ◀de▶ faire partager ◀le▶ péril ◀de▶ sa défaite ?
Cette pensée, que je pris pour un pur mouvement ◀de▶ générosité, et qui n’était en effet qu’une illusion ◀de▶ ma faiblesse, me détermina. Je me contentai ◀de▶ prendre ◀le▶ collier ◀de▶ mon infidèle qui était dénoué. Je ◀l’▶emportai pour ◀la▶ convaincre que je ◀l’▶avais surprise dans ◀le▶ plus grand des crimes qu’une femme puisse commettre ; et je sortis.
Je ◀l’▶avoue avec Monsieur Des Ronais, on ne meurt point ◀de▶ douleur. Je fus à peine sorti que je me repentis ◀de▶ n’avoir pas vengé mon amour offensé dans un endroit si sensible. Un moment après je me savais bon gré ◀de▶ ma modération, qui épargnait ma réputation devant ◀le▶ public, et qui m’empêchait ◀de▶ passer pour ◀la▶ fable du monde. Je n’étais point en état ◀de▶ reposer ; je retournai sur mes pas à ma terre. Là je disposai toutes choses pour me venger ◀d’▶une manière conforme à ma passion et à ma honte : je ne pouvais lui pardonner. ◀L’▶injure m’était trop sensible, et ayant épargné sa vie dans ◀le▶ moment, je me résolus à ◀la▶ lui faire consumer dans un cachot au pain et à ◀l’▶eau entre quatre murailles, et ◀de▶ lui faire goûter un supplice ◀d’▶autant plus cruel qu’il serait long. Je me faisais du plaisir ◀de▶ m’en priver moi-même, ◀la▶ regardant comme indigne ◀de▶ mes embrassements, et ◀de▶ ◀l’▶enlever à son amant, sans qu’il pût savoir ◀d’▶où viendrait ◀le▶ coup. Dans ce dessein je lui écrivis que je serais bientôt à Paris. Je reçus une lettre ◀d’▶elle qui me fait encore frémir toutes les fois que j’y songe, et qui me donna un redoublement ◀d’▶horreur pour elle. Ce ne sont que des assurances ◀d’▶un amour constant, ◀de▶ tendres plaintes ◀de▶ mon absence, et des prières pour me faire retourner.
Oui, perfide, m’écriai-je, tu seras satisfaite ; je retournerai à Paris, mais ce sera pour laver dans ton sang ton infidélité, et mon infamie. J’arrivai à Paris enfin, si changé et si défait, que je n’étais pas connaissable. Je restai chez ma mère, et n’allai point ◀la▶ voir chez elle comme elle ◀l’▶espérait. Dès ◀le▶ matin j’eus un billet ◀de▶ sa part, qui n’était rempli que ◀de▶ plaintes ◀de▶ mon indifférence ; je n’y fis point ◀de▶ réponse. Elle s’en impatienta, et vint elle-même au logis, et monta dans ma chambre.
Je ◀la▶ reçus ◀d’▶une manière à glacer. Elle fit ses efforts pour me réchauffer ; je ne voulais pas éclater si tôt ; je voulais me venger ◀de▶ son amant avant que de me venger ◀d’▶elle. Je me contentai ◀de▶ me refuser à ses empressements, et ◀d’▶excuser ◀l’▶état insensible où j’étais sur ◀la▶ fatigue ◀de▶ mon voyage. Elle poussa sa perfidie jusqu’à me dire que ce n’était pas ◀le▶ plaisir des sens qu’elle recherchait. Qu’elle ne demandait ◀de▶ moi que cet épanchement ◀de▶ cœur qui ◀l’▶avait tant de fois assurée que je ◀l’▶aimais. Dans quel état étais-je, grand Dieu ! Je vis ◀le▶ moment que j’allais éclater et laisser un champ libre à mon ressentiment. Que ◀de▶ coups mortels je reçus dans cet entretien ! Jamais sa passion ne m’avait paru si vive et si prévenante ; plus j’y voyais ◀d’▶ardeur, plus j’en étais outragé ; et j’allais infailliblement succomber ou à ma rage ou à ma faiblesse, si ma mère qui entra dans ce moment, ne m’eût retiré par sa présence ◀d’▶un combat si rude.
Je sortis ◀le▶ jour même, et je cherchai Gallouin ◀de▶ tant de côtés, qu’à ◀la▶ fin je ◀le▶ trouvai. Il me fit mille civilités ; ce n’était pas ce que je voulais ◀de▶ lui. Je lui fis une querelle en ◀l’▶air, je lui fis tirer ◀l’▶épée. Je ◀le▶ blessai, et ◀l’▶ayant déjà terrassé, j’aurais achevé ◀de▶ me venger ◀de▶ lui si on ne me ◀l’▶avait pas arraché des mains. Comme j’étais ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀la▶ querelle, tout le monde fut contre moi. Je revins chez ma mère prendre ◀l’▶argent qui m’était nécessaire pour un long voyage, y ayant transporté une partie ◀de▶ ◀l’▶argent ◀de▶ ma perfide, et mis ◀le▶ reste en sûreté. Je fis entendre à ma mère que je voulais me dérober aux rigueurs ◀de▶ ◀la▶ Justice. Elle savait que ◀la▶ querelle venait de moi ; elle se douta qu’il y avait quelque raison cachée qui me faisait agir, et elle s’en douta ◀d’▶autant plus, que je n’avais jamais passé pour querelleur, surtout avec mes amis, pour qui j’avais ordinairement beaucoup de complaisance. Elle me demanda ◀la▶ cause ◀de▶ ce combat, et me ◀le▶ demanda avec tant ◀d’▶instance, qu’après mille impostures que je lui dis, dont elle découvrit ◀la▶ fausseté, je lui découvris ◀la▶ véritable.
Elle ne s’étonna plus ◀de▶ m’avoir trouvé si changé à mon retour ; elle s’étonna au contraire de ce que j’avais été assez maître ◀de▶ ma colère, pour ne ◀les▶ avoir pas poignardés tous deux. Elle me demanda ce que j’allais devenir. Je lui dis des suppositions qu’elle approuva ; et se sut bon gré ◀de▶ ce que mon infâme mariage n’était su ◀de▶ personne. Je lui dis que je ne retournais en province que pour donner ◀le▶ temps à ma douleur ◀de▶ se calmer, et qu’en peu de jours je reviendrais pour ◀le▶ faire casser, et me délivrer ◀de▶ liens si infâmes. Je ◀la▶ priai ◀de▶ donner elle-même à Silvie une lettre que j’avais résolu ◀de▶ lui écrire, pour ◀l’▶obliger à venir dans un endroit que je lui marquerais dans sept ou huit jours. Elle me refusa, et ne voulut jamais prêter son entremise à aucune trahison (et afin de n’être point obligée ◀de▶ ◀la▶ voir ni ◀de▶ recevoir ses visites) elle partit ◀le▶ jour même pour aller à vingt lieues ◀de▶ Paris chez Monsieur ◀le▶ comte ◀de▶ Villeblain son frère. Madame Morin était heureusement morte quelque temps auparavant, et peu après que j’avais découvert ◀la▶ trahison ◀de▶ ma perfide dans laquelle elle trempait sans doute, puisqu’elle couchait dans sa chambre. On dit que sa mort ne fut pas tout à fait naturelle, et qu’elle fut subite ; je n’en ai point approfondi ◀la▶ vérité. Quoi qu’il en soit, j’eus ◀de▶ cette mort toute ◀la▶ joie dont j’étais capable. Elle me tirait ◀d’▶un grand embarras, je ne savais que faire ◀de▶ cette femme. J’avais résolu ◀de▶ ◀l’▶enfermer avec Silvie, mais il me semblait qu’une compagnie comme elle, aurait été ◀d’▶un trop grand soulagement dans son supplice.
Je partis ◀de▶ Paris sans ◀la▶ voir ; mais pour lui ôter tous ◀les▶ soupçons qu’elle eût pu prendre, je lui écrivis ◀la▶ lettre ◀la▶ plus tendre que j’aie écrite ◀de▶ ma vie, et ◀d’▶autant plus tendre qu’elle ◀l’▶était moins, parce que je ◀l’▶avais étudiée. Je reçus sa réponse huit jours après à ◀l’▶adresse que je lui avais marquée. Je lui avais écrit entre autres choses, que mon plus grand déplaisir m’éloignant ◀de▶ Paris était ◀de▶ me séparer ◀d’▶elle, sa réponse fut qu’elle était prête ◀de▶ me suivre au bout du monde.
C’était où j’avais envie ◀de▶ ◀la▶ faire donner. Je lui récrivis dans ◀le▶ moment même que je n’avais aucun dessein ◀de▶ retourner à Paris. Que je me lassais ◀d’▶être contraint dans ◀les▶ visites que je lui rendais. Que je voulais que notre mariage fût une fois déclaré. Que j’avais disposé toutes choses à ma terre pour ◀la▶ recevoir : que mon intention était ◀de▶ m’établir en province ; et que si elle m’aimait autant qu’elle me ◀l’▶avait tant de fois dit, elle pouvait me ◀le▶ prouver en venant se rejoindre à moi. Que plus elle viendrait promptement, plus je serais convaincu ◀de▶ sa tendresse et ◀de▶ son amour. Je lui mandais que si elle venait, comme je n’en doutais pas, elle pouvait vendre ses meubles et sa vaisselle, que nous trouverions ◀de▶ tout à meilleur prix en province. Je ◀la▶ priais ◀de▶ m’avertir ◀de▶ ◀la▶ voiture qu’elle prendrait, et du jour qu’elle arriverait à une ville que je lui marquai, qui n’était qu’à une petite lieue ◀de▶ chez moi. Je ◀la▶ priai encore ◀de▶ ne point parler ◀de▶ moi, ni ◀de▶ dire qu’elle fût ma femme, parce que ◀les▶ gens qui me cherchaient pourraient ◀le▶ savoir et ◀la▶ faire suivre pour me découvrir.
