Mémoires
Ce n’est certainement pas sans peine que je me suis résolu d’▶écrire quelques particularités ◀de▶ ma vie ; ◀l’▶envie ◀de▶ passer pour auteur ne m’a jamais tenté. Quelques écrits qui parurent dans ◀le▶ public malgré moi, parce qu’on me ◀les▶ a volés et auxquels j’ai refusé mon nom, quoiqu’ils aient eu ◀l’▶approbation générale, font foi ◀de▶ cette vérité. Mais comme je suis certain que ces mémoires-ci ne paraîtront qu’après ma mort, je crois que ◀les▶ louanges qu’on a fait ◀de▶ mes écrits et qu’on en fait encore tous ◀les▶ jours en ma présence sans m’en savoir ◀l’▶auteur m’autorisent à ◀les▶ réclamer après que je ne serai plus. Tels sont ◀les▶ Illustres Françaises, imprimées chez Abraham de Hondt à La Haye en 1713 et le sixième tome ◀de▶ Dom Quixotte donné au public sous ◀le▶ nom du sieur ◀de▶ Saint-Martin auquel ce livre fait honneur, quoiqu’il ◀l’▶ait gâté en bien des endroits, surtout à ◀la▶ mort ◀de▶ son héros, qu’il fait mourir dans ses visions à ◀la▶ fontaine ◀de▶ Merlin et que je faisais mourir en honnête homme revenu ◀de▶ ses imaginations. Soit dit en passant, ce mons[ieu] r ◀de▶ Saint-Martin est aussi grand fripon qu’il est peu judicieux. Sa friponnerie paraît en ce qu’il se fait honneur ◀d’▶un ouvrage qui ne lui appartient pas, et qu’il a défiguré par son peu de jugement en faisant mourir D[om] Quixotte ◀de▶ plurésie, et dans ses folies, sans se souvenir qu’il avait approuvé dans son impression ce que j’avais dit, que c’eût été dommage qu’un aussi honnête homme que notre héros fût mort dans ses imaginations.
2. Messieurs du Journal littéraire ◀de▶ Hollande auxquels je me suis plaint du larcin ◀de▶ ces livres peuvent rendre justice à ◀la▶ vérité et témoigner que ç’a été malgré moi que j’ai été mis sous ◀la▶ presse. Ils ont plusieurs ◀de▶ mes lettres et reconnaîtront bien mon écriture, si ceci leur est envoyé et que ◀de▶ Hondt ◀l’▶imprime, comme je ◀le▶ souhaite en cas qu’ils me survivent. longtemps inutile. Je ◀les▶ écris aussi pour instruire ◀les▶ jeunes gens, et leur apprendre par ma propre expérience dans quels malheurs peuvent ◀les▶ précipiter leurs passions trop écoutées, ◀la▶ chaleur ◀de▶ leur sang, et leur amour propre. Je ne me mets point sur ◀le▶ pied ◀de▶ leur servir ◀de▶ pédagogue, moi qui n’en ai jamais pu souffrir, mais j’espère que mon exemple ◀les▶ portera à suivre un train ◀de▶ vie plus réglé que le mien, à éviter ◀les▶ occasions où je me suis mal à propos trouvé, quoique ce fût involontairement, afin qu’ils ne trouvent pas comme moi ◀les▶ malheurs, ◀les▶ peines et ◀les▶ chagrins dont j’ai été accablé par ma faute.
5. Ceux qui aiment ◀l’▶Histoire pourront trouver ici beaucoup ◀d’▶endroits secrets, et que je sais ◀d’▶original, qui pourraient tant en bien qu’en mal servir ◀d’▶anecdotes à ◀l’▶Histoire ◀de▶ Louis XIV ; et je puis dire que ce que j’en dis est également curieux et vrai. Je parlerai ◀de▶ ce roi sans flatterie. Il était né parfaitement honnête homme et ◀de▶ probité, mais ses plaisirs et ◀les▶ flatteurs lui ont fait faire des fautes terribles qui ont bien terni sa réputation, et qui ont été cause qu’il est mort avec peu de regret ◀de▶ ses sujets, quoiqu’il en eût été ◀l’▶adoration. Cela est venu de ce qu’il a toujours préféré ◀les▶ gens ◀de▶ basse extraction à ◀la▶ bonne et ancienne noblesse, qui a toujours ◀le▶ cœur plus élevé et plus désintéressé que ceux qui ne sont nés que dans des familles ◀de▶ marchands ou ◀de▶ financiers qui se ressentent toujours ◀de▶ ◀la▶ crapule ◀de▶ leur origine, étant très vrai ce que dit Boileau :
Son âme malgré lui sent toujours ◀la▶ roture. ont emporté avec eux et par ◀les▶ manufactures qui faisaient une partie du commerce du royaume que ces bannis volontaires ont porté chez nos voisins ; lequel commerce si florissant sous ◀le▶ ministère ◀de▶ défunt M[onsieu] Colbert s’est tout à fait anéanti depuis que Pontchartrain lui a eu succédé ; et en effet où cet homme aurait-il pu apprendre ◀le▶ commerce et ◀le▶ conduire, lui qui n’a jamais su que ◀la▶ chicane et n’a été conduit que par son entêtement, sa prévention et son avarice ?
7. Mais revenons aux religionnaires. ◀Les▶ flatteurs dont ce prince était obsédé lui ont toujours fait croire que c’était ◀le▶ plus bel endroit ◀de▶ sa vie : mais ◀les▶ bons Français en ont jugé bien autrement. Ils ont prévu ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ France tout aussitôt qu’ils ont vu leur roi porter ◀la▶ main à ◀l’▶encensoir. Ces religionnaires ont fait leurs efforts pour rentrer dans ◀le▶ royaume, mais ◀les▶ portes leur en ont été absolument fermées à moins qu’ils ne changeassent ◀de▶ religion, et qu’ils ne renonçassent au revenu ◀de▶ leur bien qui avait été saisi, et ils ont mieux aimé tout abandonner plutôt que ◀d’▶avoir ◀la▶ conscience bourrelée. ◀Le▶ confesseur, s’il avait été homme ◀de▶ probité et vraiment chrétien, aurait fait entendre au roi ce que dit saint Bernard, Religio suaditur [sic], non imponitur mais bien loin de ◀le▶ faire, il poussait le premier ◀la▶ roue et mettait ◀les▶ machines en branle, non seulement pour leur expulsion, mais pour leur boucher leur rentrée. Ce n’était pourtant pas ◀le▶ zèle ◀de▶ ◀la▶ religion qui ◀le▶ faisait agir, ni lui ni ◀les▶ autres, ce n’était que ◀le▶ seul intérêt temporel, parce que lui, ses parents, son indigne société, et ◀la▶ Maintenon, ministre publique des voluptés du prince, et ◀la▶ plus hypocrite créature qui fut jamais, et d’autres ◀de▶ leur faciende jouissaient du revenu des biens ◀de▶ ces fugitifs, et qu’ils auraient été obligés à restituer, si ces malhureux étaient rentrés en grâce. véritablement converti ; ◀les▶ uns ont eu des charges militaires et ◀de▶ robe, d’autres des pensions, et d’autres ont été autrement récompensés. Mais il fallait bien que ◀le▶ confesseur et ◀les▶ autres leurrassent ◀le▶ prince ◀d’▶une apparence ◀de▶ distinction, lui qui ne voyait que par leurs yeux. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ rapporter ici quelques vers fort justes, et qui conviennent parfaitement au sujet. Ils sont dans une requête qu’on prétend lui avoir été présentée par ◀les▶ religionnaires persécutés. Après lui avoir remontré qu’ils vivaient sous ◀la▶ bonne foi ◀d’▶édits qui ne devaient pas être révoqués, ils poursuivent par lui dire :
Ton conseil te fait suivre un si honteux modèle.En un mot comme toi n’offrit que des grandeurs.Il fit des apostats par cette douce amorce,Et puisque à cela près tu marches sur ses pas,
Crains ◀la▶ flèche du ciel, qui ne ◀l’▶épargna pas. enviée. Je ◀le▶ répète encore. Ce prince était né honnête homme ; mais il a été absolument corrompu par ces malhureuses et maudites pestes ◀de▶ cour dont ◀les▶ souverains sont toujours environnés, desquels Racine a fait si bien dire à Phèdre dans ◀la▶ tragédie de même nom :
En effet ce sont eux qui ont perdu ◀la▶ France, Louis XIV n’ayant régné que par eux, ou plutôt eux sous son nom. Il pourra s’excuser devant Dieu, et rejeter ◀les▶ fautes sur eux, et dire comme David :
Ab ignotis meis munda me. et ab alienis parce servo tuo
Mais que répondra-t-il, si Dieu lui demande pourquoi il a ignoré ce qu’ils ont fait ◀de▶ mal, puisque une infinité ◀de▶ gens ◀les▶ lui ont représentées [sic] ? Et que répondra-t-il encore si Dieu lui demande s’il lui avait donné et confié ◀le▶ royaume pour y régner par procureurs ? Laissons ◀l’▶éternité, et revenons à ◀la▶ vie temporelle, où il y a bien du haut et bien du bas, bien du bon et bien du mauvais.
10. ◀Le▶ bon vient sans doute ◀de▶ lui ; et ce que j’en dirai témoignera une âme toute grande et toute héroïque lorsqu’il a agi ◀de▶ lui-même, et qu’il a décidé dans ◀le▶ moment, et sans autre conseil que sa probité naturelle. ◀Le▶ mal vient des flatteurs. Certainement c’était son plus grand vice que ◀d’▶aimer ◀la▶ flatterie, ◀l’▶adulation et ◀l’▶encens. Tout le monde était surpris ◀de▶ voir avec quelle joie il recevait ◀les▶ louanges vraies ou fausses, et toute ◀la▶ terre a été étonnée ◀de▶ voir qu’à ◀la▶ honte ◀de▶ ◀la▶ religion, il se soit trouvé parmi des chrétiens des âmes assez basses et assez impies pour lui avoir attribué ◀le▶ titre ◀d’▶immortel dans ◀le▶ monument ◀de▶ ◀la▶ place des Victoires ; comment il ◀l’▶a souffert lui-même, et comment il a souffert depuis qu’on ait gravé à ◀la▶ place des conquêtes, sous sa figure équestre, ces infâmes inscriptions par lesquelles il semble que Dieu lui doive Sa gloire, et que sans lui Il ne serait ni prié ni adoré.
11. A ◀l’▶égard des Jésuites qui ◀l’▶ont gouverné comme ils ont voulu, et qui lui ont fait faire une infinité ◀d’▶injustices, ou plutôt qui ◀les▶ ont faites sous son nom, on ne doit pas s’étonner que leur pouvoir ait été arbitraire sous son règne. Plusieurs raisons ◀l’▶engageait à ◀les▶ laisser faire. Son amour-propre et sa vanité lui faisaient croire par leurs sujestions [sic] que ◀le▶ pouvoir sans borne était ◀le▶ plus parfait ◀de▶ tous ◀les▶ gouvernements ; il était ravi ◀de▶ se voir flatté par des gens ◀d’▶Eglise dans ce qui flattait son amour propre et son ambition ; et ce pouvoir immense qu’il s’est attribué à leur persuasion et à leur exemple ◀l’▶a jeté dans une espèce ◀de▶ nécessité ◀de▶ violer ◀les▶ privilèges ◀les▶ plus sacrés tant de ses propres sujets que des gens ◀d’▶Eglise ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre sexe qui ont souffert sous son règne tout ce qu’on peut souffrir sous celui ◀d’▶un prince ignorant, qui ne suit pour toute règle que ◀les▶ conseils ◀de▶ misérables sans foi, sans religion et sans probité, dont il empruntait ◀les▶ yeux et ◀les▶ oreilles pour voir et pour entendre. Ce qui obligea M. de Luxembourg2 ◀de▶ dire une fois en plaisantant que ◀le▶ royaume ◀de▶ France et ◀les▶ sujets, chacun en particulier et tous en général, avaient été hureux pendant que ◀le▶ Roi n’avait cru que lui-même et Mlle de La Vallière et sans appréhender ◀le▶ purgatoire, mais que depuis que ◀les▶ Tartufes s’étaient emparés ◀de▶ son esprit, il était arrivé au royaume ce qui arrive tous ◀les▶ jours dans ◀les▶ familles particulières, où il n’y a plus ◀de▶ repos à espérer pour ◀les▶ enfants ni pour ◀les▶ domestiques sitôt qu’un faux dévot s’est rendu maître ◀de▶ ◀l’▶esprit du maître ou ◀de▶ celui ◀de▶ ◀la▶ maîtresse, et qu’il n’y a même aucun repos entre ◀le▶ mari et ◀la▶ femme quand l’un des deux ne donne pas dans ◀les▶ ridicules visions ◀de▶ l’autre.
12. Cependant ce n’est point tout à fait ◀la▶ raison qui rendait ◀les▶ Jésuites tout puissants sous son règne ; ◀la▶ véritable raison et ◀la▶ plus pressante était, (◀le▶ croira-t-on ? ) ◀la▶ crainte qu’il avait ◀de▶ leurs maximes et ◀de▶ leur politique. Il ne ◀les▶ aimait point, au contraire il ◀les▶ haïssait au fond du cœur ; mais il ne se fiait pas au Viro Immortali ◀de▶ ◀la▶ place des Victoires. ◀Les▶ maladies dont il était attaqué de temps en temps lui faisaient connaître qu’il n’était point immortel ; mais du moins il ne voulait pas courir ◀les▶ risques du poignard et du poison. ◀Les▶ exemples ◀de▶ Henri III et ◀de▶ Henri IV ◀le▶ faisaient trembler, et c’est ce qui ◀l’▶obligeait à autoriser ◀les▶ violences ◀de▶ cette formidable compagnie, ou du moins ◀de▶ se boucher ◀les▶ yeux sur leurs entreprises. Je rapporterai ◀la▶ preuve ◀de▶ ceci lorsque je parlerai ◀de▶ ce qui m’arriva en 1689 et 1690 avec
Mons[ieu]r ◀de▶ Seignelay. Je parlerai ◀de▶ ces bons pères dans ◀la▶ suite ◀de▶ ces Mémoires ; on y verra des endroits qui certainement ne leur feront point ◀d’▶honneur. Je ne dirai pourtant rien que ◀de▶ vrai ayant été témoin moi-même pour mon malheur, comme étant intéressé à une bonne partie ◀de▶ ce que j’en dirai et sachant ◀le▶ reste ◀d’▶original. Je dirai cependant que Louis XIV avait tort ◀de▶ ◀les▶ tant craindre ; il n’avait qu’à ◀les▶ abandonner à ◀la▶ fureur du peuple dont ◀la▶ partie ◀la▶ plus sensée est revenue ◀de▶ ◀la▶ bonne opinion qu’on avait ◀d’▶eux. Et pour leur ôter toute sa confiance, il devait se souvenir ◀de▶ ◀la▶ vive et naïve peinture qui lui en avait été faite par M. de Pomponne, secrétaire ◀d’▶Etat des Affaires Etrangères, dans son testament politique dont ◀l’▶original manuscrit lui a été remis, et que j’ai vu dans son cabinet. Comme j’ai lu ce passage plusieurs fois, je ◀le▶ sais par cœur, et ne ◀l’▶ayant point vu ailleurs ni imprimé ni écrit, je crois devoir ◀le▶ donner ici en propres termes. ◀Le▶ voici :
13. Quoique cette compagnie (il parle des Jésuites) soit la dernière en date dans ◀la▶ hiérarchie ecclésiastique, c’est cependant celle avec laquelle toutes ◀les▶ têtes couronnées ont ◀le▶ plus ◀d’▶intérêt ◀de▶ se bien maintenir. ◀Les▶ cruelles catastrophes arrivées ◀de▶ nos jours, ou ◀de▶ ceux ◀de▶ nos pères, doivent faire craindre à tout prince souverain ◀le▶ ressentiment ◀de▶ cette compagnie, qui subsistera pourtant tant qu’elle suivra ◀les▶ maximes fondamentales ◀de▶ son établissement, c’est-à-dire qu’elle ne recevra dans son corps que des gens ◀d’▶un parfaitement beau génie, et n’admettra dans ses dignités que des scélérats.
14. Je laisse à tout lecteur ◀la▶ liberté ◀de▶ tirer ◀les▶ conséquences ◀d’▶un raisonnement si bien suivi. Je crois qu’il ne faut pas être fort habile pour dire que tout Jésuite est habile homme, et que ceux qui sont ◀les▶ Phaétons ◀de▶ leur chariot et qui ◀le▶ conduisent mériteraient bien ◀de▶ trouver dans leur chemin un Jupiter qui arrêtât leur course.
15. Il s’est trouvé des gens dans ◀le▶ monde plus sincères et plus zélés pour ◀la▶ gloire du roi que ces pères. Ce fut M. ◀le▶ maréchal ◀de▶ Grammont, que tout le monde sait avoir été vif en reparties sincères. ◀Le▶ Roi lui dit un jour qu’il venait de lire un livre dont il était charmé. — Quel est-il, lui demanda M. de Grammont. — C’est, lui répondit ◀le▶ Roi, Calcondille. J’aime à voir, ajouta-t-il, que ◀le▶ pouvoir arbitraire est dans ◀la▶ main ◀d’▶un seul, que tout se fait par lui et par ses ordres, qu’il ne rend compte ◀de▶ sa volonté à personne, et qu’elle est absolument suivie par tous ses sujets sans exception. Il me semble que ce pouvoir sans bornes approche ◀le▶ plus ◀de▶ celui ◀de▶ Dieu. Qu’en dites-vous, M. de Grammont ? ajouta-t-il. — J’aime à voir, répondit-il, que Votre Majesté s’occupe à ◀la▶ lecture. Mais avec-vous tout lu Calcondille ? — Non, répondit ◀le▶ Roi, je n’en ai lu que ◀la▶ préface. — Hé bien, répliqua M. de Grammont, lisez-◀le▶ tout entier, et quand vous serez au bout, vous me direz combien ◀d’▶empereurs turcs sont morts dans leur lit, et je vous dirai moi combien il en est péri ◀de▶ mort violente. Je vous en dirai ◀les▶ causes et vous prouverai par Calcondille lui-même qu’un prince qui peut tout ne doit pas vouloir tout ce qu’il peut. Cette réponse est assurément hardie, mais elle est sans contredit plus humaine et plus chrétienne que ce que ◀les▶ Jésuites et d’autres lui faisaient entendre. M.de Grammont était cependant un homme ◀de▶ cour. Je parlerai ◀de▶ lui dans ◀la▶ suite. J’ai bien d’autres endroits à ◀le▶ remettre sur ◀le▶ théâtre.
16. Ce ne sont pas ◀les▶ seuls Jésuites qui ont abusé ◀de▶ ◀la▶ confiance ◀de▶ ce prince. ◀Le▶ haut clergé a porté ses adulations et sa basse complaisance jusques à des extrémités qui ont scandalisé ◀les▶ gens véritablement pieux, et qui savent distinguer ◀les▶ droits du sacerdoce ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ couronne. ◀Les▶ harangues que ◀les▶ prélats lui ont faites et qui sont imprimées et par conséquent entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde, seront des témoins immortels ◀de▶ leurs bassesses. Il ◀les▶ ont poussées si loin que ◀le▶ maréchal ◀de▶ ◀La▶ Feuillade, homme sans autre Dieu que son roi, trouva un juste sujet ◀de▶ faire connaître que tous ces prélats n’avaient pas plus ◀de▶ religion que lui, et ◀de▶ ◀les▶ tourner tous en ridicules. Il était sujet à des saillies qui étaient admirables. Il en eut une dont toute ◀la▶ cour fut témoin qui fit rire des gens qui n’en avaient que très peu ◀d’▶envie.
17. Ce fut en 1682 à S[ain] t-Germain-en-Laye où ◀le▶ clergé ◀de▶ France était assemblé. Ils étaient tous en procession et allaient du château à ◀l’▶église pour remercier Dieu des résolutions qu’ils avaient prises : l’une contre ◀le▶ pape au sujet de ◀la▶ régale et des franchises, et l’autre ◀d’▶avoir acquis ◀la▶ protection du Roi, dont ils louaient ◀le▶ zèle et ◀la▶ piété et auquel ils venaient ◀d’▶accorder un don gratuit très fort, et ◀le▶ tout à ◀la▶ suggestion des RR. PP. Jésuites. ◀Le▶ Roi ◀les▶ voyait passer ◀de▶ sa fenêtre dans un ordre magnifique et si bien réglé, que ◀les▶ spectateurs étaient convaincus que si ◀le▶ clergé sacrifiait au Roi ◀la▶ religion, du moins sa marche témoignait-elle un dehors très pieux. ◀La▶ Feuillade ne put se taire. Morbleu ! dit-il, voyez-vous bien tous ces gens-là et ◀le▶ chemin qu’ils suivent ; allez à Charenton, faites-vous calviniste, je me donne au diable s’ils ne vous imitent et ne font comme vous ; car il n’y en a pas un, parmi eux tous, qui ait plus ◀de▶ piété qu’il y a ◀de▶ moelle dans ◀la▶ jambe ◀d’▶une pie. Ce sont là ses propres paroles, très peu édifiantes pour ◀les▶ ouailles, mais très peu honorables pour tous ◀les▶ pasteurs.
18. En effet il a toujours paru que tous ◀les▶ prélats ont mieux aimé risquer ◀d’▶offenser Dieu, supposé qu’ils ne ◀l’▶aient pas offensé par leur molle et lâche complaisance, que ◀de▶ s’exposer à ◀l’▶indignation du Roi par ◀la▶ plus simple remontrance qu’ils auraient pu lui faire, et il est étonnant que parmi tant de prélats qui composent ◀le▶ clergé ◀de▶ France, entre lesquels il y en a ◀de▶ très savants et ◀de▶ pieux, il ne s’en soit pas trouvé un seul qui ait suivi ◀le▶ chemin que saint Ambroise leur a tracé end parlant face à face à Théodose. ◀Le▶ Roi aurait pris leurs remontrances en bonne part suivant ◀la▶ piété dont il faisait profession ; ainsi ce ne pouvait pas être lui qu’ils craignissent. Mais ils appréhendaient ◀les▶ Jésuites auxquels ◀les▶ lettres ◀de▶ cachet pour des exils et même des prisons ne coûtaient rien ; et ils se trouvaient mieux à ◀la▶ cour que dans un fond ◀de▶ province où ils auraient été relégués et où ils n’auraient pas eu toutes leurs aises, parce que leur temporel aurait été séquestré jusqu’à ce qu’ils fussent devenus plus complaisants.
19. Plusieurs évêques lui ont fait des remontrances par écrit. Mais à quoi ont-elles servi ? à rien qu’à ◀les▶ faire persécuter, parce que ces écrits étaient remis au confesseur qui n’avait garde ◀de▶ faire entendre au Roi ◀les▶ choses telles qu’elles étaient. ◀Le▶ père de La Chaise et ◀le▶ père Le Tellier qui lui a succédé étaient tous deux des fourbes et des scélérats trop parfaits pour agir avec droiture.
20. Je ne sais qu’un seul simple prêtre nommé ◀l’▶abbé Chapelle qui ait osé s’expliquer publiquement et en pleine église un jour solennel en présence d’une infinité ◀de▶ peuples. Voici ◀le▶ fait ; j’en parle comme présent. Lorsque ◀le▶ roi établit ◀la▶ capitation, ◀le▶ bas clergé n’en fut pas plus exempt que ◀les▶ autres sujets. Chapelle était prêtre et chantre à Saint-Paul, paroisse ◀de▶ Paris où ◀le▶ peuple est ◀le▶ plus nombreux. ◀Le▶ jour du Saint-Sacrement il était comme ◀les▶ autres chantres au lutrin ; vêpres y furent dites en attendant ◀la▶ bénédiction du Saint-Sacrement. Lorsque ce vint à son tour à entonner ◀le▶ Domine salvum fac regem, qui est une prière qu’on fait pour ◀le▶ Roi, il resta muet. ◀Le▶, curé surpris ◀de▶, ce procédé lui demanda pourquoi il ne chantait pas. Chapelle lui répondit à voix bien intelligible et bien haute qu’il ne pouvait pas prier Dieu pour un homme qui ◀le▶ faisait mourir ◀de▶ faim ; et effectivement ne chanta pas. Tout le monde fut scandalisé ◀de▶ cette réponse insolente dans une église et devant ◀le▶ plus auguste ◀de▶ nos mystères. Il fut mené dans ◀les▶ prisons ◀de▶ ◀l’▶archevêché où il est resté plus ◀de▶ trois mois in pane doloris et in aqua angustiae J’avoue qu’il ◀le▶ méritait bien, et même plus. Mais si ◀le▶ haut clergé avait eu ◀la▶ fermeté ◀de▶ s’expliquer, on n’aurait pas tant anticipé sur ses droits. Il est vrai qu’il doit être indifférent aux évêques, archevêques et autres qui composent ◀le▶ haut clergé que ◀le▶ Roi leur demande ◀de▶ ◀l’▶argent ou qu’il ne leur en demande pas. Comme ce sont eux qui en font ◀la▶ répartition dans leurs diocèses, ils font toujours si bien leur compte que c’est ◀le▶ bas clergé seul qui porte toutes ◀les▶ charges, et leurs tables à eux ni leurs trains n’en sont pas moins somptueux ni moins magnifiques.
21. Quoi qu’il en soit, il aurait été très avantageux à la mémoire de Louis XIV qu’il fût mort trente ans plus tôt. Ses conquêtes seraient toutes restées à ◀la▶ France. ◀La▶ paix ◀de▶ Nimègue ◀l’▶avait rendu ◀le▶ plus grand et ◀le▶ plus glorieux prince qui eût jamais régné ; ◀le▶ royaume riche et abondant aurait rendu sa mémoire précieuse, et il serait mort dans ce temps-là ◀le▶ père et ◀l’▶adoration ◀de▶ son peuple, et ◀l’▶admiration et en même temps ◀la▶ terreur ◀de▶ nos voisins et ◀de▶ toute ◀l’▶Europe, et même ◀de▶ tout le monde. Mais ce n’est plus cela présentement. Depuis ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes, il semble que ◀la▶ main ◀de▶ Dieu se soit appesantie sur ◀le▶ royaume. Mon dessein n’est pas ◀de▶ faire ici ◀le▶ déclamateur ; mais je prie ceux qui ont vécu dans un âge ◀de▶ connaissance depuis ◀l’▶année 1668 et qui vivent encore ◀de▶ faire ◀la▶ comparaison ◀de▶ ◀l’▶état où ◀la▶ France était en ce temps-là avec celui dans lequel elle est aujourd’hui.
22. Elle était riche, triomphante, puissante, respectée et crainte ◀de▶ ses voisins, arbitre ◀de▶ presque toute ◀l’▶Europe. ◀La▶ bonne foi y régnait encore, ◀le▶ commerce y était abondant et florissant ; ◀l’▶officier et ◀le▶ soldat étaient bien payés et bien nourris ; et ◀le▶ Roi sans surcharger ◀le▶ peuple avait autant ◀de▶ soldats entretenus qu’il en a eu depuis ; ses frontières étaient bien munies, ◀la▶ marine sur un bon pied ; en un mot ◀le▶ royaume était en état ◀de▶ soutenir ◀la▶ guerre tant par mer que par terre contre tels ennemis qui se seraient présentés. Ses généraux étaient expérimentés et ◀les▶ soldats bien disciplinés, et pour achever ◀la▶ peinture ◀de▶ son bonheur, ◀la▶ religion y florissait [sic] sans hypocrisie et sans mélange, et n’était point encore tout à fait défigurée. Il faut dire un mot ◀de▶ chacun ◀de▶ ces articles en particulier.
23. ◀La▶ France était riche, qui que ce soit n’en peut douter. ◀Les▶ subsides qu’elle fournit au roi et ◀la▶ prodigieuse quantité ◀d’▶argent qui fut porté au trésor royal par ◀l’▶acquisition des rentes sur ◀l’▶Hôtel de Ville de Paris est un garant certain ◀de▶ ◀la▶ richesse du royaume et ◀de▶ celle ◀de▶ chaque particulier. Ce sont ces rentes qui sont en partie cause ◀de▶ ◀l’▶abaissement ◀de▶ ◀la▶ France ; elles ont fourni au Roi ◀le▶ moyen ◀d’▶attacher à ses intérêts tous ceux qui lui avaient prêté ◀de▶ ◀l’▶argent et en même temps ◀le▶ moyen ◀de▶ rendre son pouvoir arbitraire, et ◀de▶ n’avoir plus ◀d’▶autre règle dans son gouvernement que sa propre volonté, contre laquelle personne n’osait se déclarer, tant il est vrai que ◀l’▶intérêt personnel ◀l’▶emporte sur ◀le▶ général. ◀L’▶intérêt ◀de▶ ces rentes qu’il a fallu payer sans diminuer ◀les▶ revenus ordinaires ont donné lieu à ◀l’▶augmentation des impôts, à quoi personne n’a eu ◀la▶ fermeté ◀de▶ s’opposer, pas même ◀le▶ Parlement, parce qu’une bonne partie des membres dont ce corps est composé tiraient leur plus claire et plus utile subsistance ◀de▶ ces rentes sur ◀l’▶Hôtel de Ville, et on peut dire avec certitude que ceux qui ont les premiers acheté ces rentes ont en même temps acheté ◀les▶ fers dont eux, leurs descendants et tout ◀le▶ royaume se trouve accablé.
24. Après ◀la▶ création ◀de▶ ces rentes, ◀l’▶argent devenant plus rare ◀de▶ jour en jour, il a fallu pour en trouver avoir recours à des moyens infâmes inconnus à nos pères. Ç’a été ◀la▶ création des charges qui ne sont qu’à charge au public ; on en a créé ◀de▶ toutes espèces, et pour ◀les▶ faire acheter promptement on y a attribué des droits qui ont achevé ◀de▶ ruiner tout ◀l’▶intérieur du royaume, et d’autres qui vont contre ◀les▶ commandements ◀de▶ Dieu, ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ nature et du sang, et contre ◀la▶ charité chrétienne.
25. Ceux qui ont ruiné ◀l’▶intérieur du royaume gissent en ce que ◀les▶ acquéreurs ◀de▶ ces charges étaient déchargés ◀de▶ taille, ◀de▶ subsistance, ◀de▶ passage ◀de▶ gens ◀de▶ guerre, ◀de▶ sel et d’autres impositions que toutes ◀les▶ communautés portaient. ◀Les▶ gros fermiers et ◀les▶ paysans riches ont acheté des charges à cause des exemptions qui y étaient attachées, et comme il ne fallait pas que ◀les▶ revenus ordinaires fussent diminués, il a fallu augmenter ◀les▶ tailles et en faire porter ◀l’▶imposition par ◀les▶ pauvres, dont ◀la▶ quote-part a été si fort outrée que ◀les▶ provinces en sont absolument ruinées dans tout ◀le▶ bas peuple, dont par contrecoup ◀les▶ riches se sont tellement ressentis qu’ils sont presque tous aussi gueux ◀les▶ uns que ◀les▶ autres. Il en est de même pour ◀le▶ franc-salé, pour ◀le▶ logement des gens ◀de▶ guerre, ◀la▶ subsistance, etc. , que pour ◀la▶ taille.
26. ◀Les▶ exemptions attachées à ces charges qui vont contre ◀les▶ lois ◀de▶ Dieu, ◀la▶ charité chrétienne et ◀le▶ sang sont celles qui regardent ◀les▶ orphelins et ◀les▶ mineurs. ◀Le▶ Roi est naturellement leur père, ou il devrait ◀l’▶être ; leurs parents doivent avoir soin ◀de▶ leur éducation et ◀de▶ leur bien. Mais non, contre ◀les▶ commandements ◀de▶ Dieu, ◀la▶ charité et ◀les▶ obligations du sang, il leur a été permis ◀de▶ devenir impies et barbares. Ce qui a fait et fait encore que ◀le▶ bien ◀de▶ ces mineurs étant confiés à des gens qui ne leur sont ◀de▶ rien, et auxquels ces enfants n’appartiennent point, ils ont converti ce bien à leur profit, ◀l’▶ont engagé ou vendu, ou du moins ◀l’▶ont laissé tellement embrouillé que ces enfants n’en peuvent rien tirer parce que leur pauvreté ne leur permet pas ◀d’▶avoir recours à ◀la▶ justice dans un royaume où elle est vénale, et où ◀les▶ sangsues, procureurs, sergents, greffiers et mille autres canailles s’engraissent des malheurs publics. Je n’aurais jamais fait si j’entreprenais ◀d’▶entrer dans ◀le▶ détail des causes ◀de▶ ◀la▶ pauvreté ◀de▶ ◀la▶ France ; elle se fait sentir mille fois plus vivement que je ne saurais ◀l’▶exprimer, et ces causes sont si palpables qu’elles frappent en même temps ◀l’▶esprit et ◀l’▶imagination.
27. ◀La▶ France était triomphante, on ne peut point en disconvenir ; ◀le▶ traité ◀de▶ Nimègue en est une preuve si authentique qu’il faudrait avoir renoncé au sens commun pour dire ◀le▶ contraire. Elle avait contre elle ◀la▶ Triple Alliance soutenue secrètement par des puissances jalouses ◀de▶ sa grandeur. Nonobstant cela, elle triompha si bien ◀de▶ leur haine qu’ils furent obligés ◀de▶ lui demander ◀la▶ paix ; et ◀la▶ France ◀la▶ leur accorda à telles conditions qu’elle voulut elle-même prescrire, et toutes ses conquêtes lui restèrent. Ce traité ◀de▶ Nimègue est ◀le▶ plus honorable pour ◀le▶ Roi qu’aucun ◀de▶ ceux que ◀la▶ France eût jamais fait avec ses ennemis.
28. Depuis ce traité qu’on peut à bon titre nommer ◀la▶ période ◀de▶ ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀la▶ France, Louis XIV, craint ◀de▶ ses ennemis et adoré ◀de▶ ses peuples, et plus que tout cela gonflé ◀de▶ sa grandeur, commença à ne plus régner que comme ◀les▶ empereurs turcs, et ne se mêla plus du détail du royaume ; il s’en reposa sur des ministres, et se contentait ◀d’▶apprendre superficiellement ce qui se passait et sans y rien examiner y donnait son consentement auquel toute ◀la▶ France obéissait par amour ou par force ; et comme une partie ◀de▶ ces ministres étaient gens ◀de▶ naissance si peu ancienne qu’un levrault sans être surchargé aurait pu porter leurs titres ◀de▶ noblesse à tous, et malgré cela fuir devant ◀les▶ chiens, et que tous ces ministres en général avaient envie ◀de▶ s’enrichir, ◀le▶ peuple fut leur victime et ◀le▶ Roi leur dupe, à quoi ne contribua pas peu ◀la▶ ridicule dévotion où il se jeta peu de temps après parce que se laissant gouverner par des gens ◀d’▶Eglise et des Jésuites dont ◀l’▶âme est ordinairement dure pour ◀le▶ prochain, et par des gens qui profitaient du malheur public, il ne faut pas s’étonner si ◀la▶ France abîmée n’a pas pu soutenir ce traité ◀de▶ Nimègue, et si ◀le▶ roi a été forcé ◀d’▶accepter ceux ◀de▶ Riswick et ◀d’▶Utrec, et ◀de▶ rendre non seulement ses anciennes conquêtes, mais aussi celles qui avaient couronné ◀de▶ gloire Louis XIII son père et Henri IV son aïeul, je veux parler ◀de▶ Pignerol, Casai et Dunkerque. Il est vrai qu’il nous reste Strasbourg, mais il ◀l’▶a acquis par ◀l’▶argent et non par ◀la▶ force des armes.
29. A ◀l’▶égard des autres, il semble que Dieu ait permis depuis cette révocation ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes que tout ce que Louis XIV et ses ancêtres ont fait pour ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀la▶ France se soit tourné contre lui. ◀Le▶ Portugal qu’il a tiré des mains des Espagnols, ◀la▶ Hollande qui nous doit sa souveraineté, et qu’on avait arraché[el à ◀l’▶Espagne pour diminuer sa puissance, ont été ses plus grands ennemis et ceux qui ont ◀le▶ plus contribué à son humiliation ; et plusieurs gens qui se mêlent ◀de▶ politique croient que ◀les▶ Espagnols n’ont jamais mieux fait pour se venger ◀de▶ ◀la▶ France que ◀de▶ se choisir pour roi un prince Français.
30. A ◀l’▶égard ◀de▶ ◀l’▶Angleterre, tout le monde sait que ç’a été ◀le▶ père de La Chaise qui a voulu que ◀le▶ père Pristers fût aussi puissant en Angleterre qu’il ◀l’▶était en France, et pour cela, sous prétexte de ◀la▶ Religion, rendre ◀le▶ roi Jacques aussi absolu que Louis XIV ; et que c’est lui qui a poussé ce prince à faire ce qu’il a fait. Mais ni l’un ni l’autre ne connaissaient leurs forces ni ◀le▶ génie des deux nations. ◀Les▶ Français idolâtrent leur roi, et à proprement parler ils consentent ◀d’▶en être ◀les▶ exclaves plutôt que ◀les▶ enfants. Ils ne se plaignent jamais que des ministres et jamais ◀de▶ leur souverain, ils imputent tout ◀le▶ bien à celui-ci et tout ◀le▶ mal aux autres. Mais il n’en est pas de même des Anglais. Ils aiment leur roi tant qu’il n’attaque point leur religion ni leurs privilèges, et qu’il ne s’écarte pas du serment qu’il fait à son sacre et à son couronnement. Mais aussi sitôt qu’il viole l’un ou l’autre, ils se tiennent quitte[s] du leur, étant très certain que ◀le▶ roi Jacques serait mort sur ◀le▶ trône si il n’avait pas entrepris ◀de▶ rendre sa religion dominante, et qu’il eût fait pendre ◀le▶ père Pristers sur ◀le▶ pont ◀de▶ Londres. Mons[ieu] r ◀Le▶ Tellier, archevêque ◀de▶ Reims, ◀le▶ dit publiquement à des Jésuites qui étaient chez lui, et cela a été imprimé sans avoir été désavoué.
31. ◀L’▶honneur obligea Louis XIV ◀de▶ donner refuge au roi Jacques et aux siens et ◀de▶ soutenir sa querelle pour ◀le▶ remettre sur ◀le▶ trône dont, par ◀les▶ mauvais conseils du confesseur, il avait été cause que ce prince avait été dépouillé. Mais qu’y a-t-il gagné ? Après une infinité ◀d’▶argent vainement consommé, ses places prises, ses armées défaites, ◀la▶ France épuisée, il a été obligé ◀de▶ consentir par un traité ◀de▶ paix que ◀le▶ fils infortuné ◀de▶ ce malhureux roi aille traîner son malheur hors de France et ◀de▶ [sic] servir pour ainsi dire ◀de▶ spectacle aux nations. Que ◀la▶ France ◀de▶ sa part y a-t-elle gagné, ou plutôt que n’y a-t-elle pas perdu ? ses forces ◀de▶ mer ont été absolument ruinées à ne s’en remettre jamais, son commerce anéanti, ses richesses épuisées, ses provinces pillées et désolées, et plus que tout cela ◀l’▶île de S[ain] t-Christophle dans ◀l’▶Amérique méridionale, ◀l’▶Acadie et ◀l’▶île de Terre-Neuve dans ◀la▶ nouvelle France, et ◀la▶ baie d’Hudson dans ◀le▶ Nord cédées à ◀l’▶Angleterre.
32. Ces cessions faites par ◀le▶ traité ◀de▶ Risvik ne frappent point ou frappent légèrement ◀les▶ Français ◀d’▶Europe, parce qu’ils n’en connaissent pas ◀la▶ conséquence. Mais ceux qui comme moi ont été dans ◀l’▶Acadie et ◀le▶ Canada, et qui savent ce que c’est que ◀la▶ pêche ◀de▶ ◀la▶ morue, ◀la▶ fertilité du terroir, sa longueur et sa largeur, et qui avec cela connaissent ◀la▶ traite avec ◀les▶ sauvages et ◀la▶ facilité que ◀les▶ Anglais auront à nous boucher ◀le▶ fleuve ◀de▶ Saint-Laurent, savent aussi qu’il aurait été plus avantageux à ◀la▶ France ◀de▶ leur céder ◀la▶ Normandie, ◀la▶ Bretagne et même ◀l’▶Aquitaine comme ils ◀l’▶ont eu autrefois que ◀de▶ leur céder ces trois endroits seuls, ◀l’▶Acadie, ◀l’▶ile ◀de▶ Terre-Neuve et ◀la▶ baie d’Hudson.
33. Dunkerque est seul regretté des Français parce qu’ils ne connaissent pas ◀l’▶utilité du reste. Cependant Dunkerque étant démoli devient ◀de▶ très peu de conséquence, ◀d’▶autant plus que faisant du port ◀de▶ Mardik, comme on fait, un port capable des plus gros vaisseaux, il est certain que Dunkerque sera avantageusement remplacé, sans qu’il en coûte que ◀de▶ ◀l’▶argent qui même ne sortira pas ◀de▶ France, et donnera à vivre à une infinité ◀d’▶ouvriers. Il n’en est pas de même ◀de▶ ◀l’▶Acadie, ◀de▶ ◀l’▶île de Terre-Neuve et ◀de▶ ◀la▶ baie d’Hudson dont ◀la▶ reine Anne a bien reconnu ◀l’▶utilité. Pour en être convaincu, il ne faut que voir ◀la▶ harangue qu’elle fit à ses chambres assemblées après ◀le▶ traité ◀de▶ Riswik, par lequel elle se félicite elle-même ◀d’▶avoir obligé ◀la▶ France ◀de▶ lui céder ◀l’▶Acadie et ◀le▶ reste qui donneront ◀le▶ moyen ◀de▶ subsister à plus ◀de▶ quarante mille personnes par ◀la▶ pêche ◀de▶ ◀la▶ morue. Et en effet ◀la▶ France n’a plus à en espérer que du Grand Banc, encore en temps ◀de▶ paix ; car pour ◀le▶ temps ◀de▶ guerre ◀les▶ Anglais y mettront bon ordre. Et ce sera bien pis lorsque ◀l’▶Acadie, qui n’est séparée ◀de▶ ◀l’▶Angleterre nouvelle que par ◀la▶ rivière ◀de▶ Saint-Jean, sera peuplée par ◀les▶ Anglais, et qu’ils y auront bâti des forts et fait des ports dans ◀les▶ endroits du monde ◀les▶ plus propres à construire et à mettre à couvert des vaisseaux, tels que sont ◀la▶ rivière ◀de▶ Saint-Jean, ◀le▶ Port-Royal, ◀La▶ Hève, Canceau ou Chedabouctou, et plusieurs autres que je ne nomme pas. Je ne puis oublier ◀les▶ îles ◀de▶ ◀La▶ Madeleine ◀d’▶où ◀les▶ Anglais peuvent tirer plus ◀d’▶huiles ◀de▶ loups marins et ◀de▶ vaches marines qu’il ne s’en peut consommer pour passer ◀les▶ peaux, et qui sont si belles, si pures et si bonnes, que ◀la▶ Compagnie Française ◀de▶ ◀l’▶Acadie, dans laquelle pour mon malheur j’étais intéressé, ◀les▶ a vendues jusques à cinq cents livres ◀la▶ barrique ◀de▶ Bordeaux. Dieu veuille que je sois mauvais prophète, mais je prévois que Québec et ◀le▶ Canada seront bientôt anglicanisés. Voilà une partie ◀de▶ ce que ◀les▶ plénipotentiaires ◀de▶ France devaient prévoir avant que de signer à cet égard ◀le▶ triste traité ◀de▶ paix ◀de▶ Risvik [Utrecht], qui très certainement sera cause un jour ◀de▶ plusieurs guerres bien sanglantes, et dans lequel cette cession n’aurait point été comprise si Mons[ieu] r Colbert ou Mons[ieu] r ◀de▶ Seignelay son fils avait vécu, et cela parce qu’ils connaissaient ◀le▶ fond du commerce, et qu’ils étaient vraiment zélés pour ◀l’▶honneur du Roi, et pour ◀l’▶honneur et ◀l’▶avantage ◀de▶ ◀la▶ France. Voilà en un mot ◀le▶ fruit ◀d’▶une dévotion indiscrète, inspirée par un scélérat qui n’en avait point, et voilà ce qu’il en a coûté à ◀la▶ France, à laquelle il devait être indifférent que ◀le▶ roi d’Angleterre se nommât Jacques ou Guillaume.
34. ◀La▶ France était puissante : qui peut en disconvenir ? Si elle ne ◀l’▶avait pas été, aurait-elle soutenu ◀les▶ efforts ◀de▶ tant ◀d’▶ennemis conjurés contre elle ? Aurait-elle entassé conquête sur conquête ? Et enfin, ◀les▶ aurait-elle réduits à accepter ◀les▶ conditions qu’elle-même avait prescrites ? Et auraient-ils eux-mêmes recherché cette paix si ils n’avaient pas reconnu qu’elle était seule supérieure à eux tous ? Mais, Grand Dieu ! qu’est-elle aujourd’hui, et à quelle cruelle extrémité est parvenue sa faiblesse ? ◀Les▶ seuls traités ◀de▶ Risvik et ◀d’▶Utrec en sont des preuves parlantes, et ◀les▶ siècles à venir auront peine à ◀les▶ croire si ils ◀les▶ comparent au traité ◀de▶ Nimègue.
35. ◀La▶ France était respectée et crainte ◀de▶ ses voisins. ◀L’▶affaire ◀de▶ Rome, où à ◀la▶ barbe du pape il fut élevé une pyramide, pour témoigner ◀la▶ satisfaction que ◀la▶ cour ◀de▶ Rome avait faite au Roi ◀de▶ ◀l’▶insolence des gardes corses, qui avaient violé ◀le▶ droit des gens dans ◀la▶ personne ◀de▶ Mons[ieu] r ◀de▶ Créqui son ambassadeur, et ◀l’▶envoi du cardinal Chisi neveu ◀de▶ Sa Sainteté pour faire cette satisfaction ◀de▶ vive voix ; ◀l’▶affaire du duc de Parme accommodée à ◀la▶ satisfaction du Roi, ◀l’▶Espagne obligée ◀de▶ céder ◀le▶ pas à notre ambassadeur dans toutes ◀les▶ cours ; et ◀de▶ Mons[ieu] r ◀de▶ Lavardin au sujet des franchises et des annates, tout cela ne dit-il pas que ◀la▶ France était crainte et respectée ? Mais à présent ce n’est plus cela. Il y a même longtemps qu’on ne ◀la▶ considère plus à Rome, où malgré ◀les▶ instances réitérées du Roi, il n’a jamais pu obtenir ◀d’▶innocent XII ni ◀de▶ Clément XII aucune grâce pour personne, pas même ◀l’▶investiture du royaume ◀de▶ Naples pour Philippe V roi ◀d’▶Espagne, son petit-fils. Il n’en a jamais depuis ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes obtenu que quelques bonnets ◀de▶ cardinaux, dignité fort inutile à ◀la▶ France, mais fort au gré ◀de▶ ◀l’▶ambition des gens ◀d’▶Eglise. Innocent XI qui certainement était un saint homme et droit n’approuva-t-il pas ◀le▶ refus que fit Mons[ieu] r ◀Le▶ Camus archevêque ◀de▶ Grenoble ◀de▶ prêter ◀la▶ main à une mission à ◀la▶ dragonne dans son diocèse, et pour récompense ◀de▶ sa fermeté ne ◀l’▶obligea-t-il pas ◀de▶ recevoir ◀le▶ chapeau, parce que ◀le▶ roi, à cause de son peu de complaisance, s’opposait à sa promotion ? Et ce pape ne ◀le▶ fit-il pas venir à Rome chercher un asile jusqu’à ce que ◀l’▶indignation du roi fût passée ? Ce pape ne prédit-il pas ◀l’▶humiliation ◀de▶ ◀la▶ France sitôt qu’il vit ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes anéanti, et ne dit-il pas hautement que ◀le▶ Roi et ◀le▶ royaume allaient être humiliés, puisqu’il entreprenait sur ◀les▶ droits ◀de▶ Dieu, à qui seul il appartient ◀de▶ tourner ◀les▶ cœurs et ◀la▶ conscience ? Enfin pour faire du chagrin à Louis XIV, n’aima-t-il pas mieux prématurer ◀l’▶âge du prince Clément de Bavière par un bref ◀d’▶éligibilité, que ◀de▶ souffrir que ◀le▶ cardinal de Furstemberg fût élu archevêque et électeur ◀de▶ Cologne, quoiqu’il eût ◀les▶ deux tiers des voix, et cela uniquement parce qu’il était appuyé ◀de▶ ◀la▶ France ? Qui peut douter qu’au lieu de respect et ◀de▶ crainte, cette conduite ne témoigne un injurieux mépris ?
36. ◀La▶ France était arbitre ◀de▶ toute ◀l’▶Europe. N’a-t-elle pas utilement employé sa médiation entre ◀le▶ Grand Seigneur et ◀l’▶Empereur, entre celui-ci et Tékeli, entre ◀le▶ même Grand Seigneur et ◀la▶ République de Venise, entre ◀les▶ Suisses et ◀le▶ duc de Savoie, entre celui-ci et ◀le▶ grand duc de Toscane, entre ◀les▶ rois ◀de▶ Suède et ◀de▶ Danemark, entre ◀l’▶Angleterre et ◀les▶ Etats-Généraux de Hollande, et entre une infinité d’autres dont je [ne] me souviens pas, aux traités ◀de▶ paix desquels ◀les▶ ambassadeurs ◀de▶ Louis XIV ont paru comme médiateurs. Mais depuis longtemps ◀les▶ Turcs et ◀les▶ Allemands, et d’autres nations en guerre, ont bien fait leurs paix ensemble sans que ◀la▶ France s’en soit mêlée.
37. ◀La▶ bonne foi régnait autrefois en France ; à présent il n’y en a plus. ◀Les▶ Français étaient autrefois renommés pour leur bonne foi, ils sont à présent regardés ◀d’▶un autre œil. Cette vertu qui est le premier et ◀le▶ plus puissant lien ◀de▶ ◀la▶ société civile s’est perdue par degrés, à mesure que leurs chefs leur en ont montré ◀l’▶exemple. Il faut ici remonter plus haut, et faire voir que ◀la▶ fourberie, ◀l’▶imposture et ◀la▶ mauvaise foi se sont aussi établies par degrés. ◀La▶ source du désordre vient sans contredit ◀de▶ ◀la▶ cour papale et des gens ◀d’▶Eglise. Il ne faut pas croire que j’avance un paradoxe ; je vais ◀le▶ prouver, et ceux qui pourront me convaincre ◀de▶ faux ont assurément plus ◀de▶ connaissance ◀de▶ ◀l’▶histoire que moi, et y auront fait des méditations et des réflexions contraires aux miennes.
38. Je pose pour fondement ◀de▶ mon système que ◀la▶ bonne foi n’a disparu qu’à proportion que ◀l’▶avidité des richesses a augmenté, et que chacun a voulu prendre ◀de▶ son prochain un bien qui lui appartenait, et sur lequel celui qui ◀le▶ prenait n’avait aucun droit ; et sur ce fondement j’en reviens à ◀la▶ cour ◀de▶ Rome, Lorsque ◀le▶ pape ◀chassé▶ ◀de▶ ◀l’▶Italie par ◀l’▶Empereur se réfugia en France pour ◀le▶ malheur du royaume, il se retira à Avignon. ◀La▶ France, ◀le▶ refuge ordinaire et toujours ◀la▶ dupe des pontifes, lui donna asile. Mais ce ne fut pas assez, il fallut donner ◀de▶ quoi subsister à un si illustre banni. ◀Le▶ pape, se regardant comme le premier pauvre, crut avoir un droit primitif sur ◀les▶ biens ◀de▶ ◀l’▶Eglise, et s’autorisa, contre ◀les▶ coutumes et ◀les▶ droits ◀de▶ ◀l’▶Eglise gallicane, à demander le dixième des revenus des biens ecclésiastiques, et ◀les▶ annates, qui est ◀le▶ droit ◀de▶ la première année ◀de▶ jouissance. Il introduisit ◀les▶ grâces expectatives, et une infinité d’autres maltôtes que ◀la▶ France avait toujours ignorées ; et sous un faux prétexte ◀de▶ dévotion et ◀de▶ recueillement des moines, il ◀les▶ exempta, pour ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀de▶ ◀la▶ juridiction et visite des ordinaires, archevêques, évêques, etc. Il faut voir là-dessus ◀la▶ harangue ◀de▶ Jean Gerson, chancelier ◀de▶ ◀l’▶université ◀de▶ Paris au concile ◀de▶ Constance. Frère Paul ou Fra Paolo, religieux servite qui a fait ◀l’▶histoire du concile ◀de▶ Trente, a pillé Jean Gerson en tout, et n’a pourtant rien dit que ◀de▶ vrai. Il faut voir ◀de▶ quelle manière ◀les▶ matières bénéficiales y sont traitées, ◀l’▶origine des commandes, et une infinité d’autres abus, et en même temps ◀d’▶où viennent ◀les▶ biens ◀d’▶Eglise employés à présent à tout un autre usage que celui ◀de▶ leur destination.
39. Clément V, pape sans pitié ni sans religion, résolut pour subsister avec honneur ◀de▶ s’emparer du bien des chevaliers templiers, et pour cela ◀de▶ leur faire accroire qu’ils étaient sodomites et dignes du feu, et en effet ◀les▶ fit brûler sans miséricorde. Un ◀de▶ ces malhureux qu’on menait au supplice adressa ◀la▶ parole à Clément et à Philippe le Bel roi ◀de▶ France, qui eurent ◀l’▶inhumanité ◀de▶ ◀les▶ voir passer devant eux à Poitiers, et ◀les▶ cita devant Dieu dans ◀l’▶an et jour pour répondre ◀de▶ leur jugement. ◀Les▶ archives qui sont actuellement dans celle des tours du Temple ◀de▶ Paris qui est du côté du midi disent que ce pape et Philippe moururent tous deux ◀le▶ même jour et à ◀la▶ même heure, un année juste après cette citation. Quoi qu’il en soit, ◀le▶ pape s’empara ◀de▶ leurs dépouilles autant qu’il put ; mais Philippe le Bel, qui était aussi avare que lui, crut ne devoir pas tout laisser à sa Sainteté, et ils partagèrent ensemble.
40. Nos rois, jusques à celui-ci, s’étaient contentés ◀de▶ leur domaine sans rien du tout exiger ◀de▶ leurs sujets. Mais voyant que ◀le▶ pape vicaire ◀de▶ Jésus-Christ ne se faisait pas un scrupule ◀de▶ prendre ◀le▶ bien ◀d’▶autrui, et qu’il pillait ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise qui étaient sous son obéissance, Philippe se crut autorisé par ◀l’▶exemple du chef ◀de▶ ◀la▶ religion ◀de▶ prendre aussi sur ses sujets ce qu’ils ne lui devaient point, et fut le premier des rois ◀de▶ France qui mît le premier [sic] un impôt dans ◀le▶ royaume, ou plutôt dans Paris seul, et cela sous ◀de▶ vains prétextes dont ◀les▶ rois ne manquent jamais, et que leurs flatteurs, ou plutôt leurs âmes damnées, leur fournissent toujours.
41. Cet impôt qui a été le premier connu en France fut mis sur ◀le▶ poisson salé qui entrait à Paris, sur quoi il y a deux choses à remarquer. La première est que Pierre Alaix qui en fut ◀le▶ traitant reconnut qu’il avait donné un mauvais exemple, et par son testament ordonna que tout son bien fût donné aux pauvres, et se croyant indigne ◀d’▶une sépulture chrétienne, il ordonna aussi que son corps fût enterré sous ◀le▶ ruisseau qui sort ◀de▶ ◀la▶ Halle comme en étant lui-même la première immondice et ◀la▶ plus infectée ; que ce corps fût couvert ◀d’▶une pierre sur laquelle ◀les▶ charroirs2 ne pussent passer, afin qu’elle pût être conservée ad memoriam saeculorum sempiternam, et que tous ◀les▶ ans ◀le▶ jour ◀de▶ son décès il y aurait un pauvre qui irait ◀la▶ corde au col faire amende honorable à ◀la▶ chapelle ◀de▶ Notre-Dame ◀de▶ Saint-Eustache sa paroisse, ◀de▶ ◀la▶ mauvaise action qu’il avait faite pendant sa vie, et que ce pauvre crierait à haute et intelligible voix : Priez Dieu pour ◀le▶ repos ◀de▶ ◀l’▶âme ◀de▶ Pierre Alaix !
42. Messieurs ◀de▶ ◀la▶ paroisse ◀de▶ Saint-Eustache à Paris ne peuvent disconvenir ◀de▶ cette vérité ; leur curé et leur fabrique jouissent encore à présent des fonds qu’Alaix a laissé[s] tant pour ◀la▶ rétribution du pauvre qui fait ◀la▶ cérémonie que pour ◀les▶ messes qu’il a fondées, et pour ◀l’▶entretien ◀de▶ ◀la▶ pierre sous laquelle il est enterré, qu’on appelle encore ◀de▶ son nom ◀le▶ Pont Alaix.
43. La seconde chose qui est à remarquer, c’est qu’une harengère ◀de▶ ◀la▶ Halle, parlant à Philippe le Bel lui-même, eut ◀l’▶effronterie ◀de▶ lui dire au sujet de cet impôt : Vous prenez ◀de▶ nous ce qui ne vous appartient point. Sachez que Dieu reprendra ◀de▶ vous ce qu’il vous avait donné, et dont vous vous êtes rendu indigne. En effet, ses quatre enfants moururent avant lui, deux ◀de▶ rage ◀d’▶être cocus, un autre fou, et ◀la▶ fille putain.
44. Voilà, je crois, avoir prouvé ce que j’ai avancé, qui est que jamais nos rois n’auraient mis ◀d’▶impôt sur qui que ce soit, si ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise et surtout leur chef ne leur en avait pas donné ◀l’▶exemple, et ils crurent pouvoir en sûreté ◀de▶ conscience ravir ◀le▶ bien ◀de▶ leurs sujets en ne faisant qu’imiter celui qui pouvait leur en donner ◀l’▶absolution. Quoi qu’il en soit, Alaix fut imité par une infinité ◀de▶ coquins qui lui succédèrent dans ◀la▶ rapine et qui n’en firent pas comme lui une réparation authentique et publique par ◀le▶ monument éternel qu’il en a laissé. Mais comme ce monument ne plaît point aux maltôtiers ni à d’autres fripons qu’on nomme gens ◀d’▶affaires dont ◀la▶ même paroisse ◀de▶ Saint-Eustache est remplie tant vivants que morts, quelques-uns ◀d’▶eux dont on a caché ◀les▶ noms entreprirent ◀de▶ ◀le▶ détruire, et pour en venir à bout ils firent faire sur ce Pont Alaix un feu si terrible ◀le▶ jour que Paris fit des feux ◀de▶ joie pour ◀la▶ naissance du duc de Bourgogne, petit-fils ◀de▶ Louis XIV et père de Louis XV aujourd’hui régnant, que ce pont, qui n’est qu’une simple pierre, rompit, et ◀les▶ morceaux ou débris furent si bien dispersés qu’il n’en restait aucun vestige. Mais malhureusement pour eux, Monsieur d’Orsoi, prévôt des marchands ◀de▶ Paris, ordonna qu’il en fût fait enquête ; et comme il était homme droit et peu porté pour ◀la▶ canaille, ceux qui ◀l’▶avaient mis en action et qui savaient que ce magistrat n’entendait point ◀de▶ raillerie sur cet article, craignirent ◀d’▶être compris dans ◀les▶ informations, et par sollicitation ◀de▶ puissants protecteurs, ◀l’▶affaire fut assoupie, et ◀la▶ pierre remise, et ◀le▶ pont rétabli en ◀l’▶état qu’il est aujourd’hui.
45. Comme ◀la▶ France est un pays ◀de▶ conséquence, ce premier impôt en attira une infinité d’autres après lui, et toutes les fois que nos rois se sont fait une nécessité ◀d’▶argent pour quelque occasion que ce fût, ils ont toujours eu recours à cet infâme moyen ◀d’▶impôt et ◀de▶ maltôte, et ◀de▶ création ◀de▶ charges, ce qui a été jusques à un tel abus qu’à ◀la▶ honte du souverain, et contre ◀le▶ serment qu’il fait à son sacre ◀de▶ rendre ◀la▶ Justice à ses sujets et ◀de▶ soutenir ◀le▶ faible contre ◀le▶ fort, il ne se mêle nullement ◀de▶ cette Justice, et s’en repose sur des gens au[x] quel[s] il a vendu en gros ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ revendre en détail. Ce qui fait qu’une infinité ◀de▶ malhureux languissent, et ont ◀le▶ désespoir et ◀la▶ rage ◀de▶ voir leur bien injustement ravi, et possédé par des gens riches et puissants des mains desquels ils ne peuvent ◀le▶ retirer, n’ayant pas ◀le▶ moyen ◀de▶ payer ◀les▶ procureurs, ◀les▶ avocats, ◀les▶ greffiers, ◀les▶ rapporteurs et ◀les▶ épices, et mille autres maltôtes qui par ◀les▶ formes donnent ◀le▶ démenti à ◀la▶ justice du fond. ◀Le▶ Parlement autrefois ◀l’▶honneur du royaume, dont ◀l’▶équité était si bien reconnue que ◀les▶ princes étrangers ◀le▶ prenaient pour juge et pour arbitre ◀de▶ leurs différends, n’est plus à présent que ◀l’▶ombre ◀de▶ ce qu’il a été, et cela parce que ◀les▶ charges des membres qui ◀le▶ composent ne se donnent plus au mérite, mais seulement à ceux qui peuvent ◀les▶ acheter, lesquels pour la plupart se ressentent ◀de▶ ◀la▶ bassesse ◀de▶ leur origine, étant, du moins une bonne partie, ◀de▶ race ◀de▶ maltôtiers, ◀de▶ partisans et d’autres que ◀la▶ corruption des siècles a engendrés, et desquels on peut dire avec Juvénal :
Vincant divitiae, nec sacro cedat honori,Nuper in hanc urbem pedibus qui venerat albis.
Je sais bien que nous avons parmi eux plusieurs magistrats ◀d’▶ancienne extraction, et même ◀de▶ bonne maison ; mais je sais bien aussi qu’ils ne sont pas ◀le▶ plus grand nombre. Je sais bien encore qu’il y en a ◀de▶ très intègres et ◀de▶ très judicieux, mais je sais bien aussi qu’il y en a plusieurs fort peu scrupuleux, et qui ne s’embarrassent pas ◀de▶ donner un soufflet au bon droit ; et ◀le▶ malheur est qu’on ne pèse pas ◀les▶ voix, mais qu’on ◀les▶ compte. Voilà ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀la▶ vénalité des charges ◀de▶ judicature. Avant cela,
Numdum Justiciam scelus mortale fugerat,
Mais depuis ◀le▶ règne ◀de▶ Louis XIV ont peut ajouter avec Ovide :
Ultima de Superis ilia reliquit humum.
46. Il est vrai que ce monarque n’a pas eu lieu ◀de▶ se louer ◀de▶ ◀la▶ conduite du Parlement sous ◀la▶ forme qu’on ◀le▶ lui réprésentait [sic] pendant sa jeunesse. Mais qui étaient ceux qui ◀le▶ lui ont rendu odieux ? C’était un misérable Italien qu’on attaquait, qui était ◀l’▶exécration ◀de▶ ◀la▶ France, un scélérat qui avait été banni et proscrit par cette compagnie dont à tout moment il violait ◀les▶ privilèges, aussi bien que tous ceux du royaume en général ; en un mot c’était ◀le▶ cardinal Mazarin, homme véritablement détesté et haï dont je parlerai dans ◀la▶ suite, lorsque j’entrerai dans ◀le▶ détail des bonnes actions personnelles du Roi.
47. Cependant Louis XIV n’est jamais revenu ◀de▶ ◀la▶ haine qu’on lui avait inspirée dans son bas âge tant contre ◀le▶ Parlement que contre ◀les▶ Parisiens. Il est pourtant vrai que ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres n’ont jamais eu en vue ni même songé à lui manquer ◀de▶ respect, ni à ◀l’▶obéissance qu’ils lui devaient. Mais Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, et Mazarin faisaient croire à ce prince que c’était lui et son autorité que ◀le▶ Parlement attaquait, dans ◀le▶ temps que ce même Parlement n’attaquait que ◀l’▶abus que cet avare cardinal faisait ◀de▶ ◀l’▶autorité que ◀le▶ Roi dans sa minorité lui confiait. Je rapporterai là-dessus dans ◀la▶ suite quelque chose ◀de▶ particulier lorsque j’introduirai Monsieur ◀le▶ duc ◀de▶ ◀La▶ Rochefoucauld.
48. Je reviens au Parlement et dis que ◀la▶ haine que Louis XIV avait sucée contre lui avec ◀le▶ lait n’a jamais pu être assoupie : Qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire pour avilir cette compagnie en introduisant dans son corps des membres indignes, et même en lui ôtant ◀la▶ qualité et ◀le▶ titre que cette illustre compagnie avait reçus ◀de▶ nos rois prédécesseurs ◀de▶ Louis XIV ; ils ◀l’▶avaient toujours0 traitée et reconnue pour une Cour souveraine, mais ◀les▶ flatteurs ◀de▶ Louis n’ont pas trouvé bon qu’elle jouît ◀de▶ cette distinction et ne lui ont attribué que ◀le▶ simple nom ◀de▶ Cour supérieure, et par là ont mis ◀le▶ Parlement ◀de▶ Paris au niveau de tous ◀les▶ autres du royaume qui ne doivent leur érection qu’à ◀la▶ seule bienveillance des rois qui ◀les▶ ont établis en différents lieux pour ◀la▶ facilité des peuples des provinces éloignées, et pour régler ◀les▶ différends ◀de▶ particulier à particulier. Mais ◀le▶ Parlement ◀de▶ Paris, ◀le▶ plus ancien du royaume, ne doit son installation qu’aux Etats Généraux assemblés, et rien du tout à nos rois que ◀le▶ choix qu’il pouvait [sic] faire, un ◀de▶ trois, pour remplir ◀les▶ places vacantes, et comme on présentait toujours au Prince trois sujets ◀de▶ mérite et savants dont il nommait un à ◀l’▶exclusion des deux autres, ceux qui étaient nommés ne lui avaient que ◀la▶ seule obligation du choix et non ◀de▶ ◀l’▶élection, puisqu’ils avaient été mis au niveau des deux autres ; et aussi ne vendaient-ils pas lâchement leurs voix à sa volonté, ni à ◀l’▶amour ◀de▶ ◀l’▶argent ou ◀d’▶une belle femme. Je dirai là-dessus ce qui est arrivé à M. Ferrand.
49. ◀Le▶ Parlement lui-même a contribué à sa propre ruine par ◀la▶ basse et lâche complaisance qu’il a eu ◀d’▶enregistrer une infinité ◀d’▶édits boursaux dont il a ressenti et ressent encore ◀le▶ contrecoup. Louis XIV a pu dire ◀de▶ lui ce que Tibère disait du sénat ◀de▶ Rome : Ol homines ad servitutem parati. Louvois, qui fut un véritable Séjan, a poussé sa basse flatterie jusques à ◀l’▶extrémité ◀de▶ sa vie, et si ◀le▶ testament politique qui paraît sous son nom n’est pas ◀de▶ lui du moins peut-on dire que celui qui ◀l’▶a fait a suivi ses maximes en y insinuant que rien n’est difficile à faire lorsqu’on a ◀le▶ pouvoir en main. Sa politique était celle qui plaisait ◀le▶ plus à son roi, politique toute damnable et pire que celle ◀de▶ Machiavel ; on verra dans ◀la▶ suite ◀de▶ quelle manière est péri ce ministre, qui voulait être obéi sans réplique comme il voulait qu’on obéît à Louis sous ◀le▶ nom duquel il a fait faire des violences si criantes et si outrées que toute ◀la▶ France elle-même était étonnée ◀de▶ ce qu’un coup de foudre n’écrasait pas un si grand scélérat. Sa mort est un fruit ◀de▶ ce pouvoir arbitraire qu’il inspirait à Louis ; j’en parlerai dans ◀la▶ suite, et en effet…
Dignus erat effrons arte perire sua.
50. ◀La▶ Flandre, ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶Italie et surtout ◀le▶ Palatinat, où ◀les▶ rigueurs ◀de▶ ◀la▶ guerre ont été poussées à des extrémités incroyables, et plus dignes ◀de▶ tigres et ◀de▶ démons que ◀d’▶hommes, se sont ressentis et se ressentent encore en partie des fureurs ◀de▶ cet homme, fureurs que Louis XIV n’aurait certainement point approuvées si on lui en avait fait un récit Fidèle et sincère, et que ce récit lui en eût été fait par un homme ◀d’▶honneur en qui il eût eu autant ◀de▶ confiance qu’en Louvois, et qu’il ◀les▶ eût mis aux mains ensemble. Mais ce prince était trop gonflé ◀de▶ sa propre grandeur pour en croire d’autres que Louvois qui ◀la▶ flattait, et là-dessus ◀les▶ honnêtes gens tels qu’étaient un prince de Condé, un Monsieur de Turenne, et quantité d’autres, auraient passé dans son esprit plutôt pour des pédagogues, que pour des gens véritablement zélés pour sa gloire ; il ne faut que lire ◀la▶ vie des deux grands hommes que je viens de citer pour être convaincu ◀de▶ ◀la▶ vérité ◀de▶ ce que je viens de dire. Je parlerai encore ◀d’▶eux ; et j’en reviens à ◀la▶ bonne foi morte en France, dont ◀la▶ rapidité ◀de▶ ma plume m’a écarté.
51. ◀Les▶ tailles, ◀les▶ impôts, ◀les▶ entrées et toutes ◀les▶ maltôtes augmentées, ◀les▶ charges nouvelles crées, ◀la▶ capitation établie, le dixième levé sur tout ◀le▶ royaume, ont réduit ◀la▶ France dans un état plus triste que quarante années ◀de▶ guerre civile n’auraient pu ◀le▶ faire. Ce que je dis est très certain, on va ◀le▶ voir. Ce ne sont point ces impôts par eux-mêmes qui ont ruiné ◀le▶ royaume, ce sont ceux qui étaient été chargés ◀de▶ ◀les▶ lever, véritables vipères qui pour se tirer ◀de▶ ◀la▶ bassesse ◀de▶ leur naissance ont rongé leur mère jusqu’aux os. ◀Les▶ receveurs généraux des finances, ◀les▶ receveurs des tailles, ◀les▶ fermiers du sel, ◀les▶ traitants des charges ◀de▶ nouvelle création, en un mot tous ceux qui avaient pouvoir ◀de▶ lever sur ◀le▶ peuple ce que ◀le▶ Roi voulait qui lui fût dû, s’intéressaient dans ◀la▶ fourniture des troupes à leur passage, ce qu’on appelle étape, subsistance tance, etc. Il leur fallait des bœufs ; des vins, des grains et d’autres denrées. Ils connaissaient ◀les▶ gens cotisés ; ils ne leur demandaient rien du tout pendant un certain temps ; et tout ◀d’▶un coup lui [sic] tombaient ensemble ◀de▶ concert sur ◀le▶ corps. Ce malhureux dont tout était saisi ne se trouvait pas assez ◀d’▶argent comptant pour rassasier tant de loups à la fois, et tout était vendu à vil prix, et outre tous ◀les▶ frais ◀de▶ justice que ce malhureux était obligé ◀de▶ payer, il avait ◀le▶ désespoir ◀de▶ voir son bien vendu pour rien ; c’est à dire que ces fripons se faisaient adjuger pour vingt francs un bœuf qui aurait été vendu cinquante écus au marché, et ainsi ◀de▶ tout ◀le▶ reste. Tout cela se faisait sous ◀le▶ nom ◀de▶ Louis XIV. Il est pourtant très vrai qu’il n’y avait aucune part, qu’il n’aurait jamais approuvé ces cruelles exactions, et qu’il n’y avait que ◀les▶ ministres des Finances qui en fussent informés, et qui se bouchaient ◀les▶ yeux, ◀les▶ oreilles et ◀le▶ cœur, et qui même empêchaient que ◀les▶ plaintes des peuples ne parvinssent jusques à Louis. Ces plaintes étant parvenues jusques à lui, Monsieur de La Fond de la Beuvrière, intendant en Poitou, envoya un cahier ◀de▶ remontrances que j’ai vu, lu et tenu. Il y représente avec sincérité ◀la▶ misère du peuple, ◀l’▶impossibilité où il était ◀de▶ cultiver et ◀de▶ semer ◀les▶ terres faute de grains et ◀d’▶animaux ◀de▶ labour, qu’on lui ôtait comme je viens de ◀le▶ dire. Ce cahier était adressé à M. de Pontchartrain ministre ◀d’▶Etat des Finances, mais n’a rien opéré que ◀le▶ rappel ◀de▶ M. de La Beuvrière, et ◀le▶ Conseil n’a mis ordre à un abus si criant que lorsque tous ◀les▶ intendants s’en sont plaints, et que ◀les▶ receveurs eux-mêmes s’en sont plaints aussi à cause des non-valeurs qui laissaient dans leurs comptes des vides terribles, mais ils se sont bien gardés ◀de▶ dire qu’eux-mêmes étaient cause ◀de▶ ces non-valeurs.
