Avertissement
L’▶ouvrage dont on fait part au public dans ces trois volume a été trouvé en manuscrit dans ◀le▶ cabinet ◀de▶ son auteur, après sa mort ; et, comme il est tout rempli ◀de▶ vérités extrêmement intéressantes pour certaines gens au ressentiment desquels on ne s’expose pas ◀d’▶ordinaire impunément, il y a tout lieu ◀de▶ croire qu’il n’aurait jamais vu ◀le▶ jour si un des intimes amis ◀de▶ ◀l’▶auteur ne s’en était adroitement emparé à ◀l’▶insu ◀de▶ sa famille, et n’avait pris soin ◀d’▶en procurer ◀l’▶impression.
On y verra un journal fort exact et très circonstancié ◀d’▶un voyage fait aux Indes orientales, pour ◀le▶ compte et par ordre ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des Indes orientales ◀de▶ France, et sous ◀la▶ conduite ◀de▶ M. du Quesne, chef ◀d’▶une escadre ◀de▶ six vaisseaux, depuis ◀le▶ 24 février 1690 jusqu’au 20 août 1691.
◀L’▶auteur ne se renferme pas tellement dans ◀le▶ simple détail ◀de▶ ce qui regarde son escadre en général, et son vaisseau en particulier, qu’il ne s’égaie de temps en temps sur divers sujets, tantôt ◀de▶ théologie, tantôt ◀de▶ philosophie, tantôt ◀d’▶histoire, et même assez souvent ◀de▶ galanterie et ◀de▶ chronique médisante. Il aurait sans doute été plus à propos de faire main basse sur quelques-uns ◀de▶ ces derniers endroits que ◀de▶ ◀les▶ publier, parce que ◀la▶ pudeur n’y est pas toujours assez ménagée : mais, on n’en a point été ◀le▶ maître ; et ◀la▶ personne ◀de▶ qui ◀l’▶on tenait ◀le▶ manuscrit n’a jamais voulu consentir qu’on en retranchât aucune des choses auxquelles ◀l’▶auteur avait trouvé à propos d’y donner place.
Il ◀les▶ a toujours traitées ◀d’▶une manière également agréable et intéressante ; et, chemin faisant, il débite sur tous ces sujets ses propres opinions, qui sont quelquefois assez singulières, et assez dignes ◀de▶ ◀la▶ curiosité des lecteurs.
Il paraît que c’était un homme fort dégagé des préjugés vulgaires ; à qui ◀les▶ noms n’en imposaient point ; qui voulait voir par ses propres yeux, et ne juger que par ses lumières ; en un mot, assez désintéressé pour rendre ◀le▶ plus souvent justice à toutes ◀les▶ nations, et même à toutes ◀les▶ communions, si ◀l’▶on en excepte ◀les▶ Anglais et ◀les▶ réformés, contre lesquels il est quelquefois ◀d’▶un peu trop mauvaise humeur. Tout catholique romain qu’il était, il ne pouvait souffrir ◀la▶ persécution : il voulait qu’on laissât à chacun ◀la▶ liberté ◀de▶ suivre ◀les▶ lumières ◀de▶ sa conscience ; et ce seul point ◀le▶ fera sans doute regarder avec estime par ◀les▶ honnêtes gens. Il était, d’ailleurs, vrai, franc, sincère, et si naturel, qu ’il ne pouvait se gêner pour qui que ce fût : il disait sans façon tout ce qui se présentait à son esprit ; et, comme il ◀le▶ dit lui-même en plus ◀d’▶un endroit ◀de▶ cet ouvrage, il laissait aller sa plume tout comme elle ◀le▶ voulait.
Cela convient tout aussi bien à son style qu’à ses pensées. En effet, quoiqu’il soit très agréable et très engageant, on ne laissera pas ◀d’▶y remarquer, mais rarement, certaines négligences qui lui sont sans doute échappées ; et c’est là, comme on ◀le▶ sait, ◀le▶ sort ordinaire des ouvrages posthumes. ◀L’▶auteur aurait apparemment corrigé ces endroits s’il avait écrit son ouvrage pour ◀le▶ donner au public ; mais ◀l’▶on n’a point cru que ◀la▶ même chose fût permise à d’autres. On s’est donc contenté ◀de▶ suivre exactement son manuscrit, et ◀d’▶y joindre ce petit mot ◀d’▶avertissement.
À Monsieur***
Monsieur,
Quoiqu’il y ait plus ◀de▶ dix-sept ans que ce voyage soit fait, je ne laisse pas ◀de▶ vous ◀l’▶adresser, premièrement, parce qu’il m’a paru que vous ne seriez pas fâché ◀d’▶être instruit par une plume sincère ◀de▶ ◀la▶ manière dont se passent ◀les▶ choses dans un pays si éloigné ; secondement enfin, parce que ◀le▶ journal ou ◀les▶ mémoires que j’avais faits pour feu M. de Seignelay, secrétaire ◀d’▶État de la Marine, et par son ordre, m’étant restés par sa mort, et y ayant quantité ◀de▶ choses qui me paraissent très sérieuses, dont il aurait fait usage, comme il a fait ◀de▶ ceux du Canada que je lui ai donnés, j’ai cru que vous ne seriez pas fâché ◀de▶ ◀les▶ savoir. Ce que je vous envoie est ◀la▶ compilation ◀de▶ trois journaux que j’avais faits, l’un pour M. de Seignelay, le second pour M. ***, et l’autre pour moi. Il ◀les▶ comprend tous, et ne contient rien que ◀de▶ très vrai ; et il n’y a que ◀les▶ gens qui y sont attaqués qui puissent avoir ◀le▶ front ◀de▶ démentir des vérités connues par tout ce qu’il y a ◀d’▶honnêtes gens dans ◀l’▶Orient, et que je suis prêt ◀d’▶affirmer par tout ce qu’il y a pour moi de plus vénérable. Mon dessein n’a nullement été ◀de▶ leur faire ma cour, je n’ai eu en vue que ◀la▶ sincérité, et j’écrivais pour un secrétaire ◀d’▶État auquel ◀la▶ plus affreuse vérité ne faisait aucune peine, et auquel il aurait été très dangereux ◀d’▶en imposer.
Nous sommes partis ce matin vendredi 24 février 1690 ◀de▶ ◀l’▶Orient ◀de▶ Port-Louis en Bretagne, et avons mouillé devant ◀l’▶île de Croix, non pour y rester longtemps, mais pour y recevoir des marchandises et des canons, qui auraient trop chargé ◀les▶ vaisseaux en rade et auraient pu nous empêcher ◀d’▶en sortir.
Nous sommes six vaisseaux ◀de▶ compagnie, tous équipés moitié guerre et moitié marchandise, bien fournis ◀de▶ munitions et ◀d’▶équipages, commandés par des officiers qui ont donné des preuves certaines ◀de▶ leur conduite et ◀de▶ leur valeur : Et ces six vaisseaux sont pour ◀le▶ compte ◀de▶ ◀la▶ Compagnie royale des grandes Indes orientales.
◀Le▶ Gaillard, qui porte flamme et pavillon ◀d’▶Amiral, est commandé par M. du Quesne, capitaine ◀de▶ vaisseau. Il est neveu du grand et fameux M. du Quesne, lieutenant général, qui a mieux aimé renoncer au service et aux honneurs du bâton ◀de▶ maréchal ◀de▶ France que ◀d’▶abjurer ◀les▶ erreurs ◀de▶ Calvin. On ajoute à son nom celui ◀de▶ Guiton, pour ◀le▶ distinguer des autres MM. du Quesne, et parce que sa mère était fille du fameux Guiton, maire ◀de▶ ◀La▶ Rochelle, qui défendit si bien cette ville contre Louis XIII en 1628. Il a déjà été aux Indes, et y a été pris prisonnier par ◀les▶ Hollandais, qui ne ◀l’▶ont pas assez bien traité pour s’en faire un ami : au contraire, il paraît qu’il en conserve un vif ressentiment et qu’il ne fera pas un trop bon parti à ceux qui lui tomberont entre ◀les▶ mains. Tant mieux ; toute ◀l’▶escadre en profitera. Son vaisseau est monté ◀de▶ quatre cent cinquante hommes et ◀de▶ quarante-huit canons.
◀L’▶Oiseau est commandé par M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire, fils ◀de▶ M. d’Aire, qui a été intendant à Rouen. Il est capitaine ◀de▶ frégate. Il s’est fort distingué dans toutes ◀les▶ occasions où il s’est trouvé. Il est normand : par conséquent ennemi mortel des Anglais ; et malheur à ceux ◀de▶ cette nation qui tomberont sous sa coupe. Il n’est nullement pitoyable, ou je suis fort trompé, et je ne crois pas ◀l’▶être ; du moins je lui ai ouï dire à lui-même qu’il se ferait assurément sauter en mettant ◀le▶ feu à son vaisseau, comme fit ◀l’▶année dernière M. ◀le▶ marquis du Méné, plutôt que ◀de▶ se laisser prendre. Je suis persuadé qu’il en ferait autant, quoique ◀le▶ roi ait dit au sujet de ce marquis qu’il était très aise que ses officiers fissent voir leur bravoure et leur intrépidité, mais qu’il n’approuvait point cette férocité qui tenait du désespoir. M.d’Aire dit, là-dessus, que ces paroles sont dignes du roi ; mais qu’elles ne doivent point empêcher un officier ◀de▶ mer ◀de▶ faire son devoir, et ◀de▶ périr avec son vaisseau s’il ne ◀le▶ peut pas ramener où il ◀l’▶a pris. Ce qui me donne encore lieu ◀de▶ croire qu’il ◀le▶ ferait comme il ◀le▶ dit, c’est qu’il était ◀de▶ ◀la▶ société ◀de▶ MM. ◀les▶ chevaliers ◀de▶ Grancey et ◀de▶ Lévi, ◀de▶ M. de Bagneux, et d’autres, dont peut-être je parlerai dans ◀la▶ suite, qui tous se faisaient un honneur ridicule ◀de▶ ne croire que faiblement ◀les▶ vérités évangéliques, ◀de▶ donner tout à ◀la▶ prédestination, et ◀d’▶approuver ce que dit Juvénal :
Summum crede nefas animam praeferre Pudori,Et propter vitam vivendi perdere causas.
Ce qui, à ce qu’on croit, n’a pas servi à ◀l’▶avancement ◀de▶ leur fortune ; parce que ◀le▶ roi n’a jamais aimé ◀les▶ gens ◀de▶ ce caractère, et qu’il a toujours voulu que ◀la▶ crainte ◀de▶ Dieu marchât avant toute chose : ce qui est digne, non seulement ◀d’▶un roi très-chrétien, mais ◀d’▶un simple particulier honnête homme. ◀L’▶Oiseau est monté comme ◀le▶ Gaillard ◀de▶ quatre cent cinquante hommes et ◀de▶ quarante-huit canons.
◀Le▶ Florissant est le troisième vaisseau en ordre. Il a été bâti à ◀l’▶Orient du Port-Louis. Voici son troisième voyage aux Indes. C’est ◀le▶ plus beau ◀de▶ ◀l’▶escadre. M. du Quesne avait envie ◀de▶ ◀le▶ monter, mais il en a été dégoûté, ayant appris qu’il est lourd, et pas bon voilier. Il est monté ◀de▶ trois cent cinquante hommes et ◀de▶ trente-huit canons. Il est commandé par M. de Joyeux, capitaine ◀de▶ frégate, qui ne fait pas ◀le▶ voyage de bon cœur, c’est lui-même qui ◀le▶ dit, peut-être parce qu’il a un supérieur, et qu’il aurait voulu commander en chef ; peut-être aussi parce qu’il aurait voulu avoir plus ◀de▶ témoins ◀de▶ sa bravoure. ◀Le▶ bruit secret est qu’il est remarié depuis peu à une Normande, dont il connaît ◀la▶ vivacité ; qui, dit-on, n’a point eu ◀de▶ fleurs depuis ◀le▶ sacrement, et qui n’a pas laissé ◀de▶ lui faire un ouvrage naturel au bout de six mois, et qu’il craint que pendant ◀le▶ voyage elle ne se console ◀de▶ son absence avec un autre. Qu’il en soit ce qu’il plaira à dame Fortune, ses manières sont assez sèches, et ne tiennent en rien ◀de▶ celles ◀de▶ M. du Quesne, dont ◀l’▶abord est tout gracieux, et qui fait civilité et amitié à tout le monde. Il passe cependant pour très bon officier, très bon matelot, et fort brave homme : qualités plus nécessaires ici que toute autre. Il a été aux Indes, et a été pris par ◀les▶ Hollandais au cap de Bonne-Espérance : il était sur ◀la▶ Maligne, qu’il commandait ; ◀les▶ ennemis ◀le▶ prirent en même temps que ◀le▶ Coche. J’en rapporterai ◀l’▶histoire lorsque nous serons au Cap : elle sera mieux qu’ici.
◀L'▶Écueil, sur lequel je suis, est commandé par M. Hurtain, lieutenant ◀de▶ vaisseau. C’est un vieux matelot, natif ◀de▶ ◀La▶ Tremblade près Brouage, lieu qu’on peut appeler ◀la▶ pépinière des matelots. Il a servi toute sa vie ; il a été pris prisonnier plusieurs fois, et a été quatre ans esclave à Alger. ◀Le▶ grand du Quesne, sous lequel il a servi très longtemps, et qui connaissait sa bravoure, ◀l’▶avait poussé jusqu’à ◀la▶ qualité ◀de▶ lieutenant ◀de▶ frégate ; mais sa fortune en était restée là. C’est sa faute : il ne doit s’en prendre qu’à son entêtement pour ◀l’▶hérésie ◀de▶ Calvin ; n’y ayant que quatre ans qu’il s’est converti, et plus ◀d’▶un an après ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes. Il a pour lors été fait lieutenant ◀de▶ vaisseau et capitaine ◀de▶ frégate ; et c’est ce qu’il est aujourd’hui. Je ◀le▶ connais dès il y a longtemps, ayant été ensemble en Canada. C’est un très honnête homme, bien ◀de▶ mes amis, et avec lequel j’espère bien vivre. Il y a, sur notre même vaisseau, un nommé M. de La Chassée, qui commande une compagnie franche, et qui a été dans toutes ◀les▶ guerres ◀de▶ Hollande : il a ◀de▶ ◀l’▶esprit infiniment, beaucoup de service, et bonne mémoire. Il aime aussi bien que M. Hurtain à boire ◀le▶ petit coup : et je ne ◀le▶ hais pas ; tout cela me fit demander dès ◀l’▶année passée ◀d’▶être mis sur ◀l’▶Écueil. Je ne m’y suis point ennuyé et j’espère bien ne m’y point ennuyer encore. On dit que nous sommes tous trois faits l’un pour l’autre, et trois têtes dans un bonnet. Tant mieux : nous en vivrons mieux ; et si ◀la▶ concorde est troublée, ce ne pourra être que par un nommé M. de Bouchetière, qui se fait nommer ◀le▶ chevalier. Je ne sais ◀de▶ quel ordre, ne lui voyant ni croix de par Dieu, ni de par ◀le▶ diable. Il n’y a que huit jours qu’il est revenu au Port-Louis, et qu’il a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ se faire universellement haïr. Il est tout frais émoulu ◀d’▶Espagne, où il a demeuré fort longtemps, et ◀d’▶où il nous paraît avoir apporté toutes ◀les▶ mauvaises qualités du pays, sans en avoir contracté aucune bonne. Une taciturnité et une gravité inexprimables, une barbe en forme de garde ◀de▶ poignard, un orgueil et une morgue à faire peur aux vaches ou tout au plus aux petits enfants, un esprit ◀de▶ primatie qui ne lui permet pas ◀de▶ se communiquer à personne, et un amour-propre qui ne souffre aucun égal, et qui ◀l’▶autorise à préférer son sentiment particulier à celui ◀de▶ tous ◀les▶ autres. Voilà son caractère, dont il a donné et donne encore journellement des marques ; et caractère qui ne convient nullement aux Français. Tant pis pour lui : il faudra, vousît ou non, qu’il se réforme, ou qu’il se brouille avec tout le monde ; car certainement je ne vois ici personne ◀d’▶humeur à en souffrir quoi que ce soit ; il semble même qu’il se forme une espèce ◀de▶ conjuration pour ◀le▶ contrarier en tout, ◀le▶ service à part. Notre vaisseau est monté comme ◀le▶ Florissant ◀de▶ trente-huit canons et ◀de▶ trois cent cinquante hommes.
◀Le▶ Dragon, petit vaisseau, n’a que cinquante hommes et vingt-quatre canons. C’est une frégate qui appartient au roi. Elle est commandée par M. de Quistillic, gentilhomme breton, capitaine ◀de▶ frégate. C’est un homme ◀d’▶environ trente-trois à trente-quatre ans, parfaitement bien fait. Il passe pour bon officier et très brave. Je ◀le▶ crois ◀d’▶autant plus que ce que je lui ai vu faire au Port-Louis, en ma présence, dans une occasion que ◀le▶ hasard seul avait fait naître, m’indique un homme également sage et vigoureux. M.du Quesne, sous lequel il a servi ◀l’▶année passée, à ◀la▶ descente que M. ◀le▶ comte ◀d’▶Estrées fit en Irlande, ◀l’▶estime beaucoup, et ◀l’▶aime. Cela seul fait son éloge. Notre commandant n’est pas ◀d’▶humeur à prodiguer son encens au faux mérite.