Tout cela fut exécuté ; mais si j’avais été surpris ◀de▶ ◀la▶ trouver chez elle entre ◀les▶ bras ◀d’▶un autre, elle ◀la▶ fut bien autant à son tour ◀de▶ ◀la▶ manière dont je ◀la▶ reçus. J’avais pris auprès de moi un Poitevin homme ◀d’▶esprit. Je lui dis que j’avais débauché une fort belle fille à Paris qui venait me trouver, sans que ses parents en sussent rien. Qu’il ne fallait pas que j’allasse ◀la▶ trouver, parce qu’on pourrait ◀la▶ suivre et me reconnaître ; je ◀l’▶instruisis ◀de▶ ce qu’il devait faire, et il ◀l’▶exécuta fort bien.
Ma maison est, comme je vous ◀l’▶ai dit, à une lieue ◀d’▶une ville où couche ◀le▶ carrosse ◀de▶ Paris à Bordeaux dans ◀le▶ Poitou. Il y alla ◀le▶ soir et demanda une dame nommée Madame de Buringe. Elle répondit. Il lui mit entre ◀les▶ mains un billet, où je lui mandais qu’une chute que j’avais faite m’empêchait ◀de▶ monter à cheval pour aller au-devant ◀d’▶elle, et qu’outre cela je craignais qu’on ◀la▶ suivît. Je ◀la▶ priais ◀de▶ laisser pour cette nuit son laquais et sa fille dans ◀l’▶auberge, que je ◀les▶ envoierais quérir ◀le▶ lendemain. Qu’elle montât sur ◀le▶ cheval que ◀le▶ porteur lui menait, et qu’elle vînt me trouver sous sa conduite. Tout cela fut fait.
Mon valet me ◀l’▶amena dans ◀la▶ maison où je ◀l’▶attendais, qui était un reste ◀de▶ la mienne que ◀le▶ feu avait épargné, et que j’avais fait raccommoder pour servir à mon dessein. Je ◀la▶ fis monter dans une chambre sans qu’elle vît qui que ce fût que moi. Cette chambre avait pour tout meuble un méchant lit ◀de▶ camp, et une paillasse sans linceuls ni couverture, une selle ◀de▶ bois à trois pieds comme elles sont en province, sans tapisserie, sans foyer, ni cheminée, ni fenêtre, ne recevant ◀le▶ jour que par un œil-de-bœuf, que j’avais fait laisser en haut et qui était condamné par une grille ◀de▶ fer. Quoique ◀le▶ soleil fût couché, il y avait assez ◀de▶ jour encore pour discerner ◀les▶ objets.
Quel est cet endroit-ci, Monsieur, me dit-elle, ce n’est qu’un cachot ? C’est votre appartement, Madame, lui répondis-je, c’est ◀l’▶endroit qui vous est destiné pour pleurer jusqu’à votre mort votre crime, et ma honte. Jamais sentence ◀de▶ mort prononcée contre un criminel ne fit sur lui un effet pareil à celui que ces terribles paroles firent sur elle. Elle n’eut pas ◀la▶ force ◀d’▶y répondre. Elle tomba à mes pieds sans voix, et sans mouvement ; mais comme il y avait longtemps que j’avais pris ma résolution, je m’étais fait insensiblement une dureté ◀de▶ cœur inflexible. C’était là le premier plaisir ◀de▶ ma vengeance. ◀L’▶état où je m’étais mis pour elle, me fit regarder celui où elle était avec dédain. ◀L’▶horreur que j’avais pour elle redoubla, je ne fus point ému ◀de▶ pitié ; je n’en sentis pas même ◀la▶ moindre atteinte. Je ◀la▶ fouillai, je lui pris tout ce qu’elle avait sur elle. Je ne lui laissai rien qui eût pu lui servir à attenter sur sa vie. Je ◀la▶ traitai comme un criminel condamné, dont on conserve ◀la▶ vie uniquement pour faire un exemple public ◀de▶ sa mort.
Elle ne revint point à elle par ◀les▶ violentes secousses que je lui donnai. Je me faisais un plaisir cruel ◀de▶ repaître mes yeux ◀d’▶un spectacle si barbare et si touchant. Quel changement ! Je me suis mille fois demandé à moi-même où j’avais pu trouver tant de cruauté pour une femme que j’avais idolâtrée, et que j’idolâtrais encore ? Je ◀la▶ laissai dans ◀le▶ même état ; et ◀de▶ peur que quelque instant ◀de▶ pitié ne me prît, je ne voulus pas rester chez moi. J’allai souper et coucher chez un gentilhomme à trois lieues ◀de▶ là : je n’en revins que ◀le▶ lendemain assez tard. J’envoyai quérir son laquais et sa fille ◀de▶ chambre par ◀le▶ même valet qui me ◀l’▶avait amenée ; je ◀les▶ retins tous deux auprès de moi. Je ◀les▶ lui avais donnés, et j’étais bien certain qu’ils étaient innocents ◀de▶ sa faute. Je me contentai ◀de▶ leur dire qu’ils ◀la▶ reverraient bientôt, et qu’elle était allée chez une parente ; et cela dans ◀l’▶intention ◀de▶ ◀les▶ renvoyer l’un et l’autre par la première occasion que ◀le▶ hasard pourrait m’offrir. Mais comme je voulais être seul qui sût qu’elle était chez moi, je congédiai ◀le▶ valet qui me ◀l’▶avait été quérir, et lui donnai amplement ◀de▶ quoi sortir ◀de▶ ◀la▶ province, et même du royaume, comme il était ◀de▶ son intérêt ◀de▶ ◀le▶ faire. Je n’avais pour lors autre dessein que ◀de▶ ◀la▶ faire mourir inconnue dans une prison éternelle.
J’y montai, je ◀la▶ trouvai encore à terre tout ◀de▶ son long ; elle était revenue ◀de▶ son évanouissement, mais son étonnement ne ◀l’▶avait point quittée, et elle avait été assurément plus ◀de▶ seize heures dans ◀la▶ même situation. Je ne puis vous exprimer ◀l’▶état où elle était : il passe ◀l’▶imagination. Elle me regarda, mais bien loin de trouver dans moi un amant soumis, ou un époux pitoyable, elle n’y trouva qu’un juge et qu’un maître inexorable. Tenez perfide, lui dis-je en lui montrant son collier, êtes-vous convaincue ? On a retiré votre amant ◀de▶ mes mains ; mais vous ne m’échapperez pas, et vous me payerez pour tous deux ce que je dois à ma vengeance. Elle ne me répondit qu’en se jetant à mes pieds, et qu’en versant un torrent ◀de▶ larmes. J’en étais revenu, je ne ◀la▶ payai que ◀d’▶un sourire dédaigneux. Je lui jetai un paquet ◀de▶ hardes qui pouvaient servir à la dernière des paysannes. Je ◀la▶ fis déshabiller ; je ◀l’▶obligeai à se couper elle-même ◀les▶ cheveux, que je brûlai en sa présence à une chandelle. Je ◀les▶ regrette encore : je n’en ai vu ◀de▶ ma vie de plus beaux, ni de plus longs, ni en plus grande quantité. J’emportai tout ce qu’elle avait apporté sur son corps, je ◀l’▶obligeai ◀de▶ se couvrir des hardes que je venais de lui donner, et ne lui laissai ni bas ni souliers. Ce fut ainsi que je ◀la▶ mis pour ◀le▶ corps, et pour ◀la▶ nourriture, je lui laissai du pain noir et ◀de▶ ◀l’▶eau, et n’allai plus lui en porter que tous ◀les▶ trois jours.
Cependant mon affaire avec Gallouin s’était accommodée bien plus promptement que je ne ◀l’▶avais espéré. Je m’étais promis ◀de▶ retourner à Paris. Je n’en eus aucune envie. Je mandai à ma mère ◀de▶ quelle manière je traitais Silvie. Elle en eut pitié et me demanda pardon pour elle, elle se révolta contre ◀le▶ châtiment. Elle m’écrivit que ◀la▶ punition était trop rude, et qu’elle ◀l’▶aurait empêchée ◀de▶ partir ◀de▶ Paris si elle ◀l’▶eût prévue. Elle me conseilla ◀de▶ ◀l’▶obliger à prêter ◀les▶ mains à ◀la▶ cassation ◀de▶ notre mariage, et après cela ◀de▶ ◀l’▶abandonner, ou ◀de▶ ◀la▶ renfermer dans un convent, plutôt que ◀d’▶être son bourreau : qu’en un mot ma vengeance était plutôt ◀d’▶un barbare que ◀d’▶un honnête homme. ◀Le▶ conseil ◀de▶ ma mère était bon, mais ◀l’▶heure ◀de▶ m’en servir n’était pas venue : en effet je ◀la▶ tins trois mois au pain et à ◀l’▶eau, et ce fut ce temps-là que j’employai à faire rebâtir ma maison plus vaste et plus belle qu’elle n’était, parce que je comptais ◀d’▶y passer ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours, et que je n’avais ◀d’▶autre plaisir que celui que je prenais à ce bâtiment. Je me faisais quelquefois un plaisir brutal ◀d’▶aller insulter à ses peines et à ses malheurs. Elle se jeta cent fois à mes pieds ; elle ne demandait point ◀de▶ pardon, elle confessait qu’elle en était indigne ; elle me priait seulement ◀d’▶abréger par une prompte mort des malheurs plus grands que ◀la▶ mort même, et je ◀la▶ quittais sans lui rien répondre.