52. Cette misère a été poussée si avant que j’ai vu par moi-même deux choses que certainement ◀la▶ postérité aura peine à croire. L’une est arrivée à Saint-Maixent en Poitou, l’autre à Paris.
53. La première est qu’une femme dont ◀le▶ mari était mort il n’y avait que quinze jours ou environ, et qui était grosse de plus ◀de▶ huit mois, ayant outre cela quatre enfants vivants, venait ◀d’▶être exécutée pour ◀la▶ taille, et ◀les▶ coquins ◀d’▶huissiers des tailles emportaient ◀de▶ chez cette pauvre femme tout ce qu’ils pouvaient emporter. Cette malhureuse courait après eux ; et ses plaintes, ses cris et ses lamentations obligèrent une infinité ◀de▶ gens ◀de▶ se rendre spectateurs. MM. ◀de▶ Beauregard et ◀le▶ chevalier ◀de▶ Château-Regnault et moi, qui venions à Paris par ◀le▶ messager, sortîmes ◀de▶ notre auberge, et entendîmes ◀la▶ querelle et ◀le▶ sujet. Toute grosse et prête ◀d’▶accoucher qu’était cette malhureuse, un archer ou huissier fut assez brutal pour ◀la▶ frapper. M.de Beauregard ne trouva pas ◀l’▶action ◀de▶ son goût, et rendit avec sa canne à ce coquin ◀le▶ principal et ◀l’▶intérêt des coups qu’il avait donnés à cette femme. Il était et est encore capitaine ◀de▶ vaisseau ; son train et quelques gardes ◀de▶ ◀la▶ Marine dont il était accompagné se mirent ◀de▶ ◀la▶ partie, et Messieurs ◀de▶ ◀la▶ Sérénade furent si bien rossés que rien n’y manqua. ◀Les▶ hardes ◀de▶ cette femme lui furent rendues et chacun lui fit ◀l’▶aumône ; et comme elle était dans une fureur épouvantable, et qu’elle ne réfléchissait pas à ce qu’elle disait, elle compara ◀le▶ Roi à Hérode, avec cette différence seulement qu’Hérode ne faisait mourir ◀les▶ enfants qu’après qu’ils étaient nés, mais que lui il faisait mourir ◀les▶ innocents dans ◀le▶ ventre ◀de▶ leurs mères auxquelles il en coûtait ◀la▶ vie. En effet cette malheureuse accoucha dans ◀le▶ moment ◀d’▶un enfant étouffé dans son corps, et mourut un quart d’heure après, vomissant mille imprécations contre ◀les▶ auteurs ◀de▶ sa mort, dont elle demandait à Dieu ◀la▶ vengeance ; et pour achever cette histoire, ◀les▶ coquins ◀d’▶archers ou sergents, craignant ◀d’▶être accusés ◀de▶ sa mort, dont ils étaient assurément cause par ◀les▶ coups qu’ils avaient donnés à cette femme chez elle et dans ◀la▶ rue, firent un procès-verbal ◀de▶ rébellion, où Mons[ieu] r ◀de▶ Beauregard fut si bien mêlé, qu’il eut besoin du crédit ◀de▶ tous ses amis pour n’être pas cassé, tant sous ◀le▶ règne ◀de▶ Louis XIV ◀les▶ exacteurs ◀d’▶impôts étaient considérés et ménagés.
54. L’autre aventure qui est arrivée à Paris n’est pas si funeste, mais elle témoigne ◀la▶ pauvreté à laquelle ◀les▶ impôts avaient réduit tout le monde. C’était une bourgeoise ◀de▶ Paris dont ◀le▶ mari et leur famille auraient aisément vécu si ◀les▶ billets ◀de▶ monnaie avaient été acquittés. Elle prenait du lait pour faire ◀de▶ ◀la▶ bouillie à un enfant qu’elle avait à ◀la▶ mamelle. ◀La▶ laitière qui lui en fournissait ordinairement lui dit qu’elle n’en prenait que ◀la▶ moitié ◀de▶ ce qu’il lui fallait, et qu’elle avait coutume ◀d’▶en prendre, et lui demanda si elle en avait pris ◀d’▶une autre. Non, répondit cette femme, mais ◀le▶ roi fait si bien jeûner son père et moi qu’il est juste que notre enfant se ressente ◀de▶ ◀la▶ dureté du temps, et s’il meurt ◀de▶ faim, il ira lui-même demander dans ◀le▶ ciel justice ◀de▶ ses bourreaux.
55. Je n’aurais jamais fait si j’entreprenais ◀de▶ dire toutes ◀les▶ causes ◀de▶ ◀l’▶extinction ◀de▶ ◀la▶ bonne foi. Il suffira ◀de▶ dire que ◀le▶ règne ◀de▶ Louis XIV ◀l’▶a tout à fait bannie ◀de▶ France et que tous ◀les▶ Français se conformant sur ◀l’▶exemple que ◀le▶ Roi et son Conseil lui donnait ◀de▶ prendre à toutes mains, tant sur ◀le▶ sacré que sur ◀le▶ profane, se sont figuré que ◀le▶ vol n’était point un crime, et que ◀la▶ seule manière ◀de▶ voler était punissable. Ils étaient autorisés par ◀l’▶exemple ◀de▶ Louis XIV, et lui il [◀l’▶] était par celui des gens auxquels il confiait sa conscience, je veux dire ◀les▶ Jésuites et ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris. Chacun un petit trait ne leur ferait pas grand mal.
56. ◀Les▶ Jésuites avaient fait avec un nommé Marteau, maître menuisier, un marché pour toute ◀la▶ menuiserie qui est présentement dans leur couvent ◀de▶ ◀la▶ rue S[aint] -Antoine à Paris, et dans ◀la▶ maison de campagne du père de La Chaise à ◀l’▶extrémité du faubourg entre Charonne et ◀le▶ Ménil-Montant, qu’on appelle vulgairement Mont-Louis. ◀Les▶ Jésuites avaient ◀de▶ leur part un livre où ◀le▶ menuisier écrivait par quittances ◀l’▶argent qu’il recevait ◀d’▶eux, et lui ◀de▶ son côté en avait un où ces pères lui donnaient quittances des ouvrages qu’il leur fournissait suivant leur marché. Après qu’il leur eut livré tout ce qu’il s’était obligé ◀de▶ leur fournir, il demanda ◀le▶ restant du paiement qui lui était dû. Il n’y avait rien ◀de▶ si juste ; mais ◀les▶ Jésuites se Figurèrent qu’ils ◀l’▶avaient payé. Il ne voulut pas ◀les▶ en croire, et ◀les▶ fit assigner à sa requête. S’il avait été évêque ou cardinal et que ◀la▶ cour ◀de▶ Rome ou ◀le▶ pape eussent été juges, il aurait sans contredit perdu son procès. Mais il ne s’agissait ni ◀de▶ Confucius, ni des Indes et ◀de▶ ◀la▶ foi, il s’agissait ◀d’▶une restitution ◀de▶ quatre mille francs que Marteau leur demandait, ce qui est une somme très considérable pour un artisan. ◀L’▶affaire fut plaidée au Châtelet où ◀les▶ registres furent montrés. M.Le Camus lieutenant civil, frère ◀de▶ M. ◀l’▶évêque ◀de▶ Grenoble dont j’ai déjà parlé, homme intègre, très honnête homme et bon magistrat, connut par ◀les▶ plaidoyers qu’il y avait ◀de▶ ◀la▶ friponnerie de la part de Marteau ou ◀de▶ celle des Jésuites ; et comme il savait ◀de▶ quoi cette noire séquelle est capable, il ordonna un référé chez lui où ◀les▶ regitres respectifs seraient rapportés.
57. Je voulus voir ◀la▶ scène et me trouvai dans ◀le▶ cabinet ◀de▶ M. Le Camus où ◀l’▶affaire fut décidée. Marteau présenta son registre avec toute ◀la▶ naïveté ◀d’▶un artisan, et ◀les▶ Jésuites ◀le▶ leur avec cet air furibond et ◀de▶ confiance parfaite qui ◀les▶ accompagne partout, et furent assez effrontés pour traiter Marteau ◀de▶ fripon et ◀de▶ calomniateur. M.Le Camus ne jugea pas à propos de ◀les▶ en croire à leur parole, et se fit apporter une bougie. ◀La▶ date ◀de▶ ◀la▶ quittance n’était point altérée et se trouvait conforme sur l’un et sur l’autre regitre [sic], ◀la▶ seule différence qu’il y avait c’est que ◀le▶ régitre ◀de▶ Marteau n’accusait que six mille livres, et que celui des Jésuites en accusait dix. Monsieur Le Camus présenta à ◀la▶ bougie ce regitre ou plutôt ◀le▶ feuillet sur lequel ◀la▶ quittance était écrite, et remarqua que dans ◀la▶ somme écrite tout du long ◀l’▶s avait été changé en d par une addition ◀d’▶un trait ◀de▶ plume qui n’est que ceci, δ, et qu’à l’égard de ◀la▶ somme en chiffre tirée hors ligne qui doit être ainsi figurée 6 000, il[s] avaient avec ◀la▶ pointe ◀d’▶un canif raturé ◀la▶ tête du six et en avaient fait un zéro, et avancé un point. avant ce zéro, si bien que ◀le▶ tout offrait dix mille livres. J’appelle cela une action ◀de▶ fripon et ◀de▶ faussaire. C’était ◀le▶ très révèrent père Daniel qui présenta ce régitre, et ◀l’▶avait mis en état ◀de▶ probabilité. ◀Le▶ magistrat ne ◀l’▶approuva pourtant pas, et s’en tint à ◀l’▶opinion ◀la▶ plus probable, qui était, est et sera que c’est une action digne ◀de▶ ◀la▶ corde. M. Le Camus se releva ◀de▶ son fauteuil avec autant ◀de▶ colère que ◀d’▶indignation, et répétant cinq ou six fois : Ah ! mes Pères, je n’en suis plus, ◀les▶ mit dehors ◀de▶ son cabinet sans cérémonie, et leur ordonna ◀de▶ payer Marteau pour éviter ◀le▶ scandale. ◀Le▶ résultat fut que cet artisan fut payé ◀le▶ jour même, et que Monsieur Le Camus lui ordonna ◀de▶ garder ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶aventure. Il ◀le▶ promit, mais moi qui ne m’y suis point soumis, je ◀le▶ déclare pour ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ Société, et fais là-dessus deux réflexions qui sont que des gens si peu scrupuleux ne sont guère en état ◀de▶ gouverner ◀la▶ conscience ◀d’▶autrui, et surtout celle des princes, et que cette société ne se corrigera jamais ◀de▶ ses détestables maximes. Mons[ieu] r Pascal leur a dit qu’ils devaient mettre ordre à un si grand scandale, et ne pas souffrir que ◀les▶ juges fissent pendre en pratique ceux que ◀la▶ société absolvait par théorie.
58. A propos ◀de▶ Mr. Pascal, ◀les▶ Jésuites ont été assez fourbes pour faire imprimer qu’il s’était rétracté ◀de▶ ses Lettres au Provincial. Je suis en état autant qu’homme ◀de▶ monde, ◀de▶ dire à toute ◀la▶ société sur cet article ce que ◀le▶ bon père Valérien leur dit : Mentiris impudentissime. Je reprendrai ◀l’▶article ◀de▶ ces pieux et scrupuleux pères une autre fois ; je ◀les▶ attends à Douai et à Tournai. Ils ont parmi eux une maxime que est ◀la▶ source ◀de▶ leur mauvaise foi et ◀de▶ leur cupidité, c’est qu’ils n’ont pas ◀les▶ uns pour ◀les▶ autres plus ◀de▶ charité qu’ils n’en ont pour leur prochain, c’est à dire qu’une maison riche n’assiste point une maison pauvre ; par exemple ◀l’▶église ◀de▶ Paris, trop riche sans contredit, ne donne aucun secours à celle ◀d’▶Arras qui certainement est pauvre ; et comme parmi eux c’est un honneur ◀d’▶apporter du profit à une maison et ◀de▶ contribuer à ◀l’▶enrichir soit par adresse, ou par quelque autre moyen, il n’y a ni bassesse ni flatterie à quoi ils ne se portent pour en venir à bout. Leurs pères procureurs d’autre part n’épargnent ni fourberies ni mauvaise foi pour économiser et augmenter ce bien ; en effet ils ne font remplir ce poste que par un homme adroit et dont ◀le▶ cœur est à l’épreuve de tout, ◀la▶ conscience facile et ◀le▶ front incapable ◀de▶ rougir. Ils tiennent pour une maxime constante qu’une communauté n’est jamais riche, quand ◀le▶ procureur est honnête homme, et qu’au contraire il faut qu’il en soit ◀l’▶âme damnée.
59. ◀L’▶exemple ◀de▶ mauvaise foi qui fut fourni à Louis par ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris est trop récent et a fait trop ◀de▶ bruit pour être ignoré ◀de▶ personne ; cependant je ◀le▶ rapporterai ici. Cet archevêque, qui est ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ Noailles, avait un neveu nommé comte d’Ayen, fils du maréchal ◀de▶ Noailles, et qui depuis ◀la▶ mort ◀de▶ son père est appelé duc de Noailles, et ◀le▶ même qui est à présent chef du conseil des finances. ◀Le▶ cardinal son oncle lui fit épouser Mad[emois] elle ◀d’▶Aubigny, nièce ◀de▶ ◀la▶ marquise de Maintenon, et comme ◀la▶ maison ◀de▶ Noailles est si ancienne que presque tout ◀le▶ bien en est usé, ◀le▶ cardinal se chargea ◀d’▶acquitter toutes ◀les▶ dettes qui montaient à des sommes très fortes.
60. Bel usage que Messieurs ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise font du bien des pauvres, à qui tout a été donné, et qui n’appartient nullement aux prélats qui n’en sont que ◀les▶ dispensateurs et ◀les▶ économes et non pas ◀les▶ propriétaires. Ils en enrichissent leurs parents, en dotent leurs nièces, et enfin en font tout un autre usage que celui ◀de▶ sa destination ! Il envoya quérir tous ◀les▶ créanciers pour leur faire signer un contrat ◀d’▶atermoiement et renoncer à une partie ◀de▶ leurs droits en leur assurant ◀le▶ surplus.
61. ◀Les▶ uns consentirent à ◀la▶ proposition et furent ◀les▶ plus sages, et d’autres ◀la▶ refusèrent tout plat, si bien que pour que ce contrat fût exécuté, il fallait qu’il fût rendu commun avec tous ◀les▶ créanciers tant consentants que refusants. Cela ne se pouvait faire que par un arrêt ◀d’▶homologation au Parlement ; ce contrat y fut apporté, et remis entre ◀les▶ mains ◀de▶ Monsieur le Premier Président Achille de Harlai. Cet homme, qui a été universellement regretté ◀de▶ toute ◀la▶ France à cause de sa droiture et ◀de▶ son équité, auquel un bon mot ne coûtait rien, et qui ne ménageait qui que ce soit, prit ce contrat. Il ◀le▶ tourna et retourna ◀de▶ tous côtés sans rien dire ; enfin après cette manœuvre qui dura plus ◀d’▶un gros quart d’heure, il ◀le▶ rejeta sur ◀le▶ bureau et dit : Ah ! vraiment, vraiment, Messire François de Noailles, ci-devant évêque ◀de▶ Châlons, à présent archevêque ◀de▶ Paris et cardinal, ◀le▶ Roi, toute ◀la▶ France, et moi-même tout le premier, avions cru que c’était assez pour lui ◀d’▶avoir ◀le▶ chapeau rouge, mais nous nous trompions, puisqu’il y veut ajouter ◀le▶ bonnet vert !
62. Ceux qui gouvernaient ◀les▶ finances ont été plus ou moins gens ◀de▶ bien sous ◀le▶ règne ◀de▶ Louis XIV selon qu’il s’est mêlé lui-même ◀de▶ ◀l’▶emploi qui en était fait ; et jamais nos anciens n’ont rien dit de plus vrai qu’en inventant ◀le▶ proverbe trivial qui dit que Tant vaut ◀l’▶homme, tant vaut sa terre. Je crois qu’il faut dire un mot ◀de▶ tous ceux qui ont occupé ce poste pendant un si long règne qui a eu tant de faces différentes.
63. ◀Le▶ cardinal Mazarin était à ◀la▶ tête des affaires lorsque Louis XIII mourut et que Louis XIV son fils vint à ◀la▶ couronne. Beaucoup de gens ont prétendu que ce cardinal qui n’était point prêtre et qui même n’était pas dans ◀les▶ ordres avait plus contribué à sa naissance que Louis XIII. Mais je puis assurer sous ◀la▶ bonne foi ◀de▶ feu mon père qui n’avait aucun lieu ◀de▶ se louer ◀d’▶Anne d’Autriche, et qui au contraire avait sujet ◀de▶ s’en plaindre, et sous ◀la▶ bonne foi aussi ◀de▶ Mons[ieu] r ◀le▶ maréchal ◀de▶ ◀La▶ Ferté, que c’est là une pure et très condamnable médisance ; que cette princesse a été fidèle au Roi son époux pendant sa vie, et que Louis XIV était véritablement son fils. Ce que j’en rapporterai dans ◀la▶ suite en formera une espèce ◀de▶ démonstration aussi claire que pourrait être celle ◀d’▶un point ◀de▶ mathématique, ce qui est tout dire à ce que je crois.
64. Ce cardinal était Italien, fourbe, avare, dissimulé, et orné ◀de▶ toutes ◀les▶ mauvaises qualités qui forment un scélérat effectif. Il faut voir ◀le▶ Mercure Français, ◀l’▶Histoire des guerres civiles, ◀le▶ Journal du Palais, ◀les▶ Mémoires ◀de▶ Mons[ieu] r ◀le▶ duc de La Rochef[ouc] ault, et d’autres livres imprimés pendant ◀la▶ minorité ◀de▶ Louis XIV pour être parfaitement convaincu que c’était lui qu’on attaquait dans ◀les▶ troubles, et nullement ◀le▶ Roi, à qui ni Paris ni ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ France n’ont jamais songé à manquer ◀de▶ respect, mais seulement à ce cardinal dont il est à propos de dire ◀la▶ rapidité ◀de▶ fortune, en disant ◀la▶ naissance ◀de▶ Louis XIV.
65. Ce fourbe s’introduisit à ◀la▶ cour par ◀le▶ canal du cardinal de Richelieu qui lui avait obligation ◀de▶ ce que ◀les▶ troupes ◀de▶ France n’avaient pas été battues en Italie, et que par ses instances ◀d’▶un camp à l’autre, il avait donné lieu à un traité ◀de▶ paix entre ◀la▶ France et ◀l’▶Espagne. ◀Le▶ cardinal de Richelieu ◀l’▶employa dans quelques autres négociations, dont il sortit à son honneur. Anne d’Autriche femme ◀de▶ Louis XIII conçut pour lui une estime très forte, et ◀le▶ combla ◀de▶ bienfaits. Il s’attacha à cette princesse ; Richelieu voulut ◀le▶ détruire et n’en put venir à bout. Anne d’Autriche craignit ◀d’▶être répudiée à cause de sa stérilité ; elle confia sa crainte à Mazarin, et celui-ci qui ◀la▶ trouva très bien fondée, se mit en tête ◀de▶ ◀la▶ tranquilliser. Il ne ◀le▶ pouvait pas par lui-même, mais ◀le▶ hasard lui en fournit ◀l’▶occasion que je vais dire après avoir dit ◀les▶ causes ◀de▶ ◀la▶ stérilité ◀de▶ ◀la▶ Reine.
66. Il faut savoir que ◀le▶ cardinal de Richelieu était aussi fourbe qu’ambitieux, et ne se proposait pas moins que ◀de▶ mettre sa nièce sur ◀le▶ trône. Il avait fait dire à Gaston duc ◀d’▶Orléans frère ◀de▶ Louis XIII que s’il voulait consentir à ◀la▶ dissolution ◀de▶ son mariage avec ◀la▶ fille du duc de Lorraine qu’il avait épousée malgré ◀le▶ Roi son frère, et accepter une épouse ◀de▶ sa main, ◀la▶ couronne lui serait immanquable. Gaston refusa ◀les▶ avances qu’on lui faisait, et garda son épouse.
Après son refus ◀le▶ cardinal s’adressa au comte de Soissons, mais s’y prit ◀d’▶une manière plus fine. Il faisait bâtir ◀le▶ Palais Cardinal aujourd’hui nommé ◀le▶ Palais Royal. ◀Les▶ maisons qui donnent par derrière sur ◀le▶ jardin ◀de▶ ce palais, et par devant sur ◀la▶ rue Neuve des Petits Champs, n’étaient point encore bâties, et ◀le▶ cardinal avait fait faire dans ◀la▶ place où elles sont des bains et des pavillons. Il convia ◀le▶ comte de Soissons à dîner. Celui-ci y alla sans prévoir ◀le▶ piège qu’on lui tendait, et dont pourtant il se tira avec toute ◀la▶ prudence possible. Lorsqu’il arriva, ◀le▶ cardinal était avec une infinité ◀de▶ gens ; et lui fit ses excuses ◀de▶ ne pouvoir pas lui rendre tout ◀le▶ respect qui était dû à sa naissance, et ◀le▶ pria ◀de▶ faire un tour dans son jardin, lui promettant qu’il irait ◀le▶ joindre dans un moment sitôt qu’il aurait fini quelques affaires qui regardaient ◀l’▶Etat. ◀Le▶ comte reçut fort bien sa civilité et entra dans ce jardin seul, parce que ◀le▶ cardinal ◀l’▶avait prié ◀d’▶y aller sans compagnie, afin, disait-il, ◀de▶ savoir ◀de▶ lui-même sans conseil ◀d’▶autrui ce qu’il lui semblerait du bâtiment en face, du jardin et des sculptures qu’il y faisait mettre. ◀Le▶ comte de Soissons se promena partout, mais au bout du jardin il fut frappé ◀d’▶un spectacle auquel il ne s’attendait pas.
67. Ce fut ◀de▶ Mademoiselle de Combalet qui sortit tout ◀d’▶un coup du bain toute nue, et qui se jeta dans un des pavillons. ◀Le▶ cardinal son oncle et elle avaient espéré que ce prince jeune, vif et ardent à ◀l’▶aspect ◀d’▶une si belle Diane ne ferait pas ◀le▶ personnage ◀d’▶Actéon ; et il y avait des gens prêts pour ◀le▶ saisir s’il ◀l’▶avait suivie dans ◀le▶ pavillon, ◀le▶ cardinal étant très certain qu’il avait assez ◀d’▶autorité pour ◀la▶ lui faire épouser malgré lui, si on ◀l’▶avait surpris seul avec elle. Mais ce prince, qui reconnut tout ◀d’▶un coup ◀l’▶embûche, ne fit pas semblant ◀de▶ ◀la▶ voir, et revint sur ses pas sans tourner ◀la▶ tête. ◀Le▶ cardinal en fut outré ◀de▶ rage, mais se flattant encore ◀de▶ quelque espérance, il en parla à ◀la▶ comtesse de Soissons mère du comte, et ◀l’▶engagea à en parler à son fils. Elle ◀le▶ fit et pour toute réponse ◀le▶ comte lui dit que ◀la▶ nièce du cardinal convenait à son valet de chambre, et non pas à un prince comme lui. ◀Le▶ cardinal, outré ◀de▶ ce mépris qu’il apprit par des espions qu’il avait partout, résolut ◀de▶ s’en venger par ◀la▶ mort du comte, et fit si bien par ses intrigues sourdes, qu’il ◀l’▶engagea dans ◀le▶ parti que Mons[ieu] r ◀le▶ duc de Bouillon formait en France en faveur de Gaston contre ◀le▶ cardinal, qui par des gens apostés fit tuer ◀le▶ comte de Soissons à ◀la▶ bataille ◀de▶ Sedan. Que cela soit vrai ou faux, et que ◀la▶ mort ◀de▶ ce prince fût un coup ◀de▶ bonne guerre, ou un coup prémédité, comme on ◀le▶ disait, elle vengea ◀le▶ cardinal du mépris qu’il avait fait ◀de▶ son alliance.
68. Comme ce prélat avait compté que Gaston ou ◀le▶ comte auraient assez ◀d’▶ambition pour vouloir se mettre ◀la▶ couronne sur ◀la▶ tête et épouser sa nièce, il ne se contentait pas ◀de▶ fomenter une espèce ◀d’▶aliénation qui était entre Louis XIII et Anne d’Autriche ; il avait contribué à ◀la▶ stérilité ◀de▶ cette princesse, et quoiqu’il lui dût tout ce qu’il était, son ingratitude alla jusques à lui faire prendre des breuvages si froids, que cette princesse ne pouvait devenir grosse. (Qu’on ne croie pas que je dise une fable, ◀le▶ reste va justifier ce que j’avance). Il poussait lui-même ◀le▶ Roi à ◀la▶ répudier, pour en épouser une autre qui lui fît des enfants. C’était là le dernier coup ◀de▶ sa vengeance, car avant cela il n’allait pas moins que ◀de▶ faire mettre cette princesse dans un cloître, et ◀le▶ Roi dans un couvent pour élever sur ◀le▶ trône ou Gaston ou ◀le▶ comte de Soissons si l’un des deux avait voulu épouser sa nièce. Mais ces deux princes ayant refusé une pareille alliance, il ne songea qu’à s’en venger, et réussit par ◀la▶ mort du comte et par ◀l’▶éloignement ◀de▶ Gaston qui fut obligé ◀de▶ se retirer auprès de Marie de Médicis, mère de Louis XIII et la sienne, que ◀le▶ cardinal avait forcée ◀de▶ sortir ◀de▶ France, quoique ce fût sa première bienfaitrice, et que ce fût elle qui ◀l’▶avait mis dans ◀le▶ conseil et approché du Roi.
69. ◀Le▶ bruit ◀de▶ cette répudiation épouvanta Anne d’Autriche ; elle ◀la▶ craignait avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ raison que tout ◀le▶ royaume ◀la▶ souhaitait afin d’avoir un héritier ◀de▶ ◀la▶ couronne, parce que Gaston n’avait que des filles. Il n’y avait aucun saint en paradis qu’elle et tous ◀les▶ Français n’invoquassent ; cette princesse faisait des aumônes excessives et même des fondations pour obtenir ◀de▶ ◀la▶ bonté ◀de▶ Dieu ◀la▶ grâce ◀de▶ devenir grosse. Son zèle alla jusques aux pèlerinages, et il lui arriva une rencontre toute risible dont mon père fut témoin, et qui mérite ◀d’▶être rapportée.
70. Elle entreprit ◀de▶ faire à pied ◀le▶ voyage ◀de▶ Saint-Germain à Chartres. Tout le monde sait que c’est une cathédrale où on garde une chemise ◀de▶ ◀la▶ Vierge qui, dit-on, fait des miracles ; si ◀la▶ relique est vraie, ◀la▶ toile en est assurément bonne. Quoi qu’il en soit, ◀la▶ Reine était en chemin, et suivait son zèle ; et rencontra proche de Chartres une pauvre femme qui, ne ◀la▶ connaissant point, s’approcha ◀d’▶elle et lui demanda ◀l’▶aumône. Elle lui donna un louis ◀d’▶or et se recommanda à ses prières. Cette femme, qui peut-être ne s’était jamais vu si riche, prit ◀la▶ liberté ◀de▶ lui demander qui elle était et pourquoi elle allait à pied ayant avec elle tant de chevaux et ◀de▶ carrosses. ◀La▶ Reine, qui aima sa naïveté, ◀la▶ satisfit sur tout, et lui dit que c’était un vœu qu’elle avait fait pour obtenir ◀de▶ Dieu par ◀l’▶intercession ◀de▶ ◀la▶ Vierge ◀la▶ grâce ◀d’▶avoir un enfant. Ah ! Madame, lui dit cette femme ◀d’▶un ton tout naïf, vous perdrez vos pas car ◀le▶ chanoine qui ◀les▶ faisait est mort il y a plus ◀de▶ trois semaines. Cette aventure dérangea beaucoup ◀la▶ dévotion et ◀le▶ recueillement ◀de▶ ◀la▶ procession, car qui que ce soit ne put s’empêcher ◀d’▶en rire, et ◀la▶ Reine la première. Elle acheva pourtant son pèlerinage, mais cela ne ◀la▶ fit pas devenir grosse, à moins qu’on ne veuille imputer à sa dévotion ◀la▶ rencontre que je vais dire.
71. Cette princesse, comme j’ai déjà dit, avait confié sa crainte et ses chagrins au cardinal Mazarin qui n’y pouvait pas remédier par lui-même, parce que certainement cette princesse était sage et vertueuse, quoiqu’elle fût maîtresse ◀d’▶elle-même, et en état ◀d’▶être infidèle si elle avait voulu, puisqu’elle était belle, bien faite et très aimable. ◀Les▶ portraits que nous en avons encore ◀la▶ représentent telle, et ceux qui ◀l’▶ont connue et qui vivaient ◀de▶ son temps m’ont assuré que ces portraits ne sont point flattés, et que même ils ne rendent pas toute ◀la▶ beauté et ◀les▶ agréments ◀de▶ ◀l’▶original.
72. Dans ◀le▶ temps qu’elle était dans ses craintes et ses agitations au sujet de sa répudiation, ◀le▶ hasard amena en France un médecin empirique anglais, le premier, à ce qu’on dit, qui a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ découvrir par ◀les▶ urines ◀les▶ infirmités du corps. Il logea à Saint-Germain dans ◀la▶ même auberge où mon père logeait ; ils mangèrent à ◀la▶ même table, et eurent bientôt fait connaissance ensemble. ◀La▶ stérilité ◀de▶ ◀la▶ Reine et sa répudiation prochaine faisait ◀le▶ sujet ◀de▶ toutes ◀les▶ conversations. ◀Le▶ médecin en entendit parler, et s’ouvrit à mon père en ◀le▶ priant ◀de▶ lui faire avoir ◀de▶ ◀l’▶urine ◀de▶ cette princesse. Mon père n’était que simple garde ◀de▶ ◀la▶ Reine, mais pas assez autorisé pour lui parler, ni même entrer dans sa chambre. Cependant ◀les▶ instances ◀de▶ ce médecin ◀l’▶obligèrent ◀d’▶en parler comme en riant à Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Chevreuse, et ◀la▶ vérité est qu’il était le premier à rire ◀de▶ ◀l’▶empressement ◀de▶ cet homme, et qu’il regardait son secret comme une pure vision, ◀d’▶autant plus qu’il était ennemi mortel des médecins. Mais il fut étonné ◀de▶ ce que Madame de Chevreuse prit ◀l’▶affaire très sérieusement et lui ordonna ◀de▶ lui amener ce médecin. Mon père regarda encore cela comme un entêtement ◀de▶ femme, et obéit à ses ordres en lui menant ce médecin. Il resta plus ◀de▶ deux heures avec elle, et emporta plus ◀d’▶une chopine ◀de▶ cette urine tant souhaitée. Il en fit ◀l’▶expérience en son particulier et à ◀l’▶issue du dîner il pria mon père ◀de▶ ◀l’▶accompagner chez Madame de Chevreuse. Ils y allèrent ensemble, et il dit avec assurance que si c’était véritablement ◀de▶ ◀l’▶urine ◀de▶ ◀la▶ Reine qu’il avait emportée, il répondait sur sa vie que sa stérilité ne venait point ◀d’▶elle, mais ◀de▶ maléfices dont il savait ◀le▶ contrepoison.
73. Madame de Chevreuse en parla au cardinal Mazarin, qui soit pour faire sa cour à ◀la▶ Reine, ou pour se venger ◀de▶ quelque chose que cette duchesse avait fait et qui ne lui avait pas plu, résolut ◀de▶ profiter seul du bonheur que ◀la▶ fortune lui présentait ; et comme il ne savait où logeait ce médecin, il envoya chercher mon père par lequel il se ◀le▶ fit amener. Il ◀le▶ questionna ◀de▶ tous côtés, et voyant qu’il n’hasardait rien ; qu’au pis aller c’était témoigner son zèle à Reine, et que si elle devenait en effet grosse, ce serait à lui qu’elle en aurait ◀l’▶obligation, il lui mena lui-même ce médecin, et ◀la▶ Reine elle-même lui donna ◀de▶ son urine. ◀Le▶ médecin demanda un réchaud avec du charbon ou ◀de▶ ◀la▶ braise ardente sans fumée, et une ◀de▶ ces petites bouteilles ◀de▶ verre dans lesquelles ◀les▶ médecins mettent leurs médecines : tout cela lui fut apporté.
74. Il mit une partie ◀de▶ ◀l’▶urine ◀de▶ ◀la▶ Reine dans cette bouteille environ ◀les▶ deux tiers ◀de▶ sa contenance, et ◀la▶ mit sur cette braise. Mon père était sur des épines croyant n’avoir amené qu’un fou, parce qu’il croyait que ◀la▶ bouteille casserait et ne soutiendrait pas ◀le▶ feu. Mais à son grand étonnement il vit que ◀l’▶urine qui y était enclose se mit à bouillir ; ◀le▶ médecin ◀la▶ retira du feu après trois ou quatre bouillons, et ◀la▶ porta sur une fenêtre où il ◀la▶ laissa refroidir et reposer. Après ◀l’▶avoir bien considérée, il s’adressa à ◀la▶ Reine à qui il répéta ◀les▶ mêmes choses qu’il avait dites à Madame de Chevreuse et ◀l’▶assura sur sa vie qu’elle deviendrait infailliblement grosse, si elle voulait s’assujettir au régime ◀de▶ vie qu’il lui prescrirait, et que ◀de▶ sa part il ne lui ferait prendre ni médecine ni ingrédients.
75. ◀La▶ Reine qui aurait donné son sang pour avoir un enfant, lui promit ◀de▶ faire tout ce qu’il voudrait qu’elle fît, et ◀de▶ suivre en tout ◀le▶ régime ◀de▶ vivre qu’il lui ordonnerait. Il ne lui en prescrivit point ◀d’▶autre que ◀de▶ vivre en son particulier, et ◀de▶ ne boire ni manger rien qu’elle ne ◀l’▶eût vu accommoder elle-même ; en un mot ◀de▶ vivre comme une bourgeoise ◀de▶ Paris sans pâtisserie, sans ragoût, sans vin ◀d’▶Espagne ni autre liqueur que ◀de▶ bon vin ◀de▶ Bourgogne avec ◀les▶ deux tiers ◀d’▶eau, ◀de▶ faire faire sa potée dans sa chambre, et ◀d’▶en bien faire laver ◀la▶ viande avant que de ◀la▶ mettre cuire. Il lui dit ◀d’▶y faire mettre du bœuf, du veau, une poule ou un chapon, mais point ◀de▶ mouton qui fut ◀la▶ seule viande qu’il lui défendît aussi bien que ◀la▶ perdrix tant bouillie que rôtie.
76. ◀La▶ Reine se conforma à ses ordres, et se retira au Val-de-Grâce pour être en son particulier et fit vœu ◀d’▶y faire bâtir une église si elle avait ◀le▶ bonheur ◀de▶ devenir grosse. Elle s’en est acquittée, et ◀la▶ belle église qui y est aujourd’hui est un monument ◀de▶ son zèle et ◀de▶ sa reconnaissance. On y voit par cette inscription en lettres ◀d’▶or autour du dôme en dedans Christo nascenti à qui elle est dédiée. Elle y resta environ six semaines, et ◀le▶ médecin qui ne ◀la▶ quittait point, et qui tous ◀les▶ jours examinait ses urines, lui dit enfin qu’elle pouvait se rejoindre au Roi son époux, et qu’il était presque sûr que leurs embrassements ne seraient point infructueux ; elle ◀le▶ fit, ◀le▶ Roi vint ◀la▶ voir, et en moins ◀de▶ six semaines des témoins irréprochables ◀de▶ sa grossesse parurent.
77. Elle retourna à Saint-Germain, et on eut plus ◀de▶ soin ◀d’▶elle pendant sa grossesse, qu’elle n’en avait eu elle-même avant que de devenir grosse. Pour ne choquer personne et pour ne point ternir ◀l’▶honneur ◀de▶ ceux qui pouvaient avoir contribué à sa stérilité, cette aventure fut tenue secrète, n’y ayant eu que ◀le▶ cardinal Mazarin, Monsieur ◀le▶ duc ◀de▶ ◀La▶ Ferté et deux dames ◀de▶ ◀la▶ Reine à qui il fallut se confier qui ◀la▶ sussent ; ◀la▶ duchesse de Chevreuse elle-même ◀l’▶a toujours ignorée. Mais ceux qui y avaient apporté ◀le▶ plus en furent très tristement récompensés. ◀Le▶ cardinal fit si bien que Madame de Chevreuse fut exilée du royaume par ◀le▶ Roi, à qui ce fourbe faisait entendre qu’elle gouvernait trop ◀la▶ Reine son épouse, et qu’un esprit si fin et si délié était à craindre. Elle se retira à Bruxelles, où elle fit tant de brigues contre ◀le▶ cardinal de Richelieu, qu’elle croyait ◀la▶ cause ◀de▶ son exil, qu’elle acheva ◀de▶ se perdre dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Louis XIII ; et ◀le▶ cardinal Mazarin profitant ◀de▶ son absence ◀la▶ ruina peu à peu dans celui ◀de▶ ◀la▶ Reine, et à un tel point que cette princesse ne ◀la▶ rappela pas lorsqu’elle fut régente. Elle revint pourtant à ◀la▶ fin en France, mais si bien perdue ◀de▶ réputation dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ Reine qu’à peine voulut-elle ◀la▶ voir ; et pour lors connaissant ◀la▶ fourberie du cardinal Mazarin elle fit tout ce qu’elle put pour lui nuire. Mais il ne ◀la▶ craignait plus, et en effet il avait sujet ◀de▶ ne ◀la▶ plus craindre, comme je ◀le▶ dirai bientôt.
78. ◀Le▶ médecin anglais qui avait si bien servi, et qui sans doute méritait une récompense considérable, fut trouvé assassiné proche du Pont-Rouge devant ◀les▶ Tuileries au même endroit où finit ◀le▶ Pont-Royal, et ce qu’il y eut ◀d’▶étonnant, c’est qu’on ne fit aucune enquête ni ◀de▶ sa mort, ni ◀de▶ ceux qui pouvaient en être ◀les▶ auteurs, et ◀le▶ cardinal de Richelieu, qui avait perdu ◀l’▶espoir ◀de▶ voir sa nièce reine, et lui oncle du roi, ne s’opposa plus aux fruits des embrassements ◀de▶ Louis XIII et ◀d’▶Anne d’Autriche son épouse, qui accoucha heureusement ◀le▶ 5e septembre 1638 ◀de▶ Louis XIV que nous venons de perdre. Elle eut encore un autre enfant qui a été Philippe duc ◀d’▶Orléans, père de Philippe aussi duc d’Orléans aujourd’hui régent ◀de▶ France sous ◀la▶ minorité ◀de▶ Louis XV.
79. ◀Le▶ cardinal de Richelieu, qui mourut à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶année 16[42], laissa celui ◀de▶ Mazarin maître des affaires, et si le premier avait été sanguinaire, peu intéressé et aimant ◀la▶ guerre, on peut dire au contraire que l’autre n’en voulait qu’à ◀l’▶argent, était timide, et peu porté aux grandes actions. On a dit du premier qu’i[l] n’aimait que ◀le▶ bruit des armes...
80. Il n’y a point ◀de▶ mal qu’on n’ait dit ◀de▶ ce prélat pendant sa vie et après sa mort. Cependant toute ◀la▶ France convient à présent qu’il a été ◀le▶ plus grand homme qu’elle ait jamais produit, et qu’elle lui doit ◀la▶ grandeur où elle s’est élevée tant qu’elle a suivi ses maximes.
81. ◀Le▶ cardinal Mazarin au contraire ne cherchait que son intérêt, naturellement ◀d’▶une avarice crasse et sordide, sans bonne foi, sans probité et sans honneur, vices ordinaires ◀de▶ gens qui comme lui sont nés dans ◀la▶ crapule et ◀la▶ pauvreté ; car à peine était-il gentilhomme et n’avait pas ◀de▶ quoi vivre, mais il trouva bientôt un moyen facile ◀d’▶en avoir. ◀La▶ mort ◀de▶ Louis XIII qui arriva environ un an après celle du cardinal de Richelieu acheva ◀de▶ ◀le▶ rendre maître ◀de▶ tout, et lui donna ◀le▶ moyen ◀de▶ piller ◀la▶ France, et ◀d’▶en envoyer ◀les▶ richesses en Italie. Il comptait ◀de▶ s’y réfugier en cas que ◀la▶ France ◀l’▶obligeât ◀de▶ sortir ◀de▶ chez elle. ◀Le▶ sort du maréchal ◀d’▶Ancre ◀le▶ faisait trembler, et pour ◀le▶ prévenir et s’assurer un asile, il prenait ◀de▶ ◀l’▶argent à toutes mains et en envoyait ◀de▶ delà ◀les▶ monts plus ou moins selon que sa peur augmentait ou diminuait. Après qu’il se vit affermi, il jugea à propos de faire paraître ses richesses ; cela donna lieu ◀de▶ dire :
Mazarin vivait en LazareDans une extrême pauvreté.N’ont rien fait qu’un très mauvais riche.
82. Je n’entreprendrai point ◀de▶ décrire ◀les▶ guerres civiles dont il fut cause, ◀le▶ mécontentement ◀de▶ ◀la▶ France, ◀les▶ infâmes exactions qui se firent pendant son ministère et dont il profitait. Cela est si récent et écrit par tant de gens que j’en ferais une répé[ti] tion inutile. ◀La▶ Reine ◀le▶ soutenait en tout et pour tout ; toute ◀la▶ France ◀le▶ voyait et en murmurait, mais peu de gens savaient qu’elle ne faisait que son devoir, puisqu’il était son mari ; en effet elle ◀l’▶avait épousé environ un an après ◀la▶ mort ◀de▶ Louis XIII. Bien des gens s’en doutaient, mais peu en étaient certains. J’ai dit ci-devant qu’il n’était point dans ◀les▶ ordres. Ainsi ◀le▶ simple habit ◀d’▶Eglise était tout ce qu’il en avait, et il conservait cet habit par plusieurs raisons : l’une pour mieux cacher son mariage avec ◀la▶ Reine à qui ◀la▶ régence aurait été ôtée si ◀le▶ mariage avait été public ; l’autre pour se faire plus respecter des peuples, qui ont toujours ◀de▶ ◀la▶ vénération pour ◀la▶ dignité ◀de▶ cardinal, et pour jouir en paix du revenu ◀d’▶une infinité ◀d’▶abbayes dont il était revêtu et dont il se faisait encore revêtir tous ◀les▶ jours, car comme j’ai déjà dit c’était ◀le▶ plus avare ◀de▶ tous ◀les▶ hommes. Il aurait pris ◀de▶ ◀l’▶argent ◀de▶ ◀la▶ main du diable s’il lui en avait offert, et aurait sur ◀l’▶intérêt damé ◀le▶ pion aux fripiers ◀de▶ Paris, quoiqu’on dise que ce soit ◀la▶ quintessence ◀de▶ ◀l’▶usure et ◀de▶ ◀la▶ juiverie.
83. Je sais ce mariage ◀de▶ ◀la▶ bouche propre du cardinal de Retz qui fait une si grande figure dans ◀les▶ guerres civiles sous ◀le▶ nom ◀de▶ coadjuteur chef des frondeurs. Ce ne fut point à moi qu’il ◀le▶ disait, c’était à Monsieur ◀le▶ duc ◀d’▶Arpajon dont nous avons vu ◀la▶ veuve première dame ◀d’▶honneur ◀de▶ madame ◀la▶ dauphine Victoire de Bavière. Ils se promenaient ensemble dans ◀le▶ jardin du duc où j’allais à tout moment et qui me connaissait parce que j’étais né si bien son voisin qu’il n’y avait que ◀le▶ ruisseau qui séparait son hôtel ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ mon père ; et ni l’un ni l’autre ne se défiait ◀de▶ moi parce que je n’étais qu’un enfant âgé au plus dans ce temps-là ◀de▶ neuf à dix ans. Je revins dire ◀la▶ chose à mon père qui me défendit bien ◀d’▶en parler, mais tous étant mort[s] je ne vois point ◀de▶ raison ◀de▶ garder à présent ◀le▶ secret qui ne peut faire tort à personne, et qui peut faire plaisir aux curieux.
84. ◀Le▶ cardinal poussa son avarice partout où elle put s’étendre, et afin que ◀le▶ Roi qui commençait à voir clair ne ◀l’▶empêchât pas ◀de▶ poursuivre, il ◀l’▶amusait par des divertissements continuels et conformes à son âge, mais sans une éducation digne ◀d’▶un prince qui doit régner un jour par lui-même : point ◀d’▶étude, point ◀de▶ lecture, point ◀de▶ science et point ◀de▶ conversation avec des gens qui auraient pu ◀l’▶instruire ; tant ce cardinal et ◀la▶ Reine sa mère avaient peur qu’il se mêlât ◀de▶ rien ; étant très certain que si Louis XIV a été un très grand prince comme on ne peut point en douter, il s’est fait lui-même, indépendamment ◀de▶ sa mauvaise éducation. Je dirai là-dessus quelque chose dans ◀la▶ suite ◀de▶ ces Mémoires qui je crois méritera bien ◀l’▶attention du lecteur.
85. Pour revenir au cardinal et aux déprédations qu’il a faites, il ne croyait pas lui-même que son bien lui appartînt ; du moins s’il ◀l’▶avait cru pendant sa vie, il témoigna ne ◀le▶ plus croire au lit ◀de▶ ◀la▶ mort, et ce fut là ◀l’▶action ◀la▶ plus sincère qu’il eût jamais faite. Il eut pour confesseur un théatin homme droit qui lui donna ◀la▶ question, et lui en fit plus dire et plus avouer qu’il n’avait résolu que ce confesseur en sût. Il finit son interrogatoire par une vive et pathétique remontrance sur ◀l’▶obligation où est tout voleur ◀de▶ rendre ce qu’il a volé, et lui représenta fortement avec saint Augustin que Non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatuM. ◀Le▶ cardinal mourant goûta sa morale, mais il ne voulut pas ◀la▶ suivre, et aimait mieux se damner que ◀de▶ ne pas laisser ses neveux et ses nièces dans ◀le▶ faste où il ◀les▶ avait mis ; et ◀le▶ confesseur, qui n’était pas ◀d’▶humeur à se damner avec son pénitent, lui refusa tout plat ◀l’▶absolution. Deux docteurs ◀de▶ Sorbonne en firent autant, et vraisemblablement ◀le▶ cardinal serait mort sans aucun sacrement ◀de▶ ◀l’▶Eglise et en véritable athée, si un autre docteur de Sorbonne n’eût trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ mettre sa conscience en repos sans faire aucune restitution. Ce fut ◀de▶ lui dire que ◀le▶ roi était maître du sien et ◀de▶ celui ◀de▶ ses sujets, et que pourvu qu’il lui donnât ce qu’il avait pris aux uns et aux autres, il pouvait mourir en bon chrétien.
86. Il faudrait savoir, pour approuver cette décision, si elle est conforme au christianisme, à ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ Sorbonne et à celui ◀de▶ Gerson qui dans sa harangue représenta si bien à un ◀de▶ nos rois que chacun avait son domaine, et que, comme il n’était pas permis aux sujets ◀de▶ mettre ◀la▶ main sur celui du Prince, réciproquement il n’était pas permis au Prince ◀d’▶envahir celui ◀de▶ ses sujets. Il faudrait encore savoir si une pareille donation postérieure à ◀la▶ prise ◀de▶ possession peut en légitimer et corriger ◀la▶ violence. Je ne sais ce qui en est, mais je sais bien que ◀le▶ Roi lui-même parut en douter quoiqu’elle lui fût avantageuse. Mais ◀le▶ cardinal, s’attachant à tout ce qu’il pouvait comme un homme qui se noie, ◀l’▶approuva ◀de▶ tout son cœur, et pria M. Jolly, curé ◀de▶ S[aint] -Nicolas des Champs à Paris, qui était ce confesseur dont ◀l’▶âme n’était guère plus nette que celle ◀de▶ son pénitent, ◀d’▶aller trouver ◀le▶ Roi et ◀de▶ lui faire cette proposition.
87. Il y alla, parla au Roi à qui il représenta ◀le▶ trouble et ◀les▶ agitations ◀de▶ ◀l’▶âme du cardinal mourant au sujet de ses rapines, et finit son discours par ◀le▶ supplier ◀de▶ faire don à ce prélat ◀de▶ tout ce qu’il avait volé tant à lui qu’à ses peuples. ◀Le▶ Roi ne se put empêcher ◀de▶ sourire, et sur ◀la▶ bonne foi du docteur de Sorbonne, dont certainement ◀la▶ doctrine était erronée, fit ce prétendu don ◀de▶ bonne grâce, et Jolly, après une profonde révérence, alla porter cette bonne nouvelle au cardinal. A peine eut-il ◀le▶ dos tourné que ◀le▶ roi se tourna vers ◀les▶ gens ◀de▶ sa cour, et haussant ◀les▶ épaules leur dit qu’autant qu’il ◀le▶ pouvait il mettait ◀le▶ cardinal en paradis, mais qu’il craignait bien que Dieu plus juste que lui ne ◀l’▶envoyât à tous ◀les▶ diables. Certainement il me paraît que dans cette réflexion ◀de▶ Louis il y a un très grand fond ◀de▶ piété et ◀de▶ religion. Elle me paraît pleine ◀de▶ probité et vraiment héroïque, et en effet si ce Prince n’avait pas été gâté par des flatteurs, il aurait été un prince parfait et un véritable héros.
88. Après ◀la▶ mort du cardinal on grava son portrait, au bas duquel on grava aussi ◀les▶ quatre vers que voici :
Enfin du fameux cardinalQui fit tant de mal en sa vie
89. Après sa mort M. Fouquet lui succéda. 11 fut assez mal conseillé pour se défaire ◀de▶ sa charge ◀de▶ procureur général, et suivant ◀les▶ conseils du cardinal le Roi ◀le▶ fit arrêter, et on travailla à son procès. Ses défenses imprimées sont entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde. Je ne veux pas dire qu’il n’y eût du péculat dans son fait, mais il faut bien qu’il ne fût pas si criminel qu’on disait puisque, malgré ◀les▶ brigues et ◀l’▶autorité ◀de▶ ses annemis, il en sortit ◀la▶ vie sauve. Je dirai dans ◀la▶ suite ◀de▶ quelle manière il mourut sur le point de rentrer en grâce. Je reviens aux ministres.
90. M.Colbert succéda à ◀l’▶emploi ◀de▶ surintendant des finances sous ◀le▶ titre ◀de▶ contrôleur général, parce que cette charge qui véritablement donnait trop ◀d’▶autorité à celui qui en était revêtu fut supprimée, et qu’outre cela ◀le▶ Roi qui voulut gouverner et régner par lui-même entrait jusque dans ◀le▶ moindre détail des finances tant sur ◀la▶ recette que sur ◀la▶ dépense ; et on peut assurer sans craindre ◀de▶ se tromper que ce fut là ◀la▶ source ◀de▶ sa gloire, et ◀le▶ fondement ◀de▶ cette grandeur immense où ◀la▶ France s’est élevée sous son règne, étant certain que ◀l’▶économie ou ◀la▶ dissipation des finances fait ◀la▶ force ou ◀la▶ faiblesse ◀d’▶un Etat. Ainsi ◀l’▶autorité ◀de▶ M. Colbert fut très limitée par ◀le▶ Roi, et outre cela, Monsieur de Louvois, ministre ◀d’▶Etat ◀de▶ ◀la▶ guerre, était un [sic] espèce ◀d’▶Argus qui ne cherchait qu’à ◀le▶ surprendre dans quelque fausse démarche pour ◀le▶ perdre dans ◀l’▶esprit du Roi, et M. Colbert ◀de▶ son côté tâchait ◀de▶ lui rendre ◀le▶ change. ◀Le▶ Roi faisait semblant ◀de▶ ne pas approuver cette haine mutuelle, mais il est assez croyable qu’il n’en était pas fâché puisqu’il en était mieux servi, et qu’ils étaient respectivement contrôleurs l’un ◀de▶ l’autre. Leurs testaments politiques sont entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde, et ne sont à en parler juste qu’une satire réciproque du ministère l’un ◀de▶ l’autre.
91. M.Colbert entreprit ◀de▶ rétablir ◀l’▶ordre dans ◀les▶ finances, et ◀de▶ faire rendre gorge aux maltotiers et autres gens ◀d’▶affaires qui s’étaient tellement enrichis des désordres ◀de▶ ◀l’▶Etat que leur train et leur[s] tables était plus magnifiques que ceux des princes, à peu près comme nous ◀les▶ avons vus ◀les▶ vingt dernières années ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Louis. Il établit une chambre ◀de▶ Justice sur ◀le▶ modèle ◀de▶ laquelle celle qui subsiste aujourd’hui a été formée. ◀Les▶ gens ◀d’▶affaires y rendirent compte, et furent taxés chacun selon ◀les▶ traités dans lesquels ils avaient été intéressés et ◀le▶ gain qu’ils avaient fait ; où tel qui se croyait créancier du Roi ◀de▶ plusieurs millions se trouva bien éloigné ◀de▶ son compte, puisque lui-même était reliquataire. Il fixa ◀le▶ gain des fermiers généraux et ◀de▶ ceux qui entraient dans ◀de▶ nouveaux traités, en sorte qu’ils n’y faisaient qu’un gain modique, quoique très grand, par rapport à celui que ◀les▶ maltôtiers avaient fait du temps du cardinal Mazarin et celui ◀de▶ M. Fouquet.
92. Il corrigea ◀les▶ abus qui s’étaient introduits dans ◀la▶ maison du Roi jusque sur son train et sa table. Il porta ◀les▶ arts et métiers jusques à ◀l’▶opulence, et fit même venir des pays étrangers ◀les▶ plus fameux et ◀les▶ plus habiles artisans, qui furent employés chacun suivant son art à ce [qui] leur était propre. ◀La▶ France doit à ses soins une infinité ◀de▶ manufactures qu’il y a établies, et qui mettaient ce royaume en état ◀de▶ se passer des ouvrages des étrangers qui tout au plus ne servent qu’au luxe ; et par là tirons ◀de▶ chez eux une infinité ◀d’▶argent parce qu’ils ne pouvaient pas se passer du nécessaire à ◀la▶ vie que ◀la▶ France produit, tels que sont ◀les▶ vins, eaux ◀de▶ vie et autres liqueurs qui en proviennent, ◀le▶ froment et autres grains, et ◀les▶ toiles ◀de▶ Bretagne, ◀de▶ Normandie, et d’autres provinces ; et savait que ce n’était que par ces trois sources là que ◀l’▶or et ◀l’▶argent pouvai[en] t venir en France, laquelle n’en produit point dans son sein. Il fut ◀le▶ protecteur des arts, et ses soins s’étendaient jusques au plus bas peuple, auquel il donnait ◀le▶ moyen ◀de▶ subsister par ◀les▶ travaux et remuements ◀de▶ terre qu’il faisait faire ◀de▶ jour en jour ; et comme ◀de▶ sa part Louis se plaisait aux bâtiments, aux peintures et à ◀la▶ sculpture, ils ont mis Versailles dans ◀l’▶état qu’il est encore à présent, c’est-à-dire du plus riche et du plus magnifique palais qui soit non seulement en Europe, mais dans tout le monde.
93. Je trouve ici naturellement ◀le▶ lieu ◀de▶ faire voir un action ◀de▶ bonté et ◀de▶ justice ◀de▶ Louis envers ses sujets, si abjects fussent-ils, lorsqu’il agissait ◀de▶ lui-même. Versailles est dans un bas, ou plutôt ◀le▶ jardin n’est qu’une espèce ◀de▶ sable mouvant, et ◀les▶ ouvriers qui travaillaient au remuement des terres et qui faisaient ◀les▶ chemins où ◀les▶ tuyaux ◀de▶ fer et ◀de▶ plomb devaient être mis pour conduire ◀les▶ eaux aux bassins, jets ◀d’▶eau et cascades, avaient eux-mêmes jusques aux genouils ◀les▶ eaux du terrain. Louis s’en aperçut et ordonna qu’on leur donnât des bottes pour conserver leurs pieds et leurs jambes ; et outre cela, sachant qu’ils ne gagnaient que dix sols par jour, il ordonna qu’il fût payé quinze sols à ceux qui seraient employés à un ouvrage si pénible. Au bout de quinze jours il retourna, en se promenant, voir travailler ◀les▶ ouvriers, et en vit quelques-uns qui avaient des bottines et d’autres qui n’en avaient point, entre autres un homme de plus ◀de▶ soixante ans qui travaillait ◀l’▶eau jusques à ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ jambe nue. Il lui demanda pourquoi il n’avait point ◀de▶ bottes, et s’il ◀les▶ avait vendues. Cet homme répondit qu’il n’en avait jamais eu, et que ◀le▶ sieur Bertelot qui ◀les▶ payait n’en avait point donné à lui, ni plusieurs autres ouvriers, ni même augmenté leur salaire, quoiqu’ils sussent tous qui [sic] ◀l’▶avait ainsi ordonné. Louis, touché ◀de▶ charité, envoya dans ◀le▶ moment même quérir Monsieur Colbert et lui demanda avec cet air ◀d’▶autorité qui convient si bien à un roi, pourquoi cet homme, et plusieurs autres, n’étaient point à couvert ◀de▶ ◀l’▶injure ◀de▶ ◀l’▶eau, et pourquoi on ne leur avait pas augmenté leurs journées, puisqu’il ◀l’▶avait ordonné. M.Colbert, outré ◀d’▶un pareil reproche, ◀le▶ supplia ◀de▶ lui donner ◀le▶ temps ◀de▶ retourner chez lui, et ◀de▶ prendre dans son cabinet ◀l’▶état ◀de▶ tous ◀les▶ ouvriers qui travaillaient aux tuyaux. Cela lui fut accordé. Il revint un moment après avec un rôle à ◀la▶ main. Il demande à cet homme son nom ; il ◀le▶ trouva avec une augmentation ◀de▶ cinq sols par jour, et des bottines à lui délivrées. Il pria ◀le▶ Roi ◀de▶ souffrir qu’il fît venir ◀les▶ autres qui se plaignaient ◀de▶ ◀l’▶inexécution ◀de▶ ses ordres, et trouva ◀les▶ noms de plus ◀de▶ six cents tous dans ◀le▶ même cas que ◀le▶ vieillard. Il supplia pour lors ◀le▶ Roi ◀de▶ ◀le▶ laisser faire, et qu’il en rendrait bonne justice tant à lui qu’à ces pauvres ouvriers ; et pour qu’il ne fût point accablé par ◀les▶ supplications ◀de▶ ◀la▶ famille ◀de▶ Berthelot, qui était puissante, il ◀le▶ supplia ◀de▶ s’éloigner ◀de▶ Versailles.
94. Bertelot fut arrêté dans ◀le▶ moment. Il n’était que neuf heures du matin ; un lieutenant du prévôt ◀l’▶interrogea dans ◀l’▶instant même, ◀les▶ témoins lui furent confrontés, sa conviction fut complète, et sa sentence ◀de▶ mort lui fut prononcée qu’il n’était pas midi ; on ◀le▶ remit entre ◀les▶ mains ◀d’▶un récollet et du bourreau, si bien qu’à une heure et demie ce fut un fripon expédié. On appelle cela une justice prompte et véritablement prévotale ; et ses parents apprirent avec surprise dans ◀le▶ même temps sa prison, son crime et sa mort. Mais comme ◀l’▶exécution était faite, il n’y en eut aucun assez hardi pour oser en parler au Roi à son retour ◀de▶ ◀la▶ chasse, où il avait été tout ce temps-là. Si tous ◀les▶ fripons étaient aussi sévèrement et aussi promptement punis, certainement il ne s’en trouverait pas tant en France. Bel et terrible exemple pour ◀les▶ gens qui ôtent aux pauvres leur nécessaire pour ◀l’▶employer à entretenir leur superflu.
95. J’en reviens à M. Colbert. Ce ne fut pas assez pour lui ◀de▶ donner au peuple ◀le▶ moyen ◀de▶ subsister, il voulait qu’il subsistât à bon prix et avec abondance. En effet, tant que son ministère, qui a duré jusques à sa mort, a subsisté, ◀la▶ France ne s’est point ressentie ◀de▶ ◀la▶ stérilité des mauvaises années, et ◀le▶ pain à Paris ne valait ordinairement qu’un sol ou quinze deniers ◀la▶ livre ◀le▶ plus blanc ; je me souviens qu’il ne valait que dix deniers pendant ma jeunesse. ◀Le▶ moyen qu’il prenait pour que ◀les▶ vivres fussent à bon prix était ◀d’▶avoir dans tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀la▶ France qui rapportent ◀le▶ plus ◀de▶ froment des gens à lui, qui allaient aux marchés publics et achetaient tout ◀le▶ blé et ◀les▶ autres grains qui y restaient, et que ◀les▶ fermiers et laboureurs auraient remporté chez eux faute ◀d’▶acheteurs. Et pour cet effet il avait dispersé ◀de▶ ◀l’▶argent dans toutes ◀les▶ généralités, à Soissons quatre millions, autant à Amiens, autant dans tout ◀le▶ Vexin français et ◀la▶ Normandie, deux millions en Champagne, autant en Beauce, et enfin dans toutes ◀les▶ généralités selon qu’elles sont plus ou moins riches en grains. Cela montait en tout à vingt millions ◀de▶ livres en argent dispersé par tout ◀le▶ royaume. Ces sortes ◀d’▶achat ne se faisaient que dans ◀les▶ années abondantes et par des gens qui lui étaient affidés, lesquels mettaient ces grains en sûreté, jusques à ce que ◀le▶ temps ◀d’▶en faire usage fût venu, je veux dire une année ◀de▶ peu de rapport. Je dis ◀de▶ peu de rapport et non abondante, parce qu’il est certain que, quelque mauvaise qu’une année soit, ou ait été, ◀la▶ France a toujours produit plus ◀de▶ grain qu’elle n’en a pu consommer.
96. Lorsqu’il venait une mauvaise année, et que ceux qui avaient du blé en réserve voulaient ◀le▶ trop renchérir, ◀les▶ émissaires ◀de▶ M. Colbert apportaient ◀le▶ leur dans ◀les▶ marchés, et ◀le▶ donnant à un prix bien plus bas, obligeaient ◀les▶ autres à baisser ◀la▶ main, et ◀le▶ profit innocent qui en provenait était pour leurs appointements, ◀le▶ salaire ◀de▶ ceux qui conservaient ce blé, et ◀les▶ loyers3 des magasins. Mais ils étaient obligés ◀de▶ rapporter ◀les▶ grains en espèces et sans déchet. Ils fournissaient à tous leurs achats un état ◀de▶ ◀la▶ quantité du blé qu’ils avaient acheté, et ◀de▶ leur prix. Si bien qu’en faisant un calcul du blé ◀d’▶un côté, et ◀de▶ sa valeur ◀de▶ l’autre, on voyait tout ◀d’▶un coup d’oeil combien il devait être revendu. Une règle ◀de▶ compagnie en décidait. Ces achats fournissaient aux laboureurs et fermiers ◀de▶ quoi subvenir aux taxes ◀de▶ ◀l’▶Etat, taille, sel, etc. , et donnaient grassement à vivre aux peuples pendant ◀les▶ mauvaises années. Cette économie si louable, si belle, si chrétienne et si digne ◀d’▶un ministre qui veut s’attirer ◀l’▶amour des peuples et faire leur félicité, a été interrompue depuis sa mort, en faveur de malhureux qui n’ont retenu ◀de▶ lui que ◀le▶ moyen ◀de▶ faire des amas ◀de▶ grains, et s’en sont servis uniquement pour faire mourir ◀les▶ pauvres ◀de▶ faim, et s’enrichir en ruinant ◀les▶ riches. Je dirai dans ◀la▶ suite ce qui s’est passé là-dessus sous un autre ministère.
97. M.Colbert tenait pour maxime constante qu’il y avait trois choses dans ◀le▶ royaume auxquelles on ne devait jamais toucher qui sont ◀la▶ religion, ◀le▶ commerce et ◀la▶ monnaie.
98. A ◀l’▶égard ◀de▶ ◀la▶ religion, comme il voyait ◀de▶ son temps que ◀le▶ conseil ◀de▶ conscience tendait à ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes, il en prévit ◀les▶ conséquences et se contenta ◀de▶ ◀les▶ représenter au Roi, et certainement cet édit subsisterait encore s’il avait vécu. Mais son zèle pour ◀le▶ roi et ◀le▶ royaume ne tint point après sa mort contre ◀le▶ zèle indiscret ◀de▶ faux dévots qui gouvernaient Louis. En effet il mourut en 1683, et ◀l’▶édit ne fut supprimé qu’en 1685 environ deux ans après sa mort.
99. A ◀l’▶égard du commerce, on peut assurer que jamais ministre ◀de▶ s’y est plus appliqué que lui, uniquement par rapport à ◀l’▶intérêt que ◀le▶ Roi en tirait et à ◀l’▶utilité et aux richesses qu’il apportait dans ◀le▶ royaume. Car pour son particulier, il est inouï qu’il ait jamais voulu recevoir aucun présent ◀d’▶aucun marchand, ni qu’il ait été intéressé sur aucun vaisseau ni dans aucune compagnie ◀de▶ commerce, ou s’il ◀l’▶a fait, comme dans ◀la▶ compagnie des Indes Orientales, ç’a été uniquement dans ◀la▶ vue ◀d’▶animer ◀les▶ intéressés, et ◀de▶ savoir ce qui se passait parmi eux, pour ◀les▶ voir profiter des fruits ◀de▶ son travail, ◀de▶ son application, et ◀de▶ ◀la▶ protection qu’il leur donnait ; et il eût souhaité que ◀le▶ Roi ne s’en fût mêlé uniquement que pour établir ◀l’▶ordre, ◀l’▶union et ◀la▶ bonne foi parmi tous ◀les▶ commerçants, et que même, à l’imitation de Jean le Bon, comte de Flandre, il eût fait des présents à ceux qui auraient ◀le▶ mieux réussi, tant pour encourager ◀les▶ autres que pour ◀les▶ mettre eux-mêmes en état ◀de▶ faire de plus grandes entreprises ; et en effet ◀les▶ Hollandais reconnaissent encore aujourd’hui que leurs ancêtres et eux ne doivent leur commerce par tout le monde, et par conséquent leurs richesses, qu’à leur industrie, fomentée et animée par un prince qui entendait si bien ses propres intérêts en facilitant ◀le▶ leur. Mons[ieu] r Colbert savait comme lui que ◀l’▶argent dispersé à propos dans un pareil sujet était du grain en terre qui rapportait au centuple, tant pour ◀le▶ profit du laboureur que pour celui du maître ◀de▶ ◀la▶ terre où ce grain est porté. Bien éloigné ◀de▶ ceux qui ont fomenté ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes, et qui ont mis sur ◀les▶ marchandises ◀de▶ nouvelles taxes, douanes et autres impôts qui n’ont fait en même temps qu’appauvrir ◀le▶ Roi et ◀le▶ royaume, et ruiner ◀les▶ marchands.
100. Il suivait ◀les▶ mémoires du cardinal de Richelieu, envoyait des renforts et des secours aux colonies qu’il avait établies, et en établissait par tout le monde où il n’y en avait point. Il voulait que ◀la▶ grandeur du Roi et du royaume éclatât par toute ◀la▶ terre, et très assurément s’il avait vécu ◀l’▶indigne et infâme traité ◀de▶ Risvik et celui ◀d’▶Utrek encore plus honteux n’eussent point été faits. Je lui ai ouï dire qu’il aurait été à souhaiter que ◀la▶ France n’eût point entretenu ◀de▶ galères, parce qu’au lieu d’y mettre tant de forçats, comme on ne demande point ◀le▶ sang du coupable, et que ◀le▶ même juge qui condamne ◀le▶ crime a pitié du criminel, contre lequel il ne porte un jugement que pour ◀l’▶édification publique, et servir ◀d’▶exemple aux autres, on aurait pu ◀les▶ envoyer chargés ◀de▶ chaînes dans ◀l’▶Acadie qui, étant regardée comme un autre monde, aurait donné plus ◀de▶ terreur que ◀les▶ galères, parce que ceux qu’on y envoie ont toujours ◀l’▶espérance ◀d’▶en revenir ; au lieu que ◀les▶ envoyant dans un pays que ◀le▶ commun peuple regarde comme un pays perdu, ◀la▶ certitude ◀de▶ ne revoir jamais leur patrie aurait fait trembler ceux qui auraient voulu ◀les▶ imiter dans leurs crimes. Que cependant ces malhureux auraient fait une véritable pénitence corporelle ◀de▶ leurs fautes, par ◀le▶ travail où on aurait pu ◀les▶ engager à défricher ◀les▶ terres, et en leur taxant leur travail ; et que ce travail aurati été avantageux aux colonies et à ◀la▶ France, aux colonies par ◀la▶ culture des terres, et à ◀la▶ France parce que sans qu’il lui en eût rien coûté elle se serait établi et fondé un royaume aussi riche et aussi florissant qu’elle-même, tout ◀le▶ continent étant propre aux grains, et à ◀la▶ vigne, puisqu’on y trouvait des pampres sauvages ◀d’▶une bonté exquise, et des fruits sauvages qui ne cèdent à ceux ◀d’▶Europe que parce qu’ils ne sont ni entés ni cultivés. Que ces malheureux auraient été comme des esclaves pendant ◀le▶ reste ◀de▶ leur vie, mais que leurs enfants et ceux qui ◀les▶ auraient fait travailler auraient joui ◀de▶ ◀la▶ bonté et ◀de▶ ◀la▶ fertilité du pays.
101. Il louait à ce sujet ce qui avait été fait par ◀le▶ roi d’Angleterre Charles II, qui ne voulut pas venger ◀la▶ mort ◀de▶ son père par ◀l’▶effusion du sang ◀d’▶aucun ◀de▶ ceux qui y avaient contribué, et se contenta ◀de▶ ◀les▶ envoyer dans ◀la▶ Nouvelle Angleterre, où ces perfides menèrent avec eux tous ceux qui étaient attachés à leur fortune. Il disait que cette action ◀de▶ clémence était en même temps sage et politique, puisqu’il avait rendu ces misérables utiles à ◀l’▶Etat en augmentant sa puissance ; et en effet lorsque je suis revenu ◀de▶ Baston capitale ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Angleterre, il y avait des voitures publiques établies qui allaient jusques à Orange à plus ◀de▶ quatre-vingt lieues ◀de▶ là ; et ◀le▶ pays pouvait fournir plus ◀de▶ dix mille hommes ◀de▶ guerre, et mettre dix vaisseaux à ◀la▶ mer tant pour attaquer que pour défendre. M.Colbert avait dessein ◀de▶ mettre ◀la▶ Nouvelle France sur ◀le▶ même pied sous ◀les▶ auspices ◀de▶ Louis, et aurait sans doute réussi s’il n’avait pas été prévenu par ◀la▶ mort.
102. Il faut dire à sa louange que quelque remontrance qu’il pût faire à Louis ◀le▶ domaine ◀d’▶Occident passa, parce que ce monarque fut trompé par ses flatteurs. Voici ◀le▶ fait. Quebek et en général toute ◀la▶ Nouvelle France avait tellement été abandonnée ◀de▶ ◀l’▶ancienne qu’on ne songeait presque plus à elle. ◀Les▶ Jésuites y allaient plus attirés par ◀la▶ traite des castors, des orignaux, des loutres, des martres et d’autres pelleteries que dans ◀l’▶intention ◀de▶ convertir ces peuples. (Je donnerai bientôt une preuve authentique ◀de▶ ce que j’avance, que toute ◀l’▶effronterie ◀de▶ ◀la▶ Société ne saurait démentir. ) Messieurs des Missions Étrangères et ◀de▶ ◀l’▶Oratoire, qui ont à présent dans ◀le▶ pays des établissements très considérables, travaillaient avec peu de fruit autour de Quebek, quoiqu’ils y employassent tout leur zèle, et cela parce que ces peuples ont une espèce ◀d’▶aliénation invincible contre toutes sortes ◀de▶ religion : on passe leurs oreilles sans toucher leurs cœurs. ◀Les▶ Jésuites, qui s’en étaient aperçus depuis leur premier établissement, s’étaient jetés du côté du commerce où leurs progrès étaient bien plus considérables. ◀Les▶ gens auxquels nos rois avaient fait don des terres qu’ils feraient défricher en agissaient entre eux comme en avaient agi les premiers conquérants du Mexique et du Chili ; c’est-à-dire qu’ils étaient dans une guerre perpétuelle parce qu’ils n’avaient point ◀d’▶autorité supérieure à laquelle ils rendissent compte ◀de▶ leurs actions. ◀Les▶ habitants ◀de▶ Quebek étaient éternellement molestés par ◀les▶ Iroquois, peuple brave et belliqueux qui ne souffrait qu’impatiemment ◀l’▶établissement des étrangers et qui leur faisaient une guerre éternelle et cruelle. Ils résolurent ◀de▶ se mettre à couvert ◀de▶ leurs incursions, et pour cela ils firent bâtir un fort pour s’y retirer en cas ◀d’▶alarmes mes. C’est ◀le▶ même fort que j’y ai vu, fort véritablement par son assiette, mais peu par ses fortifications ; aussi n’ont-ils point à craindre ◀le▶ canon du côté de terre. Ils garnirent ce fort ◀de▶ canon du côté de ◀la▶ mer pour en empêcher ◀l’▶approche aux Anglais qui très souvent se joignaient aux Iroquois et venaient impunément ◀les▶ insulter, et munirent ce fort ◀d’▶autant ◀de▶ blé qu’il en fallait pour nourrir ◀la▶ colonie pendant quatre ans. Ils y mirent une garnison composée en partie ◀d’▶enfants du pays, et en partie des libertins et autres qui venaient de ◀l’▶ancienne France ; en [un] mot ils firent tout ce qu’ils purent pour se mettre en état ◀de▶ défense.