◀Le▶ Lion, autre frégate, appartenant au roi, montée, armée et équipée comme ◀le▶ Dragon, est commandée par M. de Chamoreau. Il m’est impossible ◀de▶ ◀le▶ caractériser, parce qu’il y a peu de temps qu’il est arrivé et que je n’ai eu aucune relation avec lui. Tout ce que j’en sais, c’est qu’il est comme M. de Quistillic capitaine ◀de▶ frégate, et qu’il paraît vif, ardent et résolu : du reste, très bien fait ◀de▶ sa personne. Il était enseigne sur ◀l’▶Oiseau avec M. de Vaudricourt, lorsque M. ◀le▶ chevalier ◀de▶ Chaumont alla ambassadeur à Siam et que M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy ◀l’▶accompagnait.
Outre ◀le▶ nombre ◀d’▶hommes qui composent ◀les▶ équipages des six vaisseaux, nous avons encore sur ◀l’▶escadre quantité ◀de▶ passagers, tels que sont ◀les▶ marchands et commis que ◀la▶ Compagnie envoie dans ◀les▶ Indes, d’autres qui y vont pour leur compte, des prêtres ◀de▶ ◀la▶ congrégation des Missions étrangères, dont nous avons deux sur notre bord, qui sont MM. Charmot et Guisain, ennemis mortels ◀de▶ Confucius et des cérémonies chinoises. Il y a des pères jésuites répandus sur ◀les▶ trois autres gros vaisseaux ◀de▶ ◀l’▶escadre, entre autres ◀le▶ révérend père Tachard, qui a déjà fait bien du bruit dans ◀le▶ monde et qui, suivant toutes ◀les▶ apparences, en fera encore bien davantage dans ◀la▶ suite du temps, s’il continue ses ambassades pour ◀les▶ têtes couronnées. Il est sur ◀le▶ Gaillard avec M. du Quesne notre amiral, et avec lui plusieurs Siamois, mandarins et autres, qui repassent dans leur patrie. Mais, à propos d’eux, comment vont-ils faire lorsqu’ils seront retournés chez eux où il ne croît point ◀de▶ vin, eux qui ◀l’▶avalaient ◀de▶ si bonne grâce à Paris, et avec qui j’en ai bu copieusement au Port-Louis ? Comment se passeront-ils ◀de▶ nos vins ◀de▶ Bourgogne et ◀de▶ Grave ? Je n’en sais rien. Mais ◀l’▶amour du prochain m’oblige à ◀les▶ plaindre, parce que je serais à plaindre en leur place : ils ne pourront plus dire,
Capaciores affer huc puer scyphos.
On aurait beau me prêcher ◀le▶ proverbe ordinaire,
Cum fueris Romae, Romano vivito more,Cum fueris alibi, vivito sicut ibi,
cela ne satisferait point mon oreille, et ne rafraîchirait point mon gosier, que je n’aime point à sentir altéré.
Me proposant ◀d’▶écrire tous ◀les▶ soirs ce qui sera arrivé dans ◀la▶ journée, on ne doit pas espérer ◀de▶ trouver un ◀de▶ ces styles fleuris qui rendent recommandables toutes sortes ◀de▶ relations ; mais on peut être certain, qu’outre ◀l’▶exactitude, ◀la▶ pure et simple vérité s’y trouvera. Je suis naturellement sincère, et incapable ◀d’▶imposer : ainsi, on pourra croire avec assurance ce qu’on lira dans ◀la▶ suite ; étant fortement résolu ◀de▶ donner pour mon compte un démenti au proverbe vulgaire qui dit qu’il fait bon mentir à qui vient de loin. Je n’écrirai rien que je n’aie vu moi-même, ou du moins qui ne m’ait été assuré par des gens dignes ◀de▶ foi, et dont ◀la▶ fidélité ne me paraîtra point suspecte ; et je distinguerai ce que j’aurai vu d’avec ce que j’aurai appris afin qu’on puisse distinguer l’un d’avec l’autre.
N’écrivant que pour vous, monsieur, je vous prie par avance ◀de▶ ne montrer mon journal à qui que ce soit pendant ma vie. Cette prière ne doit point vous surprendre puisque ◀la▶ méfiance qui me ◀la▶ suggère n’a rapport qu’à ◀la▶ crainte que j’ai moi-même ◀de▶ ma propre fragilité ; et que ma sincérité, ◀l’▶enchaînement du discours, ◀la▶ matière et d’autres occurrences me poussent à écrire quelques vérités dont quelques-unes pourraient m’attirer des ennemis que je ne cherche point, et même scandaliser des gens imbus ◀d’▶une espèce ◀de▶ dévotion scrupuleuse, pour ne pas dire superstitieuse, qui croient qu’on attaque ◀les▶ vérités ◀de▶ ◀la▶ religion lorsqu’on rend aux ministres ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀la▶ justice qui leur est due. Tels sont ◀les▶ dévots ◀d’▶une compagnie que j’introduirai souvent sur ◀la▶ scène ; gens qui ne veulent être ni éclaircis, ni désabusés ; gens qui regardent ◀les▶ vérités ◀de▶ ce côté, et sur ce sujet, comme des médisances ; gens idolâtres ◀de▶ leur prévention ; et gens avec lesquels je ne veux avoir rien ◀de▶ commun, ni à démêler. En un mot, c’est contre moi-même, monsieur, que je me mets en garde par ◀la▶ prière que je vous fais, et nullement contre votre bon cœur, et votre probité. Cela posé pour fondement, je laisserai aller ma plume.
Ce que nous attendons ◀de▶ ◀l’▶Orient du Port-Louis arrive à tous moments ; et si cela continue, tout sera embarqué demain avant midi.
Février 1690
Du samedi 25 février 1690
◀Les▶ canons, ◀les▶ grosses marchandises, ◀le▶ reste des agrès et apparaux, arrivent à ◀la▶ file. Notre vaisseau est entouré ◀de▶ barques et ◀de▶ chaloupes, dont ◀l’▶équipage travaille et est en mouvement ; et, suivant toutes ◀les▶ apparences, je retournerai cette nuit à ◀l’▶Orient pour donner mon dernier reçu et signer ◀le▶ rôle et ◀l’▶inventaire, parce que demain matin à ◀la▶ pointe du jour nous serons prêts ◀de▶ mettre à ◀la▶ voile. J’ai un paquet ◀de▶ lettres : je vous ◀les▶ envoie, et vous supplie ◀de▶ ◀les▶ faire tenir.
Vous savez que dès ◀l’▶année passée je devais faire ◀le▶ voyage des Indes. Vous savez que ◀l’▶escadre qui y était destinée était déjà mouillée à Groix, au même lieu ◀d’▶où je vous écris à présent. Vous savez que sur le point de partir nous eûmes ordre ◀de▶ ◀la▶ cour ◀de▶ nous rendre à Brest, pour nous joindre à ◀l’▶armée navale commandée par M. de Tourville ; mais vous ne savez pas ◀le▶ reste, et ce qui donna lieu à ◀la▶ foudroyante lettre que je reçus ◀de▶ vous au Port-Louis au retour ◀de▶ ◀la▶ campagne, qui ne fut pas longue, puisqu’elle se borna à garder ◀les▶ côtes ◀de▶ Bretagne Belle-Île, et qu’il n’y eut que M. ◀le▶ marquis du Méné qui se fit sauter de peur de tomber entre ◀les▶ mains des Anglais qui ne voulurent pas attacher une action générale. Ce marquis était allé ◀les▶ reconnaître ; mais ◀la▶ nuit et ◀la▶ brume ◀le▶ firent trop avancer, puisqu’à ◀la▶ pointe du jour il se trouva dans leur centre hors ◀d’▶état ◀de▶ leur échapper. Il se battit en brave homme ; et se sentant blessé à mort, il fit sauver tout son monde et mit ◀le▶ feu à son vaisseau.
Voici ce qui me regarde, et que ne savez point, quoique ç’ait été à vous que j’ai envoyé mes comptes, et que ç’ait été vous qui ◀les▶ avez présentés au bureau, et que vous m’ayez écrit vous-même qu’ils y avaient été approuvés et que tous messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie étaient contents ◀de▶ ma conduite, et vous en avaient complimenté. Soit dit par parenthèse, au nom de Dieu ne m’écrivez plus ◀de▶ pareilles lettres, à moins que vous ne soyez convaincu que j’aurai mérité ◀la▶ dureté ◀de▶ vos réprimandes. Voici ◀le▶ fait.
Ç’avait été M. Gouault, qui avait fait ◀l’▶armement comme directeur et intéressé dans ◀la▶ Compagnie. Rien n’y manquait ; et, comme j’ai dit et que vous ◀le▶ savez, nous étions prêts à partir lorsque nous reçûmes ordre ◀de▶ nous rendre à Brest. Cet ordre était si précis et si pressé qu’à peine eûmes-nous ◀le▶ temps ◀de▶ mettre à terre ◀les▶ plus grosses et ◀les▶ plus embarrassantes marchandises. Tous ◀les▶ vivres généralement nous restèrent et entre autres ◀le▶ pain, qui fut cause ◀de▶ ce qui arriva.
Sitôt que nous fûmes mouillés en rade à Brest, j’allai trouver ◀le▶ sieur Albus, directeur des vivres pour M. du Pile, entrepreneur général. Je ◀le▶ priai, suivant ◀les▶ ordres que j’avais, ◀de▶ ◀le▶ distribuer sur ◀les▶ vaisseaux du roi qui en manquaient, sauf à lui à en tenir compte à ◀la▶ Compagnie, et lui en portai quatre galettes. Notre biscuit, ou notre pain, valait infiniment mieux que celui qu’il fournissait aux vaisseaux du roi, et il est très facile à comprendre qu’une compagnie telle que celle des Indes, qui fait ses provisions elle-même sans ◀le▶ secours ◀d’▶un entrepreneur.
et qui fait boulanger son biscuit pour un voyage ◀de▶ deux ans, se sert ◀de▶ meilleur froment et ◀de▶ farine plus épurée que ne fait un munitionnaire, qui est toujours friponné par ses commis, outre ◀le▶ gain qu’il y fait lui-même. Quoi qu’il en soit, Albus me répondit brutalement qu’il avait plus ◀de▶ pain qu’il ne lui en fallait pour fournir tous ◀les▶ vaisseaux du roi et qu’il ne prendrait pas celui ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, parce qu’il n’en avait pas besoin. Je sortis d’avec lui sans en tirer aucune réponse ni civilité, quoique je ◀l’▶en accablasse. Je connus par ses manières qu’il n’y a point ◀d’▶animal plus intraitable qu’un faquin ◀de▶ Gascon en place.
D’un autre côté, ◀le▶ commandeur ◀de▶ Combes, qui avait pris possession du vaisseau en qualité ◀de▶ capitaine, et dont M. Hurtain n’était plus que lieutenant, me pressait sans quartier ◀de▶ faire ôter ce pain répandu dans ◀les▶ coursiers, ◀les▶ doublures, ◀les▶ couroirs et ◀la▶ sainte-barbe, où il incommodait ◀le▶ service du canon, ◀le▶ travail des charpentiers, des calfats et des canonniers. ◀La▶ quantité en était très considérable, et montait à plus ◀de▶ cinquante milliers. Je retournai trouver Albus et ◀le▶ priai que du moins il prêtât à ◀la▶ Compagnie un ◀de▶ ses magasins vides, pour y serrer ce pain, puisqu’il refusait ◀de▶ ◀le▶ prendre. Autre brutalité. Il me refusa tout plat, me disant pour toutes raisons que ◀les▶ ustensiles ◀de▶ ◀la▶ boulangerie y étaient renfermés, qu’il ne ◀les▶ dérangerait pas, et que je pouvais, comme M. de Combes me ◀l’▶avait dit, jeter tout ◀le▶ pain à ◀la▶ mer ; qu’en ◀le▶ faisant ainsi, je ferais mon profit à moi-même, puisqu’un simple procès-verbal m’acquitterait ◀de▶ tout, et me mettrait ◀de▶ ◀l’▶argent en bourse par ◀la▶ vente que je pourrais faire aux paysans ◀d’▶une partie ◀de▶ ce pain.
Je veux pieusement croire qu’il ne me donnait ce conseil qu’en plaisantant ; mais je ne laisse pas, très justement, ◀d’▶être persuadé qu’il s’en serait utilement servi s’il avait été en ma place. Je dirai plus : c’est que M. du Pile croyait, peut-être, n’employer que ◀d’▶honnêtes gens ; et que M. Albus est un très ardent fripon. ◀La▶ suite ◀le▶ prouvera. Il est encore en place, après en avoir été ◀chassé▶ ; et si M. du Pile est ◀de▶ votre connaissance, vous pouvez ◀l’▶en assurer sur ma parole.
Me voyant tout à fait rebuté par ◀le▶ seigneur Albus, non sans quelque parole peu honnête, je me concertai avec M. Hurtain, et j’écrivis à M. Le Mayer, directeur pour ◀la▶ Compagnie à ◀l’▶Orient, et à M. Chevallier, contrôleur et trésorier. Je leur envoyai un exprès, par lequel je leur mandai sur quel pied étaient ◀les▶ choses ; et leur demandai leurs ordres précis par ◀le▶ même courrier, n’y ayant aucun temps à perdre, ◀l’▶armée se disposant à faire voile, et M. de Combes, qui avait déjà fait embarquer ◀les▶ gros canons ◀de▶ fonte, étant résolu ◀de▶ faire jeter ◀le▶ pain avant que de démarrer, malgré ◀les▶ prières ◀de▶ M. Hurtain et les miennes, parce qu’il n’y avait rien à espérer ◀de▶ ◀la▶ dureté ◀d’▶Albus, auquel lui-même et M. Champi Des Clouzeaux, intendant, en avaient parlé. Je leur écrivis que ◀le▶ même M. de Combes nous avait dit, à M. Hurtain et à moi, qu’Albus voulait obliger ◀les▶ vaisseaux armés par ◀la▶ Compagnie à jeter leur pain, ou à ◀le▶ lui vendre à son prix. Apparemment pour ◀le▶ prendre comme pain moisi, et en faire son profit seul.
Je reçus leur réponse dans ◀les▶ vingt-quatre heures, qui m’autorisait à faire ce que je jugerais à propos ; qu’ils me conseillaient pourtant ◀de▶ chercher quelque endroit pour mettre ce pain à couvert jusqu’au retour ; sinon, que je ◀le▶ vendisse à qui voudrait ◀l’▶acheter ; qu’il revenait à ◀la▶ Compagnie à sept livres dix sols ◀le▶ quintal ; et qu’ils m’autorisaient à ◀le▶ livrer à cent sols, ce qui était un tiers ◀de▶ perte.
Voyant ◀de▶ ma part qu’il n’y avait point de plus prompt et de plus sage parti à prendre, je me résolus à chercher quelques endroits pour serrer ce pain, ou au pis-aller ◀de▶ ◀le▶ faire afficher. J’en parlai à M. ◀l’▶intendant, qui me parut approuver ◀l’▶alternative, mais sans me donner ◀d’▶ordre sur ◀le▶ choix. Etant donc abandonné à ma bonne foi et à ma propre conduite, je cherchai des endroits vagues pour y mettre ce pain, jusqu’à ce que des barques du Port-Louis, ou nous, à notre retour, pussions ◀le▶ prendre. J’en trouvai ; mais je n’arrêtai point ◀le▶ prix du louage, parce que M. Hurtain n’y était pas présent, et que je ne voulais rien faire sans son avis, et sans un témoin comme lui.
Justement comme j’allais dans ◀le▶ passager du Rocher à Recouvrance, pour aller à bord pour en amener M. Hurtain, je trouvai deux capitaines ou maîtres ◀de▶ vaisseaux marchands ◀de▶ ◀La▶ Rochelle, que je connaissais il y avait plus ◀de▶ six ans. Nous renouvelâmes notre ancienne connaissance en nous embrassant. J’étais à jeun. Je leur offris bouteille ; ◀la▶ bouteille ne nuit pas toujours : ils ◀l’▶acceptèrent, et nous allâmes à ◀l’▶Image Saint-André. En déjeunant, ils me dirent ce qui ◀les▶ retenait à Brest ; autre friponnerie ◀d’▶Albus ; qu’ils étaient venus chargés ◀de▶ vin pour ◀le▶ compte du munitionnaire, qu’ils ◀l’▶avaient livré au magasin, et qu’ils ne pouvaient pas s’en retourner qu’après ◀le▶ départ ◀de▶ ◀l’▶armée faute de pain, Albus leur ayant dit qu’il n’en avait pas assez pour ◀l’▶armée, où il s’en faisait tous ◀les▶ jours une si forte consommation que tous ◀les▶ fours n’y pouvaient pas subvenir, quoiqu’ils travaillassent partout, tant dans ◀la▶ boulangerie que dans ◀la▶ ville ; que cela ◀les▶ mettait au désespoir, par ◀la▶ perte terrible qu’ils y faisaient, ayant fait leur marché par voyage et non au mois ; qu’ainsi ce retard leur causait ◀la▶ nourriture et ◀le▶ paiement ◀de▶ leurs équipages et ◀le▶ dépérissement ◀de▶ leurs vaisseaux, et ◀de▶ leurs agrès et apparaux.