◀Le▶ temps alentit ma fureur. Je voyais bien qu’en ◀la▶ rendant malheureuse, je ne me rendais pas plus heureux. J’étais déchiré par mille mouvements différents. Mes propres remords me punissaient ◀de▶ ◀la▶ punir, et ◀la▶ vengeaient ◀de▶ ce qu’elle souffrait. Je compris toute ◀l’▶horreur ◀de▶ ◀l’▶état où elle était, je commençai à en avoir pitié : cette pitié ralluma dans mon cœur toute ◀la▶ tendresse que j’avais eue pour elle. Je fus prêt à lui pardonner, et à lui demander pardon du traitement que je lui avais fait, et enfin à me rejeter dans ses bras, sans autre condition que celle ◀de▶ mieux vivre.
J’envoyai sa fille ◀de▶ chambre et son laquais à deux lieues sous différentes commissions. J’allai ◀la▶ trouver, je lui rendis ses diamants, ses habits, son linge, ses dentelles, et enfin tout ce qui pouvait ◀la▶ parer, et que je savais qu’elle aimait. Je ◀la▶ fis revêtir à sa manière ordinaire, et ◀la▶ conduisis dans un appartement ◀de▶ ◀la▶ maison que j’avais fait achever, et proprement meubler. Je lui défendis ◀de▶ dire à qui que ce fût ◀le▶ traitement que je lui avais fait, et ◀de▶ supposer au contraire qu’elle revenait du voyage. Je lui rendis cette fille et son laquais à qui je dis, lorsqu’ils revinrent, que leur maîtresse était ◀de▶ retour ; je ◀la▶ fis traiter, non plus avec du pain et ◀de▶ ◀l’▶eau, mais avec tout ce que ◀la▶ province, ◀la▶ basse-cour et ◀la▶ chasse pouvaient fournir ◀de▶ meilleur et de plus délicat. Je fus longtemps sans ◀la▶ voir après ce changement ; je ne comprenais pas moi-même ce qui m’en empêchait. Je lui fis dire qu’elle pouvait aller à ◀la▶ messe, et se promener si elle ◀le▶ voulait. Elle n’abusa point ◀de▶ cette permission, et j’apprenais avec joie que sa santé et son embonpoint se rétablissaient ◀de▶ jour en jour.
Il y avait plus ◀d’▶un mois qu’elle était en liberté, que je ne ◀l’▶avais point encore vue. Je lui fis demander si elle voulait que j’allasse dîner avec elle. Elle me fit répondre que j’en étais ◀le▶ maître. J’y allai, ◀l’▶abattement où elle était, ◀la▶ langueur dont elle n’était point encore remise, ◀la▶ confusion où je ◀la▶ voyais en ma présence, ◀les▶ yeux qu’elle n’osait lever sur moi et plus que tout cela ma propre faiblesse, et mon penchant pour elle, me ◀la▶ firent trouver plus aimable qu’elle ne m’avait jamais paru.
Je sortis ◀de▶ sa chambre dans un désordre que je ne puis vous exprimer. Je compris tout ◀le▶ péril où j’étais, et enfin ne me connaissant pas moi-même, j’allai m’enfoncer dans un bois qui faisait partie ◀de▶ mon clos. Je m’examinai moi-même sur son sujet. Je compris qu’infailliblement je renouerais avec elle, si je ◀la▶ gardais chez moi plus longtemps. Je connus que mon amour n’était point diminué, que même il était devenu plus violent que jamais : qu’il s’était joué ◀de▶ moi sous ◀le▶ masque ◀de▶ vengeance : je craignis ma faiblesse, et mon penchant. Je craignis en un mot ◀de▶ me couvrir ◀de▶ honte ; et plus que tout cela je craignis ◀le▶ succès ◀de▶ quelque transport ◀de▶ fureur, qui pouvait me reprendre, comme il m’avait déjà pris. Je considérai qu’il ne me fallait qu’un instant ◀de▶ rage pour me faire sacrifier des jours que j’avais jusque-là respectés. Je considérai comme un bonheur ◀d’▶avoir gardé chez moi sa fille ◀de▶ chambre et son laquais, parce qu’ils ◀la▶ connaissaient, et que leur présence m’avait souvent empêché ◀d’▶aller tremper mes mains dans son sang, et ◀de▶ m’abandonner tout entier aux mouvements cruels que mon désespoir, ou plutôt mon amour trahi m’inspirait.
Je compris que sa retraite et notre séparation m’était absolument nécessaire, ou pour m’empêcher ◀de▶ me jeter dans le dernier abîme ◀d’▶infamie, ou pour m’empêcher ◀de▶ lui percer ◀le▶ sein. Dans ce sentiment je retournai dans sa chambre, ◀la▶ lettre ◀de▶ ma mère, dont je vous ai parlé, à ◀la▶ main. Elle se jeta à mes pieds toute en larmes. Elle était dans un déshabillé ◀de▶ satin blanc, et dans un état que je lui avais mille fois dit que je trouvais plus galant et plus attrayant que tout autre vêtement ; elle était négligée, mais propre. Je vis bien que son dessein était ◀de▶ me rengager : je lui en sus bon gré dans ◀le▶ moment ; après je regardai cette avance comme une nouvelle trahison.
Ces humiliations-là ne sont plus ◀de▶ saison, Madame, lui dis-je en ◀la▶ relevant, mon dessein n’est plus ◀de▶ vous persécuter ; lisez, poursuivis-je en lui donnant cette lettre, vous verrez ◀le▶ conseil qu’on me donne, et que j’ai résolu ◀de▶ suivre si vous y consentez. Sinon vous avez toute sorte ◀de▶ liberté ; vous pouvez vous retirer où il vous plaira, prenez une résolution. Je suis prêt à vous rendre tout ce que j’ai à vous : mais n’espérez pas avoir jamais aucune intelligence avec moi. Vous m’avez rendu trop malheureux, et je vous ai trop maltraitée, pour espérer jamais entre nous ◀de▶ réconciliation sincère.
Je ◀l’▶obligeai ◀de▶ lire cette lettre : à peine put-elle en venir à bout, par ◀la▶ quantité ◀de▶ larmes qui lui bouchaient ◀les▶ yeux. Elle choisit ◀le▶ couvent sur-le-champ : j’en eus ◀de▶ ◀la▶ joie : je lui en cherchai un. Je ne fus pas longtemps à ◀le▶ trouver : ◀les▶ conditions furent plus longues à terminer. Je dis qu’elle était mariée et qu’elle voulait être libre ◀de▶ sortir quand bon lui semblerait. Ces religieuses craignirent que tant de liberté ne violât leur clôture ; mais enfin ◀la▶ grosse pension que je leur offris pour elle et sa fille ◀de▶ chambre, ◀les▶ fit résoudre. Elle n’en a point abusé n’en étant point du tout sortie depuis qu’elle y a été entrée une fois. Je ◀l’▶en fis avertir, et en même temps qu’elle pouvait mettre ordre à ce qu’il lui fallait, et se préparer à me suivre pour aller dans ce couvent, où je devais ◀la▶ conduire. Elle me fit prier ◀d’▶aller souper avec elle ; je me craignis moi-même, et je lui refusai cette consolation.
Dès ◀le▶ matin j’entrai dans sa chambre, ayant appris qu’elle était levée ; je ne voulais pas ◀la▶ voir dans un autre état ; ◀le▶ désordre que j’aurais remarqué dans elle, en aurait pu causer dans moi. Qu’elle était belle ! Que j’en fus touché ! ◀Les▶ larmes me vinrent aux yeux, elle me connaissait trop, pour ne s’apercevoir pas du désordre où sa présence me mettait. Elle voulut ◀le▶ redoubler, ou peut-être en triompher. Elle dit à sa fille ◀de▶ chambre qu’elle voulait me parler sans témoins, et qu’elle sortît pour un moment. J’envisageai tout ◀d’▶un coup ◀les▶ suites que pouvait avoir un pareil tête à tête, je n’osai m’y exposer : je rappelai cette fille, et je sortis moi-même, et elle me suivit ◀les▶ larmes aux yeux.