103. Ils ne tiraient comme j’ai dit aucun secours ◀de▶ ◀la▶ France européane. Cependant cela ne s’était pas fait et ne pouvait pas s’entretenir sans dépense, et pour y subvenir ils s’étaient imposé à eux-mêmes un droit sur ◀les▶ pelleteries, qui montait au quart des castors, au dixième des orignaux, et à proportion des autres ; et outre cela s’étaient aussi volontairement imposé un droit ◀d’▶entrée sur ◀les▶ vins, eaux ◀de▶ vie, tabac et autres marchandises sèches. Ce droit était fort, et le premier qui ◀le▶ reçut et ◀le▶ fit valoir fut un nommé Bazire dont j’ai encore vu ◀la▶ veuve en vie en 1683. Il était honnête homme, et, ◀de▶ concert avec ◀le▶ Conseil ◀de▶ Quebek et ◀les▶ plus considérables habitants, il mit toutes choses en ordre, et en état ◀de▶ défense.
104. Il y eut des gens qui ne trouvèrent pas bon que ceux ◀de▶ Quebek se fussent mis ◀d’▶eux-mêmes dans un état tranquille quille ; on fit entendre au Roi qu’il n’y avait que lui qui devait porter ◀l’▶épée dans son royaume et dans ◀les▶ lieux qui relevaient ◀de▶ sa couronne ; que ◀les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle France avaient été sur ses droits et blessé son autorité ; que cela était même ◀d’▶une dangereuse conséquence pour ◀la▶ suite, parce que ces gens accoutumés à n’avoir pour supérieur qu’eux-mêmes ne voudraient plus reconnaître ◀le▶ pouvoir souverain lorsqu’on voudrait ◀les▶ y assujettir, et se mettraient sur ◀le▶ pied insensiblement ◀de▶ ne reconnaître ◀la▶ France européane que comme ◀les▶ Anglais leurs voisins reconnaissaient ◀la▶ vieille Angleterre seulement pour et par ◀le▶ pavillon.
105. C’était là leurs raisons apparentes, dans lesquelles M. Colbert lui-même avouait qu’il y avait du solide ; et je vais dire ◀de▶ quelle manière il y répondait, après avoir dit que leur véritable raison était ◀l’▶envie ◀de▶ s’emparer du tribut que ces peuples s’étaient imposé. A quoi un présent ◀de▶ cinquante mille écus fait à ◀la▶ maréchale ◀de▶ La Mothe ◀les▶ fit réussir. M.Colbert opposait que c’était une colonie naissante dont il ne fallait point troubler ni ◀l’▶ordre, ni ◀l’▶économie, ni ◀l’▶établissement ; qu’au contraire il fallait faciliter l’un et l’autre, et suivre en cela ◀l’▶exemple que donnait ◀l’▶Angleterre qui n’exigeait rien du tout des nouveaux établissements afin de leur donner ◀les▶ moyens ◀de▶ s’enrichir et ◀de▶ multiplier ; que ◀l’▶entrée dans ◀la▶ vieille Angleterre des marchandises qui venaient de ◀la▶ nouvelle rapportait plus par ◀la▶ douane que n’aurait pu faire ◀l’▶impôt qu’on aurait établi dans ◀la▶ nouvelle ; qu’il en était de même entre ◀la▶ France et ◀le▶ Canada ; que ◀le▶ commerce qui se faisait ◀de▶ ce pays en France y apportait plus ◀de▶ profit que ◀l’▶impôt n’en pouvait produire, outre que mille ou plutôt qu’une infinité ◀d’▶ouvriers y gagnaient leur vie dans ◀la▶ fabrique des chapeaux ◀de▶ castor, qu’on n’était plus obligé ◀d’▶aller chercher en Moscovie ; qu’il en était ainsi des martres et des loutres ; que ◀les▶ orignaux qui venaient en France ◀de▶ ce pays nous empêchaient ◀d’▶aller chercher des buffles en Italie. Que ce commerce qui se faisait entre ◀les▶ Français européens et ◀les▶ occidentaux était également profitable aux uns et aux autres, en ce que ceux-ci n’ayant ◀de▶ commerce qu’avec ◀l’▶ancienne France, et y apportant tout ce que ◀le▶ pays produit, telles que sont ◀les▶ pelleteries et ◀la▶ morue, et retirant ◀de▶ ◀l’▶ancienne France tout ce qui leur est nécessaire, bas, souliers, linge, draps, vin, eaux ◀de▶ vie, poudre, plomb, fusils, rassade et en un mot tout ce qu’il leur faut tant pour leur usage personnel que pour leur traite avec ◀les▶ sauvages, ◀le▶ Roi gagnait tant sur ◀l’▶entrée dans tout ◀le▶ royaume des pelleteries et du poisson que sur ◀la▶ sortie ◀de▶ ce qu’ils emportaient ◀de▶ France, et que ◀le▶ tout montait bien plus haut que ◀le▶ tribut qu’ils s’étaient imposé.
106. Que ce tribut était parmi eux volontaire, mais qu’il serait autrement regardé sitôt qu’il serait levé par des fermiers au nom du Roi. Que même il rapporterait bien moins qu’il n’avait jusque là rapporté, parce que ◀les▶ enfants du pays accoutumés à aller avec ◀les▶ sauvages, et qu’à cause de cela on nomme coureurs ◀de▶ bois, s’imaginant que cet impôt ne serait plus que pour enrichir des gens ◀d’▶affaires, et non pas pour employer à ◀la▶ défense ou à ◀l’▶embellissement du pays, bien loin ◀d’▶apporter leurs pelleteries à Quebek ◀les▶ porteraient à Orange aux Anglais, desquels ils retireraient en échange des toiles, des draps, ◀de▶ ◀la▶ quildive ou eau-de-vie ◀de▶ sucre, ce qui ferait un tort très grand aux manufactures du royaume et aux distillateurs ◀d’▶eau ◀de▶ vie, outre que ◀le▶ commerce des deux étant ruiné, il en pourrait résulter dans ◀les▶ esprits une semence ◀de▶ division qui pourrait produire ◀de▶ mauvais fruits dans ◀la▶ suite. Qu’outre ◀la▶ quildive qui leur tiendrait lieu ◀d’▶eau ◀de▶ vie, ils pourraient apprendre des Anglais ◀le▶ moyen ◀de▶ faire ◀de▶ ◀la▶ bière, qui ◀les▶ empêcherait ◀de▶ se servir ◀de▶ vins ; qu’ils pourraient aussi par ◀le▶ moyen des Anglais avoir du sel ◀de▶ Portugal, ou en aller quérir eux-mêmes aux îles ◀de▶ Sel ; que ce seul objet était assez considérable pour y faire attention.
107. Qu’il était vrai que ces peuples avaient bâti un château et y entretenaient garnison, et qu’il était encore vrai que ◀le▶ Roi seul doit porter ◀l’▶épée dans toute sa domination. Mais qu’il fallait voir dans quelle situation ils étaient lorsqu’ils s’étaient mis en état ◀de▶ se défendre ◀de▶ leurs ennemis ; qu’ils étaient absolument abandonnés ◀de▶ ◀l’▶ancienne France, ◀de▶ laquelle ils avaient toujours imploré ◀le▶ secours inutilement, et que comme ◀la▶ défense était légitime et ◀de▶ droit, on ne devait pas leur faire un crime ◀d’▶avoir pourvu à ◀la▶ leur.
108. Qu’il semblait qu’on voulût insinuer au Roi que ◀l’▶idée ◀de▶ ces peuples était ◀de▶ se soustraire à sa puissance. A cela il répondait que ◀les▶ fréquentes demandes ◀de▶ secours qu’ils avaient fait, et auxquelles ◀les▶ malheurs des temps n’avait pas pas permis à sa bonté pour ses sujets ◀d’▶avoir égard étaient ◀de▶ sûrs garants du contraire ; que ◀le▶ Roi pour s’assurer ◀de▶ leur fidélité pourrait y envoyer un gouverneur qui y serait assurément reçu avec honneur et respect ; et faire accompagner ce gouverneur par quelque infanterie disciplinée ; et que tous fussent entretenus à ses propres dépens uniquement sous prétexte de ◀les▶ défendre contre ◀les▶ ennemis qui pourraient ◀les▶ attaquer par mer ; et laisser aux habitants du pays leur propre défense par terre, et donner même à ce gouverneur des lettres ◀de▶ noblesse ◀le▶ nom en blanc, pour qu’il ◀les▶ distribuât à ceux qui se seraient signalés dans ◀la▶ défense commune.
109. Que leur antipathie naturelle avec ◀les▶ Anglais répondait qu’ils ne se donneraient jamais volontairement à ◀l’▶Angleterre, n’y eût-il que ◀la▶ seule religion différente qui ◀les▶ en aliénât ; que pour fomenter cette aliénation et maintenir ◀la▶ religion, ◀le▶ Roi pouvait y envoyer ◀de▶ bons et pieux ecclésiastiques, et obtenir même ◀de▶ sa Sainteté que Quebek fût érigé en évêché, étant certain que ◀le▶ pays avait besoin ◀d’▶un évêque présent sur ◀les▶ lieux, tant pour gouverner ◀le▶ troupeau qui multipliait tous ◀les▶ jours, que pour tenir ◀le▶ clergé dans ◀la▶ bonne voie ◀d’▶une vie exemplaire, et donner ordre aux missions que ◀l’▶on faisait parmi ◀les▶ sauvages.
110. Qu’il fallait envoyer dans ◀le▶ Canada quantité ◀d’▶ouvriers et ◀d’▶artisans ◀de▶ tous métiers dont ◀le▶ pays manquait tels que des maçons, des charpentiers, des potiers ◀de▶ terre et ainsi du reste ; mais que pour des soldats il n’y en fallait que très peu, et qu’une centaine avec cinq ou six canonniers suffiraient, et que ◀la▶ raison en était sensible, en ce que ◀les▶ Iroquois, qui sont ◀les▶ seuls ennemis que ◀le▶ Canada ait à craindre par terre, ne font pas ◀la▶ guerre en corps ◀d’▶armée ; qu’ils s’attroupent peu de gens ensemble, et font des deux cents lieues à travers ◀les▶ bois pour surprendre leurs ennemis, ◀les▶ tuer, leur enlever ◀la▶ chevelure et s’enfuir. Que très rarement ◀les▶ voyait-on au nombre ◀de▶ deux cents, et que nos soldats européens ne pourraient rien faire contre eux, n’y ayant que ◀les▶ seuls enfants du pays qui comme eux sachent drosser parmi ◀les▶ ronces et ◀les▶ épines dans un pays tout couvert, qui comme eux sachent vivre du bout ◀de▶ leur fusil, ou ◀de▶ chair humaine des Iroquois quand ils ◀les▶ tuent et qu’ils n’ont rien autre chose à manger, et que ◀les▶ chiens du pays suffisaient pour ◀le▶ défendre parce qu’il semblait que ces animaux avaient déclaré une guerre mortelle à tous ◀les▶ sauvages.
111. Qu’ainsi peu de soldats ◀de▶ ◀la▶ vieille France suffirait pour garder Quebek et ◀les▶ côtes du côté de ◀la▶ mer, auxquels même ◀les▶ habitants du pays, tous naturellement braves, hardis et bons soldats, se joindraient pour ◀la▶ défense commune si ◀les▶ ennemis entreprenaient ◀de▶ faire une descente, et que ce peu de soldats à entretenir et dont ◀la▶ dépense serait peu considérable, ne valait pas que ◀le▶ Roi exposât sa réputation, et en même temps ◀l’▶ancienne France et ◀le▶ Canada aux inconvénients qu’il venait de représenter. Qu’il valait beaucoup mieux laisser ◀les▶ habitants du pays ◀les▶ maîtres ◀de▶ ◀l’▶impôt dont ils s’étaient eux-mêmes chargés, et que ◀le▶ gouverneur que ◀le▶ Roi y envoierait saurait bien ◀le▶ leur faire employer à ceintrer Québec ◀de▶ murailles et à fortifier d’autres endroits le long de ◀la▶ côté sur mer pour en rendre ◀l’▶abord inaccessible à toutes sortes ◀d’▶ennemis ◀de▶ quelque côté qu’ils fussent venus, soit par terre ou soit par mer.
112. ◀La▶ maréchale ◀de▶ La Mothe et ◀les▶ autres qui étaient présents au discours ◀de▶ M. Colbert furent surpris ◀de▶ ◀le▶ voir si bien instruit ◀de▶ tout ce qui se passait dans ◀le▶ Canada. Mais ils ne savaient pas que ce ministre, tout à fait attaché aux intérêts du Roi et du royaume, et par conséquent amateur du commerce, avait à sa dévotion quantité ◀d’▶émissaires, marchands, ingénieurs et autres qui ne se connaissaient point, et qu’il envoyait par tout le monde avec ordre ◀de▶ lui dresser des mémoires exacts et circonstanciés ◀de▶ ◀la▶ situation des lieux, ◀de▶ ◀la▶ religion et mœurs des habitants, ◀de▶ leurs richesses, et ◀de▶ leur trafic tant intérieur qu’extérieur. Il lisait des mémoires et y faisait des remarques en son particulier, et ensuite envoyait quérir ceux qui ◀les▶ lui avaient donnés, avec lesquels il s’expliquait ◀de▶ tout ce qui lui faisait peine, et ces conversations ◀l’▶instruisaient si bien qu’on peut dire que tout le monde lui était présent.
113. Monsieur de Seignelay son fils, qui lui succéda dans ◀la▶ place ◀de▶ secrétaire ◀d’▶Etat de la Marine, prêta à Monsieur de Chevri, chef ◀de▶ ◀la▶ compagnie ◀de▶ ◀l’▶Acadie, ceux ◀de▶ ces mémoires qui regardaient toute ◀la▶ Nouvelle France. Comme j’en venais et que j’étais prêt ◀d’▶y retourner, Monsieur de Chevry me ◀les▶ sous-prêta. J’ignore ◀le▶ nom ◀de▶ celui ou plutôt ◀de▶ ceux qui ◀les▶ avaient dressés, mais je sais bien qu’ils étaient tous ◀de▶ différente écriture, au nombre ◀de▶ six, et tous ◀de▶ différentes années ; et je sais bien encore qu’on y entrait jusque dans ◀le▶ plus petit détail, et qu’il n’y en avait pas un qui ne fût chargé à ◀la▶ marge ◀de▶ remarques écrites ◀de▶ ◀la▶ main ◀de▶ M. Colbert. Monsieur de Pontchartrain, qui a dû avoir ces mémoires après ◀la▶ mort ◀de▶ Monsieur de Sei-gnelay, puisqu’il lui a succédé, ne ◀les▶ a certainement jamais lus, ni Monsieur de Maurepas son fils, et encore moins ceux qui ont au nom du roi consenti ◀les▶ traités ◀de▶ Risvik et ◀d’▶Utrek.
114. Malgré ce que M. Colbert avait représenté au Roi, ◀la▶ maréchale ◀de▶ La Mothe, qui ne voulait pas perdre cinquante mille écus, employa tant ◀d’▶instances et fit tant de brigues que Louis accorda ◀le▶ domaine du Canada à une compagnie, et sur une autre remontrance que M. Colbert lui fit ou plutôt lui voulut faire, il lui ferma ◀la▶ bouche par un Je ◀l’▶ai promis, et je ◀le▶ veux. M.Colbert fit donc ◀le▶ traité, mais il a toujours dit qu’il n’en avait jamais signé plus à contre cœur.
115. Puisque je suis sur ◀le▶ Canada, il faut que je tienne ◀la▶ parole que j’ai donnée ◀de▶ prouver que ce n’est que ◀le▶ trafic et ◀le▶ commerce qui mènent ◀les▶ Jésuites dans ◀le▶ pays, et nullement ◀la▶ dévotion, ni ◀le▶ zèle ◀de▶ gagner des âmes à Jésus-Christ. Je n’ai point vu ceci par moi-même, mais je ◀le▶ tiens ◀de▶ quantité ◀de▶ gens ◀de▶ Quebec qui me ◀l’▶ont assuré dans ◀les▶ mêmes circonstances, et qui très assurément ne s’étaient pas donné ◀le▶ mot pour mentir. J’ai dessus deux faits à rapporter qui ne sont pas indifférents. Ils ne seront assurément pas du goût ◀de▶ ces pères, mais je n’écris pas pour leur plaire ni mentir, j’écris pour dire ◀la▶ vérité.
116. Le premier s’est passé du temps du premier gouvernement ◀de▶ Monsieur de Frontenac. ◀Les▶ Iroquois, dans ◀le▶ plus grand nombre qu’on ◀les▶ eût encore vu[s], vinrent inopinément à Quebec, et y entrèrent avec tant de surprise de la part des habitants qu’avec bien ◀de▶ ◀la▶ peine ◀les▶ pères et mères eurent ◀le▶ temps ◀de▶ se retirer au château, et laissèrent leurs maisons et leurs enfants à ◀la▶ discrétion ◀de▶ ces peuples que nous nommons mal à propos barbares. Ils ne touchèrent ni aux maisons ni aux meubles, et ne firent aucun mal aux enfants qu’ils nourrirent bien ; et lorsque leurs hardes étaient usées, ils en avertissaient leurs pères et mères qui leur en envoyaient d’autres, et ◀les▶ Iroquois renvoyaient ◀les▶ vieilles parce qu’elles ne convenaient point à leurs enfants qu’ils n’élevaient pas à tant de mollesse, auxquels ◀le▶ ciel suffisait pour couverture. Et ce qu’il y eut ◀d’▶admirable, c’est qu’ils retournèrent chez eux et emmenèrent ces enfants, et que lorsqu’ils ◀les▶ rendirent par un traité ◀de▶ paix, ils étaient gros et gras à lard, en meilleur état ◀de▶ santé qu’ils n’auraient été chez père et mère, et qu’il n’en était mort aucun. Je ne vois là-dedans rien que ◀d’▶humain et ◀de▶ généreux, et rien du tout ◀de▶ cruel ni ◀de▶ barbare.
117. Ils revinrent au bout de cinq ans avant que ◀la▶ moisson fût faite, surprirent encore Quebec, dont tous ◀les▶ habitants eurent bien ◀de▶ ◀la▶ peine à se retirer au château. ◀Les▶ vaisseaux ◀de▶ France n’étaient point encore venus. Il n’y avait aucune goutte ◀de▶ vin ; ◀les▶ coureurs ◀de▶ bois avaient emporté presque toute ◀l’▶eau-de-vie et presque toute ◀la▶ poudre et ◀le▶ plomb dont il y avait très peu dans ◀le▶ château. Belle prévoyance des gens à qui Louis XIV a confié son autorité et ◀le▶ soin ◀de▶ sa gloire ! Il n’y avait pas même ◀d’▶eau, ou bien elle était bourbeuse parce que ◀le▶ puits que ◀les▶ habitants avaient commencé n’était point achevé. ◀Les▶ Iroquois, qui savaient ◀les▶ extrémités où ◀les▶ Français étaient réduits, ne voulaient pas moins que ◀les▶ tuer tous ou du moins ◀les▶ obliger à vider ◀le▶ pays ; et ils voulaient garder leurs enfants pour ◀les▶ élever à ◀la▶ sauvage et en augmenter leur nation en ◀les▶ y incorporant ; et afin qu’aucun des Français qui s’étaient retirés dans ◀le▶ château ne leur pût échapper, ils tiraient pendant ◀le▶ jour sur tous ceux qui osaient montrer ◀le▶ nez, et ◀la▶ nuit ils mettaient ◀le▶ feu à une quantité prodigieuse ◀de▶ bois qu’ils portaient pendant ◀le▶ jour à une portée ◀de▶ fusil proche de ◀la▶ seule porte du fort par laquelle on peut entrer et sortir du côté de terre, car pour du côté de ◀la▶ mer ◀la▶ montagne sur laquelle ◀le▶ château est bâti est si haute et si escarpée qu’une chèvre ne pourrait ni y monter ni en descendre.
118. Parmi ceux qui s’étaient réfugiés dans ◀le▶ château, toutes ◀les▶ religieuses ursulines hospitalières étaient du nombre, et ◀les▶ RR. PP. Jésuites aussi. On accrocha un pourparler ◀de▶ paix. ◀Les▶ Iroquois y consentirent, mais ils demandèrent qu’on leur donnât une ◀de▶ ces grandes filles blanches qui étaient si charitables à leur choix pour ◀la▶ marier au fils ◀de▶ leur sarno ou pour ◀la▶ renvoyer quand ils voudraient après qu’elle aurait passé quelque temps avec eux. Monsieur de Frontenac rejeta ◀la▶ proposition, et leur dit que tous ◀les▶ Français étaient résolus ◀de▶ se faire manger tous plutôt que ◀de▶ sacrifier à leur brutalité une fille qui avait ◀le▶ créateur du ciel pour son époux. Sur une pareille réponse ◀la▶ fureur des Iroquois augmenta. Ils mirent ◀le▶ feu à quelques maisons ◀de▶ Quebec, pillèrent ◀la▶ basse ville où sont ◀les▶ magasins des marchands et brûlèrent toutes ◀les▶ moissons où leurs coureurs purent s’étendre.
119. ◀Les▶ Jésuites, qui n’aiment point à perdre, et qui voyaient leur maison exposée comme ◀le▶ reste, et qui se lassaient ◀d’▶un si long jeûne, peu méritoire devant Dieu puisqu’il était involontaire, trouvèrent un expédient (ils n’en manquent jamais). Ce fut ◀de▶ faire habiller en religieuse ◀la▶ plus belle des infâmes qu’on avait amenées ◀de▶ Paris, et ◀de▶ ◀la▶ livrer à ces brutaux. Monsieur de Frontenac eut beau représenter que ce serait exposer ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ religion, et que quoique ce ne fût qu’une malhureuse qu’on leur livrerait, ◀les▶ Anglais, ◀les▶ Hollandais et ◀les▶ autres religionnaires ennemis des vœux monastiques soutiendraient toujours que c’était une véritable religieuse, il en fallut passer par là. ◀La▶ paix fut faite, ◀les▶ enfants rendus à leurs pères et mères, et ◀la▶ fausse religieuse livrée, malgré tout ce que purent dire ◀les▶ gens qui avaient tant soit peu de vénération pour ◀les▶ choses consacrées à Dieu. ◀Les▶ Jésuites ◀l’▶emportèrent sur ◀le▶ sentiment du reste. Cette malheureuse fut donc remise aux Iroquois, mais elle ne sortit point du château, et ils n’en eurent que ◀la▶ vue, parce que Monsieur de Frontenac, qui prévoyait ◀la▶ conséquence ◀de▶ cette démarche, à laquelle il n’avait consenti que malgré lui, et pour sauver tout ◀le▶ pays, retint ◀les▶ chefs ◀de▶ ces peuples et leur fit boire copieusement ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ vie, qui est ce qu’ils aiment ◀le▶ plus ; et lorsqu’il ◀les▶ vit dans ◀l’▶état qu’il souhaitait, il leur demanda s’ils voulaient troquer contre lui cette grande fille blanche pour ◀de▶ pareille liqueur. C’est leur Dieu, si on peut ◀le▶ dire, auquel ils sacrifient tout. Ils y consentirent, et Monsieur de Frontenac ◀la▶ retira ◀de▶ leurs mains pour deux barils ◀d’▶eau-de-vie ; et ce fut tout ce qu’ils remportèrent ◀de▶ leurs conquêtes après avoir nourri pendant cinq ans cinquante-huit enfants tant garçons que filles.
120. Ne pourrait-on pas faire là-dessus une réflexion et dire que ces bons pères, en sacrifiant leur religion à leur sûreté, ne se souvenaient pas, ou ne voulurent pas se souvenir que Juvénal dit :
Summum crede nefas animam preferre pudori,Et propter vitam, vivendi perdere causas.
121. Voilà le premier fait qui témoigne que ce n’est pas ◀la▶ gloire ◀de▶ J[ésus] C[hrist] qui ◀les▶ conduit dans ◀le▶ Canada ; du moins cette aventure témoigne qu’ils n’y vont pas chercher un martyre assuré.
122. L’autre fait est plus récent, et indique leurs vues. Monsieur de La Barre, pour lors gouverneur ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle France, était monté à Montréal à quatre-vingts lieues par delà Québec pour aller en guerre contre ◀les▶ Iroquois qui vinrent au devant ◀de▶ lui. Leur nombre était supérieur ; ils étaient tous bien armé ; c’était ◀les▶ Anglais qui leur avaient fourni fusils, poudre, plomb, épées et ◀le▶ reste. Soit dit en passant, ce sera bientôt bien pis, puisqu’ils sont à présents maîtres de l’Acadie, dont il sera impossible ◀de▶ ◀les▶ ◀chasser▶ ◀de▶ ◀la▶ manière qu’ils s’y fortifient, et que ◀le▶ roi d’Angleterre vient tout nouvellement ◀d’▶y envoyer huit mille hommes pour s’y établir. Je ◀le▶ répète encore, je prévois que ◀le▶ traité ◀d’▶Utrek coûtera bien du sang, ou que ◀la▶ Nouvelle France fera bientôt partie ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Angleterre.
123 Après cette digression je reviens à Monsieur de La Barre qui manquait ◀de▶ tout, parce que ◀les▶ canots chargés ◀de▶ ses provisions n’avaient pas pu monter assez promptement ◀le▶ fleuve ◀de▶ Saint-Laurent, ni ses soldats ◀le▶ suivre, n’étant pas accoutumés à drosser ◀les▶ bois. ◀Les▶ Iroquois savaient ◀le▶ mauvais état où il était réduit, Cependant, après une harangue aussi fière que spirituelle, ils lui offrirent ◀la▶ paix. Comme cela se passa en 1682 et que j’allai à Quebec ◀l’▶année suivante 1683 et que des coureurs ◀de▶ bois me répétèrent cette harangue, j’en rapporterai ici quelques fragments après que j’aurai achevé ce qui regarde ◀les▶ Jésuites.
124. Monsieur de La Barre accepta ◀la▶ paix, et ◀la▶ hache fut enterrée ; ◀la▶ harangue fera comprendre ce que c’est que cette cérémonie. On disputa sur ◀les▶ conditions du traité ◀de▶ paix, entre lesquelles ◀les▶ Iroquois ne voulaient point consentir que ◀les▶ Jésuites rentrassent dans leur pays, et demandaient des jaquettes grises ; ce sont des Récollets. ◀Le▶ p[ère] Bêchefer1 supérieur des Jésuites, était présent à cette conférence, où un Français, nommé M. Denisi, servait ◀de▶ truchement. ◀Le▶ père Bêchefer ◀le▶ pria ◀de▶ demander pourquoi ◀les▶ Iroquois insistaient tant sur leur exclusion. Il ◀le▶ fit et il lui fut répondu que ces pères n’iraient point s’ils n’y trouvaient ni femmes ni castors. ◀Le▶ père voulut s’inscrire en faux contre ◀la▶ version ◀de▶ ◀l’▶interprète, mais lui et ses contrères présents n’eurent que ◀la▶ confusion ◀d’▶entendre répéter ◀la▶ même chose en idiomes illinois et algonquin, et plusieurs des pères de la Société qui y étaient présents, et qui entendirent cette répétition dans des langues différentes, qu’ils entendaient eux-mêmes aussi bien que ◀les▶ sauvages qui ◀les▶ prononçaient, restèrent confus ◀de▶ se voir convaincus en présence d’une infinité ◀de▶ gens qu’une pareille assemblée avait rassemblés. Voilà ce que ◀la▶ société ne peut pas démentir. Une infinité ◀de▶ Français ◀de▶ Quebec et ◀de▶ Montréal qui y étaient présents peuvent me servir ◀de▶ témoins, car certainement ils ne sont pas tous morts. Mais comme il faut passer douze cents lieues ◀de▶ mer pour aller en Canada, je leur offre un témoin plus proche et à leur porte. C’est Denisi lui-même, qui servait ◀d’▶interprète. Il était encore en bonne santé à Compiègne au mois ◀d’▶août 1713. Il y est médecin, ayant appris parmi ◀les▶ sauvages où il est resté très longtemps des remèdes qui passent ◀la▶ connaissance des médecins ◀d’▶Europe. Je dînai avec lui et y soupai deux fois en bonne et nombreuse compagnie devant laquelle il rapporta ◀les▶ choses dans ◀les▶ mêmes circonstances que je viens de ◀les▶ dire, non seulement sur ce dernier article, mais sur ◀la▶ prétendue religieuse dont j’ai parlé, et ajouta que ces pères missionnaires défendaient à tout le monde ◀de▶ courir ◀l’▶allumette, et qu’ils étaient les premiers à ◀la▶ courir. J’avoue que j’eus une joie sensible ◀de▶ ◀l’▶entendre s’expliquer si net et si naturellement ; et que je fis faire aux auditeurs des réflexions sur ce qu’il avait dit. Il a toujours passé pour homme sincère et franc ; et quoique je susse ◀l’▶affaire quasi comme témoin oculaire et par lui-même dans notre traversée ◀de▶ Canada en France sur ◀le▶ même vaisseau je me fis un plaisir ◀de▶ ◀la▶ lui faire confirmer en bonne compagnie.
125. Comme ceux qui pourront lire ces mémoires ne savent pas ce que c’est que courir ◀l’▶allumette, il est juste ◀de▶ ◀les▶ en instruire. ◀Les▶ filles sauvages sont maîtresses ◀de▶ leurs corps et ◀de▶ leurs actions tant qu’elles sont filles. Mais sitôt qu’elles sont mariées, elles sont fidèles à leurs maris. Ce qui fait que jamais ou très rarement on entend parler ◀d’▶adultère parmi elles, mais pour ◀la▶ fornication, elle y est très commune. Cependant on n’en voit point ◀de▶ grosses avant leur mariage ; il faut apparement qu’elles aient ◀le▶ secret ◀de▶ s’empêcher ◀de▶ ◀le▶ devenir, car il est très certain qu’elles ne vivent pas fort chastement. Elles couchent dans ◀la▶ même cabane que leurs pères et mères, et leurs frères et sœurs. Celui qui a envie ◀d’▶en embrasser une entre dans cette cabane à ◀la▶ vue du père et ◀de▶ ◀la▶ mère. Il prend un petit morceau ◀de▶ bois, ◀l’▶allume au feu qu’il y a toujours au centre ◀de▶ ◀la▶ cabane, ◀le▶ fait flammer et ◀le▶ porte aux yeux de ◀la▶ fille à laquelle il en veut. Il ◀la▶ réveille même si elle est endormie. Si elle souffle ◀l’▶allumette, ◀les▶ parties sont d’accord, et il n’a qu’à se mettre auprès ◀d’▶elle ; si au contraire elle ◀le▶ laisse là et se retourne ◀de▶ l’autre côté en se couvrant ◀le▶ visage, c’est au monsieur à rengainer son compliment et son bon voyage, et à se retirer bien vite et bien doucement. Voilà ce que c’est que courir ◀l’▶allumette, usage que ◀les▶ pères de la Société ont voulu empêcher sans en venir à bout, et usage aussi qu’ils ont à ◀la▶ fin trouvé ◀de▶ leur goût.
126. Je laisse là ces bons et chastes pères ; j’espère pourtant ◀les▶ retrouver encore à Paris, dans un vaisseau, dans S[ain] tYago aux Iles ◀de▶ Feu, au cap de Bonne Espérance, à Pontichery [sic], à Goa, à Siam encore à Paris, et puis après en Flandre à Courtrai et à Douai. Voilà bien des rendez-vous, mais je n’en manquerai aucun. S’ils disent que je ne ◀les▶ ménage point, je leur dirai ce que ◀le▶ gazetier ◀de▶ Hollande leur a dit dès il y a longtemps, que je suis fâché ◀de▶ tant parler ◀d’▶eux, et plus encore ◀de▶ (ce] qu’ils m’en donnent tant de sujet. Et en effet, il me paraît qu’il y a autant ◀de▶ différence entre une femme sage et une sage-femme, qu’il y en a ◀d’▶un honnête homme à un Jésuite in dignitate constituto suivant ◀le▶ Testament politique ◀de▶ M. de Pomponne dont j’ai ci-devant parlé.
127. J’ai promis quelques fragments ◀de▶ ◀la▶ harangue que ◀l’▶Iroquois fit à M. de La Barre au Montréal. Je vas m’en acquitter. Celui qui ◀la▶ fit se nommait en son nom Aroüimtesche, mais nos Français ◀l’▶appelaient ◀la▶ Grand Gueule parce qu’en effet il avait ◀la▶ bouche si grande que si on avait voulu ◀la▶ lui agrandir encore, il aurait fallu lui reculer ◀les▶ oreilles. Grand et bien fait ◀de▶ sa personne, fort, robuste, nerveux, et âgé au plus ◀de▶ trente-cinq ans, il était un des chefs ◀de▶ ◀la▶ nation Iroquoise et des autres sauvages qui s’étaient jointes à elles. Tous ◀les▶ sauvages avaient en lui une parfaite confiance et ne s’étaient point trompées dans leur choix, puisque outre ◀la▶ bravoure, il avait une éloquence admirable, un fond ◀d’▶esprit que rien ne démontait, et qu’il connaissait ◀les▶ intérêts des deux nations française et sauvage, et qu’il connaissait aussi ceux ◀de▶ toutes ◀les▶ nations sauvages chacune en particulier. Ces gens-là ne font point leurs harangues debout ni assis : c’est en se promenant devant celui auquel ils parlent. M.de ◀La▶ Barre était assis, et voici ce qu’Arouïmtesche lui dit en faisant une pause à chaque période.
128. Écoute, Onontio (c’est ◀le▶ nom qu’ils donnent aux gouverneurs qui sont envoyés ◀d’▶Europe), qu’est-ce que tu es venu chercher ici… Pourquoi viens-tu dans notre pays, puisque nous n’allons point dans le tien ?… Que viens-tu nous demander puisque nous ne te devons rien ?… Tu dis que ton pays est tout fertile et abondant, pourquoi ◀le▶ quittes-tu ?… Que ne restais-tu où ◀le▶ Grand Esprit t’a fait naître ?… (Par ◀le▶ Grand Esprit ils entendent Dieu. ) Pourquoi nous intentes-tu une guerre puisque nous ne cherchons qu’à vivre en paix avec nos voisins et surtout avec toi, qui nous fais fournir ce qu’il nous faut pour ◀la▶ chasse qui est toute notre ambition et nos richesses ?… Il faut que nos castors et nos autres peaux ◀de▶ bêtes soient bien rares dans ton pays, puisque toi et tes compatriotes exposez vos vies sur un élément toujours traître pour ◀les▶ venir chercher ◀de▶ si loin… Pourquoi, pour ◀les▶ avoir, nous fais-tu apporter tant ◀d’▶eau ◀de▶ vie, que nous connaissons bien nous-mêmes nous corrompre, nous faire perdre ◀la▶ qualité ◀d’▶hommes raisonnables et ◀le▶ bon sens, et abréger nos jour ?… Pourquoi par ◀la▶ troque ◀de▶ fusils, ◀de▶ poudre et ◀de▶ plomb, nous fournis-tu ◀le▶ moyen ◀de▶ nous entretuer ?… Toutes ces inventions que ◀le▶ Manitou (c’est parmi eux ◀le▶ diable ou ◀le▶ mauvais esprit) a inventées étaient inconnues à nos pères, qui n’en faisaient pas moins ◀la▶ guerre, et qui ◀la▶ faisaient plus bravement, parce qu’ils ne pouvaient pas tuer leur ennemi par ◀le▶ vide ◀de▶ ◀l’▶air4 et sans en être aperçus… Si tu n’as point d’autres biens que ceux-là à nous faire, retire-toi, retourne dans ton pays et n’apporte plus dans le nôtre ◀la▶ corruption qui règne dans le tien… Écoute, Onontio, il ne tient qu’à nous ◀de▶ te tuer et tous ◀les▶ Français qui t’accompagnent, mais nous avons trop ◀de▶ cœur pour ◀le▶ faire… Nous ne faisons paraître notre courage que contre ceux qui sont en état ◀de▶ nous résister, et bien loin ◀d’▶être dans cet état ◀de▶ résistance, ◀le▶ Grand Esprit te met à notre discrétion… Nous t’avons laissé bâtir des forts et des maisons, nous ne t’empêchons pas ◀d’▶en bâtir encore, mais puisque nous ne t’inquiétons point, ne trouble point notre repos… C’est être bien attaché à ◀la▶ terre que ◀d’▶y faire des demeures qui durent plus que vous tous… Nous ne t’empêchons point ◀de▶ te gouverner à ta manière, laisse nous (nous) gouverner à ◀la▶ nôtre… Ton Onontio t’ordonne ◀de▶ bâtir tous ces forts, et que prétend-il par là ?… A-t-il envie ◀de▶ nous assujettir ? Il se tromperait et toi aussi ◀de▶ ◀l’▶espérer ; des gens comme nous à qui toute ◀la▶ terre est égale et qui n’ont rien que leur vie ne reconnaissent point ◀de▶ supérieur… Prétend-il et toi aussi nous gouverner malgré nous, il se tromperait encore… Qu’il gouverne sa famille et toi ◀la▶ tienne, ce sera assez ◀d’▶embarras et ◀d’▶occupation pour toi et lui si vous voulez ◀les▶ gouverner sagement… Dis-moi, Onontio, serait-ce une grande gloire à ton Onontio ◀de▶ commander à des bêtes brutes car je sais qu’on nous regarde dans ton pays comme des animaux sans instinct et sans raison… Pourrait-il nous punir si nous n’exécutions pas ce qu’il nous serait impossible ◀d’▶entendre ?… Crois-moi, Onontio, ne te charge point ◀de▶ soins inutiles… Toute ◀la▶ peine et ◀la▶ fatigue que tu te donnes pour venir de ton pays dans le nôtre n’est qu’une préparation à une autre peine, et je t’en prends toi-même à témoin… Tu dis qu’en nous instruisant ◀de▶ ta religion nous en deviendrons meilleurs : et quel est celui d’entre vous qui vaut mieux que nous ?… Nous ravissons-nous l’un à l’autre quelque chose ? Non. Car nous vivons ensemble comme si nous ne composions qu’une seule cabane, où qui que ce soit n’a rien en propre, et où tout est au commun… Écoute, Onontio, vis comme nous, vis pour vivre tant que ◀le▶ Grand Esprit te laissera où tu es et jusques à ce qu’il transporte ton âme dans ◀le▶ pays des âmes… Ne fais point ◀de▶ tort à personne, et dis à ton Onontio que tu n’en veux point faire par ses ordres… Tes missionnaires nous disent cela tous ◀les▶ jours, mais nous voyons qu’à notre vue ils font ◀le▶ contraire… Ce qu’ils nous disent est bon, mais qu’avons-nous besoin qu’ils nous ◀le▶ répètent puisque ◀la▶ nature nous ◀le▶ dit à tout moment, et que nous nous ◀le▶ disons à nous-mêmes ?… Nous voulons pourtant bien ◀l’▶entendre, car cela nous confirme qu’il y a un sens commun universellement répandu parmi ◀les▶ hommes, et que nous ne sommes pas si brutes que tu ◀le▶ crois et qu’on ◀le▶ croit dans ton pays… Ecoute, Onontio, nous ne croyons que ce qui cadre à ◀la▶ raison et qui frappe nos yeux… On nous parle ◀d’▶un langage que nous n’entendons pas, fais dire ce que tu appelles messe dans notre langue et nous verrons si ce qu’on y dit mérite notre attention… Tu nous fais dire que ce que tu appelles baptême efface et lave tous ◀les▶ péchés. C’est donc pour cela que ◀l’▶on se sert ◀d’▶eau ; si cela est vrai, nous sommes plus innocents que vous tous puisque nous nous lavons tous ◀les▶ jours… Tu ◀le▶ crois, nous ne nous y opposons pas, mais n’entreprends pas ◀de▶ nous forcer à ◀le▶ croire… Ces grandes robes noires qui viennent parmi nous, nous disent ◀de▶ bonnes choses quand ils ne parlent que ◀de▶ ce qu’il faut faire, et nous ◀les▶ écoutons avec plaisir, mais lorsqu’ils vont contre ◀la▶ raison, nous ne ◀les▶ écoutons que pour en rire....Écoute, Onontio, qu’ils ne viennent plus dans notre pays, nous ne voulons plus ◀les▶ voir....Envoie-nous des jaquettes grises, nous nous en accommoderons mieux ; ils ont remplis ◀de▶ bon sens, et font ce qu’ils disent aux autre ◀de▶ faire, et nous ne ◀les▶ accusons point ◀de▶ t’avoir obligé à nous faire ◀la▶ guerre....Tu as encore ◀le▶ choix ◀de▶ poursuivre cette guerre, ou ◀d’▶entretenir ◀la▶ paix....Nous ne te ◀la▶ demandons point, parce que nous ne te craignons pas....Écoute, Onontio, il y a longtemps que ◀la▶ hache est enterrée, ◀l’▶arbre qui ◀la▶ couvre a jeté ◀de▶ profondes racines, puisqu’il est aussi haut que ◀les▶ autres que tu vois aussi bien que lui....Ne nous oblige pas à ◀le▶ jeter par terre, à ◀l’▶abattre et ◀le▶ brûler, toi et ◀les▶ autres Français s’en repentiraient les premiers....Nous avions cru en voyant cet arbre reverdir et s’agrandir, et répandre ses rameaux si loin, que ◀la▶ guerre qu’il couvrait resterait éternellement en terre....Tu en veux ordonner autrement, fais ce que tu voudras, tu en as ◀le▶ choix....Mais sois certain que si nous retirons une fois ◀la▶ hache, elle assommera tous tes gens et toi-même, et que tu ne seras plus ◀le▶ maître ◀de▶ ◀la▶ faire remettre en terre.
129. Cette harangue, dont j’ai supprimé et omis une bonne partie par un principe ◀de▶ religion ou par oubli, ne plut nullement à M. de La Barre, qui aurait bien voulu être en état ◀de▶ faire repentir Arouïmtesche ◀de▶ son insolence ; mais comme il était à ◀la▶ merci ◀de▶ ces sauvages sans forces et sans munitions, et qu’il s’était exposé mal à propos, il choisit ◀la▶ paix. ◀La▶ sagamité fut mangée et ◀le▶ calumet ◀de▶ paix sucé par tous ◀les▶ assistants. Il n’y eut point d’autres conditions à cette paix que celle ◀de▶ laisser toutes choses dans ◀l’▶état qu’elles étaient avant cette levée ◀de▶ bouclier ; on dansa autour de ◀l’▶arbre sous laquelle [sic] ◀la▶ hache était enterrée, et elle y resta au grand contentement des marchands et des coureurs ◀de▶ bois.
130. Je crois devoir dire ce que c’est que ◀la▶ cérémonie ◀de▶ ◀la▶ hache, ◀d’▶autant plus que tout le monde ne ◀l’▶entend pas, et qu’elle paraît ◀de▶ bien bon sens à ceux qui y font réflexion. Lorsque ces peuples font ◀la▶ guerre, celui qui ◀les▶ commande porte une hache à son côté, outre celle qu’il a à ◀la▶ main avec ses autres armes, arc et flèches, ou fusil, et épée emmanchée. Lorsqu’ils ont convenus ◀de▶ ◀la▶ paix et des conditions, ils font un grand trou en terre, y jettent cette hache et mettent dessus un jeune arbre avec ses racines, et chacun y porte ◀de▶ ◀la▶ terre à ◀l’▶envie [sic] l’un ◀de▶ l’autre ; ils dansent autour de cet arbre, et font des imprécations contre celui qui donnera sujet ◀de▶ retirer cette hache, et tiennent pour certain que si ◀l’▶arbre subsiste et reprend racine, ◀la▶ paix sera ◀de▶ longue durée, mais que si ◀l’▶arbre meurt, ◀la▶ paix ne subsistera pas longtemps.
131. Je retourne à M. Colbert dont ◀les▶ Jésuites m’ont écarté. J’ai dit qu’une ◀de▶ ses maximes était qu’il ne fallait point toucher à ◀la▶ monnaie. Ce fut cependant pendant son ministère que furent fabriqués ◀les▶ louis ◀de▶ cinq sols et ◀les▶ pièces ◀de▶ quatre, mais il ne prétendait pas que ◀l’▶acabie ◀de▶ ◀l’▶argent fût altérée parce qu’il voulait maintenir ◀le▶ commerce sur ◀le▶ pied qu’il était avec ◀les▶ autres nations. Il n’y eut que son neveu qui y fit faire mille friponneries. C’est M. Des Marez qui depuis a été contrôleur général des Finances, et que son propre oncle, ◀de▶ ◀la▶ confiance ◀de▶ qui il avait abusé, voulait faire pendre, et qui ◀l’▶aurait été si Louis ne s’était opposé au procès que M. Colbert voulait lui faire faire, et qui ne s’est sauvé que par ◀la▶ seule bonté du Roi, qui se contenta ◀de▶ ◀l’▶exiler. Lorsque je parlerai ◀de▶ lui, je dirai ◀de▶ quelle manière il en fut retiré et par quel coup ◀de▶ fourbe il est parvenu à remplir indignement ◀le▶ poste que son oncle avait autrefois si utilement occupé pour ◀la▶ gloire ◀de▶ Louis et ◀le▶ bonheur ◀de▶ tout ◀le▶ royaume.
132. ◀Les▶ fréquents changements que depuis ◀la▶ mort ◀de▶ ce ministre on a fait dans ◀la▶ monnaie, par ◀les▶ différences, ◀les▶ réformes, ◀les▶ refontes, ◀les▶ nouvelles monnaies qu’on a frappées et indroduites, ◀les▶ mauvais alliages qu’on y a mêlés, ◀les▶ augmentations et diminutions ◀de▶ leur prix, qui étaient tellement fréquentes que ◀les▶ peuples eux-mêmes ne savaient pas ◀la▶ valeur des espèces ◀d’▶un jour à l’autre, ont achevé ◀de▶ ruiner ◀le▶ commerce avec ◀les▶ étrangers, ont attiré une infinité ◀de▶ banqueroutes, et ruiné tout ◀l’▶intérieur du royaume.
133. ◀Les▶ étrangers ne prennent point ◀les▶ espèces sur ◀le▶ pied ◀de▶ leur valeur en France ; ils ◀les▶ prennent au marc à leur coin et leur carat. ◀L’▶ancien écu, qui valait en France soixante sols, n’en valait que quarante-huit ailleurs, ainsi douze sols ◀de▶ perte. On a augmenté encore en France ◀la▶ valeur ◀de▶ cet écu, et il est resté à sa même valeur chez ◀les▶ étrangers, ce qui a fait que ◀la▶ Hollande, ◀l’▶Angleterre, Genève et Avignon ont gagné infiniment par ◀les▶ fausses espèces dont ils ont inondé ◀le▶ royaume. J’ai vu pendre à Lyon une fille qui en recevait deGenève ; c’était vers ◀le▶ mois ◀de▶ juillet 1714. Quoique ◀la▶ valeur des bonnes fût augmentée dans ◀le▶ royaume, elle n’augmentait point chez ◀les▶ étrangers, et comme il faut que ◀la▶ marchandise porte ◀les▶ frais, ◀la▶ valeur ◀de▶ celles que nous tirons des pays étrangers est augmentée de plus ◀de▶ ◀la▶ moitié. Tel est ◀le▶ cuivre rouge qui nous vient de Suède, duquel nous ne pouvons pas nous passer ; je me souviens ◀l’▶avoir vu à Paris à quinze sols ◀la▶ livre ◀de▶ seize onces, il en vaut à présent trente-deux. Il en est ainsi ◀de▶ tout ◀le▶ reste. Pour ◀l’▶intérieur du royaume, on prenait ◀le▶ temps pour augmenter ◀la▶ valeur des espèces lorsqu’il fallait payer ◀les▶ charges ◀de▶ ◀l’▶Etat, comme ◀les▶ rentes ◀de▶ ◀l’▶Hôtel de Ville, ◀les▶ gages et augmentations ◀de▶ gages, et en un mot lorsque ◀le▶ Roi était obligé ◀de▶ faire un gros paiement général ; et au contraire, pour augmenter ◀la▶ valeur, on prenait ◀le▶ temps que ◀les▶ gros impôts se paient ordinairement, comme tailles, entrées, douanes, etc. Cela a ruiné ◀la▶ France dans son sein, parce qu’il fallait que ◀le▶ peuple en portât toute ◀la▶ perte, et on a vu ◀de▶ pauvres paysans qui avaient amassé sol sur sol pour payer leur quote-part ◀de▶ ◀la▶ taille, être obligés par ces diminutions ◀de▶ vendre jusques à leurs lits pour n’être pas encore ◀les▶ victimes ◀de▶ ◀la▶ voracité ◀d’▶une infinité ◀de▶ commis, ◀d’▶huissiers, ◀de▶ sergents et d’autres canailles tous également fripons. J’entrerai là-dessus dans un plus ample détail lorsque je parlerai des ministres sous lesquels ◀les▶ plus criants abus sont arrivés, et que ◀les▶ choses se sont outrées.
134. ◀L’▶impôt qui fut mis du temps ◀de▶ M. Colbert fut très justement inventé. Ce fut ◀le▶ contrôle des exploits qui portent hypothèque, et dont ◀les▶ sergents abusaient si cruellement que par une fausse date ils étaient ◀les▶ maîtres des biens et des fortunes des particuliers. Ce contrôle empêchait leurs friponneries, et assurait ◀les▶ biens des particuliers ; on ne payait que cinq sols ◀de▶ chacun. Cependant plusieurs parlements se soulevèrent contre, et n’ont rien dit lorsque ce même impôt a été augmenté, et qu’il a été doublé tel qu’il est aujourd’hui.
135. ◀L’▶impôt sur ◀le▶ papier marqué fut aussi établi ◀de▶ son temps. ◀Les▶ motifs en sont beaux ; ils sont que ◀les▶ notaires et autres qui sont dépositaires des titres des familles se servaient ◀de▶ si mauvais papier qu’au bout de vingt ans on ne pouvait plus lire ce qu’on y avait écrit. Au lieu qu’ayant du papier fort, blanc et bien collé, ◀les▶ titres s’en conserveraient mieux, parce que ◀l’▶encre ne boirait plus, et mille autres raisons très spécieuses. Mais cela ne dura pas longtemps, et dès le second bail ◀de▶ cette maltôte, ◀le▶ papier fut si bien raccourci et son acabie si bien altérée que Mons[ieu] r ◀de▶ Harlay, pour lors procureur général et depuis président, dont j’ai déjà parlé, s’en plaignit à Louis et lui porta ◀de▶ ce papier. ◀Le▶ Roi ◀le▶ montra à M. Colbert qui comme j’ai dit n’aimait point ◀les▶ réprimandes, et qui outre cela était prompt et violent jusques à ◀la▶ brutalité.
136. Il envoya quérir ceux des fermiers généraux qui avaient soin ◀de▶ ◀la▶ fabrique ◀de▶ ce papier, entre autres un qui se nommait Noblet, et qui demeurait rue Saint-Louis, près de ◀la▶ place Royale ; il y vint avec ◀les▶ autres et pour son malheur entra le premier. M.Colbert commença sa harangue par ◀le▶ mot ◀de▶ b..gre ◀de▶ chien, et ◀la▶ finit par lui donner un coup de pied si rude dans ◀les▶ parties qui font ◀l’▶homme que ◀le▶ malhureux tomba, et ne fut relevé que tout en sang pour être porté chez lui, où il mourut ◀le▶ lendemain ; et il ne fut plus parlé ◀de▶ lui deux jours après que ◀d’▶un chien mort.
137. Ses confrères en furent quittes pour aller demander pardon à Monsieur ◀le▶ procureur général, qui ◀les▶ reçut ◀d’▶une manière digne ◀de▶ lui et ◀d’▶eux. Il sut ◀le▶ jour et ◀l’▶heure qu’ils devaient venir ; c’était dans ◀le▶ mois ◀de▶ ◀l’▶hiver ◀le▶ plus rude, en janvier. Il fit ôter toutes ◀les▶ vitres et ◀les▶ portes qui répondaient à sa salle ◀d’▶audience. Ils se firent annoncer ; il fit répondre qu’il était à table, et leur laissa tout ◀le▶ temps ◀de▶ souffler dans leurs doigts et ◀de▶ se morfondre, car ils restèrent plus ◀de▶ deux heures aux quatre vents et sans feu. Comme ◀la▶ place n’était pas tenable, ils se firent annoncer ◀de▶ nouveau, et il leur fit dire ◀d’▶avoir patience. Enfin, après ◀les▶ avoir tenus plus ◀de▶ trois grosses heures, et s’étant fait ◀de▶ nouveau annoncer, il ouvrit ◀la▶ porte lui-même et demanda en ◀l’▶ouvrant qui c’était qui ◀le▶ demandait avec tant ◀d’▶instance. — Ce sont, Monseigneur, Messieurs ◀les▶ fermiers généraux. — Il était bien nécessaire, répliqua-t-il, ◀de▶ me tant presser pour ◀de▶ ◀la▶ canaille ; et leur ferma ◀la▶ porte au nez en se retirant. Il est facile ◀de▶ voir par ces deux endroits que ces sortes ◀de▶ gens n’étaient pas encore sur ◀le▶ trône comme ils y ont été depuis.
138. M.Colbert passa encore à contre-cœur ◀l’▶impôt sur ◀le▶ tabac. Il disait qu’il n’y avait que quelques portefaix et quelques misérables soldats qui fumassent, et en effet je me souviens ◀d’▶avoir vu murer des maisons uniquement parce qu’on y donnait à fumer. M.Colbert ne prévoyait pas que tout le monde, petits et grands, et même ◀les▶ femmes ◀de▶ la première qualité s’en mêleraient. Il ne voulait donc pas passer cet impôt. Mais Hindret, qui est mort receveur des consignations à Vannes en Bretagne, m’a dit qu’un présent ◀de▶ cinquante mille écus à Madame de Montespan, pour lors favorite ◀de▶ Louis, et à ◀la▶ veuve Scarron qui commençait à entrer en faveur auprès ◀d’▶elle (et que nous avons vu ◀la▶ pousser si loin que qui que ce soit ne doute qu’elle soit veuve ◀de▶ Louis à présent), fit ◀l’▶affaire et obligea ces bonnes dames ◀de▶ tant presser ◀le▶ Roi qu’il s’expliqua à son ordinaire par un Je ◀le▶ veux, et M. Colbert fut obligé ◀de▶ ◀le▶ vouloir aussi.
139. ◀L’▶établissement ◀de▶ ces deux impôts porte une promesse en foi et parole ◀de▶ Roi ◀d’▶être supprimés à ◀la▶ paix ; c’était en 1674 pendant ◀la▶ plus grande fureur ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Hollande. Mais malgré ◀la▶ paix faite on n’a jamais parlé ◀de▶ suppression, pas plus qu’on [n’] en parle à présent ◀de▶ ◀la▶ capitation et du dixième denier, qui portent une égale promesse ; mais Louis ou ses ministres ont trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ se faire toujours des nécessités ◀d’▶avoir ◀de▶ ◀l’▶argent, ◀de▶ ◀l’▶obliger [sic] à ne tenir aucune parole, lorsqu’il y allait ◀de▶ son intérêt ◀de▶ ◀la▶ fausser, et ◀le▶ confesseur, ◀de▶ son côté, en vertu d’un opinion probable, lui en donnait facilement ◀l’▶absolution.
140. Malhureux et misérables, qui ne voient pas ou ne veulent pas voir qu’en enchaînant leurs contemporains et ◀les▶ réduisant à ◀l’▶aumône, ils enchaînent en même temps leur génération, et s’exposent à en être maudit[s] dans ◀la▶ suite ! et que ce bien mal acquis ne passera pas à la troisième génération ! ◀L’▶expérience journalière montre évidemment ◀la▶ vérité ◀de▶ ce vers latin :
141. J’en donnerai quelques exemples arrivés à mes yeux, et sous ◀le▶ règne ◀de▶ Louis XIV. Car il ne faut point se flatter, un impôt en France, ◀de▶ telle nature qu’il puisse être, est une tache que toute ◀l’▶eau ◀de▶ ◀la▶ mer ne laverait pas, et qui ne s’enlève jamais.
142. Je n’en ai vu qu’un seul supprimé, c’est celui du contrôle des bans ◀de▶ mariage ; encore a-t-il fallu que ◀le▶ pape s’en soit mêlé et qu’une bonne partie des évêques ◀de▶ France s’en soient mêlés et lui en aient écrit en cachette crainte ◀d’▶offenser Louis auprès duquel ils avaient perdu leur temps. Tous ◀les▶ confesseurs se plaignaient que leurs pénitentes s’accusaient ◀de▶ fornication, et quantité ◀de▶ s’être fait avorter, et cela parce qu’elles n’avaient pas ◀le▶ moyen ◀de▶ payer ◀le▶ contrôle des bans ◀de▶ mariage, et qu’on faisait fouetter celles qui étaient surprises en exposant leurs enfants sur une porte. Ce dernier article donna lieu à un arrêt qui ordonne que celles qui tomberont dans ◀le▶ cas dénonceront leur grossesse au plus prochain juge pour être pourvu en secret à ◀la▶ subsistance ◀de▶ ◀la▶ mère et ◀de▶ ◀l’▶enfant, et depuis ce temps on n’a plus tant entendu parler ◀d’▶avortements. Mais ◀la▶ fornication subsistait toujours.
143. On croit que ce fut Monsieur ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris cardinal ◀de▶ Noailles qui en écrivit au pape. Mais que ce soit lui ou un autre ou plusieurs autres si ◀l’▶on veut, son légat en France eut ordre ◀d’▶en parler à Louis et lui remontrer fortement qu’il était odieux ◀de▶ vendre aux chrétiens ◀l’▶accès des sacrements, surtout ◀de▶ celui qui était ◀le▶ pivot et ◀le▶ soutien ◀de▶ ◀la▶ société civile. Il ◀le▶ fit, et ◀le▶ Roi frappé ◀de▶ ses raisons consentit que cet impôt infâme fût supprimé. Il avait été créé pendant ◀le▶ ministère ◀de▶ M. de Pontchartrain à qui je ferai bientôt faire figure, et il fut anéanti sous celui ◀de▶ M. Chamillart dont je parlerai aussi à son tour. M[onsieu] r ◀d’▶Argenson était commissaire nommé du Conseil pour juger des contestations qui arrivaient au sujet de ce contrôle, et cela donna matière à une scène assez plaisante pour être rapportée.
144. Un savetier qui demeurait sous ◀la▶ paroisse ◀de▶ Saint-Barthélemi proche ◀le▶ Palais avait présenté des bans entre lui et une fille à présent sa femme pour être publiés au prône suivant ◀la▶ coutume. ◀Le▶ curé refusa ◀de▶ ◀le▶ faire parce que ces bans n’étaient point contrôlés. ◀Le▶ savetier, qui aimait mieux mettre son argent à ◀la▶ gobine (ce fut son terme) que ◀d’▶en donner un denier à ◀la▶ maltôte, fit un placard portant ces mots : Au public. Il y a promesse ◀de▶ mariage entre… fils… et entre Marie N. , fille ◀de▶ N. Ceux qui ont ◀le▶ droit ◀de▶ s’y opposer peuvent ◀le▶ faire. Ceci pour première annonce. ◀Le▶ tel jour. Il afficha ce placard à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀l’▶église, et réitéra ◀la▶ même cérémonie par trois dimanches consécutifs. Après ce temps expiré, il vint ◀le▶ propre jour du lundi gras avec sa maîtresse parée comme une poupée trouver ◀le▶ curé accompagnés ◀de▶ leurs parents mutuels, et en présence de tout le monde lui demanda ◀la▶ bénédiction nuptiale qui lui fut refusée sous ◀le▶ même prétexte ◀de▶ bans non contrôlés. ◀Le▶ savetier lui dit qu’il s’en passerait, qu’il y avait toujours eu des mariages quoiqu’il n’y eût pas toujours eu des prêtres, entendit ◀la▶ messe avec sa maîtresse à côté de lui, et s’en alla faire noce et festin. Quelque temps après il parut dans sa boutique avec sa femme tout au moins aussi effrontée que lui, qui avait été soldat. Comme cela fit du bruit, beaucoup de gens se firent un plaisir ◀d’▶aller voir leur contenance. J’y allai comme ◀les▶ autres, et je fis plus puisque je ◀le▶ menai au cabaret. Il me conta ◀les▶ choses comme je viens de ◀les▶ dire ; je lui trouvai ◀de▶ ◀l’▶esprit, et même bien tourné. Au bout de huit à dix jours je retournai au Palais et passai devant sa boutique. Il m’appela et me dit qu’il voulait avoir sa revanche, et en buvant chopine m’apprendre quelque chose qui me ferait plaisir. J’acceptai ◀le▶ parti, et entrai sans façon avec lui au cabaret. Il me montra une assignation qui lui avait été donnée devant M. d’Argenson pour payer ◀le▶ contrôle ◀de▶ ses bans. — C’est ◀de▶ ◀l’▶argent qui [sic] t’en va coûter, lui dis-je. — J’aimerais mieux, reprit-il, ◀le▶ jeter dans ◀la▶ rivière que ◀d’▶en donner un denier à ces b..gres-là. Venez demain me voir plaider ma cause, je n’ai que faire ◀d’▶avocat.
145. J’y allai par curiosité, mais je n’espérais pas tant rire. Il y vint avec sa femme, tous deux en habit ◀de▶ noces. C’était une grosse réjouie ◀de▶ 23 à 24 ans, assez jolie, grande, et fort bien faite. Lorsque ce vint son tour ◀d’▶audience et qu’il fut appelé, il s’avança tenant sa femme par ◀la▶ main. — Est ce toi qui se nomme tel, lui demanda M. d’Argenson. — Oui, Monsieur, répondit-il résolument. — Pourquoi n’as-tu pas satisfait aux ordres du Roi en payant ◀le▶ contrôle ◀de▶ tes bans. — C’est, répondit-il, que j’ai mieux aimé en faire ◀la▶ gobine que ◀de▶ me coucher à jeun. — Mais tu n’es pas bien marié, lui dit ce magistrat. — Parsandié, répondit-il effrontément, vous me faites plaisir ◀de▶ me ◀le▶ dire, car depuis quinze jours que je croyais ◀l’▶être ◀le▶ mariage me put, et je suis dégoûté ◀d’▶elle. Tiens, dit-il en poussant sa femme vers M[onsieu] r ◀d’▶Argenson, va-t-en à tous ◀les▶ diables, je ne veux pas ressembler aux maltôtiers qui entretiennent des putains ; et en même temps tourna ◀le▶ dos. Tout le monde s’éclata de rire, et M. d’Argenson le premier. On ◀le▶ rappela, mais ce fut bien pis quand sa femme, qui comme je ◀l’▶ai dit était une grosse résolue, en se retournant vit et reconnut un des maltôtiers qui avait été laquais dans ◀la▶ même maison où elle avait été servante. Il n’y a point ◀de▶ pouilles qu’elle ne lui chantât. Il aurait voulu pour bien ◀de▶ ◀l’▶argent être bien loin ; aussi s’en alla-t-il ◀le▶ plus tôt qu’il put sans insister sur ce contrôle, et M. d’Argenson fit taire cette femme qui avait voulu trois ou quatre fois sauter aux yeux du fripon, du voleur, du maquereau et du faux témoin ◀de▶ maltôtier. Après que ◀les▶ fesse-mathieu furent sortis, M. d’Argenson congédia ◀le▶ mari et ◀la▶ femme, auxquels il ordonna ◀de▶ bien vivre ensemble ; et comme cette fois ◀le▶ mari et ◀la▶ femme m’avaient fait rire de bon cœur, et qu’ils étaient propres, je ◀les▶ menai déjeuner aux torches au cimetière Saint-Jean, et environ deux ans après je tins leur second enfant, si bien que nous sommes à présent compères et commère ; et en déjeunant elle me fit une vive peinture ◀de▶ son laquais maltôtier dont je rapporterai quelques traits dans ◀la▶ suite.
146. Puisque je suis chez M. d’Argenson, il faut avant que ◀d’▶en sortir que je rapporte une scène qui s’y est passée environ trois mois après celle dont je viens de parler. Ce magistrat se mêlait ◀de▶ tout, jusques à entrer dans ◀le▶ plus petit détail ◀de▶ ce qui se passait à Paris et dans ◀les▶ faubourgs, même entre ◀le▶ mari et ◀la▶ femme. Il y avait un compagnon menuisier parisien, marié depuis quelques [sic] cinq à six mois à une fille ◀de▶ Paris ◀d’▶environ 18 à 19 ans, et lui âgé ◀de▶ 26 à 27. Tous deux bien faits, et elle fort belle, mais ◀d’▶une tête ◀de▶ Parisienne, ce qui est beaucoup dire. Son mari lui donna un soufflet bien appliqué, et après avoir bien crié, elle s’en plaignit à M. d’Argenson par un placet qu’elle lui présenta. Il avait ses émissaires par lesquels il apprit que lui était honnête homme, et elle honnête femme n’ayant que ◀le▶ seul défaut ◀d’▶avoir ◀la▶ tête du diable. Il a toujours eu ◀la▶ bonté ◀de▶ ne point exposer ◀les▶ ouvriers à perdre leurs journées, et il semblait qu’il leur avait destiné ◀les▶ jours ◀de▶ fête et ◀de▶ dimanche. Il ◀les▶ envoya quérir, et ils vinrent en habits nuptiaux. ◀Le▶ mari ne se doutait pas seulement pourquoi ni à quel dessein ce magistrat ◀l’▶envoyait quérir. Il ne se souvenait plus du présent qu’il avait fait à sa femme, et elle qui croyait que son mari allait avoir ◀la▶ tête lavée y vint avec plaisir.
147. Lorsque M. d’Argenson ◀les▶ vit l’un et l’autre bien couverts, ◀de▶ bonne mine et jeunes, il ne ◀les▶ rudoya point, quoique ce fût sa coutume. Il dit au mari : Voilà ta femme belle, bien faite, jeune et toute aimable, et toi tu me parais honnête homme, cependant tu ◀la▶ frappes. Cela n’est pas bien, il ne faut mettre ◀la▶ main sur elle que pour ◀la▶ caresser. Que je n’entende plus parler ◀de▶ cela, car [tu] ne me ferais pas plaisir, et j’y mettrais ordre. ◀Le▶ pauvre patient écoutait ◀le▶ sermon avec autant ◀de▶ terreur qu’un criminel sa sentence, sans dire un mot. Enfin M. d’Argenson, ennuyé ◀de▶ sa taciturnité, lui demanda s’il était muet. — Non, Monseigneur, répondit-il en tremblant. J’avoue que je lui ai donné un soufflet ; mais, Monseigneur, vous a-t-elle dit pourquoi ? — Non, dit Mons[ieulr ◀d’▶Argenson, dis-le-moi toi-même, je suis pour écouter tout le monde. — Eh bien, Monseigneur, dit-il je ne suis qu’un simple ouvrier menuisier. — Je ◀le▶ sais bien, dit M. d’Argenson, poursuis. — Lorsque je travaille à ◀la▶ journée, répliqua-t-il, je ne gagne que vingt-huit ou trente sols, et quand je travaille à mes pièces je gagne jusque trente-cinq et quarante sols par jour parce que je travaille comme un galérien. — Tu ne viens pas au soufflet, lui dit ◀le▶ magistrat en ◀l’▶interrompant. — Pardonnez-moi, Monseigneur, j’y viens, reprit-il en se remettant. Comme je veux me faire recevoir maître, j’épargne mon argent et c’est elle qui ◀le▶ reçoit tous ◀les▶ samedis au soir ; je ne me réserve que deux sols par jour pour boire un coup ◀d’▶eau ◀de▶ vie et avoir du tabac. — On ne peut pas mieux en user, reprit M. d’Argenson, et je t’invite à continuer de même, car un, ménage est toujours bien gouverné quand ◀la▶ maîtresse est ◀la▶ trésorière, mais venons au soufflet.
- — J’y suis, Monseigneur, reprit-il. Il me semble qu’un homme qui travaille depuis ◀le▶ matin jusques au soir doit être nourri. — Cela est juste, dit ◀le▶ magistrat. — Je ne sais, reprit ◀le▶ menuisier, sur quelle herbe ma femme avait marché mardi dernier, mais quand je revins pour dîner, je ne trouvai rien que du pain, et elle grondait. — Donne-moi à dîner, femme, lui dis-je. — Prends-en, me dit-elle en faisant ◀la▶ moue.— Il n’y a que du pain. — Qu’est-ce que tu veux que je te donne, des ortolans ? — Non, lui répondis-je, mais un morceau ◀de▶ gras-double, ou du fromage m’aurait fait plaisir, car je ne peux pas manger du pain sec. — Eh bien, dit-elle, mange ◀de▶ ◀la▶ merde. Trouveriez-vous cela bon, Monseigneur, ajouta-t-il avec une ingénuité ◀de▶ badaud. — Non, dit Mons[ieu] r ◀d’▶Argenson en se tenant ◀les▶ côtés ◀de▶ rire, cela ne vaut assurément rien. Tous ◀les▶ auditeurs qui riaient à en tousser faisaient un si grand bruit par leurs éclats réitérés qu’il fallut plus ◀d’▶un gros quart d’heure pour ramener ◀la▶ tranquillité que cette naïveté avait bannie. Après cela M[onsieu] r ◀d’▶Argenson prononça que ◀la▶ femme recevrait toujours ◀l’▶argent du mari et lui en rendrait compte quand il voudrait, qu’elle lui tiendrait toujours son dîner et son souper prêt, ou bien qu’il recevrait son argent lui-même ; leur ordonna ◀de▶ bien vivre ensemble, et lui défendit ◀de▶ mettre ◀la▶ main sur elle que pour ◀la▶ caresser.
148. Je parlerai ◀de▶ M. d’Argenson à son tour. Je lui ai vu faire des actions qui certainement feraient honneur au procès-verbal ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶un homme qu’on voudrait faire canoniser. Mais je lui en ai vu faire aussi qui lui ont attiré bien des chagrins pour avoir voulu porter trop haut son autorité, sous laquelle il voulait que tout le monde fléchît, ce qui lui a fait ◀de▶ puissants ennemis et lui a attiré des reparties bien vives et bien mortifiantes pour un homme ◀de▶ son humeur.
149. J’en reviens au papier marqué et au tabac qui ont été établis pendant ◀le▶ ministère ◀de▶ M. Colbert. ◀La▶ maltôte en a été augmentée, triplée, et même quadruplée. Cependant ils ne valent rien à présent ni l’un ni l’autre, et ◀le▶ tout parce qu’il a plu aux ministres qui lui ont succédé ◀de▶ se fermer ◀les▶ yeux à cause des présents et des pots-de-vin. ◀Le▶ tabac ne vaut quoi que ce soit, surtout pour ceux qui ont ◀de▶ ◀l’▶odorat. Il suffit aux maltôtiers ◀de▶ recevoir ◀de▶ ◀l’▶argent : ils donneraient s’ils pouvait des feuilles ◀de▶ chêne pour du tabac en corde, et des mottes à brûler pour du tabac en poudre. Celui-ci est pour ◀le▶ public, car à leur égard, ils savent bien s’en faire apporter ◀d’▶excellent tant pour eux que pour leurs amis. Je sais celui-ci par moi-même, puisque j’ai été aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, ◀la▶ Martinique, Saint-Christophle et Saint-Domingue, et aux Îles orientales, et que j’ai vu à Lisbonne ◀de▶ quelle manière celui qui achetait pour eux faisait ses envois, qui n’étaient presque tous que des tabacs en rouleaux qui étaient pourris sur ◀le▶ lest des vaisseaux.