Ils m’en dirent tout ce que des matelots en colère peuvent dire contre un homme qui ◀les▶ ruinait. Je crus devoir profiter ◀de▶ ◀l’▶aventure. Je leur dis que je voulais leur donner à dîner : ils répondirent que c’était eux qui me ◀le▶ voulaient donner. Je répliquai que ◀l’▶endroit où nous étions n’était pas assez propre pour y recevoir un quatrième que je voulais envoyer quérir. Ils me demandèrent qui c’était : je leur nommai M. Hurtain. Ils ne se sentirent pas ◀d’▶aise, et voulaient tous deux aller ◀le▶ quérir dans leur chaloupe, et je ◀les▶ vis prêts à tirer à ◀la▶ courte paille à qui irait ; mais ne voulant pas qu’aucun des deux lui parlât avant moi, je ◀les▶ mis d’accord en leur disant que j’allais y envoyer ◀la▶ chaloupe du vaisseau, et en effet je ne lui écrivis qu’un mot qui ne lui donnait qu’un simple rendez-vous au Pavillon pour y dîner avec ◀les▶ capitaines Chaviteau et Des Herbiers, et que nous ne serions que quatre.
Il vint tout aussitôt et sous ◀le▶ faux prétexte ◀de▶ lui dire ce que M. ◀l’▶intendant m’avait dit, je ◀le▶ tirai en particulier et lui dis ◀la▶ facilité que je trouvais à me défaire du pain qui nous embarrassait, et ◀le▶ priai ◀de▶ me seconder. Il est très bon serviteur ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, et après avoir concerté ensemble ce que nous ferions, il rentra comme en colère. Morbieu, dit-il, je ne peux pas être partout : que M. de Tourville, M. de Combes et ◀l’▶intendant fassent plus s’ils peuvent : pour moi, je ne peux pas faire autre chose, et je ne serais pas venu si je m’étais attendu ◀d’▶être grondé. Pourquoi te charges-tu ◀d’▶un pareil compliment ? ◀De▶ quoi te mêles-tu ? Sont-ce tes affaires ? Ha ! mon capitaine, lui répondis-je, je ne vous ai pas envoyé quérir pour être grondé moi-même : c’est pour dîner avec vos amis et les miens. Eh bien ! dînons donc, dit-il : et nous nous mîmes tous quatre à table.
J’avais fait apprêter un dîner ◀le▶ plus propre que j’avais pu, bien certain que je ne ◀le▶ paierais pas. NiM. Hurtain ni moi, comme nous en étions convenus, ne dîmes pas un mot qui eût aucun rapport ni à Albus, ni au pain ; et ce ne fut que ◀la▶ suite ◀de▶ ◀la▶ conversation qui ◀les▶ obligea ◀d’▶en parler les premiers et ◀de▶ dire ◀le▶ sujet ◀de▶ leur séjour à Brest. Tiens, ◀l’▶écrivain du roi, me dit M. Hurtain, il ne tient qu’à toi ◀de▶ tirer ces pauvres diables-là ◀d’▶intrigue ; donne-leur une centaine ◀de▶ quintaux ◀de▶ pain. Moi ! repris-je. Suis-je ◀le▶ maître du bien ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ? et comptez-vous pour rien cent quintaux ◀de▶ pain ? Je voudrais en avoir six cents quintaux, reprit Chaviteau : c’en serait tout autant qu’il nous en faudrait pour notre voyage ◀de▶ Canada. Écoute, Chaviteau, lui dit M. Hurtain, va toi-même sur ◀la▶ rive, demande ◀le▶ canot ou ◀la▶ chaloupe ◀de▶ ◀l’▶Écueil, et dis à un des matelots qu’il vienne ici et m’apporte du pain, et que j’en veux manger une galette avec du beurre. Chaviteau y alla. ◀Le▶ matelot vint et apporta du pain, dont lui et des Herbiers furent charmés. Il est inutile ◀de▶ rapporter ◀la▶ conversation, dont ◀le▶ résultat fut que je leur livrerais incessamment soixante milliers ◀de▶ pain biscuit pareil à ce qu’ils en emportaient, au prix de sept livres dix sols ◀le▶ quintal. (C’est ◀le▶ même prix que MM. ◀Le▶ Mayer et Chevallier m’avaient mandé qu’il revenait à ◀la▶ Compagnie ; et m’ayant donné pouvoir ◀de▶ ◀le▶ donner à cent sols, c’eût été cinq cents écus ◀de▶ profit pour M. Hurtain et moi, si nous avions été ◀de▶ ◀la▶ côte ou tribu ◀d’▶Albus). Ils donnèrent des arrhes, payèrent ◀le▶ dîner et allèrent chercher des sacs.
M. Hurtain et moi allâmes chez M. ◀l’▶intendant, à qui nous ne dîmes rien du marché, parce que cela ne ◀le▶ regardait pas. Il n’en lut pas de même ◀de▶ M. de Combes, que nous trouvâmes chez lui, où il avait dîné, et où il jouait. Nous lui dîmes ce que nous avions fait. Il en eut une joie ◀d’▶autant plus sensible qu’il n’aimait point ◀le▶ seigneur Albus, parce qu’il ◀le▶ regardait ◀de▶ son véritable point de vue. Ils se parlèrent ensemble lui et M. Hurtain, et celui-ci me donna ordre ◀d’▶aller au magasin du roi prendre des Iléaux et des poids. Je ◀les▶ portai à bord à six heures du soir. Je trouvai déjà plus ◀de▶ cent sacs pleins, et nos voiliers occupés à en faire encore d’autres avec ◀de▶ ◀la▶ toile ◀de▶ voile ◀de▶ rechange. On travailla toute ◀la▶ nuit, et ◀le▶ pain fut pesé, livré et emporté qu’il n’était pas plus ◀de▶ sept heures du matin. Je reportai au magasin du roi ◀les▶ fléaux et ◀les▶ poids, et ◀l’▶esprit content j’allai joindre ◀les▶ acheteurs au Pavillon, où ◀le▶ marché s’était fait, et où nous avions dîné ◀la▶ veille. Je ◀les▶ trouvai tous assemblés, et ◀les▶ apprêts ◀d’▶un déjeuner magnifique et dans ◀l’▶ordre ; et pour surcroît ◀de▶ plaisir, j’y trouvai MM. ◀de▶ Combes et Hurtain avec deux autres capitaines ◀de▶ vaisseau, qui sont M. de Ferville et M. de Beaujeu le Jeune. Ils ne sont point amis ◀d’▶Albus : ils burent pourtant à sa santé, mais à ◀la▶ poitevine, c’est-à-dire, rancune tenant, comme à celle ◀d’▶un maraud et ◀d’▶un faquin. Ils promirent ◀le▶ secret sur ◀le▶ pain, et promirent ◀de▶ soutenir ◀la▶ gageure.
Il faut savoir que M. de Ferville commandait ◀le▶ vaisseau ◀le▶ Sans-Pareil, et qu’en sortant du Pavillon, où nous avions tous amplement déjeuné, il avait été chez M. Des Clouzeaux, intendant, et lui avait demandé du pain pour son équipage en rade. Albus employait en effet ◀les▶ fours pour ◀la▶ subsistance journalière ◀de▶ ◀l’▶armée ; mais ◀le▶ pain, ou ◀le▶ biscuit, pour ◀la▶ campagne, n’était pas tout à fait fourni au navire ◀le▶ Sans-Pareil, qui pourtant subsistait sur son armement, parce que M. de Ferville aimait mieux que ses matelots et ◀le▶ reste mangeassent ◀de▶ bon biscuit que du pain boulangé, qui ordinairement n’est fait que du rebut ◀de▶ ◀la▶ farine qui n’est pas propre à faire du biscuit. Ainsi, il insista à en demander, tant pour ◀la▶ consommation journalière que pour ◀le▶ remplacement ◀de▶ celui qui avait été consommé, et en demanda à prendre sur ◀l’▶Écueil, où ◀le▶ commandeur ◀de▶ Combes présent ◀l’▶avait encore assuré ◀le▶ matin qu’il y en avait trop, qu’on serait obligé ◀de▶ jeter à ◀la▶ mer, quoiqu’il fût excellent.
Pour augmenter ◀l’▶embarras ◀d’▶Albus, qu’on avait envoyé quérir, ils firent tous deux semblant ◀d’▶ignorer que ce pain avait été vendu et livré ; et qu’ainsi il n’était plus à bord : ils firent plus, puisqu’ils montrèrent à ◀l’▶intendant ◀de▶ ce pain, et lui demandèrent à lui pourquoi celui qu’il fournissait n’était pas si beau, puisque ◀le▶ roi en payait bien plus que ◀la▶ Compagnie ? Ils ne ◀le▶ traitèrent véritablement pas ◀de▶ fripon ; mais ◀l’▶équivalent ne fut pas épargné. Albus, n’ayant point ◀de▶ raison valable ◀de▶ refus, fut obligé, en présence de ◀l’▶intendant, ◀d’▶en tirer sur moi dix milliers. Son billet était conçu comme ◀d’▶un supérieur à un valet, et me fut rendu dans ◀le▶ vaisseau où je m’étais retiré. ◀Le▶ coup était fait à ◀la▶ main, et j’eus ◀le▶ plaisir ◀d’▶humilier ◀l’▶orgueil du Gascon. Quand ce billet aurait été ◀le▶ plus honnête du monde, il m’aurait été impossible ◀d’▶y déférer ; mais sa teneur ouvrit ◀le▶ chemin à ce que je méditais. Il commençait par ces mots impératifs : ◀L’▶écrivain du roi de l’Ecueil délivrera pour ◀le▶ vaisseau du roi le Sans-Pareil dix milliers ◀de▶ pain biscuit, etc. ◀Le▶ tout sans Monsieur ni Madame.
Ce billet me fut rendu par un commis des vivres à ◀la▶ boulangerie, qui devait voir peser ◀le▶ pain, et par ◀le▶ commis des vivres du Sans-Pareil. Ils avaient apporté des sacs, des poids, et ◀le▶ reste. Je commençai par leur demander quels ils étaient, et ◀de▶ quelle part ils venaient ? Ils me ◀le▶ dirent. Hé bien, repris-je, remportez tout votre étalage : dites à Albus que je suis bien Monsieur pour un homme comme lui. Ajoutez-lui qu’il n’y a plus ◀de▶ pain à bord, puisqu’il est cause que je ◀l’▶ai fait jeter à ◀la▶ mer. Ajoutez encore que quand il y en aurait, ce ne serait pas pour lui ; qu’il devait ◀le▶ prendre quand je ◀le▶ lui ai offert : rendez-lui son honnête billet ◀de▶ change ; et ◀l’▶avertissez ◀de▶ ma part ◀d’▶apprendre ◀la▶ civilité, s’il ne ◀la▶ sait pas : dites-lui que voilà ◀l’▶état que j’en fais, ajoutai-je en ◀le▶ déchirant, et en ◀le▶ jetant sur ◀le▶ pont ; et en même temps je leur tournai ◀le▶ dos et rentrai dans ◀la▶ grand-chambre. où j’écrivis à MM. ◀Le▶ Mayer et Chevallier, en leur envoyant ◀les▶ lettres ◀de▶ change que Chaviteau et Des Herbiers m’avaient données en paiement.
Tout cela était ◀de▶ concert, entre MM. ◀de▶ Combes, ◀de▶ Beaujeu, ◀de▶ Ferville, Hurtain et moi ; ainsi, ils savaient ce qui devait réussir ◀de▶ ◀la▶ demande ◀d’▶Albus. Ils se promenaient tous quatre ensemble, lorsque celui-ci y arriva avec ses deux commis, et son billet déchiré à ◀la▶ main, il fut assez bête pour ◀les▶ prier ◀de▶ venir avec lui chez M. ◀l’▶intendant, et M. de Ferville plus que ◀les▶ autres, qui faisait ◀le▶ tâché à merveille. Ne cherchant qu’à se divertir aux dépens du cousi, ils ◀l’▶accompagnèrent avec plaisir. Il m’y peignit comme un autre lui-même et se servit pour faire mon portrait ◀de▶ toutes ◀les▶ noires et vilaines couleurs qu’il trouvait dans lui, et qui lui convenaient, ce qui est assurément beaucoup dire, mais pourtant sans exagérer. M.de Combes prit ◀la▶ parole et dit à M. ◀l’▶intendant que, quoiqu’il y eût très peu de temps qu’il me connût, il ne me reconnaissait nullement dans ◀le▶ portrait qu’Albus faisait ◀de▶ moi ; qu’au surplus il n’était pas juste ◀de▶ me condamner sans m’entendre ; qu’il ◀le▶ priait ◀de▶ m’envoyer quérir ; et qu’il était fort trompé si je ne me justifiais pas à ◀la▶ confusion d Albus.
Comme il n’y avait rien de plus raisonnable, cela fut fait, et M. ◀l’▶intendant m’envoya ordre ◀de▶ me rendre chez lui dans ◀le▶ moment. ◀Le▶ commis ◀de▶ ◀la▶ boulangerie fut chargé du soin ◀de▶ me ◀le▶ faire tenir ; et sans prévoir qu’Albus en aurait ◀le▶ démenti, il remit cet ordre à un exempt ◀de▶ ◀la▶ prévôté ◀de▶ ◀la▶ Marine, qui, accompagné ◀de▶ quatre archers, vint à bord. M.Hurtain, qui non plus que moi ne s’attendait pas que j’aurais un si gros cortège, prit ◀les▶ devants, me réveilla, car j’étais sur mon lit, et me dit ◀de▶ venir avec lui. Il me prit en sa garde envers ◀l’▶exempt, et fut prêt ◀de▶ faire jeter à ◀la▶ mer ces messieurs commis, qui jugèrent à propos de ne pas monter et ◀de▶ s’en retourner avec ◀les▶ archers dans ◀la▶ même chaloupe qui ◀les▶ avait apportés. Depuis ◀le▶ vaisseau jusqu’au Rocher, ces commis essuyèrent toutes ◀les▶ injures que nos matelots purent leur dire, et toute ◀l’▶eau qu’ils purent leur jeter. Du Rocher jusqu’à ◀l’▶intendance, ce fut encore pis ; et mon arrêt, qui fut su dans ◀le▶ moment, ne fut nullement du goût des écrivains du roi, qui se sentaient outragés dans moi. Je leur ai ◀l’▶obligation ◀de▶ m’avoir vengé.
M. Hurtain et moi arrivâmes enfin à ◀l’▶intendance. Il faut observer qu’il est très considéré ◀de▶ M. Des Clouzeaux, aussi bien que des officiers présents. Il commença son plaidoyer sans aucun préambule par Un « mort D… » tout à ◀la▶ matelote. Vous avez, dit-il à M. ◀l’▶intendant, envoyé quérir ◀l’▶écrivain du roi, que voilà, par des archers, comme si c’était un b… à prendre ; et ◀le▶ tout à ◀la▶ considération ◀d’▶un franc fripon. J’entreprends ◀la▶ querelle ◀de▶ notre écrivain ; et s’il y a ◀de▶ ◀la▶ faute, je m’en charge, puisqu’il n’a rien fait que par mes ordres. Est-il pas vrai, monsieur, poursuivit-il parlant au commandeur ◀de▶ Combes, que quand vous vîntes prendre possession du vaisseau, vous y trouvâtes une quantité prodigieuse ◀de▶ pain, dont vous dites qu’il fallait absolument se défaire, parce qu’il incommodait ◀le▶ service ? Est-il pas vrai que je vous priai ◀de▶ m’accompagner chez Albus, que vous y vîntes avec ◀l’▶écrivain et moi, et qu’il refusa ◀de▶ prendre ce pain ? Est-il pas vrai qu’il vous a dit, à vous-même, qu’il prétendait ◀l’▶avoir pour rien ? Est-il pas vrai, continua-t-il, parlant à Albus, que vous nous avez refusé un magasin vide, et que vous lui avez dit ◀de▶ ◀le▶ jeter ? Conclusion, dit-il, en se radressant à M. ◀l’▶intendant, ne vous en avons-nous pas parlé à vous-même ? Et toute votre autorité a -t-elle pu rien gagner sur lui ? En un mot, notre écrivain n’a rien fait que par mon ordre ; et s’il y a ◀de▶ ◀l’▶iniquité dans ce qui s’est fait, je m’en charge, et en rendrai bon compte à ◀la▶ Compagnie. Il a écrit par mon ordre aux directeurs et contrôleur à ◀l’▶Orient, il en a reçu réponse, et me suis chargé ◀de▶ ◀l’▶exécuter. Peut-être ai-je jeté ◀le▶ pain, peut-être ◀l’▶ai-je vendu ; mais je n’en dois compte à qui que ce soit d’ici, pas même à vous, ◀le▶ vaisseau n’y ayant pas été armé. Je n’en dois aucun compte à M. de Combes, lui étant indifférent par qui ◀les▶ vivres ont été fournis, pourvu qu’ils soient bons, et qu’il n’en manque pas. Pour Albus, je me serais trop abaissé, si j’avais pris son conseil. Il demande présentement ◀le▶ même pain, qu’il voulait qu’on jetât. Quand il y en aurait, je ne lui en donnerais pas une once, et j’aimerais mieux ◀le▶ faire effectivement jeter ; quoique ce que nous en donnons à nos cochons vaille mieux que celui qu’il donne aux équipages des vaisseaux du roi.