Je lui avais donné un pouvoir pour prendre tout ce qu’elle voudrait ◀d’▶argent ◀d’▶un nouveau fermier que j’avais, et qui promit par écrit, ◀de▶ lui donner jusqu’à ◀la▶ valeur du revenu ◀de▶ ma terre. Je lui donnai des lettres ◀de▶ change pour des sommes très considérables à prendre en province et à Paris sur des gens à qui j’avais confié presque tout ce que j’avais eu ◀d’▶elle. Je lui donnai ◀de▶ ◀l’▶argent comptant et un mémoire ◀de▶ ◀l’▶emploi que j’avais fait du reste ◀de▶ son bien ; je ◀l’▶obligeai ◀de▶ prendre tout malgré elle. Je ◀la▶ fis ensuite monter dans une chaise roulante, avec sa fille ◀de▶ chambre qui ne voulut point ◀la▶ quitter, et je montai à cheval avec son laquais que j’ai encore, et qui est ◀le▶ même qui me sert, et nous arrivâmes ainsi à ce couvent que je lui avais choisi.
Elle y entra sans dire un seul mot ; mais ◀d’▶un pas chancelant et toute en pleurs. Elle me fit prier ◀de▶ lui accorder un moment ◀d’▶entretien avant que je m’en retournasse. Comme il devait y avoir une grille entre elle et moi, je ne ◀la▶ refusai pas : elle vint seule. Elle était si faible qu’à peine pouvait-elle se soutenir. Elle s’assit, parce que je lui dis que je ne voulais pas ◀l’▶écouter autrement.
C’est donc pour toujours, Monsieur, me dit-elle toute en larmes ; c’est sans espoir ◀de▶ retour que je suis séparée ◀de▶ vous pour jamais ! Vous ◀l’▶avez voulu, Madame, lui dis-je, vous avez été ◀la▶ maîtresse ◀de▶ votre destinée ; vous en avez disposé en nous rendant malheureux l’un et l’autre : mais je ◀le▶ suis bien plus que vous. Je ne vous retiens point ici captive, il ne dépendra que ◀de▶ vous ◀d’▶en sortir, pourvu que nous ne soyons point ensemble, il m’est indifférent dans quel lieu vous soyez. Il n’a dépendu que ◀de▶ vous ◀de▶ nous faire une destinée digne ◀d’▶envie, mais votre infidélité en a décidé.
Ah, Monsieur, dit-elle en pleurant, je ne puis révoquer ◀le▶ passé. J’approuve tout ce que votre ressentiment vous a fait faire, je ne justifierai point ma conduite, elle paraît trop criminelle. Il me semble que ◀l’▶aveuglement où je me suis précipitée est un rêve. Plus je m’examine, et plus j’examine aussi ◀les▶ sentiments que j’ai toujours eus pour vous, et moins je puis comprendre ma chute. Je n’en accuse point ma fatalité ; je n’en accuse point ◀le▶ charme ◀de▶ mes sens, j’y ai été forcée par quelque puissance surnaturelle. J’ai reçu sans murmurer tous ◀les▶ châtiments que vous avez voulu m’imposer : j’ai accepté ma retraite ici : mais je n’avais point envisagé toute ◀l’▶horreur qu’il y a pour moi ◀d’▶être pour jamais séparée ◀de▶ vous. Non, quoique je doive être plus tranquille ◀de▶ corps et ◀d’▶esprit dans un couvent, que je ne puis ◀l’▶être dans la première chambre où vous m’avez mise, quelques mauvais traitements que j’y puisse encore souffrir, je ne puis consentir ◀de▶ rester ici, parce que je serais trop éloignée ◀de▶ vous. Maltraitez-moi, renfermez-moi, mais ne vous éloignez pas. Mettez-moi dans un cachot au pain et à ◀l’▶eau, faites-moi tout ce que votre amour outragé et converti en fureur peut vous conseiller de plus cruel ; pourvu que je vous sache auprès de moi, mon supplice ne me jettera pas dans ◀le▶ désespoir où votre éloignement me va jeter, et j’en serai moins punie. N’avez-vous pas chez vous des verrouils, des grilles, des portes, et des serrures pour vous assurer ◀de▶ moi mieux que vous ne pouvez ◀l’▶être ici ? Je m’y soumets pour ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours. Vous me ◀l’▶avez promis, punissez-moi, et ne vous éloignez pas ; j’adorerai ◀la▶ main qui me châtiera pourvu que je ◀la▶ voie.
◀Le▶ temps est passé, Madame, lui dis-je, si je ne croyais que ◀l’▶amour que j’ai eu pour vous, et que peut-être j’ai encore, je me rendrais à vos raisons ; mais j’en crois mon honneur. Comment me seriez-vous fidèle ; comment aimeriez-vous votre persécuteur ? Vous qui m’avez lâchement trahi ardent et passionné. Vous pouvez, soit ici, soit ailleurs, mener une vie tranquille, et moi n’ayant aucun repos à espérer que dans ◀la▶ mort que je vais chercher, et qui ne m’arrivera pas si tôt que vous et moi pouvons ◀le▶ souhaiter, je vais mener une vie remplie ◀de▶ confusion, ◀de▶ honte et ◀de▶ désespoir. Adieu, Madame, je vous… C’en est assez, Monsieur, dit-elle en m’interrompant, épargnez-moi ◀le▶ reste, je ne vous parlerai plus ◀de▶ rien qui puisse vous faire ◀de▶ ◀la▶ peine. Prenez mes pierreries où je ◀les▶ ai mises, elles sont sous ◀la▶ paillasse du lit où j’ai passé cette nuit ; c’est tout ce qui me reste au monde. Voilà, poursuivit-elle, vos papiers et votre argent, je n’en ai aucun besoin. Je vous ai tout donné, je vous donne tout encore, bien certaine ◀de▶ ne rien regretter. Je ne restais au monde que pour vous, et vous perdant je n’y ai plus que faire. Je n’ai plus aucun retour vers ◀la▶ vie, elle sera bientôt finie ; mais ◀le▶ peu qui m’en reste vous fera avouer que j’aurai fait une vraie pénitence ◀d’▶un crime qui n’était pas volontaire. Ne me voyez jamais, je vous supplie, aidez-moi à vous oublier ; ne vous informez point ◀de▶ moi. Je vais me persuader que vous êtes mort ; c’en sera assez pour abréger des jours qui me sont à charge. Je tâcherai ◀d’▶étouffer dans mon cœur ◀les▶ retours que j’aurai, non pas vers ◀le▶ monde que je quitte sans regret, mais vers vous ; et je mourrai bientôt victime en même temps ◀d’▶un amour légitime, ◀d’▶un crime effectif, et ◀de▶ mon innocence entière ! ◀La▶ vertu ne m’a jamais abandonnée, et pourtant je suis criminelle ! Mon Dieu, continua-t-elle avec un torrent ◀de▶ larmes, par quel charme se peut-il que ces contrariétés soient effectivement dans moi ? (Hélas ! qu’il est bien vrai que ◀les▶ enfants sont souvent punis des iniquités ◀de▶ leurs parents !) Je porte toute ◀la▶ punition que m’a donnée ◀la▶ naissance. Pardonnez, Monsieur, ajouta-t-elle en me regardant, à ma mémoire après ma mort, ◀l’▶horreur que ma vie vous inspire. Ne portez point votre haine jusqu’à mes cendres. J’avais mérité votre amour, je me suis attiré votre horreur, mais ces derniers malheurs méritent aussi votre compassion. Adieu, Monsieur, ne songez plus du tout à moi, vous en vivrez plus content : je prie Dieu qu’il vous comble ◀de▶ ses grâces, et me prenne pour votre victime. C’est ◀l’▶unique souhait avec lequel je prends ◀de▶ vous le dernier congé.
Elle se retira en même temps toute baignée ◀de▶ larmes : ce spectacle m’en tira et m’en tire encore tous ◀les▶ jours. Ah Dieu ! m’écriai-je en ◀la▶ voyant partir, se peut-il qu’un amour autrefois si tendre et si passionné, ait une fin si funeste ! Je fus sur le point de ◀la▶ rappeler, et je restai au parloir fort longtemps immobile. Enfin je revins chez moi où je restai quelque temps déchiré par mes remords et par mon amour. On me rapporta ◀l’▶argent et ◀les▶ papiers que je lui avais donnés, et que je n’avais pas voulu reprendre ◀d’▶elle. On affecta ◀le▶ temps que je n’étais pas au logis pour ◀les▶ donner à mon fermier dans une boîte cachetée, il n’y avait aucune lettre. J’avais retrouvé ses pierreries où elle ◀les▶ avait laissées. Tant de générosité me toucha, mais ne me changea pas.
Je me résolus ◀de▶ quitter ◀la▶ France pour me délivrer des combats éternels où j’étais incessamment exposé. Je ◀l’▶écrivis à ma mère, qui approuva ma résolution. Je ◀la▶ priai ◀d’▶avoir soin ◀de▶ mes affaires. Je donnai ordre à mon fermier ◀d’▶aller de temps en temps au couvent de Silvie s’informer si elle avait besoin ◀de▶ quelque chose, et pour ◀l’▶y engager par son propre intérêt, je lui promis par écrit ◀de▶ lui tenir compte au double ◀de▶ ce qu’elle prendrait ◀de▶ lui. Cette précaution fut inutile, elle n’a jamais voulu en recevoir un sou, ni même ◀le▶ voir ni lui parler, ni à qui que ce fût ◀de▶ dehors, ayant absolument renoncé au monde, sitôt qu’elle m’eut perdu ◀de▶ vue.