150. ◀Le▶ papier ne vaut rien par ◀la▶ même raison ◀d’▶intérêt pécuniaire que ◀les▶ fermiers généraux en tirent ; mais outre cette raison, il y en a encore une autre qui est qu’il y en a parmi eux plusieurs qui voudraient être ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ Melchisédec, sans père ni mère, et qui seraient très fâchés qu’on allât réveiller leurs extraits baptistaires, et ◀les▶ actes qui témoignent ◀d’▶où ils viennent et quels ils ont été avant que ◀d’▶être ce qu’ils sont à présent. Ils font leur possible pour que ◀le▶ tout devienne indéfrichable, ou que du moins leurs descendants ne soient pas frappés ◀de▶ ◀la▶ même terreur. ◀Les▶ notaires savent bien que je ne dis rien que ◀de▶ vrai, et que lorsqu’ils reçoivent quelque acte qui par ◀la▶ suite du temps peut faire honneur à un fermier général, ce même fermier général fournit lui-même ◀le▶ papier, semblable à l’autre pour ◀la▶ marque du moulin et pour ◀le▶ timbre, mais très différent pour ◀la▶ qualité et ◀la▶ blancheur.
151. J’en reviens à M. Colbert qui fut assurément dur et inexorable, mais droit dans son ministère. Mais après avoir dit ses bonnes qualités, il est juste ◀de▶ dire ◀les▶ mauvaises. Il n’eut ◀de▶ ◀la▶ droiture que par rapport au Roi et à son emploi : du reste il fut fourbe et dissimulé. Je ne veux pas imputer sa droiture dans ◀le▶ ministère à ◀la▶ crainte qu’il avait ◀d’▶un surveillant tel que M. de Louvois, ni à ◀l’▶application que Louis XIV avait pour tout ce qui regardait ◀les▶ finances, dans lesquelles il lui eût été très difficile ◀de▶ faire un faux pas sans être découvert. J’aime mieux croire que cette droiture venait de son propre fond, et du zèle qu’il avait pour ◀le▶ Roi et pour ◀le▶ royaume. Cependant il est vrai qu’il avait ◀de▶ mauvaises qualités. Il était méfiant, craintif, dur, peu reconnaissant, et poussait quelquefois sa dureté jusques à un point qu’elle faisait tort à ses intérêts.
152. Je sais ce que je vais dire ◀de▶ M. Picon, père ◀de▶ M. ◀d’▶Andrezelle qui a été intendant en Italie. Il aimait à boire, c’était son unique défaut ; du reste ◀l’▶esprit ◀le▶ plus fin, ◀le▶ plus solide et ◀le▶ mieux sensé qu’on pût voir. C’était un torrent ◀d’▶éloquence tant sur ◀la▶ langue que sur ◀le▶ papier, et ◀le▶ tout sans préparation. Il était premier commis ◀de▶ M. Colbert, lequel ne pouvant aller chez ◀le▶ Roi pour lui rendre compte ◀de▶ quelque affaire ◀l’▶y envoya. II y fut, parla à Louis qui fut charmé ◀de▶ son esprit et ◀de▶ ◀la▶ manière concise et nette dont il s’expliquait. Il en parla à M. Colbert avec tant ◀d’▶éloges que celui-ci craignit ◀les▶ suites que pouvait avoir une si forte estime, et résolut ◀de▶ ◀les▶ prévenir. Louis lui avait dit ◀de▶ lui renvoyer M. Picon, sur ◀la▶ même affaire lorsque ◀les▶ nouveaux mémoires qu’il en devait dresser seraient en état. Cela fut fait ◀le▶ surlendemain. M[onsieu] r Colbert lui lâcha des gens pour ◀le▶ faire déjeuner, et d’autres succédant à ceux-ci, M. Picon fut bientôt dans ◀l’▶état que ◀le▶ ministre ◀le▶ souhaitait. Il ◀le▶ fit appeler, et en lui donnant ces mémoires que M. Picon avait dressés lui-même et qui n’avaient passé dans ◀la▶ main ◀d’▶un commis que pour être mis au net, il lui ordonna ◀de▶ ◀les▶ porter au Roi et ◀de▶ rachever ◀de▶ lui en expliquer ◀l’▶affaire que ces papiers concernaient ; qu’il avait si bien commencé qu’il ne voulait pas lui ravir ◀l’▶honneur ◀de▶ finir. Un homme dans ◀l’▶état où était M. Picon a ◀le▶ malheur ◀de▶ ne se pas connaître. Au contraire, il se crut plus habile que jamais. Il y alla et parla au Roi, mais avec tant de répétitions, ◀de▶ désordre et si peu de suite que ce prince, qui était extrêmement sobre sur ◀le▶ vin, ◀le▶ congédia sans ◀le▶ laisser achever ; et depuis ce temps-là, quelque chose qu’il ait faite, il lui a été impossible ◀de▶ regagner dans ◀l’▶esprit du monarque ◀l’▶estime qu’il avait eue pour lui et qu’il avait perdue par sa faute. ◀Le▶ roi demanda même à M. Colbert pourquoi il lui avait envoyé un homme à qui ◀le▶ vin avait troublé ◀la▶ raison, et celui-ci, pour achever ◀de▶ perdre M. Picon, répondit qu’il ne savait pas où il avait été boire ; qu’il savait seulement qu’il lui avait donné ◀les▶ papiers dès ◀le▶ matin, et que depuis ce temps-là il ne ◀l’▶avait pas vu. Ce ne fut pas encore tout. Mons[ieu] r Picon fut obligé ◀d’▶essuyer une rude réprimande que M. Colbert lui fit ◀d’▶avoir eu ◀l’▶audace ◀d’▶aller chez ◀le▶ Roi soûl comme un cochon (ce furent ses propres termes, à ce que me dit M. Picon) ; réprimande ◀d’▶autant plus sensible qu’elle fut faite devant plusieurs commis subalternes, comme si celui qui ◀la▶ faisait n’eût pas été cause lui-même ◀de▶ ◀l’▶aventure.
153. Plusieurs personnes ont cru que c’était M. Picon qui a fait ◀le▶ Testament politique qui paraît sous ◀le▶ nom ◀de▶ M. Colbert. Cette seule circonstance est une preuve du contraire. Il n’aurait jamais dit ce qu’il dit sur ce sujet. « Ces gens, dit ce testament, qui croyent retrouver dans cette liqueur ◀la▶ chaleur que ◀l’▶âge leur dénie, etc… »
154. J’avais un oncle receveur général des finances du Bourbonnais, ami ◀de▶ M. Picon, qui à cause de cela me témoignait bien des bontés ; et comme nous sortions en même temps tous ◀les▶ deux ◀de▶ chez Mons[ieu] r ◀de▶ Seignelai, fils ◀de▶ M. Colbert, il me fit monter dans son carrosse, et ◀la▶ matinée étant belle et claire, il fit toucher au Cours ◀de▶ ◀la▶ Reine ; et en nous promenant il me dit ce que je viens de rapporter, et me dit encore une particularité ◀de▶ M. Colbert trop curieuse pour n’être pas sue. Il est vrai qu’il me ◀la▶ dit en secret, mais tous ◀les▶ acteurs étant morts, je ne crois pas devoir ◀le▶ garder.
155. Louis dauphin, fils ◀de▶ Louis XIV, avait une amourette sur laquelle ◀le▶ Roi son père s’était bouché ◀les▶ yeux parce qu’il était garçon. Mais lorsque son mariage fut arrêté avec ◀la▶ princesse de Bavière, ◀le▶ Roi lui fit dire que s’il ne congédiait pas sa maîtresse, il ◀la▶ ferait mettre dans un convent, et ◀la▶ ferait si bien renfermer qu’elle ne paraîtrait plus dans ◀le▶ monde. ◀Le▶ dauphin aimait cette fille, qui n’était que simple fille ◀d’▶un cabaret ◀de▶ Maisons. Elle était grosse ◀de▶ cinq à six mois, et il connaissait ◀le▶ Roi ◀d’▶humeur à ◀la▶ faire renfermer, auquel cas c’était une maîtresse perdue pour lui, ◀d’▶autant plus aimable que son teint ne devait rien qu’à ◀la▶ nature. Il résolut ◀de▶ ◀l’▶envoyer hors du royaume, mais ◀de▶ ne ◀la▶ pas tant éloigner qu’ils ne pussent se revoir en peu de temps.
156. Ce fut à Bruxelles où il résolut ◀de▶ ◀la▶ fixer, et en effet elle en est revenue une infinité ◀de▶ fois sous différentes figures pour voir son amant, tantôt en marchand, tantôt en religieux, tantôt en courrier, jusque là qu’elle s’est déguisée en garde du corps ; et c’était pour se trouver seul à seul que ◀le▶ dauphin s’éloignait si bien ◀de▶ ◀la▶ chasse ou des chasseurs qu’il mettait très souvent toute sa suite en peine ◀de▶ lui, pendant qu’il était seul à seul avec elle au rendez-vous qu’ils s’étaient donné. Ces sortes ◀d’▶écarts très fréquents ne plaisaient point au Roi, et encore moins à ◀la▶ dauphine qui avait ◀le▶ malheur ◀d’▶être aussi laide que jalouse, ou aussi jalouse que laide. Cependant, malgré leurs espions et leur vigilance, ◀le▶ dauphin et sa favorite se sont toujours vus. Elle était extrêmement grande pour une femme, ◀d’▶une taille bien remplie, et ◀d’▶un démarche hardie, ce qui faisait que ◀l’▶habit ◀d’▶homme lui sieyait parfaitement ; outre cela, elle était très bien à cheval, et courait ◀la▶ poste aussi bien qu’un postillon ; et c’était ordinairement ◀la▶ voiture qu’elle prenait tant pour venir voir son amant que pour s’en retourner après ◀l’▶avoir vu. Il est même certain qu’elle fut assez hardie, environ quinze jours après ses couches et deux mois après ◀le▶ mariage ◀de▶ son amant, ◀de▶ venir à Versailles en courrier, et ◀de▶ lui donner en présence même ◀de▶ ◀la▶ dauphine un paquet ◀de▶ papiers avec un billet ◀de▶ sa main sur ◀l’▶enveloppe qui ne contenait que ces mots : C’est moi-même. ◀Le▶ dauphin prit prudemment son parti, et lui dit ◀de▶ ◀le▶ suivre. Il mena ce prétendu courrier dans son appartement, et après ◀l’▶avoir embrassée, il ◀la▶ blâma ◀de▶ sa témérité ◀de▶ s’exposer à être reconnue. Elle lui répondit qu’elle ne vivait que pour lui ; que ◀les▶ plus rudes supplices ◀de▶ ◀l’▶épouvantaient pas pourvu qu’elle ◀le▶ vît, et qu’outre cela elle avait voulu voir par elle-même ◀la▶ femme qu’on ◀l’▶avait obligé ◀de▶ prendre, qui était encore plus laide qu’on ne lui avait dit, et que c’était une vilaine guenon. ◀Le▶ dauphin, qu’on appelait Monseigneur tout court, écouta tout avec une patience ◀de▶ philosophe, et fut convaincu par lui-même que jamais maîtresse n’a dit ◀de▶ louanges ◀de▶ ◀l’▶épouse ◀de▶ son amant, comme réciproquement jamais femme n’a parlé en bonne part ◀de▶ ◀la▶ maîtresse ◀de▶ son époux. Celle-ci avait pourtant tort, car quoique ◀la▶ dauphine ne fût pas belle, elle n’avait rien ◀de▶ dégoûtant ; au contraire, elle était fort blanche, bien faite, et avait ◀le▶ sein et ◀la▶ gorge admirable.
157. Il fut pourtant obligé ◀de▶ faire éloigner sa belle, mais il n’avait pas un sol, et sans argent on ne peut rien. Il ne voulut pas avoir recours aux gens ◀de▶ qualité ; il savait que leurs bourses étaient épuisées par ◀le▶ jeu, et par ◀les▶ trains magnifiques qu’ils faisaient faire pour honorer ses noces. Il s’adressa à M. Colbert auquel il demanda cent mille écus. Celui-ci fut assez malhabile homme pour lui dire que ◀le▶ trésor royal était épuisé par ◀les▶ dépenses nécessaires à son mariage. Monseigneur eut ◀l’▶honnê[te] té ◀de▶ lui dire qu’il en était persuadé ; qu’aussi ne demandait il pas ces cent mille écus ◀de▶ ◀l’▶argent du Roi, et qu’il ◀les▶ lui demandait comme un service purement personnel dont il aurait ◀de▶ ◀la▶ reconnaissance. Il ajouta que s’il n’y avait point ◀d’▶argent dans ◀le▶ trésor, il pouvait lui trouver ce secours dans sa bourse, ou du moins dans celle ◀de▶ ses amis.
158. C’était beaucoup s’humilier pour un jeune homme ◀de▶ 21 à 22 ans aussi fier que ◀le▶ dauphin. Cependant il ne remporta qu’un refus, et se retira dans son appartement ◀le▶ cœur tellement ulcéré qu’il en avait larmes aux yeux, et lui qui ordinairement était grand mangeur se coucha sans souper. M.Colbert ◀de▶ son côté alla trouver Louis auquel il dit ◀la▶ demande du fils, et ◀le▶ refus qu’il lui avait fait. ◀Le▶ Roi ◀l’▶en blâma, et lui dit qu’il devait lui donner cet argent sans aucune difficulté, et qu’il savait bien ce qu’il en voulait faire. Il vint dans ◀le▶ moment à ◀l’▶appartement ◀de▶ Monseigneur pour réparer sa faute, et lui offrir non seulement cent mille écus mais tout ce qu’il lui plairait ◀de▶ demander. Il n’était plus temps ; ◀le▶ dauphin était au lit, et avait défendu ◀de▶ laisser entrer qui que ◀de▶ fût, si bien qu’il s’en retourna très mortifié ◀d’▶avoir refusé ◀le▶ fils sans avoir fait sa cour au père.
159. Parmi ◀les▶ gentilshommes servants ◀de▶ Monseigneur il y en avait un nommé Hubert, fils du receveur général des finances ◀de▶ Soissons. Il aimait Monseigneur, et voulut rester dans sa chambre quoique ◀le▶ prince eût donné un ordre général à tout le monde ◀d’▶en sortir. Monseigneur lui dit lui-même ◀de▶ s’en aller. — Non, Monseigneur, lui dit-il, je ne reste pas sans dessein. J’ai quelque chose à dire à Votre Altesse ◀de▶ si grande conséquence, que je suis sûr qu’elle me pardonnera mon indiscrétion lorsqu’elle en saura ◀le▶ sujet. — Je prends même ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ supplier ◀d’▶ordonner que je puisse lui parler seul. Je ne suis point en état ◀de▶ parler à personne, lui répéta ce prince, et vous me ferez plaisir ◀de▶ sortir. — Je vous en ferai plus en ne sortant pas, lui repartit Hubert, et j’ose vous réitérer mes supplications ◀de▶ m’entendre. — Restez donc, lui dit-il en voyant une si grande obstination. Hubert ◀le▶ supplia ◀de▶ faire sortir tout le monde ◀de▶ sa chambre, ce que Monseigneur eut encore ◀la▶ complaisance ◀de▶ faire. Ce prince était ◀la▶ bonté même, et il crut qu’il y avait quelque batterie sur ◀le▶ jeu, ◀d’▶autant plus qu’Hubert était brave et très peu endurant, quoiqu’il ne fût pas querelleur.
160. Sitôt qu’il se vit seul avec lui, il se jeta à genoux, et avec un véritable zèle il lui dit : Vous êtes changé, Monseigneur, vous n’êtes plus ◀le▶ même que vous étiez à votre dîner. Quelque chose trouble ◀la▶ tranquillité ordinaire ◀de▶ votre âme, sans cela vous ne seriez pas dans ◀l’▶état où vous êtes. Faites-moi part ◀de▶ ◀la▶ cause ce chagrin. Votre Altesse ne peut déposer son secret à un sujet plus fidèle et plus zélé, ni plus à Elle que moi. Quelqu’un a-t-il été assez téméraire pour vous offenser, ou manquer au respect qui vous est dû ? Nommez-le-moi, et je vous en promets ◀la▶ vengeance, ou ma mort. — Non, Hubert, lui dit ◀le▶ dauphin, je n’ai aucun sujet ◀de▶ chagrin, et ◀l’▶altération qui paraît sur mon visage n’est qu’un effet ◀de▶ ◀la▶ nature qui n’est pas toujours ◀la▶ même. — Un autre que moi prendrait pour bon [sic] ◀les▶ raisons ◀de▶ Votre Altesse, lui répliqua Hubert ; mais moi qui vous ai étudié et qui vous connais, je ne me paie pas ◀de▶ votre déguisement. Ou dites-moi ce qui vous fait peine, ou consentez que je me tue à vos yeux pour avoir eu ◀le▶ malheur ◀de▶ ne pas mériter votre confiance.
161. Monseigneur, ◀le▶ voyant si obstiné et si zélé, lui conta ◀l’▶embarras où il était, et ◀le▶ chagrin qu’il avait ◀de▶ s’être inutilement adressé à M. Colbert. A cette confession Hubert se releva tout réjoui, baisa son drap, et sortit en lui disant qu’il se faisait fort ◀de▶ ◀le▶ tirer ◀d’▶intrigue sans être obligé ◀de▶ s’humilier encore devant M. Colbert, dont Monseigneur se promettait ◀la▶ perte. Il ◀le▶ pria ◀de▶ reposer avec tranquillité jusques à son retour, et ◀d’▶ordonner seulement aux gardes ◀de▶ ◀le▶ laisser entrer lorsqu’il reviendrait.
162. Sitôt qu’il eût quitté ◀le▶ dauphin, il monta à cheval et vint à toutes jambes à Paris, et se fit introduire dans ◀la▶ chambre ◀de▶ son père qui dormait à une heure du matin. Il ◀l’▶éveilla, lui dit ◀l’▶état des choses, et ajouta qu’il ne dépendait que ◀de▶ lui ◀d’▶établir solidement sa fortune. ◀Le▶ père, après ◀l’▶avoir écouté avec tranquillité, lui dit pour réponse qu’il n’avait pas cent mille écus comptant ; qu’il ne pouvait lui donner que six mille louis ◀d’▶or ; qu’il pouvait ◀les▶ porter à Monseigneur, et ◀l’▶assurer qu’il pouvait tirer sur lui jusqu’à un million ◀de▶ livres ; que ◀les▶ lettres ne seraient point protestées, et que tout serait acquitté avant midi. Partez vite, dit-il à son fils, vous êtes en état ◀de▶ faire votre cour et votre fortune ; et assurez Monseigneur que ni vous ni moi, ni toute notre famille ne possédons rien dont il ne soit absolument ◀le▶ maître.
163. Il faut dire ici par interruption que Mons[ieur] Hubert ◀le▶ père était créature ◀de▶ M. Fouquet, et par conséquent ◀l’▶ennemi ◀de▶ M. Colbert. On va voir ◀de▶ quelle manière il tâcha ◀d’▶en venger son bon maître, et en même temps ◀de▶ se venger lui-même ◀de▶ M. Colbert, qui outre ◀les▶ taxes ◀de▶ ◀la▶ chambre ◀de▶ justice, ◀l’▶avait encore taxé comme aisé à une somme si forte, que sans ◀l’▶aide ◀de▶ ses amis et ◀de▶ sa famille, il n’aurait jamais pu ◀la▶ payer ; et son plan ◀de▶ vengeance lui monta tout ◀d’▶un coup dans ◀la▶ tête, et dans cette pensée il monta en carrosse dès ◀la▶ pointe du jour, alla chez tous ceux avec lesquels il était en commerce et en relation, et s’assura de plus ◀d’▶un million ◀de▶ livres en espèces, et ◀le▶ fit savoir à son fils par un exprès.
164. Celui-ci était retourné à Versailles après avoir quitté son père, et il n’était pas plus ◀de▶ cinq heures du matin qu’il se fit introduire dans ◀l’▶appartement et ◀la▶ chambre du dauphin. Ville gagnée ! dit-il en entrant ; ordonnez que nous soyons seuls. ◀Le▶ dauphin fit sortir tout le monde, et Hubert lui dit qu’au lieu de cent mille écus, il lui offrait un million, et lui dit ce que son père lui avait dit ; et en même temps lui donna pour arrhes ◀les▶ six mille louis ◀d’▶or qu’il avait apportés. Voilà un service que vous me rendez, Hubert, dont je ne perdrai jamais ◀la▶ mémoire, lui dit Monseigneur ; vous et votre famille pouvez compter absolument sur ma protection, et compter en même temps que je ne serai point ingrat. Gardez-moi seulement ◀le▶ secret, c’est tout ce que je vous demande, et du reste reposez-vous en sur moi. Après cela, Monseigneur et lui se mirent à écrire ◀la▶ destination qu’il faisait ◀de▶ cet argent, vingt mille francs ◀d’▶un côté, cinquante ◀de▶ l’autre, etc. Et pendant qu’ils étaient occupés, M. Colbert, qui venait pour rétablir ◀le▶ refus du jour précédent, vint et se fit annoncer. Hubert était ◀d’▶avis que Monseigneur lui fît dire qu’il ne pouvait pas lui parler, mais ◀le▶ prince en jugea autrement et ◀le▶ fit entrer. Il voulut parler, mais Monseigneur lui ferma ◀la▶ bouche tout ◀d’▶un coup. — J’allai hier inutilement chez vous, j’y retournerai quand je voudrai, malgré vous, puisque vous ne pouvez pas m’en refuser ◀la▶ porte. Mais pour chez moi je vous défends ◀d’▶y venir jamais, ou comptez que vous n’en sortirez que par une ◀de▶ mes fenêtres. Et sortez, ne me ◀le▶ faites pas dire deux fois. Après un compliment si bref et si fier, ce fut à lui ◀de▶ s’en aller.
165. Il avait vu Hubert avec des papiers sur une table, ce fut encore un nouveau sujet ◀d’▶inquiétude pour lui. Il ◀le▶ dit au Roi qui ◀le▶ rassura, mais une conscience ulcérée ne se tranquillise point, et en effet ni Louis ni lui ne pouvaient pas prévoir ◀le▶ coup qu’on leur préparait.
166. J’ai dit qu’Hubert était une créature ◀de▶ M. Fouquet. J’ai dit que ◀le▶ fils avait du service et ◀de▶ ◀la▶ bravoure, et avec cela beaucoup ◀d’▶esprit. Il faut ajouter que ◀le▶ père était au désespoir ◀de▶ ◀la▶ chute ◀de▶ Monsieur] Fouquet, et que plus ◀de▶ vingt années n’avaient ni éteint ni même assoupi ◀le▶ dessein ◀de▶ ◀le▶ venger, parce que, par ◀la▶ prison et ◀la▶ disgrâce ◀de▶ ce ministre, il avait été exclu des dignités et des emplois qu’il croyait lui être dus. Il faut ajouter encore que Monseigneur avait dit à Hubert son fils qu’il voulait voir son père, et ◀le▶ remercier ◀d’▶un service si prompt et si généreusement rendu ; que ◀le▶ fils ayant dit à son père ◀la▶ volonté ◀de▶ Monseigneur, et qu’il voulait venir à Paris dans ce seul dessein, M. Hubert ◀le▶ père, pour éviter ◀l’▶éclat qu’une pareille visite aurait pu faire, et pour assurer mieux sa vengeance, aima mieux aller lui-même à Versailles, et voir ◀le▶ prince incognito. Il fut présenté par son fils, et après tous ◀les▶ préliminaires ils entrèrent tous trois en matière. Monseigneur ne cacha point ◀l’▶envie qu’il avait ◀de▶ perdre M. Colbert ; Hubert ◀le▶ père ne cacha point celle qu’il avait ◀de▶ venger M. Fouquet, et ◀le▶ fils ◀les▶ assura l’un et l’autre que son épée ne leur manquerait pas.
167. Hubert ◀le▶ père ouvrit ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ scène, et promit à Monseigneur ◀de▶ ◀les▶ lui dire sitôt que son mariage avec ◀la▶ princesse de Bavière serait consommé, et confia son secret à son fils qui devait être du voyage et y accompagner ◀le▶ prince. Dès ◀le▶ lendemain ◀de▶ ◀la▶ consommation ◀de▶ ce mariage, M. Colbert vint comme ◀les▶ autres lui faire sa cour. Elle2 ◀le▶ reçut très froidement. Toute ◀la▶ cour crut que cette réception était un effet ◀de▶ sa fierté naturelle, ◀les▶ gazettes mêmes en ont parlé, et tout le monde se trompait. Cet accueil froid fut ◀l’▶effet ◀de▶ la première complaisance qu’elle devait à son époux, auquel Hubert ◀le▶ fils avait fait entendre que ◀le▶ seul moyen ◀de▶ perdre M. Colbert, et même ◀de▶ lui faire faire son procès, était ◀de▶ faire en sorte que ◀le▶ Roi son père rappelât M. Fouquet et lui accordât une demi-heure ◀d’▶audience pour se justifier. Il lui avait insinué que ◀le▶ Roi ne pourrait pas refuser cette grâce à Madame la Dauphine si elle ◀la▶ lui demandait, et que cette audience seule perdrait M. Colbert, et rétablirait M. Fouquet, et par conséquent ◀le▶ vengerait sans effusion ◀de▶ sang, et sans même qu’il parût avoir part à ce rappel.
168. Monseigneur trouva ce projet très juste et ◀l’▶approuva ; et ◀l’▶exécution n’en fut sursise que jusques à ◀l’▶arrivée ◀de▶ ◀la▶ cour à Versailles, et pendant ◀le▶ chemin il parla très mal ◀de▶ M. Colbert à son épouse. A leur arrivée, tous ◀les▶ parents ◀de▶ M. Fouquet supplièrent Madame la Dauphine ◀d’▶obtenir du Roi qu’il tirât M. Fouquet ◀de▶ ◀la▶ prison où il languissait depuis vingt ans. Mons[ieu] r ◀le▶ duc de Charost, capitaine des gardes, était à leur tête. Madame la Dauphine ne voulut s’engager à rien sans ◀la▶ permission ◀de▶ son époux. Comme ◀les▶ choses étaient concertées, il arriva et lui demanda en riant ce qu’elle faisait en si bonne compagnie. Elle lui dit ◀de▶ quoi il s’agissait quoiqu’il ◀le▶ sût mieux qu’elle, et elle lui demanda s’il jugeait à propos qu’elle s’en mêlât. Il répondit toujours en riant qu’il ne s’opposait point à sa charité, que c’en était une en effet ◀d’▶ouvrir ◀la▶ cage à un oiseau qui y était renfermé depuis si longtemps, et dont ◀le▶ ramage pouvait se faire entendre avec plaisir ; qu’il ◀la▶ priait pourtant ◀de▶ ne se pas exposer mal à propos, et que ◀le▶ Roi n’aimait pas qu’on ◀l’▶importunât. — Je ne lui ai jamais rien demandé, reprit-elle, et je ne lui demanderai rien ◀de▶ ma vie s’il me refuse cette grâce. — Demandez-◀la▶ donc, lui dit Monseigneur, et ◀de▶ ma part j’ajouterai aux prières ◀de▶ ◀la▶ famille ◀de▶ M. Fouquet que vous me ferez à moi-même un sensible plaisir ◀de▶ ◀l’▶obtenir ; je dirai plus, c’est que vous ne pouvez pas m’obliger davantage. Mais je vous prie ◀de▶ ne vous pas commettre, ayant à vous avertir que vous trouverez ◀de▶ très grandes difficultés dans votre chemin. J’espère pourtant que vous réussirez, puisque ce sera la première grâce que vous demanderez au Roi.
169. ◀La▶ Dauphine, persuadée qu’elle ferait plaisir à son époux, ne hésita plus à demander cette grâce. Il n’y eut que ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀la▶ demander qui lui fit peine. Elle parut ◀le▶ soir à souper assez mélancolique. ◀Le▶ Roi, qui ◀l’▶étudiait, lui demanda ◀le▶ sujet ◀de▶ sa rêverie. Elle lui dit que ◀la▶ crainte qu’elle avait ◀de▶ ne pas obtenir une grâce qu’elle avait à lui demander faisait son inquiétude. ◀Le▶ Roi lui dit que hors quatre cas elle pouvait être sûre ◀de▶ tout. — Et quels sont ces quatre cas, demanda-t-elle ? — C’est répondit ◀le▶ Roi, ◀le▶ crime ◀de▶ lèse-majesté divine, ◀le▶ viol, ◀le▶ duel, et ◀le▶ poison ou ◀l’▶assassinat. — Je ne m’intéresserais pas pour ◀de▶ si grands criminels, dit-elle ; il n’y a rien ◀de▶ tout cela dans ce que je veux vous demander. — Dites donc ce que c’est, lui dit ◀le▶ Roi. — Après ◀le▶ souper, reprit-elle, je vous ◀le▶ dirai ; il y a ici trop ◀de▶ témoins. — Soupez donc en repos, lui dit ◀le▶ Roi en riant, puisque vous devez avoir ◀l’▶esprit content. Qui que ce soit ne savait quelle était cette grâce que ◀la▶ Dauphine demandait avec tant de mystère, et chacun, à ◀l’▶ordinaire, s’en formait des idées chimériques. On n’avait garde ◀de▶ penser que ce fût au sujet de M. Fouquet : qui que ce soit ne songeait plus à lui, et ce fut avec étonnement qu’on apprit que cette grâce était sa liberté que ◀la▶ Dauphine avait demandée.
170. ◀L’▶ordre ◀de▶ ◀le▶ mettre en liberté et ◀de▶ ◀le▶ faire venir en cour fut envoyé à Monsieur de Neuville de Villeroy, archevêque, comte et gouverneur ◀de▶ Lyon. M.Fouquet reçut cette nouvelle avec un flegme qui surprit celui qui lui en porta ◀l’▶ordre, et Monsieur de Villeroy vint un moment après ◀l’▶en féliciter, et ◀l’▶emmena dîner à ◀l’▶archevêché. Il ne parut ni se hausser ni se baisser, et montra par un visage toujours égal qu’il bravait ◀la▶ mauvaise fortune, et méprisait ◀la▶ bonne. Cela donna lieu à un chanoine ◀de▶ Lyon qui dînait avec eux ◀de▶ dire au maire auprès de qui il était, cet endroit ◀de▶ Lucain :
Etiamsi illabitur orbisImpavidum ferient ruinae...
171. Il s’embarqua sur ◀le▶ soir, mais on ne sait par quelle destinée il trouva ◀la▶ mort à Châlons-sur-Saône. Il avait mangé ◀le▶ soir à son souper ◀d’▶une poitrine ◀de▶ veau en ragoût ; il en avait même beaucoup mangé, et soit que son estomac ne pût pas tout digérer, ou soit que ◀la▶ joie ◀de▶ son rappel qu’il avait jusque là renfermée dans lui-même ne pût plus se contenir sans éclater, il appela du monde sur ◀les▶ deux heures du matin, et mourut deux heures après dans une très grande tranquillité ; et ce qu’il y eut ◀d’▶étonnant, c’est que son corps ne fut point ouvert, et qu’on ignore encore s’il a été empoisonné, ou si sa mort a été naturelle.
172. Quoique M. Colbert fût fourbe, poursuivit M. Picon, je ne crois pas qu’il ◀l’▶ait été au point ◀de▶ procurer ◀la▶ mort à qui que ce fût. Il est pourtant vrai qu’il craignait son retour, mais il n’était pas seul à ◀le▶ craindre. M[onsieu] r ◀le▶ chancelier ◀Le▶ Tellier, M. de Louvois son fils ◀l’▶appréhendaient, et il semble que ◀la▶ maison ◀de▶ Tellier et celle ◀de▶ Colbert ne [se] sont jamais accordé[es] que pour concourir à sa perte. M[onsieu] r Fouquet portait un écureuil dans ses armoiries ; Mons[ieu] r ◀Le▶ Tellier avait trois lézards, et M. Colbert un serpent ; ces deux dernières sont des armoiries parlantes et ainsi peu anciennes. Ces animaux donnèrent sujet à ◀l’▶épigramme que voici :
Cherche à sortir de toutes parts ;
173. Comme M. Colbert était dans ◀la▶ nécessité ◀de▶ fournir quarante millions tous ◀les▶ ans à M. de Louvois, et qu’outre cela il fallait entretenir ◀la▶ maison du Roi, payer ◀l’▶ordinaire des guerres, ◀les▶ gages et ◀les▶ appointements des officiers, ◀les▶ rentes sur ◀l’▶Hôtel de Ville, et avec tout cela subvenir à ◀la▶ dépense des bâtiments, qui était prodigieuse, ◀les▶ revenus ordinaires ◀de▶ ◀l’▶Etat n’y pouvant suffire, il fut obligé ◀d’▶établir ◀de▶ nouveaux impôts, ◀d’▶augmenter ◀les▶ anciens, et même ◀de▶ créer ◀de▶ nouvelles charges, ce qui parut ◀d’▶autant plus criant qu’on n’y était point accoutumé. Mais ◀les▶ peuples, ◀les▶ bonnes bourses et ◀les▶ autres avaient fourni au Roi ◀les▶ moyens ◀de▶ pouvoir entretenir plus ◀de▶ deux cent mille hommes en temps ◀de▶ paix, et plus ◀de▶ quatre cent mille en temps ◀de▶ guerre, et toujours prêts à tomber sur ◀le▶ corps ◀de▶ quiconque aurait voulu résister à son autorité, qui désormais n’avait plus ◀de▶ bornes que sa volonté. Cependant ◀la▶ vénération que toute ◀la▶ France en général a pour son Roi ◀l’▶empêcha ◀de▶ se prendre à lui des malheurs que tous ◀les▶ particuliers commençaient à ressentir, qui furent encore considérablement augmentés par une dépense très forte et très inutile : ce furent ◀les▶ appartements qui ne tendaient qu’au faste et au luxe, et causaient autant ◀d’▶admiration aux étrangers qu’ils causaient ◀d’▶indignation aux véritables Français, qui ne voyaient qu’avec la dernière peine à quel usage était employé ◀le▶ plus pur sang du peuple.
174. Ce sont ces dépenses inutiles qui ont obligé Monsieur ◀l’▶abbé ◀de▶ Fénelon ◀de▶ dire dans son Télémaque que ◀les▶ Crétois vivaient hureux en ne s’écartant point des lois du sage Minos, qui avait prétendu que par ◀la▶ conduite et ◀la▶ sagesse ◀d’▶un seul homme un million ◀de▶ peuple vêquît hureux, et non pas qu’un million ◀d’▶hommes ne servissent par leur travail qu’à remplir ◀l’▶ambition ◀d’▶un seul.
175. Quoi qu’il en soit, ◀la▶ France ne s’en prenait pas encore à Louis. Elle disait que cet argent quoique mal à propos dissipé ne sortait point du royaume, et qu’ainsi c’était une espèce ◀de▶ circulation du sang dans ◀le▶ corps humain. On ne s’en prenait qu’au ministre qui, à ce qu’on disait, était le premier à profiter ◀de▶ cette dissipation. ◀Le▶ contraire a paru par ◀le▶ peu de bien qu’il a laissé à sa mort après un ministère de plus ◀de▶ vingt-un ans. Mais comme ◀les▶ impôts qu’il était forcé ◀de▶ mettre faisaient crier tout ◀le▶ peuple, on ne s’en prit qu’à lui, et on voulut supposer que ◀la▶ dureté ◀de▶ son ministère ◀le▶ ferait révolter ; et, sur ce fondement, il y eut des gens assez hardis pour mettre sur ◀l’▶assiette du Roi et sous sa serviette ◀le▶ sonnet que voici et qu’il trouva en se mettant à table. On y fait un parallèle ou une comparaison du paradis terrestre à ◀la▶ France. ◀La▶ pensée en est hardie et belle, mais elle ne se soutient pas jusques à ◀la▶ fin ; du moins ◀la▶ crainte du poète a été chimérique, et ce monarque, sans s’embarrasser ◀de▶ ce que ses sujets en pouvaient penser, alla toujours son chemin.
Où notre premier père avait été placé,En forme de serpent finement s’est glisséSon rude châtiment jusqu’à nous est passé.Veux-tu toujours avoir un serpent à ta dextre ?Crains que par un serpent il ne soit renversé.
176. Ce sonnet parut et fut trouvé beau, mais il ne changea ni ◀la▶ face ◀de▶ ◀la▶ France qui languissait, ni ◀le▶ cœur ◀de▶ Louis qui s’endurcissait ◀de▶ jour en jour par ◀les▶ basses flatteries qu’on lui donnait. On verra dans ◀la▶ suite jusques à quel excès cette dureté a été portée. J’en reviens à M. Colbert, lequel n’a certainement souffert ces impôts qu’à contre-cœur ; mais ◀le▶ soin ◀de▶ sa grandeur et ◀l’▶envie ◀d’▶établir sa famille ◀l’▶ont engagé à n’avoir pour unique règle que ◀l’▶ambition ◀de▶ Louis et ◀le▶ mépris que Louis, Louvois, ◀La▶ Feuillade et d’autres corrupteurs faisaient du reste des autres hommes. ◀Les▶ Français plaignirent ◀la▶ France et c’est tout. Elle avait demandé un roi ; j’ai dit ce qui avait été fait pour ◀l’▶obtenir : ◀les▶ vœux et ◀les▶ prières ◀de▶ tout ◀le▶ peuple n’avaient point été épargnés. Voici un sonnet qui fut fait sur ◀la▶ dureté ◀de▶ son règne ; on y fait allusion au peuple ◀d’▶Israël :
Ce peuple que jadis Dieu gouverna lui-même,Oui, tu seras content, peuple ingrat et sans foi,Celui que je mettrai dans ce degré suprêmeIl trouvera toujours mille et mille moyensCe monarque absolu qu’on nomme Dieu-donné.
177. Comme tous ◀les▶ impôts paraissaient être donnés sur son rapport, tout ◀le▶ royaume s’en prenait à lui, et commença à ◀le▶ regarder avec horreur, ensuite avec haine, et enfin alla jusques à ◀l’▶exécration. Il ne recevait pourtant pas indifféremment ni sans choix ◀les▶ avis qu’on lui donnait, et en a rebuté une infinité dont ses successeurs dans ◀le▶ maniement des finances ont su se servir utilement. Sur quoi il faut que je rapporte un secret qu’il avait trouvé, et dont aucun ministre avant lui ne s’était avisé, pour en même temps prendre pour dupes ◀les▶ donneurs ◀d’▶avis, faire ◀le▶ bien du Roi et ◀la▶ fortune ◀de▶ ses créatures.
178. Lorsque quelque donneur ◀d’▶avis se présentait, il voyait ◀d’▶un coup d’œil si ◀l’▶avis était bon ou non. Si ◀l’▶avis ne lui paraissait pas bon, il ◀le▶ rebutait ; si au contraire il lui paraissait passable, il s’approchait ◀d’▶une fenêtre, et ◀le▶ lisait tout haut seul à seul avec ◀le▶ donneur. Celui-ci croyait son affaire faite, mais il se trompait, parce qu’il ne savait pas que cette fenêtre avait un porte-voix qui répondait à un cabinet où se trouvait à point nommé un scribe qui écrivait aussi vite que M. Colbert lisait. Après cela, bien sûr qu’il avait ◀la▶ copie du mémoire qu’il venait de lire, il disait à celui qui ◀le▶ lui avait donné qu’on lui avait parlé ◀d’▶une semblable affaire, et dans ◀les▶ mêmes circonstances, mais que ◀les▶ autres affaires dont il avait été accablé ne lui avaient pas donné ◀le▶ temps ◀d’▶examiner celle-là ; qu’il ◀la▶ chercherait et qu’il était sûr ◀de▶ ◀la▶ trouver. ◀Le▶ donneur ◀d’▶avis avait beau protester que c’était lui qui ◀l’▶avait inventée et qu’il ne ◀l’▶avait communiquée à personne, Mons[ieurl Colbert lui rendait son mémoire et lui donnait rendez-vous à trois ou quatre jours ◀de▶ là ; et pendant ce temps-là faisait mettre au net ce que ◀le▶ commis avait écrit sous sa dictée pendant qu’il avait lu.
179. ◀Le▶ temps du rendez-vous arrivé, ◀le▶ donneur ◀d’▶avis ne manquait pas ◀de▶ se trouver à ◀l’▶heure précise. Je savais bien que je ne m’étais pas trompé, lui disait M. Colbert ; voyez si ce n’est pas ◀la▶ même chose que vous m’avez apportée l’autre jour, et s’il y a aucune différence. ◀Le▶ malhureux donneur ◀d’▶avis s’imaginait ou que ◀le▶ diable s’en était mêlé, ou que sa propre femme ◀l’▶avait trahi, et tombait ◀de▶ son haut en voyant qu’il n’y avait pas un mot ◀de▶ changé. M.Colbert, s’étant donné ◀la▶ comédie ◀de▶ son étonnement, lui remettait peu à peu ◀l’▶esprit, et lui disant [sic] que, cette affaire ne pouvant se faire sans plusieurs associés, c’était à lui à en former ◀la▶ compagnie, mais qu’il était juste aussi que celui qui en avait donné le premier avis y eût une place gratis, c’est-à-dire un sol dans vingt.
180. ◀Le▶ plus souvent ce donneur ◀d’▶avis n’avait pas assez ◀de▶ crédit pour former une compagnie, et M. Colbert ◀la▶ formait par ◀le▶ moyen ◀de▶ celui qu’il destinait à y entrer gratis, et réservait aussi un intérêt au véritable donneur ◀d’▶avis, qui quelquefois se contentait ◀d’▶un présent. Ainsi M. Colbert avait dans toutes ◀les▶ affaires des gens affidés qui lui rendaient compte des gains qui s’y faisaient, et il savait ◀de▶ son côté rogner ◀les▶ ongles aux traitants et aux harpies. Il regardait ◀les▶ donneurs ◀d’▶avis avec horreur, mais du moins, s’il se servait ◀de▶ leurs avis, il ◀les▶ faisait récompenser, et ne ◀les▶ faisait pas pendre comme ◀le▶ malhureux Cordier ◀l’▶a été sous un autre ministre. J’en parlerai dans son temps.
181. ◀Le▶ marché des bestiaux qu’il transporta ◀de▶ Poissy à sa belle maison ◀de▶ Sceaux, et qui en a considérablement augmenté ◀le▶ revenu, est une preuve qu’il ne cherchait quelquefois que son intérêt personnel, auquel il savait apporter ◀la▶ commodité publique pour couverture. Cependant ◀le▶ droit qu’il a levé sur ◀le▶ bétail, et qui s’y lève encore, n’a pas fait honneur ni à lui, ni à [sa] femme, ni à ses enfants, et n’en fait point encore à sa mémoire, quoique ce droit soit passé dans une autre main, aussi bien que ◀la▶ propriété ◀de▶ ◀la▶ maison à laquelle il est attaché.
182. Il avait procuré à une ◀de▶ ses sœurs ◀l’▶abbaye royale ◀de▶ Charron en Poitou, sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer. ◀La▶ nature et ◀la▶ marée produisent dans cet endroit là, que ◀la▶ mer inonde ◀de▶ son reflux, ◀les▶ plus belles et ◀les▶ meilleures moules que ◀l’▶Océan puisse fournir. Tout le monde sait ce que c’est que ce coquillage. Il y est si abondant qu’on en transporte par terre à Poitiers et à Limoges, et même bien plus loin ; cela donne à vivre tant par soi-même que par ◀le▶ transport à une infinité ◀de▶ menu peuple, et ◀la▶ pêche en était volontaire. Je ne demande pas qu’on m’en croie à ma parole ; que ceux qui en douteront écrivent sur ◀les▶ lieux, ou s’en informent à des gens du pays. Ils apprendront que Madame l’Abbesse, aussi charitable que ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise ont coutume ◀de▶ ◀l’▶être, ne trouva pas bon que tant de gens véquissent et gagnassent leur vie ◀de▶ ce qui ne lui coûtait rien, et par ◀le▶ moyen ◀de▶ M. Colbert, son frère, elle obtint un arrêt du Conseil par lequel il lui fut permis ◀de▶ lever deux liards ou six deniers ◀de▶ droit sur ces moules par charge ◀d’▶enfant, un sol pour ◀la▶ charge ◀d’▶un homme ou ◀d’▶une femme, un sol six deniers pour ◀la▶ charge ◀d’▶un âne, et deux sols pour ◀la▶ charge ◀d’▶un cheval. ◀Le▶ peuple ne fut nullement content ◀de▶ cet impôt. ◀La▶ mer même, plus charitable que ◀l’▶abbesse, ne trouva pas bon qu’elle voulût tirer du lucre ◀de▶ ce qu’elle donnait généreusement sans peine, sans culture et sans frais, et fut deux ans entiers sans en produire aucune. ◀L’▶abbesse fit pendant ce temps-là réflexion sur son avarice et sa dureté pour ◀les▶ pauvres. Elle renonça hautement à ce mauvais droit ; et ce qu’il y eut ◀d’▶étonnant, c’est que ◀le▶ lendemain ◀de▶ sa renonciation ◀les▶ moules parurent plus épaisses et plus nombreuses qu’ells n’avaient jamais paru. Si Dieu permettait que ◀les▶ éléments insensibles partageassent ainsi ◀la▶ vengeance des pauvres, ◀les▶ maltôtiers songeraient plus qu’ils ne font à leur ôter leur nécessaire.
183. Cet article-là fut encore mis sur ◀le▶ compte ◀de▶ M. Colbert, et ne servit pas peu à rendre son ministère odieux au peuple. Cette haine se répandait insensiblement par tout ◀le▶ royaume, et comme en effet ◀le▶ peuple n’était point ménagé, cette haine secrète s’insinuait dans ◀le▶ cœur des gens du Tiers-Etat, bourgeois et autres, parce qu’il est impossible ◀d’▶estimer et ◀d’▶aimer un homme dont on entend dire toujours du mal. Il n’y eut pas même jusques à ceux auxquels il n’avait fait aucun tort qui s’en mêlèrent. M[onsieu] r ◀le▶ marquis de Refuge, gouverneur ◀de▶ Charlemont, jugea à propos, pour ◀la▶ commodité des soldats ◀de▶ sa garnison, ◀de▶ faire faire une fontaine entre Charlemont et Givet. Il en écrivit à M. Colbert, surintendant des bâtiments, qui, toujours porté à travailler au soulagement des gens qui servaient ◀le▶ Roi, lui accorda avec joie ce qu’il demandait. Comme cette fontaine lui était due, ◀l’▶architecte qui fut chargé ◀de▶ ◀la▶ construction voulut lui faire sa cour et y mettre ses armes. Il fit un dessein en grand contre ◀le▶ mur, et faisant allusion au serpent ◀d’▶airain, il mit pour légende Fert medelam. ◀Le▶ secrétaire ◀de▶ M. de Refuge, homme capable ◀de▶ se perdre pour un bon mot, attendit que tout le monde fût sorti, et se servant ◀de▶ ◀la▶ même allusion, écrivit avec ◀le▶ crayon noir ◀de▶ ◀l’▶architecte en dedans ◀de▶ ◀l’▶écusson : Poterit etiam suspensus ferre medelam. Lorsque ◀la▶ compagnie eut dîné, on vint revoir ce modèle, tout le monde fut étonné ◀de▶ cette nouvelle légende. M.de Refuge, qui reconnut ◀l’▶écriture ◀de▶ son secrétaire, eut ◀la▶ discrétion ◀de▶ ne rien dire, mais il lui fit en particulier une sévère réprimande.
184. Il est pourtant vrai que M. Colbert n’affectait point ◀la▶ flatterie ni ◀la▶ vaine gloire. Lorsqu’il fit bâtir ◀la▶ fontaine des Petits Pères noirs, qu’on nomme encore ◀de▶ son nom ◀la▶ fontaine Colbert, on lui apporta des vers latins à son honneur pour y être gravés en lettres ◀d’▶or. Il ◀les▶ trouva beaux, mais ne voulut point qu’on s’en servît ; et donna lui-même ◀la▶ pensée ◀de▶ ceux qui y sont, assez beaux pour être rapportés ici :
Quae dat aquas saxo latet hospita nympha sub imoSic tu cum dederis dona latere velis.
185. Il n’avait là-dessus rien ◀de▶ commun avec Louis, qui non seulement aimait jusques à ◀la▶ plus basse flatterie, mais aussi témoignait son indignation à ceux qui ne ◀l’▶approuvaient pas. On venait de créer sur ◀les▶ ports et dans ◀l’▶intérieur ◀de▶ ◀la▶ ville des charges sur ◀le▶ bois, ◀le▶ charbon, ◀le▶ blé, ◀le▶ vin, ◀les▶ toiles et d’autres denrées et marchandises, toutes charges très inutiles au public ; dans ◀le▶ même temps on bâtit ◀la▶ porte Saint-Bernard sur ◀le▶ port du même noM. On y mit ◀l’▶inscription qui y est encore, Ludovico magno, Abundantia parta. ◀Le▶ président ◀de▶ Bailleul ne trouva pas cette inscription ◀de▶ son goût, et dit qu’il en fallait faire une [sic] anagramme, mettant ◀le▶ P à la place de ◀l’▶R, et ◀l’▶R à ◀la▶ place du P ; que cette inscription abundantia rapta serait plus juste et plus vraie. Comme il y a toujours des gens à ◀l’▶affût pour nuire à leur prochain, cela fut rapporté au Roi, et ◀le▶ président eut ordre ◀de▶ se défaire ◀de▶ sa charge ◀de▶ président à mortier. Il faut dire ici que pendant presque tout ◀le▶ règne ◀de▶ Louis, il y avait des espions partout, et qu’on punissait jusques aux paroles ; ce qui, suivant Pétrone, était un crime inconnu du temps ◀de▶ nos ancêtres. J’en parlerai amplement dans ◀la▶ suite, lorsque je parlerai des ministres qui ont succédé à M. Colbert, dont sans doute je parlerai encore, quand ◀l’▶occasion s’en présentera.
186. ◀Le▶ lecteur, pour peu qu’il soit judicieux, peut bien voir par ce qu’il a lu jusques ici que je ne m’assujettis pas à aucun ordre ◀de▶ suite ni ◀de▶ temps. Je donne ces Mémoires à la manière de M. de Montagne, non pour bons, mais pour miens. Je crois cependant que cette diversité ◀de▶ faits n’a rien qui puisse ennuyer ; au contraire, je crois qu’elle divertira ◀l’▶esprit qui serait trop tendu si je ◀le▶ tenais toujours sur ◀le▶ sérieux. Quoi qu’il en soit, cette diversité me plaît, et je n’ai fait aucun contrat qui m’oblige à suivre ◀le▶ goût ◀d’▶autrui plutôt que le mien.
187. M.Colbert mourut en 1683, et ◀le▶ peuple, qui n’est qu’une bête féroce, crut avoir tout gagné par sa mort ; que ◀les▶ impôts allaient cesser, et que ◀l’▶âge ◀d’▶or allait revenir. Il n’y a point ◀d’▶invectives que ce même peuple, (qui ◀le▶ regrette à présent, et qui a sujet ◀de▶ ◀le▶ regretter) ne vomît contre lui. ◀La▶ haine publique alla jusques à vouloir traîner son corps dans ◀les▶ rues, et il fallut pour ◀le▶ porter en terre envoyer des gens ◀de▶ guerre, et même ◀de▶ ◀la▶ maison du Roi, pour empêcher ◀la▶ canaille ◀de▶ troubler ◀le▶ convoi. En un mot il a eu ◀le▶ destin ◀de▶ tous ◀les▶ grands hommes : vivens oditur sublatus desideratur. On fit contre lui des épigrammes infâmes, en voici quelques-unes :
Ci-gît Jean-Baptiste Colbert,Au diable soit quiconque y perd....Quoiqu’il ait fait des gueux sans nombre....Ci-gît qui peu dormit et beaucoup travaillaPendant tout son long ministère....J’avais toujours douté s’il était un enfer,...Ici gît Colbert, c’est tout dire.En veut-on pleurer ? J’en veux rire.
188. On en a fait une infinité d’autres qui n’étaient que ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀la▶ haine ◀d’▶un vil peuple insensé, et qui sont tous démentis par ◀l’▶inscription qui est mise sous sa figure, qui subsistera plus que ◀les▶ médisances qu’on a faites contre lui. Il n’y a que deux mots mais bien sensés et bien justes, ◀les▶ voici : Non dolus inventus in eo.
189. Après sa mort, M. de Louvois, qui avait besoin ◀d’▶un homme à ◀la▶ tête des Finances qui lui fût dévoué, fit nommer M. Pelletier, qui avait été prévôt des marchands à Paris. Celui-ci ne fut jamais ministre ◀d’▶Etat ; il fut simplement secrétaire ◀d’▶Etat, et contrôleur général des Finances. Il était parfaitement honnête homme, mais mol et facile, et fut ◀la▶ dupe des maltôtiers qui ◀le▶ tournaient comme ils voulaient. Il se rendit ◀la▶ justice ◀de▶ connaître qu’il n’était pas propre à remplir un poste qui demande un homme dur, sans quartier, sans miséricorde, et dont ◀le▶ cœur fût inaccessible à ◀la▶ pitié et à ◀la▶ compassion, et il pria Louis ◀de▶ souffrir qu’il lui remît son emploi. ◀Le▶ Roi lui demanda qui il jugeait capable ◀de▶ ◀le▶ remplir, et pour ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀la▶ France, il lui nomma M. de Pontchartrain, pour lors premier président du parlement ◀de▶ Bretagne. Louis lui ayant donné son consentement, il ◀le▶ manda, et celui-ci, qui se serait volontiers donné à tous ◀les▶ diables pour ◀l’▶intérêt, ne hésita point à sacrifier la première place ◀d’▶un des plus célèbres, du moins du plus noble parlement ◀de▶ France, à ◀l’▶envie ◀de▶ s’enrichir, bien persuadé que ◀la▶ place où il était destiné lui donnerait ◀le▶ moyen de plus amasser ◀de▶ trésors en un quart d’heure, que celle qu’il occupait ne lui en fournirait en cent ans.
190. Il arriva donc à Versailles dans cette bonne intention, et comme il connaissait aussi peu ◀les▶ finances qu’un enfant nouveau-né, Mons[ieu] r Pelletier ◀le▶ fit intendant pour s’y instruire.
191. ◀La▶ place ◀de▶ premier président au parlement ◀de▶ Bretagne resta vacante. Plusieurs gens ◀la▶ briguèrent, mais inutilement ; elle fut donnée au mérite, et c’est encore une marque trop belle ◀de▶ ◀la▶ droiture ◀de▶ Louis XIV pour ◀la▶ passer sous silence. Un officier commensal ◀de▶ sa maison (je crois que c’était ◀le▶ marquis de Kermadec) avait un procès ◀de▶ très grosse conséquence pour lui, et en vertu de son committimus il ◀l’▶avait fait évoquer aux requêtes ◀de▶ ◀l’▶hôtel. Il y avait pour rapporteur Monsieur de La Faluère, maître des requêtes, homme droit, ◀de▶ probité et bon juge. Il ne ◀le▶ sollicita pas beaucoup, il savait que ◀les▶ sollicitations étaient inutiles auprès de lui, et que c’était assez ◀d’▶avoir ◀le▶ bon droit ◀de▶ son côté pour avoir pour soi ◀la▶ justice : ainsi il se tenait sûr du gain ◀de▶ son procès. Cependant il ◀le▶ perdit, et même avec dépens. Un coup si imprévu ◀l’▶étonna mais ne ◀le▶ terrassa pas. Il vint voir M. de La Faluère auquel il dit qu’il ◀le▶ connaissait trop honnête homme pour revenir contre son jugement ; mais ◀le▶ pria ◀de▶ lui dire du moins ◀les▶ causes et ◀les▶ motifs ◀de▶ sa condamnation. C’est, mons[ieu] r, lui dit M. de La Faluère, que ◀le▶ contrat primordial n’est point rapporté. Ce n’est qu’une simple copie collationnée qu’on en rapporte, et comme vous savez, ◀la▶ justice ne table point sur ◀de▶ pareilles copies, parce qu’il est permis ◀de▶ faire collationner par un notaire tel papier qu’on veut. Ce qui pourtant ne fait point ◀de▶ foi en Justice, parce que ◀le▶ notaire n’est pas obligé ◀de▶ connaître si ◀la▶ pièce qu’on lui présente est véritable ou fausse ; outre cela, ce contrat primordial est ◀le▶ contrat ◀de▶ mariage ◀de▶ votre tri-aïeul, et doit faire assez ◀de▶ figure dans ◀les▶ titres ◀de▶ votre maison pour être conservé ; et certainement votre procès vous était ◀d’▶une assez grosse conséquence pour que ◀l’▶original ◀de▶ ce contrat y fût rapporté, si vous ◀l’▶aviez, et on a jugé sur ce fondement que vous n’aviez point ce contrat et que ◀la▶ copie était supposée, ou que ◀l’▶original n’établissait pas vos prétentions comme vos écritures ◀les▶ donnent à entendre.
192. — Certainement ◀les▶ plaideurs sont bien malhureux lorsque leur sort dépend ◀de▶ juges si peu appliqués, dit ◀le▶ marquis avec colère. Ce contrat est rapporté, et si vous aviez visité le premier sac ◀de▶ production, ou ◀l’▶inventaire, vous auriez vu qu’il y est. — J’avoue que ◀l’▶inventaire ◀de▶ production indique ◀l’▶original, dit M. de La Faluère, mais ◀la▶ production ne donne qu’une copie. Là-dessus ils s’emportèrent vivement. — ◀La▶ chose gît en fait, dit M. de La Faluère ; dans un moment je suis à vous. Il sortit ◀de▶ son cabinet et dit à un laquais ◀d’▶aller chercher Desgrez, qui était un exempt en vogue. ◀Le▶ laquais crut que c’était pour arrêter ◀le▶ gentilhomme qui était avec son maître, et qui avait parlé si haut, et courut chercher un exempt. — Voici un tour ◀de▶ fripon, dit-il au marquis de Kermadec, mais je vais vous en rendre justice, et à moi aussi. Là-dessus il fit appeler son secrétaire. — Pourquoi, ◀Le▶ Noir, lui dit-il, ne vois-je dans votre mémoire qu’une copie ◀d’▶un tel contrat, et que j’en trouve ◀l’▶original dans ◀les▶ sacs que vous m’avez rendus ? Et que vois-je même, que dans ◀le▶ vu ◀de▶ ◀l’▶arrêt, cet original y est énoncé ? ◀Le▶ Noir se jeta à ses pieds, et après bien des excuses inutiles, il avoua qu’on lui avait donné deux mille écus pour faire ce coup ◀de▶ fripon. Là-dessus Desgrais [sic] arriva, et M[onsieu] r ◀de▶ ◀La▶ Faluère fit conduire son secrétaire à ◀la▶ Conciergerie, où il fut mis dans un cachot. Après cela, il parla au marquis, ◀l’▶obligea ◀de▶ prendre dix mille écus comptant et son billet du restant, et ne lui demanda rien autre chose que sa procuration au nom d’un nommé M. Mabire, avocat au Conseil, pour s’y pourvoir sous son nom en cassation ◀d’▶arrêt. ◀Le▶ marquis fit ce qu’il voulut au regard de ◀la▶ procuration, et eut bien ◀de▶ ◀la▶ peine à prendre son argent.
193. ◀Le▶ marquis retourna en cour, et parla à tant de gens ◀de▶ ◀l’▶action intègre et généreuse ◀de▶ M. de La Faluère qu’elle vint aux oreilles du Roi, qui fit venir ◀le▶ marquis, qui lui en dit toutes ◀les▶ circonstances. Il fallait un Premier Président du parlement ◀de▶ Bretagne, et ce prince crut ne devoir remplir ce poste que par un aussi honnête homme que M. de LaFaluère. Il lui en fit expédier ◀les▶ lettres, et deux jours après envoya ◀le▶ marquis ◀les▶ porter lui-même avec ordre ◀de▶ ◀l’▶emmener à Versailles prêter ◀le▶ serment, et ◀de▶ ◀le▶ disposer à partir incessamment.
194. ◀Le▶ marquis s’acquitta ◀de▶ sa commission avec une joie qu’il ne pouvait pas exprimer lui-même. Louis reçut M. de La Faluère avec tous ◀les▶ agréments possibles, et avec ◀la▶ plus grande bonté du monde, lui recommanda ◀de▶ partir ◀le▶ plus tôt qu’il pourrait ; qu’il ne s’inquiétât pas ◀de▶ son procès, qu’il en aurait soin ; mais aussi qu’il lui demandait une grâce, qui était celle ◀de▶ son secrétaire. M.de ◀La▶ Faluère lui répondit qu’il n’y avait que lui qui pût faire grâce ; qu’il ne s’opposait point à sa bonté, mais qu’il ◀le▶ suppliait ◀de▶ considérer que cela serait ◀d’▶une très pernicieuse conséquence si une pareille friponnerie restait impunie, parce que ce serait exposer tous ◀les▶ juges à être tous ◀les▶ jours surpris par des gens auxquels ils sont obligés ◀de▶ se confier, ne pouvant pas lire par eux-mêmes toutes ◀les▶ écritures par lesquelles on tâche ◀d’▶obscurcir ◀la▶ vérité ; qu’il ◀le▶ suppliait ◀de▶ laisser aller ◀le▶ courant ◀de▶ ◀la▶ justice, parce qu’il fallait un exemple, mais qu’après ◀la▶ condamnation ◀de▶ ce malhureux, il serait également maître ◀de▶ sa destinée. Louis goûta ces raisons. ◀Le▶ Noir fut condamné à faire amende honorable, et à être pendu. Il fit cette amende honteuse, et ◀le▶ Roi lui fit grâce ◀de▶ ◀la▶ vie.
195. ◀Le▶ marquis reconduisit M. de La Faluère à Paris, et dans ◀le▶ chemin celui-ci lui avoua ingénument qu’il n’avait pas assez ◀d’▶argent pour se mettre dans un équipage digne du poste qu’il avait à remplir. ◀Le▶ marquis lui rendit ◀les▶ dix mille écus qu’il ◀l’▶avait obligé ◀de▶ prendre, mais M. de La Faluère ne fut pas obligé ◀de▶ lui rien rendre, parce que son procès fut gagné à pur et à plein, ◀les▶ dépens restitués avec des dommages et intérêts très forts, et outre tout cet argent que ses parties furent obligées ◀de▶ lui payer, ◀les▶ deux mille écus qu’ils avaient donné[s] au secrétaire furent encore perdus pour eux. Je sais cette histoire ◀de▶ M. Mabire qui me ◀la▶ raconta comme un ◀de▶ ces coups imprévus ◀de▶ ◀la▶ fortune.
196. Puisque je suis sur ◀le▶ chapitre ◀de▶ M. de La Faluère, que j’aurais regardé comme ◀le▶ Caton ◀de▶ son siècle si j’avais eu ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀le▶ connaître, je crois devoir dire ◀de▶ quelle manière il a quitté ◀le▶ parlement ◀de▶ Bretagne. Il en fut fait premier président pendant que M. de Pontchartrain n’était qu’intendant des finances ; il en sortit dans ◀le▶ temps qu’il était chancelier. Son épouse mourut, et cela commença à ◀le▶ dégoûter du monde ; et quelques édits bursaux qui lui furent envoyés pour être enregistrés achevèrent son dégoût. Il demanda son rappel plusieurs fois et ne ◀l’▶obtint pas ; enfin, n’ayant pas pu obtenir son congé, il ◀le▶ prit lui-même. Il arriva à Paris et alla chez M. de Pontchartrain ◀le▶ jour même. Il ne ◀le▶ trouva pas et se contenta ◀de▶ s’annoncer au Suisse, qui ◀le▶ dit à son maître à son retour ; lequel se fit aussitôt conduire chez M. de La Faluère, qui, ne voulant pas qu’un chancelier ◀de▶ France lui fît les premiers honneurs, se fit celer, et alla ◀le▶ lendemain au chancelât.
197. C’était un jour ◀de▶ sceau et ◀la▶ salle ◀d’▶audience était remplie ◀de▶ maîtres des requêtes, ◀de▶ secrétaires du roi, et ◀d’▶une infinité d’autres officiers que tire après soi cette dignité. M.le chancelier se leva ◀de▶ son fauteuil sitôt qu’il ◀le▶ vit et après les premiers compliments, il lui dit que ◀le▶ roi serait sans doute étonné ◀de▶ son retour ◀de▶ Rennes, surtout ne lui ayant point mandé ◀de▶ revenir, et dans un temps difficile où il était nécessaire ◀d’▶avoir à ◀la▶ tête ◀d’▶un parlement aussi remuant que celui ◀de▶ Bretagne un chef non seulement intègre et sage, mais tout à fait porté pour ◀les▶ intérêts du Roi ; et acheva sa harangue par ◀le▶ convier ◀d’▶y retourner. M.de ◀La▶ Faluère ◀le▶ remercia des bons sentiments que Louis et lui avaient pour lui, et en présence de tous ◀les▶ assistants il poursuivit, à leur étonnement, par dire qu’il avait assez vécu pour ◀le▶ monde ; qu’il était juste qu’il sacrifiât ce qui lui restait ◀de▶ vie à son salut et à lui-même ; qu’outre cela ◀les▶ choses étaient sur un pied que les premiers présidents n’étaient positivement que ◀les▶ esclaves ◀de▶ ◀la▶ volonté du prince, ce qui ne convenait point à un homme qui ne voulait pas se damner pour des intérêts qui ne ◀le▶ regardaient en rien. Louis sut cette réponse et n’en eut que plus ◀d’▶estime pour Monsieur de La Faluère, qui se retira dans une communauté où il mourut environ deux ans après.
198. Pour revenir à M. de Pontchartrain, ce ne fut pas sans peine qu’il parvint au poste ◀de▶ contrôleur général. Son humeur dure et intraitable, ◀la▶ hauteur dont il ◀le▶ portait avec tout le monde, et plus que tout cela son peu de probité lorsqu’il s’agissait ◀de▶ ◀l’▶intérêt du Roi et des siens, auxquels il sacrifiait tout sans distinction, lui avait attiré une infinité ◀d’▶ennemis, dont ◀le▶ dauphin et M[onsieu] r ◀le▶ duc d’Orléans, fils et frère du Roi, étaient du nombre. Sa dureté pour ◀les▶ peuples, desquels il fut éternellement ◀le▶ persécuteur, lui avaient [sic] attiré ◀la▶ haine du dauphin, prince bon et charitable et qui participait aux malheurs publics. A ◀l’▶égard ◀de▶ M[onsieulr et ◀de▶ Madame d’Orléans, ils lui en voulaient dès longtemps, et leur haine était bien fondée, si parmi des chrétiens il était permis ◀d’▶en avoir. En voici ◀le▶ sujet. Dans ◀le▶ temps qu’il était premier président en Bretagne, ◀le▶ Conseil y renvoya ◀la▶ connaissance ◀d’▶une contestation qui s’était mue entre ◀les▶ fermiers généraux des fermes du Roi et ◀les▶ fermiers particuliers ◀de▶ Son A[ltesse] Monsieur d’Orléans au sujet de quelques droits dont ce prince jouissait sur ◀la▶ rivière ◀de▶ Loire comme comte de Blois, droits dont Gaston son oncle avait toujours joui, et dont lui-même avait joui sans contestation. Ainsi, supposé que ◀le▶ Roi y eût quelque droit, il était sans doute prescrit par une jouissance paisible (ce terme ◀de▶ jouissance paisible me fait souvenir ◀d’▶un jugement que ◀le▶ Roi fit lui-même, et que je rapporterai après que j’aurai achevé celui que fit M[onsieu] r ◀de▶ Pontchartrain). Mais Messieurs ◀de▶ ◀la▶ maltôte, qui n’ont point ◀d’▶autre Dieu que leur intérêt, et auxquels ◀le▶ violement des droits ◀le▶ plus sacrés n’est qu’une bagatelle, ne firent aucune difficulté ◀de▶ mettre Monsieur d’Orléans dans ◀la▶ nécessité ◀de▶ plaider contre ◀le▶ roi en défendant ses propres droits.
199. ◀Le▶ conseil du Roi n’avait pas jugé à propos de décider entre ◀les▶ deux frères, dont l’un avait ◀la▶ force ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀de▶ son côté, et l’autre ◀le▶ bon droit, et sur ce sage fondement, avait renvoyé connaissance ◀de▶ ◀la▶ cause au parlement ◀de▶ Bretagne. ◀Le▶ conseil ◀de▶ M[onsieu] r ◀d’▶Orléans ne jugea pas à propos d’obliger ce prince ◀d’▶en parler lui-même au Roi, et se fondait sur ce que c’était un préjugé en sa faveur que ce renvoi, parce que Messieurs du conseil du Roi avaient voulu s’épargner ◀l’▶embarras ◀de▶ juger contre leur souverain en sa présence, et qu’il fallait seulement se contenter ◀d’▶envoyer un gentilhomme ◀de▶ ◀la▶ chambre du prince à M. de Pontchartrain pour lui recommander son bon droit, et appuyer sur ce préjugé. Cela fut fait, mais inutilement. Il y allait ◀de▶ ◀l’▶intérêt du Roi, c’en fut assez pour ◀l’▶obliger ◀de▶ donner un soufflet à ◀la▶ justice. En effet, ◀les▶ fermiers du prince furent condamnés, obligés ◀de▶ déguerpir, et par conséquent ◀le▶ prince obligé ◀de▶ donner à ses fermiers une indemnité qui ◀les▶ dédommageât ◀de▶ leur non-jouissance. Ce prince était si peu riche pour un prince comme lui, que celui qui avait fait ◀le▶ catalogue des livres ◀de▶ ◀la▶ bibliothèque du chevalier ◀de▶ Fourille y en avait compris un dont ◀le▶ titre était ◀Le▶ coffre-fort ◀de▶ Monsieur ◀le▶ duc ◀d’▶Orléans qui lui sert ◀de▶ pupitre pour écrire ses dettes. Ce procès perdu lui faisait un très grand tort ; son conseil jugea pour lors à propos qu’il en parlât au Roi. Mais il en eut pour toute réponse : ◀De▶ quoi vous embarrassez-vous ? Etes-vous pas mon frère, avez-vous peur ◀de▶ manquer ◀de▶ rien ? Ce fut tout ce qu’il en tira, et depuis ◀de▶ temps-là ce droit est resté aux fermiers généraux. Un jugement pareil mériterait bien que ◀le▶ régent ◀de▶ France, fils ◀de▶ M[onsieu] r ◀d’▶Orléans dont je viens de parler, s’en ressentît à présent qu’il en a ◀l’▶autorité en main. Il pourrait même ◀le▶ mettre à ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice, puisqu’il s’est dépouillé ◀de▶ sa dignité ◀de▶ chancelier qui ◀le▶ rendait ◀le▶ chef ◀de▶ tous ◀les▶ tribunaux du royaume. Mais apparemment ◀le▶ prince ne ◀le▶ croit pas digne ◀de▶ sa colère ; il se contente ◀de▶ ◀le▶ mépriser et ◀de▶ ◀l’▶abandonner à ses propres remords, tant sur cet article que sur plusieurs autres dont je parlerai dans ◀la▶ suite, après avoir rapporté ◀le▶ jugement que Louis rendit dans ce temps-là, et que j’ai promis.
200. M[onsieu] r ◀de▶ Mesmes, père du premier président ◀d’▶aujourd’hui, est celui que je vais introduire. Son père à lui, Jean-Jacques de Mesmes, président à mortier, n’avait eu qu’un frère qui s’était jeté dans ◀les▶ armes, et qui fut tué à Rocroi sous ◀le▶ grand Condé. Il avait épousé une demoiselle ◀de▶ Normandie ◀d’▶une beauté parfaite, et aussi sage que belle. Il ◀l’▶avais mise dans une terre qui lui appartenait à lui, et qui pouvait valoir vingt à vingt-cinq mille livres de rente. C’était tout son bien à lui, car pour elle, elle ne lui avait pas apporté un sol, et son douaire qui était tout son bien était hypothéqué sur cette terre. Il fut tué comme j’ai dit à Rocroi, et laissa sa veuve grosse ◀de▶ six à sept mois. A titre ◀de▶ tutelle du part, ◀le▶ président Jean-Jacques de Mesmes s’empara ◀de▶ ◀la▶ succession, et ◀la▶ veuve hors ◀d’▶état ◀de▶ lui tenir tête fut obligée ◀de▶ ◀le▶ laisser faire. Elle accoucha ◀d’▶un garçon qui fut élevé non pas en enfant ◀de▶ qualité, mais comme un malhureux paysan qu’on veut exhérider [sic]. Il fut mis dans ◀les▶ études, après cela dans un séminaire, et enfin ◀le▶ président fit si bien son compte pour anéantir ◀la▶ race ◀de▶ son frère qu’il en fit un prêtre.