Il est aisé, dit M. de Ferville en interrompant M. Hurtain, ◀de▶ voir que votre écrivain est honnête homme, et Albus un faquin, à qui je promets ◀d’▶écrire toute cette histoire-ci à M. de Seignelay si ◀le▶ pain qui m’est nécessaire n’est pas embarqué dans ◀le▶ Sans-Pareil demain avant midi. Prenez notre écrivain pour secrétaire, lui a dit M. de Combes : je suis certain qu’il n’en oubliera aucune circonstance, ◀d’▶autant plus que sa conduite et son honneur y paraissent intéressés. Du moins, a ajouté M. Hurtain, je suis certain qu’il n’écrira point ◀de▶ sottises, et qu’il gardera ◀le▶ respect à qui il est dû. Il m’a dit ◀les▶ termes énergiques dont Albus s’est servi en lui écrivant. ◀Les▶ commis qui lui ont apporté ce billet sont bien heureux ◀de▶ ce que je n’étais pas à bord lorsqu’ils y sont venus : quelques coups ◀de▶ canne, pour porter à leur directeur, ◀les▶ auraient payés ◀de▶ leur peine, et ◀l’▶auraient fait souvenir que ce n’est pas à un laquais revêtu comme lui ◀d’▶écrire à un homme comme à son valet : et je ne réponds pas encore ◀de▶ ce qui en sera ; quand ce ne serait que pour venger ◀l’▶insulte qui vient ◀d’▶être faite à notre écrivain, et ◀la▶ fichue figure que je fais ici.
Point ◀de▶ mainmise ni ◀de▶ violence, monsieur Hurtain, je vous en prie, lui a dit M. ◀l’▶intendant. Votre écrivain sera satisfait ◀de▶ ◀la▶ réparation que je lui ferai faire. N’écrivez point non plus, monsieur, a-t-il dit à M. de Ferville : vous ne me feriez pas plaisir ; il semblerait en cour que je ne saurais pas exécuter ◀les▶ ordres du roi. Monsieur Albus, a-t-il poursuivi, parlant à lui, vous voyez ◀le▶ ridicule où vous vous êtes précipité vous-même. Croyez-moi ; que M. de Ferville ait demain satisfaction, autrement je prendrai des mesures qui ne vous plairont pas. ◀Chassez▶ votre commis tout à ◀l’▶heure, et qu’il n’entre jamais à ◀la▶ boulangerie que M. Hurtain et ◀l’▶écrivain du roi ne ◀le▶ ramènent, qu’ils ne vous en prient, et qu’il ne leur ait demandé pardon à l’un et à l’autre. Allez voir M. Hurtain dans son vaisseau, faites-lui excuse et satisfaction, et engagez-◀le▶ ◀d’▶aller demain dîner chez vous, et ◀d’▶y mener MM. ◀de▶ Combes et ◀de▶ Ferville, et priez ◀l’▶écrivain du roi ◀de▶ ◀les▶ accompagner, et priez-◀le▶ ◀d’▶oublier tout ce qui s’est passé. Je tâcherai ◀d’▶être des vôtres ; et je crois que tous ces messieurs voudront bien s’y trouver à ma prière. Vous avez ◀de▶ bon vin ; c’est ◀le▶ principal. Tous ces messieurs topèrent au parti, et Albus ◀les▶ remercia ◀d’▶avance ◀de▶ ◀l’▶honneur qu’ils lui feraient ◀le▶ lendemain, et nous sortîmes sans que j’eusse ouvert ◀la▶ bouche.
Ce fut ainsi que ◀l’▶affaire fut terminée avec Albus, qui fut moqué par une infinité ◀d’▶écrivains du roi, qui en attendaient ◀la▶ décision. ◀Le▶ commis ◀de▶ ◀la▶ boulangerie se retira ◀les▶ larmes aux yeux, et M. de Ferville défendit à son commis des vivres ◀de▶ mettre jamais ◀le▶ pied dans son vaisseau, à moins que ◀de▶ vouloir être jeté à ◀l’▶eau. M.Hurtain, ne doutant point ◀d’▶avoir ◀le▶ lendemain matin compagnie, fit préparer un déjeuner fort propre. MM. ◀de▶ Combes et ◀de▶ Ferville vinrent les premiers. ◀Les▶ deux commis ◀d’▶Albus arrivèrent un moment après demander pardon. M.Hurtain et moi fîmes ◀les▶ choses en honnêtes gens, et intercédâmes auprès de M. de Ferville pour celui du Sans-Pareil. Albus arriva dans ◀le▶ moment et fit plus ◀de▶ satisfactions qu’on n’en espérait. ◀Les▶ deux commis furent renvoyés à leurs fonctions : nous déjeunâmes ; ensuite, nous nous mîmes dans ◀les▶ canots ◀de▶ ◀l’▶Écueil et du Sans-Pareil, et allâmes dîner chez lui. Nous y fûmes régalés magnifiquement en chair et en poisson, et y bûmes des vins ◀de▶ tous pays, et tous ◀d’▶une sève exquise. M.Des Clouzeaux y vint, et ne but que deux coups au dessert, et seulement pour saluer ◀la▶ compagnie qui était en bon train.
Je ne sais ce qu’Albus fit deux jours après au commandeur ◀de▶ Combes ; mais celui-ci se fit un plaisir ◀de▶ ◀le▶ chagriner. Ils avaient tous ensemble dîné chez M. ◀l’▶intendant. ◀Le▶ lendemain, j’y allai avec M. de Combes et M. Hurtain, pour avoir des pavois. Je me disposais à me retirer, parce qu’on servait, quand ◀le▶ commandeur me retint. Mon écrivain du roi, lui dit-il, vaut mieux que mille parasites qui piquent ta table, je veux qu’il dîne avec nous : sinon, je m’en vas avec lui ; et nous emmènerons M. Hurtain. Je ne croyais pas, dit ◀l’▶intendant, qu’il fallût ◀la▶ croix et et ◀la▶ bannière pour ◀le▶ retenir. Qui diable lui dit ◀de▶ s’en aller ? Je restai donc. Il y avait un repas ◀d’▶intendant ; c’est tout dire. Je me mis proche de lui, et fis tomber ◀la▶ conversation sur M. Champi son oncle. Il me demanda si je ◀le▶ connaissais. J’avais sur moi le dernier paquet que j’avais reçu ◀de▶ vous au Port-Louis, où celle ◀de▶ M. Champi était renfermée ; et par là il apprit que M. Champi me faisait ◀l’▶honneur ◀de▶ me considérer, et que j’avais celui ◀de▶ vous appartenir. Il me fit mille offres ◀de▶ service, qui redoublèrent à ◀la▶ vue ◀d’▶une lettre ◀de▶ M. de Seignelay, que je fis semblant ◀d’▶ouvrir sans dessein, et dont il reconnut tout ◀d’▶un coup ◀l’▶écriture et ◀la▶ signature. Il ◀la▶ lut toute entière, me félicita ◀d’▶une si puissante protection et me demanda ◀d’▶où je ◀le▶ connaissais. Je lui répondis que nous avions été pensionnaires ensemble. Il m’en félicita ◀de▶ nouveau, jusqu’à me dire que ◀les▶ connaissances ◀de▶ jeunesse étaient ◀les▶ plus fortes, et celles qu’on n’oubliait jamais. Il m’offrit tout ce qui pouvait dépendre ◀de▶ lui, et même sa bourse. Ne manquant ◀de▶ rien, je ◀le▶ remerciai ◀de▶ ses offres, et m’en tins à sa bonne volonté.
Tout cet éclaircissement s’était fait en présence de M. de Combes, qui voulait, comme j’ai dit, chagriner Albus. Il demanda à M. ◀l’▶intendant deux quintaux ◀de▶ fromage ◀de▶ Grière. Nous n’en avions aucun besoin, en ayant, et ◀de▶ Hollande aussi, beaucoup plus qu’il ne nous en fallait. M.Des Clouzeaux lui donna son ordre ; et M. de Combes m’obligea ◀de▶ mettre mon reçu au dos, en ces termes : Reçu du sieur Albus, étapier, ◀la▶ quantité ◀de▶, etc. Il fut terriblement choqué ◀de▶ ◀l’▶incivilité ◀de▶ ce reçu, et du nom ◀d’▶étapier. ◀Le▶ commandeur n’avait pas voulu que j’y allasse, et ◀l’▶avait envoyé porter par son valet de chambre. Albus obéit à ◀l’▶ordre, ne jugeant pas à propos de se brouiller avec lui ; comme je ◀l’▶avais prévu, ne s’en prit qu’à moi.
Il porta ce reçu à M. ◀l’▶intendant, et se plaignit fort ◀de▶ mon procédé ; voulant faire entendre que cela seul autoriserait tous ◀les▶ autres écrivains du roi à ◀le▶ traiter du haut en bas comme un Bohême ; que mon exemple seul suffirait pour ◀le▶ jeter dans ◀le▶ mépris ; et conclut sa quérimonie par prier M. Des Clouzeaux ◀de▶ m’obliger à corriger moi-même ce refus ◀de▶ civilité, en refaisant ◀le▶ reçu. M.l’intendant ◀le▶ laissa dire tout ce qu’il voulut, et lui conseilla ◀de▶ ne se brouiller pas avec ◀les▶ écrivains du roi, desquels ◀les▶ commis des vivres dépendaient ; que pour ce qui regardait ◀l’▶écrivain du roi de l’Écueil, qui était moi, il ◀l’▶avertissait que, s’il se gendarmait contre moi, il pouvait compter sur sa révocation certaine ; qu’en bon ami, il lui conseillait ◀de▶ souffrir quelques dégoûts sans ◀les▶ faire éclater, et ◀de▶ dévorer son chagrin sans m’en témoigner aucun ; parce que je pourrais ◀le▶ perdre, et que, se jouant à moi, ce serait un pot ◀de▶ terre contre un pot ◀de▶ fer ; qu’après cela, il pouvait faire tout ce que bon lui semblerait ; qu’il ne lui répondait pas du futur ; mais que pour me parler ◀de▶ réformer ou ◀de▶ refaire mon reçu, c’était ce qu’il ne ferait assurément pas.
Ce refus chagrina encore Albus, autant, pour ◀le▶ moins, que tout ◀le▶ reste. Je ◀le▶ sus par M. de Montigni, secrétaire ◀de▶ M. ◀l’▶intendant. J’en ris, et rencontrant Albus en sortant, il me convia à boire bouteille. Je ◀l’▶acceptai. Nous étions du côté du Rocher, et il demeure ◀de▶ celui ◀de▶ Recouvrance : ainsi, nous fûmes obligés ◀d’▶entrer dans un cabaret, où MM. Hurtain et ◀La▶ ◀Chassée▶ étaient ; et au lieu d’une bouteille nous en bûmes six. ◀Le▶ vin était bon ; mais pas si délicat que le sien. Il me parut qu’elles furent vidées ◀de▶ bonne amitié ; du moins ce fut sans rancune de la part de M. Hurtain et ◀de▶ la mienne, mais je ne connaissais pas ◀le▶ génie gascon. Il voulut payer ; et tout ◀l’▶était.
◀L’▶armée navale mit à ◀la▶ voile deux jours après ; et vers ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ campagne, environ un mois avant notre retour, M. Céberet arriva à Brest, et alla loger chez Albus. Celui-ci, qui ne savait point ce qu’était devenu ◀le▶ pain ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, et qui croyait que M. Hurtain et moi en avions fait notre profit, lui parla ◀de▶ nous deux comme ◀de▶ deux fripons qui s’entendaient. M.Céberet ◀le▶ crut, ◀d’▶autant plus que, n’ayant pas passé à ◀l’▶Orient, il n’était pas instruit que M. Chevallier, contrôleur et trésorier, avait reçu quatre mille cinq cents livres pour ◀la▶ valeur ◀de▶ ce pain. Il fut encore ◀d’▶autant plus persuadé que j’avais malversé qu’Albus lui fit valoir ◀les▶ deux quintaux ◀de▶ fromage fournis à un vaisseau qui ne manquait ◀de▶ rien, et lui faisait remarquer ◀l’▶orgueil du reçu que j’en avais donné, concluant ◀de▶ tout cela que M. Hurtain et moi, ◀de▶ concert, avions vendu celui ◀de▶ Hollande. M.Céberet, pénétré qu’Albus ne lui disait rien que ◀de▶ vrai, écrivit contre moi à ◀la▶ Compagnie.
Je n’en fus informé que par votre violente lettre que je trouvai à Brest, au retour ◀de▶ ◀l’▶armée. Je fus outré des termes dont vous vous étiez servi, où entre autres choses vous me mandiez ◀de▶ ne me jamais renommer ◀de▶ vous, si j’avais fait quelque lâcheté ou quelque bassesse, avec défense ◀d’▶en rien écrire à ma mère, à laquelle cela mettrait ◀la▶ mort au cœur.
J’étais trop en colère pour vous répondre : je craignis ◀de▶ manquer au respect que je vous dois ; et je fis tomber tout mon ressentiment sur Albus. Je mandai à M. de Seignelay tout ce qui en était : et ma lettre, qui était une espèce ◀de▶ procès-verbal et ◀d’▶apologie, fut signée par MM. ◀de▶ Combes et Hurtain. M.de Seignelay, suivant sa prudence ordinaire, renvoya ma lettre à M. Céberet, avec ordre ◀d’▶entrer dans ◀le▶ détail des faits. Il était pour lors à ◀l’▶Orient, instruit ◀de▶ ◀la▶ destinée du pain, et par là convaincu qu’Albus était un imposteur ; ce qui était déjà ◀le▶ plus gros article : et il ◀l’▶écrivit à M. de Seignelay.
Pendant ce temps j’étais à Brest, fort impatient ◀de▶ savoir ce que ma lettre opérerait. Albus et moi, nous nous accablions ◀de▶ civilités lorsque nous nous rencontrions, sans nous dire l’un à l’autre que nous aurions été ravis ◀de▶ nous égratigner. Il nous convia à dîner MM. Hurtain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, et moi. Nous y allâmes, fortement résolus ◀de▶ bien boire à ses dépens, et ◀de▶ lui jouer pièce, puisqu’il avait voulu nous perdre, M. Hurtain et moi. Il parla des rations fournies pendant ◀la▶ campagne. Je fis semblant ◀d’▶ignorer comment on en dressait ◀les▶ états. Lui, dans ◀l’▶intention ◀de▶ faire croire que ◀les▶ employés ◀de▶ ◀la▶ Compagnie étaient ◀d’▶aussi grands fripons que ceux dont ◀le▶ munitionnaire se sert, s’offrit ◀de▶ m’envoyer un commis pour ◀le▶ dresser. J’acceptai ◀l’▶offre : ce commis vint dès ◀le▶ lendemain. Je ◀le▶ reçus ◀le▶ mieux qu’il me fut possible. Je lui remis mon rôle et ◀le▶ priai ◀de▶ dresser ◀l’▶état lui-même, comme il ◀le▶ jugerait à propos, que je ◀le▶ copierais ensuite et ◀le▶ ferais viser. Il ◀le▶ fit, et y comprit une infinité ◀de▶ rations qui n’avaient point été distribuées, qui montaient à plus ◀de▶ douze cents francs, et qu’il nommait, lui, extraordinaires, qui formaient ◀le▶ revenant-bon du commis, du directeur, et du garde-magasin des vivres, auquel ◀les▶ restants étaient rendus ; et qu’il en venait un tiers à ◀l’▶écrivain du roi, à qui sur ◀le▶ rôle arrêté par ◀le▶ commissaire, on payait ce tiers en argent comptant à quatre sols huit deniers ◀la▶ ration des gens qu’on disait avoir mangé à sa table, et non des vivres du fond ◀de▶ cale. Je ne lui témoignai point ◀l’▶indignation que son discours me causait, et fis deux choses.
La première, ◀de▶ dresser mon rôle très sincère, ◀de▶ ◀le▶ faire certifier par ◀le▶ commandeur ◀de▶ Combes ; et ◀de▶ ◀le▶ faire viser et arrêter par M. de Saint-Sulpice, commissaire, et en même temps, ◀l’▶état des consommations. Nous allâmes ensemble chez M. Des Clouzeaux, et tous deux me dirent que si tous ◀les▶ écrivains du roi tenaient un journal et un grand livre aussi exacts que les miens, et ne remettaient pas au bout du mois à prendre sur un seul feuillet ◀les▶ consommations des officiers mariniers, et qu’ils écrivissent jour par jour ◀la▶ qualité des rations fournies, ◀le▶ roi épargnerait plus ◀de▶ deux millions, année commune, parce que ◀les▶ faux extraordinaires n’y pourraient pas entrer à ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶armement. Je puis me vanter qu’ils louèrent fort mon journal, dans lequel ils virent jour par jour ◀les▶ procès-verbaux, ◀les▶ inventaires, et ◀les▶ consommations ◀de▶ guerre et ◀de▶ bouche. M.Des Clouzeaux ajouta qu’il faudrait obliger tous ◀les▶ écrivains du roi à tenir leur régître comme j’avais tenu le mien, et acheva, à leur déshonneur, par dire que ◀de▶ trente, il n’y en avait pas six qui en fussent capables. Je soupai avec eux, et me retirai à bord.