Pour moi je partis environ un mois après, sans aller du tout à son couvent, quoique mon faible m’y voulût incessamment conduire ; et m’étant indifférent quel chemin je prendrais, je pris celui ◀de▶ Paris dans ◀le▶ dessein ◀de▶ dire adieu à ma mère, et ◀de▶ me cacher ◀de▶ tout ◀le▶ reste du monde. Je vins jusqu’au même endroit où Monsieur de Jussy m’a conté ses aventures, et ne passai pas plus avant. Je me figurai tous ◀les▶ reproches qu’elle pouvait me faire, et ne me trouvai point en état ◀de▶ ◀les▶ soutenir. En effet, ◀le▶ moyen ◀d’▶avoir ◀le▶ front ◀d’▶entendre tout ce qu’elle aurait pu me dire ? Je me contentai ◀de▶ lui écrire, et lui mander entre autres, que Silvie, comme il était vrai, n’avait jamais voulu donner son consentement à ◀la▶ cassation ◀de▶ notre mariage, et que quand elle ◀l’▶aurait accordé, je ne me trouvais pas en état ◀d’▶en profiter. Que j’étais rongé ◀d’▶un chagrin qui me suivrait partout, et que j’en allais chercher ◀la▶ fin avec celle ◀de▶ ma vie.
Je partis sans attendre sa réponse, et je pris ◀la▶ route ◀d’▶Italie. Tout me déplaisait ; je ne cherchais que ◀la▶ mort. Je ne pus résister à tant de peines ; ◀la▶ fièvre me prit ; mais ne voulant que mourir, je résistai à ses accès, et ce ne fut qu’à Lyon que je fus tout à fait abattu, et que ◀les▶ forces me manquèrent. Je ne me ménageai pas, je voulus poursuivre, mais tout ce que je pus faire, fut ◀de▶ me faire porter à Grenoble. ◀Le▶ jour même que j’arrivai, ma fièvre redoubla tellement, qu’il fallut me résoudre ◀d’▶y rester. J’étais connu dans ◀l’▶hôtellerie où j’étais, on me donna tous ◀les▶ secours dont on put s’aviser. ◀Les▶ transports au cerveau me prirent. Dans un intervalle qu’ils me laissèrent, j’envoyai chercher ◀le▶ bon père carme dont je vous ai parlé. Il vint, et mes accès ◀de▶ fureur et ◀de▶ fièvre chaude ne me laissant que pour peu de temps, on profita ◀d’▶un ◀de▶ leurs relâches pour me dire que je devais songer à ◀la▶ mort, et qu’il n’y avait pour moi aucune espérance ◀de▶ vie. ◀Le▶ père carme se chargea ◀de▶ me faire ◀le▶ compliment. À peine eut-il ouvert ◀la▶ bouche, que je connus ce qu’il avait à me dire. J’allai au-devant, et lorsqu’il m’eut avoué que ◀les▶ médecins me condamnaient, je ◀l’▶embrassai, et lui dis que je n’avais jamais reçu ◀de▶ nouvelle plus agréable. Je lui épargnai ◀la▶ peine ◀de▶ me résoudre, mais je ◀le▶ priai ◀de▶ m’y disposer en bon chrétien, et ◀de▶ ne me plus quitter.
Pendant ◀les▶ accès ◀de▶ ma fièvre, j’avais toujours eu à ◀la▶ bouche ◀les▶ noms ◀de▶ Silvie et ◀de▶ Gallouin ; ma confession acheva ◀de▶ lui faire connaître ◀l’▶état ◀de▶ mon âme et ◀de▶ mon cœur. ◀Le▶ récit que je venais de faire avança ◀l’▶accès, et redoubla ◀le▶ transport. Je crus tenir Silvie dans mes bras dans des épanchements ◀de▶ cœur parfaitement unis, et dans des tendresses réciproques. Il me semblait que Gallouin venait me ◀l’▶arracher, et que ne pouvant me ◀l’▶ôter, il ◀la▶ poignardait entre mes bras. Ma fureur prit une force nouvelle, et alla si loin qu’on fut obligé ◀de▶ me lier. Je revins à moi, après une faiblesse qui avait succédé à cet accès. Je demandai pourquoi on m’avait lié. ◀Le▶ père carme qui ne m’avait point quitté me dit ◀les▶ extravagances que j’avais faites, et tout ce que j’avais dit ; j’en eus ◀de▶ ◀la▶ confusion. J’achevai ma confession, et je demandai ◀l’▶absolution. Je n’ai jamais rien entendu de plus touchant que ◀les▶ exhortations ◀de▶ cet homme. Il me ◀la▶ refusa, à moins que je ne lui promisse ◀de▶ pardonner à ma femme et à Gallouin. Il me fit comprendre qu’il ne tenait qu’à moi ◀de▶ ◀la▶ tenir éloignée des occasions. Que j’étais presque cause ◀de▶ sa chute ; non seulement par mon absence ◀de▶ près de quatre mois, mais aussi parce que je ◀l’▶avais forcée à voir compagnie malgré son inclination. Il me fit voir ◀la▶ nécessité ◀de▶ pardonner à ses ennemis. Il me fit voir que ◀le▶ commandement ◀de▶ Dieu sur ◀la▶ chasteté conjugale regardait également l’un et l’autre. Qu’il n’y avait que ◀la▶ corruption des hommes et ◀la▶ force qui semblaient ◀les▶ absoudre, en condamnant ◀les▶ femmes. Enfin il me tourna ◀de▶ tant de côtés que je lui promis tout ce qu’il voulut me faire promettre, et je lui promis sincèrement. Je ◀le▶ priai ◀d’▶écrire à Silvie que j’oubliais tout, il ◀le▶ fit, et je signai ◀la▶ lettre ; mais mon écriture ne lui paraissant pas sur ◀l’▶enveloppe, elle ne voulut jamais ni ◀la▶ prendre ni ◀la▶ lire, s’étant absolument condamnée elle-même à une mort civile.
Je reçus tous ◀les▶ sacrements, on crut que j’allais expirer ; mais une crise qui me prit fit renaître ◀l’▶espérance. ◀Le▶ père carme, qui ne me quitta pas, eut soin ◀de▶ m’entretenir dans ◀la▶ résolution ◀de▶ me rejoindre à ma femme : et ◀la▶ résolution sincère que j’en avais faite m’ayant rendu ◀l’▶esprit plus tranquille, ma santé se rétablit ◀de▶ jour en jour ; et il n’y eut plus que ma faiblesse, à cause de ◀la▶ quantité ◀de▶ sang qu’on m’avait tiré, qui m’obligeât ◀de▶ rester à Grenoble. Ma première sortie fut pour aller à ◀la▶ cathédrale, qui est Notre-Dame ; je jetai ◀la▶ vue dans ◀la▶ boutique ◀d’▶un marchand par-devant qui nous passions, j’y vis ◀le▶ portrait ◀de▶ Silvie, ◀le▶ même que ◀les▶ bandits m’avaient pris en traversant ◀les▶ Alpes. Cette vue rappela tout ◀l’▶amour que j’avais eu pour elle, je tombai en faiblesse. ◀Le▶ père carme qui ne me quittait pas, crut que c’était un reste ◀de▶ maladie. Mon laquais, qui ne suivait que son mouvement, mit ◀la▶ main dessus en criant voilà ◀le▶ portrait ◀de▶ Madame. ◀Le▶ père connut dans ce moment ce qui en était. Il parla au marchand qui lui dit qu’il avait eu ce portrait par hasard, ◀d’▶une main qu’il ne connaissait pas. Je ◀l’▶ôtai des mains ◀de▶ mon laquais, je ◀le▶ baisai ◀les▶ larmes aux yeux. Ce marchand sachant qu’il m’avait été volé, me ◀le▶ donna pour ce que je voulus. Je ◀l’▶emportai et ◀l’▶ai toujours conservé depuis.
Ce portrait affermit ◀la▶ résolution que j’avais prise ◀de▶ retourner vers elle ; et je n’eus plus ◀d’▶autre impatience que celle ◀de▶ monter à cheval. Ce ne fut que plus ◀de▶ deux mois après mon arrivée à Grenoble, et près de quatre après ◀la▶ retraite ◀de▶ ma femme. Je priai ◀le▶ père carme ◀de▶ m’accompagner, il y consentit et nous fîmes ◀les▶ plus grandes journées que ma faiblesse me permit ◀de▶ faire. Enfin nous arrivâmes à ma terre, où la première nouvelle que m’apprit mon fermier fut que Silvie était morte il n’y avait que deux jours.
Cette nouvelle si peu attendue acheva ◀de▶ m’abattre. Je ne me souvins plus ◀de▶ son infidélité, je ne me souvins que ◀de▶ ◀l’▶amour que nous avions eu l’un pour l’autre. Ce fut là que ◀le▶ bon père carme s’épuisa pour me consoler. Je ne vous dirai point ◀les▶ regrets que je fis, je m’accusai ◀de▶ sa mort, et voulus m’en punir moi-même. On m’ôta mon épée dont j’avais voulu me percer ; et pendant plus ◀de▶ six semaines on me garda à vue comme un furieux : et enfin sans quitter ◀le▶ dessein ◀de▶ mourir, je quittai celui ◀d’▶attenter sur moi-même, et j’avoue que ce père carme est ◀le▶ seul qui m’ait arraché à mon désespoir.