201. Lorsqu’il n’y eut plus ◀de▶ postérité à craindre, il vint demeurer avec sa mère dans ◀le▶ château qui lui appartenait comme héritier légitime ◀de▶ son père, mais dont sa mère ni lui ne jouissaient point, parce que ◀les▶ baux des terres qui en dépendaient s’étaient faits sous ◀le▶ nom du président, sans parler ◀de▶ son neveu ni prendre ◀la▶ qualité ◀de▶ tuteur ; et ce Jean-Jacques de Mesmes étant mort, son fils, père du premier président ◀d’▶aujourd’hui, avait continué dans ◀la▶ même jouissance paisible. Cependant cette jouissance paisible lui coûta ◀la▶ vie ; voici comment. M[onsieu] r ◀le▶ marquis de Beuvron, lieutenant ◀de▶ roi ◀de▶ Normandie, frère de Madame ◀la▶ duchesse ◀d’▶Arpajon dont j’ai parlé, alla un jour à ◀la▶ chasse du côté de ce château. Il suivait un sanglier qu’il avait fait forcer. Une pluie très forte, accompagnée ◀d’▶éclairs et ◀de▶ tonnerre, ◀l’▶obligea ◀de▶ chercher un asile. Il entra dans ◀le▶ château, et comme il y était parfaitement connu, ◀le▶ concierge ◀le▶ fit monter dans une chambre où il y avait du feu. Il y fut reçu fort civilement par une femme ◀d’▶environ cinquante-cinq ans et par un ecclésiastique. C’était ◀la▶ tante et ◀le▶ cousin du président ◀de▶ Mesmes ; et comme ◀la▶ noblesse se ressent toujours ◀de▶ sa naissance, malgré ◀l’▶abaissement où ◀la▶ fortune ◀la▶ précipite, cette dame lui dit qu’elle n’avait jamais si vivement ressenti sa pauvreté que parce qu’elle n’était pas en état ◀de▶ ◀le▶ recevoir comme elle eût souhaité. M[onsieu] r ◀de▶ Beuvron ◀la▶ remercia ◀de▶ ses offres, et lui demanda à qui appartenait un si beau château. Il devrait appartenir à mon fils que voilà, dit-elle en montrant ◀de▶ sa main ◀l’▶ecclésistique présent, mais Monsieur ◀le▶ président ◀de▶ Mesmes son cousin en jouit. Monsieur de Beuvron lui demanda à quel titre il en jouissait. Pour toute réponse cette dame lui conta son histoire et ajouta que pendant que ◀le▶ président ◀de▶ Mesmes, Jean-Jacques, son beau-frère à elle et son oncle à lui, avait vécu, il avait toujours pourvu à leur nécessaire tant pour ◀la▶ vie que pour ◀les▶ vêtements ; mais que depuis sa mort son fils qui lui avait succédé ◀les▶ laissait manquer ◀de▶ tout, et qu’ils étaient bien hureux lorsqu’il ordonnait à son fermier ◀de▶ leur donner un septier ◀de▶ blé, un baril ◀de▶ cidre et une charretée ◀de▶ bois, et encore plus hureux lorsqu’ils en pouvaient arracher une dizaine ◀d’▶écus pour avoir ◀de▶ quoi se couvrir. Qu’elle avait trois vaches et quelques poules dont elle avait soin elle-même, qui lui donnaient du beurre, du fromage et des œufs, et que ◀la▶ rétribution des messes que son fils allait dire à un bourg à une lieue subvenait à leur entretien.
202. M[onsieu] r ◀de▶ Beuvron, après avoir tout entendu, lui dit qu’elle ne devait pas en rester là et qu’elle devait lui intenter un procès. Elle répondit que c’était une chose impossible parce que des gens qui ne vivaient qu’avec bien ◀de▶ ◀la▶ peine ne pouvaient pas acheter ◀la▶ justice dans un pays où ◀l’▶on ◀la▶ vend comme à l’encan qu’outre cela c’était un pot ◀de▶ terre contre un pot ◀de▶ fer que ◀de▶ vouloir attaquer un président à mortier au parlement ◀de▶ Paris, où sa charge seule ◀le▶ mettait en possession ◀de▶ faire des injustices à qui bon lui semblait sans appréhender celle[s] ◀d’▶autrui. M.de Beuvron ◀la▶ rassura ◀le▶ mieux qu’il put, lui promit ◀de▶ faire agir des gens qui auraient pour ◀le▶ moins autant ◀de▶ crédit que ◀le▶ président ◀de▶ Mesmes. Qu’au pis aller elle en serait quitte pour aller à Versailles donner un placet au Roi ; qu’il était un prince juste ennemi ◀de▶ ◀l’▶oppression, et qu’il se faisait fort ◀de▶ ◀la▶ faire présenter elle et son fils par des gens si considérables qu’elle en aurait une bonne issue. Il lui offrit sa bourse, et lui mit ◀le▶ feu si vivement sous ◀le▶ ventre qu’il résolut ◀la▶ mère et ◀le▶ fils à partir incessamment.
203. Il est à propos de dire que, quoique ceci paraisse tout généreux de la part de M. de Beuvron, il est pourtant vrai qu’il y avait un intérêt ◀de▶ vengeance mêlé. M.de Mesmes lui avait refusé sa sœur en mariage, quoique ◀les▶ parties ne se haïssent pas ; mais ◀le▶ président ◀de▶ Mesmes aimait ◀les▶ richesses, et mesurait tout le monde à son aune. ◀Le▶ seul prétexte du refus fut que M[onsieu] r ◀de▶ Beuvron n’était pas riche ; mais sa naissance devait entrer en ligne de compte, étant ◀d’▶une des plus anciennes maisons ◀de▶ France, dont ◀l’▶alliance devait assurément faire honneur à celle ◀de▶ M. de Mesmes. Il est vrai qu’il n’était pas extrêmement riche, mais c’est un outrage à un homme ◀de▶ la première qualité que ◀de▶ n’avoir que ce seul défaut à lui opposer, aussi M. de Beuvron en conserva-t-il un ressentiment très vif. Il revint dès ◀le▶ lendemain au château où il avait passé ◀la▶ nuit, donna à ◀la▶ dame une bourse ◀de▶ deux cents louis ◀d’▶or, avec des lettres à Monsieur de Congy, gouverneur du Louvre, son beau-frère, par lesquelles il ◀l’▶instruisait ◀de▶ tout et lui recommandait ◀la▶ mère et ◀le▶ fils ; lesquels il fit à l’instant monter dans un carrosse à six chevaux pour se rendre à Rouen, où ils devaient prendre ◀la▶ voiture ordinaire du carrosse ◀de▶ Paris.
204. Celui qui servait ◀de▶ postillon à son carrosse prit ◀la▶ poste ◀de▶ Rouen à Paris, où il rendit à M. de Congy une lettre infiniment plus pressante que celle dont ◀la▶ mère et ◀le▶ fils étaient porteurs ; par laquelle il ◀le▶ conjurait ◀de▶ faire lui-même dresser ◀le▶ placet qu’ils présenteraient au Roi ; ◀d’▶intéresser dans leur parti tout ce qu’il avait ◀de▶ crédit et ◀d’▶amis à ◀la▶ cour, et ◀de▶ leur rendre tous ◀les▶ services qui dépendraient ◀de▶ lui, avec prière aussi ◀de▶ leur faire toutes sortes ◀de▶ civilités et honnê[te] tés, suivant sa politesse ordinaire.
205. M.de Congy, averti du jour et du moment ◀de▶ leur arrivée, alla au-devant ◀d’▶eux et ◀les▶ logea dans ◀le▶ Louvre. Après ◀le▶ repos ◀de▶ ◀la▶ nuit, il fit venir un avocat au Conseil qui dressa ◀le▶ placet, court, concis et pathétique. M[onsieu] r ◀de▶ Congy se servit ◀de▶ ◀l’▶homme ◀de▶ France qui écrivait ◀le▶ mieux pour mettre ce placet au net, et lorsqu’il fut en état il mena ◀la▶ mère et ◀le▶ fils à Versailles, et s’adressa à M[onsieu] r ◀de▶ ◀La▶ Feuillade, capitaine des gardes, fort bien dans ◀l’▶esprit du Roi, et pour lors de quartier. Il lut ◀le▶ placet et se fit expliquer ◀le▶ tout, et comme il avait une antipathie naturelle pour ◀les▶ gens ◀de▶ robe et ◀de▶ plume, il entra joyeusement dans ◀la▶ vengeance ◀de▶ son ami, et allait introduire ◀la▶ mère et ◀le▶ fils dans ◀la▶ chambre du roi, lorsqu’il s’aperçut que ◀la▶ mère et ◀le▶ fils étaient très proprement vêtus. Sont-ce là, demanda-t-il brusquement, ◀les▶ habits que vous aviez en Normandie ? — Non, répondit M. de Congy, on ◀les▶ leur a fait[s] à Paris, car ceux qu’ils avaient sur leur corps à leur arrivée ne sont que des haillons tout rapiécés, et dont on ne reconnaîtrait pas la première étoffe. — Tant mieux, reprit-il, voilà comme je ◀les▶ veux. Allez, poursuivit-il parlant à ◀la▶ mère et au fils, requérir vos guenilles. J’ai mes raisons pour faire connaître au Roi ◀l’▶état où il vous laissait. Revenez ici demain à neuf heures, je vous ferai parler au Roi, et je serai votre introducteur.
206. ◀Le▶ lendemain ◀la▶ mère et ◀le▶ fils ne manquèrent pas ◀de▶ retourner à Versailles, ni M. de La Feuillade ◀de▶ ◀les▶ présenter au Roi et ◀de▶ lui faire remarquer ◀la▶ magnificence ◀de▶ leurs habits. — Ils se jetèrent à ses pieds ; ◀le▶ roi ◀les▶ fit relever et sortit pour aller à ◀la▶ messe. C’était ◀la▶ coutume que ◀le▶ prêtre attendît ◀le▶ Roi au pied ◀de▶ ◀l’▶autel ; pour cette fois-ci, soit qu’il y eût du dessein ou que ce fût un coup du hasard, ◀les▶ cierges n’étaient pas seulement allumés, ni ◀les▶ musiciens assemblés, et ◀le▶ Roi était seul dans ◀la▶ tribune. M.de ◀La▶ Feuillade, qui était ◀l’▶homme du monde ◀le▶ plus chaud et ◀le▶ plus ardent, quand il prenait une affaire à cœur, entra dans ◀la▶ tribune du Roi. Puisque, lui dit-il, vous ne faites rien, lisez ◀le▶ placet que ◀l’▶on vient de vous présenter, ce sera toujours du temps employé pour Dieu. ◀Le▶ Roi ◀le▶ fit, et en sortant ◀de▶ ◀la▶ messe il demanda où étaient ◀les▶ gens qui lui avaient présenté ce placet. Ils sont dans ◀la▶ salle des gardes, reprit M. de La Feuillade. — Faites-◀les▶ venir, lui dit ◀le▶ Roi. Il ◀les▶ alla quérir lui-même, et ils se jetèrent une seconde fois aux pieds du Roi. Après ◀les▶ avoir fait relever : Ce qui est dans ce placet-là, leur demanda-t-il, est-il bien vrai ? — Oui, Sire, répondirent en même temps ◀la▶ mère et ◀le▶ fils. — Ce sont vos affaires, leur dit ◀le▶ Roi avec une bonté digne du père ◀de▶ son peuple (comme il ◀l’▶eût été sans doute, si ◀les▶ flatteurs ne ◀l’▶avaient point gâté). Trouvez-vous vendredi au Conseil. Monsieur de Brissac, poursuivit-il en s’adressant au major des gardes, faites-◀les▶ entrer ; et lui-même entra dans sa chambre, car tout cela s’était passé dans ◀le▶ salon des peintures.
207. ◀Le▶ Roi avait établi ◀l’▶usage ◀de▶ mettre tous ◀les▶ placets qu’on lui présentait sur une table, et le premier secrétaire ◀d’▶Etat qui entrait ◀les▶ prenait lorsqu’ils étaient à découvert. Mais ils n’avaient [sic] pas ◀le▶ pouvoir ◀d’▶y toucher lorsque ◀le▶ roi avait mis quelque chose dessus, comme son écritoire, une marque ◀de▶ marbre, ou autre chose ; et ◀le▶ Roi cette fois-là mit un des ses gants sur ce funeste placet. Cela se passa ◀le▶ lundi matin, et ◀le▶ mercredi après-midi il fit donner ordre à tout ◀le▶ magistrat ◀de▶ Paris, sans exception, ◀de▶ se trouver ◀le▶ vendredi suivant au conseil. Ils n’y manquèrent pas, et aucun ◀d’▶eux ne savait à quel dessein on ◀les▶ avait fait venir. Il y en eut même qui crurent que c’était un conseil extraordinaire que Louis voulait tenir. Ils n’avaient garde ◀de▶ s’en imaginer ◀le▶ sujet, qui ne fut pas longtemps à être développé. A peine ◀le▶ Roi fut assis que M. de Brissac fit entrer ◀la▶ mère et ◀le▶ fils. M.de Mesmes, qui ◀les▶ reconnut, devint tout ◀d’▶un coup ◀d’▶une autre couleur ; mais ce fut bien pis lorsque ◀le▶ Roi tira ◀de▶ sa basque ce fatal placet. Lisez cela, Monsieur de Mesmes, lui dit-il en ◀le▶ lui donnant ; voilà des vers à votre louange. M.de Mesmes voulut ouvrir ◀la▶ bouche. Lisez, lui dit Louis en ◀l’▶interrompant, après cela je vous parlerai. Il lut donc, et ◀le▶ Roi ayant repris ◀le▶ placet : Ce que ce papier contient est-il vrai, lui demanda-t-il ? Voilà des gens, poursuivit-il, qui sont en état ◀de▶ vous dire que oui. Que leur répondrez-vous ? Parlez. — Oui, Sire, dit M. de Mesmes fort embarrassé. — Quoi ! reprit ◀le▶ roi avec colère, et vous osez me ◀l’▶avouer ! à ◀l’▶honneur ◀de▶ quel saint retenez-vous ◀le▶ bien ◀de▶ ces gens-là ? répondez juste. — Sire, répondit-il, il y a plus ◀de▶ trente ans que mon père et moi en jouissons. — Et pour cela en est-il moins à eux, reprit Louis. — Mais, Sire, reprit M[onsieu] r ◀de▶ Mesmes, ces trente années emportent prescription, et si Votre Majesté permet qu’on puisse revenir contre, Elle va bouleverser ou ruiner même une bonne partie des bonnes maisons du royaume. — Et sur quoi est-elle fondée, cette prescription, reprit ◀le▶ roi ? — Elle est fondée sur ◀la▶ loi, répondit M[onsieu] r ◀de▶ Mesmes. — Eh bien, Mons[ieu] r ◀de▶ Mesmes, reprit ◀le▶ Roi avec un air sévère, je suis fort aise que vous sachiez qu’entre Dieu et moi et ◀la▶ Justice, il n’y a point ◀de▶ loi ; et qu’il faut que vous rendiez avant que de sortir ◀de▶ Versailles un bien que vous retenez avec tant ◀d’▶injustice, et faites en sorte que je n’en entende plus parler. Cela est odieux, ajouta-t-il en se levant.
208. Ce fut Monsieur de Brissac lui-même qui revint ◀le▶ même jour ◀de▶ Versailles qui conta cette histoire en ma présence à Madame ◀la▶ maréchale ◀de▶ Castelnau, chez laquelle j’étais, parce que j’étais acteur dans une tragédie ◀de▶ Racine que ◀de▶ jeunes gens ◀de▶ mon âge devions représenter et qui ◀la▶ fut en effet. Mons[ieu] r ◀de▶ Brissac entra comme nous répétions nos rôles et dit à ◀la▶ maréchale, ◀les▶ larmes ◀de▶ joie aux yeux, que ◀le▶ Roi venait de rendre un jugement plus beau que celui ◀de▶ Salomon, et conta ◀les▶ choses dans ◀les▶ mêmes circonstances que je viens de ◀les▶ rapporter. Et ◀de▶ fait, ajoutait-il, il ne faut qu’avoir ◀de▶ ◀l’▶humanité pour adjuger un enfant à une femme qui veut ◀le▶ nourrir, et pour ne pas souffrir qu’un innocent vivant soit coupé en deux comme l’autre enfant mort. Mais dans ◀le▶ jugement du Roi, c’est parler en véritable roi. Monsieur de Brissac insistait à faire remarquer cette distinction que Louis mettait entre Dieu, lui et ◀la▶ justice. — Voilà, disait-il, se déclarer soi-même ◀la▶ loi vivante, et ◀l’▶interprète ◀d’▶une loi qui n’a été faite que pour maintenir ◀la▶ paix et ◀l’▶union dans ◀les▶ familles, mais non pour autoriser ◀l’▶usurpation du bien ◀d’▶autrui, surtout lorsque celui qui ◀le▶ possède sait qu’il ne lui appartient pas.
209. ◀Le▶ résultat ◀de▶ cela fut que M. de Mesmes, avant que de sortir ◀de▶ Versailles, céda ce bien à ceux à qui il appartenait ; qu’il ◀les▶ assura ◀de▶ leur restituer ◀la▶ jouissance que son père et lui en avaient eue pendant si longtemps. On lui en remit volontairement une bonne partie, mais il ne put pas survivre à ◀l’▶affront qu’il avait si publiquement reçu, et on ◀le▶ trouva mort ◀le▶ lendemain samedi, ◀la▶ tête sur ◀le▶ bureau, et ◀les▶ jointures des doigts ◀de▶ ses mains en dehors mangées à belles dents ; et M. ◀le▶ comte ◀d’▶Avaux son frère, qui avait été plénipotentiaire à Nimègue, fut obligé ◀de▶ demander au Roi pour toute récompense ◀de▶ ses services que ◀le▶ fils du défunt lui succédât dans sa charge ◀de▶ président à mortier ; ce que Louis eut bien ◀de▶ ◀la▶ peine à accorder ; et ce fils s’est depuis montré si honnête homme et si bon juge que ◀le▶ Roi ◀l’▶a nommé premier président du parlement ◀de▶ Paris et ◀l’▶a honoré du cordon ◀de▶ son ordre. Je ne me souviens plus du nom du château dont il s’agissait, quoique Mons[ieu] r ◀de▶ Brissac ◀l’▶eût nommé une infinité ◀de▶ fois.
210. M[onsieu] r ◀de▶ Brissac va encore paraître dans ce que je vais dire. C’est au sujet de M. de Pontchartrain qui, comme j’ai dit, s’était fait ◀de▶ puissants ennemis. On savait que ◀le▶ Roi ◀le▶ destinait à remplir ◀la▶ place ◀de▶ M. Pelletier qui voulait absolument s’en démettre. Monseigneur, Mons[ieur] et Madame d’Orléans, monsieur] ◀le▶ duc ◀de▶ Vendôme, et d’autres ◀de▶ leurs affidés, tinrent conseil ensemble pour lui faire avoir ◀l’▶exclusion, et suivant ce qu’ils avaient résolu ◀de▶ concert, Monsieur ◀le▶ duc ◀de▶ Beauvilliers, qui était du secret, fut chargé ◀de▶ parler au Roi seul à seul. En effet il ◀le▶ fit, et Louis fut si bien persuadé des raisons qu’il lui dit que, sans une terreur panique qui prit à Deschiens, jamais M. de Pontchartrain ne se fût vu à ◀la▶ tête des finances. Mons[ieur] ◀le▶ duc de Beauvilliers avait représenté au roi que tout ◀le▶ royaume murmurait des impôts excessifs qui se levaient, qu’on ne voyait que maltôtes sur maltôte, que création ◀de▶ charges, avec des augmentations ◀de▶ gages, des attributions ◀de▶ franc salé, des exemptions des charges publiques, en un mot toute ◀la▶ France pillée et à ◀la▶ merci des gens ◀d’▶affaires, et lui-même volé ; que ◀les▶ officiers n’étaient pas même payés ◀de▶ leurs appointements ; que ◀la▶ caisse des emprunts, qu’on pouvait nommer ◀le▶ trésor public et qui par conséquent devait être sacré[e], avait été vidée pour remplir le sien, dont ◀les▶ fonds étaient dissipés par des voleurs et des scélérats. En un mot, il lui fit toucher au doigt et à ◀l’▶œil ◀le▶ désordre dans lequel toute ◀la▶ France était précipitée et lui en fit connaître ◀le▶ fondement, qui n’était autre que ◀l’▶avidité et ◀la▶ voracité des partisans, tolérée par ◀la▶ faiblesse ◀de▶ M. Pelletier.
211. Il ajouta que cette déprédation des finances était ◀la▶ cause ◀de▶ tout, et que c’était une nécessité ◀d’▶y rétablir ◀l’▶ordre sans y perdre ◀de▶ temps, ◀d’▶autant plus que ◀la▶ guerre avec ◀l’▶Angleterre au sujet du roi Jacques allait exiger ◀de▶ nouveaux secours que ◀le▶ royaume ne pouvait plus fournir. Que pour y parvenir il fallait mettre à ◀la▶ tête des finances un homme expérimenté, dur, inflexible, et qui connût par lui-même ◀la▶ cause ◀de▶ ce désordre. Que ce fût un homme entendu, qui eût été et qui fût encore dans ◀les▶ partis, et qui se fût attiré ◀l’▶exécration et ◀la▶ haine ◀de▶ tout le monde, afin de pouvoir ◀le▶ sacrifier à ◀la▶ moindre fausse démarche. Mais aussi qu’il faudrait ◀le▶ soutenir s’il n’abusait pas, et qu’au contraire il fît un bon usage du pouvoir qui lui serait confié. Qu’il était vrai que Mons[ieur] ◀de▶ Pontchartrain avait toute ◀la▶ fermeté qu’un poste pareil demandait, mais qu’il n’entendait point ◀les▶ finances, n’y ayant travaillé que depuis fort peu de temps. Que cette régie des finances était une espèce ◀de▶ métier dont ◀l’▶apprentissage ne pouvait être trop long, parce que pour se garantir des surprises et des friponneries des gens ◀d’▶affaires, il fallait savoir toutes celles qu’ils pouvaient faire pour ◀les▶ prévenir. Que pour gouverner ◀les▶ finances il fallait y être parfaitement versé et pour ainsi dire y avoir été élevé, ce qui ne se trouvait point dans M. de Pontchartrain, qui outre cela était sujet à un défaut très pernicieux dans un homme élevé et en place ; que c’était ◀de▶ ◀la▶ prévention dont il voulait parler, qui ne se pouvait point effacer ◀de▶ son esprit lorsqu’elle s’en était une fois saisife] ; et qu’il était à craindre que sa dureté et son humeur sévère ◀d’▶un côté, et sa prévention et son ignorance ◀de▶ l’autre, n’achevassent ◀de▶ perdre ◀les▶ finances, que ◀l’▶indolence ◀de▶ M. Pelletier avait commencé ◀de▶ troubler, et qui étaient dans un état si violent qu’elles avaient besoin ◀d’▶un prompt secours. Qu’il ne suffisait pas à un ministre des finances ◀de▶ ◀les▶ entendre, ce qui pourtant ne se trouvait pas dans M. de Pontchartrain ; qu’il fallait encore qu’il entendît ◀la▶ subsistance ◀d’▶une armée ◀de▶ terre, ◀la▶ marine et surtout ◀le▶ commerce à fond ; ce qui était absolument inconnu à M. de Pontchartrain qui ne s’en était jamais mêlé ; et qu’enfin il était accusé ◀d’▶un défaut qui seul devait lui boucher ◀l’▶entrée ◀de▶ ce poste, qui était ◀d’▶être trop attaché à ses intérêts particuliers pour un homme entre ◀les▶ mains ◀de▶ qui toutes ◀les▶ richesses ◀de▶ ◀l’▶Etat et ◀le▶ plus pur sang des peuples devait passer.
212. Que sans aller chercher trop loin, il trouvait sous sa main ◀le▶ sujet qui lui convenait. Cet homme entendu et parfaitement instruit, cet homme dur et laborieux, cet homme universellement haï, et qu’il serait facile ◀de▶ sacrifier à ◀la▶ haine publique, et même ◀de▶ s’attirer des louanges ◀de▶ ce sacrifice ; qu’en un mot cet homme était ◀le▶ fameux Deschiens. Qu’il était vrai que ce choix ne serait approuvé d’abord ◀de▶ personne, à cause de sa vile naissance, et qu’il avait toujours été dans ◀les▶ sous-fermes et ◀les▶ partis, et par conséquent persécuteur du peuple et ennemi ◀de▶ ◀la▶ noblesse. Mais que par ◀la▶ suite des temps ce choix serait universellement approuvé parce que Deschiens, instruit par lui-même et par conséquent n’étant point obligé ◀de▶ se confier à personne, et suivant dans sa conduite ce que son expérience lui avait appris, serait à couvert des surprises que ◀les▶ fermiers et ◀les▶ traitants lui voudraient faire ; qu’il n’y en aurait pas même aucun ◀d’▶eux assez hardi pour oser lui en imposer ; qu’ainsi ◀l’▶argent des peuples entrerait pur dans ◀les▶ coffres du Roi, et que ◀l’▶économie qu’il y apporterait en empêchant ◀la▶ dissipation et en en faisant une distribution juste et neccessaire, ramènerait ◀l’▶abondance dans ◀le▶ cœur du royaume, et mettrait ◀le▶ Roi non seulement en état ◀d’▶acquitter ses dettes, mais aussi ◀d’▶entretenir ses armées. Que cet homme était tout rempli des maximes ◀de▶ défunt M. Colbert et qu’il ◀les▶ suivrait sans doute, bien persuadé que ◀la▶ moindre faute de sa part serait suivie ◀d’▶un châtiment également sévère et prompt. Qu’il ◀le▶ suppliait ◀de▶ faire attention à ce qu’il venait de lui dire. Qu’on n’était pas dans ◀la▶ situation ◀de▶ préférence, mais dans celle ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ préférer ◀l’▶utile à ◀l’▶honnête, et qu’il lui conseillait ◀d’▶envoyer chercher Deschiens, ◀d’▶avoir avec lui une conférence particulière pour approfondir ce qu’il avait dans ◀l’▶âme, et qu’il en sortirait ◀d’▶autant plus content, puisqu’il apprendrait ◀les▶ causes du désordre que cet homme connaissait si bien qu’il avait donné des mémoires pour ◀les▶ arrêter et ◀les▶ prévenir, en commençant par supprimer une infinité ◀de▶ commis qui sont une des plus rudes charges du peuple.
213. Louis, après avoir tout écouté, entra dans ce qu’il venait ◀d’▶entendre et résolut ◀de▶ suivre ◀le▶ conseil qui lui était donné. Il recommanda ◀le▶ secret à Monsieur de Beauvilliers, et dit à M. de Brissac, major des gardes, ◀d’▶avertir Deschiens qu’il voulait lui parler, et qu’il vînt à Versailles. Mons[ieu] r ◀de▶ Brissac, n’y entendant aucune finesse, vint à Paris, et n’y ayant pas plus ◀de▶ cent pas ◀de▶ sa maison à celle ◀de▶ Deschiens, il ne voulut pas mettre pied à terre chez lui, et vint à cheval chez Deschiens. Par malheur pour celui-ci, M. de Brissac était accompagné ◀de▶ plusieurs gardes du corps qui revenaient ◀de▶ Versailles, et qui par honneur suivaient leur officier. Il vint avec cette troupe chez Deschiens. Son portier, nommé Boulogne, connaissait parfaitement bien M. de Brissac, mais ◀le▶ voyant en si grande compagnie ◀de▶ gens armés ◀de▶ mousquetons, ◀de▶ pistolets et ◀de▶ leurs bandolières, crut qu’on voulait arrêter son maître, et dit qu’il allait voir s’il y était. Il ◀le▶ trouva. O ! quam male est extra leges viventibus, Quod meruere sempera timent et expectant, dit Pétrone. Deschiens, averti par son portier, crut être perdu, et se jeta par une fenêtre dans un cul-de-sac qui bornait sa maison. Son portier Boulogne vint dire à M. de Brissac qu’il n’était point au logis, et Mons[ieu] r ◀de▶ Brissac, qui, comme j’ai dit, n’y entendait aucune finesse, se contenta ◀de▶ cette réponse et s’en alla.
214. Si Deschiens avait conservé son sang-froid, il aurait bien vu que M. de Brissac ne lui en voulait point, puisque s’il avait eu ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀l’▶arrêter il se serait d’abord emparé ◀de▶ sa porte, et aurait monté avec ◀les▶ gens dont il était suivi dans son appartement et dans son cabinet, et ◀l’▶aurait fait chercher partout où il aurait pu être. Mais comme un malfaiteur porte toujours son bourreau avec lui, il prit une alarme si chaude que quelques billets que M. de Brissac lui écrivit et une visite ◀de▶ Monsieur] de Beauvilliers ne ◀le▶ rassurèrent pas. Au contraire, tout cela augmenta sa terreur, et il fut plus ◀de▶ trois semaines sans oser paraître, tant il craignait ◀d’▶être arrêté, comme il ◀l’▶aurait été en effet sans Monsieur de Caumartin, qui avait empêché ◀le▶ conseil ◀d’▶en venir jusques là. Je dirai bientôt ce que c’est.
215. Enfin au bout de trois semaines il reparut dans ◀le▶ monde, voyant que ◀l’▶alarme qu’il avait prise était mal fondée. Il alla voir Monsieur] de Pontchartrain et ◀le▶ félicita ◀de▶ sa nouvelle dignité, et ◀le▶ traita ◀de▶ Monseigneur. ◀Le▶ hasard voulut que Monsieur de Beauvilliers fût présent à cette félicitation, et ne pût en sortant s’empêcher ◀de▶ sourire en regardant Deschiens. Celui-ci s’en aperçut et ◀le▶ joignit, et en retournant chez ◀le▶ Roi dit à Deschiens ce que je viens de rapporter. Celui-ci, pis qu’enragé, revint chez lui à Paris où il fit éclater sa brutalité sur tout son domestique, et surtout contre Boulogne son portier, qu’il congédia. Il voulut brutaliser ses commis. Il y en eut qui ◀le▶ souffrirent, mais il y en eut un aussi qui n’eut pas tant de complaisance, et lui rendit un coup de poing qu’il lui avait donné. Tout cela ne se put pas faire sans bruit et sans attirer tout le monde du logis. M[onsieu] r Choppin, secrétaire du roi, qui avait épousé ◀la▶ nièce ◀de▶ Deschiens et qui demeurait dans sa maison, vint comme ◀les▶ autres au vacarme. Deschiens, dont ◀la▶ fureur commençait à se passer, et qui connut bien que son emportement ne servirait qu’à ◀le▶ jeter dans ◀le▶ ridicule, monta en carrosse et se fit conduire à sa maison ◀de▶ Boulogne, où M. Choppin alla avec lui. Ce fut là qu’il déchargea son cœur entre ◀les▶ mains ◀de▶ son neveu, qui remarqua pourtant que Deschiens ne regrettait point ◀le▶ poste par rapport aux gains qu’il y eût pu faire, mais par rapport aux services qu’il aurait pu rendre, non à ses amis, non à ses parents, mais au Roi et à ◀la▶ France, qui étaient à ◀la▶ discrétion du plus fourbe, du plus avare et du plus méchant homme que ◀la▶ France eût jamais produit. Ce furent ◀les▶ épithètes qu’il donna à M. de Pontchartrain ; et j’ai su tout ceci par M. Choppin, qui me ◀le▶ dit à sa maison ◀de▶ Reuil [sic] proche Meulan cinq ou six jours avant sa mort ; et ◀la▶ visite ◀de▶ M. de Brissac chez lui m’a été certifiée par Boulogne, son portier, que j’ai nommé, et encore par d’autres domestiques. On saura quand je parlerai ◀de▶ moi par quel endroit j’étais familier dans cette maison ; mais avant que ◀d’▶en sortir je vais rapporter une chose très vraie, et que pourtant ◀le▶ lecteur ne croira pas sans peine. Mais je lui offre pour témoin Madame Deschiens, veuve ◀de▶ celui dont je viens de parler ; elle est encore en vie, et en bonne santé.
216. Ses enfants eurent un précepteur. Ce malhureux fut assez scélérat pour s’accoupler à une levrette (◀le▶ croira-t-on ? ). Cette chienne devint pleine ; on crut qu’elle avait trouvé quelque chien à ◀l’▶aventure, et on ne s’en embarrassa pas, non plus que des caresses qu’elle faisait au précepteur ; ces animaux-là sont ordinairement caressants. Cependant, ◀le▶ temps ordinaire que ◀la▶ nature accorde à ces bêtes pour mettre bas étant passé, on crut que cette levrette était malade. Mais quelle fut ◀la▶ surprise ◀de▶ tout le monde quand elle se déchargea ◀de▶ son fardeau, et qu’on vit que c’était ◀d’▶un enfant que cette chienne était accouchée, ou qu’elle avait mis bas ! je ne sais point lequel des deux termes convient ◀le▶ mieux. ◀Le▶ précepteur jugea à propos de disparaître, et Madame Deschiens pria tous ceux qui avaient connaissance ◀de▶ ◀l’▶aventure ◀d’▶en garder ◀le▶ secret. Il ◀le▶ fut, n’ayant pour témoins que ◀les▶ gens du logis auxquels cela ne pouvait faire aucun honneur. Cet enfant qui n’avait rien du tout ◀de▶ défectueux et qui était parfaitement conformé fut baptisé et nourri sous un nom emprunté. C’était une fille qui devint fort jolie et bien faite, et qui apprit tout ce qu’on voulut lui montrer, tant à travailler qu’à chanter et à danser. Sa nourrice savait ◀le▶ secret ◀de▶ sa naissance et ce fut ◀la▶ cause ◀de▶ sa mort. Elle ne tenait ◀de▶ ◀la▶ race canine qu’un très petit poil follet blond qui ◀la▶ couvrait depuis ◀les▶ pieds jusques à ◀la▶ tête, qui portait des cheveux châtains clairs naturellement annelés et assez longs pour lui couvrir ◀le▶ corps jusques à ◀la▶ ceinture. Ce petit poil avait effectivement quelque désagrément sur son sein, qui à cela près était fort bien formé. Elle avait encore cela ◀de▶ commun avec ◀les▶ chiens que lorsqu’elle voulait s’asseoir elle faisait deux tours devant sa chaise ; et quelque réprimande que Mons[ieu] r et Madame Deschiens lui aient pu faire, elle n’a jamais pu se défaire ◀de▶ cette coutume.
217. Tous ◀les▶ domestiques ◀de▶ Deschiens étaient changés, et qui que ce fût ne savait sa naissance que ◀le▶ mari et ◀la▶ femme, et celle qui ◀l’▶avait nourrie, et qui était pour elle comme une espèce ◀de▶ gouvernante. Elle avait quatorze ans lorsque Mme Deschiens ◀la▶ fit venir auprès ◀d’▶elle, et ◀la▶ traita comme si elle avait été sa parente. Elle ◀la▶ faisait manger à sa table, et sa charité s’étendit jusques à lui faire apprendre tout ce qui pouvait ◀la▶ perfectionner, et à ◀l’▶établir dans ◀le▶ monde pour ◀le▶ reste ◀de▶ sa vie. Je ◀le▶ répète encore, elle était aimable ; et comme Deschiens était maître ◀d’▶une infinité ◀d’▶emplois, il y eut un commis qui crut faire sa fortune en épousant cette fille. Il était bien fait ◀de▶ sa personne, et tous deux s’aimèrent ◀de▶ bonne foi. Il en parla à Madame Deschiens qui ne refusa pas ◀le▶ parti, mais ◀la▶ difficulté fut à lui trouver des parents morts dont ◀les▶ noms cadrassent à son extrait baptistaire. Comme cette fille aimait son amant, et qu’elle aurait voulu que ◀la▶ cérémonie eût déjà été faite, et qu’elle ◀la▶ voyait reculée ◀de▶ jour en jour sous des prétextes où elle ne comprenait rien, elle entra dans une mélancolie épouvantable, et demanda une infinité ◀de▶ fois à Madame Deschiens ◀la▶ raison du retard ◀de▶ son mariage. Celle-ci voulut généreusement achever ce qu’elle avait généreusement commencé et ne lui en dit point ◀le▶ sujet. Cette fille outrée crut que sa nourrice ◀la▶ jouait ◀de▶ concert avec Madame Deschiens, et ◀le▶ crut ◀d’▶autant plus qu’elle ◀les▶ avait vu plusieurs fois l’une et l’autre se parler seule à seule, et même s’entendre nommer sans en savoir ◀le▶ sujet. Etant dans sa chambre, ◀l’▶humeur noire dont elle était saisie ◀la▶ porta à dire mille pauvretés à sa nourrice. Celle-ci lui répondit avec emportement, et ce que dit ◀La▶ Fontaine étant vrai
...Qu’entre femelles
◀la▶ nourrice reçut un soufflet, ce qui acheva ◀de▶ ◀la▶ rendre furieuse, et dans son emportement lui reprocha qu’elle n’était que ◀la▶ fille ◀d’▶une chienne. Cette fille courut tout aussitôt dans ◀l’▶appartement ◀de▶ Madame Deschiens à qui elle demanda justice ◀d’▶une pareille insolence. Celle-ci blâma ◀l’▶indiscrétion ◀de▶ ◀la▶ nourrice, et lui avoua qu’elle lui avait dit vrai ; lui conta ◀l’▶histoire ◀de▶ sa naissance, et ajouta que c’était ce qui avait retardé son mariage. A cette déclaration elle remonta dans sa chambre, où ◀les▶ larmes, ◀les▶ soupirs et ◀les▶ gonflements ◀de▶ cœur ◀l’▶étouffèrent, et elle mourut en moins ◀d’▶une heure, malgré ◀les▶ soulagements qu’on tâcha ◀de▶ lui procurer.
218. J’ai dit ci-dessus que Deschiens craignait ◀d’▶être arrêté et qu’il ◀l’▶aurait été sans M. de Caumartin. C’est qu’il avait manqué ◀de▶ respect à un ministre, et qu’il avait fourni au Conseil un état dont ◀la▶ fausseté fut reconnue ; et ◀le▶ Conseil voulait lui faire faire son procès, et n’en fut empêché que parce que M. de Caumartin prit son parti, non par rapport à lui, mais à ◀la▶ situation des affaires. Il remontra que lorsqu’on avait besoin ◀d’▶argent, ◀de▶ quatre, cinq ou six millions, ◀le▶ crédit ◀de▶ cet homme était si bien établi chez ◀les▶ banquiers et ◀les▶ gens ◀d’▶affaires qu’il ◀les▶ trouvait à point nommé, et qu’en ◀le▶ mettant en justice c’était en même temps diminuer ◀le▶ cours des billets ◀de▶ place, et se priver soi-même ◀d’▶une ressource certaine. Ainsi Deschiens fut sauvé parce qu’on jugea à propos de sacrifier ◀le▶ ressentiment particulier à ◀l’▶intérêt général.
219. J’ai fait dire à M. de Beauvilliers parlant au Roi que Deschiens avait présenté des mémoires au Conseil pour supprimer des abus qui s’étaient glissés dans ◀les▶ finances. Cela est vrai ; voici ◀le▶ fait. On voit dans ◀la▶ même ville autant ◀de▶ différents commis qu’il y a ◀de▶ maltôtes établies, sel, vin, papier marqué, tabac, pied fourché, entrées, etc. Deschiens n’en voulait qu’un pour tous et plus à chaque porte suivant ◀la▶ grandeur des lieux. Il offrait une compagnie solvable pour caution et présentait au Roi douze millions ◀d’▶augmentation par année pendant neuf ans du produit actuel des fermes générales sur ◀le▶ pied que ◀le▶ roi ◀les▶ avait affermées au dernier bail. Il offrait dix mois toujours ◀d’▶avance, et consentait que faute de paiement dans ◀la▶ quinzaine échue, ◀de▶ perdre à pur et à plein ses six mois ◀d’▶avance, et ◀d’▶être dépossédé ; et pour soutenir des offres si avantageuses, il ne demandait qu’une seule chose au Roi, qui était que, comme il serait seul garant ◀de▶ ◀la▶ régie des Fermes, et qu’ainsi il était ◀de▶ son intérêt ◀de▶ n’employer que des commis vigilants et entendus, et qui fussent à sa nomination, ces mêmes commis fussent destituables à sa volonté, sauf à lui à s’adresser aux tribunaux ordinaires pour se faire rendre justice ◀de▶ leurs malversations ; et qu’afin que ces commis fussent dans sa dépendance, il plût au Roi ◀de▶ déclarer privés et déchus ◀de▶ sa bonne grâce tous ◀les▶ gens ◀de▶ qualité, et même ◀les▶ princes ◀de▶ son sang, qui demanderaient des emplois pour leurs créatures, ou qui solliciteraient ◀de▶ quelque manière que ce fût en leur faveur lorsqu’ils seraient accusés ◀d’▶avoir malversé. Il prouvait par des raisons très vives et très justes que cette multiplicité ◀de▶ commis est plus à charge au peuple que ◀les▶ impôts mêmes ; et que c’était par leur suppression qu’en exemptant ◀les▶ fermes du Roi ◀de▶ tant ◀d’▶appointements inutiles, il trouverait en même temps ◀le▶ soulagement ◀de▶ tout ◀le▶ royaume et ◀de▶ quoi payer cet excédent ◀de▶ douze millions ◀d’▶augmentation qu’il offrait ; qu’il n’y avait autrefois que quatre fermiers généraux, et que ◀les▶ fermes générales n’en avaient pas été plus mal régies ; mais que quarante-huit fermiers généraux étaient autant ◀de▶ vautours qui rongeaient ◀le▶ cœur ◀de▶ ◀la▶ France, et convertissaient à leur profit ◀le▶ plus clair et ◀le▶ plus net des fonds qui auraient dû entrer immédiatement dans ◀les▶ coffres du Roi.
220. J’ai vu ce mémoire, où tout était discuté avec un ordre et une clarté admirable. Il entrait dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ moindre sous-ferme et ◀de▶ son produit ; et ◀la▶ récapitulation qu’il faisait ◀de▶ toutes ◀les▶ fermes et sous-fermes par année commune du bail ◀de▶ Thomas Templier indiquait au doigt et à ◀l’▶œil qu’il aurait avantageusement soutenu ses offres. Mais il échoua parce que Madame celle-ci et Monsieur celui-là demandaient des emplois aux ministres, aux fermiers et autres avec tant ◀d’▶instance, qu’on n’osait ◀les▶ refuser crainte ◀de▶ s’en faire des ennemis. Deschiens remontrait qu’il était absolument nécessaire ◀de▶ réformer un tel abus qui était ◀l’▶unique cause des friponneries ◀de▶ la plupart des commis, parce qu’ils étaient obligés ◀de▶ prendre sur leurs appointements ◀de▶ quoi payer leurs protections, ce qui ◀les▶ mettait hors ◀d’▶état ◀de▶ soutenir honnêtement et innocemment ◀la▶ dignité ◀de▶ leurs emplois ; et qu’ainsi ils étaient obligés ◀de▶ faire des bassesses et ◀de▶ trahir ◀les▶ intérêts des fermiers, qui souffraient déjà assez ◀de▶ leur ignorance. M.Colbert auquel il communiqua ce mémoire ◀le▶ trouva bon et bien projeté, mais il vécut trop peu de temps après pour ◀le▶ faire exécuter. Il convenait que cet abus et ce trafic des commissions dont ◀les▶ gens ◀de▶ la première qualité se mêlaient était ce qui jetait ◀le▶ désordre partout. Il prédisit pourtant à Deschiens qu’il ne serait jamais maréchal ◀de▶ France, c’est-à-dire fermier général, ce qui est ◀le▶ nec plus ultra des gens ◀d’▶affaires.
221. On ne peut disconvenir que Deschiens ne fût ◀le▶ plus habile financier que jamais ◀la▶ France ait produit, et quoique ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice lui eût fait défense de se mêler jamais des affaires du Roi, M. Colbert ◀l’▶y avait rappelé à cause de son habilité [sic]. Il ne trouvait aucune difficulté qui pût ◀l’▶arrêter ; il ◀les▶ surmontait toutes. Il était vif, laborieux, mais remuant et fourbe. Ce qui faisait que ses propres associés craignaient ses tours ◀de▶ souplesse et ses finesses. Il ◀les▶ prenait ◀le▶ plus souvent pour dupes et se moquait encore ◀d’▶eux. Je lui ai ouï dire à un nommé M. Lemée, mort fermier général, que quoiqu’il fût un des plus fins et des plus rusés Normands qui eussent jamais pillé ◀la▶ France, il ◀le▶ vendrait en marché public et rapporterait encore ◀la▶ corde avec laquelle il ◀l’▶aurait conduit sans qu’il pût s’en apercevoir.
222. Il était brusque en reparties, mais il ne s’offensait pas qu’on lui en fît ◀de▶ pareilles, surtout lorsqu’il y avait ◀de▶ ◀l’▶esprit. Il traitait une fois un ◀de▶ ses commis qui s’était mépris avec la dernière hauteur, et lui répéta cinq ou six fois qu’il n’était qu’un bœuf. A ◀la▶ fin ◀le▶ commis perdit patience et lui dit : Eh bien ! tant mieux si je suis un bœuf, un bœuf vaut bien des chiens. Il rentra dans son cabinet sans dire un mot, et ensuite fut le premier à rire ◀de▶ ◀la▶ rencontre.
223. C’était un homme propre à être mis à ◀la▶ tête des finances. Il n’aurait jamais fait ◀de▶ friponneries que celles qu’il aurait voulu faire, encore si subtilement que son confesseur lui-même n’en aurait jamais rien su ; et ◀les▶ gens ◀d’▶affaires n’auraient faites [sic] que celles qu’il aurait bien voulu souffrir, car il était homme à leur rogner ◀les▶ ongles ◀de▶ si près qu’ils n’auraient assurément pas pu égratigner comme ils ont fait sous M. de Pontchartrain, auquel ◀la▶ terreur paniqué inspirée à Deschiens par son portier donna gain ◀de▶ cause. Cette peur me fait souvenir ◀de▶ mon Pétrone… Dii, Deaeque ! Quam male est extra leges viventibus ! Quod meruere semper timent et expectant !
224. Deschiens mourut comme il avait vécu, ne croyant en Dieu que par bénéfice ◀d’▶inventaire. Il reçut pourtant tous ses sacrements, mais sans efficace. Lorsque son confesseur lui parlait ◀de▶ foi, il écoutait et même répondait ; mais lorsqu’il lui parlait ◀de▶ payer à des commis ou à d’autres ce qu’il leur devait, et qui n’avaient osé lui demander des billets, et qui se servaient du moment ◀de▶ sa mort pour tâcher ◀d’▶avoir raison ◀de▶ lui, il était sourd, ou il répondait qu’il ne songeait plus du tout au monde, et qu’on ne lui ferait pas plaisir ◀de▶ lui en rappeler ◀les▶ idées.
225. Il était né dans ◀la▶ plus basse et ◀la▶ plus vile crapule mais ◀la▶ fortune, qui voulait en faire un homme ◀d’▶importance, obtint pour lui ◀de▶ ◀la▶ nature un ◀de▶ ces esprits transcendants capables ◀de▶ tout. ◀Le▶ portrait qu’en fait M. Fouquet dans ses Défenses est sincère et tiré d’après ◀l’▶original. Il jugea à propos de se faire noble, et ayant traité ◀de▶ ◀la▶ vente ◀d’▶une nouvelle création ◀de▶ secrétaires du roi, il en prit une charge ; et voici ce qu’il trouva dans une lettre ◀d’▶écriture inconnue dont il paya ◀le▶ port à ◀la▶ poste :
Nouveaux secrétaires du Roi,Puisque par une signature
C’est que cette métamorphoseJe vois mettre au niveau vilains et gentilshommes,Puisqu’un pareil honneur se répand sur des chiens.
226. Il ne s’embarrassa nullement ◀d’▶une pareille satire. Il en rit et fut le premier à ◀la▶ montrer ; et ajouta que ceux qui faisaient des mémoires contre lui étaient les premiers à envier sa place et son crédit.
227. Sa terreur panique lui fit donc perdre ◀la▶ place ◀de▶ contrôleur général des finances, dont il était aussi digne que M. de Pontchartrain ◀l’▶était peu. Ç’a été pendant ◀le▶ ministère ◀de▶ celui-ci que nous avons vu ◀la▶ France perdue ◀de▶ réputation chez ◀les▶ étrangers, et chez elle-même ; que ◀le▶ commerce a été absolument anéanti ; ◀la▶ Marine ruinée à un point qu’elle ne s’en relèvera jamais ; ◀la▶ mauvaise foi sur ◀le▶ trône ; ◀la▶ perfidie triompher ; ◀les▶ usures impunis ; ◀les▶ banqueroutiers justifiés, ou plutôt rendus blancs comme neige ; ◀les▶ troupes manquer ◀de▶ tout, tant sur terre que sur mer, parce que lui et son fils étaient intéressés dans ◀les▶ vivres, ◀les▶ fourrages, ◀les▶ poudres, ◀les▶ boulets et autres munitions ; ◀les▶ dignités à l’encan malgré ◀le▶ service ; ◀les▶ putains et ◀les▶ moines [ ? ] préférés à ◀la▶ valeur, ◀les▶ officiers dégoûtés du service devenir ◀les▶ plus cruels ennemis ◀de▶ leur patrie, ◀la▶ France brouillée avec ◀le▶ pape ; ◀la▶ disette y régner malgré ◀la▶ fertilité des années : en un mot c’est lui qu’on peut accuser et convaincre ◀de▶ tous ◀les▶ malheurs du royaume. Je lui donne pourtant un adjoint qui est ◀la▶ marquise de Maintenon, ◀de▶ laquelle je parlerai à son tour.
228. M.de Pontchartrain commença son trop long ministère par tirer des provinces tout ◀l’▶argent que Mons[ieur] Colbert y avait répandu pour entretenir sinon ◀l’▶abondance, empêcher du moins que ◀le▶ royaume ne s’aperçût des années stériles. Il ne réserva que son économie à ◀les▶ amasser pour en faire son profit particulier et celui des autres scélérats qui étaient dans sa confidence. Il entra dans ◀l’▶emploi en 1689. M.de Seignelay, secrétaire ◀d’▶Etat de la Marine, mourut au commencement ◀de▶ 1691 : il fut encore revêtu ◀de▶ son emploi, et, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Dupile, il fit des amas prodigieux ◀de▶ grains pour ◀la▶ subsistance des troupes tant de terre que ◀de▶ mer, et en fit tant que Paris pensa en être affamé. Cela excita une espèce ◀de▶ mécontentement auquel il jugea à propos de remédier en baissant ◀de▶ prix [sic]. ◀L’▶année 1692 fut effectivement stérile. Il en profita pour vendre à un prix excessif ◀les▶ grains qui lui restaient ; et ses greniers étant vides, il y eut ordre aux autres ◀d’▶ouvrir ◀les▶ leurs. ◀L’▶année 1693 ne fut pas plus hureuse, et tourna encore à son profit en ce qu’il permit aux receveurs des tailles ◀de▶ se payer en grains au courant du marché, et ces grains qui étaient conduits à Paris y triplaient ◀de▶ prix. En un mot cette manœuvre alla à une telle cruauté que ◀l’▶on voyait tous ◀les▶ jours quatorze et quinze cents personnes ◀de▶ tous sexes et âges mourir à Hôtel-Dieu, et ◀les▶ autres, faute de lits, mourir sur des tas ◀de▶ boue en pleine rue. Je ne dis rien que tout Paris n’ait vu, et je trouverais là-dessus deux millions ◀de▶ témoins s’il était nécessaire.
229. Sans m’écarter ◀de▶ ◀la▶ disette ◀de▶ Paris et ◀de▶ toute ◀la▶ France, à laquelle je reviendrai, je crois devoir dire ◀la▶ cause ◀de▶ notre malheureux combat ◀de▶ ◀La▶ Hogue donné ◀le▶ jeudi 28. mai 1692, qui fut un coup ◀de▶ ◀la▶ cervelle bien mal timbrée ◀de▶ ◀l’▶illustre M. de Pontchartrain, et qui a si bien mis à bas ◀la▶ marine qu’elle ne s’en relèvera jamais. Comme j’y étais j’en peux répondre et en parler savamment, et cela ◀d’▶autant plus que ◀le▶ hasard m’y fit prendre part sans m’en consulter. J’avais résolu ◀de▶ ne mettre cet article que dans ce qui me regarde, mais il trouve ici trop bien sa place pour ◀le▶ différer plus loin.
230. Tous ◀les▶ vaisseaux du Roi étaient à Brest au nombre ◀de▶ quarante-deux ◀de▶ ligne, et nous n’attendions que M. ◀le▶ marquis ◀de▶ Cœuvres qui venait de Toulon avec dix-huit vaisseaux pour nous mettre en mer. Soit dit en passant, ce M. ◀le▶ marquis ◀de▶ Cœuvres aurait bien mérité qu’on lui eût fait un très mauvais parti pour sa ridicule ambition. Il avait en chef ◀le▶ commandement ◀de▶ ces dix-huit vaisseaux, et resta inutilement en mer quatre jours à jouir ◀d’▶un petit orgueil mal placé. C’est ◀le▶ maréchal ◀d’▶Estrées ◀d’▶aujourd’hui, qu’on appelait indifféremment ◀le▶ marquis de Cœuvres ou ◀le▶ comte d’Estrées. Ils ont été seuls ◀le▶ père et ◀le▶ fils qui ont été maréchaux ◀de▶ France en même temps. ◀Le▶ père méritait cette dignité tant par sa bravoure que par sa naissance, et ◀le▶ fils aujourd’hui vivant n’a jamais eu ◀d’▶autre mérite que celui ◀d’▶être bien fait ◀de▶ sa personne, et ◀d’▶avoir été un des piqueurs ◀de▶ ◀la▶ marquise de Maintenon. Pour ◀de▶ ◀la▶ bravoure et ◀de▶ ◀la▶ conduite, je sais bien qu’il se conduit juste pour échapper ◀l’▶ennemi [sic], et que ceux qui sont sur son vaisseau n’ont que faire ◀de▶ craindre ◀la▶ brûlure ; il ◀la▶ craint assez lui seul pour tous. Pour ◀de▶ ◀la▶ bravoure, je suis sûr que seul à seul un enfant avec une paille à ◀la▶ main ◀l’▶aurait fait et ◀le▶ ferait encore fuir, ou il a bien changé ; il s’imaginerait que ce serait une épée. Cependant il est maréchal ◀de▶ France, mais tous ◀les▶ marins disaient que c’était ◀le▶ bâtard bien aimé du cotillon. J’ai été vingt-quatre ans dans ◀la▶ marine, j’en peux dire des nouvelles. Vers ◀les▶ fêtes ◀de▶ ◀la▶ Toussaint, qui était ◀le▶ temps que ◀le▶ roi faisait ordinairement ◀la▶ promotion des officiers, ils disaient tous : ◀De▶ qui ◀le▶ cotillon accouchera-t-il ? Et on voyait nommer des indignes à la place de gens qui ◀l’▶avaient infiniment mieux mérité qu’eux. Cette promotion du marquis de Cœuvres causa ◀la▶ perte ◀d’▶un des plus braves et des plus expérimentés officiers que ◀le▶ Roi ait jamais eu. C’est ◀de▶ M. Pannetier, qui avait trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ prendre M. Papochin, amiral ◀d’▶Espagne, et qui outre cela avait rendu des services à Louis également glorieux et utiles. Il enrageait ◀de▶ voir ◀le▶ marquis de Cœuvres maréchal ◀de▶ France, et ◀d’▶être désormais dans ◀la▶ nécessité ◀d’▶obéir à un homme auquel il avait toujours commandé. Il alla ◀le▶ complimenter comme ◀les▶ autres sur sa nouvelle dignité, mais son compliment fut bien différent. — Eh bien, lui dit-il, marquis, te voilà donc maréchal ? — Oui, répondit ◀le▶ marquis. — Eh ! que diable vas-tu faire ◀de▶ ton bâton, lui demanda M. Pannetier ? — Ce que j’en vas faire, dit ◀le▶ marquis ? ce que ◀les▶ autres en font, ajouta-t-il. — Oh ! pour celui-là non, tu n’es pas assez brave homme. Mais tiens, je lui trouve une bonne place, envoie-◀le▶ à ta cuisine, il fera bouillir ton pot ; c’est ◀le▶ meilleur usage que tu puisses en faire. Cette raillerie ne fut point du goût ni du nouveau maréchal, ni ◀de▶ ◀la▶ marquise ; et au retour du courrier Mons[ieur] Pannetier fut remercié ◀de▶ ses services. C’est lui-même qui me ◀l’▶a dit, ◀l’▶ayant rencontré sur ◀le▶ Pont-Neuf avec un simple valet sans livrée pour tout équipage.
231. Après cette digression à laquelle M[onsieu] r ◀le▶ maréchal ◀de▶ Cœuvres et M. Pannetier ont donné lieu, je retourne à nos vaisseaux qui étaient en rade à Brest. Monsieur de Tourville, homme sage, brave, prudent, expérimenté et bon pilote, qui ◀les▶ commandait, attendait fort impatiemment ◀l’▶arrivée du comte de Cœuvres pour entrer dans ◀la▶ Manche comme il en avait reçu ◀l’▶ordre ◀de▶ ◀la▶ cour. Celui-ci, comme j’ai dit, avait ◀le▶ commandement ◀de▶ dix-huit vaisseaux jusques au dernier mai, et par un orgueil très vain voulut inutilement consommer à ◀la▶ mer tout ◀le▶ temps ◀de▶ son autorité ; et en effet n’arriva à Brest que ◀le▶ lundi premier juin, six jours après que nous en fûmes partis, et trois jours après notre défaite.
232. A Dieu ne plaise que je veuille pénétrer dans ◀les▶ secrets ◀de▶ Sa divine providence, mais je suis persuadé qu’il voulait terrasser ◀l’▶orgueil ◀de▶ Louis XIV en faisant avorter ses projets. En effet il n’y avait rien ◀de▶ si juste que ce qui avait été arrêté dans ◀le▶ conseil, et rien ◀de▶ si sage que ce que M. de Tourville avait écrit, mais ◀la▶ pétulance ◀de▶ M. de Pontchartrain perdit tout. Il faut savoir que ce ministre savait que ◀les▶ Anglais étaient sortis ◀de▶ ◀la▶ Tamise, et qu’un vent ◀de▶ Sud-Ouest qui régnait depuis longtemps n’avait pas permis aux Hollandais ◀de▶ sortir du Texel. Ainsi il crut que ◀les▶ Anglais étant seuls M. de Tourville en aurait bon compte, ◀d’▶autant plus qu’il comptait qu’une partie des vaisseaux anglais se joindraient à nous et prendraient ◀le▶ parti du roi Jacques II. (Cette prétendue jonction a tant fait ◀de▶ bruit, et tant de gens en ont écrit qu’une répétition serait inutile. Sur ce pied, il comptait que ◀la▶ France serait victorieuse, et avait envoyé ordre à M. de Tourville ◀d’▶entrer dans ◀la▶ Manche et ◀de▶ livrer combat aux annemis partout où pourrait ◀les▶ trouver. Mais ce ministre ne savait pas qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶un vent ◀de▶ Nord-Est ◀les▶ Hollandais s’étaient joints aux Anglais. Sur quoi il faut observer que ◀la▶ quantité ◀de▶ gens ◀de▶ ◀la▶ Religion Prétendue Réformée qui sont en France et qui sous ◀le▶ voile ◀de▶ ◀la▶ catholicité romaine passent pour bons catholiques et sont pourtant dans ◀le▶ coeur ◀de▶ ◀la▶ religion où Dieu ◀les▶ a fait naître, en quoi ils ne sont certainement point blâmables, entretiennent commerce avec leurs parents par ◀la▶ Suisse, Genève, etc. Ainsi lesAnglais et ◀les▶ Hollandais savaient tout ce qui se passait en France, dont ◀les▶ postes ne sont point interrompues. Mais il n’est pas de même ◀de▶ ◀l’▶Angleterre et ◀de▶ ◀la▶ Hollande. Ceux-ci [sic] font si bien boucher ◀l’▶entrée ◀de▶ leur pays et ◀la▶ sortie qu’il est impossible ◀d’▶y entrer ou ◀d’▶en sortir, et l’autre arrête ses paquebots de sorte qu’on [n’] a des nouvelles ◀de▶ chez eux que quand ils ◀le▶ veulent bien. M[onsieu] r ◀de▶ Pontchartrain ne savait donc pas que ◀les▶ Hollandais avaient joint ◀les▶ Anglais. M.de Tourville ◀le▶ savait parce qu’il envoyait plusieurs chaloupes pontées qui vont à voiles latines et qui pincent si bien ◀le▶ vent qu’il semble qu’elles aillent contre. Instruit par ce moyen ◀de▶ ◀la▶ jonction des deux nations, il écrivit qu’elles étaient jointes, au moins ◀de▶ quatre-vingt voiles, qu’il n’en avait que quarante-deux, qu’ainsi il ne pouvait pas leur faire tête, mais que si ◀le▶ marquis de Coeuvres venait avec ◀les▶ dix-huit vaisseaux qu’il amenait, ◀l’▶armée du Roi étant pour lors de soixante vaisseaux ◀de▶ ligne, il serait en état ◀d’▶aller chercher ◀les▶ ennemis et même ◀de▶ ◀les▶ battre partout où il ◀les▶ trouverait. J’ai déjà dit, et je ◀le▶ répète encore, M. de Pontchartrain n’était point informé ◀de▶ cette jonction, et qu’il [sic] comptait sur ◀les▶ vaisseaux anglais qui devaient nous joindre ; et prévenu ◀de▶ cette pensée il fit à M. de Tourville une réponse si dure que M. de Tourville oublia sa sagesse, et ne connut plus que ◀la▶ témérité.
233. Il reçut cette réponse ◀le▶ lundi 25 mai au sortir de table à dîner chez M. Desclouzeaux, intendant ; elle ◀le▶ mit en fureur. C’était ◀de▶ ◀l’▶avis du conseil ◀de▶ guerre qu’il avait retardé son entrée dans ◀la▶ Manche. Il voulut faire assembler ce même conseil pour lui communiquer ◀la▶ lettre qu’il venait de recevoir. Il passa au cabinet du s[ieu] r ◀de▶ Montigny, secrétaire ◀de▶ M. Desclouzeaux, pour y faire écrire un billet circulaire aux officiers. Il ne ◀le▶ trouva pas ; et comme je ◀le▶ cherchais aussi, je trouvai M. de Tourville qui me demanda si je n’étais pas écrivain du Roi. Je lui dis que oui. Il me fit entrer dans ◀le▶ cabinet ◀de▶ Mons[ieu] r Desclouzeaux, où il me dicta ◀la▶ lettre circulaire pour faire venir ◀les▶ officiers au conseil. Il avait ses raisons pour n’en faire pas mettre ◀le▶ pavillon. Pendant que j’écrivais ces circulaires au nombre ◀de▶ quatorze, il relut tout haut plus ◀de▶ dix fois ◀le▶ lettre ◀de▶ M. de Pontchartrain, et ◀les▶ exclamations qu’il faisait à chaque mot me donnèrent lieu ◀d’▶y faire attention et ◀de▶ ◀l’▶apprendre par cœur. Je m’en souviendrai toute ma vie. ◀La▶ voici mot pour mot : Ce n’est point à vous, Monsieur, à discuter ◀les▶ ordres du Roi. C’est à vous ◀de▶ ◀les▶ exécuter et ◀d’▶entrer dans ◀la▶ Manche. Mandez si vous voulez ◀le▶ faire, sinon ◀le▶ Roi commettra à votre place quelqu’un plus obéissant et moins circonspect que vous. Je suis, etc.
234. M.de Tourville jurait contre ◀le▶ peu de civilité ◀de▶ cette lettre. Il se plaignait que ◀le▶ mot ◀de▶ Monsieur ne fût point en tête, mais seulement dans ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶écriture. Il se plaignait ◀de▶ ◀l’▶orgueil ridicule qui y paraissait. Il se compta battu sans retour. Il prévit ◀la▶ ruine ◀de▶ ◀la▶ marine. Il se plaignait que M. de Pontchartrain, qu’il nommait par tous ◀les▶ mots que ◀la▶ colère lui mettait à ◀la▶ bouche, semblait ◀l’▶accuser ◀de▶ lâcheté. Il prévit que ◀les▶ ennemis ◀l’▶accuseraient eux-mêmes ◀de▶ témérité. Mais enfin il se résolut ◀d’▶obéir, quoiqu’il prévît bien toutes ◀les▶ conséquences ◀de▶ cette démarche, et se comptâ[t] au nombre des morts sacrifiés à ◀la▶ pétulance ◀d’▶un ministre ignorant et brutal, et en même temps prévenu.
235. ◀Le▶ conseil fut aussitôt assemblé. Il y dit ce qu’il avait écrit et montra ◀la▶ réponse qu’il venait de recevoir ; et sans que qui que ce fût opinât : Allons, messieurs, poursuivit-il, il ne s’agit point ici ◀de▶ délibérer, il s’agit ◀d’▶obéir. Et tout au moins, si on nous accuse ◀de▶ circonspection, qu’on ne nous accuse point ◀de▶ lâcheté. Cela dit il se leva ; ◀les▶ autres en firent autant en levant ◀les▶ épaules ; chacun retour[n] a à son bord pour faire embarquer tout le monde. ◀Le▶ mardi matin on tira ◀le▶ coup ◀de▶ partance, pour parler matelot ; on mit à ◀la▶ voile sur ◀les▶ dix heures. Nous passâmes ◀les▶ Chiens à Perrine à ◀la▶ pointe ◀d’▶Ouessant ◀le▶ mercredi matin, et ◀le▶ jeudi à ◀la▶ pointe du jour nous découvrîmes ◀les▶ armées des ennemis, que M. de Tour-ville alla attaquer jusque dans ◀le▶ centre avec une hardiesse ou plutôt une témérité qui ne se peut exprimer, et dont ◀les▶ ennemis étaient surpris. ◀Le▶ combat commença à dix heures et un quart et n’était pas fini pour nous à minuit et demie. Nous ◀l’▶avions commencé avec un vent assez frais, mais ◀la▶ quantité ◀de▶ coups ◀de▶ canon ◀l’▶avaient tout à fait calmé, et ◀la▶ mer était sans aucune agitation ; si bien que ◀les▶ vaisseaux ne gouvernaient plus et étaient entraînés par ◀les▶ courants ◀les▶ uns au Nord, d’autres au Sud, d’autres à ◀l’▶Est et d’autres à ◀l’▶Ouest, ainsi du reste. Au diable ◀le▶ vaisseau anglais qui se déclara pour nous. Au contraire, ils firent tous un feu terrible, et ◀le▶ firent ◀d’▶autant plus violent qu’ils voulaient lever tout soupçon ◀d’▶intelligence. Il faut pourtant dire à leur honte qu’ils n’osaient seul à seul affronter un français, qui en avait au moins toujours deux ou trois contre lui. ◀Les▶ vaisseaux ne gouvernant plus, il fut impossible ◀de▶ se tenir en ligne ; et, pour ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀la▶ France, ◀les▶ ennemis emportés comme nous par ◀les▶ courants étaient mêlés avec nous, mais avec cette différence que leur grand nombre ◀les▶ rendait toujours supérieurs, et qu’ils profitaient ◀de▶ ◀l’▶avantage ◀d’▶être toujours deux, trois ou quatre contre un, surtout contre ◀l’▶amiral, qui s’est vu dans ◀le▶ centre du feu ◀de▶ huit vaisseaux anglais qui ne ◀le▶ quittaient point de vue et s’attachaient à lui avec ◀d’▶autant plus ◀d’▶opiniâtreté qu’ils croyaient que ◀le▶ roi Jacques y était, et qu’ils voulaient par sa mort ou sa prise assurer ◀le▶ repos ◀de▶ ◀l’▶Angleterre et ◀la▶ couronne sur ◀la▶ tête ◀de▶ Guillaume III ; et ce fut en effet un miracle ◀de▶ ce que M. de Tourville n’y fut ni tué ni même blessé.
236. Il faut que je dise ce qui arriva dans cette action au vaisseau ◀Le▶ Prince. A la troisième charge nous nous trouvâmes entre trois vaisseaux ennemis dont ◀le▶ moindre était plus fort que le nôtre, qui n’était monté que ◀de▶ cinquante-six canons. Nous étions ◀le▶ mieux du monde pour être coulés à fond. Un Anglais était à stribord, un autre à bâbord, et l’autre dans notre derrière qui était si proche de nous que par ◀les▶ sabords ◀de▶ ◀la▶ Sainte-Barbe il nous envoyait des boulets et des mitrailles qui traversaient toute ◀la▶ longueur du bateau. Nous restâmes ainsi près ◀d’▶une demi-heure entre trois feux, et aurions assurément été coulés bas si M. ◀le▶ marquis ◀de▶ Ne[s] mond qui commandait ◀le▶ Monarque ne fût venu à notre secours. Il s’attacha à celui qui nous tenait par ◀le▶ derrière, et qui nous tuait ◀le▶ plus ◀de▶ monde, et lui fit bientôt lâcher prise. Ensuite il vira à bâbord et donna si proche toute sa volée ◀de▶ tribord à celui qui nous tenait du même côté qu’il ne perdit pas un coup, et ôta ◀l’▶envie à ◀l’▶Anglais ◀d’▶attendre une nouvelle charge. Mons[ieu] r ◀de▶ Bagneux n’ayant plus à faire qu’à celui qui était à bâbord ◀le▶ fit si bien chanter qu’il se retira. Voilà ◀de▶ lâches coquins, dit M. de Bagneux. Je ne sais s’ils sont plus braves avec ◀les▶ femmes, mais je vois bien qu’ils n’aiment pas ◀le▶ tête-à-tête. Et en effet il nous fut impossible ◀d’▶en joindre un seul à seul, et nous nous aperçûmes que ◀les▶ Anglais faisaient un feu terrible autant pour se couvrir ◀de▶ ◀la▶ fumée que pour nous incommoder. Quoi qu’il en soit, malgré notre petit nombre, n’y ayant que ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶armée qui se soit battu, nous aurions pu nous vanter ◀d’▶avoir battu ◀les▶ ennemis si ◀la▶ division du général avait pu tenir sur ses ancres au ras Blanchard. Mais ◀les▶ roches dont ce fond est plein coupèrent ◀les▶ cables si bien qu’il fallut se laisser driver [sic] au courant ; et ◀les▶ ennemis ne quittant point M. de Tourville ◀l’▶obligèrent ◀de▶ tout quitter à ◀La▶ Hogue. Il fit amener ◀le▶ pavillon ◀d’▶amiral et se jeta dans une chaloupe. Mons[ieu] r ◀de▶ B[e] aujeu qui commandait ◀l’▶Admirable en fit autant, et ◀les▶ autres suivirent leur exemple. Effectivement ils n’étaient point en état ◀de▶ soutenir ◀le▶ feu ◀de▶ toute ◀l’▶armée ennemie qui ◀les▶ environnait ; et ce fut là où se fit ◀la▶ plus cruelle boucherie, et où ◀la▶ France perdit plus ◀d’▶officiers, ◀de▶ soldats et ◀de▶ matelots que pendant ◀le▶ combat, parce que ces malhureux voulant s’attacher aux chaloupes et aux canots dans lesquels ils voyaient ◀les▶ autres se sauver, on leur coupait ◀les▶ mains à coups ◀de▶ hache, et ces misérables étaient engloutis maudissant leur patrie et leurs compatriotes. Tous n’en usèrent pourtant pas avec une pareille dureté, et je ne puis assez louer ◀l’▶intrépidité du nommé Billard, Normand du Havre ou ◀de▶ Dieppe. Il était maître sur ◀l’▶Admirable commandé par M. de B[e] aujeu ; et tout ◀le▶ feu des ennemis ne ◀l’▶empêcha point ◀de▶ revenir trois fois à son bord pour sauver son équipage, c’est-à-dire ◀les▶ matelots et ◀les▶ soldats du vaisseau. Il en sauva même plusieurs d’autres vaisseaux qu’il ramassait à ◀la▶ mer. ◀Les▶ ennemis eux-mêmes admirèrent cette charité et ◀la▶ respectèrent assez pour ne plus faire feu sur lui à son troisième retour. Sic virtus et victa placet.
237. On m’a assuré que ◀le▶ lendemain que ◀les▶ ennemis eurent brûlé quatorze ◀de▶ nos vaisseaux qui sans doute étaient ◀les▶ plus beaux et ◀les▶ plus forts ◀de▶ ◀l’▶armée, ◀l’▶amiral Roussel écrivit à M. de Tourville et ◀le▶ complimenta sur sa défaite qui lui était plus glorieuse qu’à lui sa victoire, parce qu’il ne devait celle-ci qu’à ◀la▶ force et à ◀la▶ supériorité, au lieu qu’il ne devait sa résistance pendant si longtemps qu’à sa propre bravoure. Il lui envoya du linge et d’autres nécessités, et M. de Tourville, pour reconnaître sa générosité, lui envoya du vin, des bœufs, des moutons, ◀de▶ ◀la▶ volaille et du gibier. On m’a même assuré que ces deux amiraux s’étaient visités sans autre précaution que ◀la▶ parole l’un ◀de▶ l’autre ; que milord Roussel était venu souper à terre incognito chez M. de Tour-ville, et que ◀le▶ lendemain celui-ci alla demander à dîner sur son vaisseau. Si cela est, j’appelle cela faire ◀la▶ guerre en honnêtes gens qui, indépendamment ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ leurs souverains, rendent justice à leurs ennemis, ◀les▶ estiment et ◀les▶ aiment.