M. de Combes n’y était plus. M.Hurtain était rentré en place dès notre retour. Je lui dis ce qui s’était passé sur ◀les▶ rations. Il me demanda si j’avais encore ◀le▶ projet du commis ◀d’▶Albus ; et lui ayant dit que oui, et que même je n’en avais point parlé, ni à M. ◀l’▶intendant, ni à M. de Saint-Sulpice, il jugea à propos que j’écrivisse ◀de▶ nouveau à M. de Seignelay, et lui envoyasse ce projet, pour lui prouver ◀les▶ vols qu’Albus et ses commis faisaient au roi. Cela cadrait trop à mon ressentiment pour ne ◀le▶ pas faire, et c’est la seconde chose que je fis. Albus ne m’avait point ménagé auprès de M. Céberet : je ne ◀l’▶épargnai point, ni les siens, auprès du ministre ; et six semaines après, j’appris au Port-Louis qu’il avait été révoqué avec quatorze autres fripons. On m’a dit qu’il est rentré en place, parce que M. du Pile, qui ne peut se passer ◀de▶ lui, a fait agir toutes sortes ◀de▶ ressorts auprès de M. de Seignelay. J’ignore ce qui en est : je sais seulement que c’est un des plus scélérats fripons qui soient jamais venus de Gascogne infecter ◀le▶ reste du royaume. Il faut pourtant que je lui rende justice : il a beaucoup ◀d’▶esprit, et est très entendu à ce qu’il fait ; mais il n’emploie point ces bonnes qualités suivant ◀l’▶Évangile.
Pendant notre retour ◀de▶ Brest au Port-Louis, je songeai à ce que j’avais à taire pour me justifier auprès de vous, comme je comptais ◀d’▶être bientôt auprès de MM. ◀de▶ Seignelay et Céberet. Votre lettre m’offrait à tout moment un nouveau chagrin. Elle ne m’empêchait pas ◀de▶ lire Ovide, ◀le▶ plus à mon goût ◀de▶ tous ◀les▶ poètes latins. Je tombai sur ◀l’▶aventure ◀de▶ Claudia Quinta du troisième des Fastes. C’est certainement un parfait miracle. Ovide dit : certificata loquor. Si cela est, ◀les▶ miracles ne sont pas ◀les▶ preuves ◀les▶ plus fortes ◀de▶ ◀la▶ véritable religion, puisque, pour sauver ◀la▶ simple réputation ◀d’▶une païenne, Dieu en permet un plus grand, à mon sens, que celui qui sauva ◀la▶ vie à Suzanne. Ovide y fait une réflexion toute belle et toute consolante pour un innocent faussement accusé. ◀La▶ voici.
Conscia mens recti, Famae mendacia ridet,
Sed nos ad vitium credula turba sumus.
J’étais fâché qu’une pensée si belle, si morale et si chrétienne se trouvât dans un poète païen. Elle m’entra vivement dans ◀l’▶esprit, et ◀de▶ telle sorte que je ◀l’▶ai habillée à ◀la▶ française ◀le▶ mieux que j’ai pu.
Lorsqu’on a bonne conscienceEt sur quelque bon droit qu’un innocent se fonde,
Je prenais très volontiers pour moi le premier vers ◀d’▶Ovide ; il me convenait : mais, vous ◀l’▶avouerai-je ? Oui : je ferais tort à ma sincérité si je me déguisais. Je vous confondis dans le second, et me dis à moi-même que ◀le▶ seul parti à prendre était ◀de▶ vous envoyer mes comptes.
J’en fis trois copies ; une, que vous avez fait arrêter au bureau ; une autre pour M. de Seignelay, auquel MM. Des Clouzeaux et ◀de▶ Saint-Sulpice avaient écrit à mon sujet ; et la troisième à M. Céberet. M.de Seignelay me fit ◀l’▶honneur ◀de▶ m’écrire qu’il était content : vous m’écrivîtes une lettre aussi gracieuse que l’autre était fulminante ; et M. Céberet me laissa pour gratification environ vingt-cinq pistoles, que j’avais encore appartenantes à ◀la▶ Compagnie, et dont il me fit don en son nom et par son ordre : et me témoigna bien du regret ◀de▶ m’avoir attiré ◀de▶ votre part une lettre aussi chagrinante que celle que vous m’aviez écrite, et que je lui avais montrée dès mon arrivée au Port-Louis, en lui demandant ◀de▶ quelle manière on me convaincrait ◀d’▶avoir malversé.
Ce fut lui qui m’apprit, peu de temps après, qu’Albus et quatorze autres commis des vivres étaient révoqués. Tales sunt subditi quales sunt in Republicâ Principes, dit Cicéron. Qu’Albus devienne ce qu’il plaira à sa noire ou blanche destinée, cela m’est indifférent ; mais voilà ◀le▶ sujet et ◀la▶ fin ◀de▶ ◀la▶ dispute que j’ai eue avec lui, et dont je crois qu’il était ◀de▶ mon honneur ◀de▶ vous faire ◀le▶ détail en entier.
Du lundi 21 février 1690
Je partis ◀de▶ Groix, ou du vaisseau, samedi, avant-hier, à huit heures du soir et n’y suis revenu que ce matin à trois heures, par ◀le▶ plus beau clair de lune qu’on puisse voir, et par un froid ◀de▶ tous ◀les▶ diables. Nous mettons à ◀la▶ voile pour ◀les▶ Indes. J’en ai bien du chagrin, parce qu’hier dimanche il s’est passé à bord une chose dont je voudrais que ◀la▶ Compagnie fût informée. Je vas travailler à mon paquet.
Nous ne sommes pas partis : ◀le▶ vent ◀d’▶Est-Nord-Est, qui soufflait bon frais ce matin, a calmé pendant deux heures, et a été suivi ◀d’▶un vent ◀de▶ Sud-Ouest qui nous a fait revenir sur nos pas. Nous sommes arrivés à cinq heures du soir ◀d’▶où nous sommes partis ce matin. Je vas à ◀l’▶Amiral avec M. Hurtain, au sujet de ce qui s’est hier passé ici. Mon paquet pour Paris est prêt à votre adresse.
Du mardi 28 et dernier février 1690 en rade à Groix
Nous soupâmes hier à ◀l’▶Amiral, où M. du Quesne nous a reçus ◀le▶ mieux du monde, et nous allons tous aller à ◀l’▶Orient pour ◀la▶ même affaire ◀de▶ dimanche, dont M. Hurtain est outré aussi bien que moi, quoiqu’elle ne ◀le▶ regarde pas tant. J’y porte ◀le▶ paquet que vous recevrez par ◀la▶ poste, avec une lettre pour vous ; et tout étant à cachet volant, il vous sera facile ◀de▶ savoir ◀de▶ quoi il s’agit. M.de Bouchetière, notre lieutenant, dont j’ai fait ◀le▶ portrait, page 99, vient avec nous. Je ne sais s’il sera plus content ◀de▶ ce qui va se passer devant M. Céberet que ◀de▶ ce qui s’est passé hier matin sur ◀l’▶Écueil notre vaisseau. et hier au soir sur notre Amiral.
Mais, puisqu’il revient à propos de parler ◀de▶ M. Céberet, je crois devoir dire qu’il est fils ◀de▶ feu M. Céberet secrétaire du Roi, l’un des premiers intéressés dans ◀la▶ Compagnie ◀de▶ Guinée, qu’il a toujours aime ◀la▶ marine, qu’il a fait plusieurs voyages ◀de▶ long cours, et a épousé à ◀la▶ Martinique une parente ◀de▶ Mme ◀la▶ marquise ◀de▶ Maintenon. C’est un bel endroit pour ne manquer ni ◀d’▶appui ni ◀de▶ protection. Il est cependant très vrai que ce n’est point là en quoi gît son mérite : c’est certainement dans sa probité, dans un zèle inexprimable pour ◀le▶ service et ◀les▶ intérêts du roi, dans un travail infatigable, dans une application continuelle à ses devoirs ; n’étant nullement homme ◀de▶ demain, et décidant tout dans ◀le▶ moment ; ◀d’▶un esprit intelligent, vif, ardent, et pourtant toujours tranquille ; tellement judicieux, que jusqu’ici qui que ce soit ne s’est plaint ◀de▶ ses décisions ; en un mot, un homme tel que je voudrais ◀l’▶avoir pour supérieur ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours. Affable et accessible à tout le monde, compatissant aux faiblesses humaines, en riant lorsqu’elles sont publiques, n’en disant mot lorsqu’elles sont secrètes, mais en l’un et en l’autre cas, très sévère prédicateur, seul à seul. Parfaitement bien fait ◀de▶ sa personne, très bel homme, et ◀d’▶une physionomie prévenante et heureuse. Il a été ambassadeur à Siam : c’est lui qui y a établi ◀les▶ comptoirs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, lesquels ont été ruinés en 1688, par ◀la▶ révolution qui y est arrivée. Il était ami et très considéré ◀de▶ M. Constance, premier ministre ◀de▶ ce royaume, et est fort touché ◀de▶ sa mort, et ◀de▶ celle du roi notre allié.
Je croyais avoir tout perdu par ◀le▶ retour ◀de▶ M. Gouault à Paris. Il m’a rendu tous ◀les▶ services qui ont dépendu ◀de▶ lui. J’en conserverai toute ma vie une sincère reconnaissance. Il est sans contredit un des plus honnêtes hommes du monde, et des mieux faisants. Sa probité égale celle ◀de▶ M. Céberet ; je ne puis rien dire de plus fort pour en faire ◀l’▶apologie. Mais ◀les▶ fréquents voyages que M. Céberet a faits sur mer lui ont acquis une parfaite et profonde connaissance ◀de▶ ◀la▶ marine, dont M. Gouault ne possède que ◀la▶ superficie ; parce qu’en effet ◀la▶ marine est un art, qui, ◀de▶ quelque côté qu’on ◀le▶ puisse prendre, s’apprend toujours beaucoup mieux par ◀la▶ pratique que par ◀la▶ théorie : et je crois qu’il en est ainsi ◀de▶ tous ◀les▶ autres arts où il faut du mouvement.
M. du Quesne arrive. Nous allons déjeuner et partir pour ◀le▶ Port-Louis ; ◀le▶ vent du Sud-Ouest continue toujours bien fort, et il fait une petite pluie bien froide. Il n’importe ; mon capot est bon, et ◀l’▶occasion est ◀de▶ trop ◀de▶ conséquence pour appréhender ◀de▶ se mouiller : outre cela, par ◀le▶ vent qu’il fait, ◀le▶ trajet ne sera pas long. Je m’aperçois que Bouchetière ne vient pas de bon cœur ; tant pis pour lui : il a fait ◀la▶ faute, et ◀la▶ boira ; ou bien MM. Hurtain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, ni moi ne ferons assurément pas ◀le▶ voyage. Je vas boire un coup ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne sur ◀le▶ déjeuner et adieu.
Mars 1690
Du mercredi 1er mars 1690
À mon retour ◀de▶ ◀l’▶Orient au Port-Louis, hier au soir, je mis à ◀la▶ poste un paquet pour vous, dans lequel sont des lettres que je suis certain que vous ferez rendre. Il y a aussi un procès-verbal, à cachet volant, que je suis également certain que vous rendrez vous-même à ◀la▶ Compagnie. Vous savez ce qu’il contient ; mais comme vos amis, auxquels vous pouvez prêter mon journal, ignorent ◀le▶ sujet ◀de▶ ce procès-verbal, et que ce sujet peut influer sur ◀le▶ reste du voyage, je crois devoir en rendre raison, à pour cela rappeler ce qui s’est passé à bord dimanche dernier 26 février, puisque c’est ce qui y a donné lieu. Voici ◀le▶ fait.
Il faut savoir qu’un écrivain ◀de▶ ◀la▶ Compagnie est également chargé des marchandises et des vivres qui sont embarqués dans ◀le▶ vaisseau, et que c’est pour cela qu’il a toujours en possession ◀les▶ clefs des cadenas qui ferment ◀les▶ barres ◀de▶ fer qui traversent et tiennent assujetties ◀les▶ écoutilles, par lesquelles seules on peut descendre dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale, dans lequel on ne met rien et dont on ne retire rien non plus sans son ordre, ou du moins sans sa connaissance. Il donne son reçu ◀de▶ tout. et en effet en est chargé, savoir des marchandises, jusqu’au lieu de leur destination, où il ◀les▶ remet au garde-magasin, ou au directeur, suivant ce qui leur est adressé par ◀la▶ facture, dont il leur remet un double, avec son certificat ◀de▶ n’avoir rien livré autre chose ; et eux mettent leur reçu sur ◀la▶ facture qui lui reste pour sa décharge à son retour : à l’égard des vivres et des munitions, il en compte par consommation au capitaine du vaisseau toutes les fois qu’il plaît à celui-ci. Cela posé pour fondement certain, comme il ◀l’▶est en effet, ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière jugea à propos de se servir du temps ◀de▶ mon absence et ◀de▶ celle ◀de▶ M. Hurtain pour faire une entreprise ◀de▶ laquelle je ne sais comment il se tirera, si quelque chose manque aux vivres ou aux marchandises.
Nous étions allés à ◀l’▶Orient ◀le▶ samedi 25, M. Hurtain et moi : il était venu avec nous, et resta au Port-Louis. Ce fut apparemment là qu’il apprit que ◀l’▶eau-de-vie était ◀la▶ marchandise ◀la▶ meilleure et ◀la▶ plus lucrative qu’il pût porter aux Indes ; mais ◀le▶ lendemain 26, dès ◀la▶ pointe du jour, il revint à bord sous Groix, où nous sommes encore, avec deux tierçons et une cave ◀de▶ seize gros flacons, pleins ◀de▶ cette liqueur. Il savait que M. Hurtain ni moi n’y étions point ; il ne s’était pas même servi du canot ni ◀de▶ ◀la▶ chaloupe du vaisseau. Il mit sa cave dans sa chambre. Passe ; il n’y a point encore ◀de▶ mal. Il fit cercler ses tierçons ◀de▶ fer en feuillard, appartenant à ◀la▶ Compagnie, et obligea nos tonneliers ◀de▶ faire malgré eux ◀le▶ travail. Cela commence à sentir mauvais.
Il fallut mettre en sûreté ces tierçons cerclés : sa chambre est trop petite. Il demanda au maître valet ◀les▶ clefs ◀de▶ fond ◀de▶ cale. Celui-ci lui dit qu’il ne ◀les▶ avait point : en effet, je ne ◀les▶ lui ai jamais confiées ; non que je doute ◀de▶ sa fidélité : M. Quérat, garde-magasin ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, m’en a assuré, il a servi assez ◀de▶ temps sous lui pour ◀le▶ connaître, et je lui dois ◀la▶ justice ◀de▶ dire qu’il a fait avec moi ◀la▶ campagne dernière avec une économie dont messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie et moi avons tout lieu ◀de▶ nous louer.
Sur ◀la▶ réponse du maître valet, Bouchetière s’adressa à mon valet, nommé Landais, il y a dix ans qu’il est avec moi ; c’est un enfant ◀de▶ Nantes, en Bretagne, tout aussi brutal que fidèle ; c’est-à-dire souverainement. ◀La▶ vérité est que je ◀les▶ lui avais laissées ; mais, n’étant pas ◀de▶ son devoir ◀de▶ ◀les▶ donner à d’autres qu’à moi, il lui répondit brusquement qu’il ne ◀les▶ avait pas, que je ◀les▶ avais emportées avec moi, ne remplissant pas mes fonctions par autrui ; et ajouta brutalement que, quand il ◀les▶ aurait, il ne ◀les▶ donnerait pas. Cela acheva ◀d’▶animer Bouchetière : il leva ◀la▶ canne, et vint à Landais ; mais celui-ci qui mesurait ◀le▶ respect qu’il lui devait sur celui que MM. Hurtain de La Chassée, d’autres, et moi, avions pour lui, bien loin de fuir, prit une barre ◀de▶ capestan, et Bouchetière ne ◀l’▶aurait assurément pas frappé avec impunité. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ fit retirer mon valet ; et toutes choses en seraient restées là si son avarice lui avait permis ◀de▶ laisser son eau-de-vie sur ◀le▶ pont, jusqu’à ce que M. Hurtain ou moi fussions ◀de▶ retour.
M. de La Chassée lui dit qu’il n’y avait qu’à ◀la▶ consigner à une garde, et pour cela lui indiqua un soldat fidèle. Il devait accepter ◀le▶ parti ; c’était ◀le▶ plus sage qu’il pouvait prendre ; je puis même dire qu’il ◀le▶ devait, puisque étant lieutenant du vaisseau, il pouvait commander ◀les▶ soldats en ◀l’▶absence ◀de▶ M. Hurtain. Il ne ◀le▶ fit pourtant pas ; et présupposant que ◀les▶ soldats sont aussi avides ◀d’▶eau-de-vie que ◀les▶ matelots, il ne tabla que sur son autorité. Voici ◀le▶ diable. Sans savoir si M. Hurtain et moi ◀le▶ trouverions bon. il fit enlever par ◀l’▶armurier du vaisseau, avec ◀les▶ pinces ◀de▶ fer qui servent au canon, ◀les▶ anneaux des cadenas qui fermaient ◀les▶ barres des écoutilles ; fit descendre ◀de▶ sa propre autorité dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale des soldats et des matelots, aucun officier marinier ne lui ayant voulu prêter son ministère ; et y fit embarquer ses deux tierçons ◀d’▶eau-de-vie, qu’il fit bien amarrer stribord et bâbord, c’est-à-dire à droit et à gauche. Après cela, il remonta triomphant sur ◀le▶ tillac, et fit du haut en bas refermer ◀les▶ barres d écoutilles avec des clous, qu’il obligea ◀le▶ charpentier ◀de▶ lui donner.