Nous allâmes ensemble à ce couvent où elle était morte. Ma douleur se réveilla sur sa fosse. Je lui fis faire un tombeau, et fondai tout ce que mon zèle m’inspira. Sa fille ◀de▶ chambre y était encore, qui ◀la▶ pleurait toujours, et qui savait tout, lui en ayant dit une partie, et Silvie ◀le▶ reste. Elle me traita comme un barbare et comme un tigre, elle avait raison ; ◀le▶ père carme ◀la▶ rendit plus tranquille. Je voulus ◀la▶ faire sortir du couvent, et ◀l’▶enrichir dans ◀le▶ monde ; elle a voulu y rester, pour y pleurer sa maîtresse. ◀La▶ dot que je lui ai donnée, ◀l’▶a mise au rang des fondatrices, et je me suis assuré une sépulture à côté de ma chère Silvie, lorsqu’il plaira à Dieu ◀de▶ disposer ◀de▶ moi : et pour cela, quelque part où j’aie été depuis, j’ai toujours porté mon testament avec moi, et assez ◀de▶ richesses pour ◀le▶ faire exécuter.
Nous quittâmes enfin des lieux si funestes, et où j’ai bien résolu ◀de▶ ne retourner ◀de▶ ma vie. Je reconduisis ◀le▶ bon père carme à Grenoble, et ◀le▶ laissai content ◀de▶ ma reconnaissance qu’il appelait excessive. Il m’obligea ◀de▶ rester dans son couvent pendant quelque temps pour achever ◀de▶ me remettre ◀l’▶esprit. Si j’avais eu ◀le▶ moindre penchant à ◀la▶ retraite, j’y serais resté toute ma vie ; mais cette vie unie me dégoûta. Je poursuivis mon chemin, j’allai à Rome, où je trouvai Monsieur de Querville qui y était réfugié, il y avait déjà du temps.
Monsieur de Lancy, lui et moi allâmes en Hongrie. ◀L’▶envie que j’avais ◀de▶ trouver ◀la▶ mort, me fit passer pour un déterminé ; on donna à une valeur surnaturelle, des actions qui n’étaient dues qu’à mon désespoir. Nous y vîmes ◀la▶ défaite des Turcs au passage du Raab. J’y acquis assez ◀de▶ réputation, si j’y avais été sensible ; mais ne cherchant qu’à périr, et ◀la▶ paix ◀de▶ ◀l’▶Empereur et du Turc étant faite, je passai en Portugal où ◀la▶ guerre était allumée contre ◀l’▶Espagne. ◀La▶ paix fut faite peu après, je ne voulus pas revenir avec Monsieur de Schomberg, je liai connaissance avec Monsieur de Jussy que voilà ; il sait ◀la▶ triste vie que j’y ai menée.
J’y reçus il y a deux ans ◀la▶ nouvelle ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ ma mère, qui me fut fort sensible. J’avais tout à fait abandonné ma patrie : je renonçais à mon retour, et sans Monsieur de Jussy, je serais encore bien loin des lieux qui me rappellent mille cruels ressouvenirs. Il est pourtant vrai que j’ai été sensible à ◀la▶ joie ◀de▶ ◀les▶ revoir. On ne perd jamais ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ patrie, et ◀le▶ bien que j’y ai trouvé m’inspire ◀le▶ dessein ◀de▶ m’y établir tout à fait ; quoique pourtant encore vivement pénétré ◀d’▶une véritable douleur ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Silvie, qui est morte comme une sainte, et qui s’est souvenue ◀de▶ moi jusqu’à son dernier soupir ; et que je regretterai peut-être toute ma vie avec trop ◀de▶ tendresse, toute infidèle qu’elle était.
Il n’y avait personne ◀de▶ ceux à qui Des Frans venait de conter son histoire qui n’eût ◀les▶ yeux baignés ◀de▶ larmes : et lui se laissa encore tomber ◀de▶ faiblesse, tant sa douleur était vive. Il en revint bientôt, et reçut ◀les▶ consolations qu’on put lui donner, et lorsqu’on ◀le▶ vit dans un état plus tranquille. J’admire votre modération, lui dit Monsieur de Contamine ; mais je ne ◀l’▶approuve pas, elle n’est pas ◀de▶ mon goût. Quoique Dieu ne m’ait pas fait naître ◀d’▶une humeur violente, j’aurais assurément percé ◀l’▶amant et ◀la▶ maîtresse ; en effet vous n’aviez rien à craindre ; et pour que ◀le▶ secret eût été gardé, j’aurais enveloppé ◀la▶ Morin dans ◀la▶ même punition ; ces trois meurtres n’auraient eu aucune suite. Ce que vous dites est vrai, reprit Des Frans ; je devais ◀les▶ sacrifier à mon premier transport : cependant je ne me repens pas ◀d’▶avoir suivi une maxime plus douce et plus humaine. ◀L’▶état où ils seraient morts ne m’aurait causé que des remords éternels, au lieu que je suis innocent ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Madame Morin, et que Silvie et Gallouin ont fait une pénitence sincère. Ce que vous dites là, est ◀d’▶un parfaitement honnête homme, et ◀d’▶un vrai chrétien, dit Des Ronais : mais vous me permettrez ◀de▶ vous dire, que je ne conçois pas comment vous avez eu ◀la▶ dureté ou ◀la▶ constance ◀de▶ ne pas ◀la▶ reprendre, après toutes ◀les▶ peines que vous vous faisiez à vous-même, en ne ◀la▶ reprenant pas ; surtout après avoir eu ◀la▶ modération ◀de▶ ne pas ◀la▶ punir sur ◀le▶ champ ! Je vous avoue que ses adieux, dans votre bouche, m’ont tellement pénétré et tellement attendri, que je lui aurais pardonné ◀de▶ très grand cœur, et que je ◀l’▶aurais ramenée avec moi, si j’avais été dans votre place. Je ◀l’▶aurais fait aussi, interrompit Contamine ; et il est certain que mon déshonneur n’étant su ◀de▶ personne, j’aurais espéré ne m’en point repentir, puisqu’avec une femme, j’aurais eu dans elle une véritable servante ; et avec cela, rendons-nous justice ; ◀le▶ traitement que vous lui aviez fait, était assez une rude pénitence. Ce n’aurait point été par ces motifs, ajouta Jussy qui n’avait point encore parlé, que je ◀l’▶aurais reprise : c’eût été pour ◀l’▶amour ◀de▶ moi-même. Voilà mon épouse, poursuivit-il, je n’appréhende pas qu’elle me manque jamais ◀de▶ fidélité, du moins on ne me ferait pas plaisir ◀de▶ m’en avertir : je ◀l’▶aime autant que vous aimiez Silvie, pour ◀le▶ moins ; mais si je ◀la▶ trouvais sur ◀le▶ fait, et que je ne m’en vengeasse pas dans ◀le▶ moment, je ne m’en vengerais jamais qu’en ◀la▶ méprisant, si mon déshonneur était secret, ou en m’en séparant, s’il était public. Mais outre ◀l’▶éclat que j’épargnerais, je me donnerais bien ◀de▶ garde ◀de▶ me tuer ◀le▶ corps et ◀l’▶âme pour ◀le▶ crime ◀d’▶autrui ; et ◀d’▶être en même temps, ◀le▶ geôlier, ◀le▶ bourreau, et ◀l’▶idolâtre ◀de▶ sa personne ; et franchement ◀le▶ châtiment ◀de▶ ◀la▶ vôtre passait son crime, et je ne conçois pas comment ◀le▶ cœur humain peut renfermer tant de dureté. Ajoutez à cela, dit Dupuis, que sa faiblesse n’avait point ◀de▶ part au péché : elle s’en est doutée, et j’en suis certain. Voici, poursuivit-il, ◀la▶ lettre qu’elle écrivit à Gallouin, environ six mois après sa sortie ◀de▶ Paris ; voulez-vous que je ◀la▶ lise ? Tout le monde ◀l’▶en pria, elle était en ces termes :
Lettre ◀de▶ Silvie dans un couvent, à Gallouin.