238. Ce combat ◀de▶ mer a été ◀le▶ plus malheureux ◀de▶ tous ceux que ◀la▶ France ait jamais perdus sur cet élément, puisque ses forces maritimes ne s’en sont pas depuis relevées et ne s’en relèveront ◀de▶ longtemps, et ◀le▶ tout par ◀l’▶entêtement ◀de▶ M. de Pontchartrain, qui se croyait seul plus capable et plus habile que tout ◀le▶ reste du monde ensemble. C’est aussi dans ce combat que ◀les▶ Français ont ◀le▶ plus fait paraître leur bravoure, leur fermeté et leur expérience. M.de Pontchartrain ne connut ◀l’▶importance ◀de▶ sa perte qu’après qu’il ne fut plus en état ◀d’▶y remédier ; et comme tout ◀le▶ blâme en pouvait retomber sur lui à cause de ◀la▶ réponse précipitée qu’il avait faite à M. de Tourville, il jugea à propos d’empêcher que cette réponse ne parvînt à ◀la▶ connaissance ◀de▶ Louis, qui certainement n’en avait aucune connaissance, et qui ne ◀l’▶aurait pas approuvée. Dans ce dessein il fit valoir ◀la▶ bravoure ◀de▶ M. de Tourville, et fit entendre au Roi qu’il en devait faire un maréchal ◀de▶ France, quand ce ne serait que pour faire connaître à tout le monde qu’il reconnaissait et récompensait ◀la▶ valeur, quoique malhureuse. Ainsi, quoique M. de Tourville méritât ◀le▶ bâton ◀de▶ maréchal par une infinité d’autres belles actions, et qu’il n’aurait pas été si longtemps à ◀l’▶attendre si M. de Seignelai avait vécu, on peut dire que cette fois-ci Mons[ieu] r ◀de▶ Pontchartrain ◀le▶ lui fit obtenir, et si j’ose me servir ◀de▶ ce terme, ◀le▶ lui jeta à ◀la▶ tête, comme on jette un os dans ◀la▶ gueule ◀d’▶un chien pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶aboyer. Il fut promu vers ◀les▶ fêtes ◀de▶ Noël ◀de▶ ◀la▶ même année 1692.
239. Il se passa dans ce combat une chose qui mérite ◀d’▶être rapportée. Un lieutenant ◀de▶ vaisseau qui commandait dans ◀l’▶entre-deux-ponts, altéré par ◀le▶ salpêtre, monta sur ◀la▶ dunette pour se rafraîchir ; on y avait répandu des bouteilles moitié eau et moitié vin pour ◀les▶ officiers. Après avoir bu, il trouva en retournant dans son poste ◀le▶ sous-lieutenant qui commandait ◀la▶ batterie ◀de▶ ◀la▶ dunette. Mordi ! lui dit celui-ci en ◀le▶ prenant par ◀le▶ corps, qu’il fait chaud ici ! Bon, lui répondit ◀le▶ lieutenant en chantant,
Pour te reprocher ta faiblesse,C’est aux enfers que je t’attends,
et poursuivit son chemin. Mais à peine fut-il sur ◀l’▶échelle qui donnait ◀de▶ ◀la▶ dunette sur le premier pont qu’un boulet ◀de▶ canon lui emporta ◀la▶ tête. ◀Le▶ sous-lieutenant épouvanté ◀d’▶un genre ◀de▶ mort si prompt, se mit à dire : Ah ! mon Dieu, sauvez-moi du rendez-vous ! Mais à peine eut-il lâché la dernière parole qu’un autre boulet ◀de▶ canon lui perça ◀le▶ corps et ◀le▶ jeta mort sur ◀la▶ place. ◀Le▶ capitaine, qui, je crois, était ◀le▶ commandeur ◀de▶ Combes, qui avait tout vu et entendu, se contenta ◀de▶ dire : Voilà ◀de▶ jeunes gens bien payés ◀de▶ leur plaisanterie !
240. Il n’y eut que ◀le▶ corps ◀d’▶armée qui se battit ; et M. d’Anfreville avec dix-huit vaisseaux qui composaient ◀l’▶arrière-garde fit plus que s’il s’était jeté dans ◀le▶ feu, parce qu’il tint en respect trente vaisseaux hollandais qui composaient ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀l’▶armée ennemie. Tout le monde croit que ◀les▶ Hollandais voulurent ménager leurs forces, et laisser ◀les▶ Anglais seuls démêler ◀la▶ fusée ; et en effet ce combat ne regardait que ◀l’▶Angleterre, dont ◀le▶ roi dit, lorsqu’il sut que nous étions entrés dans ◀la▶ Manche si peu forts : Voilà une insolente nation ! Si ◀les▶ Hollandais avaient donné, ◀la▶ France n’aurait sauvé aucun vaisseau ; mais hureusement ils ne s’en mêlèrent point ; et encore plus, c’est que si M. de Tourville avait pu tenir sur ◀le▶ ras Blanchard, comme je ◀l’▶ai déjà dit, ◀la▶ France aurait pu se vanter ◀de▶ ◀la▶ victoire, étant très certain que nos vaisseaux étaient véritablement bien maltraités, mais qu’aucun n’avait rien perdu, pas même un mât ◀de▶ pavillon.
241. A ◀l’▶égard du Prince dans lequel j’étais, n’entendant plus tirer du tout, nous mouillâmes par trente-deux brasses ◀d’▶eau, ◀le▶ ciel couvert non pas ◀de▶ nuages, mais ◀de▶ ◀la▶ fumée ◀de▶ ◀la▶ prodigieuse quantité ◀de▶ coups qui avaient été tirés pendant ◀la▶ journée. ◀Le▶ temps s’éclaircit, et ◀la▶ lune qui était dans son plein nous fit voir que nous étions entourés ◀de▶ vaisseaux de toutes parts. Nous avions dix-huit coups au-dessous de ◀la▶ préceinte, dont quatre étaient à ◀l’▶eau, tous à stribord, ce qui donna bien ◀de▶ ◀l’▶ouvrage à nos charpentiers et nos galfats [sic]. Nous faisions eau ◀de▶ tous côtés, et nos pompes étaient dans un perpétuel mouvement. Monsieur] de Bagneux, capitaine, aurait bien voulu, aussi bien que ◀le▶ reste ◀de▶ son équipage, être bien loin de là. Car outre qu’il était hors ◀d’▶état ◀de▶ défense, il ne connaissait point ◀de▶ quelle nation étaient ◀les▶ vaisseaux dont nous étions environnés. Nous avions pour pilote un brave homme nommé Nicolas Bonamy, du Havre, qui, fatigué du travail ◀de▶ ◀la▶ journée, s’était jeté dans sa cabane, où il ronflait comme une pédale ◀d’▶orgues. Monsieur] de Bagneux ◀le▶ réveilla plusieurs fois, et tant qu’enfin il s’en ennuya. Cet homme connaissait parfaitement ◀les▶ œuvres ◀de▶ marée ◀de▶ ◀la▶ Manche, et avait ordonné à un mousse ◀de▶ ◀l’▶éveiller au cinquième horloge ; mais voyant que M. de Bagneux ne lui donnait aucun repos, il sortit ◀de▶ sa cabane et dit à son capitaine qu’il ◀le▶ fatiguait trop ; qu’il savait son métier ; et que s’il fallait boire nous n’aurions tous qu’un même gobelet ; que cependant ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶homme n’ayant qu’une continance [sic] fixe, il ◀le▶ priait ◀de▶ faire venir une bouteille ◀de▶ vin ; que ce serait autant ◀d’▶avalé dont ◀l’▶eau ◀de▶ ◀la▶ mer n’occuperait pas ◀la▶ place. Aucun ◀de▶ nous ne put s’empêcher ◀de▶ rire ◀de▶ ce discours, surtout venant ◀d’▶un homme connu pour être parfaitement sobre. M.de Bagneux fit venir six bouteilles au lieu d’une, et nous n’eûmes qu’une même table avec un pâté et un jambon dont chacun mangea avec appétit au clair ◀de▶ ◀la▶ lune. Pendant ce petit repas nocturne, Bonamy demanda à M. de Bagneux s’il ne voulait pas enterrer ◀la▶ synagogue avec honneur, c’est-à-dire périr plutôt que ◀de▶ se rendre ? — Sans doute, répondit M. de Bagneux. — Tànt mieux, reprit ◀le▶ pilote ; ne vous embarrassez ◀de▶ rien. Vous voyez bien que ◀le▶ navire porte ◀le▶ cap au Sud ; dans une bonne heure ◀les▶ courants nous porteron[t] au Sud-Est, et pour lors nous lèverons ◀les▶ ancres ; ordonnez seulement qu’on dépasse ◀les▶ cables et qu’un ne laisse qu’un [sic] ancre à pic. A ◀l’▶égard ◀de▶ tous ◀les▶ vaisseaux que nous voyons, et qui tous aussi bien que nous ont amené leurs pavillons, je ne me connais point au gabarit, ou ce sont des Anglais qui ont pour ◀le▶ moins autant ◀de▶ peur que nous. Buvons un coup, poursuivit-il, et confions-nous à Dieu, ce qu’il garde est bien gardé.
242. Une heure après ◀le▶ navire avait ◀le▶ cap au Nord-Ouest. Il est temps, dit Bonamy, ◀de▶ mettre à ◀la▶ voile. Nous y mîmes, et à peine eûmes-nous défrelé [sic] ou arboré pavillon blanc, que tous ◀les▶ autres vaisseaux arborèrent ◀le▶ leur ; ◀la▶ pointe du jour vint, et nous vîmes devant nous deux gros vaisseaux anglais. Si nous avions été en état ◀d’▶aller ◀les▶ attaquer, nous ◀l’▶aurions fait. Nous passâmes entre eux et contre eux, et ils eurent ◀l’▶honnêteté ◀de▶ ne point interrompre notre chemin que nous continuâmes jusque proche de ◀l’▶île de Wik [Wight]. Nous prîmes sur notre route un petit bâtiment anglais qui n’avait que quatre pierriers pour toute défense. Je m’y transportai, et tombai ◀de▶ mon haut à ◀la▶ vue des ordres et des signaux ◀de▶ ◀l’▶armée ◀de▶ France qui n’avaient été distribués que ◀le▶ mardi matin, et qui en marge de ◀l’▶impression étaient rendus en anglais ◀d’▶une écriture à ◀la▶ main. Si celui qui commandait cet engin avait été dedans, je ◀l’▶aurais amené pour tâcher ◀de▶ découvrir qui était ◀le▶ traître, mais il avait gagné terre dans un petit canot. J’apportai ces ordres et signaux à M. de Bagneux qui ne fit qu’en lever ◀les▶ épaules et me dit en me tour[n] ant ◀le▶ dos que ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes était une plaie qui saignerait longtemps. Il m’ordonna ◀de▶ ◀les▶ porter à M. d’Herbault, commissaire général, qui était sur ◀le▶ vaisseau ◀le▶ Souverain commandé par M. ◀le▶ marquis ◀de▶ Langeron. Je ◀le▶ fis. Lorsqu’il ◀les▶ vit et ◀les▶ montra au capitaine, je ◀les▶ vis tous deux également étonnés me dire qu’il fallait que ◀le▶ diable s’en fût mêlé. Je lui dis dans quel état était notre vaisseau. Il m’ordonna ◀d’▶en dresser un procès-verbal ; et lorsque je lui dis que nous avions cent quarante-six hommes morts et plus ◀de▶ soixante blessés, il me dit qu’il ne fallait pas faire connaître qu’un seul navire eût perdu tant de monde dans une seule action ; qu’il fallait simplement y en faire tuer une cinquantaine au plus, et faire mourir ◀les▶ autres peu à peu dans ◀l’▶hôpital. J’entendis fort bien ce que cela voulait dire. Ce sont autant ◀de▶ rations gagnées que ◀le▶ commissaire et ◀le▶ munitionnaire partagent ensemble, et outre leur profit ils ont encore pour eux ◀le▶ plaisir ◀de▶ cacher ◀la▶ perte sincère ◀de▶ ◀l’▶Etat. C’est là savoir son métier. A mon égard, je ◀le▶ fis comme on me ◀l’▶avait ordonné, et suivant mes états on croyait encore vivants dans ◀le▶ mois ◀de▶ septembre ◀les▶ mêmes hommes qui avaient été tués ◀le▶ 28 mai plus ◀de▶ trois mois auparavant.
243. Il est bon sans doute ◀de▶ prier Dieu, surtout sur le point de donner un combat. Mais cependant, si j’étais capitaine taine ◀de▶ vaisseau, je me contenterais ◀de▶ prier Dieu pour moi seul, mais je me donnerais bien ◀de▶ garde ◀d’▶obliger mon équipage ◀d’▶en faire autant en public. Il semble qu’on va ◀les▶ mener à ◀la▶ boucherie, et ◀la▶ peur ◀de▶ ◀la▶ mort que cette cérémonie leur inspire ◀les▶ laisse fort longtemps, du moins la plupart, dans un état qui ne convient nullement à ◀la▶ tranquillité et à ce sang-froid si nécessaire dans ◀les▶ grandes occasions. On peut par quelques exhortations ◀les▶ préparer au danger où ils vont être exposés ; mais ne ◀les▶ en instruire que dans ◀le▶ moment du péril, cela ne serait pas ◀de▶ mon goût ; et en effet il faut une élévation ◀d’▶âme dont ◀les▶ matelots et ◀les▶ soldats ne sont pas capables, pour surmonter cette terreur dont on est d’abord frappé. C’est un degré ◀de▶ héroïsme où des gens ◀de▶ vile et basse naissance ne peuvent pas atteindre. Je ◀le▶ répète encore, et Dieu m’est témoin qu’il n’y a nulle impiété ◀de▶ ma part là-dessus, mais j’en puis parler comme témoin oculaire. Voici comme cela se passa à bord du Prince. Après que tout fut prêt pour ◀le▶ combat, M. de Bagneux fit monter tout le monde sur ◀le▶ pont, et lui étant sur ◀la▶ dunette ◀l’▶aumônier à côté de lui : Mes enfants, leur dit-il, nous allons au péril ◀de▶ nos vies servir notre Religion, notre Patrie et notre Roi. Ce sont nos devoirs ◀les▶ plus pressants. Êtes-vous pas résolus ◀de▶ sacrifier jusques à la dernière goutte ◀de▶ votre sang pour des intérêts si chers ? Tout ◀l’▶équipage répondit oui. ◀Le▶ Révérend Père aumônier, poursuvit-il, va vous dire ◀le▶ reste ; aussitôt notre aumônier, qui était un cordelier, prit ◀la▶ parole et leur dit ceci en substance. Qu’ils devaient se regarder comme des martyrs puisqu’ils allaient combattre pour leur sainte Religion contre des hérétiques tels que ◀les▶ Anglais et ◀les▶ Hollandais ; que ceux-ci avaient banni ◀de▶ chez eux ◀la▶ bonne Religion, et que ◀les▶ autres avaient ◀chassé▶ non seulement ◀la▶ bonne Religion mais aussi leur Roi ; que Dieu ◀les▶ livrait entre leurs mains pour venger en même temps ◀le▶ Ciel et ◀la▶ terre ; qu’ils devaient offrir leur mort à Dieu en satisfaction ◀de▶ leurs péchés, et rendre grâce à sa bonté ◀de▶ ce que pour une vie passagère il leur en ouvrait une éternelle, où ils allaient entrer par ◀le▶ chemin ◀le▶ plus court qui était ◀le▶ martyre. Il entassa quantité ◀de▶ bagatelles l’une sur l’autre, que ◀les▶ matelots et ◀les▶ soldats écoutaient avec avidité, tant elles étaient dites sérieusement, et dont ◀les▶ honnêtes gens ne pouvaient pas s’empêcher ◀de▶ rire entre cuir et chair, pour ne pas scandaliser tant ◀d’▶écoutants. Après cela il fit mettre tout le monde à genoux, chanta ◀le▶ Miserere et dit ◀le▶ Confiteor tout ◀l’▶équipage ◀le▶ répéta. Après quoi, il leur donna ◀l’▶absolution, avec des indulgences plénières en tel cas requises et accoutumées. On fit boire un bon coup ◀d’▶eau ◀de▶ vie à tout ◀l’▶équipage, et chacun se rangea à son poste. J’en vis plusieurs qui faisaient ◀de▶ bien mauvais sang et qui auraient bien voulu être avec ◀les▶ cochons ◀de▶ Panurge, tant ◀la▶ harangue ◀de▶ ◀l’▶aumônier leur avait imprimé ◀la▶ terreur ◀de▶ ◀la▶ mort. Cependant ◀la▶ couleur leur revint à la seconde bordée ◀de▶ canon, et ◀le▶ péril dissipa leur première crainte. Cependant, je ◀le▶ répète encore, cette cérémonie, toute sainte qu’elle est, ne me plairait point sur ◀le▶ point ◀d’▶un combat.
244. Nous eûmes quantité ◀de▶ blessés qui furent portés dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale où ◀l’▶aumônier était avec ◀les▶ chirurgiens ; et certainement ils ne manquaient point ◀d’▶occupation, ni l’un ni ◀les▶ autres. J’y descendis plusieurs fois, et je ne pus m’empêcher ◀de▶ rire ◀de▶ voir ◀l’▶aumônier précipiter leurs confessions. Il n’était certainement point en état ◀de▶ ◀la▶ révéler, il y faisait trop peu ◀d’▶attention. Il était tellement ennuyé du combat que son plus grand soin était ◀de▶ s’informer si ◀la▶ musique continuerait encore longtemps, et ◀la▶ conscience ◀de▶ ses pénitents était ce qui ◀l’▶occupait ◀le▶ moins. Aussi leur donnait-il ◀l’▶absolution à vue ◀de▶ pays, et par là mettait ◀le▶ diable en droit ◀d’▶en appeler à travers champs. Nous en avons bien ri depuis, et ◀de▶ son beau sermon préparatoire. Il disait sur celui-ci qu’il fallait mesurer son discours sur ◀la▶ capacité ◀de▶ ses auditeurs, et que tout était bon pour des matelots, Ad populum phaleras, qu’il avait appris cette manière ◀de▶ prêcher en Bretagne, où un prédicateur a toujours fait merveille, lorsqu’il a beaucoup parlé ◀de▶ Dieu et du diable à tort et à travers ; et qu’à l’égard de ◀la▶ confession, outre qu’il n’aurait pas eu ◀le▶ temps ◀d’▶entendre une si grande quantité ◀de▶ blessés, un sincère et bon peccavi dans ◀le▶ cœur valait mieux seul que toutes ◀les▶ paroles ensemble. Pour celui-là je n’en ai jamais douté. Après leur avoir donné ◀l’▶absolution, il leur jetait ◀de▶ ◀l’▶eau bénite sur ◀la▶ tête, ce qui me fit souvenir ◀de▶ ces deux vers ◀d’▶Ovide :
O nimium faciles qui tristia crimina caedisFluminea tolli posse putatis aqua.
Je me ressouvins aussi ◀de▶ ce que Arouïmtesche disait à M. de La Barre dans sa harangue que j’ai ci-devant rapportée.
245. Pour ce qui regarde ◀le▶ Prince, nous nous retirâmes à Brest avec bien ◀de▶ ◀la▶ peine, notre vaisseau étant percé à une infinité ◀d’▶endroits, faisant beaucoup ◀d’▶eau, et nos mâts presque brisés. Et pendant tout ◀le▶ temps que nous fûmes à ◀la▶ vue des côtes ◀d’▶Angleterre, nous eûmes ◀le▶ chagrin ◀de▶ ◀les▶ voir couvertes ◀de▶ feux ◀de▶ joie que ces messieurs qui nous avaient si bien étrillés faisaient pour se moquer encore ◀de▶ nous. Ils firent encore bien pis, car ils firent frapper une médaille où ◀le▶ roi Guillaume était représenté en Neptune qui disait aux vaisseaux français ce que Virgile lui fait dire aux vents :
Maturate fugam, régi quoque haec dicite vestroNon illi imperium Pelagi.
Mons[ieu] r ◀le▶ marquis de Langeron se retira à Brest aussi bien que nous, et sitôt qu’il fut arrivé, il fit mettre en prison quatre capitaines ◀de▶ brûlots qui n’avaient pas obéi aux signaux qu’il leur avait fait[s]. Il prétendait bien leur faire leur procès, mais il n’en fut rien. Une lettre ◀de▶ ◀la▶ cour ◀les▶ fit relâcher. Mons[ieu] r Langeron eut ◀le▶ tort ◀de▶ ◀l’▶aventure ; en effet il devait savoir que ◀les▶ enfants du cotillon étaient des animaux intactabilia, et ceux-ci en étaient.
246. J’en reviens au ministère ◀de▶ M. de Pontchartrain, qui réduisit tout ◀le▶ peuple à une telle extrémité qu’il fut plusieurs fois prêt à se révolter ; et en effet ◀la▶ misère était outrée. ◀Le▶ pain seul valait plus que ce qu’un ouvrier pouvait gagner, et presque tous ◀les▶ ouvriers mouraient ◀de▶ faim, parce que chacun se retranchait à son seul nécessaire, encore très petitement. ◀Les▶ pauvres sans secours mouraient sur ◀le▶ pavé, et tout le monde se contentait ◀d’▶en avoir pitié sans leur faire aucune charité. On a vu des hommes bien faits, forts et robustes s’engager avec des capitaines pour un écu, porter ce même écu chez un boulanger, y prendre du pain, et mourir un moment après. On en a ouvert quelques-uns, et on leur a trouvé dans ◀les▶ entrailles, au lieu de nourriture humaine, un amas ◀de▶ mauvaises herbes qu’ils avaient avalées et qui ne pouvant être digérées par ◀la▶ faible chaleur ◀de▶ leur estomac ◀les▶ étouffaient. Louis savait une partie des malheurs publics, mais il n’en voulait rien savoir ; et par un arrêt du Conseil affiché à des poteaux sur ◀les▶ chemins ◀de▶ ◀la▶ Cour, il fut fait défense à tout mendiant sous peine de fouet, ◀de▶ ◀la▶ fleur ◀de▶ lys et des galères, ◀d’▶en approcher ◀de▶ trois lieues. Ce n’est point là ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶Evangile, mais c’était celui ◀de▶ ◀la▶ marquise de Maintenon et du ministre. ◀Le▶ pape apprit cette dureté qu’on exerçait en France contre ◀les▶ pauvres et ne se put empêcher ◀de▶ dire que c’en était trop à Louis ◀d’▶avoir porté sa main à ◀l’▶encensoir en violentant ◀les▶ consciences par sa mission à ◀la▶ dragonne, sans s’en prendre encore à Jésus-Christ lui-même en ◀le▶ persécutant et ◀le▶ flétrissant dans ses membres, et que Dieu tôt ou tard se vengerait ◀de▶ tant ◀d’▶excès.
247. Malgré ◀la▶ pauvreté publique, ◀les▶ impôts augmentaient ◀de▶ jour en jour, et ◀le▶ peuple était réduit au désespoir. Comme il ne pouvait plus porter ◀de▶ taxe, il fallut avoir recours à des moyens toujours impies pour trouver ◀de▶ ◀l’▶argent. ◀Les▶ églises, ◀les▶ fabriques, ◀les▶ communautés, ◀les▶ gens ◀de▶ qualité, ◀les▶ bourgeois, en un mot toute ◀la▶ France fut obligée ◀de▶ porter son argenterie aux hôtels des Monnaies pour y être converties en espèces sonnantes et courantes dans ◀le▶ public. Cette vaisselle y était reçus, et on ◀la▶ payait en billets, sur lesquels ◀le▶ décri est tellement venu qu’on donnait pour cent françs comptant un billet ◀de▶ mille livres. Cependant ◀les▶ espèces étaient fabriquées, mais ne paraissaient pas dans ◀le▶ commerce. On prétend que ce sont ◀les▶ mêmes que ◀la▶ banque ◀de▶ Venise a prêtées au duc de Savoie, et dont il s’est servi pour nous faire ◀la▶ guerre. Il y a encore quelque chose de plus criant. C’est que ◀le▶ Roi, ou plutôt ses chiens ◀de▶ chasse, fermiers, maltôtiers et partisans, refusaient ◀de▶ prendre en paiement ces mêmes billets dont Louis avait reçu, ou dû recevoir ◀la▶ valeur. Sur quoi on disait publiquement que ◀le▶ Roi avait cela ◀de▶ commun avec ◀les▶ faux monnayeurs qu’il ne voulait pas recevoir pour bon ce qu’il avait délivré et fabriqué lui-même. Cependant c’était avec cela que Louis payait toutes ◀les▶ dettes ◀de▶ ◀l’▶Etat, même ◀les▶ officiers ◀de▶ sa maison, ◀les▶ marchands qui lui faisaient des fournitures, et jusques à ◀l’▶entretien ◀de▶ sa propre table et ◀de▶ son domestique.
248. Sur quoi il lui arriva une aventure qui mérite ◀d’▶être rapportée, et qui témoignera du moins que ces billets ◀de▶ monnaie ne lui étaient pas inconnues, ni ◀le▶ tort qu’ils faisaient à sa réputation et à son royaume. M.Bontemps son filleul, gouverneur ◀de▶ Versailles et son premier valet de chambre, avait coutume ◀de▶ ne porter que des habits fort simples. Louis s’aperçut un jour que dessous un justacorps ◀de▶ tiretaine il avait une veste ◀d’▶une magnificence achevée ; ◀les▶ boutons en étaient ◀de▶ diamants, et ◀la▶ broderie ◀d’▶une délicatesse à faire plaisir. — Et depuis quand, Bontemps, vous mettez-vous si magnifique, lui demanda-t-il. — C’est, répondit-il, que ma sœur se marie aujourd’hui ; vous-même en avez signé ◀le▶ contrat, et je veux faire honneur à sa noce. — Voilà, poursuivit ◀le▶ Roi, ◀la▶ plus belle broderie que j’ai jamais vue. — Je ◀le▶ sais bien qu’elle est belle, reprit M. Bontems, aussi me coûte-t-elle bien ◀de▶ ◀l’▶argent en espèces sur quoi il n’y a rien à perdre. Car je ne ◀l’▶ai pas payée comme vous en billets ◀de▶ monnaie. Louis ◀le▶ regarda, et changea ◀de▶ discours.
249. M.d’Orléans son frère entreprit ◀de▶ lui représenter ◀la▶ misère du peuple, et en eut cette réponse digne plutôt ◀d’▶un tigre, s’il pouvait parler, que ◀d’▶un roi chrétien. Eh bien, quand il mourrait quatre ou cinq cents mille ◀de▶ ces canailles-là, qui ne sont que très inutiles sur ◀la▶ terre, ◀la▶ France en sera-t-elle moins France ? Je vous prie ◀de▶ ne vous point mêler ◀de▶ ce qui ne vous regarde pas. On ajoute que M. de Pontchartrain qui était présent voulut pallier ◀la▶ pauvreté, et mettre ◀les▶ pauvres sur ◀le▶ pied ◀de▶ vagabonds et ◀de▶ fainéants, et donna une espèce ◀de▶ démenti à M. ◀le▶ duc ◀d’▶Orléans, et que, malgré ◀la▶ présence du Roi, ce prince, frappé vivement ◀de▶ sa hardiesse, lui fit présent ◀d’▶un soufflet. Je ne réponds point ◀de▶ ◀la▶ vérité ◀de▶ celui-ci, mais je sais que c’était ◀le▶ bruit public ◀de▶ Paris.
250. Louis dauphin, propre fils ◀de▶ Louis XIV, voulut aussi remontrer à son père ◀la▶ pauvreté des peuples. Et vous aussi, lui dit brusquement et publiquement son père, êtes-vous ◀le▶ procureur ou ◀l’▶avocat général ◀de▶ ◀la▶ canaille ? Enfin ◀la▶ chose en vint jusques au point qu’on n’osa plus lui en parler, à moins que ◀de▶ vouloir s’exposer à son indignation. Mais pour satisfaire ◀la▶ voracité et ◀l’▶avarice ◀de▶ ◀la▶ Maintenon et du ministre, on retrancha ◀les▶ gages des officiers ; on ◀les▶ obligea ◀de▶ prendre des augmentations ◀de▶ gages sans être payés des anciens ; on prit ◀les▶ fonds destinés à payer ◀les▶ rentes sur ◀l’▶Hôtel de Ville, et cela acheva ◀de▶ rendre tout à fait pauvres ceux qui n’avaient que ces rentes pour leur subsistance, et on a vu à Paris des gens demandants [sic] ◀l’▶aumône dans ◀les▶ rues et en plein jour avec leurs contrats à ◀la▶ main. Qui que ce soit ne payait, parce que personne n’avait ◀de▶ quoi payer ; ce qui a été cause ◀d’▶une infinité ◀de▶ banqueroutes, ◀de▶ vols et ◀de▶ brigandages, tant à Paris que dans ◀les▶ provinces. Tant il est vrai que ◀le▶ corps ◀d’▶un royaume ou ◀d’▶un Etat ressemble au corps humain dont on ne peut blesser une partie que tout ◀le▶ reste ne s’en ressente, et que ◀l’▶harmonie n’en soit détraquée et troublée. Voici une épigramme qui courut dans ce temps-là :
Sous Fouquet qu’on regrette encor251. On fit encore celle-ci qui n’est qu’un jeu sur son nom :Un char traîné par trois furies,
252. On croit que ces trois furies sont Louis, ◀le▶ père de La Chaise confesseur, et M. de Pontchartrain ; et qu’on désigne ◀la▶ Maintenon par ◀le▶ démon qui conduit ◀le▶ tout. Malgré tout cela, ils voulaient tous paraître être abîmés dans ◀la▶ dévotion, et il y eut un auteur assez hardi, ou plutôt assez impie pour oser donner au public ◀les▶ maximes ◀de▶ Mad[am] e ◀de▶ Maintenon comme celles ◀d’▶une sainte à miracles. J’en parlerai lorsque je ferai son portrait en raccourci. Il est vrai qu’il y a bien du bon dans elle, mais quoiqu’elle paraisse très dévote, j’avoue que je ne ◀la▶ prendrais pas pour ◀le▶ modèle ◀de▶ sainteté bien parfaite. Je retourne à M. de Pontchartrain.
253. Il fut le premier qui vendit généralement tous ◀les▶ emplois ◀de▶ ◀la▶ Marine qui dépendaient ◀de▶ lui, en quoi il était secondé par Bégon, son premier commis, dont ◀la▶ femme, aussi joueuse que facile à ses amants, ◀le▶ secondait aussi très parfaitement, et employait ce qu’elle en retirait pour faire présent à ses favoris, et toper masse, paroli, sept et ◀le▶ va. Mad[am] e ◀de▶ Pontchartrain disposait du gros ; elle vendait ◀les▶ places ◀de▶ fermiers généraux cinquante mille francs, et outre quatre cents cinquante mille livres ◀d’▶avance qu’ils étaient obligés ◀de▶ faire au Roi, il fallait payer ◀la▶ petite oie aux domestiques, qui n’avaient point d’autres appointements que ◀la▶ bourse commune qu’ils partageaient à tant par part, ◀les▶ uns deux parts, et d’autres un quart ◀de▶ part. C’était ◀la▶ maîtresse elle-même qui en faisait ◀la▶ distribution, sauf son droit ◀de▶ vacation et ◀de▶ présence. On laisse à penser ◀de▶ quelle manière ◀le▶ Roi était volé par des gens dont plus des trois quarts avaient été laquais, et qui achetaient si cher ◀le▶ droit ◀d’▶entrer dans ses fermes, outre ◀le▶ pot-de-vin qu’il fallait encore payer à ◀l’▶adjudication des fermes, plus ou moins selon ◀le▶ montant ◀de▶ ◀l’▶adjudication, qui était toujours pour ◀le▶ moins ◀de▶ deux sols pour livre. ◀Le▶ mérite, ◀la▶ bravoure, ◀la▶ valeur, ◀la▶ science, ◀les▶ services et ◀la▶ probité ne consistaient, dans ◀l’▶esprit du maître, ◀de▶ ◀la▶ maîtresse, des commis supérieurs et du reste ◀de▶ ◀la▶ couvée, que dans ◀les▶ espèces sonnantes à leur profit. Une avarice sordide et crasse y régnait, surtout dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ maîtresse, qui très souvent lâchait des mots dont ◀les▶ plus effrontées harengères auraient eu honte. Lorsque après ◀la▶ mort ◀de▶ M. Boucherat M. ◀de▶ Pontchartrain fut revêtu ◀de▶ ◀la▶ dignité ◀de▶ chancelier, Madame ◀la▶ princesse ◀de▶ Monaco alla en féliciter Mad[am] e ◀de▶ Pontchartrain sa bonne amie. Mais celle-ci, qui préférait ◀l’▶utile à ◀l’▶honnête, lui répondit en propres termes : Foufre ◀de▶ ◀l’▶élévation ! pendant que j’étais ◀la▶ femme ◀d’▶un contrôleur général, je roulais sur ◀l’▶or et ◀l’▶argent ; et à présent que je suis femme ◀d’▶un chancelier, je n’ai pas un b.....de sol. Elle lâcha ces mots ◀d’▶un air que ◀la▶ princesse de Monaco et d’autres qui y étaient présents virent bien que ◀la▶ bouche expliquait ◀les▶ sentiments du cœur. Aussi son proverbe ordinaire était : Moins ◀d’▶honneur et plus ◀de▶ profit.
254. M.de Pontchartrain, chez qui ◀l’▶argent pleuvait de toutes parts par ces canaux, ses appointements et ◀les▶ émoluments ◀de▶ son emploi, trouva encore des moyens infâmes ◀d’▶augmenter ses richesses. Ce fut ◀de▶ s’intéresser sous des noms empruntés dans tous ◀les▶ partis, et ◀de▶ recevoir non seulement ◀les▶ avis que M. Colbert avait rebutés, mais tous ceux qu’on lui présentait pourvu qu’ils fussent à son profit, car ◀la▶ ruine du peuple était ce qui ne ◀l’▶inquiétait point. ◀De▶ ◀la▶ sont venu[e] s toutes ces infâmes créations ◀de▶ charges, ◀les▶ offices, ◀les▶ hérédités, ◀les▶ confirmations, ◀les▶ gages et augmentations ◀de▶ gages, ◀les▶ suppléments ◀de▶ finance, ◀les▶ amortissements tant des biens ◀de▶ ◀l’▶Eglise que des biens des communautés séculières et régulières, ◀le▶ huit[ièm] e denier ecclésiastique, le sixième laïc, ◀les▶ impôts redoublés, d’autres impôts nouveaux établis sur des choses qui pour leur minutie en avaient toujours été exemptes, ◀le▶ beurre, ◀les▶ œufs, ◀les▶ légumes, ◀la▶ glace, etc. ; et je n’aurais jamais fait si j’entreprenais ◀de▶ tout nommer. ◀De▶ là sont venues aussi ces fortunes subites et éclatantes ◀d’▶une infinité ◀de▶ coquins, indignes qu’on songe à eux que pour ◀les▶ rendre odieux à ◀la▶ postérité. Tel est un Tévenin, un Bourvalais, un Miotte, un ◀Le▶ Normand, un Deschiens, un Mainon, un Hénault, un Legendre, un Crozat et mille autres coquins tirés ◀de▶ ◀la▶ plus basse lie du peuple qui ont presque tous su trouver, par ◀le▶ moyen ◀de▶ leurs mauvaises richesses, ◀le▶ secret ◀de▶ se rendre ◀les▶ esclaves des gens ◀de▶ qualité qui se sont avilis jusques à entrer dans leurs familles. J’en nommerais une infinité d’autres si je [me] mettais sur ◀le▶ pied ◀d’▶en faire ◀le▶ détail, mais grâce à Dieu je ne connais cette misérable canaille que par ◀le▶ tort qu’elle m’a fait et à toute ◀la▶ France. Mais sans interrompre ◀le▶ fil ◀de▶ mon discours sur M. de Pontchartrain, il faut que je décharge ma bile et que je dise un mot ◀d’▶eux tous par rapport à lui à qui rien n’a jamais été plus odieux que ◀les▶ gens ◀de▶ probité, et ◀de▶ maison ou ◀de▶ famille, quoique lui-même fût ◀de▶ cette dernière espèce ; je veux dire ◀d’▶assez bonne maison, car pour ◀de▶ probité, on ne peut pas sans injustice lui en attribuer aucune, et naturellement je ne suis pas né menteur ; ainsi, je ne torderai [sic] pas mon caractère ◀de▶ sincérité pour ◀l’▶amour ◀de▶ lui, et je vais leur rendre justice à tous suivant ◀la▶ vérité ◀la▶ plus exacte.
255. Tévenin, dont ◀le▶ fils est à présent m[aîtr] e des requêtes, était fils ◀d’▶un très petit notaire à Xaintes ; sa fortune a commencé par ◀les▶ plus vils emplois dans ◀les▶ gabelles. Il a trois [fois] fait banqueroute. Il faut pourtant dire à sa louange que ces banqueroutes n’étaient pas véritablement siennes, mais bien ◀de▶ ses commettants, qui ◀l’▶avaient obligé ◀d’▶accepter des billets qu’il ne put acquitter faute de remises que ces mêmes commettants ne lui faisaient pas. Il fut mis plusieurs fois en prison et en sortit sinon à son honneur, du moins sans infamie. Et on peut dire que ◀la▶ fortune fit ◀de▶ lui son jouet comme ◀d’▶une balle ◀de▶ jeu ◀de▶ paume, tantôt à ◀l’▶air et en haut, tantôt dans ◀la▶ blouse, et quelquefois aussi bas que celles qui tombent dans ◀les▶ galeries où tout le monde marche et passe pardessus. Il a eu ◀la▶ probité ◀de▶ payer exactement et même avec un bon intérêt ◀les▶ gens qui étaient compris dans ses faillites, et il ◀l’▶a fait ◀de▶ bonne grâce sitôt que ◀la▶ fortune ◀l’▶a mis en état ◀de▶ s’acquitter. Je connais une femme que ◀la▶ misère avait réduite à être blanchisseuse, et qui ne songeait plus à lui du tout lorsqu’il ◀l’▶envoya quérir dix-huit ans après ◀la▶ mort ◀de▶ son mari, à laquelle il rendit tant pour elle que pour ses enfants huit mille francs qu’il devait au défunt, et lui en paya ◀l’▶intérêt au denier dix, ce qui montait à plus ◀de▶ vingt-deux mille livres. On ne peut pas en agir avec plus ◀de▶ conscience et plus ◀d’▶humanité, et certainement il aurait été digne ◀de▶ sa fortune s’il en avait fait un bon usage, mais cette fortune trop favorable ◀le▶ gâta. Il devint fourbe, menteur et fripon, et tellement adonné aux publiques[sic] que ◀les▶ présents qu’elles lui ont fait ◀l’▶ont conduit en terre. Il avait épousé une femme vertueuse. Il ◀la▶ méprisa sur sa seule pauvreté ; elle lui intenta procès au Parlement, et sans qu’elle fût accusée ◀de▶ mauvaise conduite, il eut arrêt qui ◀la▶ condamna à entrer dans un couvent ; elle s’y mit ◀d’▶elle-même. Il avait gardé auprès de lui un fils qu’il avait eu ◀d’▶elle. C’est M. de Courson, aujourd’hui m[aîtr] e des requêtes, qui ne supportait que très impatiemment ◀la▶ clôture ◀de▶ sa mère, et ◀la▶ manière ◀de▶ vivre ◀de▶ son père avec Madame d’Aguesseau, femme ◀d’▶un m[aîtr] e des requêtes, qui demeuraient tous dans ◀la▶ même maison. M.d’Aguesseau se bouchait ◀les▶ yeux sur ◀la▶ conduite ◀de▶ sa femme, parce que lui et elle étaient logés, nourris et défrayés aux dépens de ◀la▶ bourse ◀de▶ Thévenin. ◀La▶ fils n’osait rien dire parce que son père était homme à ◀le▶ déshériter. Mais il changea ◀d’▶égards pour son père lorsqu’il fut m[aîtr] e des requêtes et qu’il eut épousé Mademoiselle d’Aguesseau, fille ◀de▶ celle que son père entretenait. Il se consulta avec sa propre mère, et par des canaux souterrains il y eut une lettre ◀de▶ cachet qui ordonna à Mons[ieur] et à Madame d’Aguesseau ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ Thévenin et ◀d’▶aller loger ailleurs. Thévenin vit bien ◀d’▶où venait ◀le▶ coup et congédia son fils aussi, si bien qu’il resta seul chez lui. Mais cela ne ◀l’▶empêchait point ◀d’▶entretenir commerce avec ◀la▶ mère ◀de▶ sa bru, qui était allée demeurer à sa proximité, et ◀de▶ lui fournir plus qu’il ne lui en avait jamais donné chez lui. On dit même que Madame d’Aguesseau fut cause qu’il ne déshérita pas son fils, parce que sa fille à elle s’en serait ressentie. Il tomba malade ◀de▶ ◀la▶ maladie dont il est mort. Il envoya chercher des médecins pour consulter des remèdes qui lui seraient propres. Ils ne s’accordèrent pas sur ces remèdes, et tous convinrent qu’il avait ◀la▶ plus belle fleur ◀de▶ Vénus. Ils sortirent en ◀le▶ laissant dans ◀l’▶incertitude des remèdes. Ils étaient huit qui furent bien payés ; et après leur départ il entra dans ◀le▶ bureau ◀d’▶un ◀de▶ ses commis : Garnidié, leur dit-il, il était bien nécessaire qu’il m’en coûtât huit louis ◀d’▶or pour leur entendre dire à tous que j’ai ◀la▶ vérole. Ne ◀le▶ savais-je pas bien tout seul ? Sa maladie augmentant il fallut se mettre au lit. Il fit son testament par lequel, entre autres choses, il léguait sa belle maison ◀de▶ ◀la▶ rue des Petits-Champs à M. de Pontchartrain pour reconnaissance ◀de▶ lui avoir procuré sa fortune, vingt mille francs à ◀la▶ fabrique ◀de▶ Saint-Roch sa paroisse pour en faire achever ◀le▶ bâtiment, conserva à son fils ◀les▶ droits à lui acquis par ◀la▶ nature, et ne dit pas un mot ◀de▶ sa femme.
256. ◀Les▶ Petits Pères noirs ◀de▶ ◀la▶ place des Victoires entreprirent ◀d’▶être ses confesseurs, mais comme leur vie déréglée commençait à paraître, et que ◀le▶ vicaire ◀de▶ S[ain] t-Roch, dont ◀le▶ curé était exilé pour jansénisme, ne voulait pas perdre sa part ◀d’▶une pareil ◀le▶ succession, il y eut un mandat ◀de▶ M. ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris, cardinal de Noailles, qui défendit a ces pères ◀d’▶entrer chez Thévenin, et lui ordonnait à lui ◀de▶ se servir pour confesseur ◀d’▶un prêtre ◀de▶ ◀la▶ paroisse. Ce vicaire, nommé M. Charpentier, y vint, et après avoir (à ce qu’il crut) gagné ◀la▶ confiance ◀de▶ son pénitent, il lui parla ◀de▶ son âme, et lui remontra ◀la▶ nécessité où il était ◀de▶ pardonner à ses ennemis, du moins à ceux que mal à propos il croyait tels ; que c’était ◀de▶ Madame son épouse et ◀de▶ M[onsieu] r son fils qu’il voulait parler ; qu’il devait faire ôter ◀de▶ son cabinet et même jeter au feu ◀les▶ peintures qui étaient dans sa chambre et dans son cabinet, parce que ◀les▶ nudités qui y étaient représentées n’offraient rien que ◀d’▶impur à ◀la▶ vue, ce qui pouvait faire révolter ◀les▶ sens, surtout dans un jeune homme ◀de▶ ◀l’▶âge ◀de▶ M[onsieur] son fils ; qu’au surplus s’il avait encore quelque chose sur ◀la▶ conscience qui lui fît peine, il pouvait s’en acquitter devant Dieu en contribuant par une aumône au bâtiment ◀de▶ Saint-Roch et à ◀la▶ décoration ◀de▶ ◀l’▶église.
257. Thévenin ne ◀l’▶interrompit point, et lorsque ◀le▶ vicaire eut fini, il répondit qu’il y avait si longtemps qu’il était accoutumé à voir ces tableaux qu’ils ne faisaient plus ◀d’▶impression sur lui, et qu’ils lui avaient coûté trop ◀d’▶argent pour ◀les▶ faire brûler ; qu’il voulait ◀les▶ conserver pendant sa vie ; que lui mort celui qui ◀les▶ aurait en ferait tout ce qu’il lui plairait, dont il ne se mettait pas en peine ; qu’à l’égard de son fils, il était assez âgé et assez instruit pour savoir ses devoirs ; que ◀la▶ manière dont il reviendrait chez lui lui prescrirait à lui ◀de▶ quelle manière il ◀le▶ recevrait ; que pour sa femme il ne voulait jamais ◀la▶ voir puisqu’ils avaient été séparés par arrêt. — Mais Monsieur, lui dit ce confesseur, cet arrêt a été donné en votre faveur, et n’est dû qu’à votre crédit, et non à ◀la▶ justice ◀de▶ votre cause, contre une femme qui ne pouvait pas se défendre, étant dénuée ◀de▶ tout. — Tels que soient ◀les▶ motifs qui ont fait rendre cet arrêt, reprit ◀le▶ pénitent, je m’y tiens ; si ceux qui ◀l’▶ont rendu ont voulu se damner pour ◀l’▶amour ◀de▶ moi, tant pis pour eux ; je ne m’en embarrasse point. Mais pour moi, j’ai toute ma vie eu trop ◀de▶ respect pour Messieurs du Parlement pour ◀les▶ dédire à ma mort. A ◀l’▶égard du bâtiment ◀de▶ Saint-Roch, je n’appréhende pas ◀la▶ peste, et par conséquent je n’ai pas besoin ◀de▶ lui faire des offrandes. J’avais pourtant ordonné dans mon testament qu’on donnât une som[me] assez considérable, mais je vous assure à présent que Saint-Roch, ◀la▶ fabrique ni vous n’en toucherez jamais un denier. Et là-dessus je vous prie ◀de▶ me laisser en repos. Je m’en dirai plus à moi-même en un quart d’heure que vous ne m’en diriez en cent ans. Et en effet ce confesseur sortit très scandalisé ◀de▶ ◀la▶ réponse du pénitent, et je crois surtout ◀de▶ ses dernières paroles.
258. Son fils attendait ce vicaire, et ayant appris ◀de▶ lui que son père était dans ◀d’▶assez bonnes dispositions à son égard, entra dans sa chambre, et se jeta à genoux devant son lit. Voilà comme je vous veux, dit Thévenin. Mais apprenez que vous n’êtes qu’une bête ◀de▶ vous être jeté dans d’autres intérêts que les miens. Ce n’était point à vous ◀de▶ pénétrer mes desseins, c’était à vous ◀d’▶approuver mes actions, et ◀de▶ croire que ◀la▶ raison était de mon côté. Levez-vous, et envoyez un laquais quérir mon notaire ; qu’il vienne, et qu’il apporte avec lui mon testament, j’ai à y changer. Et vous, rentrez quand ◀le▶ laquais sera parti. Après ◀le▶ départ ◀de▶ ce laquais, ◀le▶ père parla au fils ◀de▶ quelques affaires domestiques, et ◀le▶ notaire et un autre étant venus, tout ◀le▶ changement qu’il fit dans son testament, c’est qu’il en révoqua ◀la▶ clause des vingt mille livres qu’il avait données au bâtiment ◀de▶ Saint-Roch, et ordonna à son fils ◀de▶ ◀le▶ faire porter à Courson après sa mort. Il mourut deux jours après, et voici ce qu’on fit sur sa mort :
Thévenin est donc mort, ce n’est pas grand dommage :Tous gens propres au brigandage.Qui fut gagné par monopole,
259. Messieurs ◀de▶ Saint-Roch eurent un pied ◀de▶ nez à ◀l’▶ouverture ◀de▶ son testament, et à peine eut-il rendu le dernier soupir, que ◀le▶ fils envoya requérir sa mère ; et peu de temps après, pour ◀la▶ venger, il imita son père, c’est-à-dire qu’il relégua sa femme dans un couvent. Madame d’Aguesseau ne survéquit ◀de▶ guière ◀de▶ [sic] son amant, et M. de Pontchartrain, fort aise que ◀le▶ défunt se fût souvenu ◀de▶ lui dans son testament, accepta ◀le▶ legs qui y était porté en sa faveur.
260. Paul Simon dit Bourvalais est ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ Melchisedec on ne lui connaît sur terre ni père ni mère. Ceux qui prétendent savoir des nouvelles ◀de▶ sa naissance disent qu’il est né en Bretagne dans ◀le▶ village ◀de▶ Palais, proche de Nantes, qui est ◀le▶ même endroit où naquit ◀le▶ fameux Abailard. On ajoute qu’il est bâtard du curé ◀de▶ ce village qui ◀l’▶eut ◀de▶ ◀la▶ veuve ◀d’▶un batelier, ou plutôt ◀d’▶un ◀de▶ ces cueilleurs ◀de▶ persil qui remontent ◀la▶ Loire en tirant un bateau après eux. Quoi qu’il en soit, on ne sait quel il est, et on doute qu’il ◀le▶ sache lui-même ; et on se fonde sur ◀la▶ peine qu’il a eue ◀de▶ produire un extrait baptistaire pour être reçu secrétaire du roi, qui est une savonnette à vilain, et parmi lesquels il y en a plusieurs ◀de▶ pareille acabie. Il vint à Paris pour son bonheur, et entra laquais chez Thévenin dans ◀le▶ temps ◀de▶ sa première fortune. Sur quoi ◀l’▶on dit qu’étant une fois entrés en dispute ensemble au sujet ◀d’▶un traité où ils avaient tous deux part, Thévenin lui reprocha qu’il avait été son laquais ; Bourvalais en convint, et lui dit que si lui Thévenin avait été le sien, il ◀l’▶aurait été toute sa vie. Si cette réponse est vraie, Bourvalais a ◀de▶ ◀la▶ lecture, car il ◀l’▶a trouvée dans ◀l’▶histoire du comte de Souches [sic], et ce fut celle que ce général fit à Monsieur de Créqui à Trèves.
261. En sortant du service ◀de▶ chez Thévenin on ne sait ce qu’il fit, ni ◀de▶ quoi il véquit ; plusieurs gens prétendent qu’il se fit valet du bourreau ◀de▶ Paris, et que ce fut lui qui pendit et secoua Vandelanden lorsque ◀le▶ chevalier ◀de▶ Rohan eut ◀le▶ cou coupé devant ◀la▶ Bastille. Je ne sais ce qui en est. Toujours sais-je bien que je fus témoin en 1699 ◀de▶ ◀la▶ scène que je vais rapporter. ◀Le▶ fameux Bernard, maître marchand de vin des Quatre-Vents proche du Temple, avait ◀le▶ seul cabaret qui était pour lors dans ◀l’▶enclos du Prieuré, qu’il faisait valoir par un garçon nommé Guillaume ; et ce garçon était ◀de▶ ma connaissance, parce qu’il avait été domestique dans ma famille ; et comme il me donnait toujours ◀de▶ bon vin, j’allais chez lui assez souvent. Un jour que j’y venais de faire collation, je vis en sortant un homme ◀de▶ très mauvaise mine, saoul à battre ◀les▶ murs ◀de▶ son corps. Il s’approcha ◀d’▶une troupe ◀de▶ gens fort bien mis en noir, et en perruques fort belles. Il s’attaqua à l’un ◀d’▶eux, dont, soit dit en passant, ◀la▶ physionomie était très patibulaire, et en se laissant presque tomber à terre, tant il était ivre : — Hé ! comment te portes-tu, mon pauvre Simon ? Jarniqué, il y a longtemps que je ne t’ai vu et que je n’avons bu ensemble ! Veux-tu que je paie chopine ? — Retire-toi, mon enfant, lui dit cet homme. — Quel b.....es-tu donc, reprit ◀l’▶ivrogne ? Est-ce que tu ne te souviens plus que j’avons été ensemble valets du bourreau ◀de▶ Pontoise ? Je laisse à penser à tout lecteur dans quel embarras était cet homme en présence de sa compagnie et ◀de▶ quantité ◀de▶ gens qui s’étaient assemblés, et qui me sont inconnus. En tout cas j’en connais encore trois, M. Gilquin, directeur des fermes en Bourgogne, avec qui j’étais, Guillaume, cabaretier, et ◀le▶ s[ieu] r Groulet, doreur. Ces deux-ci indiqueraient encore d’autres témoins s’il était nécessaire ◀d’▶en venir à une preuve complète. Je rentrai dans ◀le▶ cabaret et demandai quels étaient ces deux hommes. On me demanda à moi ◀de▶ quel pays j’étais pour ne pas connaître Bourvalais, si renommé par ses friponneries ? Et on me dit que l’autre qui ◀l’▶avait attaqué était geôlier des prisons du Temple. Il ◀l’▶est encore actuellement, et est un témoin qui peut en être cru. Celui-ci était sur son pailler, et Bourvalais n’était venu au Temple que pour y voir son bon ami Lanoue, qui pour ses bonnes et saintes actions dans ◀la▶ sacrée maltôte a été canonisé au pilori et est mort aux galères. Il y était venu voir aussi un nommé Tirard, autre très ardent fripon. ◀Les▶ factums ◀de▶ Lanoue, ◀de▶ Bourvalais et ◀de▶ Passerat, leur antagoniste, sont entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde.
262. Je n’avais jamais vu Bourvalais ◀de▶ ma vie que cette fois-là, mais environ un mois après j’eus lieu ◀de▶ ◀le▶ connaître personnellement. C’est sans contredit ◀la▶ brutalité elle-même sous une perruque et en figure humaine. Un ◀de▶ mes amis, M. Hindret, receveur des consignations à Vannes en Bretagne, m’écrivit qu’il avait été taxé à quarante mille francs ◀de▶ supplément ◀de▶ finance, et que je lui ferais plaisir ◀d’▶obtenir quelque diminution ; que c’était Bourvalais qui était ◀le▶ chef ◀de▶ ce traité, et qu’il fallait s’adresser à lui plutôt qu’au ministre, qui pour lors était M. Chamillard, auprès duquel j’avais ◀de▶ ◀l’▶accès, parce que M. Chavigny, son cousin et son premier commis, Monsieur ◀l’▶abbé ◀de▶ ◀La▶ Proutière, son cousin et mon protecteur, M. Rabouine son intendant, et Ferreau son premier valet de chambre étaient dans mes intérêts. ◀Le▶ hasard voulut qu’un ◀de▶ mes parents était mort il n’y avait que huit jours. Il m’était assez proche pour en porter ◀le▶ grand deuil, aussi ◀l’▶avais-je pris, et je puis dire que j’étais fort propre lorsque j’allai chez Bourvalais. Je ◀le▶ demandai à son portier, qui me dit que je n’avais qu’à suivre ◀le▶ mur, et qu’entrer à main gauche dans ◀l’▶allée que je voyais devant moi. Il y avait trois ou quatre marches ◀de▶ pierre ◀de▶ taille à monter ◀de▶ ◀la▶ cour à ◀l’▶allée ou galerie. Je ◀les▶ montais ◀la▶ tête basse, parce que je regardais où je marchais pour ne me pas laisser tomber sur du verglas couvert ◀de▶ fumier, lorsque je me sentis tout ◀d’▶un coup arrêté et même assez rudement par un homme qui descendait ces mêmes dégrés, et qui me demanda brutalement : A qui en veux-tu ? Je me jetai à côté, et portant ◀la▶ main sur mon épée, je ◀le▶ regardai : Et ◀de▶ quoi te mêles-tu ? lui dis-je en imitant son ton interrogant. Je ◀le▶ reconnus pour lors. — Ah ! Monsieur, me dit-il, à qui en voulez-vous ? — Ah ! Monsieur, repris-je, à qui j’en veux ? ◀le▶ mot ◀de▶ Monsieur est bien cher ici ! J’en veux à Monsieur Bourvalais. — C’est moi, Monsieur, reprit il, que vous plaît-il ? — C’est vous, lui dis-je comme surpris. — Oui, Monsieur, répondit-il. — Eh bien, lui dis-je, puisque c’est vous, vous ne saurez point ce qui m’amène, car cela ferait tort à un ◀de▶ mes amis. Et sans ◀le▶ saluer je lui tournais ◀le▶ dos. Il fut sans doute surpris ◀de▶ ma réponse et ◀de▶ ma sortie, toutes deux également brusques : mais ◀le▶ lendemain il se tranquillisa. J’étais chez M. Chamillart, et contais à M. Rabouine et à Ferreau ce qui m’était arrivé ◀la▶ veille. Ils en rirent à gorge déployée. Monsieur de La Proutiere, qui était ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀la▶ salle à parler avec un homme qui portait ◀le▶ cordon bleu, ◀le▶ quitta pour venir nous joindre. — ◀De▶ quoi riez-vous tant, leur dit-il ; cet animal-là, poursuivit-il en parlant ◀de▶ moi, a-t-il encore fait quelque tour ◀de▶ singe ? ◀Les▶ autres riaient toujours. — Dis-moi ce que c’est, me dit-il. Je lui répétai ◀les▶ choses telles que je viens de ◀les▶ écrire. Il en rit à toute gorge, et s’appuya sur mon épaule. iiojv] Justement comme nous en étions là, Bourvalais entra dans ◀la▶ salle, et sa vue ayant redoublé ◀les▶ éclats de rire, il vit bien qu’il en était ◀l’▶objet. Mais sans se déconcerter il s’approcha ◀de▶ nous (il est certain qu’il y a des gens dans ◀le▶ monde dont ◀le▶ cœur est ◀d’▶airain et ◀le▶ front incapable ◀de▶ rougir). — Est-il vrai, lui demanda Monsieur de La Proutière, que cet espiègle-là alla chez vous hier après-midi ? — Et vous a-t-il dit, reprit Bourvalais, qu’il m’envoya faire foufre ? — Non répondit Monsieur de La Proutière, il ne s’est pas servi ◀d’▶un pareil terme ; car Bourvalais avait tranché ◀le▶ mot. — Cela est pourtant vrai, reprit celui-ci. — Eh parbleu ! repris-je à mon tour, je vous ferai civilité quand vous me brutaliserez ! Vous ne ◀l’▶entendez pas mal ! Chez un homme comme moi, à brutal, brutal et demi. Vous m’avez pris apparemment pour quelque malhureux commis qui allait vous demander ◀de▶ ◀l’▶emploi, détrompez-vous. Lorsqu’il vit que je filais avec ◀les▶ principaux ◀de▶ Monsieur Chamillart, il me dit honnêtement qu’il fallait oublier ◀le▶ passé, et que si je voulais lui faire ◀l’▶honneur ◀d’▶aller chez lui ◀l’▶après-midi, il ferait tout ce qu’il pourrait pour me rendre service. J’y allai. Il me reçut fort bien. Il fit venir une bouteille ◀de▶ bon vin, et j’obtins ◀de▶ lui vingt mille francs ◀de▶ diminution pour mon ami ; qui était dix mille francs plus qu’il n’avait espéré lui-même, sa lettre portant qu’il aurait voulu en être quitte pour dix mille écus. Ce fut ainsi que finit ◀l’▶affaire ◀de▶ M. Hindret avec Bourvalais.
263. On ne sait point assez ◀le▶ détail ◀de▶ tout ce qui lui est arrivé pour rapporter juste quelle figure il a faite dans ce bas monde jusques à ◀la▶ construction du Pont-Royal où il fut piqueur aux gages ◀de▶ vingt-quatre francs par mois, et non pas dix écus comme ◀les▶ piqueurs ont eu depuis. Sa femme, pour lors madame du plus bas étage, et depuis madame à carreau, avait une chaudière où elle faisait cuire des morceaux ◀de▶ viande coupés pour ◀les▶ ouvriers, ◀de▶ ◀la▶ bière et ◀de▶ ◀la▶ tisane pour désaltérer ◀les▶ passants et eux, ◀le▶ tout à juste prix. En un mot elle tenait une petite gargote portative et bien vilaine, et dans cet honnête état ◀le▶ mari et ◀la▶ femme gagnaient leur vie en servant ◀le▶ public ; mais ◀la▶ fortune, qui ◀le▶ destinait à ◀l’▶écor-cher et à en être ◀le▶ bourreau, j’entends ◀de▶ ce même public, lui suscita une protection à laquelle il ne s’attendait nullement.
264. Il avait une sœur servante et cuisinière chez une demoiselle ◀de▶ moyenne vertu que M. de Pontchartrain entretenait. Bourvalais pria cette sœur ◀de▶ supplier sa maîtresse ◀de▶ lui procurer quelque emploi pour vivre. Cette sœur en parla à ◀la▶ demoiselle, et celle-ci au ministre, qui en descendant eut ◀la▶ bonté ◀de▶ dire à cette cuisinière que ◀le▶ peu qu’elle demandait ne valait pas ◀la▶ peine ◀de▶ ◀le▶ demander par un tiers, et qu’elle n’avait qu’à lui envoyer son frère. Il y alla par ◀l’▶ordre ◀de▶ sa sœur et ◀de▶ ◀la▶ demoiselle. M.de Pontchartrain, qui avait ses raisons pour ne pas paraître être intéressé dans ◀les▶ traités, et qui par conséquent avait besoin ◀de▶ gens capables ◀de▶ secret et qui fussent dans sa dépendance, reçut fort bien Bourvalais, qui ◀de▶ sa part laissa à ◀la▶ porte du ministre sa brutalité et ne prit que des airs soumis. M.de Pontchartrain ◀le▶ questionna, et Bourvalais lui répondit avec esprit, effectivement il n’en manque pas. Après une conversation assez longue, il eut ordre ◀de▶ revenir ◀le▶ lendemain à dix heures. Il n’y manqua pas, et ◀le▶ ministre ◀l’▶envoya au bureau des francs-fiefs avec ordre ◀d’▶y paraître comme intéressé. Il y alla et trouva ◀les▶ associés occupés à faire un état ◀de▶ répartition ◀de▶ ce que chacun ◀d’▶eux devait avancer pour sa mise. Il leur présenta ◀le▶ billet du ministre, et ◀les▶ surprit étrangement en leur offrant pour associé un homme dont tout ◀l’▶habit complet ne valait pas vingt sols ; du moins ◀la▶ plus hardie revendeuse des piliers des Halles n’en aurait pas donné trente. Cependant, comme ces gens pouvaient tout aussi bien que lui avoir porté ◀la▶ mandille, ils ne s’épouvantèrent pas ◀de▶ son habit dégu[en] illé ; mais ils lui dirent qu’il fallait savoir quel intérêt il voulait avoir dans ◀le▶ traité et quelles avances il était en état ◀de▶ faire. Bourvalais, qui n’avait pas ◀de▶ quoi dîner, bien loin ◀d’▶être en état ◀d’▶avancer un liard, se retira tout confus, et revint sur ses pas trouver M. de Pontchartrain, auquel il fit rapport du compliment qui lui avait été fait. Celui-ci lui ordonna ◀de▶ retourner et ◀de▶ leur dire ◀de▶ sa part qu’il voulait qu’il eût deux sols ◀d’▶intérêt sans en donner un seul ◀d’▶avance, et que s’ils refusaient ◀le▶ parti il allait mettre ◀le▶ traité entre d’autres mains. Bourvalais retourna ◀les▶ trouver, et ◀les▶ autres, qui ne voulaient point laisser à autrui ◀les▶ gains immenses que ce traité devait leur rapporter, agrégèrent Bourvalais dans leur corps mathieutiste. C’est ainsi qu’il devint partisan ; il ◀l’▶a lui-même dit à trop ◀de▶ gens pour en pouvoir douter. Après cette entrée, il se fourra ou il fut fourré dans toutes ◀les▶ meilleures affaires qui se faisaient. On prétend que M. de Pontchartrain lui en faisait ◀les▶ avances, et s’en réservait ◀la▶ moitié dans ◀le▶ gain des deux sols huit deniers en dedans et ◀les▶ deux sols en dehors, avec ◀le▶ principal ◀de▶ ses avances et ◀les▶ intérêts au denier dix, et que Bourvalais avait pour lui l’autre moitié du gain, ◀les▶ droits ◀de▶ présence et son industrie.
265. Je ne tiens ceci que du bruit public, mais il y a beaucoup ◀d’▶apparence que ce bruit n’est pas faux par deux raisons qui paraissent convaincantes. La première que Bourvalais n’aurait jamais fait une fortune si opulente si il n’avait pas eu des fonds, que par lui-même il n’était point en état ◀de▶ fournir, et qu’ainsi il fallait qu’il ◀les▶ eût ◀d’▶une autre bourse que ◀de▶ la sienne. La seconde, que si Mons[ieu] r ◀de▶ Pontchartrain n’avait pas pris part à cette fortune, Cordier n’aurait pas été pendu. Voici ◀le▶ fait. Cordier avait donné à Bourvalais un avis ◀de▶ nouvelle maltôte ; Bourvalais lui avait promis dix mille écus ◀de▶ gratification si ◀l’▶affaire était acceptée, M. de Pontchartrain ◀la▶ trouva bonne, et elle passa. Lorsqu’elle fut en mouvement, Cordier alla chez Bourvalais lui demander ◀le▶ droit ◀d’▶avis que celui-ci lui avait promis. Bourvalais ne voulut pas s’en souvenir, et, en bon maltôtier il remit Cordier tant de fois que celui-ci connut bien qu’il n’avait pas envie ◀de▶ lui rien donner du tout. N’étant pas ◀d’▶humeur à souffrir un pareil passe-droit, il alla pour une dernière fois chez Bourvalais pour avoir ou ◀de▶ ◀l’▶argent ou un billet, et lui porta une [sic] écritoire à ◀la▶ tête. Bourvalais, prenant cette écritoire pour un pistolet, entra en composition, mais, ses sens s’étant un peu rassis, il reconnut ce que c’était que ce prétendu pistolet, et se mit à crier ◀de▶ toute sa force au voleur. Cordier vit bien qu’il n’avait point ◀d’▶autre parti à prendre que celui ◀de▶ se retirer. ◀Les▶ domestiques ◀de▶ Bourvalais voulurent ◀l’▶arrêter et ne ◀le▶ purent. Il franchit ◀la▶ porte, et, suivi ◀de▶ ces domestiques et ◀de▶ canaille qui s’attroupait à leurs cris, il se mit à courir à toutes jambes pour gagner ◀le▶ Palais-Royal. Il fut arrêté en chemin, et après avoir été bien battu par ◀les▶ gens ◀de▶ Bourvalais, il fut conduit chez un commissaire, et ◀de▶ là au Châtelet, ◀d’▶où il n’est sorti que pour être attaché à ◀la▶ potence. Tout ◀le▶ public fut indigné ◀d’▶une pareille exécution ; il pensa même y avoir une révolte. Monsieur et Madame d’Orléans, père et mère du Régent, demandèrent sa grâce à Louis, mais ils furent barrés par Mons[ieu] r ◀de▶ Pontchartrain, qui avait si bien prévenu ◀l’▶esprit ◀de▶ Louis que toutes leurs sollicitations furent infructueuses, et Cordier fut pendu et étranglé. C’est encore là un sujet ◀de▶ vengeance pour ◀la▶ maison ◀d’▶Orléans contre M. de Pontchartrain. Mais comme j’ai déjà dit, ◀le▶ Régent ◀le▶ méprise trop pour ◀le▶ tenir digne ◀de▶ sa colère. Tout Paris disait au sujet de cette exécution que Cordier n’aurait pas été pendu, et qu’au contraire M. de Pontchartain aurait obligé Bourvalais à lui rendre justice, s’il n’avait pas craint que ◀la▶ part du gain qu’il faisait avec Bourvalais dans cette affaire n’eût été ◀d’▶autant diminuée. Quoi qu’il en soit, Messieurs ◀de▶ ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice, entre ◀les▶ mains des quels il est il y a plus ◀de▶ six mois peuvent à présent dire des nouvelles certaines ◀de▶ sa naissance, ◀de▶ toute sa vie, ◀de▶ ◀la▶ rapidité ◀de▶ sa fortune, du fondement ◀de▶ cette fortune, ◀de▶ son progrès, ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Cordier et du reste ◀de▶ ce qui ◀le▶ regarde, puisqu’ils ◀l’▶ont interrogé plus ◀de▶ cinquante fois. Toute ◀la▶ France espérait qu’il ferait même fin que Cordier ; on ne sait ce qui en sera, mais je sais bien qu’il est encore en prison à ◀la▶ Conciergerie à ◀l’▶heure que j’écris, neuv[ièm] e septembre 1716. Monsieur et Madame d’Orléans ont eu soin ◀de▶ ◀la▶ veuve ◀de▶ Cordier, et ◀l’▶ont mariée très avantageusement.