Il croyait en être quitte ; mais M. Hurtain et moi étant revenus à bord ◀le▶ lundi matin, et ayant été instruits ◀de▶ tout par M. de La Chassée et par tout ◀l’▶équipage ne crûmes pas devoir laisser ◀les▶ choses dans un état si tranquille ; ◀d’▶autant moins qu’une pareille entreprise pouvait influer sur tout ◀le▶ voyage, et donner lieu à des friponneries qu’il était nécessaire ◀de▶ prévenir.
Je fis un procès-verbal ◀de▶ tout ce qui s’était passé ; je me déchargeai ◀de▶ toute ◀la▶ cargaison du vaisseau ; je protestai contre lui, tant en mon propre et privé nom qu’en celui ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, ◀de▶ tout ◀le▶ dommage et dépérissement des marchandises et des vivres ; attendu que par son entreprise il avait violé ◀la▶ bonne foi du fond ◀de▶ cale, dans lequel ◀le▶ tout était renfermé. Je fis signer et certifier ce procès-verbal par M. Le Vasseur, sous-lieutenant, M. de La Chassée, le premier pilote, ◀le▶ maître ou capitaine des matelots, ◀le▶ maître tonnelier, ◀l’▶armurier, ◀le▶ maître charpentier, ◀le▶ maître valet, et plusieurs autres, dont aucun ne ◀l’▶avertit, tant il est aimé ; et on ne parla ◀de▶ rien pendant ◀la▶ journée ; et comme nous revirâmes ◀de▶ bord et que nous relâchâmes lundi 27 avant-hier, je fis une copie ◀de▶ ce procès-verbal ; et, sitôt que nous fûmes sur ◀les▶ ancres, je ◀le▶ lui signifiai, parlant à lui-même, avec assignation devant ◀l’▶Amiral, pour rendre compte ◀de▶ ses actions.
Je m’interromps ici, parce qu’il faut que je retourne au Port-Louis. Je dirai ◀le▶ reste à mon retour.
Du jeudi 2 mars 1690
Je dirai ce qui m’est arrivé au Port-Louis, hier au soir et ce matin, après avoir achevé ce qui regarde ◀les▶ tierçons ◀d’▶eau-de-vie ◀de▶ Bouchetière. Je dirai, en attendant, que je suis revenu à bord sur ◀les▶ sept à huit heures, et que nous remettons à ◀la▶ voile pour ◀les▶ Indes : Dieu veuille que nous ne relâchions pas. ◀Le▶ temps est beau, ◀le▶ vent Nord-Est bon frais, et ◀la▶ mer belle unie. Tout le monde travaille ; et cela ne me regardant point, et étant las ◀de▶ voir ◀les▶ côtes ◀de▶ Bretagne, je me suis retiré dans ma chambre, où j’écris. Je suis autant fatigué que je ◀l’▶aie jamais été. J’ai une envie ◀de▶ dormir qui m’accable, ou plutôt je suis accablé ◀de▶ sommeil. Il n’importe ; j’en dormirai mieux cette nuit. Pour ◀la▶ journée, je ◀la▶ sacrifie à Bouchetière, qui fit encore hier au soir une autre sottise : je dirai tout.
Jamais homme ne fut plus étonné qu’il ◀le▶ fut à la vue de mon procès-verbal, et à ◀l’▶assignation ; mais il fut terrassé au compliment ◀de▶ M. Hurtain, qui lui dit platement qu’il ne savait ni commander ni obéir ; que s’il avait suivi son premier sentiment, il ◀l’▶aurait mis aux arrêts dès le premier moment ◀de▶ notre arrivée ◀le▶ matin ; qu’il ne se repentait point ◀de▶ ne ◀l’▶avoir pas fait, parce qu’il espérait que ◀le▶ conseil ◀de▶ guerre lui en rendrait une justice plus sévère ; qu’il eût à s’embarquer dans ◀le▶ moment, pour venir à bord du Général ; et que pendant ◀le▶ chemin il aurait ◀le▶ temps ◀de▶ songer à sa conscience, et ◀d’▶arranger ce qu’il pourrait répondre aux raisons que ◀l’▶écrivain du roi et lui-même avaient à dire contre lui. Il n’y avait pas là ◀le▶ mot pour rire, ni à retrousser sa moustache. Il fit des excuses à M. Hurtain et lui demanda même pardon. Non, non, monsieur, lui dit notre capitaine, c’était à vous à prévoir ◀les▶ suites que pouvait avoir votre entreprise avant que de ◀la▶ faire ; mais, puisqu’elle est faite, elle est ◀de▶ trop forte conséquence pour ◀la▶ suite, pour être à présent tolérée sans que ◀le▶ Conseil en décide. Ainsi, monsieur, embarquez-vous ◀de▶ bonne grâce : sinon je prendrai mon parti. Il s’est donc embarqué malgré lui, et nous avons été à ◀l’▶Amiral, où tous ◀les▶ capitaines ◀de▶ ◀l’▶escadre s’étaient rendus pour souper avec M. du Quesne.
Ils comptaient bien que M. Hurtain serait des leurs ; mais ils ne comptaient pas sur MM. Bouchetière, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, ni moi. Ç a été moi qui ai commencé ◀d’▶entrer en matière comme y étant ◀le▶ plus intéressé. Je suis bien aise, monsieur, ai-je dit à M. du Quesne, ◀d’▶avoir encore ◀l’▶honneur ◀de▶ vous assurer ◀de▶ mes respects avant notre départ ◀de▶ France : je vous avoue pourtant que j’aurais fort souhaité devoir cet honneur à un autre sujet que celui qui m’amène. Prenez la peine ◀de▶ lire ; ou souffrez, monsieur, que je vous lise ◀le▶ procès-verbal que voilà. Quoi ! dit M. du Quesne en m’interrompant, nous ne sommes pas encore ensemble et voilà déjà ◀les▶ procès qui s’en mêlent ? Celui-ci, monsieur, lui répondis-je, est ◀d’▶une telle nature qu’il doit vous être connu. Si M. de Bouchetière s’était donné ◀la▶ patience ◀d’▶attendre ◀l’▶arrivée ◀de▶ M Hurtain ou la mienne, on aurait, sans doute, eu pour lui ◀la▶ complaisance ◀d’▶ouvrir ◀le▶ fond ◀de▶ cale ; et j’aurais été. avec joie, obligé ◀d’▶avoir recours à une occasion plus favorable pour vous souhaiter un bon et heureux voyage, et une santé parfaite. Comment diable ! reprit-il, après avoir lu ◀le▶ procès-verbal tout bas, un fond ◀de▶ cale forcé : ce ne sont pas là des jeux ◀d’▶enfants ; je n’en voudrais pas avoir autant sur mon compte.
Bouchetière, pendant ce temps-là, était plus mort que vif, tant il est vrai qu’il n’y a rien de plus formidable à un homme qui s’est attribué ◀de▶ lui-même une autorité indue que ◀d’▶être obligé ◀d’▶en rendre compte devant une autorité légitime et suprême. Je lus ◀le▶ procès-verbal tout haut. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, comme témoin oculaire, circonstancia ◀les▶ faits, et finit par dire que lui-même avait prédit à M. de Bouchetière ce qui en réussirait. A-t-on enlevé des vivres ? demanda M. du Quesne. Non, répondit M. de La Chassée, on n’y a pas même touché, à moins que ◀les▶ matelots n’aient donné quelque coup ◀de▶ guimble aux futailles qui sont sur ◀le▶ derrière du vaisseau, et hors de vue. Ah ! monsieur, reprit Bouchetière, je puis jurer qu’on n’a touché à rien. ◀Les▶ matelots sont plus subtils que vous ne pensez, lui repartit M. du Quesne, et surtout ◀les▶ matelots bretons, qui se donneraient au Diable pour boire, et qui sans façon laissent ◀les▶ vaisseaux couler après qu’ils ont bu, ◀de▶ crainte que ◀le▶ temps qu’ils mettraient à ◀les▶ reboucher ne donnât celui ◀de▶ ◀les▶ prendre sur ◀le▶ fait.
Soupons, ajouta-t-il avec son air jovial, et quand cinq ou six verres ◀de▶ vin nous auront purgé ◀l’▶esprit du chagrin ◀d’▶avoir relâché aujourd’hui, nous jugerons ◀le▶ procès ◀d’▶un esprit tranquille et rassis. Nous nous mîmes donc à table et soupâmes tous de bon cœur, excepté Bouchetière, qui ne nous parut pas faire ◀de▶ bon sang, et qui me regardait comme Amphitryon regarde Mercure dans ◀la▶ comédie, lorsque sous ◀la▶ figure ◀de▶ Sosie il lui chante pouille ; c’est-à-dire.
Que si des yeux on pouvait mordreIl m’eût sans doute dévoré.
Cela m’est très fort indifférent puisque ◀le▶ bon droit est de mon côté. À ◀l’▶issue du souper, ces messieurs nous ont dit ◀de▶ sortir à MM. ◀de▶ Bouchetière, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi ; et un quart d’heure après, nous ont fait rentrer. Voici ◀la▶ décision. Puisque ◀les▶ matelots et soldats qui sont descendus dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale ◀de▶ ◀l’▶Écueil, sans que ◀le▶ capitaine ou ◀l’▶écrivain du roi tussent présents, n’ont point touché aux vivres secs, et qu’ils peuvent aussi avoir percé ◀les▶ liqueurs ; et que c’est ◀le▶ sieur chevalier ◀de▶ Bouchetière qui, suivant qu’il en convient, a tait ouvrir ◀de▶ force ◀les▶ écoutilles pour y renfermer deux tierçons ◀d’▶eau-de-vie à lui appartenant ; ◀le▶ Conseil juge à propos que ◀le▶ capitaine et ◀l’▶écrivain du roi retournent promptement à leur bord et descendent dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale pour y connaître ◀le▶ dommage qui a pu y être fait : et comme cette eau-de-vie est cause ◀de▶ tout, ◀le▶ Conseil en ôte ◀la▶ propriété audit sieur ◀de▶ Bouchetière, et en fait un don irrévocable à ◀l’▶équipage du vaisseau, auquel elle sera distribuée par forme ◀d’▶augmentations et pour bordage ◀d’▶artimon dans ◀les▶ mauvais temps, sur ◀la▶ conscience ◀de▶ M. Hurtain. capitaine, et celle ◀de▶ son écrivain du roi ; lesquelles consciences ◀le▶ Conseil en a expressément chargé et charge, sans qu’elle soit convertie à autre usage qu’à charge ◀de▶ remplacement, et sans qu’il soit permis audit sieur ◀de▶ Bouchetière ◀d’▶y prétendre ◀d’▶autre droit que celui ◀de▶ ◀la▶ voir boire à sa santé ; avec défense à lui ◀de▶ se mêler en aucune manière du fond ◀de▶ cale, ni ◀de▶ ce qui y est renfermé ◀de▶ quelque espèce ou nature que ce soit : et à l’égard des marchandises qui appartiennent à ◀la▶ Compagnie, ◀le▶ Conseil en a renvoyé et renvoie ◀la▶ connaissance à M. Céberet, auquel ◀la▶ chose touche ◀de▶ près, et est ◀de▶ sa compétence, et nullement du conseil ◀de▶ guerre quant à présent. Pour quoi ◀l’▶assignation est remise chez lui à demain matin à ◀l’▶issue du déjeuner, où ◀les▶ parties ont dès à présent ordre ◀de▶ se trouver.
Je ne crois pas, poursuivit M. du Quesne, que jamais Arlequin ait fait un jugement plus digne ◀de▶ sa gravité. Mais, vous êtes bien heureux, a-t-il ajouté ◀d’▶un air sévère s’adressant à Bouchetière, qu’il ne vous en coûte que votre eau-de-vie. Je vous avertis ◀de▶ ne jamais vous mêler ◀de▶ ce qui ne vous regardera point, et ◀de▶ remercier M. Hurtain ◀d’▶avoir intercédé pour vous ; car sans lui, tout ◀le▶ Conseil, moi-même le premier, allions ◀de▶ pleine voix à vous casser, et à défendre aux soldats et aux matelots ◀d’▶avoir pour vous aucune obéissance, ni respect, que celui qu’on a pour ◀les▶ passagers, qui sont obligés ◀de▶ faire civilité à ceux dont ils veulent en recevoir. ◀Le▶ reste se décidera demain devant M. Céberet. Prenez la peine ◀de▶ vous trouver tous, messieurs, a-t-il ajouté parlant aux capitaines, demain matin à bord de ◀l’▶Écueil, où j’irai vous prendre sur ◀les▶ neuf heures, et où monsieur nous donnera en passant à déjeuner.
M. du Quesne n’a pas manqué ◀de▶ nous venir prendre à bord mardi matin. Tous ces messieurs y étaient arrivés, ou s’y rendirent un moment après lui. Nous déjeunâmes tous ◀de▶ bon appétit, et ensuite nous primes tous ◀de▶ compagnie ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶Orient, où nous trouvâmes M. Céberet. ◀Le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière ne peut pas dire qu’il fût prévenu, puisque nous entrâmes tous en même temps.
Après les premières civilités, M. Hurtain entra en matière, et présenta à M. Céberet ◀l’▶original ◀de▶ mon procès-verbal, qui en disait assez sans que j’ouvrisse ◀la▶ bouche. M.Céberet ◀le▶ lut avec son froid ordinaire, mais il ne ◀le▶ garda pas longtemps. Il traita ◀le▶ pauvre ◀de▶ Bouchetière ◀d’▶une hauteur qui me faisait pitié à moi-même. Il lui dit qu’il ne savait à quoi il tenait qu’il ne ◀l’▶envoyât pourrir en prison, et que si ◀les▶ vaisseaux n’étaient pas sur le point de partir, il ◀l’▶y enverrait, du moins, jusqu’à ce qu’il eût eu réponse ◀de▶ Mme ◀la▶ marquise ◀de▶ Maintenon. Qu’il savait fort bien qu’elle était sa protectrice ; mais qu’il savait bien aussi que cette dame était ennemie du désordre et des violences. Qu’il était bien heureux que ◀le▶ conseil ◀de▶ guerre eût décidé du châtiment, parce que sans doute lui qui parlait n’aurait pas eu tant ◀d’▶indulgence. Qu’il voudrait bien savoir où il avait appris que ◀la▶ Compagnie prêtât ses vaisseaux pour faire un commerce contraire au sien. En un mot, il ◀le▶ traita du haut en bas, en ma présence. Après quoi il me fil signe ◀de▶ sortir.
M. de La Chassée m’a dit depuis que ç’avait été bien pis après ma sortie ; qu’il lui avait dit que, si j’avais passé sous silence un lait si sérieux, et que j’eusse eu ◀la▶ complaisance ◀de▶ ne m’en pas plaindre, ◀la▶ Compagnie se serait prise à moi ◀de▶ tout ◀le▶ mal, même ◀de▶ ◀la▶ pourriture qui pouvait s’engendrer dans ◀les▶ marchandises qu’ elle envoyait, parce qu’il ne fallait qu’une seule goutte ◀de▶ liqueur pour gâter un ballot ; qu’elle s’en serait prise à lui et à moi, parce qu elle aurait supposé que nous étions ◀de▶ concert ; qu’ainsi elle n’avait plus pour garant que ma probité, et qu’il lui ordonnait ◀de▶ se bien entretenir avec moi, crainte que je ne fisse pourrir quelque ballot, pour ◀l’▶en rendre responsable. Qu’il était ravi ◀de▶ savoir que j’entendais mon métier et que j’avais assez ◀de▶ fermeté pour lui tenir tête ; que cela m’attirait son estime, et à lui toute ◀l’▶indignation qu’il méritait.
À peine M. de La Chassée m’eut fait ce rapport que Bouchetière sortit avec M. de Quistillic : il me convia ◀d’▶aller boire bouteille ; et ◀les▶ autres me faisant signe ◀de▶ ne ◀la▶ pas refuser, je ◀l’▶acceptai. MM. Joyeux et Hurtain se joignirent à nous. Il me dit devant eux que j’avais poussé mon ressentiment dans toute son étendue ; que j’avais vu moi-même qu’il avait été assez bien savonné pour n’avoir pas besoin ◀d’▶être mis à ◀la▶ lessive ; qu’il voudrait que ◀l’▶eau-de-vie fût à tous ◀les▶ diables, et qu’il me priait ◀d’▶oublier tout ce qui s’était passé à ce sujet ; comme ◀de▶ sa part il ◀l’▶oubliait ◀de▶ tout son cœur. Cette manière honnête attira mes honnêtetés, et dans ces sentiments pacifiques nous allâmes diner chez M. Céberet. Je vins ensuite au Port-Louis, et pour prévenir toute aventure je mis à ◀la▶ poste ◀le▶ paquet que vous devez recevoir. Après cela, nous nous rembarquâmes tous, et revînmes à bord sur ◀les▶ sept heures du soir par un petit vent Est-Nord-Est bien faible, mais qui peut affraîchir. Si cela eût été, c’eût été un vent fait, et nous serions partis dès mardi dernier du mois passé ; mais ◀le▶ vent s étant mis Ouest dès ◀la▶ nuit du mardi au mercredi, et ayant continué tout ◀le▶ jour ◀d’▶hier, a donné lieu à ce qui m’arriva hier au soir avec ◀le▶ même Bouchetière. Voici ce que c’est.