Si je n’étais pas persuadée que vous m’aimez autant qu’on puisse aimer, je ne vous tirerais pas ◀de▶ ◀l’▶inquiétude où vous devez être ◀de▶ ce que je suis devenue. ◀Le▶ commerce que nous avons eu ensemble était trop criminel pour pouvoir durer. Dieu en était plus offensé que vous ne pouviez croire, parce que je vous ai caché ◀les▶ engagements où j’étais entrée, et ◀les▶ serments que j’avais faits avant que de vous connaître, et que j’ai tous violés après que je vous ai connu. J’en ai déjà été punie autant que je pouvais ◀l’▶être dans ce monde, tant dans ◀le▶ corps que dans ◀l’▶esprit. J’ai souffert tout ce qu’on peut souffrir sans mourir. Je me suis sincèrement repentie, et je me repens encore, ◀d’▶avoir pu prêter une espèce ◀de▶ consentement à ce qui s’est passé entre vous et moi. Ce n’était pourtant qu’un consentement où mon cœur n’avait point ◀de▶ part. J’en suis dans une telle douleur, et une telle confusion qu’elle ne finira qu’avec ma vie, qui sera plus longue que je ne ◀le▶ souhaite, et trop courte pour expier tout ce que je mérite. Je prends ◀de▶ vous un éternel congé, ne songez plus à moi, je ne veux, ni ne dois jamais songer à vous ; et si j’y songe à présent que je vous écris, c’est moins à votre considération qu’à la mienne propre. Souvenez-vous du secret que vous m’avez juré, ne ◀le▶ violez pas, ou plutôt oubliez jusqu’à mon nom. Voici la première lettre que vous recevez ◀de▶ moi, vous n’en recevrez jamais ◀d’▶autre ; ne songez plus à moi, vous n’en entendrez jamais parler. Hélas ! j’avais toujours vécu innocente ; ma vie s’était coulée dans un calme qui m’avait endormie ! ◀La▶ sagesse et ◀la▶ vertu, dont j’avais toujours fait profession, semblaient me répondre ◀de▶ ◀l’▶avenir : que j’étais trompée ! Je ne ◀la▶ serai plus, mon faible m’est trop connu pour ne me pas humilier ! ◀Les▶ murs, ◀les▶ grilles ◀d’▶un couvent m’arracheront désormais aux occasions qui m’ont été si funestes ! Mon Dieu ! ma vertu ne sera-t-elle due qu’à ◀l’▶impossibilité ◀de▶ vous offenser ? Ne vous glorifiez pas ◀d’▶avoir triomphé ◀de▶ ma faiblesse ; c’est Dieu qui ◀l’▶a voulu pour humilier mon orgueil. Il s’est servi ◀de▶ vous pour me châtier ; prenez garde qu’il ne vous traite à présent comme lui étant inutile. Ne croyez pas que ma défaite soit un effet ◀de▶ votre mérite ni ◀de▶ vos persuasions, vous vous tromperiez vous-même : c’est un effet ◀de▶ ◀l’▶aveuglement où Dieu voulait que je tombasse. Son secours m’avait abandonnée ; et je me serais précipitée avec un autre aussi facilement qu’avec vous. Ce que je vous dis est certain, et il est certain encore que je n’ai jamais senti pour vous dans mon cœur qu’une véritable indifférence. Grâce à Dieu, ma chute n’a duré qu’un jour ; mais pour en être relevée à ses yeux, il faut que je ◀la▶ pleure toute ma vie. Je ne paraîtrai plus dans ◀le▶ monde ; j’en prends un éternel adieu ; rien ne m’y retient plus. J’y ai trahi ce qui m’y devait attacher, et je ne songe plus à vous qu’avec regret et avec horreur. Je ne vous mande point dans quel couvent je me suis retirée, parce que je ne veux jamais entendre prononcer votre nom, ni que vous entendiez jamais le mien. Quoique je puisse vous accuser ◀de▶ tous mes malheurs, et ◀d’▶avoir troublé ◀le▶ cours ◀d’▶une vie, qui sans vous aurait été toute heureuse et toute paisible, je ne vous souhaite aucun mal. Dieu qui connaît ◀l’▶intérieur ◀de▶ mon cœur, sait que je ne lui demande pour vous que des bénédictions et des faveurs. Hélas, je me suis rendue indigne ◀d’▶être exaucée ! Je souhaite que mon châtiment ne vous soit pas commun. Vivez heureux dans ◀le▶ monde, si vous y pouvez vivre : mais songez qu’il faut que Dieu soit irrité contre vous, puisqu’il vous a choisi pour être ◀l’▶instrument ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ mon innocence. C’est ◀le▶ seul remords que je vous souhaite, parce qu’il tirera après soi ◀de▶ ◀la▶ dévotion, et une conversion sincère. Ne vous êtes-vous pas déjà reproché à vous-même une victoire dont ◀la▶ facilité a dû vous faire connaître à vous-même, que quelque chose de plus fort que vous, combattait en votre faveur ? Un homme ◀d’▶un bien plus grand mérite que le vôtre, que j’aimais autant qu’on peut aimer, a bien plus vivement attaqué ma vertu que vous. Il ◀l’▶a véritablement ébranlée ; mais quoique mon cœur fût ◀de▶ son parti, il n’en a point triomphé. ◀Les▶ victoires que j’avais remportées sur mes sens, ne me faisaient plus craindre ◀le▶ combat. Quelle confiance ! Qu’elle est criminelle ! Je croyais toujours maîtresse ◀de▶ moi-même, rire des efforts impuissants ◀d’▶un amour brutal que j’avais tant de fois bravé ! Je comptais sur ma fermeté et sur ma vertu, dont je n’avais jamais été trahie. Quelle confusion après ma lâche défaite ! Je vous ◀le▶ répète encore, une autre puissance que vous combattait contre moi. Craignez ◀de▶ n’avoir été entre ◀les▶ mains ◀de▶ Dieu que ◀l’▶instrument ◀de▶ mon humiliation. C’est un soin que je ne puis me défendre ◀d’▶avoir pour vous : il ne regarde que votre salut, et c’est ce que je vous souhaite. Adieu ; vous m’avez jetée dans ◀l’▶abîme, songez que j’en fais pénitence, et qu’il est ◀de▶ votre intérêt éternel ◀de▶ m’imiter dans ma retraite, après m’avoir plongée dans un déluge ◀de▶ douleurs et ◀de▶ regrets.
Je reconnais là-dedans ◀le▶ style ◀de▶ Silvie, dit Des Frans, elle écrit comme une fille repentante pourrait écrire. Elle ne dit point qu’elle fût engagée dans ◀le▶ mariage, ou ce qu’elle en dit est tellement enveloppé, qu’il n’en laisse qu’un léger soupçon. J’admire cette facilité ◀de▶ s’exprimer, dit Des Ronais. J’admire bien plus ◀le▶ génie universel des femmes, dit Contamine ; je ne sais si je dois dire ce que j’en pense devant Monsieur Des Frans. Oui, lui dit celui-ci ; parlez ouvertement et sans contrainte. Il me semble, reprit Contamine, que ◀l’▶adieu ◀de▶ Silvie à Gallouin, était moins un effet ◀de▶ son repentir, et ◀d’▶un véritable retour vers Dieu, que ◀la▶ rage qu’elle avait ◀de▶ laisser dans ◀le▶ monde un amant en état ◀de▶ se consoler ◀de▶ sa perte ; et franchement sa pénitence, selon mon sens, n’était pas fort sincère : du moins il me paraît qu’elle a cela ◀de▶ commun avec celle des damnés, qui voudraient que tout le monde ◀le▶ fût ; et c’est assurément par ce motif-là, que, parce qu’elle était dans un couvent, elle voulait ◀l’▶obliger ◀de▶ s’y jeter. Elle a réussi, il y est entré, et c’est elle qui en est ◀la▶ cause.
Je ne puis souffrir, dit en colère, ◀la▶ belle Madame de Jussy qui n’avait point encore parlé, que Monsieur de Contamine ternisse par un soupçon mal fondé, ◀l’▶éclat ◀de▶ ◀la▶ vertu ◀de▶ Silvie ; sa mémoire m’est précieuse. Je regarde sa vie avec admiration ; ses douleurs et ses peines me font regarder Monsieur Des Frans comme un barbare, je dirais même quelque chose de plus. Je lui demande pardon ◀de▶ ma sincérité ; mais ◀le▶ déguisement n’a jamais été ◀de▶ mon caractère, et ◀la▶ retraite et ◀la▶ mort ◀de▶ son épouse me charment. Si, poursuivit cette dame parlant à Monsieur de Contamine, Silvie eût regretté Gallouin, pourquoi aurait-elle tout sacrifié à son persécuteur ? Pourquoi se dépouiller ◀de▶ tout pour lui ? Pourquoi s’ensevelir toute vive dans un couvent, puisque ◀les▶ portes lui en étaient ouvertes ? Et si son repentir n’avait pas été sincère, pourquoi ◀l’▶aurait-elle soutenu jusqu’à ◀la▶ mort ? Oui, continua-t-elle, Silvie était innocente, et toute forcée que sa pénitence ait pu être d’abord, elle a été convertie en une pénitence sincère. Ses adieux à son époux, et sa lettre à Gallouin me ◀le▶ persuadent. Ils sont remplis ◀d’▶une onction touchante et insinuante qui ne part jamais ◀d’▶un cœur qui se déguise, ou qui se contraint ; il y a encore là-dedans quelque chose ◀d’▶inconnu. *
Mon cousin ne dit pas ce qu’il en pense, dit ◀l’▶aimable Dupuis. Vous ne me faites pas plaisir, ma belle cousine, lui dit-il, ◀de▶ vouloir me faire parler. Vous me pardonnerez, Monsieur, lui dit Madame de Londé. Mademoiselle a raison. Il a paru que vous voulez faire croire que mon frère s’était servi auprès ◀d’▶elle ◀de▶ quelque artifice dangereux et même magique, si j’ose me servir ◀de▶ ce terme. Ils sont morts tous deux, Madame, dit Dupuis, et tous deux dans un état qui doit faire respecter leur mémoire ; oublions ce qu’ils ont fait pendant leur vie. Monsieur Dupuis a raison, dit Madame de Contamine, pour interrompre une conversation qui commençait à s’échauffer : on ne peut pas prendre un meilleur parti ; et pour nous ôter ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀les▶ idées tristes que ◀le▶ récit ◀de▶ Monsieur Des Frans pourrait y avoir laissées, parlons ◀de▶ souper, il est temps ; et ne songeons qu’à nous divertir. Allons Mesdames, reprit Contamine en se levant. J’ai toujours ouï dire que le premier conseil ◀d’▶une femme était bon ; suivons celui ◀de▶ la mienne. Toute ◀la▶ compagnie se leva, et alla faire un tour dans ◀le▶ jardin, pour donner ◀le▶ temps aux domestiques ◀de▶ mettre ◀le▶ couvert : et pour mettre ◀la▶ joie dans ◀la▶ compagnie, Madame de Contamine chanta la première, et ◀les▶ autres en firent autant. ◀Le▶ concert ne fut pas long, on avait servi.