266. Miotte est un misérable qui a été laquais, ensuite palfrenier, et qui ayant gagné quelque chose par ◀l’▶achat et ◀la▶ revente ◀de▶ foin, pour se faire un protecteur a pris à ferme ◀la▶ terre ◀de▶ Meudon appartenante au dauphin, fils ◀de▶ Louis XIV. Il trouva par là ◀le▶ moyen ◀de▶ se fourrer dans ◀les▶ partis, et renchérissant sur ce qui avait été fait par M. de Pontchartrain dans ◀les▶ années 1692, 1693 et partie ◀de▶ 1694 au sujet du blé, il persuada à ce ministre ◀de▶ s’y prendre ◀d’▶une manière plus fine. Celui-ci, qui ne cherchait qu’à augmenter sa fortune aux dépens de tout le monde sans exception, donna dans tout ce qui lui fut représenté, et lui-même représenta au Roi que ◀la▶ pauvreté du peuple empêchait en province ◀la▶ consommation des denrées qu’elles produisent ; que cela faisait qu’on était perpétuellement obligé ◀d’▶accorder des indemnités aux fermiers généraux et aux sous-fermiers sur ◀le▶ prix ◀de▶ leurs baux, ce qui diminuait ◀les▶ revenus ordinaires, et obligeait ◀d’▶avoir recours à toutes sortes ◀de▶ moyens pour fournir aux dépenses nécessaire ; qu’il trouvait un expédient dont personne ne serait vexé, parce que tout le monde sans exception s’en ressentirait ; que cet expédient était ◀de▶ garnir des greniers ◀de▶ grains, et ◀de▶ ◀le▶ [sic] revendre plus qu’il n’aurait coûté ; et que cela produirait incomparablement plus que ◀le▶ déchet des fermes. Louis y consentit à condition qu’on ne ferait point murmurer ◀le▶ peuple, qui avait déjà assez souffert ◀de▶ ◀la▶ stérilité dernière, et qu’on ne donnerait pas non plus sujet au Parlement ◀de▶ se plaindre. Sur cette permission verbale, on fit en 1694, 1695 et 1696 des amas prodigieux ◀de▶ blé parce que ◀les▶ années furent très abondantes ; mais malgré leur fertilité ◀le▶ pain augmentait toujours ◀de▶ prix, bien loin de diminuer, et cela excita plusieurs querelles entre ◀les▶ boulangers et ◀le▶ bas peuple. Ce qui alla si loin qu’on fut obligé, pour en prévenir ◀les▶ suites, ◀d’▶envoyer des commissaires et des gens ◀de▶ guerre à tous ◀les▶ marchés. Cela augmenta ◀le▶ mécontentement du peuple, qui fut encore fomenté par ◀le▶ bruit qui courut qu’on avait jeté à Essonne et à Briaire, dans ◀la▶ Saône et ◀le▶ canal, quantité ◀de▶ blé qui prenait ◀la▶ route ◀de▶ Paris. Enfin Monsieur de Harlay, premier président, se crut obligé ◀d’▶y mettre ordre, et envoya querir quelques-uns ◀de▶ ceux à qui ces magasins paraissaient appartenir autour de Paris. Ils y allèrent, et ce magistrat ne ◀les▶ menaça pas moins que ◀de▶ ◀les▶ faire pendre si ◀les▶ choses ne changeaient ◀de▶ face. Ceux-ci, sur cette menace, allèrent trouver M. de Pontchartrain, qui en parla au Roi et lui dit qu’il était bien dur pour des gens qui étaient à ◀la▶ tête ◀de▶ ses affaires ◀d’▶être menacés ◀de▶ ◀la▶ corde par Monsieur le premier président. Qu’ils y prennent garde, lui répondit ◀le▶ Roi, car ce petit homme-là ◀le▶ ferait comme il ◀le▶ dit. M.de Pontchartrain voulut lui faire entendre que ◀les▶ choses n’étaient pas si outrées. ◀Le▶ Roi ◀le▶ crut ou fit semblant ◀de▶ ◀le▶ croire. Mais ◀le▶ ministre, qui avait ses raisons pour lui faire connaître que ◀la▶ misère du peuple n’était pas si grande qu’on avait voulu ◀le▶ lui faire entendre, s’avisa ◀d’▶un expédient que ◀le▶ Roi ne prévoyait pas, non plus que ceux qu’il mit en oeuvre. Ce furent Messieurs ◀les▶ ducs ◀de▶ Bourgogne, ◀d’▶Anjou, aujourd’hui roi d’Espagne sous ◀le▶ nom ◀de▶ Philippe V, et ◀de▶ Berry, tous trois petits-fils ◀de▶ Louis. Il fit en sorte qu’un jour ◀de▶ dimanche qu’il faisait beau, on mena ces trois jeunes princes promener à toutes ◀les▶ guinguettes qui sont autour de Paris. On sait que ces guinguettes sont positivement ce qu’on appelle estaminet en Flandres, en Hollande, et en Angleterre, et que c’est là ◀l’▶endroit où ◀le▶ menu peuple ◀de▶ Paris va se divertir ◀les▶ fêtes et ◀les▶ dimanches, et dépenser en vin tout ce qu’il a pu gagner pendant ◀la▶ semaine. On promena ces trois princes au Roule, aux Porcherons, à ◀la▶ Courtille et aux autres endroits où ◀l’▶on sait que ◀le▶ peuple est ◀le▶ plus nombreux. On leur fit exprès remarquer ◀les▶ tables garnies, ◀le▶ vin à bauge, ◀les▶ violons, ◀les▶ danses, ◀les▶ chansons, et en un mot tout ◀le▶ plaisir que peut prendre une populace. Ensuite ◀de▶ cela on ◀les▶ remena à Versailles. Ils furent les premiers à dire au Roi leur grand-père qu’ils venaient de se promener, et qu’ils s’étaient fort bien divertis. ◀Le▶ Roi leur demanda où ils avaient été, et ces jeunes princes qui n’y entendaient aucune finesse ◀le▶ lui dirent, et ajoutèrent qu’ils n’avaient jamais tant vu ◀de▶ monde ; et lui firent ◀le▶ récit ◀de▶ tout ◀le▶ plaisir qu’ils y avaient eu, et qu’ils avaient vu prendre aux Parisiens ; et des gens apostés ajoutèrent que si ◀la▶ misère était véritablement aussi grande que quelques gens ◀le▶ disaient, ◀le▶ peuple ne se divertirait pas tant. Ce coup était scélérat ; cependant il réussit, puisqu’il ne parut pas que Louis s’en soit enquis ni mêlé davantage. Mais ◀le▶ Parlement, qui connaissait à fond ◀la▶ pauvreté publique, et qui ne prenait pas pour preuve convaincante du bonheur public ◀les▶ actions et ◀le▶ plaisir indiscret ◀de▶ ◀la▶ canaille, fit arrêter Miotte et ◀le▶ fit mettre dans un cachot ; et après son premier interrogatoire, il donna, sur ◀les▶ remontrances ◀de▶ Monsieur ◀le▶ procureur général, arrêt par lequel il ordonna que Miotte serait recommmandé pour lui être son procès fait et parfait à ◀la▶ requête du même procureur général, et que quatre ◀de▶ Messieurs se transporteraient dans ◀les▶ lieux où ◀les▶ amas ◀de▶ blé étaient faits et que Miotte avait nommés, et par tous ◀les▶ autres endroits qui leur seraient indiqués, y en dresser leurs procès-verbaux, pour ◀le▶ tout vu et rapporté à ◀la▶ Cour, être par elle ordonné ce que ◀de▶ raison. Ces quatre conseillers du Parlement nommés commissaires se disposaient à partir incessamment, mais ils restèrent à Paris, parce qu’ils furent arrêtés par un arrêt du Conseil qui évoquait ◀la▶ cause à soi, défendait au Parlement ◀d’▶en connaître, ordonnait que Miotte serait élargi, ◀le▶ condamnait à dix mille livres ◀d’▶amende et à quelques grains au profit ◀de▶ ◀l’▶Hôpital général. Tout Paris fut surpris ◀d’▶un pareil arrêt, parce que tout Paris espérait que Miotte serait pendu. Mais tout Paris ne savait pas que cet arrêt avait été antidaté, et que, quoiqu’il parût par sa date avoir été donné quatre jours avant celui du Parlement, ◀la▶ vérité était qu’il n’avait été donné que quatre jours après, et cela pour sauver Miotte, et en même temps tous ◀les▶ grains renfermés à Maintenon dans ◀le▶ château ◀de▶ ◀la▶ marquise du même nom, à Pontchartrain dans celui du ministre, à Moret sur ◀les▶ terres, dans ◀les▶ fermes et dans ◀le▶ château ◀de▶ Mons[ieu] r ◀de▶ Caumartin ; et que tous ensemble n’avaient pas jugé à propos de laisser poursuivre ◀le▶ procès ◀de▶ Miotte, qui aurait pu avoir sur ◀l’▶échelle des remords qui ne leur auraient pas plu ; et qu’ainsi ils avaient jugé ◀de▶ leur intérêt ◀d’▶en ôter ◀la▶ connaissance au Parlement, afin de n’être pas convaincus ◀d’▶avoir prêté leurs châteaux et leurs greniers à un si infâme recélage, supposé qu’il n’eût pas été prouvé au procès que c’était à eux que ces grains appartenaient, et que c’était eux qui faisaient un si damnable commerce. Du moins on disait publiquement à Paris que Madame de Maintenon en avait pour plus ◀de▶ quinze millions ◀de▶ livres chez elle, et ◀les▶ autres à proportion. Pour sauver ◀l’▶honneur du Parlement et ne pas lui faire ◀la▶ honte ◀de▶ casser un des plus équitables arrêts qui y eût jamais été rendu, on data ◀l’▶arrêt du conseil ◀de▶ quatre jours avant celui du Parlement, quoiqu’il n’eût été rendu que quatre nos jours après ; et cet arrêt du conseil ne souffrit pas ◀la▶ moindre difficulté parce que Monsieur de Pontchartrain, au rapport ◀de▶ qui cet arrêt devait être rendu comme ministre ◀d’▶Etat des finances, était maître du dispositif et ◀de▶ sa signature, par conséquent juge et partie ; et que ◀la▶ marquise de Maintenon était si bien maîtresse ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ Louis qu’il ne voyait que par ses yeux. Mais comme ◀le▶ peuple se plaignait hautement, on jugea à propos d’imposer une espèce ◀de▶ peine à Miotte en ◀le▶ condamnant à dix mille livres ◀d’▶amende et à quelque blé saisi. Cette condamnation n’empêcha pas bien des gens ◀de▶ tourner cet arrêt en ridicule, et en effet Miotte était coupable ou innocent. S’il était coupable, il n’était pas assez puni, et s’il était innocent, il fallait lui ouvrir ◀les▶ prisons et laisser faire ◀les▶ procès-verbaux ◀de▶ perquisition qui auraient découvert quels étaient ◀les▶ véritables coupables. Il sortit ◀de▶ prison et fut plus autorisé que jamais dans ◀les▶ partis, où il a gagné des biens immenses. Il y est rentré dans cette même prison qui est ◀la▶ Conciergerie. Il a été pris ◀le▶ même jour que Bourvalais, celui-ci en revenant ◀de▶ sa maison ◀de▶ Champs, ou plutôt ◀de▶ son palais, et lui caché dans ◀le▶ foin ◀de▶ son grenier, ce qui fit dire assez plaisamment à l’un des archers qui ◀l’▶arrêtèrent qu’il était allé chercher dans son foin son ancienne étrille, pour reprendre son premier métier. On verra par ◀la▶ réussite ◀de▶ son procès s’il pourra se sauver une seconde fois ◀de▶ ◀la▶ même prison, et s’il échappera à ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice comme il est échappé au Parlement par ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀de▶ ◀la▶ Maintenon et celle ◀de▶ ses complices. On attend avec impatience à Paris ◀la▶ décision ◀de▶ ce procès. Bien des gens qui se piquent ◀d’▶approfondir ◀les▶ affaires croient que son jugement, celui ◀de▶ Bourvalais et ◀de▶ plusieurs autres ne sont reculés qu’à cause de ◀la▶ qualité et ◀de▶ ◀la▶ quantité ◀de▶ gens qu’ils pourraient accuser, et il semble qu’il y a beaucoup ◀d’▶apparence que ces gens-là raisonnent avec bien ◀de▶ ◀la▶ vraisemblance, supposé qu’ils ne raisonnent pas tout à fait juste ni vrai.
267. Jacques Le Normant a commencé par être laquais ◀de▶ Montmarqué, aujourd’hui fermier général. Il eut une petite commission en Flandre dont il s’acquitta assez bien au profit ◀de▶ ses maîtres et au sien. Il fut produit à Monsieur de Pontchartrain comme entendu, et en eut une direction ◀de▶ charges créées sur ◀les▶ communautés. Il y a fait un si gros profit qu’il trouva ◀le▶ moyen par ses avis ◀d’▶ériger ◀de▶ nouvelles charges, et voulut se mettre sur ◀le▶ pied, ◀de▶ concert avec Barangue et Montmarquet, ◀de▶ faire un lieu franc ◀de▶ maîtrise et ◀de▶ visite pour toutes sortes ◀d’▶arts et métiers ; et comme il connaît à fond ◀les▶ communautés, on ◀le▶ laissa faire, et Montmarquet et Barangue lui mirent entre ◀les▶ mains ◀l’▶argent nécessaire à ◀l’▶entreprise. Il choisit pour son champ de bataille un endroit vide tout proche du calvaire au Marais ; il y fit bâtir ◀les▶ maisons qui y sont encore, mais son entreprise ne réussit pas parce que toutes ◀les▶ communautés s’opposèrent à ce nouvel établissement ◀de▶ franchise. Il fut obligé ◀de▶ s’en désister, et pour s’acquitter envers Montmarquet et Barangue, il leur céda ◀la▶ part qu’il avait dans ces maisons. Mais comme il en voulait aux communautés qu’il croyait lui avoir fait un vol public ◀de▶ ne consentir pas à cet établissement ◀de▶ franchise, il résolut ◀de▶ regagner ◀le▶ principal avec ◀l’▶intérêt du gain qu’il avait espéré faire avec elles, et se servir ◀de▶ ◀la▶ connaissance qu’il avait ◀de▶ ◀l’▶intérieur ◀de▶ ces communautés pour ◀les▶ ruiner ; et dans ce sentiment il fut ◀l’▶indigne auteur des charges qui ont été créées sur elles, dont il a fait revenir des sommes immenses dans ◀les▶ coffres du Roi et les siens, ayant volé également ◀le▶ Roi et ces communautés. Comme j’en parlerai encore dans ◀la▶ suite, je me contenterai ◀de▶ dire ici que par arrêt ◀de▶ ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice du jeudi 9e juillet 1716, il fut condamné à faire amende honorable, ◀la▶ corde au cou et ◀la▶ torche ardente en ses mains, avec deux écriteaux devant et derrière portant ces mots : ◀Le▶ Normant, faussaire, voleur et concussionnaire public, devant ◀l’▶église cathédrale ◀de▶ Paris, ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice et ◀le▶ pilori, et là à genoux dire et déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et comme mal avisé, il a fait et fabriqué des copies ◀d’▶un prétendu arrêt du Conseil daté du 15 mai 1703 dont il n’y a point eu ◀de▶ minute. Qu’étant préposé pour ◀le▶ recouvrement des finances et droits imposés sur ◀les▶ corps et communautés des marchands et artisans ◀de▶ Paris, ayant même intérêt dans ◀les▶ traités, il a violemment sans autorité ◀de▶ justice et sous différents faux prétextes commis envers toutes ◀les▶ communautés ◀de▶ Paris des vols, concussions et exactions sans nombre mentionnés au procès, dont il se repent, en demande pardon à Dieu, au Roi, à Justice et aux dites communautés… Et seront lesdites copies dudit prétendu arrêt du Conseil du 15 mai 1703 déclarées fausses, et lacérées en présence dudit ◀Le▶ Normant audit pilori par ◀l’▶exécuteur ◀de▶ ◀la▶ Haute Justice. Ce fait sera ledit Jacques le Normant mené et conduit aux galères du Roi, pour en icelles être détenu et servir ledit seigneur Roi comme forçat à perpétuité. Déclare tous et chacuns ses biens situés en pays ◀de▶ confiscation acquis et confisqués au Roi, ou à qui il appartiendra, sur iceux et autres non sujets à confiscation préalablement pris cent mille livres ◀d’▶amende envers ◀le▶ Roi par forme ◀de▶ restitution, sur lesquels biens et amende sera prélevé vingt milles livres pour être distribuées par manière ◀de▶ restitution aux pauvres des communautés des Arts et Métiers ◀de▶ cette ville ◀de▶ Paris suivant ◀le▶ rôle qui en sera fait et arrêté en ladite chambre… etc.
268. ◀La▶ cérémonie s’en fit ◀le▶ samedi onz[ièm] e du même mois, jour ◀de▶ marché. On a gravé une estampe où il est représenté à genoux devant ◀le▶ pilori, au bas de laquelle on a mis ces quatre quatrains :
Obligeait deux fois à payer.C’est lui qui pour une pistoleS’il mettait chez quelqu’un un homme en garnison,Il faisait traîner en prison.Puisqu’il en méritait mille fois davantage.
269. Pour aller ◀de▶ ◀la▶ Conciergerie, ◀d’▶où il sortait, à ◀l’▶église ◀de▶ Notre-Dame, où il devait faire sa génuflexion première, il faut traverser ◀le▶ Marché-Neuf. Il marchait pieds nus, et des gens ◀de▶ métier qu’il avait ruinés semèrent son chemin ◀de▶ plusieurs petits morceaux ◀de▶ bouteilles cassées, et quoiqu’il eût ◀les▶ pieds tout en sang, ◀le▶ peuple n’en eut aucune compassion, au contraire, c’était des huées terribles ◀de▶ tous côtés. Il était tellement coupé par ce verre que peu s’en fallut qu’on ne lui coupât ◀les▶ jambes pour prévenir ◀la▶ gangrène. Mais ◀le▶ proverbe est vrai, il n’y a aucun coup mortel sur une méchante bête. Il en est revenu et est à présent dans ◀le▶ château ◀de▶ ◀la▶ porte Saint-Bernard avec ◀les▶ autres forçats en attendant ◀le▶ départ ◀de▶ ◀la▶ chaîne, plus gros, plus gras, plus paré et plus effronté et audacieux qu’il n’a jamais été dans son bureau. Il est vrai qu’il n’a pas encore ◀le▶ cordon ◀de▶ ◀l’▶Ordre, c’est-à-dire qu’il n’a pas ◀la▶ chaîne au col, et que vraisemblablement ◀l’▶argent qu’il a volé ◀l’▶exemptera ◀d’▶être jamais attaché à ◀la▶ cadène ni à ◀la▶ rame, et qu’il fera comme Lanoue, c’est-à-dire se bien divertir à Marseille et coûter tous ◀les▶ jours une ration ◀de▶ malade au Roi. Car ces gros fripons-là sont toujours censés à ◀l’▶hôpital, et ne rament jamais. Tant il est vrai que ◀le▶ gibet n’est fait en France que pour ◀les▶ malhureux et ◀les▶ petits voleurs, et que ce n’est plus ◀le▶ vol, mais ◀la▶ manière ◀de▶ voler qui est punie.
270. Je ne puis m’empêcher ◀de▶ raconter ici une aventure dont j’ai été témoin. Une affaire qui regardait ◀le▶ commerce m’avait obligé ◀d’▶aller chez Monsieur Amelot, qui en était intendant. Il demeurait dans ◀la▶ Place Royale, et était à ◀la▶ messe aux Minimes. J’allai ◀l’▶y joindre, et je vis dans une espèce ◀de▶ cour devant ◀la▶ porte ◀de▶ ◀l’▶église beaucoup de gens assemblés ◀de▶ toute sorte, et qui riaient tous. Je voulus voir ce qui ◀les▶ faisait rire. C’était un homme assez propre sentant son officier des plus grivois et des plus résolus. Il avait surpris sur ◀le▶ fait un filou qui avait voulu lui voler son mouchoir. Il ◀l’▶avait arrêté et ◀l’▶avait amené dans ◀le▶ coin ◀de▶ cette cour, où il ◀l’▶obligeait ◀de▶ faire ◀l’▶inventaire ◀de▶ ces [sic] larcins. Il s’y trouva deux montres qui furent rendues dans ◀le▶ moment à ceux à qui elles appartenaient. ◀L’▶argent monnayé fut donné aux pauvres qui étaient sur ◀le▶ perron ◀de▶ ◀l’▶église. Pour ◀les▶ mouchoirs, ◀l’▶officier s’en était saisi et en fit ◀la▶ revue. Lorsqu’il en trouvait un bon, il ◀le▶ mettait dans sa basque disant que c’était pour un ◀de▶ ceux qu’il lui avait pris, et lorsqu’il en trouvait un méchant, il ◀le▶ jetait au nez du filou, et lui disait qu’il n’était qu’une bête ◀de▶ s’adresser à si peu de chose. Après cela, il ◀le▶ regarda entre ◀les▶ yeux, ◀les▶ deux bras croisés sur ◀l’▶estomac : A qui diable t’es-tu donc conseillé ? Comment, maraut, tu crois pouvoir voler impunément, et tu n’as ni édit, ni arrêt du Conseil ? Oh ! il faut te payer ◀de▶ ta hardiesse ◀d’▶avoir entrepris sur ◀les▶ droits des maltôtiers ; et en même temps lui donna une volée ◀de▶ coups ◀de▶ canne ◀de▶ bonne grâce. Il se trouva parmi ◀les▶ spectateurs des gens qui ne trouvèrent pas bon qu’il eût mêlé ◀les▶ gros voleurs avec un si petit. Ils voulurent dire quelque chose, mais ◀l’▶officier, portant ◀la▶ main sur ◀la▶ garde ◀de▶ son épée, leur donna ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ peur, et ces dignes messieurs, voyans [sic] bien qu’ils n’auraient pas affaire à lui seul, ◀le▶ laissèrent maître du champ de bataille. Il s’en alla ◀de▶ son côté ; et moi, après avoir bien ri, j’entrai dans ◀l’▶église, et vis bien que ◀les▶ maltôtiers étaient autant haïs qu’ils étaient craints ; et en effet peu s’en fallut que tous ◀les▶ assistants ne leur tombassent sur ◀le▶ corps, et j’avoue que je n’aurais pas été le dernier à leur en montrer ◀l’▶exemple.
271. Ce n’a pas été sans sujet que j’ai rapporté tout au long ◀l’▶arrêt ◀de▶ ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice contre ◀Le▶ Normand. ◀Le▶ public n’en fut nullement content ; il voulait une victime. Ce n’était pourtant pas ◀le▶ grief des honnêtes gens. Il gît dans ◀le▶ prononcé. On ne remarque point dans ◀l’▶infâme réparation que ◀Le▶ Normand fait, et qui est portée par ◀l’▶arrêt, qu’il s’accuse, ni soit accusé ◀d’▶avoir volé ◀le▶ Roi. Il ne s’accuse que ◀d’▶avoir volé ◀les▶ communautés. Pourquoi donc adjuger au Roi ◀le▶ fruit ◀de▶ son brigandage par forme ◀de▶ restitution ? Certainement il ne peut y avoir ◀de▶ restitution où il n’y a point ◀de▶ vol. C’était aux communautés qu’il fallait faire cette restitution, puisque ce sont elles qui ont été volées. Il est vrai qu’on adjuge vingt mille francs par préférence à tout aux pauvres maîtres des communautés. Ce ne serait pas trente sols chacun ; et qui est ◀le▶ maître ◀de▶ telle communauté que ce soit qui pour trente sols, ou un écu, un louis ◀d’▶or même si on veut, veuille aller se faire écrire au nombre des gueux, et perdre son temps à postuler cette rétribution ? Ce serait là ◀le▶ vrai moyen ◀d’▶achever ◀de▶ se perdre ◀de▶ réputation, et par conséquent ◀de▶ crédit non seulement dans sa propre communauté, mais aussi dans ◀le▶ public.
272. J’ai assez parlé ◀de▶ Deschiens, ◀de▶ sa naissance et ◀de▶ sa fortune.
273. Mainon, dès il y a longtemps, est entré dans tous ◀les▶ partis et ◀les▶ traités ◀les▶ plus criants. Il est fils ◀d’▶un facteur ◀de▶ lettres ou ◀d’▶un des valets ◀de▶ ◀la▶ poste. Il n’est parvenu dans ◀les▶ grands emplois que parce qu’il a été ◀le▶ Me[r] cure ◀d’▶une infinité ◀de▶ Jupiter, et tout vieux qu’il est, il est si bien accoutumé au métier que sa maison est encore un temple ◀de▶ Vénus.
274. Hénault est fils ◀d’▶un simple sergent ◀de▶ Paris. Il a ◀de▶ ◀l’▶esprit, et adroit. Il a possédé ◀de▶ très beaux emplois, et n’a été mis fermier général que pour servir ◀d’▶espion à ses confrères, et rendre un compte sincère du produit effectif des fermes, afin que sur son rapport ◀le▶ conseil pût tabler juste sur ◀le▶ prix du bail, au premier renouvellement des fermes. Mais sa droiture ◀l’▶a abandonné, et on dit que, bien loin ◀d’▶avoir fourni des états vrais, il a vendu ◀l’▶intérêt du Roi au ministre et à ses associés. On dit même qu’il est un ◀de▶ ceux sous ◀le▶ nom ◀de▶ qui M. de Pontchartrain était intéressé dans ◀les▶ fermes générales et plusieurs sous-fermes. Il était intéressé dans ◀le▶ traité des armoiries. C’est un vrai plaisir pour ◀la▶ canaille que ◀de▶ mortifier ◀les▶ gens ◀de▶ qualité. Comme il était au bureau ◀de▶ ces armoiries, on lui fit rendre un paquet dont ◀l’▶adresse était : A Monsieur Hénault, tant pour lui que ses associés dans ◀le▶ traité des armoiries. On affecta ◀le▶ temps qu’ils étaient tous assemblés. ◀Le▶ paquet fut décacheté en plein bureau, et voici ce que y fut trouvé ◀d’▶une écriture inconnue :
En France payer un impôt.Si celles que portait Moïse Sont sujettes à même loi !Infâmes maltôtiers, vous paye qui voudra :Malgré vous et vos dents et votre f...tu [e] race
275. Hénault est encore en place. Il faut savoir ce qu’il deviendra. ◀Le▶ temps nous en instruira, et je ne suis pas sorcier pour ◀le▶ prédire.
276. ◀Le▶ Gendre était fils ◀d’▶un apothicaire ◀de▶ Montpellier, n’ayant pas plus ◀de▶ religion qu’un chien ; dont ◀le▶ père et lui ne s’étaient pas laissé ruiner par ◀les▶ missionnaires ◀de▶ Boufflers : ils s’étaient rendus catholiques romains, ◀de▶ calvinistes qu’ils étaient, à la première sommation. Cette prompte obéissance à ◀la▶ volonté du souverain avait procuré une petite pension au père, et ◀de▶ ◀l’▶appui au fils, qui était déjà dans ◀l’▶emploi à Paris ; et comme sa manière était prévenante et insinuante, ◀le▶ père de La Chaise fut son protecteur auprès de M. Le Pelletier, qui ◀le▶ plaça dans un poste honnête, mais qui, connaissant son mauvais cœur et son peu de probité et ◀de▶ religion, malgré ◀l’▶apparence et ◀les▶ airs ◀de▶ dévotion qu’il affectait, ne voulut jamais ni écouter ses avis, ni ◀l’▶attirer auprès de sa personne. J’ai dit et je répète encore que M. Le Pelletier était parfaitement honnête homme, et ainsi j’ajouterai qu’il était peu porté pour ◀les▶ fourbes, et qu’au contraire il avait pour eux une aliénation invincible.
277. ◀Le▶ Gendre, réduit aux emplois, ne s’oublia pas, et son air insinuant ◀l’▶ayant faufilé avec des sous-fermiers qui avaient des directions dans ◀le▶ même département où il exerçait son emploi, il en fut chargé, et peu après il s’associa avec eux. Il gagna beaucoup de bien là, mais ◀le▶ contrôle général des Finances étant tombé comme je ◀l’▶ai dit à Monsieur de Pontchartrain par ◀la▶ démission ◀de▶ M. Pelletier, Legendre espéra nager en grande eau et ne se trompa pas. Il était aussi laborieux qu’un Gascon peut ◀l’▶être. ◀Le▶ ministre aimait ◀les▶ gens ◀de▶ ce caractère, parce qu’il était lui-même fort appliqué au travail ; et trouvant dans ◀Le▶ Gendre un caractère qui cadrait au sien, il en fit bientôt un homme ◀de▶ la première conséquence, et lui donna place dans tous ◀les▶ traités et ◀les▶ partis qui se firent ; et ◀Le▶ Gendre, inventif en maltôte et fertile en expédients pour faire trouver ◀de▶ ◀l’▶agent per fas et nefas eut bientôt gagné ◀l’▶entière confiance du ministre. Ce fut lui qui par ◀les▶ instructions ◀de▶ ◀Le▶ Normand taxa toutes ◀les▶ communautés ◀d’▶Arts et Métiers du royaume. C’est lui qui leur a ôté ◀la▶ chair et ◀la▶ moelle, et ◀Le▶ Normand par ses friponneries a achevé ◀de▶ leur arracher ◀la▶ peau, et ◀les▶ a rendu[es] des squelettes décharnées [sic] telles qu’elles sont aujourd’hui. ◀Le▶ peu de religion qu’il avait lui fit inventer ◀le▶ contrôle des bans ◀de▶ mariage, et plus que tout cela ◀les▶ amortissements des biens des gens ◀de▶ main-morte ou ◀d’▶Eglise et ◀de▶ toutes ◀les▶ communautés tant régulières que séculières, et ◀les▶ hôpitaux ont été obligés ◀de▶ payer cet amortissement, quoique ◀le▶ nombre des pauvres augmentât tous ◀les▶ jours. Ainsi il leur était défendu ◀de▶ demander ◀l’▶aumône et ◀d’▶approcher ◀de▶ ◀la▶ Cour, et on mettait ◀les▶ hôpitaux hors ◀d’▶état ◀de▶ ◀les▶ recevoir. Il est surprenant comment des scélérats ne reconnaissent pas eux-mêmes ◀l’▶horreur ◀de▶ leur conduite, et plus étonnant encore, s’ils ◀la▶ reconnaissent, qu’ils osent s’exposer à ◀la▶ vengeance, ou plutôt braver ◀la▶ colère ◀de▶ Dieu. J’avoue que c’est ce que je ne conçois point, surtout étant prévenu qu’il n’y peut avoir ◀de▶ véritable athée, tout nous prêchant un Dieu, et ◀le▶ sentant dans nous-même. ◀Le▶ Gendre mourut comme il avait vécu, c’est-à-dire comme un chien, sans foi, sans conscience et sans religion. Il avait été à Versailles, et avait eu une longue audience du ministre. Son dessein était ◀de▶ venir tout aussitôt à Paris. Il voulut monter dans son carrosse, et dans ◀le▶ temps qu’il avait ◀le▶ pied droit sur ◀la▶ portière, il se ressouvint qu’il avait oublié ◀de▶ communiquer au ministre un mémoire (on m’a dit que c’était ◀l’▶impôt sur ◀les▶ suifs. Il voulut redescendre ◀de▶ son carrosse, et son cocher, qui ◀le▶ croyait dedans, fit partir ses chevaux. On sait que ◀les▶ chevaux ◀de▶ ces gens là sont vifs et forts. Ils tirèrent au galop, et Legendre, pour tout appui n’ayant que son pied droit et sa main droite, dont il tenait ◀la▶ laisse ◀de▶ ◀la▶ portière parce qu’il tenait son portefeuille ◀de▶ ◀la▶ main gauche, se mit ◀de▶ toute sa force à crier à son cocher ◀d’▶arrêter. Celui-ci arrêta, et Legendre retourna chez Monsieur de Pontchartrain sans s’apercevoir, tant il était animé, qu’il était plein ◀de▶ sang. ◀Le▶ ministre s’en aperçut le premier, et lui ayant dit qu’il aurait soin ◀de▶ son mémoire, il ◀le▶ congédia pour qu’il allât se faire panser. ◀Le▶ Gendre, quoique fils ◀d’▶un apothicaire, ne se connaissait point à ◀l’▶anatomie. Il ne crut pas son mal si grand qu’il était, ◀d’▶autant plus qu’il ne sentait que peu ou point ◀de▶ mal. Ainsi, il remonta en carrosse et revint à Paris. Sitôt qu’il fut à Paris, il se mit au lit et envoya chercher un chirurgien, lequel, après ◀l’▶avoir visité, lui dit qu’il avait une veine cassée dans ◀l’▶aîne ; que ◀le▶ mal était sans remède par lui-même et par ◀la▶ quantité ◀de▶ sang qu’il avait perdu ; qu’il n’avait pas encore pour une heure ◀de▶ vie, et qu’il lui conseillait ◀d’▶envoyer chercher un confesseur pour qu’il lui administrât ◀les▶ remèdes ◀de▶ ◀l’▶âme, ceux du corps lui étant absolument inutiles. On envoya au plus vite à sa paroisse chercher ce confesseur ; mais ◀Le▶ Gendre voulut mourir comme il avait vécu, abîmé dans ◀les▶ affaires du monde, sans aucun soin ◀de▶ celles ◀de▶ ◀l’▶éternité. Il envoya quérir ◀La▶ Croix (◀le▶ même dont j’ai parlé, qui avait été secrétaire ◀de▶ M[onsieu] r ◀le▶ marquis de Refuge, et qui pour lors était premier commis ◀de▶ Legendre). Il lui dicta plusieurs choses qui concernaient ses affaires et sa famille, et rien du tout qui concernât ni Dieu ni ◀les▶ pauvres. Enfin ◀la▶ parole lui manqua, et ◀le▶ voyant à ◀l’▶agonie, on fit entrer ◀le▶ confesseur qui avait été plus ◀d’▶une heure et demie à attendre, et qui n’en put jamais rien tirer. Ainsi mourut ◀Le▶ Gendre, morte praeciosa in conspectu diaboli. Un pasteur vraiment catholique aurait fait jeter ◀le▶ corps à ◀la▶ voirie, mais ◀le▶ curé ◀de▶ Saint-Eustache sa paroisse ne jugea pas à propos de perdre ◀les▶ droits qui lui devaient revenir ◀de▶ ◀l’▶enterrement ◀d’▶un traitant, et sans entrer dans ◀le▶ détail ◀de▶ ◀la▶ Réligion ni du mépris des sacrements, Legendre fut mis en terre avec tout ◀le▶ faste qui accompagne ◀les▶ plus gros convois ; et cela parce que ◀le▶ curé jugea qu’il était probable qu’il avait voulu se confesser, puisqu’il avait envoyé chercher un confesseur, et ne s’enquit point si ce confesseur avait été demandé par ◀le▶ défunt, ou si c’était autrui qui ◀l’▶avait envoyé quérir. Soit dit en passant, ce curé, nommé Secousse, est ◀l’▶homme du monde qui sait ◀le▶ mieux secouer ◀la▶ bourse ◀d’▶autrui et fermer la sienne. Il est ◀d’▶une avarice sordide et si infâme qu’il a refusé deux évêchés parce qu’ils ne sont pas ◀de▶ tant de revenus que sa cure.
278. Il faut, puisque j’en suis sur ce curé, que je rapporte ici un fruit ◀de▶ sa charité. ◀La▶ femme ◀d’▶un commissaire des guerres, née à Paris dans sa paroisse, alla ◀le▶ trouver, et ◀le▶ pria ◀de▶ lui accorder un moment ◀d’▶audience secrète. ◀Le▶ curé, ◀la▶ voyant parfaitement bien mise, ◀le▶ lui accorda, et étant seul à seul, elle lui dit que son époux était commissaire des guerres, et qu’il ◀l’▶avait envoyée à Paris pour solliciter auprès de M. Chamillart ◀le▶ paiement ◀de▶ quinze mil[◀le▶] livres qui lui étaient du[e] s, sur des billets ◀de▶ monnaie et ◀d’▶ustensiles, et en même temps lui présenta ces billets et ◀le▶ pria ◀de▶ ◀les▶ prendre pour nantissement ◀de▶ si peu qu’il voudrait lui prêter, pour subsister, une fille ◀de▶ quatre ans et elle, jusques à ce qu’elle eût des nouvelles ◀de▶ son mari à qui elle avait écrit, et dont elle attendait ◀la▶ réponse ou ◀la▶ présence. ◀Le▶ curé eut ◀la▶ générosité ◀de▶ lui présenter une pièce ◀de▶ dix-huit sols, que cette dame lui rejeta à ◀la▶ tête, et en sortant lui reprocha sa dureté, ne prétendant pas lui rien demander par aumône. Comme elle n’était point harengère, elle ne fit aucun bruit, et revint dans sa chambre garnie rue Joli. Elle écrivit un billet par lequel elle dit ce qu’elle avait fait auprès de Secousse, et accusa ◀le▶ peu de charité ◀de▶ ce curé ◀de▶ sa mort. (C’est ce billet qui a été trouvé qui a tout découvert. ) Après ◀l’▶avoir écrit, elle prit sa fille et ◀la▶ conduisit chez une fruitière qu’elle connaissait, avec prière ◀de▶ garder cet enfant jusques à son retour, et lui emprunta trois sols. ◀La▶ fruitière lui promit ◀de▶ garder sa fille et lui prêta ces trois sols. Cette femme, que ◀le▶ désespoir possédait, alla acheter ◀de▶ ◀la▶ corde, et rentra chez elle par l’autre bout ◀de▶ ◀la▶ rue ; et ◀le▶ lendemain, que n’étant point revenue on ouvrit sa chambre, on ◀la▶ trouva pendue et étranglée, et on trouva ◀le▶ billet dont j’ai parlé. M.d’Argenson, lieutenant de police, y vint, et voyant que c’était une femme ◀de▶ très bonne famille dont ◀la▶ réputation était à conserver, il en fit avertir ◀le▶ curé ◀de▶ Saint-Eustache qui y vint, et ◀la▶ fit honorablement enterrer, bien repentant, disait-il, ◀d’▶un pareil accident. On ne s’aperçoit pourtant pas dans sa paroisse qu’il ait réformé sa lésine. Au contraire, son avarice augmente ◀de▶ jour en jour, et ses paroissiens sont les premiers à en plaisanter et en rire ; et sur d’autres enterrements ◀de▶ maltôtiers, on dit que, pour ◀de▶ ◀l’▶argent, il enterrerait un chien jusque sous ◀le▶ maître-autel.
279. Crozat, gendre ◀de▶ ◀Le▶ Gendre dont je viens de parler, est ◀d’▶une meilleure famille que son beau-père, et est fils ◀d’▶un capitoul ◀de▶ Toulouse. Mais il a épousé ◀la▶ fille ◀d’▶une malhureuse ravaudeuse qui tenait sa petite boutique au coin ◀de▶ ◀la▶ rue de Cléry, et qui ne vivait que ◀de▶ raccommoder des bas. Son frère et lui sont devenus, ◀de▶ commis, des messieurs ◀de▶ très grosse conséquence, et tels qu’ils sont aujourd’hui, et on dit qu’ils ont chacun plus ◀de▶ vingt millions ◀de▶ bien. Rien n’est si beau que leurs meubles, rien de plus magnifique que leurs maisons et leur train, et rien de plus somptueux que leur table. Il faut leur rendre justice, tout leur bien ne vient pas de ◀la▶ maltôte. Ils en ont gagné une partie par ◀le▶ commerce ◀de▶ mer, et par ◀les▶ prises qu’ont faites des navires corsaires qu’ils avaient armés à Saint-Malo. Je parlerai ailleurs ◀de▶ ces prises. Pour ◀le▶ présent je retourne à parler ◀de▶ Crozat ◀l’▶aîné qui avait épousé ◀la▶ fille ◀de▶ ◀Le▶ Gendre, et qui serait plus hureux qu’il n’est dans son domestique s’il avait mis sa fille avec un homme proportionné à sa naissance ; et elle ◀de▶ son côté, qui n’avait qu’onze ans lorsqu’elle a été mariée, ne pouvait pas encore savoir que pour vivre hureux dans son mariage, il faut épouser son égal. Elle est toute aimable et n’en est pas plus hureuse. Beaucoup de gens croient même que son mariage n’a été consommé avec ◀le▶ comte d’Evreux qu’elle a épousé que parce qu’il attend un million ◀de▶ présent pour le premier enfant qui en proviendra. Il se croit prince, et je n’entreprendrai point ◀de▶ décider s’il ◀l’▶est ou s’il ne ◀l’▶est pas, puisque celui qui a donné au public ◀la▶ Vie ◀de▶ feu Monsieur de Turenne, son grand oncle, ne ◀le▶ décide pas. Qu’il ◀le▶ soit ou non, il ne devait point ◀la▶ mépriser puisqu’il ◀l’▶avait épousée. C’est ◀de▶ lui qu’on peut dire après Des Préaux qu’il a...
Par un lâche contrat vendu tous ses aïeux.
280. ◀Le▶ cardinal de Bouillon, qui était disgrâcié lorsque ce mariage se fit, a fait tout son possible pour ◀l’▶empêcher, mais Madame ◀la▶ duchesse ◀de▶ Bouillon sa mère ◀l’▶a obligé ◀de▶ refuser ◀les▶ vingt mille livres de rente que ◀le▶ cardinal lui offrait pour rompre un mariage si indigne, et dont elle-même connaissait si bien ◀l’▶infamie qu’elle n’en voulut point signer ◀les▶ articles que Crozat ne lui eût compté cent mille écus ◀de▶ présent pour sa seule signature ; et ce qu’il y a ◀d’▶assez particulier, c’est que quoique ce fût elle qui en eût porté les premières paroles, elle fut la première à en turlupiner son fils et à jeter ◀le▶ divorce entre ◀les▶ mariés. ◀La▶ belle-mère ◀de▶ Crozat était, comme j’ai dit, une simple revaudeuse, mais honnête femme. Elle avait un frère, nommé Faitout, connu ◀de▶ tout Paris, qui après avoir été chasse-chien était devenu bedeau dans ◀la▶ paroisse ◀de▶ S[aint] -Gervais ; ainsi il était grand-oncle ◀de▶ ◀la▶ mariée. ◀La▶ duchesse de Bouillon demanda au comte d’Evreux son fils s’il avait été rendre visite aux parents ◀de▶ sa future épouse. Il lui répondit que oui. — Je parie que non, reprit-elle, et que vous n’avez pas été voir Faitout. — Eh ! Madame, lui dit son fils, c’est vous qui avez fait mon mariage, ne m’en dégoûtez pas si tôt. Cette réponse paraît ◀d’▶un homme qui veut bien vivre avec sa femme. Cependant, il ne ◀l’▶a considérée que parce qu’elle lui servait ◀de▶ véhicule pour tirer ◀la▶ substance ◀de▶ Crozat, qu’il a sucé et suce encore ◀d’▶une vive force ; ce que ◀le▶ beau-père souffre patiemment dans ◀l’▶espérance qu’à ◀la▶ suite des temps il en usera mieux. Mais il n’y a guière ◀d’▶apparence que cela arrive, puisque ◀de▶ ◀l’▶indifférence pour sa femme il a passé jusques à ◀la▶ dureté ◀de▶ faire boucher une porte ◀de▶ communication qui donnait ◀de▶ ◀l’▶appartement ◀de▶ cette jeune femme à celui ◀de▶ Madame Crozat sa mère, avec laquelle elle allait souvent pleurer ◀le▶ malheur ◀de▶ son mariage, et ◀les▶ mauvaises manières du comte son époux. Il a cru que cette consolation était encore trop pour elle et ◀l’▶en a privée. Il a assurément tort, car outre qu’elle n’est pas cause ◀de▶ sa basse naissance, elle a personnellement beaucoup de mérite, et des manières toutes douces et engageantes ; et outre cela, ◀la▶ quantité ◀d’▶argent qu’il a tiré du beau-père et qu’il en tire tous ◀les▶ jours, et qui ne paraît point sur ◀le▶ contrat ◀de▶ mariage, devraient ◀l’▶obliger à traiter son épouse comme son épouse, et prendre exemple, pour ne ◀le▶ pas suivre, sur ◀le▶ duc de La Feuillade, qui est regardé avec horreur par tout ce qu’il y a ◀d’▶honnêtes gens, parce qu’il en a agi avec Mademoiselle de La Vrillière et avec Mademoiselle Chamillart, ses deux épouses, comme il en agit avec la sienne. J’ai dit qu’il était petit-neveu du cardinal de Bouillon, doyen du Sacré Collège, et qu’elle était petite-nièce ◀de▶ Faitout, bedeau à Saint-Gervais. Voici une chanson qu’on fit sur ◀l’▶air du Confiteor :
Crozat jointe au comte d’EvreuxTout le monde sait que tous deuxL’un est doyen des cardinaux,L’autre le premier des bedeaux.
281. Pour retourner à Crozat dont j’ai dit que tout ◀le▶ bien ne vient pas de ◀la▶ maltôte, il est pourtant certain qu’il y a été jusques au cou ; mais il a fait ses affaires avec tant de secret que tout ce qu’on peut en savoir, c’est qu’il a été un des plus avans [sic] dans ◀la▶ faveur auprès de M. de Pontchartrain. On dit que sa fortune immense provient ◀de▶ ◀la▶ quantité ◀de▶ billets ◀de▶ monnaie, ◀d’▶ustensile, ◀d’▶extraordinaire des guerres et d’autres qu’il a négociés ou escomptés, c’est-à-dire agiotés ; et a acheté pour cent francs des billets qui en valaient mille, lesquels billets ◀de▶ concert avec ◀le▶ ministre il faisait prendre pour argent comptant au Trésor royal ; et que ces billets, dont ◀le▶ Trésor royal payait ◀les▶ créanciers du Roi et même ◀les▶ officiers, lui ont passé plus ◀de▶ vingt fois entre ◀les▶ mains ; et qu’ainsi pour deux mille francs qu’il avait payé[s] à plusieurs fois, il faisait un gain ◀de▶ trente-huit mille livres. Si cela est, il ne faut pas s’étonner si sa fortune a été si rapide. Il est pourtant plus heureux que ◀Le▶ Blanc, autre chef des agioteurs, qui a vu tout saisi chez lui, et est encore actuellement prisonnier pour agiotage, et entre ◀les▶ mains ◀de▶ ◀la▶ Chambre ◀de▶ Justice. Mais c’est qu’apparemment il n’a pas ◀les▶ mêmes appuis. ◀Le▶ temps nous dira ◀de▶ quelle manière il se tirera ◀d’▶intrigue. Pour Crozat, qui certainement a beaucoup gagné sur mer, il veut apparemment rendre aux Anglais ce que ◀les▶ corsaires ◀de▶ Saint-Malo leur ont pris. Il s’est mis en tête ◀de▶ faire des habitations et fonder des colonies tout le long des bords du fleuve ◀de▶ Mississippi dans ◀l’▶Amérique australe, sans prendre garde que ce fleuve entoure ◀la▶ Neuÿork, ◀la▶ Virginie, ◀la▶ Nouvelle-Angleterre et toute ◀l’▶Acadie que ◀la▶ France a cédée aux Anglais par ◀le▶ traité ◀d’▶Utrek ; et que ◀les▶ Anglais se rendront tôt ou tard ◀les▶ maîtres ◀de▶ tout ◀le▶ courant ◀de▶ ce fleuve ; et que ce ne sont pas pour à présent ◀les▶ seuls ennemis qu’il ait à combattre ou à craindre, et que ce sont ◀les▶ Jésuites ◀de▶ toutes nations qui s’y sont établis, et qui viennent au-devant des gens qu’il y envoie avec des sept, huit et dix mille hommes pour empêcher ◀l’▶établissement qu’il en veut faire et défendre ◀l’▶entrée du fleuve. ◀Les▶ Anglais seconderont son zèle pendant un assez long temps, et lorsque ◀les▶ établissements seront faits, et ◀les▶ terres défrichées, ils ne manqueront pas ◀de▶ faire rafle ◀de▶ dix-huit. Pour à présent il n’y a point à douter qu’ils ne favorisent son entreprise puisqu’il ne travaille que pour eux. Comme je n’écris point dans ◀le▶ dessein que ceci paraisse pendant me vie, rien ne me doit empêcher ◀de▶ dire mon sentiment sur cet établissement, qui serait glorieux pour ◀la▶ France et très lucratif à ◀l’▶entrepreneur si il était soutenu. Voici ◀de▶ quelle manière je m’y prendrais si j’avais voix en chapitre. Ce ne serait pas comme ◀le▶ voulait feu M. Colbert en laissant ◀les▶ galères vides et inutiles. Ce serait ◀de▶ profiter du malheur des temps pour tirer ◀de▶ ◀la▶ misère une infinité ◀de▶ malhureux qui languissent en France, et leur faire gagner avantageusement leur vie sous un autre ciel ; en un mot ◀de▶ faire prendre parmi ceux qui sont à présent réduits à demander leur vie, dont ◀le▶ nombre est infini, ceux qui sont jeunes, forts et vigoureux, et en état ◀de▶ travailler, ◀de▶ ◀les▶ traiter humainement pendant ◀la▶ traversée, et ◀de▶ leur donner à chacun en propre un morceau ◀de▶ terre à défricher, avec ◀les▶ ferrements nécessaires tant pour abattre ◀les▶ bois que pour cultiver ◀la▶ terre ; leur fournir des vêtements pendant deux ans, des grains pour semer, des poules, des truies, etc. , ◀le▶ tout gratis, et au bout de trois ou quatre ans en ramener en France une vingtaine des mieux intentionnés, et qui auraient ◀le▶ mieux goûté ◀la▶ douceur et ◀la▶ fertilité du climat. Je suis très persuadé que sur ◀le▶ rapport ◀de▶ ces gens, il s’embarquerait volontairement plus ◀de▶ Français que ◀les▶ vaisseaux n’en pourraient porter ; que quantité ◀de▶ chefs ◀de▶ famille y passeraient avec leurs femmes et leurs enfants, et qu’ainsi ◀les▶ Français se multipliant, ils se verraient insensiblement en état ◀de▶ se défendre contre ceux qui voudraient ◀les▶ attaquer. Mais ce que je dis ne sera jamais suivi, étant très vrai que notre nation n’est propre qu’à commencer une entreprise, mais n’a pas assez ◀de▶ fermeté ni ◀de▶ constance pour ◀la▶ porter à sa perfection. C’est pourtant cette fermeté et cette constance à qui ◀les▶ Hollandais et ◀les▶ Anglais doivent ◀les▶ établissements qu’ils ont dans ◀les▶ Indes orientales et ◀le▶ Nouveau Monde, où ils n’auraient jamais réussi si ils avaient été ◀d’▶humeur à se rebuter par ◀la▶ peine et ◀le▶ travail. En effet nous épousons toutes ◀les▶ mauvaises coutumes des nations étrangères, mais nous ne savons point imiter ni leurs vertus, ni leurs exemples ; en un mot nous en rebutons ◀le▶ bon, et prenons ◀le▶ mauvais. Je pose en fait constant que ces terres défrichées, données en propriété à ceux-mêmes qui ◀les▶ auraient défrichées moyennant une très petite redevance par année, comme ◀d’▶une poule par arpent, un chapon ou un dindon pour deux, tant de blé, ◀d’▶orge, ◀de▶ pois, ◀de▶ fèves, ◀d’▶avoine, ◀de▶ foin, etc. , suivant ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀la▶ cession, feraient un profit immense au propriétaire, et que par ◀la▶ suite des temps il s’y formerait une espèce ◀de▶ royaume aussi florissant que ◀la▶ vieille France européenne. Que ◀de▶ gens vont prendre ceci pour ◀le▶ royaume imaginaire ◀de▶ Don Quichotte ? Je ne prétends pourtant pas plaisanter, et ◀les▶ gens ◀de▶ bon sens verront bien que, du moins, il n’y a rien ◀d’▶impossible à ce que je dis. ◀La▶ terre est existante, cela est déjà certain. Défrichez-◀la▶, elle est à vous. Défendez-vous contre vos ennemis, vous vivrez après en repos. Faites ce qu’ont fait ◀les▶ enfants ◀de▶ Jacob pour entrer dans ◀la▶ terre ◀de▶ promission, faites ce que ◀les▶ Anglais ont fait dans ◀la▶ Nouvelle Angleterre, permettez-en ◀l’▶entrée à tous vos compatriotes, réservez-vous ◀le▶ commerce du dehors, facilitez celui du dedans. Ne souffrez point ◀de▶ bouches inutiles, c’est-à-dire ni moines ni autre vermine ; n’ayez que des prêtes séculiers ◀d’▶une vie exemplaire. Punissez sévèrement ◀le▶ vice et ◀la▶ mauvaise foi, récompensez ◀la▶ vertu, distinguez ceux qui sont naturellement portés à un art, et leur donnez ◀les▶ moyens ◀de▶ s’y perfectionner ; faites assembler ◀la▶ jeunesse à ◀de▶ certains jours, exercez-◀la▶ aux armes ; en un mot faites tout ce qu’une politique sage, humaine et chrétienne vous inspirera, et certainement vous réussirez. Mais ce n’est pas ◀le▶ caractère des Français :
Vitae summa brevis nos spem vetat Inchoare longam.
282. Il me semble qu’Horace avait notre nation en vue ; et en effet on nous regarde partout et on nous a toujours regardés comme des fous à cause de notre volubilité. Cela me fait souvenir ◀d’▶une fontaine ◀de▶ laquelle Ovide parle dans ses Fastes. Son eau troublait ◀la▶ cervelle ◀de▶ ceux qui en buvaient, et à cause de cela ◀les▶ Romains ◀l’▶avaient nommée ◀la▶ Fontaine française, Fons gallus. Voici ◀les▶ vers que fait Ovide à ◀la▶ louange ◀de▶ cette fontaine :
Qui bibil inde furit.Procul hinc discedite queis estCura bonae mentis.Qui bibit inde furit.
283. Véritablement nous ne pouvons nous tenir en place, et nous ne cherchons que ◀le▶ changement, quelque bien que nous soyons. On m’a fait là-dessus à Rome une comparaison où ◀l’▶Italien qui me ◀la▶ fit ne ménageait nullement sa nation. Il était honnête homme, et je ◀le▶ connaissais dès Paris. Nous dînions chez Monsieur ◀le▶ cardinal ◀de▶ Maldachiny. Cet Italien compara ◀les▶ quatre principales nations ◀de▶ ◀l’▶Europe aux quatre insectes ou vermines que ◀le▶ corps humain abhorre. Il dit que ◀les▶ Allemands en étaient ◀les▶ poux qui se laissent écraser sur ◀la▶ table ; que ◀les▶ Italiens ressemblaient aux punaises qui portent et laissent leur infection partout ; que ◀les▶ Espagnols étaient ◀les▶ morpions qui s’attachent si fortement où ils sont, que pour ◀les▶ en ôter il faut enlever ◀la▶ pièce, et que ◀les▶ Français étaient ◀les▶ puces qui sont toujours dans ◀le▶ mouvement, à moins qu’on ne ◀les▶ tue.
284. Mais retournons trouver Crozat au Mississippi. J’ai dit qu’il n’y faut point mener ni même y souffrir ◀de▶ bouches inutiles. Je ◀le▶ répète encore, il n’y en faut aucun, tel soit-il. ◀Les▶ moines, ◀de▶ quelque ordre que ce soit, sont, comme dit Monsieur Du Bellay, des cruches qui ne se baissent que pour se remplir, et qui peu à peu s’emparent ◀de▶ tout ◀le▶ bien ◀d’▶un Etat sans en porter ◀les▶ charges. Leurs richesses par tout le monde chrétien en est une preuve, et ◀la▶ France ne périra jamais que parce que ◀les▶ gens ◀de▶ couvent en posséderont toutes ◀les▶ richesses et ◀les▶ fonds. Il ne faut que voir ce que ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise possèdent en France, pour connaître que leur proximité ou leur voisinage est une tache ◀d’▶huile qui s’étend toujours. C’est là ◀l’▶esprit monacal. Saint Hiérôme s’en plaint lui-même et en même temps ◀de▶ leur convoitise lorsqu’il dit que pour s’attirer des legs ils portaient leur bassesse jusques à mettre ◀le▶ pot ◀de▶ chambre entre ◀les▶ jambes des vieilles femmes pour avoir part à leur testament : Matulam inter femora vetularum apponebant Cela a toujours été et sera toujours, et ◀le▶ meilleur parti qu’on puisse prendre avec eux, c’est ◀de▶ s’en tenir à ◀l’▶ancien proverbe qui dit que pour faire une nette maison, il n’y faut ni moine ni pigeon. J’ajouterai encore volontiers avec ◀l’▶auteur des Mémoires des ambassadeurs que des gens qui ont ◀l’▶âme assez basse pour se jeter dans ◀la▶ crapule ◀d’▶un couvent ne sont pas pour avoir cette bonne foi qui doit régner dans ◀le▶ commerce du monde. Ainsi, il faut que Crozat leur donne une entière exclusion, ou bien il peut compter que lui ou ceux qui viendront après lui se repentiront ◀d’▶avoir reçu cette engeance.
285. A ◀l’▶égard des mendiants, il ◀les▶ faut encore moins recevoir que ◀les▶ autres. C’est une taille réelle sur ◀le▶ peuple, ◀d’▶autant plus cruelle et permicieuse qu’elle se lève sous ◀le▶ masque ◀de▶ dévotion ; que cette espèce ◀d’▶hommes, absolument inutile au public, veut par ◀le▶ travail ◀de▶ son prochain s’exempter ◀de▶ celui que Dieu lui-même a prononcé contre tout ◀le▶ genre humain, et outre cela leur institut va contre ◀la▶ nature qui veut que chacun travaille pour sa subsistance, et ces fainéants sont sûrs ◀d’▶avoir leur nécessaire et ◀le▶ superflu avec abondance en faisant vœu ◀d’▶en demander. Sont-ce là ◀de▶ véritables pauvres ? Je ne ◀les▶ regarde point comme cela, puisqu’ils peuvent gagner et vivre sans être à charge à personne, et je crois que tout ce qu’il y a ◀de▶ gens ◀de▶ bon sens ◀les▶ regardent du même point de vue que moi. Il me paraît qu’Amurat II, empereur des Turcs, raisonnait très juste, lorsqu’il regardait saint François d’Assise comme ◀le▶ plus grand homme qui eût jamais été. Il fit entrer M. de La Haye-Ventelet, ambassadeur ◀de▶ France, dans son cabinet, où celui-ci surpris ◀de▶ trouver un portrait ◀de▶ saint François, contre ◀le▶ coutume des Turcs qui n’admet point ◀les▶ peintures, ne put s’empêcher ◀de▶ lui demander à quel dessein il gardait celle-là. — Comme ◀le▶ portrait ◀d’▶un homme tout admirable, répondit Amurat. Il fallut que Dieu fit un miracle pour nourrir ◀les▶ Israélites, et celui-ci a trouvé ◀le▶ secret avec une corde et un sac ◀de▶ donner à vivre à plus ◀d’▶un million ◀de▶ fainéants ; et moi avec tous ◀les▶ revenus ◀de▶ ◀l’▶Empire j’ai bien ◀de▶ ◀la▶ peine ◀d’▶entretenir deux cents mille hommes. Je trouve que cet empereur turc avait raison, et je conseille à Crozat et aux autres ◀de▶ boucher absolument ◀l’▶entrée du Mississippi à ces sortes ◀de▶ gens, si il veut que sa colonie soit tranquille. Ils se mêlent ◀de▶ tout, et c’est ce qu’on ne doit point souffrir. Toute leur occupation est ordinairement ◀d’▶intrigue, et à ◀la▶ honte du nom chrétien, je ne vois rien qui se passe pour peu qu’il soit ◀de▶ conséquence où il n’y ait un moine mêlé. Ils sont tous guidés par un esprit ◀d’▶avarice insatiable, et cela ne convient point à une colonie. Il semble qu’ils soient nés marchands. Nos rois ont accordés à plusieurs couvents une certaine quantité ◀de▶ vin pour leur subsistance exempte ◀de▶ tous droits ; ils ◀le▶ vendent en gros ou en détail même à ◀la▶ porte du Louvre. Ils ne paraissent suivre ◀l’▶esprit ◀de▶ leur institut que pour s’enrichir ; sitôt qu’ils ◀le▶ sont ils lèvent ◀le▶ masque, et on ne voit qu’eux plaider même contre leurs propres bienfaiteurs ; en un mot un moine est une peste dans ◀le▶ monde. Il faut ◀les▶ révérer à ◀l’▶autel, quoique ce soit eux qui, par leur sordide avarice, ont défiguré notre religion ; mais il n’en faut point du tout souffrir chez soi, et se donner bien ◀de▶ garde ◀d’▶en mener dans ◀le▶ Nouveau Monde, afin de prévenir ◀les▶ malheurs dont ils sont cause en Europe. Je ne mets pas au nombre des moines et des moinesses ◀les▶ frères de la Charité, ni ◀les▶ religieuses hospitalières. Ces derniers-ci sont nécessaires dans ◀l’▶établissement ◀d’▶une colonie et dans son progrès, ◀le▶ soin qu’ils ont des malades tant pour ◀l’▶âme que pour ◀le▶ corps est un travail rude et qui leur doit assurer ◀la▶ vie, mais il ne faut qu’un prêtre dans chaque couvent ; que ce prêtre soit séculier et destituable ; et qu’on change du moins tous ◀les▶ trois ans ◀les▶ directeurs ◀de▶ ces hôpitaux, et qu’en sortant ◀de▶ place ils rendent un compte exact ◀de▶ leur régie au corps des officiers et des communes. Que ces hospitaliers et hospitalières ne fassent aucun vœu ni ◀de▶ clôture ne ◀de▶ chasteté. Qu’ils puissent sortir ◀de▶ leur couvent et se marier dans ◀le▶ monde, ou y vivre dans ◀le▶ célibat à leur choix et quand ils voudront ; leur ferveur en sera ◀d’▶autant plus grande qu’elle sera toujours volontaire, et qu’ils ne regarderont pas leur couvent comme leur prison. Que pour cela il leur soit permis ◀de▶ donner leur revenu pendant leur vie aux hôpitaux mais jamais ◀le▶ fonds, et qu’il soit même défendu aux hôpitaux ◀d’▶acquérir un seul pouce ◀de▶ terre. C’est ◀l’▶unique moyen ◀d’▶entretenir leur zèle, et ◀d’▶empêcher que ◀la▶ mollesse ne se glisse dans leurs communautés. Qu’il soit permis ◀de▶ leur faire des legs. Que ces legs soient même préférables aux autres, mais que ces legs aussi ne consistent qu’en meubles ou hardes qui s’usent, ou dans des aliments que se consument dans ◀les▶ hôpitaux, et jamais en immeubles tels que sont ◀les▶ terres et ◀les▶ maisons. Qu’aucun ecclésiastique tel soit-il ne soit jamais directeur ni trésorier, et ne se mêle ◀d’▶autre chose que ◀d’▶exhorter et confesser ◀les▶ malades et leur administrer ◀les▶ sacrements, sans entrer dans ◀le▶ détail ◀de▶ quoi que ce soit, et qu’il leur soit même défendu ◀de▶ recevoir aucun legs ni présent ◀de▶ quelque nature que ce soit.
286. A ◀l’▶égard des Jésuites, on aurait bien tort ◀d’▶y en mener puisqu’il y en pleut. Ce sont eux qu’on doit au contraire regarder comme ◀les▶ plus mortels ennemis ◀de▶ ◀la▶ colonie ; et sans s’embarrasser ni ◀d’▶excommunication ni des foudres qu’ils pourraient faire venir de Rome ou fulminer eux-mêmes, il faut ◀les▶ pendre sans quartier, Venise en use ainsi et n’en est pas moins catholique’ ; ou il faut du moins ◀les▶ traiter comme on ◀les▶ traite en Suède, c’est-à-dire en faire des eunuques pour en éteindre ◀la▶ race. Que leur digne société en fasse si bon lui semble des saints en Europe, cela doit être indifférent à ◀la▶ colonie, qui doit être certaine que ces martyrs à ◀la▶ Jésuite seront regardés ◀de▶ tout ce qu’il y a ◀de▶ gens instruits et éclairés comme ◀les▶ martyrs du Japon, à qui personne n’offre ni cierge, ni bougie, pas même un bout ◀de▶ chandelle, et cela parce que tout le monde est convaincu que ◀les▶ relations qu’ils font venir de tous ◀les▶ pays éloignés ne sont que pures fables, et que leur esprit ◀de▶ domination, ◀de▶ supériorité, ◀de▶ commerce et ◀de▶ mauvaise foi, qui est ◀la▶ moelle ◀de▶ leur compagnie, leur forment [sic] partout des scélérats que ◀le▶ prince ou ◀le▶ public s’immole. ◀Les▶ gens qui ont été dans ◀les▶ pays éloignés et qui y ont tant soit peu examiné leur conduite et leur politique sont étonnés ◀de▶ voir ◀le▶ changement ou plutôt ◀l’▶antipathie et ◀le▶ peu de ressemblance qu’il y a entre un Jésuite en Europe et un jésuite dans ◀les▶ Indes (suivant ◀les▶ relations des Jésuites, s’entend, et non pas suivant ◀la▶ vérité). ◀Les▶ Jésuites dans ◀les▶ Indes sont selon eux ◀de▶ pauvres brebis du Seigneur, toujours prêts à répandre leur sang pour ◀la▶ gloire ◀de▶ son nom, gens détachés ◀de▶ toute ambition et qui ne respirent que ◀le▶ martyre. Mais ceux qui ont été sur ◀les▶ lieux ◀les▶ regardent comme également mauvais par tout le monde, mandarins à ◀la▶ Chine, talapoins à Siam, bramènes dans ◀le▶ Mogol, fauteurs ◀de▶ rebellion dans ◀le▶ Japon, et partout marchands ◀de▶ mauvaise foi ; et j’ajouterai partout idolâtres ou du moins fauteurs ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie. Tavernier a écrit ce qu’ils ont fait au Japon, et j’écrirai, moi, ce qu’ils ont fait à Siam lorsque nous en avons été ◀chassés▶. Je puis assurer comme témoin oculaire qu’ils sont cause ◀de▶ ce qu’y ont souffert Messieurs des Missions étrangères, ◀de▶ ◀la▶ ruine entière ◀de▶ ◀la▶ Religion, ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ M. Constance, ◀de▶ ◀la▶ prostitution ◀de▶ sa veuve, et du détrônement du feu roi notre allié, et ◀de▶ ◀l’▶usurpation ◀de▶ ◀l’▶opra Pitrachard. Ils sont cause que ◀la▶ réputation des Français est tellement perdue dans ce royaume, que nous y sommes regardés comme ◀les▶ derniers ◀de▶ tous ◀les▶ hommes et ◀la▶ plus lâche canaille que ◀la▶ terre puisse porter. Tout cela n’a son fondement que dans leur avarice qui secondait, ou plutôt animait celle ◀de▶ M. Desfarges. Mais ◀la▶ justice ◀de▶ Dieu a puni ◀les▶ permiers auteurs ◀de▶ tous ces malheurs en abîmant ◀le▶ vaisseau ◀L’▶Oriflamme, qui ramenait en France tant de misérables qui auraient dû périr par ◀la▶ mort ◀la▶ plus infâme. ◀Le▶ père Marcel Le Blanc, seul Jésuite ◀de▶ bonne foi, a donné au public ◀L’▶Histoire ◀de▶ ◀la▶ révolution ◀de▶ Siam, et fut assez heureux pour ne pas passer sur ◀L’▶Oriflamme chargé ◀de▶ ◀l’▶exécration du genre humain. Lorsque ce père fut en Europe, il demanda au Provincial ◀la▶ permission ◀de▶ faire imprimer son livre, qui ne rapporte que ◀les▶ fait sans en dire ◀les▶ motifs, et qui par conséquent ne pouvait faire tort à personne, ni blesser ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ société. Cependant ◀le▶ Provincial lui refusa sa permission, avec ordre ◀de▶ jeter son manuscrit au feu ; et ◀le▶ Provincial ◀le▶ brûla lui-même. Mais hureusement un chanoine ◀de▶ Langres, nommé M. de l’Espinasse, intime ami du père Le Blanc, en avait une copie qu’il a fait passer à Genève, où il a été imprimé". Et comme cette édition donne ◀de▶ très violents soupçons contre ◀les▶ Jésuites, ils n’ont pu ◀la▶ souffrir sans en punir ◀l’▶auteur, qu’ils ont tenu fort longtemps en pénitence, et qu’ils ont enfin envoyé mourir je ne sais où ; je crois que c’est à Vérone ou Lucques en Italie. Pour moi, J’attends ◀les▶ Jésuites à Siam, où je leur ai donné rendez-vous. C’est là où je développerai ◀les▶ motifs ◀de▶ notre expulsion et du reste. Jurieu dit plaisamment dans son Histoire des croisades contre Maimbourg que tous ◀les▶ chefs français et autres étaient des héros en Palestine, et qu’en retournant chez eux, ils y redevenaient des hommes ordinaires. Il en est de même des Jésuites dans ◀les▶ pays étrangers ; suivant leurs relations ce sont tous des saints, même des saints à miracles. Mais ◀le▶ diable est qu’ils ne sont saints qu’en écriture ou tout au plus dans ◀l’▶impression ; et que ces bons saints (◀de▶ nouvelle impression redeviennent des démons en Europe, et tels qu’ils ont été et sont encore en effet dans ◀les▶ Indes ou ailleurs. Ainsi que Crozat prenne garde à leurs atteintes ; sa croix ◀de▶ chevalier ◀de▶ ◀l’▶ordre du Saint-Esprit ne ◀l’▶exemptera pas, non plus que les siens, des griffes ◀de▶ pareils diables. C’est une nation fougueuse qui respecte trop peu ◀le▶ véritable S[ain] t-Esprit pour s’embarrasser ◀d’▶un S[ain] t-Esprit qui n’est qu’en broderie, et qui ne sert qu’à parer un habit sans changer ◀le▶ moule ◀de▶ nature. Ils regardent ◀le▶ S[aint] -Esprit sur ◀les▶ habits du même œil que ◀le▶ regardait défunt M. Le Tellier, archevêque ◀de▶ Reims, qui recommandait à son tailleur ◀de▶ mieux coudre sur ◀l’▶habit qu’il lui faisait son S[aint] -Esprit, qu’il n’avait cousu celui qu’il avait sur ◀le▶ corps, qui, disait-il, était décousu ◀de▶ tant de côtés, à ◀la▶ tête, aux ailes et à ◀la▶ queue, qu’il s’en allait à tous ◀les▶ diables.
287. Revenons à Crozat. Il est certain que son entreprise mérite ◀l’▶approbation ◀de▶ tout le monde. Elle est digne ◀de▶ ◀la▶ louange et ◀de▶ ◀l’▶appui ◀de▶ toute ◀la▶ France. Elle est belle et même très utile pour ◀le▶ bien et ◀l’▶honneur ◀de▶ toute ◀la▶ nation, et en particulier pour ◀l’▶utilité des gens qu’il y envoie, qui très certainement béniront son nom tant que ◀le▶ monde sera monde. Si j’avais ses richesses, il est très certain que je me ferais en même temps honneur et plaisir ◀d’▶employer tout mon bien jusques au dernier sou pour faire un si bel établissement. Ce sont une infinité ◀de▶ gens malhureux en France auxquels il met ◀le▶ pain à ◀la▶ main. Il n’y a rien ◀de▶ si charitable et ◀les▶ descendants ◀de▶ ces gens-là lui en devront une reconnaissance immortelle, et cet endroit ◀de▶ sa vie rendra dans ◀les▶ siècles futurs (supposé qu’il réussisse) son nom infiniment plus glorieux et plus précieux ceux des Alexandre, César, Themirlan, Attila et tous ces autres conquérants qui n’ont établi leur grandeur que sur ◀la▶ destruction du genre humain, au lieu qu’il ne ◀l’▶établit que pour ◀la▶ manutention ◀de▶ ce même genre humain. Mais lui et les siens auront tant ◀d’▶obstacles à surmonter que tout ce que j’en puis prévoir, c’est qu’ils vont tous travailler pour ◀les▶ Anglais. Dieu veuille que je sois mauvais prophète ! ◀Le▶ fondement ◀de▶ son établissement doit être ◀la▶ religion catholique, apostolique et romaine ; mais il doit, comme j’ai dit, n’y souffrir ni moines ni bouches inutiles, et surtout en bannir ◀les▶ Jésuites, que je ne sais comment nommer, ignorant encore s’ils sont réguliers ou séculiers ; et je ne crois pas qu’ils ◀le▶ sachent eux-mêmes, ne s’étant donné aucun nom en France, si ce n’est celui-ci : Tales quales nos Curia declaravit. Ils parlent du Parlement qui par aucun arrêt dont j’ai connaissance n’a pas défini leur qualité, quoiqu’il ait défini leur individu. M.Pasquier, dans ses Recherches, ◀les▶ traite ◀de▶ monstres, c’est-à-dire leur société prise in globo. Il faut cependant indispensablement des pasteurs qui instruisent cette colonie et leurs descendants. Il faut que M. Crozat prenne leur entretien sur son compte, tant des aumôniers que des curés, lorsqu’un établissement sera assez fort pour avoir besoin ◀d’▶un ecclésiastique sédentaire. Il faut qu’à ses frais il bâtisse une église où ◀les▶ paroissiens pourront s’assembler, et qu’il fournisse à ses frais ◀la▶ sacristie ◀de▶ tout ce qui convient aux sacrements, tels que sont ◀les▶ fonts ◀de▶ baptême, ◀les▶ nappes ◀de▶ ◀l’▶autel, ◀le▶ Missel, ◀le▶ livre ◀de▶ pupitre ou plain-chant, ◀la▶ lampe, ◀les▶ chandeliers, ◀l’▶encensoir, ◀les▶ burettes et ◀le▶ lavabo ◀de▶ cuivre ou ◀d’▶étain, ◀le▶ crucifix, ◀le▶ calice, ◀la▶ patène, ◀le▶ soleil et ◀la▶ boîte aux saintes huiles, ◀le▶ tout ◀d’▶argent ; en un mot qu’il donne à cette église tout ◀le▶ nécessaire à ses frais, par ◀la▶ suite des temps ◀la▶ piété des paroissiens pourvoira à ◀la▶ décoration ◀de▶ ◀l’▶église. Qu’il fasse bâtir un presbytère pour loger ◀le▶ curé ; qu’il donne à ce curé quatre fois en grain ce qu’il faut pour ◀la▶ subsistance ◀d’▶un homme. ◀Les▶ deux part seront pour lui et un valet, ◀les▶ deux autres seront pour ses vêtements et sa peine ; sa basse-cour lui fournira ◀de▶ ◀la▶ volaille et des cochons, son jardin lui fournira des herbes et des légumes, et ses vaches lui donneront du lait et du fromage ; je ne dis pas du beurre, parce que ◀le▶ climat est trop chaud pour en faire, mais ◀l’▶huile, ◀le▶ miel et par conséquent ◀la▶ cire y sont communs et en quantité ; et ◀les▶ naturels du pays se font un plaisir ◀de▶ ◀les▶ apporter pour des aiguilles, ◀de▶ ◀la▶ rassade, et d’autres bagatelles qu’on leur donne. Que ce curé, quoique sédentaire, puisse pourtant être rappelé lorsque M. Crozat ou ceux qui feront pour lui ◀le▶ jugeront à propos ; qu’il ne soit pas curé à vie, mais seulement pour un temps. Que M. Crozat lève ◀la▶ dîme à son profit, puisqu’il entretiendra ◀le▶ curé. Que ce curé administre tous ◀les▶ sacrements gratis ; qu’il n’exige rien du tout pour ◀la▶ sépulture des morts ; et que, quelque occasion qui se présente, il ne lui soit pas permis ◀d’▶inhumer dans ◀l’▶église aucun cadavre ◀de▶ quelque qualité que soient ses parents vivants, ou ◀de▶ quelque qualité qu’il ait été pendant sa vie. En effet, c’est une impiété et même un sacrilège ◀de▶ mettre ◀de▶ ◀la▶ pourriture, et ◀le▶ rebut ◀de▶ ◀la▶ nature, dans ◀le▶ même lieu où repose et où nous adorons ◀le▶ Saint des Saints. ◀Les▶ anciens conciles ◀de▶ ◀la▶ primitive église, et même jusques au XIIIe siècle, défendaient absolument cette profanation. Ce n’est que ◀l’▶avarice des gens ◀d’▶Eglise qui a corrompu un si saint usage, mais il faut se donner ◀de▶ garde ◀de▶ souffrir qu’il s’introduise dans ◀le▶ Nouveau Monde. Il n’est pas permis aux hommes ◀de▶ pénétrer ◀les▶ décrets ◀de▶ Dieu, mais si nous pouvons par ◀les▶ actions des vivants prévoir ce qu’ils deviendront après leur mort, combien voyons-nous ◀de▶ cadavres honorablement enterrés après leur mort qu’on aurait dû brûler vivants ? Tout le monde sait ◀la▶ cause ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Baptiste Lulli, surintendant ◀de▶ ◀la▶ musique du Roi. On sait que si cet homme n’avait pas été nécessaire aux plaisirs ◀de▶ Louis XIV, il aurait été plusieurs fois brûlé vif pour sodomie. On fit ces vers-ci sur ◀la▶ cause ◀de▶ sa mort :
Lulli a fait à sainte ReineUn vœu tout à fait surprenant.S’il arrive qu’il en guérisse.