Comme j’écrivais hier dans ma chambre à ◀l’▶issue du dîner, ◀les▶ écrivains du roi du Gaillard et du Florissant me sont venus prendre à bord pour aller tous ensemble avec ◀les▶ chirurgiens arrêter chez. Foulquier, apothicaire, ◀l’▶état des médicaments donnés à nos trois vaisseaux. Je ne m’en sers nullement, et ◀les▶ ai laissés faire comme ils ont voulu, n’y connaissant rien du tout. Je me suis seulement aperçu que ◀les▶ autres n’y connaissent pas plus que moi. et que tous, jusqu’aux chirurgiens entre eux, Foulquier compris, se traitaient ◀de▶ bêtes et ◀d’▶ignorants. Peut-être qu’aucun ne mentait : je ne m’en soucie point ; cela ne me regarde pas.
Pendant que ces excréments ◀d’▶Esculape ont parlé emplastrum, nous nous sommes mis à table : ◀le▶ vin ◀de▶ Foulquier est bon ; et nous nous y sommes ◀d’▶autant moins ennuyés que deux demoiselles du Port-Louis étaient venues tenir compagnie à ◀l’▶apothicaresse. Quand vous devriez dire que je ne vaux pas mieux que ce que j’ai valu, vous ne m’empêcherez, pas ◀d’▶ajouter que je m’accommoderais fort bien ◀de▶ ◀la▶ femme ◀de▶ ◀l’▶apothicaire et du vin ◀de▶ sa cave ; et que je jetterais dans ◀la▶ rue très volontiers toutes ◀les▶ drogues ◀de▶ sa boutique. Nous avons fait une partie pour souper, ◀l’▶apothicaresse a voulu être du jeu, quoiqu’elle se fût taxée à fournir ◀le▶ bois et ◀le▶ service. Nous nous sommes mis à ◀la▶ triomphe en deux parties liées ; et ne pouvant y jouer six, nous avons fait un roi et une reine. ◀La▶ dame ◀de▶ cœur est tombée à Mlle Foulquier, et à moi ◀le▶ roi de même couleur. Ayant gagné, nous nous sommes elle et moi mis dans ◀le▶ coin du feu, et ◀les▶ avons laissés jouer en patience. Imaginez-vous tout ce qu’un effronté peut dire sur une semblable rencontre ; cette couleur ◀de▶ cœur me donnait beau champ, et j’entrai en lice avec une femme vive et éveillée qui ne passe pas pour être parfaitement cruelle. Je ne ◀la▶ ménageai point ; et lui parlai avec tant de feu que je ne sais à quoi ◀le▶ tout se serait terminé si nous avions été seul à seul. ◀Les▶ gens qui étaient dans ◀la▶ salle avec nous étaient trop attachés à leur jeu pour prêter ◀l’▶oreille à ce que nous disions ; ils ne m’empêchaient pas même ◀de▶ mettre mes mains en course, et ◀d’▶aller au pillage, mais ils auraient vu ◀le▶ reste ; et ◀le▶ tout étant animé par une pointe ◀de▶ vin. j’aurais assurément fait mes efforts pour pousser ◀l’▶aventure à bout, si nous avions été dans un endroit commode. Je ne dis point que j’aurais réussi : je dis seulement que j’aurais fait mon possible pour réussir, au hasard ◀d’▶être battu, ou du moins égratigné. ◀Le▶ jeu finit, et ç’a été ◀le▶ sieur Mercier, écrivain du Florissant, que ◀les▶ cartes ont obligé ◀d’▶aller chez ◀le▶ traiteur faire apprêter à souper pour douze personnes. Nous étions déjà six ; et en attendant ◀l’▶heure ◀de▶ nous mettre à table nous avons été nous promener sur ◀la▶ rive, en compagnie. ◀Le▶ temps ◀le▶ permettait, et nous n’avions envie ◀d’▶y rester que pour donner ◀le▶ temps ◀de▶ servir. Je marchais à ◀la▶ tête, tenant ◀la▶ charmante Foulquier sous ◀le▶ bras. ◀Le▶ soleil était couché, il n’y avait pas plus ◀de▶ demi-heure ; et ◀le▶ sieur ◀de▶ Bouchetière, qui était venu avec ◀la▶ chaloupe pour faire embarquer ◀les▶ matelots dispersés dans ◀les▶ cabarets, m’est venu brutalement joindre : Allons, monsieur, m’a-t-il dit. il faut s’embarquer. ◀le▶ vent est bon, et je n’attendrai personne.
J’avoue que cet air ◀d’▶autorité m’a mis en colère. Je lui ai répondu encore plus brutalement qu’il ne m’avait parlé. Qui diable vous retient ? lui ai-je dit Votre compagnie ni votre figure ne sont point assez ragoûtantes pour être recherchées ; et ne cherchant que querelle, je me suis mis à lui chanter au nez :
Allez, partez, belle Hermione :Allez exécuter ce qu’un rat vous ordonne ;
Mais pour moi, laissez-moi en repos. Je comptais qu’il allait faire ◀le▶ mauvais ; apparemment qu’il a craint que ◀la▶ pointe ◀de▶ mon épée ne piquât mieux que la sienne. Très certainement je ne ◀l’▶aurais point épargné. En effet, n’était-ce pas m’insulter devant des femmes ? et n’aurais-je pas passé pour le dernier des faquins si je m’étais embarqué ? Il m’a tourné ◀le▶ dos, en bougonnant entre cuir et chair. Je me suis embarqué ce matin, fort résolu ◀de▶ lui tenir tête, mon dessein n’étant ni ◀de▶ ◀le▶ trahir, ni ◀de▶ ◀le▶ surprendre, je ◀l’▶en ai averti dès en arrivant.
Après son départ, nous avons trouvé M ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ avec un ◀de▶ nos passagers. Ils étaient venus trop tard pour s’embarquer ; notre chaloupe était partie ; ils sont venus souper avec nous. C’est là qu’ils ont appris ◀le▶ compliment du civil Bouchetière, et mon honnête réplique. C’est ◀l’▶apothicaresse qui en a fait ◀le▶ conte ; tout le monde en a ri de bon cœur. Nous avons cependant bien résolu ◀de▶ n’en rien souffrir du tout : pour moi, je me promets bien ◀de▶ ◀l’▶humilier à la première occasion ; et je crains bien fort qu’il ne me fasse pas attendre. Pendant ◀le▶ souper, notre passager a fait venir une chaloupe ◀de▶ Croix, qu’il a arrêtée pour nous porter tous aux vaisseaux, à telle heure que nous voudrions ; car il n’y en avait plus pas une ◀de▶ ◀l’▶escadre ◀de▶ Port-Louis, M du Quesne y a pourtant soupé avec M. Céberet, chez M. de Boisangis, fermier des droits du roi, où ils s’étaient donné rendez-vous. Il en est reparti à deux heures du matin ; et comme nous retournions ◀de▶ notre auberge vers ◀les▶ cinq heures et demie pour aller chez Foulquier manger ◀le▶ reste ◀de▶ notre souper, nous avons justement trouvé M. Céberet, que nous ne cherchions pas, qui nous a dit que nous n’avions point ◀de▶ temps à perdre si nous avions dessein ◀de▶ faire ◀le▶ voyage ; parce que M. du Quesne n’attendrait personne, et qu’au quatrième horloge du quart ◀de▶ ◀l’▶aube, ◀l’▶escadre serait sous ◀les▶ voiles. Est-il possible qu’il fût parti sans chirurgien ? Quoi qu’il en soit, entendant bien ce que M. Céberet voulait nous dire, nous nous sommes promptement embarqués, avec un seul grand coup ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne. À peine avons-nous été hors de ◀la▶ rive, que nous avons entendu ◀le▶ coup ◀de▶ partance.
Sitôt que ◀l’▶escadre a été sous ◀les▶ voiles, on a halé en dedans des vaisseaux ◀les▶ chaloupes et ◀les▶ canots, c’est-à-dire que ◀la▶ grand-planche est tirée, et qu’à midi nous ne voyions plus aucune terre. Il fait un vent ◀de▶ Nord-Est, bien bon et bien frais. Nous portons à Ouest-quart de Sud-Ouest, vent largue, qui nous fait faire en une heure plus ◀de▶ cinq lieues monnaie ◀de▶ France.
◀Le▶ Port-Louis, ou Blavet, lieu ◀de▶ notre départ, est marqué sur ◀les▶ cartes par quarante-sept degrés, trente minutes, latitude Nord, et par quinze degrés trente minutes du méridien ; et, afin que ◀l’▶on ait plus ◀d’▶intelligence ◀de▶ ce que je dirai, lorsque je parlerai matelot, je joindrai à mon journal une petite carte marine, que j’ai emportée exprès, où je marquerai à petits points ◀le▶ chemin que notre vaisseau aura suivi ; et avec cela je joindrai aussi une figure ◀de▶ boussole, que ◀les▶ pilotes nomment rose, ou compas ◀de▶ mer, avec ◀les▶ noms des trente-deux vents, afin qu’on puisse voir aussi quel vent soufflait, et où ◀le▶ vaisseau portait ◀le▶ cap. J’avoue que cela est ◀de▶ très peu ◀d’▶utilité, et qui cela est de même assez indifférent à ceux qui lisent un journal. parce qu’il y a peu de lecteurs qui se soucient ◀de▶ savoir quel vent régnait. et où était un vaisseau un tel jour, après que ◀le▶ voyage est fait : mais il y en a aussi qui sont curieux ◀de▶ ◀le▶ savoir ; et cela peut avoir son utilité pour ceux qui dans ◀la▶ suite font ◀le▶ même voyage : cela marque du moins ◀la▶ ponctualité du voyageur.
Du vendredi 3 mars 1690
Oh ! ma foi, pour ◀le▶ coup ◀le▶ voyage est en train, et nous sommes partis ; ◀le▶ vent ◀de▶ Nord-Est continue. Nous avons porté jusqu’à midi à Ouest, à ◀la▶ vue des terres ◀d’▶Espagne ; et sur ◀les▶ trois à quatre heures après-midi, nous avons porté franc Sud-Ouest, et avions vent arrière, n’ayant que notre grand papfi, et notre misaine à ◀l’▶air. ◀Le▶ vaisseau roule ◀d’▶une force qu’on ne peut se soutenir, et ◀l’▶Écueil étant ◀le▶ vaisseau ◀de▶ toute ◀l’▶escadre qui va ◀le▶ mieux, nous sommes obligés pour attendre ◀les▶ autres ◀de▶ ne pas porter tant de voiles qu’eux. Tant mieux : ce nous est déjà un préjugé certain que nous serons les premiers aux prises, et je tâcherai ◀de▶ ne me pas oublier ; et je serais ravi ◀d’▶avoir du drap ◀d’▶Angleterre, ou du drap ◀d’▶écarlate ◀de▶ Hollande, et ◀de▶ belle toile qui ne me coûtât rien. ◀L’▶eau m’en vient à ◀la▶ bouche. Je dis à nos messieurs ◀de▶ ◀la▶ table, qui comme moi respirent ◀le▶ rapiamus, ce que Teucer disait à ses gens, suivant ce que rapporte Horace.
Quo nos cumque feret melior fortuna...
Ibimus ô socii comitesque.
Nunc vino pellite curas.
Ils me croient, et nous buvons ◀le▶ petit coup, en attendant ◀la▶ bonne aventure ô gai !
Notre vaisseau est une véritable basse-cour, cinq cents poules en cages, huit bœufs, deux vaches à lait, quatre truies, un verrat, douze autres cochons, vingt-quatre dindes, quarante-huit canards, vingt-quatre moutons, douze oies, six veaux, trente-six pigeons ; ou se mettre pour respirer ? tout est plein ◀de▶ cages et ◀de▶ parcs. Si ces animaux ne se consommaient pas, nous serions trop heureux ; mais douze personnes à table et tous ◀de▶ bon appétit, et ◀les▶ malades qui peuvent venir, feront tomber sur eux ◀la▶ mortalité. Il n’importe ; nous faisons bonne chère, nous buvons de même, et il ne me paraît pas que personne s’embarrasse du futur. En effet, sufficit diei malicia sua. C’est profaner ◀l’▶Écriture sainte que ◀de▶ ◀l’▶employer ici ; mais je n’y entends aucun mal : s’il faut jeûner, nous jeûnerons ; c’est tout.
Puisque ◀le▶ voyage est en train, et qu’on ne peut plus nous ôter ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀l’▶économie ◀de▶ M. Hurtain. ◀de▶ M. de La Chassée, du distributeur des vivres, et ◀de▶ la mienne, je vais dire quelque chose qui certainement ne chagrinerait point messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, quand ils sauraient ce que c’est, puisque cela ne regarde que ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶équipage, et par conséquent leur service. C’est que nous avons fait une friponnerie ◀de▶ concert, dont pourtant ◀le▶ distributeur des vivres ignore ◀le▶ fin. Pendant ◀l’▶armement, j’ai toujours eu ◀l’▶œil sur ◀les▶ démarches des autres écrivains ◀de▶ ◀la▶ Compagnie. ◀Le▶ vin coulait incessamment chez eux, parce qu’à tout venant beau jeu. C’est-à-dire, que lorsque des amis ◀d’▶un soldat ou ◀d’▶un matelot venaient ◀le▶ voir, ◀le▶ vin lui était prodigué. ◀La▶ Compagnie se soucie peu de ce vin, parce qu’en effet, elle ne consomme, pendant ses armements, que ◀de▶ petits vins ◀de▶ Nantes ou ◀d’▶Anjou qui ne lui reviennent pas à dix francs ◀le▶ tonneau ; n’y ayant que ◀la▶ table qui consomme du vin ◀de▶ Grave ou ◀de▶ Bourdeaux. ◀La▶ pensée me vint dans ◀l’▶esprit ◀de▶ ce que j’avais à faire. Je ◀la▶ communiquai à MM. Hurtain et ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ qui ◀l’▶approuvèrent ; et sur ce pied, au lieu de six à sept barriques ◀de▶ consommation effective par semaine, j’en demandai comme ◀les▶ autres douze à quinze. Cela me lut accordé, et Guillaume, distributeur, ayant eu ordre ◀de▶ M. Hurtain ◀de▶ tenir ◀la▶ main à ◀la▶ distribution, sans pourtant faire crier ◀l’▶équipage, nous nous trouvons présentement vingt-quatre barriques ◀de▶ vin ◀d’▶Anjou blanc et bon, dont il n’y a que nous qui ayons connaissance. Voilà ◀le▶ fruit ◀de▶ ◀la▶ concorde ; et on n’a pas tout ◀le▶ tort ◀de▶ dire que nous sommes trois têtes dans un bonnet. Ce vin nous met tout à fait au large ; et notre équipage s’en trouvera infiniment mieux, parce que nous ne toucherons aux vins ◀de▶ Bourdeaux que plus ◀d’▶un mois plus tard que nous ne devrions y toucher ; ainsi autant ◀de▶ gagné sur ◀le▶ voyage.
Mais n’étant pas juste que nous avons fait ◀le▶ profit ◀de▶ ◀l’▶équipage sans que le nôtre s’y trouve, et que nous ne jugeons pas à propos d’avoir ◀de▶ confidents, il a été résolu ce matin entre nous trois que notre maître d’hôtel tirerait au fin une barrique ◀de▶ vin ◀de▶ Grave en bouteille ; et que ces bouteilles seraient apportées sans bruit, et en secret, dans ma chambre, ou dans celle ◀de▶ M. de La Chassée, qui me ◀les▶ rapporterait dans la mienne à mesure que les miennes se videraient. Duval, maître d’hôtel, est chargé ◀de▶ tirer ces bouteilles ; et Landais, aussi subtil qu’un Bohême, s’est chargé du transport. Ils travaillent actuellement après, et il y en a déjà plus ◀de▶ quatre-vingts sous mon lit.
◀La▶ chambre ◀de▶ M. de La Chassée est à côté de la mienne, plus reculée vers ◀la▶ poupe ; ainsi ◀la▶ communication en est facile. Il y a encore plus. C’est qu’il a été résolu que j’aurais toujours trois verres dans ma chambre, ◀de▶ ◀l’▶eau pour ◀les▶ rincer, du pain, et quelque chose pour mettre sous ◀les▶ dents, jambon, pâté, langue, tel que je pourrais ; et que pour nous avertir, quand nous voudrions nous laver ◀le▶ col, c’est-à-dire boire bouteille, ◀le▶ plus altéré ◀de▶ nous trois ferait signe aux deux autres en se frottant ◀le▶ gosier, ce qui marquerait qu’il serait altéré ; et que pour lors je me retirerais dans ma chambre, où ils viendraient me trouver pour y faire ◀la▶ petite joie.