Pendant ◀le▶ souper on ne parla que ◀de▶ plaisir, et on fit ce qu’on put pour divertir Des Frans, dans qui on remarquait, malgré sa contrainte, un fond ◀de▶ tristesse inépuisable. On ne dit pas un mot ◀de▶ Silvie, tant à cause de lui que ◀de▶ Madame de Londé, devant qui on ne voulait engager aucune conversation qui eût rapport à son frère. ◀La▶ compagnie se sépara fort tard, et promit ◀de▶ se trouver ◀le▶ lendemain chez Des Ronais qui ◀les▶ pria tous à dîner. Madame de Londé qui savait que Dupuis qu’elle allait épouser, y devait faire ◀le▶ récit ◀de▶ ses aventures, ne voulait pas s’y trouver, et tâcha ◀de▶ s’en excuser sur divers prétextes ◀de▶ bienséance : on ◀la▶ satisfit, parce que ◀la▶ belle Dupuis, qui savait bien que Des Ronais lui rapporterait tout, promit ◀de▶ sortir avec elle, sitôt que Dupuis serait prêt ◀de▶ commencer, et à cette condition elle y consentit. Madame de Mongey en fit aussi difficulté, parce qu’elle avait peine à entrer dans une maison où Des Frans demeurait, mais Mademoiselle Dupuis qui s’aperçut ◀de▶ sa pensée, et qui ne trouva pas cette raison valable, promit ◀de▶ ◀l’▶amener, après quoi chacun prit ◀le▶ chemin ◀de▶ chez soi. Monsieur et Madame de Contamine restèrent chez eux. Jussy et sa femme s’en retournèrent ensemble. Dupuis ramena Madame de Londé. Des Frans et Des Ronais conduisirent Madame de Mongey et ◀la▶ belle Dupuis chez cette dernière, et après cela se retirèrent ensemble.
Eh bien, dit Des Frans à son ami, sitôt qu’ils furent seuls, vous savez à présent mon histoire, me conseillez-vous encore ◀de▶ me remarier ? Oui, plus que jamais, lui répondit Des Ronais. Vous ◀le▶ devez pour ◀la▶ tranquillité ◀de▶ votre vie, vous oublierez dans ◀les▶ bras ◀de▶ Madame de Mongey toutes ◀les▶ idées funestes qui vous restent ◀de▶ Silvie. Nous en parlerons une autre fois, pour à présent laissez-moi donner ◀le▶ temps qui nous reste au soin ◀de▶ ◀la▶ réception ◀de▶ ◀la▶ belle compagnie qui nous doit venir demain. Vous jugez bien, poursuivit-il, que je veux que tout aille dans ◀l’▶ordre, puisque outre Contamine, Jussy et leurs épouses, Madame de Londé et notre ami Dupuis en seront. Ajoutez, lui dit Des Frans en riant, votre aimable maîtresse ; et ◀la▶ vôtre poursuivit Des Ronais en riant aussi. Dupuis vous dira une partie des raisons qui vous doivent engager à ◀l’▶épouser. Il ne sera pas retenu par ◀la▶ présence ◀de▶ Madame de Londé, et peut-être vous fera-t-il comprendre que ◀l’▶infidélité ◀de▶ Silvie, qui vous fait renoncer au mariage, n’était pas volontaire : outre cela, quand elle ◀l’▶aurait été, ce n’est pas une raison pour vous empêcher ◀de▶ songer à une autre épouse, surtout ◀d’▶une vertu éprouvée ; jusqu’à ce temps-là je vous souhaite ◀le▶ bonsoir. Il ◀le▶ laissa en effet dans sa chambre, et lui se retira dans la sienne, où il fit monter ses domestiques pour leur donner ◀les▶ ordres qu’il avait à leur donner pour ◀le▶ lendemain.
Dès ◀le▶ grand matin Dupuis vint ◀le▶ voir, et pendant que Des Ronais était occupé ailleurs, et qu’il fut même obligé ◀de▶ sortir pour une affaire extrêmement pressée, il eut avec Des Frans une fort longue conversation tête-à-tête, pendant laquelle Des Frans leva vingt fois ◀les▶ yeux au ciel, avec ◀de▶ grandes exclamations, et ◀de▶ fréquents soupirs ; et enfin elle ne se termina que par un déluge ◀de▶ larmes. ◀La▶ compagnie qui survint ◀le▶ retira ◀de▶ ses rêveries, et comme Des Ronais ◀l’▶avait prié ◀de▶ faire ◀les▶ honneurs ◀de▶ chez lui en son absence, il fit ses efforts pour cacher ◀la▶ tristesse que ◀le▶ discours ◀de▶ Dupuis lui avait inspirée. Il réussit ; Dupuis ◀le▶ laissa avec Monsieur et Madame de Contamine, Monsieur et Madame de Jussy, Madame de Mongey et Mademoiselle Dupuis, et lui alla quérir Madame de Londé, qu’il amena un moment après.
Des Ronais revint enfin et leur fit ses excuses ◀de▶ n’avoir pas été chez lui pour ◀les▶ recevoir à ◀la▶ descente ◀de▶ leurs carrosses. On ◀les▶ reçut, et en effet elles étaient légitimes. Madame de Contamine seule, pour commencer à mettre ◀la▶ compagnie ◀de▶ bonne humeur, feignit ◀de▶ ne ◀les▶ pas recevoir, et ◀le▶ railla ◀d’▶avoir chargé un autre ◀de▶ ◀la▶ réception ◀de▶ sa maîtresse. Il se défendit en raillant aussi ; mais il fut tellement poussé par cette dame, qu’il pria Contamine et Madame de Mongey ◀de▶ prendre son parti, et ◀d’▶imposer silence à ◀la▶ médisance. Bien loin ◀d’▶en rien faire, ils se joignirent à elle. Tout le monde en fit autant, de sorte que ◀le▶ pauvre Des Ronais, pillé par tout le monde, se mit à genoux ◀les▶ mains jointes, et leur demanda quartier, et pardon à sa maîtresse. On ◀le▶ lui accorda, et cette plaisanterie, qui ne se passa pas sans rire à gorge déployée, inspira à toute ◀la▶ compagnie cette pointe ◀de▶ joie qui fait tout ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀la▶ table.
On s’y mit, et on dîna splendidement. Comme on commençait à manger, Monsieur et Madame de Terny arrivèrent, ils avaient été chez Mademoiselle Dupuis pour ◀la▶ voir, et y ayant appris qu’elle dînait chez Des Ronais, ils n’avaient fait aucune difficulté ◀d’▶y venir. Ils furent fort bien reçus, et ◀la▶ compagnie étant complète, on dîna avec toutes sortes ◀de▶ plaisirs ; ◀l’▶humeur agréable ◀de▶ Terny ne contribua pas peu au divertissement. Des Ronais n’avait rien oublié pour bien régaler ses hôtes ; et avait fait ◀les▶ choses avec tant de profusion que ◀les▶ dames s’en scandalisèrent, et lui dirent fort galamment qu’elles avaient cru être ◀de▶ ses amies, et venir dîner chez lui sans façon : mais qu’elles voyaient bien qu’elles s’étaient trompées, puisqu’il ◀les▶ traitait avec tant de magnificence. En effet, ◀le▶ dîner était tout à fait somptueux. Des Ronais dit en riant que c’était Monsieur Des Frans qui en était cause. Celui-ci répondit qu’il n’y avait aucune part. On se divertit fort bien. ◀Les▶ dames chantèrent des chansons à boire, et s’admirèrent réciproquement ; et enfin rien ne manqua pour faire un véritable repas ◀de▶ joie et ◀de▶ plaisir.
Madame de Londé et ◀l’▶aimable Dupuis prirent congé ◀de▶ ◀la▶ compagnie sous prétexte ◀d’▶une visite, et promirent ◀de▶ revenir pour ◀le▶ souper. Après leur départ on somma Dupuis ◀de▶ tenir sa parole : et comme il s’y était préparé, il ne se fit pas prier deux fois. Il se fit apporter une bouteille ◀de▶ vin, et un verre auprès de lui, afin, dit-il, ◀de▶ ne pas attendre qu’il eût soif pour boire. Il fit sortir ◀les▶ laquais, et pria qu’on ◀le▶ fît taire quand on serait las ◀de▶ ◀l’▶entendre ; après quoi il commença son discours en ces termes.