288. Tout le monde sait qu’à Sainte-Reine en Bourgogne il y a des eaux minérales qui guérissent ◀les▶ maux infâmes qui proviennent Venere naturali et ◀l’▶auteur du sizain fait croire à Lulli que ces eaux guérissaient aussi par ◀l’▶intercession ◀de▶ ◀la▶ sainte ceux dont il était attaqué, et qui provenaient aversa Venere. Cependant, malgré ◀le▶ scandale ◀de▶ sa vie, il a son tombeau aux Petits Pères noirs ◀de▶ ◀la▶ place des Victoires, où il est représenté en buste avec un [sic] épitaphe, comme s’il avait été ◀le▶ plus honnête homme du monde. Voici ce qu’on a fait à ce sujet :
O mort qui cachez tout dans vos demeures sombres,Pourquoi venir par un faste nouveauPuisque même il était indigne du tombeau ?Quel objet odieux, et quel terrible exemple !Cachez-nous pour jamais ce spectacle odieux !Laissez tomber sans plus attendreSur ce buste honteux votre fatal rideau,
289. Tel a toujours été ◀l’▶esprit des moines et des gens ◀d’▶Eglise, qui ne se sont jamais souciés ◀de▶ violer ◀les▶ décrets ◀les▶ plus saints lorsqu’ils y ont trouvé leur intérêt, et c’est cet esprit ◀de▶ rapine qu’il faut que M. Crozat bannisse absolument ◀de▶ sa colonie. Il faut qu’il donne un morceau ◀de▶ terre pour servir ◀de▶ cimetière, et qu’il soit permis à tous ◀les▶ habitants ◀de▶ s’y faire faire des caves tant pour eux que leurs descendants ; et que ◀le▶ travail s’en fasse aux dépens de ceux qui voudront faire distinguer leur carcasse, et que ces caves et ◀les▶ bancs dans ◀l’▶église paient quelque redevance à ◀la▶ fabrique pour ◀l’▶entretien ◀de▶ ◀l’▶église. Il faut encore autre chose à quoi M. Crozat et ceux qui viendront après lui doivent bien prendre garde. C’est ◀d’▶y faire triompher ◀la▶ bonne foi, et ◀de▶ n’y souffrir aucune injustice ; au contraire, punir sévèrement ◀le▶ moindre manque ◀de▶ probité, et ne pas souffrir qu’aucun praticien, avocat, procureur, greffier et autres sangsues du public s’y établissent ; et pour cela ne revêtir ◀d’▶autorité que des gens sages, et ◀d’▶un esprit droit, et ◀de▶ bonnes mœurs, et, si faire se peut, si peu portés à leur intérêt personnel qu’ils soient toujours prêts à ◀le▶ sacrifier à ◀l’▶intérêt général. C’est là-dessus qu’il faudrait se modeler à ◀l’▶intégrité des anciens Romains qu’ils [sic pour qui] étaient tout disposés à se sacrifier à ◀la▶ République. Je sais bien moi-même que ceci n’est et ne sera regardé que comme une simple spéculation impraticable pendant que nos mœurs seront aussi corrompues qu’elles ◀le▶ sont. Mais aussi je ne souhaite ◀le▶ plus que pour faire qu’on s’attache au moins. Et je suis aussi très persuadé que Crozat et ses agents réussiront, pourvu qu’ils ne s’éloignent pas trop des maximes que je viens de leur prescrire ; et j’ajouterai que quoique ◀les▶ véritablement honnêtes gens soient rares, il s’en peut cependant trouver ◀de▶ dignes ◀d’▶être mis à ◀la▶ tête ◀d’▶une si belle entreprise, pourvu que ◀le▶ choix qu’on en peut faire ne dépende pas ◀de▶ ◀la▶ nomination ◀d’▶un bonnet à corne, ◀d’▶un capuchon, ◀d’▶un cotillon ni ◀d’▶un homme en faveur, et que ◀le▶ mérite et ◀la▶ probité personnelle soient ◀la▶ seule et unique porte des emplois ◀de▶ distinction.
290. J’ai dit qu’il fallait de temps en temps ramener en Europe quelques-uns ◀de▶ ceux qui se seront ◀le▶ mieux établis, et qui auront goûté ◀la▶ douceur et ◀la▶ fertilité du climat, en un mot qui s’y plairont ◀le▶ plus. Il est très constant que leur rapport animera une infinité ◀de▶ gens à aller peupler cette colonie, et chercher sous un ciel plus hureux ◀la▶ tranquillité et ◀la▶ facilité ◀de▶ vivre que ◀la▶ fortune et leur pauvreté leur dénient dans leur patrie. Il n’est pas difficile ◀de▶ leur donner sujet ◀de▶ parler en bonne part ◀de▶ ce pays, qui ◀de▶ lui-même étant parfaitement bon deviendra encore meilleur à mesure qu’on ◀le▶ défrichera. Il ne faut pour cela que taxer ◀le▶ temps du travail des premiers ouvriers qui défricheront pour ◀le▶ compte et ◀le▶ profit du seigneur ◀de▶ ◀la▶ terre, et ne leur imposer que huit heures au plus ◀de▶ travail par jour, et leur laisser ◀le▶ reste du temps à leur disposition. Ces ouvriers s’attrouperont ◀d’▶eux-mêmes par pelotons ◀de▶ sept, huit, ou dix, plus ou moins à leur volonté. ◀Les▶ uns iront à ◀la▶ chasse et à ◀la▶ pêche pour ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀la▶ chambrée, qui trouvera plus à vivre, sans doute, qu’il ne lui en faudra ; ◀les▶ autres s’appliqueront à bâtir des maisons et poursuivront leur travail jusques à ce que chacun ait la sienne avec un jardin qui leur fournira des légumes et des grains, et même des fruits. ◀L’▶esprit ◀de▶ société qui naturellement rassemble tous ◀les▶ hommes ◀les▶ obligera ◀de▶ faire ces habitations à ◀la▶ proximité l’une ◀de▶ l’autre ; ainsi on verra en peu de temps des hameaux s’établir, qui seront bientôt changés en bourgs et villages. Je fais ici une description dans ◀le▶ goût ◀de▶ Thélémaque, et c’est en effet ◀le▶ modèle que je voudrais suivre. Que ceux qui voudront en plaisanter me prouvent, pour me servir du proverbe populaire, que Paris a été bâti en un jour. Certes ce que nous admirons ◀le▶ plus n’a eu que des commencements infiniment plus faibles que ceux que Crozat donne à son e[n] treprise. Il ne reste plus qu’à ◀la▶ conduire pour ◀la▶ perfectionner. Rome n’a été fondée que par une poignée ◀de▶ canailles et ◀de▶ bandits. Venize n’a eu pour fondateurs que ◀de▶ misérables pêcheurs qui se sont retirés dans des lacunes [sic] impraticables à tout autre qu’eux, où par leur travail et leur industrie ils se sont fait un asile certain contre ◀les▶ barbares nations qui ont ravagé ◀l’▶Italie pendant ◀les▶ 3, 4 et 5e siècles. Marseille n’est qu’une colonie ◀de▶ Grecs, et si nous savions quels sont les premiers fondateurs ◀de▶ Paris, nous trouverions, sans doute, que c’était fort peu de chose. Du moins nous trouvons qu’il était séparé en trois : ◀la▶ ville dans ◀le▶ Nord et ◀l’▶Est ◀de▶ ◀la▶ rivière ◀de▶ Seine, ◀l’▶université dans ◀le▶ Sud et Sud-Ouest ◀de▶ ◀la▶ même rivière, et ◀la▶ cité dans ◀l’▶île qui est entre ◀les▶ deux. Il n’y a pas cent ans qu’il n’y avait aucune maison dans ◀l’▶île de Notre-Dame, et toutes ces extrémités n’ont été réunies que par ◀les▶ maisons et ◀les▶ ponts qui ont été bâtis entre elles, et qui enfin en ont fait ◀la▶ plus grande ville et ◀la▶ plus peuplée du monde, et telle qu’elle est aujourd’hui. Toutes choses ont commencé par presque rien ; mais quand on a commencé il faut poursuivre, et ◀l’▶industrie qui augmente tous ◀les▶ jours conduit ◀le▶ tout peu à peu à sa perfection. Mais je ◀le▶ répète encore, je crains bien fort que Crozat ne travaille pour ◀les▶ Anglais, et je ◀le▶ crois ◀d’▶autant plus qu’il faudra pour ◀l’▶entretien ◀de▶ cette colonie des secours réels et fréquents, et que Crozat mort, cet établissement sera abandonné comme ◀l’▶a été ◀la▶ Nouvelle France. J’ignore qui sont ceux qui ont soin ◀de▶ cet établissement, mais je sais bien que s’ils sont bien intentionnés pour ◀l’▶ancienne France leur patrie, ils ne peuvent rien faire pour elle de plus avantageux que ◀d’▶en faciliter ◀l’▶entreprise, et faire si bien fortifier ◀les▶ deux bords du Mississipi, que ce fleuve serve sous leurs auspices ◀de▶ communication des terres françaises du Nord aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, et même à ◀la▶ mer du Sud. Telle était ◀le▶ dessein ◀de▶ M. de La Salle, qui a le premier des Français eu cette découverte en vue. Il m’en parla à Québec en 1683 et m’en parla encore à Paris avant ◀le▶ voyage funeste où il fut assassiné. Il avait autrefois été jésuite ; et quoiqu’il ait été assassiné par ses propres gens, MM. ◀de▶ ◀La▶ Forêt et Jossereau, Canadiens, pourraient bien dire à ◀la▶ subjestion [sic] ◀de▶ qui ◀le▶ coup fut fait, qui étaient gens qui étaient éloignés de plus ◀de▶ huit cents lieues du lieu du meurtre. A mon égard, je n’en sais rien que par un bruit confus, qui n’est point du tout avantageux à ceux qui ◀l’▶ont fait faire, et qui cependant étaient, à ◀les▶ entendre, ceux qui approuvaient ◀le▶ plus une si belle et si utile entreprise. ◀La▶ mort ◀de▶ cet homme doit instruire ceux qui travaillent sur ses traces à bien traiter ◀les▶ gens qu’ils y mènent, à s’en faire en même temps craindre et aimer. Ils réussiront au premier s’ils savent à propos châtier ◀la▶ moindre désobéissance, ◀la▶ moindre friponnerie, et ◀la▶ moindre attache aux femmes et aux filles du pays, à moins que ce ne soit après leur établissement et en vue du mariage, et non pas par libertinage. Ils doivent même faciliter ces sortes ◀d’▶alliance, et avoir ◀de▶ ◀la▶ considération pour ◀les▶ filles et veuves du pays qui épouseraient des Français, parce que, par ◀le▶ moyen des parents ◀de▶ ces femmes, ils seront instruits ◀de▶ tout ce qui se tramera contre eux et ◀la▶ colonie. ◀Les▶ Anglais se sont utilement servis ◀de▶ cette politique, et s’en servent encore tous ◀les▶ jours. Il faut même s’appliquer à gagner ◀la▶ confiance des parents ◀de▶ ces sauvagesses francisées, parce que ce sont autant ◀d’▶espions que vous vous faites, et qui ne sont pas difficiles à gagner : Un couteau, un morceau ◀de▶ rassade, un miroir ◀de▶ deux sols, une aiguille, en un mot des minuties en font ◀l’▶affaire. A ◀l’▶égard des autres sauvages, ils s’en feront certainement considérer et même aimer pourvu qu’on agisse avec eux avec bonne foi et sans tromperie ni menterie, n’y ayant rien que ces peuples abhorrent tant que ◀la▶ mauvaise foi. Ils se rendront amis des Français, si ils ◀les▶ traitent avec douceur, et qu’ils ◀les▶ élèvent dans des postes plus considérables que ceux qu’ils avaient à leur arrivée. Et que cette distinction se fasse sans brigue, et seulement par rapport au mérite, et à quoi chacun ◀de▶ ◀la▶ colonie se trouvera propre. Pour cela, il faut qu’ils envoient en Europe tous ◀les▶ ans ◀le▶ portrait naïf et sincère ◀de▶ chacun des habitants en particulier, ◀de▶ leurs mœurs, ◀de▶ leurs inclinations, et à quoi ils seraient propres. Que ce portrait soit exactement lu par ceux qui auront droit ◀de▶ donner leurs voix à ◀la▶ promotion des particuliers ◀de▶ ◀la▶ colonie, et qu’ils donnent ordre ◀d’▶élever ceux qui leur conviendront ◀le▶ mieux aux degrés ou emplois que ◀le▶ bureau ◀de▶ Paris leur aura destiné[s]. Mais il faut que cette destination se rapporte au mérite et à ◀la▶ capacité ◀de▶ ◀l’▶élu. Cela leur donnera une nouvelle attache pour ◀la▶ colonie, et donnera aux autres une louable émulation voyant que ◀le▶ mérite sera exalté et que ◀les▶ gens ◀de▶ crapule resteront dans leur bassesse. ◀Les▶ Anglais et ◀les▶ Hollandais se sont toujours bien trouvés ◀d’▶avoir suivi cette politique. C’est encore à présent une ◀de▶ leurs principales maximes. Ils nous tracent ◀le▶ chemin, que ne ◀le▶ suivons-nous ? Mais ce n’est pas notre génie. Il semble qu’il nous suffit que ◀les▶ étrangers aient inventé ◀les▶ moyens ◀de▶ se rendre riches et heureux pour que ces mêmes moyens nous paraissent indignes ◀d’▶être pratiqués. Pourquoi donc nous étonnons-nous si nous ne réussissons pas ?
291. Je ne craindrais pas ◀d’▶ennuyer ◀le▶ lecteur quand je m’étendrais davantage sur ◀les▶ colonies ; et je pourrais dire même que, si je ◀le▶ faisais, je n’aurais qu’à suivre mon génie et mon goût, qui a toujours été porté pour ◀les▶ nouvelles découvertes et ◀les▶ établissements qu’on y pouvait faire. J’ai été intéressé dans ◀la▶ pêche sédentaire ◀de▶ ◀l’▶Acadie. Notre établissement était à Chedabouctou, au fond ◀d’▶un golfe qui donne à Canceaux, où plusieurs navires français qui allaient
à ◀la▶ pêche ◀de▶ ◀la▶ morue parée, qu’on appelle à Paris ◀de▶ ◀la▶ merluche, avaient leur dégrat ou leurs chafaux, pour parler plus matelot. Notre établissement commençait à prendre sa forme et aurait pu réussir si ◀le▶ s[ieu] r Bergier, ◀de▶ ◀La▶ Rochelle, ne nous avait pas mal à propos livré[s] en proie aux Anglais. On verra par quel sujet et ce qui en réussit lorsque je parlerai ◀de▶ moi. Je dirai seulement ici que ◀l’▶examen que j’ai fait autant que ma jeunesse et mon peu ◀d’▶esprit me ◀l’▶ont pu permettre des établissements qui ont été faits dans ◀la▶ Nouvelle France par MM. ◀de▶ Champigny, ◀Le▶ Borgne, ◀de▶ Razilly, Denys et plusieurs autres, des causes ◀de▶ leur peu de progrès, ◀de▶ leur abandonnement et du péril où ils sont ◀d’▶être tous ◀les▶ jours anglicanisés m’ont parfaitement convaincu que leur perte vient ◀d’▶eux-mêmes. Je puis dire qu’en 1684 j’en donnai des mémoires à M. de Seignelay ; et que ces mémoires eurent si bien son approbation qu’il eut ◀la▶ bonté ◀d’▶en parler au Roi qui voulut me voir. Ces mémoires, restés à M. de Seignelay, ont dû après sa mort en 1691 passer entre ◀les▶ mains ◀de▶ M. de Pontchartrain, et après lui en celles ◀de▶ M. de Monrepas son fils. Je ◀les▶ prends à témoin[s] si je n’y dis pas que tôt ou tard ◀l’▶Acadie serait anglaise. Je n’ai comme on voit rien prédit qui ne soit arrivé sur cet article. J’y dis et je dis encore ◀la▶ même chose sur Québec, mais dans un temps plus éloigné. Mes mémoires doivent encore exister, à moins qu’on ne ◀les▶ ait jetés au feu, ce que je ne crois pas, puisque M. de Seignelay m’ordonna ◀de▶ ◀les▶ remettre au net et ◀de▶ ◀les▶ écrire entre deux marges sur du papier ◀d’▶une grandeur pareille à ceux dont j’ai déjà parlé, parce qu’il voulait ◀les▶ faire relier ensemble. Ainsi, si ◀les▶ autres subsistent, les miens doivent subsister aussi. Qu’on ◀les▶ lise, et on verra que ni les miens ni ◀les▶ autres n’ont été suivis, J’y détaillais ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀l’▶Acadie pour notre France, ◀l’▶abondance ◀de▶ ◀la▶ pêche ◀de▶ ◀la▶ morue, ◀la▶ facilité ◀de▶ ◀la▶ transporter tant en France qu’en Espagne, Portugal, ◀l’▶Italie, et par toute ◀la▶ Méditerranée, verte ou sèche, ◀le▶ fonds en étant inépuisable ; ◀l’▶abondance ◀de▶ tout autre poisson dans ◀les▶ rivières, res, ◀la▶ multitude presque infinie ◀de▶ ◀la▶ chasse ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ gibier ◀de▶ terre et ◀d’▶eau, ◀la▶ fertilité du pays par lui-même, ◀les▶ bois propres à ◀la▶ construction des vaisseaux, ◀les▶ hâvres naturels propres à ◀les▶ bâtir et à ◀les▶ lancer à ◀l’▶eau ; ◀la▶ beauté et ◀la▶ profondeur des ports naturellement propres à recevoir et à mettre à couvert plus ◀de▶ vaisseaux que ◀l’▶on n’en peut rassembler ◀de▶ quelque port qu’ils soient, tels que sont Canceau, ◀La▶ Hève, ◀le▶ Port Royal, ◀la▶ rivière Saint-Jean, et d’autres dont je ne me souviens plus. J’indiquais ◀le▶ peu de fortifications qu’il aurait fallu y faire, étant presque tous fortifiés par ◀la▶ nature sans ◀le▶ secours ◀de▶ ◀l’▶art. J’y décrivais ◀les▶ mœurs des sauvages qui habitent ces lieux, leur innocence naturelle, ◀la▶ facilité ◀de▶ bien vivre avec eux et ◀de▶ s’en faire des amis, et ◀la▶ manière dont on pourrait ◀les▶ incorporer aux colonies, malgré leur éloignement pour notre Religion. J’y faisais remarquer ◀la▶ bonne foi ◀de▶ ces peuples, et que ◀le▶ plus grand nœud ◀de▶ société qu’on pouvait former avec eux était ◀d’▶avoir pour eux une bonne foi réciproque. Je montrais ce qu’il fallait y porter pour leur nécessaire et ◀le▶ commerce. J’en bannissais ◀l’▶eau-de-vie, et imposais même des peines corporelles à ceux qui leur en troqueraient. Je désignais ◀les▶ endroits que je croyais devoir être les premiers peuplés et fortifiés pour mettre toute ◀la▶ côte à couvert des incursions ◀de▶ toutes autres nations. J’y parlais ◀d’▶un nommé M[onsieu] r ◀de▶ Saint-Castain qu’on pouvait à bon droit nommer ◀le▶ roi des sauvages, non seulement parce qu’il avait épousé une sauvage, mais par ◀le▶ crédit qu’il s’était acquis parmi eux en vivant à leur manière. C’était lui qui ◀les▶ commandait en guerre, et je puis assurer que lui et ◀le▶ sieur Robineau de Villebon, Canadien, ont fait plus ◀de▶ tort aux Anglais avec ◀les▶ sauvages qu’ils conduisaient, que dix mille hommes ◀de▶ troupes réglées n’auraient pu faire. Je disais ◀de▶ quelle manière je croyais qu’on dût se comporter à l’égard des Français natifs du pays, qui, par ◀la▶ fréquentation des sauvages, avaient contracté une indocilité ◀d’▶esprit qui ne s’accommoderait qu’avec peine au gouvernement arbitraire que ◀les▶ Français portaient partout où leur autorité s’étendait. ◀Le▶ roi me parut goûter mes raisons, et M. de Seignelay me parut approuver mes mémoires qui me furent bien payés. Mais tout cela n’eut point ◀de▶ lieu, parce que notre habitation ◀de▶ Chedabouctou fut détruite par ◀les▶ Anglais par représailles des barques que ◀la▶ Nouvelle Angleterre envoyait à ◀la▶ pêche sur ◀les▶ côtes ◀de▶ ◀l’▶Acadie, et que Clerbault-Bergier, pour lors notre lieutenant de Roi, avait enlevées sans aucune déclaration ◀de▶ guerre. J’avais résolu ◀de▶ ne parler ◀de▶ ceci que dans mon histoire particulière, mais ce fait ici trouve si naturellement sa place dans cet endroit que je suis presque obligé ◀de▶ ◀le▶ rapporter.
292. Mon père mourut en 1681, et quelque querelle que j’eus vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ même année m’obligeant ◀de▶ quitter Paris, ma famille m’en chercha un prétexte honnête. Il se forma dans ce temps là une compagnie sous ◀le▶ nom ◀de▶ Pêche sédentaire ◀de▶ ◀l’▶Acadie dont ◀les▶ principaux intéressés étaient Charles Duret de Chevry, ◀le▶ même qui avait été avec M. de Schomberg défendre ◀le▶ Portugal contre ◀les▶ Espagnols (on ◀l’▶appelait pour lors marquis de Villefranche), ◀le▶ fameux Bellinzani, Jossier de la Jonchère, trésorier ◀de▶ ◀l’▶extraordinaire des guerres, ◀de▶ Franciers et ◀de▶ Charny. On m’associa dans ◀la▶ part ◀de▶ M. de Chevry, et je partis en 1682 avec Bergier, chef ◀de▶ ◀l’▶entreprise. ◀Le▶ Roi avait donné à ◀la▶ compagnie quarante lieues ◀d’▶étendue ◀de▶ terre sur ◀les▶ côtes sur une profondeur non limitée. Nous ne savions où nous fixer lorsque nous arrivâmes à ces côtes, ni à quel endroit nous établir. Bergier ne voulut point aller à Saint-Pierre qui avait autrefois été habité. Sa raison fut qu’il fallait que ◀la▶ terre n’en valut rien puisque ◀les▶ Jésuites et ◀les▶ Gascons ◀l’▶avaient abandonné[e], et qu’une terre était assurément maudite quand ces sortes ◀de▶ gens n’y trouvaient pas à paître. Nous allâmes donc au cap Canceau, et allâmes bâtir notre habitation dans ◀le▶ fond ◀d’▶une anse ou ◀d’▶un golfe que ◀les▶ sauvages nomment Chedabouctou. Avant mon départ, j’avais été prendre congé ◀de▶ M. de Seignelay avec lequel j’avais eu ◀le▶ bonheur ◀de▶ faire une partie ◀de▶ mes étudeset qui certainement avait bien des bontés pour moi, qui ne m’ont ◀de▶ rien servi par ma faute en partie, et aussi en partie à cause de ◀la▶ malhureuse influence ◀de▶ ◀l’▶étoile sous laquelle je suis né. On verra par ◀la▶ suite ce qui en a été, ne me mettant pas sur ◀le▶ pied ◀de▶ me flatter et avouant dès à présent que je n’ai jamais voulu rien valoir, ni profiter des occasions que ◀la▶ fortune m’a assez souvent présentées pour mon avancement. M.de Seignelay m’avait ordonné ◀de▶ prendre garde à tout, et ◀de▶ faire une espèce ◀de▶ journal secret pour ◀le▶ lui communiquer à mon retour. Il m’avait sur toutes choses recommandé ◀la▶ sincérité. Je fis donc ces mémoires que je lui présentai en 1684, qui fut ◀la▶ même année que Bergier arrêta ◀les▶ barques des Anglais. Son action ne fut point approuvée, quoique apparemment il eût ordre ◀de▶ ◀la▶ faire, ne pouvant croire qu’il eût osé faire une pareille entreprise ◀de▶ son seul mouvement. Quoi qu’il en soit, il en prit cinq, et donna ◀la▶ peur aux autres, qui se reti(rè) rent à Baston. Celles qui avaient été prises furent amenées à ◀La▶ Rochelle, où elles furent déclarées ◀de▶ bonne prise, et ◀la▶ meilleure fut vendue douze cents francs ; et c’est ce qui a causé ◀la▶ perte ◀de▶ ◀l’▶habitation. Bergier fut remercié ◀de▶ ses bons et agréables services, et M. de Seignelay jeta ◀les▶ yeux sur moi pour lui succéder ; ce qui ne fut pourtant pas. En voici ◀le▶ sujet. M.de Chevry avait un cousin germain hommé comme lui Charles Duret, qui avait été très longtemps au service, et même avait commandé au Pont-Aventin [sic] en Flandre, et où il s’était si bien défendu qu’il avait arrêté seul toute ◀l’▶armée du prince d’Orange en 1677 Ce Charles Duret de Chevry, seigneur ◀de▶ ◀La▶ Boulaye, avait perdu son père très jeune ; et M. de Chevry, président ◀de▶ ◀la▶ chambre des comptes à Paris, avait été son tuteur, et à ce titre s’était emparé ◀de▶ tout son bien. ◀La▶ Boulaye lui en avait plusieurs fois inutilement demandé compte. ◀Le▶ président ◀l’▶avait toujours éludé, et amusé son pupille, pour lors âgé de plus ◀de▶ quarante ans, avec des miettes ◀de▶ poche, c’est-à-dire tantôt cinquante et tantôt cent louis, ce qui est beaucoup pour un homme ◀de▶ guerre qui ne connaît point son bien, ni à quoi il peut monter. C’est lui-même qui me ◀l’▶a dit en me racontant sa fortune dans notre traversée ◀de▶ France à ◀l’▶Acadie en 1685. Mon malheur voulut qu’il allât loger à Paris dans une auberge rue Jean Pain Mollet, à côté de laquelle demeurait un procureur au Parlement qui avait une fille dont ◀La▶ Boulaye devint amoureux. Il m’a dit qu’elle était belle, et je ne sais ce qui en est. Je sais seulement que ce procureur, semblable aux autres ◀de▶ son métier, qui n’aiment pas ◀les▶ assiduités des officiers auprès de leurs filles ni ◀de▶ leurs femmes, demanda à la sienne qui était ◀le▶ Monsieur si bien galonné qui était si assidu auprès ◀d’▶elle. Cette fille lui dit ce qu’elle en savait, et lui résolut ◀de▶ faire expliquer ◀le▶ cavalier. Celui-ci, à qui sa maîtresse avait fait son rapport ◀de▶ ◀la▶ curiosité du père, et qui n’avait que des intentions pures, ne demanda pas mieux que ◀d’▶entrer en explication. Il parla à ce procureur, lui dit toute son histoire, et lui demanda sa fille en mariage. Ce procureur, altéré comme un procureur, voyant ◀la▶ fortune ◀de▶ sa fille établie par un gros bien, et prête ◀d’▶entrer dans une famille très considérable et puissamment riche, ◀la▶ lui accorda, et tabla non pas par ◀les▶ voies ◀de▶ civilité, mais par celles du barreau. C’est-à-dire qu’il obligea ◀La▶ Boulaye à faire assigner ◀le▶ président ◀de▶ Chevry, son oncle, en reddition ◀de▶ compte ◀de▶ tutelle. Celui-ci, surpris au dernier point ◀de▶ cette demande imprévue, alla trouver ◀le▶ marquis ◀de
▶Villefranche son fils et lui en fit voir ◀les▶ conséquences, qu’il n’eut pas ◀de▶ peine à comprendre. Bergier fut remercié et ◀La▶ Boulaye, flatté ◀d’▶une lieutenance ◀de▶ Roi dans une province qu’on lui faisait toute belle, consentit à planter là sa maîtresse et son procès. On me fit même acteur dans ◀la▶ comédie ; et pour cela, un jour que j’étais à dîner chez M. de Villefranche, où M. de La Jonchère se trouva et ◀La▶ Boulaye aussi, on me fit par manière ◀d’▶entretien parler ◀de▶ ◀l’▶Acadie. Il n’y avait pas plus ◀de▶ quinze jours que j’avais eu ◀l’▶honneur ◀d’▶en entretenir ◀le▶ Roi et que j’en avais remis ◀les▶ mémoires à M. de Seignelay. Ainsi, en ayant encore ◀le▶ goût tout récent, j’en entretins ◀la▶ compagnie, et mon récit acheva ◀de▶ déterminer ◀La▶ Boulaye à y aller. Il fut donc nommé lieutenant de Roi, et je ne ◀l’▶appris qu’après qu’il en eut prêté ◀le▶ serment. Je m’en plaignis à M. de Seignelay, et même vivement. Il eut ◀la▶ bonté ◀de▶ me dire qu’il avait été préféré parce qu’il était bien plus âgé que moi, ce qui était vrai, qu’il avait plus ◀de▶ vingt années ◀de▶ service et que je n’avais jamais fait qu’une campagne sur terre, ce qui était encore vrai ; et acheva ◀de▶ me consoler en me promettant ◀d’▶avoir soin ◀de▶ ma fortune, et en me donnant une ordonnance ◀de▶ mille écus que ◀le▶ Roi avait eu ◀la▶ bonté ◀de▶ m’accorder tant pour ◀la▶ relation que je lui avais faite ◀de▶ vive voix du pays, que pour ◀les▶ mémoires par écrit que j’en avais fait[s], et m’exhorta ◀de▶ continuer mes remarques. Je ne savais point encore que ◀La▶ Boulaye fût parent ◀de▶ M. de Villefranche. Je crus que c’était un officier que ◀la▶ cour récompensait. Ainsi je me résolus sans peine, et même avec plaisir, à retourner dans un pays que j’aimais, et où certainement je n’étais point haï. Et j’y retournai avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ plaisir que ◀La▶ Boulaye me parut ◀d’▶un esprit porté au plaisir et à ◀la▶ joie ; en quoi je ne me trompais pas, comme je ◀le▶ dirai bientôt, puisque ç’a été son attache au plaisir qui a été cause ◀de▶ notre ruine à tous, et ◀de▶ la sienne propre. Je ne savais donc point que j’avais été sacrifié aux intérêts ◀de▶ famille ◀de▶ M. de Chevry. Ce fut ◀La▶ Boulaye qui m’éclaircit ◀de▶ tout pendant ◀la▶ traversée, et qui me fit sa confession ingénue. Il ne savait point ◀le▶ tort qu’il m’avait fait. Je ◀le▶ lui dis, et bien résolu ◀de▶ me venger du tour ◀de▶ M. de Villefranche, je ◀le▶ résolus lui-même à retourner en Europe pour plaider ◀le▶ père et ◀le▶ fils ; et quoique je n’eusse jamais vu sa maîtresse et que je ne ◀la▶ connusse ni ◀d’▶Eve ni ◀d’▶Adam, et seulement sur ◀la▶ relation qu’il m’en avait faite, je lui en parlai comme si je ◀l’▶eusse connue toute ma vie. Il était parti ◀de▶ Paris avant moi ; cela me donna ◀le▶ champ libre à mentir. Je lui dis que sa maîtresse était tombée malade ◀de▶ rage ◀d’▶être abandonnée, et qu’elle voulait se mettre dans un couvent. J’en fis une Didon qui pleure Enée, ou du moins une Ariane abandonnée par Thésée. Je ◀le▶ frappai vivement. Mais ce fut bien pis quand je lui dis que ◀le▶ procureur, père ◀d’▶elle, que je connaissais aussi peu que sa fille, m’avait dit à moi-même que ◀la▶ restitution qu’il était en droit ◀d’▶attendre du président ◀de▶ Chevry montait, en principal et intérêt, à plus ◀de▶ six cents mille livres. Pour cet article, je ne crois pas que j’imposasse, car ◀le▶ président ◀de▶ Chevry passait pour être excessivement riche, ayant donné mille écus ◀de▶ pension par mois à son fils pendant tout ◀le▶ temps qu’il avait servi en Portugal, et soutenant dignement ◀l’▶aîné qui était premier président ◀de▶ Metz et intendant en Lorraine ; lequel n’avait jamais eu cinq sous ◀de▶ son épouse, qui n’était qu’une simple demoiselle, au mariage ◀de▶ qui ◀le▶ père n’avait consenti que parce que Madame ◀la▶ grande-duchesse ◀de▶ Toscane ◀l’▶avait prié ◀d’▶y consentir ; et auquel il donnait, outre ce qu’il tirait ◀de▶ ◀la▶ cour, soixante mille livres de rente, et que lui il faisait à Paris une très belle et très magnifique figure. Je fis malicieusement antendre à ◀La▶ Boulaye que son bien était mêlé depuis assez longtemps avec celui ◀de▶ son oncle pour qu’il y apportât ◀la▶ séparation ; que Monsieur le Premier Président ◀de▶ Metz était mort sans enfants mâles ; que son oncle était hors ◀d’▶âge ◀de▶ se remarier, et que M. de Villefranche n’avait qu’une fille (elle a épousé Monsieur ◀le▶ duc ◀de▶ Noirmoutier) ; qu’ainsi tout ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ famille passerait dans des familles étrangères, et que ◀le▶ nom périrait ; que ce nom était assez illustre pour être conservé. (Je savais bien ◀le▶ contraire, puisque je savais que ◀l’▶aïeul du président n’avait été que médecin ◀de▶ François Ier, à qui il n’avait pu guérir ◀le▶ gros lot dont il est mort à Rambouillet. Varillas ◀le▶ dit en une infinité ◀d’▶endroits ◀de▶ son histoire ; mais j’étais très aise ◀de▶ flatter ◀la▶ vanité ◀de▶ ◀La▶ Boulaye pour ◀le▶ faire donner dans mon sens. ) Je lui fis entendre qu’il était seul en état ◀de▶ relever ce nom puisqu’il avait assez ◀de▶ bien pour ◀le▶ remettre en honneur, et qu’à l’égard de ◀la▶ femme qu’il voulait épouser, il était assez âgé pour se marier sans ◀le▶ consentement ◀de▶ personne, et même malgré tout ◀le▶ monde ; et qu’il valait mieux pour lui épouser une femme qu’il aimât et dont il fût aimé, et qui lui dût toute sa fortune, que ◀de▶ rester confiné dans un pays perdu, où on ne ◀l’▶avait relégué sous ◀le▶ spécieux prétexte ◀d’▶un honneur chimérique que pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ demander son bien, et ◀de▶ remettre ses intérêts entre ◀les▶ mains ◀d’▶un homme entendu, qui pour ◀l’▶honneur et ◀l’▶utilité ◀de▶ sa fille propre ◀les▶ porterait à tout ce qu’ils pourraient valoir. Mon discours fit ce que j’en avais attendu, c’est-à-dire que ◀La▶ Boulaye pétillait ◀de▶ revenir ◀de▶ France et donnait à tous ◀les▶ diables sa lieutenance ◀de▶ Roi avant que ◀d’▶en avoir pris possession. Nous arrivâmes dans ◀le▶ pays dans ces bonnes dispositions, lui dégoûté et moi dans ◀l’▶attente ◀d’▶une vengeance que je croyais certaine. Mais qui pourtant n’a pas réussi. Je revins en France avec le premier vaisseau, et l. a Boulaye resta pour ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀la▶ colonie. Je donnai à M. de Seignelay ◀les▶ nouveaux mémoires que j’avais dressés, où il y avait très peu ◀d’▶augmentation, ne consistant qu’en trois feuilles ◀de▶ papier à lettres, parce que les premiers disaient tout ce qui se pouvait dire. Lorsque ◀le▶ mois ◀de▶ février ◀de▶ 1686 fut venu, M. de Seignelay voulut m’obliger à retourner, et je refusai absolument ◀de▶ ◀le▶ faire, et lui découvris ◀l’▶indigne tour que M. de Villefranche m’avait joué, et lui en expliquai ◀les▶ motifs. Il ne m’en parut point du tout content, et je n’en fus pas plus avancé. Cependant je fus vengé, mais tout autrement que je ne ◀l’▶espérais : Je comptais que ma vengeance ne me coûterait rien, et elle me coûta tout ce que j’avais mis dans cette compagnie. J’ai dit que Bergier avait pris en 1684 ◀les▶ barques anglaises qui venaient à ◀la▶ pêche sur ◀les▶ côtes ◀de▶ ◀l’▶Acadie. Je dois dire à présent ◀de▶ quelle manière ils eurent leur revange [sic]. J’ai dit que ◀La▶ Boulaye aimait ◀la▶ joie, et que son attache aux plaisirs avait causé ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ colonie et la sienne propre. Voici ◀le▶ fait. ◀Les▶ Anglais envoyèrent au fort ◀de▶ Chedabouctou des gens affidés, qui remarquèrent ◀le▶ peu de fortifications qu’il y avait ; que ◀les▶ canons n’étaient pas même montés. Ils remarquèrent ◀les▶ chemins par terre, et de plus ils apprirent qu’on n’y faisait ni guet ni garde, parce que ◀La▶ Boulaye, gouverneur, envoyait tout le monde à ◀la▶ pêche ou à ◀la▶ traite avec ◀les▶ sauvages dans ◀le▶ bois. Etant instruits ◀de▶ tout cela par ceux qu’ils y avaient envoyés sous prétexte de traiter ◀de▶ prix par barque pour ◀la▶ pêche, ils vinrent à Canceau qu’on ne ◀les▶ attendait nullement, prirent ◀les▶ vaisseaux qu’ils y trouvèrent dont trois appartenaient à ◀la▶ Compagnie, arrêtèrent tout le monde, et entrant dans ◀le▶ golfe de Chedabouctou, ils mirent deux cents hommes à terre à trois lieues du fort, et à travers des bois, sans rencontrer qui que ce fût, ils vinrent se coucher ◀le▶ ventre à terre à ◀la▶ porte du fort ; et à ◀la▶ pointe du jour, lorsqu’on ouvrit cette porte, ils y entrèrent ◀l’▶épée et ◀le▶ pistolet à ◀la▶ main. Il n’y eut qui que ce soit ◀de▶ blessé parce que personne ne fit ◀de▶ résistance. Ils entrèrent dans ◀la▶ chambre du gouverneur qu’ils trouvèrent endormi dans son lit, sans doute ◀de▶ ◀la▶ fatigue qu’il avait prise avec une sauvage qui fut trouvée couchée avec lui. Je ne puis songer à cet endroit sans sentir renouveler dans mon cœur ◀la▶ rage et ◀la▶ colère où je fus lorsque j’appris ◀l’▶aventure. On ne s’en étonna point, ◀la▶ perte était pour moi ◀d’▶assez grosse conséquence pour ne ◀la▶ pas regarder en stoïque. Tout ce que je pus dire ne raccommoda rien. ◀Le▶ magasin que j’avais laissé bien garni se[r] vit ◀de▶ proie aux Anglais, aussi bien que ◀les▶ pelleteries qui avaient été traitées pendant ◀l’▶hiver, et ◀le▶ poisson qu’on avait péché pendant ◀le▶ printemps et partie ◀de▶ ◀l’▶été. Tout fut conduit à Baston par nos propres vaisseaux, sans oublier ◀les▶ canons du fort que ◀les▶ Anglais rasèrent rez pieds rez terre. Certainement ce n’était point là ◀la▶ vengeance que je souhaitais. M.de Seignelay en fut outré et m’avoua que si mes mémoires avaient été suivis cela ne serait point arrivé, et que s’il pouvait tenir ◀La▶ Boulaye il ◀le▶ ferait pendre. Belle consolation pour moi ! Si je ◀l’▶avais tenu moi-même, il n’aurait eu que faire du bourreau, ou il eût été plus méchant que moi. Il n’a pas osé s’exposer à retourner dans sa patrie. Il a mieux aimé rester à Baston avec ◀les▶ Anglais, chez lesquels je crois qu’il est mort. Du moins n’est-il pas revenu en France. Il aura trouvé dans ce pays-là un aussi honnête homme que lui ; je veux parler du chevalier ◀de▶ Canges, qui ◀de▶ concert avec ◀l’▶abbé son frère poignarda et empoisonna ◀la▶ belle Madame de Canges, leur belle-sœur, dont ◀l’▶histoire a fait tant de bruit dans ◀le▶ monde. J’y ai vu ce chevalier qui, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Haute-feuille, avait une compagnie ◀d’▶infanterie, et qui était regardé comme le dernier des malhureux. Cétait là une digne compagnie pour ◀La▶ Boulaye. Que M. Crozat prenne exemple là-dessus, et ne confie ◀les▶ emplois ◀de▶ conséquence qu’à ◀d’▶honnêtes gens, sages et vigilants ; et qu’il sache que dans ◀les▶ nouveaux établissements tout dépend ◀de▶ ◀la▶ prudence du chef, et que c’est là-dessus qu’on peut assurément dire : Tant vaut ◀l’▶homme, tant vaut sa terre. Si Bergier ne nous avait pas attiré ◀les▶ Anglais pour ennemis, Chedabouctou aurait pu se soutenir. Si M. de Villefranche n’avait rien donné à ses intérêts particuliers et à sa famille, Chedabouctou se serait défendu et peut-être que ◀l’▶Acadie serait encore à nous. Voilà bien des si. J’en ajouterai pourtant encore un, qui est que si mes mémoires avaient été suivis, ◀les▶ Anglais ne se seraient pas hasardés ◀de▶ venir insulter ni ◀le▶ Port-Royal, ni ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Acadie, ou auraient eu du moins bien ◀de▶ ◀la▶ peine à s’en emparer. ◀Les▶ Anglais, qui ◀l’▶ont à présent, mettent bon ordre à nous en boucher ◀l’▶accès. Je ◀le▶ répète encore, ◀la▶ France ne connaît pas ◀la▶ perte qu’elle a faite. J’ajouterai que M. de Seignelay me fit ◀la▶ grâce ◀de▶ me dire en 1687 qu’on travaillait sur le plan ◀de▶ mes mémoires, et que je pouvais me disposer à repartir bientôt. J’avoue que cela me fit plaisir, mais ◀la▶ guerre du roi Jacques et ce qui s’en est ensuivi a empêché ◀la▶ France ◀de▶ former des projets ◀de▶ ce côté-là ; et ce ministre étant mort en 1691, et sa place ayant été remplie par un homme aussi peu entendu dans ◀le▶ commerce que peu zélé pour ◀la▶ gloire du royaume, ◀le▶ tout s’est évanoui. J’avais remarqué dans mes mémoires qu’il fallait que ◀les▶ commandants qu’on enverrait dans ◀l’▶Acadie aux lieux déjà habités par ◀les▶ Français fussent des gens doux et populaires, afin de gagner peu à peu ces peuples, qui ont presque sucé avec ◀le▶ lait ◀l’▶air ◀d’▶indépendance qu’ils ont contracté avec ◀les▶ sauvages parmi lesquels ils ont été élevés ; et qu’il fallait leur porter généralement tout ce qui leur était nécessaire, et ◀le▶ leur donner à meilleur prix que ◀les▶ Anglais pour anéantir peu à peu leur commerce avec Baston, capitale ◀de▶ ◀la▶ Nouvelle Angleterre. On a fait tout ◀le▶ contraire ; on a envoyé au Port-Royal des singes ◀de▶ ◀la▶ royauté, qui ont tout ◀d’▶un coup voulu exiger ◀de▶ ces peuples une obéissance aveugle ; qui leur ont interdit tout commerce avec ◀les▶ Anglais sans leur porter tout ce qu’il fallait, et qui ◀les▶ obligeaient ◀d’▶acheter à un prix excessif ce qu’ils leur vendaient. Leur dureté a obligé ces gens ◀d’▶entretenir un commerce sourd par ◀la▶ rivière ◀de▶ S[ain] t-Jean avec leurs anciens correspondants. ◀Les▶ commandants français en sont venus jusques à en faire pendre quelques-uns, et cela a révolté tous ◀les▶ autres qui se sont, du moins ◀la▶ plus grande partie, retiré[s] dans ◀les▶ bois, enragés ◀de▶ ◀la▶ cruauté ◀de▶ leur propre nation, et ◀de▶ concert avec ◀les▶ sauvages assommaient tous ◀les▶ Français ◀d’▶Europe qui étaient venus dans leur pays et qui osaient mettre ◀le▶ nez dans ◀les▶ bois ou s’écarter ◀le▶ moins du monde ; dans quoi ◀les▶ Anglais ne ◀les▶ laissaient point manquer ◀de▶ fusils, ◀de▶ poudre ni ◀de▶ plomb. Ils sont tous à présent sous ◀la▶ même domination, et je ne doute point que quelque antipathie naturelle qui soit entre eux par ◀le▶ sang et ◀la▶ religion, ces Français ◀de▶ ◀l’▶Acadie n’aiment mieux obéir à des gens qui connaissent parfaitement leurs intérêts, et par conséquent ◀les▶ traitent avec douceur, qu’à leurs propres compatriotes dans lesquels ils trouvent des vautours et des bourreaux.
293. Enfin M. de Boucherat, chancelier, mourut en 1699, et M. de Pontchartrain fut élevé à cette dignité ; et son poste dans ◀les▶ Finances fut rempli par M. Chamillard, fils ◀de▶ celui qui avait autrefois fait ◀les▶ fonctions ◀de▶ procureur général dans ◀la▶ chambre des comissaires qui jugea M. Fouquet. Il y avait donné ses conclusions à ◀la▶ mort pour faire plaisir aux gens qui étaient en faveur. Ces conclusions ne furent point suivies, dont tous ◀les▶ honnêtes gens eurent ◀de▶ ◀la▶ joie, et lui et d’autres tout ◀le▶ chagrin qui peut rester dans des âmes vindicatives qui voient leur vengeance échouée [sic]. Son fils, celui dont je parle, est ◀d’▶un génie timide et très borné, trop honnête homme pour faire tort à qui que ce soit, et trop mol pour faire plaisir à personne. Incapable ◀de▶ rien inventer, et tout propre à laisser ◀les▶ choses sur ◀le▶ pied qu’elles étaient, c’est-à-dire en bon français ◀de▶ multiplier ◀les▶ abus puisqu’il ne se mettait pas sur ◀le▶ pied ◀de▶ ◀les▶ réformer, et ainsi ◀de▶ laisser tous ◀les▶ Etats du royaume en proie aux traitants, qui tous ont cela ◀de▶ commun avec ◀la▶ macreuse qui ne pêche jamais mieux qu’en eau trouble. Aussi peut-on affirmer qu’il fut leur dupe, ou plutôt leur jouet, vain fantôme ◀de▶ ministre, du reste honnête homme, sincère, droit et humain ; en un mot ◀l’▶envers ◀d’▶un homme propre au ministère des Finances. Comme sa fortune et son élévation sont également promptes et surprenantes, il est à propos de dire par quels degrés il est parvenu au ministère, où il semble que ◀le▶ fortune ◀l’▶ait conduit par ◀la▶ main. Louis XIV sur toutes sortes ◀de▶ jeux aimait celui du billard. ◀La▶ personne qui lui servait ◀de▶ second mourut. Il en fut fâché, et Monsieur ◀le▶ chevalier ◀de▶ Grammont lui proposa pour second M. Chamillard, que ◀le▶ Roi ne connaissait que ◀de▶ vue, et ◀l’▶assura que c’était ◀l’▶homme ◀de▶ France qui jouait ◀le▶ mieux à ce jeu. Louis ◀l’▶accepta, et ◀la▶ partie fut liée pour ◀l’▶après-midi à ◀l’▶issue du dîner. M.Chamillart en fut averti et se trouva à ◀l’▶assignation avec une joie à ne se pas posséder. Cette joie et ◀l’▶envie qu’il avait ◀de▶ bien faire ◀le▶ brouillèrent si bien au commencement du jeu qu’il ne fit rien qui vaille, et que lui et ◀le▶ Roi n’en avaient que deux, et leurs antagonistes en avaient douze ◀de▶ seize. ◀Le▶ Roi lui dit en riant que son jeu ne répondait point à ◀la▶ réputation qu’il avait ◀d’▶être ◀le▶ plus fort joueur du royaume. Soit que M. Chamillart eût feint ◀de▶ se troubler pour s’attirer un reproche qui lui donnât lieu ◀de▶ flatter Louis, ou soit qu’il se fût en effet troublé et qu’il se fût remis, il est certain qu’il lui répondit que ◀le▶ désordre ◀de▶ son jeu provenait ◀de▶ Sa Majesté elle-même, dont ◀l’▶auguste présence inspirait tant de respect, ◀de▶ crainte et ◀d’▶amour que ◀l’▶esprit ◀le▶ plus ferme en serait facilement et immanquablement démonté, n’y ayant qu’une longue habitude qui pû faire soutenir ses regards sans trembler. Louis si agréablement flatté ne fit que sourire à sa réponse, lui disant qu’il n’était point basilic et que sa vue n’avait encore tué personne, et ◀le▶ pria ◀de▶ se remettre parce qu’il aurait été fort aise ◀de▶ ne pas perdre une partie qu’il avait liée sur ◀la▶ seule relation que M. ◀le▶ chevalier ◀de▶ Grammont présent lui avait faite ◀de▶ son jeu. Il se remit donc ou fit semblant ◀de▶ se remettre, et promit au Roi que leurs adversaires n’en prendraient qu’autant qu’ils voudraient leur en laisser prendre. Il y eut des gageures sur cette partie et M. Chamillart animé ◀les▶ piqua sur leur point ◀de▶ douze. Ils voulurent avoir leur revanche ; ils ◀la▶ perdirent encore et n’en prirent que huit. M.Chamillart leur en offrit dix pour jouer leur tout. Ils topèrent et perdirent encore, n’en ayant pas pris un seul. Voilà ◀le▶ commencement ◀de▶ sa fortune, et ce qui lui donna accès auprès de Louis ; et comme il se mettait toujours en noir et en manteau court, ◀les▶ petits-maîtres ◀de▶ ◀la▶ cour ne ◀le▶ nommaient que ◀le▶ petit intendant. ◀Le▶ Roi ◀le▶ sut et dit qu’il voulait augmenter ◀la▶ bonne opinion qu’ils avaient ◀d’▶eux-mêmes, et ◀les▶ obliger à se croire prophètes ; et en effet il ◀le▶ fit intendant des finances. Il était maître des requêtes et avait déjà été intendant en Normandie. Il eut ◀le▶ détail ◀le▶ plus rude des finances qui sont ◀les▶ Aides, et s’en acquitta en véritablement homme ◀d’▶honneur, à ◀la▶ satisfaction égale du Roi, du Conseil, et des fermiers et sous-fermiers. Hureux s’il en fût resté là, on ne se serait jamais aperçu ◀de▶ son trop ◀de▶ facilité, ni ◀d’▶aucune faute. ◀La▶ marquise de Maintenon, qui pour ses intérêts particuliers avait appuyé son approche à ◀la▶ cour et ◀l’▶amitié que ◀le▶ Roi témoignait avoir pour lui, ◀le▶ pria ◀d’▶avoir soin du revenu ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ Saint-Cyr. Il ◀l’▶accepta avec plaisir pour se faire un appui ◀d’▶une femme qui gouvernait Louis avec autant ◀d’▶autorité qu’il gouvernait lui-même ses sujets. Elle connut qu’il était homme à faire tout ce qu’elle voudrait exiger ◀de▶ lui. Sa pénétration à elle et son esprit supérieur lui firent tout ◀d’▶un coup connaître son caractère facile, et qu’elle tirerait ◀de▶ lui infiniment plus ◀de▶ service en un jour qu’elle n’en avait jamais tiré ◀de▶ M. de Pontchartrain ; et sur ce fondement elle résolut ◀de▶ contribuer à son élévation tout ce qu’il lui serait possible. Il faut savoir que M. de Pontchartrain ne lui avait jamais fait donner ◀d’▶argent que sur ◀les▶ ordres du Roi. Cette contrainte dont il faisait sa cour n’était point du goût ◀de▶ ◀la▶ marquise qui voulait également disposer des finances et des armées. Et elle Mutait persuadée que dans quelque poste que M. Chamillart fût élevé, il serait toujours plutôt ◀l’▶esclave ◀de▶ ses volontés que ministre effectif ; dans ce sens elle ◀le▶ mit si bien dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Louis, qui ne voyait que par ses yeux, que ce prince fut tout à fait disposé à faire pour M. Chamillart tout ce qu’il pouvait faire. ◀La▶ mort ◀de▶ M. de Boucherai qui arriva ouvrit à ◀la▶ marquise une voie ◀de▶ se défaire avec honneur ◀de▶ M. de Pontchartrain et ◀d’▶élever son nouveau favori. Elle persuada à Louis ◀de▶ nommer le premier au chancelât et ◀de▶ mettre l’autre à sa place. Cela fut fait. Si on en croit ◀le▶ bruit commun, le premier accepta ◀le▶ chancelât avec peine, quoique ce soit le premier office ◀de▶ ◀la▶ Couronne pour ◀la▶ Justice, et qu’il ait ◀le▶ pas devant ◀les▶ ducs et pairs. Mais c’est que ce poste n’est pas si lucratif que celui des Finances, où ◀le▶ gain n’est limité que par ◀la▶ seule droiture ◀de▶ celui qui en est revêtu. Il fit pourtant bon visage à mauvais jeu ; mais comme son esprit ◀de▶ rapine ne ◀l’▶a point quitté, il a doublé ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ chancellerie. Son épouse n’a pas eu tant de politique que lui. J’ai dit là-dessus ◀la▶ réponse qu’elle fit à ◀la▶ princesse de Monaco.
294. Ce fut ainsi que M. Chamillart fut fait contrôleur général des Finances ; poste dont il se serait sans doute acquitté à ◀la▶ satisfaction ◀de▶ tout le monde si il avait trouvé ◀les▶ affaires moins délabrées. Mais ◀les▶ pertes que ◀le▶ France avait faites et ◀les▶ progrès des ennemis, qui n’avaient été arrêtés que peu auparavant par ◀le▶ traité ◀de▶ Riswik, ◀l’▶avaient tellement épuisée ◀d’▶argent et ◀de▶ crédit, qu’il fut obligé ◀de▶ prendre à toutes mains ; et ◀la▶ mort ◀de▶ Charles II, roi d’Espagne, qui appelait à sa succession ◀le▶ duc d’Anjou, aujourd’hui Philippe V, acheva ◀de▶ jeter ◀le▶ désordre partout, parce que ◀le▶ peuple épuisé et tout ◀le▶ royaume appauvri ne pouvaient plus fournir au seul nécessaire, bien loin de pouvoir contribuer au superflu, et que plus ◀le▶ besoin augmentait plus ◀l’▶argent devenait rare. Il taxa ◀les▶ gens ◀d’▶affaires et n’en tira pas ◀le▶ quart du secours qu’il en avait attendu : et il n’était point dans ◀la▶ situation ◀de▶ ◀les▶ trop presser parce qu’il avait besoin ◀d’▶eux, étant seuls qui eussent ◀de▶ ◀l’▶argent, dont ils tiraient un intérêt immense en ◀le▶ prêtant au Roi ; et pour ◀l’▶avoir il fallait presque que ◀le▶ ministre se jetât à leurs pieds. Il était du moins dans ◀l’▶obligation ◀de▶ leur accorder des traités si fort à charge au Peuple et au Roi que ◀le▶ royaume en est absolument ruiné, et qu’on a été obligé ◀de▶ consommer ◀les▶ revenus ordinaires des quatre années suivantes pour subvenir aux dépenses ◀de▶ celle qui courait. Et comme cela ne se pouvait faire que par des emprunts, ceux qui prêtaient exigeaient des intérêts si forts que ces intérêts seuls ont absolument absorbé ◀les▶ revenus de plus ◀de▶ quatre années. J’en reparlerai encore. Pour à présent, je ne puis m’empêcher ◀de▶ rapporter ◀la▶ requête que voici, faite au nom des maltôtiers, et qui en a fait fulminer quelques-uns ◀de▶ ma connaissance :
295. A Monsieur de ChamillartEst présentée, à tout hasard,Une requête de la partDe gens qui n’ont nulle espéranceQu’il y veuille avoir quelque égard.Ce sont gens contre qui tout le monde murmure.Gens qu’on n’aime ni qu’on m’estime ;Ils ne peuvent point exprimerEt moi je ne saurais rimerQu’ils ont eu[s] lorsqu’ils ont apprisQue par une raison très sageEt qu’il faut que malgré leurs cris,Leur alliance ou parentage,Ils rendent quelque peu de ce qu’ils nous ont pris.Eh quoi donc, disent-ils, sait-on bien qui nous sommes ?Aurait-il été en étatEt nous nous moquâmes des lois,Nous mîmes nos mains sacrilègesQue leurs femmes font enrager,Se faisaient une conscienceEt par un esprit pacifique.Sans arbre généalogiquePar qui ne pût être citéPas même un contrat authentique.C’était là notre politiquePour que notre postéritéNous avons donné des avisQue jamais on n’aurait suiviNous accordait pour une bagatelleNous nous fîmes des trains plus beaux que ceux des princes ;Belles maisons aux champs, en ville des palais ;Des vins, des ragoûts et des mets :Toujours un pompeux équipage,A nous prodiguer leurs faveurs.Nous rapinions à toutes mainsPour soutenir notre dépense ;Et ceux qui nous voyaient avec des yeux jalouxFléchissaient pourtant devant nous.Nous lui fîmes sentir nos plus superbes coups.Ne pouvant monter jusqu’à elle,C’est ainsi que nous nous vengeâmesEt par ce moyen confondîmesLeur donnant nos filles pour femmes.Plusieurs vendirent par contratTout leur lustre et tout leur éclat.Tous nos commis, instruits comme il fallait s’y prendreLorsque dans leurs larcins nous trouvions notre part.Raisonnons, Monseigneur, qu’est-ce qu’un honnête homme ?Travaillait pour nous et pour lui.Nous lui vendions notre finance.Dans un nouvel impôt nous trouvions notre compte.Ainsi bien payés par nos mainsMais pour éluder sa sagesse,Et loin de faire voir un profit presque immense.Sur ces états pis que grimoireIl est vrai plus par politiqueQue par bonnes intentions.Il fallait qu’il fît voir une riche opulenceEût puni si tôt notre crime ?Que nous étions sa seule et dernière ressource.Trois mots vous en diront assez.Nous sommes tous gens ramassésNous ne nous aimons tous que par rapport à lui,Et quand cet intérêt commence à disparaître ;Nous nous quittons sans nul ennui.Comme faits pour servir à notre vanité.Notre cœur est sans charité.En deux mots c’est ce que nous sommes ;Et si vous allez nous presserNous allons tous vous confesserNul ne voudra s’en dispenser,Fiez-vous à notre parole :Ne trahît son meilleur ami.Nous connaissons tous nos affaires ;Nous savons tous dans quel traitéSans intérêt et sans escompte.Sans recouvrement ni partis,Ce n’est nullement notre compte !Et dussions-nous nous voir, avec des yeux confus,Où nous étions jadis quand nous sommes venus,Nous ne pourrons jamais nous résoudre à rien rendre.Nous aimons mieux nous laisser pendre.Que gens qui savent si bien prendreQu’en se faisant voleur, c’est ce qu’on doit attendre.Nous nous y sommes attendus.Et que votre âme généreuseCe considéré, Monseigneur,Ne déplaise à votre GrandeurIls en ont fait leur paradis,Et ce serait leur être trop sévèreCe qu’une fois ils ont su prendre.Encore un mot que je finisse.Et damné pour damné, souffrez qu’il en jouisse.Je doute que ce soit justice :Votre prudence y pourvoira,Et fera ce qu’il lui plaira.
296. Il n’était pas juste qu’une pareille requête ne fût pas répondue. On fit au nom de Monsieur Chamillart cette Réponse
Avisés maltôtiers, votre sort est trop doux.Pendant qu’on envoie aux galèresDes voleurs mille fois moins coupables que vous.
297. Chacun se déchaînait contre ces sortes ◀de▶ gens. Tout le monde était ravi ◀de▶ voir ces sangsues sucées à leur tour. Et Mons[ieu] r Chamillart trouva dans sa serviette en se mettant à table un papier qui contenait ce que voici :
Apostrophe
À
Monsieur Chamillart et aux fripons ◀de▶ maltôtiersGouffres toujours béants, insatiables loups,Vous avez jusqu’aux os dévoré votre mère.Chamillart veut enfin venger notre misère.Rien ne peut vous sauver, voleurs, ou fuiriez-vous ?
298. C’était un plaisir ◀de▶ ◀les▶ voir tous venir faire ◀la▶ confession l’un ◀de▶ l’autre et s’accuser mutuellement. Chacun pour se rendre blanc noircissait son camarade, et jetait sur lui une friponnerie qui leur était commune ; et tous en général tâchaient ◀de▶ s’exempter ◀de▶ taxe. Une maison bâtie, une perte sur mer, une banqueroute, un fils établi, une fille mariée, en un mot aucun prétexte ne fut oublié pour prouver qu’ils n’avaient point ◀d’▶argent, et tous donnaient états sur états. Il s’y passa quelque chose qui mérite ◀d’▶être su. M.de ◀La▶ Chapelle [sic], dont nous avons ◀le▶ voyage avec M. de Bachaumont, qui est dans son genre une pièce inimitable, a fait quelques pièces ◀de▶ théâtre, entre autres Cléopâtre, qui est un très bon poème. Il avait été receveur général des finances à ◀La▶ Rochelle, et intéressé dans ◀les▶ étapes, et l’un ◀de▶ ceux dont M. de La Beuvrière, intendant en Poitou, s’était plaint au Conseil, comme je ◀l’▶ai ci-devant rapporté. Il vint chez M. Chamillart demander au moins une modération ◀de▶ ◀la▶ taxe ◀de▶ cinquante mille écus qui lui avait été imposée. Lorsqu’il fut rentré chez lui, son portier lui donna un papier plié en lettre et cacheté. Voici ce qu’il contenait :
Afin de n’être point taxéRemontre et dit qu’il est un sectateur fidèleMais pour éluder sa défaite,Vous n’êtes point taxé comme mauvais poète.Mais comme riche maltôtier.
299. Ces deux quatrains ◀le▶ mirent plus en colère que sa taxe ; et comme il vit bien que celui ou ceux qui avaient commencé à ◀le▶ turlupiner ne s’arrêteraient pas en si beau chemin, il aima mieux payer tout ◀d’▶un coup que s’exposer à ◀de▶ nouvelles satires.
300. Cependant ◀les▶ affaires allaient toujours leur train, c’est-à-dire que ◀les▶ victoires et ◀les▶ conquêtes des ennemis, ◀les▶ pertes ◀de▶ ◀la▶ France, ◀la▶ pauvreté du peuple, ◀la▶ chute du commerce et ◀la▶ ruine entière du royaume, et ◀les▶ richesses odieuses des gens ◀d’▶affaires augmentaient ◀de▶ jour en jour. ◀La▶ mort ◀de▶ Monsieur de Barbezieux, ministre ◀d’▶Etat ◀de▶ ◀la▶ guerre, arriva sur ces entrefaites. Il avait succédé à M. de Louvois son père, et puisque j’en suis sur ◀les▶ maltôtiers, je crois devoir dire ici ◀de▶ quelle manière M. de Barbezieux était ◀d’▶avis qu’on en usât avec eux. Je sais celui-ci ◀de▶ ◀la▶ bouche ◀de▶ M. Camus de Beaulieu, contrôleur général des troupes et ◀de▶ ◀l’▶artillerie ◀de▶ France, très familier avec M. de Barbezieux, qui disait que dans ◀l’▶état violent où ◀les▶ affaires étaient réduites, au lieu de s’amuser à taxer ◀les▶ maltôtiers en détail, il fallait ◀les▶ taxer en gros ; que ◀le▶ secours qu’on en tirerait serait prompt et effectif, et sauverait ◀l’▶Etat. Qu’il n’y avait qu’à en prendre ◀le▶ plus qu’on pourrait tout ◀d’▶un coup et d’un seul coup ◀de▶ filet ; que pour cela il n’y avait qu’à ◀les▶ mander à une heure précise chez ◀les▶ ministres sous différents prétextes, comme ◀de▶ traités ◀d’▶adjudication et autres ; ◀les▶ faire conduire à ◀la▶ Bastille ; faire en même temps saisir tout chez ◀les▶ absents et ◀les▶ décréter ; qu’on ◀les▶ taxerait bien après sur ◀le▶ rapports des autres, auxquels on administrerait à ◀la▶ Bastille une grande chambre pour s’assembler, avec plumes, encre et papier ; ◀les▶ bien nourrir à leurs dépens, ou leur donner simplement ◀le▶ pain du Roi, ◀de▶ ◀l’▶eau et rien autre chose ; leur donner trente heures pour se tranquilliser ◀l’▶esprit, et ensuite ◀les▶ faire tous passer dans ◀la▶ salle qu’on leur aurait destinée pour leurs conférences, et que là ◀le▶ gouverneur ◀de▶ ◀la▶ Bastille leur lirait à haute voix ◀l’▶intention ◀de▶ ◀la▶ Cour, et ensuite ◀l’▶afficherait afin qu’ils pussent ◀la▶ lire si bon leur semblait. Qu’ils y seraient avertis qu’après avoir fait entre eux une infinité ◀d’▶états ◀de▶ répartition à profit pour eux, ◀le▶ Roi voulait qu’ils en fissent un à son profit à lui, sur lequel il n’y eût aucune non-valeur, ◀les▶ avertissant qu’aucun ne sortirait que tout ne fût payé en entier ; et que cet état ◀de▶ réparti(ti] on, dont le premier fonds serait ◀de▶ cent millions, augmenterait tous ◀les▶ jours ◀d’▶un million, jusques à son entier paiement en espèces sonnantes sans billets. Que ◀le▶ Roi leur donnait quarante-huit heures pour dresser cet état et en faire venir ◀les▶ fonds, au bout duquel temps on viendrait en tirer un au sort pour être pendu et étranglé tant que mort s’ensuivît en leur présence, tous ses biens acquis et confisqués au Roi, ses enfants dépouillés ◀de▶ leurs charges, et lui préalablement mis et appliqué à ◀la▶ question, pour savoir en quoi et où girait son bien. Et en même temps leur faire écrire à tous et chacun leur nom sur ◀de▶ petits carrés ◀de▶ papier ◀d’▶égale grandeur ; plier tous ces papiers ◀d’▶une même grandeur et ◀les▶ faire cacheter par celui dont ◀le▶ nom serait écrit en dedans, et ◀les▶ mettre tous à mesure qu’ils seraient cachetés dans un tronc bien fermé et bien attaché au mur, et y mettre autant ◀de▶ clés qu’il se pourrait, et en donner une à celui qui voudrait ◀la▶ prendre, ◀le▶ gouverneur conservant ◀la▶ clé du gros tronc qui renfermerait ◀le▶ petit. Il ajoutait que ces gens, qui savent tous ◀les▶ affaires ◀les▶ uns des autres, feraient cet état plus juste en une heure que tout ◀le▶ conseil ne ◀le▶ pourrait faire en cent ans. Qu’en tout cas il fallait leur tenir parole ; c’est-à-dire, si cet état n’était point fait dans ◀les▶ quarante-huit heures, il fallait en leur présence ouvrir ◀le▶ gros tronc, ◀le▶ bien remuer pour que tous ces billets fussent bien mêlés et ◀le▶ retourner ◀la▶ gueule en bas, et ◀le▶ secouer jusqu’à ce qu’il en tombât un billet par ◀le▶ même trou qu’ils y seraient entrés. Prendre dans ◀le▶ moment sans distinction ◀de▶ qui que ce fût celui dont ◀le▶ nom serait sorti ◀de▶ ce tronc ; ◀le▶ mettre entre ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶exécuteur et en même temps envoyer tout saisir chez lui ; ◀le▶ faire confesser, et ◀le▶ faire appliquer à une question si rude et si forte que ◀les▶ autres pussent entendre ses cris, et dans ◀le▶ moment ◀le▶ faire si promptement exécuter à ◀la▶ vue des autres que qui que ce soit ne pût demander sa grâce. Qu’il fallait rapporter ◀le▶ cadavre dans ◀la▶ même salle afin qu’ils ◀le▶ vissent tous et ◀le▶ reconnussent, et ◀les▶ avertir qu’autant leur en pourrait arriver dans ◀les▶ vingt-quatre heures ; et pour lors leur demander cent-et-un millions, sans y comprendre ◀la▶ part qu’en aurait pu porter celui dont ◀le▶ corps était présent, et qui serait ◀le▶ lendemain jeté à ◀la▶ voirie. Il est certain, disait M. de Barbezieux, qu’on [n’] en aurait pas pendu quatre ◀de▶ suite, malgré leurs familles ou plutôt leurs alliances, que ◀les▶ autres se rendraient traitables, lorsqu’ils verraient qu’il n’y aurait aucune grâce à espérer d’abord que ◀le▶ sort se serait déclaré. Et pour cela qu’il fallait seulement faire en sorte qu’on ne sût ◀le▶ nom ◀de▶ celui qui allait être pendu que lorsqu’il sortirait ◀de▶ ◀la▶ Bastille pour être conduit au gibet qui serait dressé devant ◀la▶ porte à la vue de ses confrères. Saisir toujours ◀le▶ bien du pendard, et à chaque exécution, ◀de▶ vingt-quatre heures en vingt-quatre heures, c’est-à-dire tous ◀les▶ jours, augmenter ◀l’▶état ◀d’▶un million. Qu’il avouait que cette manière tenait du barbare et du Turc, mais que, dans ◀les▶ maux extrêmes, il fallait se servir des remèdes ◀les▶ plus violents. Qu’au pis aller ce n’était que faire pendre des scélérats dignes ◀de▶ ◀la▶ corde, puisque ce n’était que leur voracité et leurs concussions qui avaient réduit ◀l’▶État au triste état où il était, étant certain que ◀la▶ France ne manquait point ◀d’▶argent, mais que c’était ces gens-là qui ◀le▶ possédaient et qui ◀le▶ cachaient ; et qu’il ne voyait point ◀d’▶autre véhicule que leur mort publique et une sévère question qui pût donner à cet argent une nouvelle vie, en ◀le▶ retirant des cachots où il était enseveli. Que ◀le▶ peuple bénirait une exécution si prompte et si sévère. Que ◀les▶ affaires du Roi ne manqueraient ni ◀de▶ fermiers ni ◀de▶ traitants, cette vermine étant inépuisable tant qu’il y aurait des Gascons ou des Normands dans ◀le▶ monde. Que même il n’y en aurait pas tant ◀d’▶exécutés qu’on pouvait ◀le▶ craindre, parce que ◀les▶ femmes, ◀les▶ enfants et ◀les▶ héritiers ◀de▶ ceux qui seraient en risque ◀de▶ ◀l’▶être craindraient, outre ◀le▶ déshonneur et ◀l’▶infamie, ◀d’▶être dépouillés ◀de▶ tout ◀le▶ bien et des établissements qui leur pouvaient revenir, et ainsi ◀les▶ porteraient les premiers à rendre gorge. Que pour que cela fût fallait leur permettre ◀le▶ commerce ◀de▶ lettres avec qui bon leur semblerait, mais non pas ◀de▶ parler à personne. Que ◀l’▶heure pour ◀la▶ réception des lettres qu’on leur écrirait serait fixée du moment ◀de▶ ◀la▶ rentrée du corps du dernier exécuté jusques à sept heures du soir, et pour ◀l’▶envoi ◀de▶ leur réponse depuis sept heures du matin jusques à neuf que se ferait ◀l’▶assemblée générale pour ◀l’▶ouverture du tronc, afin d’en tirer un nouveau pendard. Que depuis cette heure jusques à ◀l’▶exécution il ne fût permis à qui que ce fût sur peine ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ sortir ◀de▶ ◀la▶ Bastille, et qu’il fût aussi défendu à tout le monde ◀d’▶y entrer, afin que ◀le▶ secret ◀de▶ ce qui se passerait en dedans fût inviolablement gardé, et que ◀le▶ Roi ne pût être importuné par qui que ce fût ◀de▶ faire grâce à personne. Il est certain que cette manière, sans aucune discussion, interrogatoire ni procédure, aurait bien promptement fait revenir une infinité ◀d’▶argent dans ◀les▶ coffres du Roi. J’y entrevois quelque chose ◀de▶ ◀la▶ conduite que tint Mahomet Cuperli lorsqu’il fut fait vizir azun au commencement du règne ◀de▶ Mahomet IV, empereur des Turcs, et qu’il fit revenir dans ◀le▶ trésor du Grand Seigneur une richesse prodigieuse, sans qu’il en coûtât rien du tout au peuple qui, bien loin de blâmer cette sévérité, maudissait encore ◀la mémoire des sangiacs qui avaient été étranglés.