Nous aurions bien pris ◀la▶ chambre ◀de▶ M. Hurtain pour en faire notre champ de bataille ; mais nous aurions été entendus du corps de garde, ou ◀de▶ ceux qui vont à tout moment dans ◀les▶ lanternes, et qui passent par ◀la▶ chambre du Conseil. Nous aurions bien pris aussi celle ◀de▶ M. de La Chassée ; mais elle n’est séparée ◀de▶ celle du chevalier ◀de▶ Bouchetière que par une simple cloison ◀de▶ planches fort minces ◀de▶ sapin rescié, et nous ne voulons point ◀de▶ commerce avec lui, ni qu’il sache rien du nôtre : et la mienne n’est sujette à aucun ◀de▶ ces inconvénients, parce qu’elle tient à celle ◀de▶ M. de La Chassée ◀d’▶un côté, que ◀de▶ l’autre elle donne sur ◀la▶ dunette, où il n’y a que ◀les▶ pilotes ou d’autres toujours en mouvement, hors ◀d’▶état ◀de▶ songer à ce qu’on dit ou à ce qu’on fait ailleurs. Ainsi, je suis déjà certain que ma chambre sera celle du vaisseau ◀la▶ plus fréquentée.
Nous venons tout présentement ◀de▶ vider une grosse bouteille ; et M. de La Chassée et moi avons fait comprendre à M. Hurtain qu’il fallait mettre la table à bord au niveau de celle ◀de▶ M. du Quesne, notre amiral ; c’est-à-dire, qu’il ne fût distribué que chopine par repas aux gens ◀de▶ ◀la▶ table, et demi-setier à déjeuner, excepté aux officiers qui font ◀le▶ quart, auxquels il serait donné chopine à ◀l’▶ordinaire. Que sur ce pied, personne, ni missionnaires, ni passagers, n’auraient lieu ◀de▶ se plaindre, puisque cela était ainsi pratiqué à bord du Général, et que d’un autre côté notre vin en durerait plus longtemps. M. Hurtain goûte fort ce conseil ; et comme je suis chargé ◀de▶ ◀la▶ consommation, et que c’est à moi ◀de▶ porter à ◀l’▶épargne, je suis chargé aussi ◀de▶ faire ◀le▶ compliment. Je dirai demain ◀de▶ quelle manière il aura été reçu.
Du samedi 4 mars 1690
Avant que de dire ce qui se passa hier au soir à table, il faut dire que jusqu’aujourd’hui midi nous avons porté au Ouest-quart de Sud-Ouest et à Ouest-Sud-Ouest, et que depuis midi nous portons plein Sud-Ouest, c’est-à-dire vent tout à fait largue ; et quoique nous fassions plus ◀de▶ cinq lieues par heure, il ne nous parait pas que notre vaisseau branle plus que ◀les▶ tours ◀de▶ Notre-Dame. Nous avons dépassé cette nuit sur ◀les▶ onze heures ◀le▶ cap de Finistère, toujours à ◀la▶ vue des côtes ◀d’▶Espagne. ◀Les▶ cartes ne s’accordent point du tout, à moins qu’elles ne soient tirées sur ◀les▶ mêmes planches. Il serait à souhaiter que ◀les▶ fières jésuites voulussent faire graver ◀les▶ leurs. ◀Les▶ observations qu’ils ont faites sur ◀les▶ latitudes et ◀les▶ longitudes rectifieraient sans doute ◀la▶ navigation, et feraient un extrême plaisir aux pilotes à aux géographes. Quoi qu’il en soit, ma carte met ce cap sous le neuvième degré vingt-sept minutes, dans ◀l’▶est du méridien, et sous ◀le▶ quarante-troisième degré quarante-cinq minutes ◀de▶ latitude Nord. Ainsi, en trois jours, voilà plus ◀de▶ deux cent cinquante lieues enlevées. Nous portons présentement au Sud, demi-quart au Sud-Ouest, pour aller reconnaître ◀les▶ îles Canaries, ◀d’▶où vient ◀le▶ vin que tous ◀les▶ Européens aiment tant, et dont ◀les▶ dames françaises font ◀de▶ si bonnes rôties.
Je fis hier au soir mon compliment à M. Hurtain ; nous étions tous à table. Je lui dis que nous avions des vivres pour deux ans, tant pour boire que pour manger, mais que nous n’étions pas dans ◀la▶ situation ◀de▶ ◀les▶ prodiguer. Que nous devions songer que ◀le▶ terme était long ; que nos vivres pouvaient pourrir, et ainsi devenir plutôt propres à empester qu’à nourrir ◀le▶ corps humain. Que ce n’était pas cela, pourtant, qui me faisait ◀le▶ plus ◀de▶ peine ; parce que ◀de▶ quelque côté que nous pussions prendre terre, nous y trouverions des bœufs et des autres vivres que je paierais, ◀l’▶argent ◀de▶ ◀la▶ Compagnie y étant destiné ; et que je n’épargnerais pas cet argent sous ses yeux, et sur son certificat. Qu à l’égard de notre pain, je croyais pouvoir assurer qu’il ne nous manquerait pas, par ◀les▶ soins que lui-même avait pris ◀de▶ faire calfater nos soutes et ◀de▶ ◀les▶ faire revêtir ◀de▶ fer blanc en dedans et au dehors.
Ainsi, monsieur, poursuivis-je, nous sommes à couvert du côté du plat ; mais il n’en est pas ainsi ◀de▶ ◀la▶ bouteille : nous avons juste ce qu’il nous faut, et pas plus ; par conséquent, nous avons tous intérêt ◀de▶ vous prier ◀de▶ ◀la▶ faire économiser : car, qui vous mettra à couvert ◀d’▶un coulage, soit qu’il vienne par un roulis, ou que ◀les▶ doubles barriques et ◀les▶ bottes même aient quelque mauvaise douve pourrie, ou qui lâchera, tant pour ◀le▶ vin que pour ◀l’▶eau-de-vie ? Vous-même, monsieur, et ◀les▶ autres qui sont ici, qui ont déjà fait ◀le▶ voyage des Indes, savent que ces malheurs ne sont que trop ordinaires. Je vous avoue que je voudrais bien n’en point courir ◀les▶ risques ; et sur ce fondement. je crois qu’il serait nécessaire ◀de▶ se conformer à l’exemple de M. du Quesne, et ◀de▶ mettre votre table sur ◀le▶ pied ◀de▶ la sienne : c’est-à-dire ◀de▶ faire donner à messieurs ◀les▶ lieutenants et sous-lieutenants chopine par repas, à déjeuner, dîner et souper ; à l’égard de tous ◀les▶ autres chacun demi-chopine à déjeuner, et chopine aux deux autres repas. Je crois que c’en est assez, puisqu’on n’en donne pas plus à ◀l’▶Amiral. En observant cette économie, vous aurez ◀de▶ quoi subvenir aux extraordinaires, et votre table sera toujours également servie ; au lieu qu’en laissant à discrétion ◀le▶ vin comme il est à présent, vous êtes en risque ◀de▶ faire des croix ◀de▶ Malle au retour : en un mot, ayant à faire ◀la▶ campagne ensemble, il faut agir ◀d’▶économie et par ordre, et ne pas faire vie ◀de▶ cochon, courte et bonne. ◀Le▶ papa ◀La▶ ◀Chassée▶ a dit que j’avais parlé Évangile, et que M. Hurtain ne pouvait pas mieux faire que ◀de▶ ◀le▶ suivre.
◀Les▶ passagers, qui ne s’embarrassent nullement du retour, n’ont point du tout approuvé mon compliment ; mais ils n’ont osé rien dire. Il n’y a eu ◀d’▶eux tous que MM. Channot et Guisain qui ◀l’▶ont trouvé à propos. ◀Le▶ lieutenant, ◀le▶ sous-lieutenant, ◀l’▶aumônier ni ◀le▶ chirurgien n’ont pas eu ◀la▶ hardiesse ◀d’▶en dire leur sentiment ; ces deux derniers-ci savent bien où se rédimer ; et ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶Amiral clôt ◀le▶ bec aux autres : ainsi, j’ai eu gain ◀de▶ cause, et comme dit M. de La Chassée, après vendanges ◀le▶ fausset est coupé.
Il n’y a eu ◀d’▶eux tous que M. Le Vasseur, notre sous-lieutenant, frère ◀de▶ M. ◀Le▶ Vasseur, avocat au Conseil, qui a connu mon dessein, et ma malice. Vous voilà vengé, m’a-t-il dit : vous allez faire crever ◀de▶ soif ◀le▶ pauvre diable ◀de▶ Bouchetière. ◀Les▶ Espagnols sont sobres, lui ai-je répondu ; celui-là n’aura pas ◀de▶ peine à s’accoutumer au tiers ordre ◀de▶ saint François Portioncule. ◀Le▶ diablezot a repris ◀Le▶ Vasseur, il boit et mange comme un porc, pourvu qu’il ne lui en coûte rien. Tant pis pour lui, ai-je dit ; il n’y a rien ici à donner. Mais moi, a-t-il repris, me feras-tu jeûner aussi ? Va m’attendre dans ◀la▶ chambre, lui ai-je dit, tu verras que non.
J’y suis entré avec un gros flacon ◀de▶ cinq chopines à ◀la▶ main, une langue ◀de▶ bœuf dans une basque, et un pain dans l’autre, car soit dit une fois pour toutes, nous avons et aurons tous ◀les▶ jours du pain frais : notre boulanger fait cuire ◀les▶ pâtes que ◀le▶ cuisinier tait ; eux, ◀le▶ maître d’hôtel et Landais s’entendent tous quatre comme larrons en foire. J’ai trouvé M. de La Chassée sur ◀la▶ dunette : je lui ai dit où j’allais ; il m’a suivi, et M. Hurtain qui nous cherchait est entré un moment après. Je lui ai dit que c’était un flacon ◀de▶ ma cave que j’avais apporté, crainte que lui-même n’éventât ◀la▶ mèche. Nous avons vidé ◀le▶ flacon, et nous sommes quittés tous quatre, fort résolus ◀de▶ faire enrager Bouchetière. qui vit seul comme une bête fauve, sans société avec qui que ce soit ; et moi en mon particulier, fortement déterminé à ◀le▶ faire repentir ◀de▶ ◀la▶ brutalité qu’il m’a faite au Port-Louis devant des femmes, sans ◀la▶ soutenir par aucune action ◀de▶ vigueur.
Du dimanche 5 mars 1690
Nous avons pris hauteur à midi, nous ne sommes plus qu’à trente-huit degrés quatorze minutes ◀de▶ latitude Nord, et environ six degrés ◀de▶ longitude, à ◀la▶ hauteur ◀de▶ Lisbonne en Portugal. Sur ce pied, nous faisons plus ◀de▶ cent lieues en vingt-quatre heures ; et si notre vaisseau était seul nous serions à plus ◀de▶ cent cinquante lieues plus ◀de▶ ◀l’▶avant que nous ne sommes : mais ◀le▶ Florissant ne va qu’à force de voiles, ◀le▶ Gaillard ne va guère mieux, et ◀l’▶Oiseau encore moins qu’eux ; malgré ce qu’en a écrit M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy qui par une turlupinade aussi basse que fausse, dit dans son journal ◀de▶ Siam que ◀l’▶Oiseau va comme un oiseau : rencontre et jeu ◀de▶ mots plus digne ◀d’▶un pédant et ◀d’▶un mauvais plaisant que ◀d’▶un honnête homme. ◀L’▶Écueil allant ◀le▶ mieux ◀de▶ tous, nous sommes obligés ◀de▶ porter un tiers moins ◀de▶ voiles qu’eux, afin de ne ◀les▶ point quitter ; et cependant nous ne laissons pas ◀d’▶être toujours à ◀la▶ tête.
Il commence à faire chaud. ◀Le▶ soleil vient à nous, et nous allons à lui : c’est ◀le▶ moyen ◀de▶ nous rencontrer bientôt ; et si ◀le▶ vent continue pendant quinze jours, nous boirons à Saint-Yago, capitale des îles du Cap-Vert, du vin ◀de▶ Madère ou des Canaries, qu’on dit y être excellent. ◀Le▶ navire ne branle point du tout : on joue aux cartes, aux dames et aux échecs ; on lit et on écrit avec autant ◀de▶ tranquillité que dans une chambre. Pour moi, qui n’aime point ◀le▶ jeu, M. Hurtain et M. de La Chassée me viennent tenir compagnie de temps en temps. Du reste, saint Augustin, saint Bernard, a Kempis, m’entretiennent sérieusement ; ou je me divertis avec Pétrone, Ovide, Horace, Juvénal. Corneille, Racine, Molière ou d’autres, qui ne me laissent pas seul.
Du lundi 6 mars 1690
Toujours même vent, et beau temps. Nous étions à midi à trente-trois degrés quarante-huit minutes latitude Nord, et cinq degrés cinquante minutes ◀de▶ longitude ; cela prouve que nous allons bien.
Il est venu ce matin au-devant ◀de▶ nous deux brigantins ◀de▶ Salé, qui sortaient du détroit : peut-être sont-ce des algériens. M. Hurtain aurait bien voulu ◀les▶ avoir ; mais lorsqu’ils nous ont vu porter ◀le▶ cap à eux, ils se sont au plus vite retirés. Ne nettoiera-t-on jamais ◀la▶ Méditerranée ni ◀l’▶Océan ◀de▶ ces barbares ? Nous étions à plus ◀de▶ six lieues ◀de▶ ◀l’▶avant de ◀l’▶armée : nous ◀l’▶avons attendue, nous sommes remis en route.
Du mardi 7 mars 1690
◀La▶ hauteur à midi nous a indiqué vingt-neuf degrés quarante-cinq minutes latitude Nord, et nous faisons notre estime sur trois cent cinquante-neuf degrés trente minutes ◀de▶ longitude.
Du mercredi 8 mars 1690
J’ai déjà observé que ◀les▶ cartes sont fausses, et ne se rapportent point ◀les▶ unes aux autres. ◀Le▶ pape Alexandre VI a fixé le premier méridien au pic des Canaries, par une ligne qui coupe ◀le▶ monde du Nord au Sud et du Sud au Nord ; c’est-à-dire qui en fait ◀le▶ tour. Clément VII a confirmé celte fixation. Elle fut faite au sujet des conquêtes des Espagnols dans ◀l’▶Amérique, ou dans ◀le▶ Nouveau Monde, et des conquêtes que ◀les▶ Portugais faisaient par leurs fréquentes découvertes dans ◀les▶ Indes orientales. ◀Le▶ pape Clément Vil prétendait accorder ◀les▶ deux nations en adjugeant aux Espagnols tout ce qui est sur tout ◀l’▶hémisphère au-delà du méridien du côté de ◀l’▶Ouest, autrement du soleil couchant ; et laisser aux Portugais toute l’autre moitié du monde, qui est en deçà du méridien, du côté de ◀l’▶Est, autrement du soleil levant. Cette vaine décision a donné lieu à une infinité ◀de▶ disputes entre ◀les▶ deux nations ; et ◀la▶ cour ◀de▶ Rome, qui ne ◀les▶ voit pas ◀d’▶humeur à se rendre justice l’une à l’autre conformément à sa décision, et qui ne se voit pas en étal ◀de▶ ◀les▶ contraindre ni l’une ni l’autre à y acquiescer, a laissé jusqu’ici ces disputes indécises. En effet, ◀les▶ îles du Cap-Vert devraient, suivant ce partage, appartenir aux Espagnols, puisqu’elles sont dans ◀l’▶ouest du méridien : cependant, elles appartiennent aux Portugais. Réciproquement, ◀la▶ Nouvelle-Guinée. qui n’est qu’à cent septante-sept degrés dans ◀l’▶Est, devrait appartenir aux Portugais ; et elle appartient aux Espagnols, quoique suivant ce partage elle dût, pour leur appartenir, être du moins au cent quatre-vingtième degré, qui serait justement ◀la▶ moitié du monde, par rapport au premier méridien ; puisque ◀le▶ tour du globe est divisé en trois cent soixante degrés, dont cent quatre-vingts font justement ◀la▶ moitié. Que dire là-dessus, si ce n’est que chez ◀les▶ têtes couronnées possessio valet ? Rendons-leur justice : elles font des traités pour ◀le▶ bien ◀de▶ leurs affaires : elles y suivent ◀le▶ droit civil ; mais ◀le▶ plus fort ◀les▶ explique par ◀le▶ droit canon.
Comme nous avons été toute ◀la▶ journée à la vue de ce pic des Cananes, qui dans lui-même est fait en pain ◀de▶ sucre, il nous a donné matière à parler. ◀Le▶ bas offre à ◀la▶ vue un paysage très beau, rempli ◀de▶ verdure, et des maisons, répandues ◀de▶ tous côtés sans symétrie ou sans alignement. Nos longues-vues nous ont fait voir un très agréable éloignement et un paysage ◀d’▶une perspective à faire plaisir. ◀Le▶ pic nous a paru couvert ◀de▶ verdure jusqu’à cent cinquante toises ◀d’▶élévation ou plus, suivant mon rapporteur. A cette verdure succède en montant un amas ◀de▶ brouillards ou ◀de▶ nuées, qui paraissent fort épaisses et assez noires du côté de ◀la▶ terre, et assez claires du côté du ciel. Elles semblent n’être qu’au pied ◀de▶ ◀la▶ montagne. Ces nuées, brouillard ou vapeurs, n’occupent tout au plus qu’environ trente toises ◀de▶ hauteur, ◀le▶ tout suivant mes instruments ◀de▶ mathématique ; si bien que ◀le▶ reste du pic parait clair et net jusqu’à son sommet, qui s’élève encore à plus ◀d’▶une lieue et demie ◀de▶ France. J’avertis, cependant, ◀de▶ ne prendre pas mes observations pour démonstrations certaines ◀de▶ mathématique : il est impossible ◀d’▶en taire ◀de▶ justes sur mer ; ◀le▶ mouvement perpétuel du vaisseau ne ◀le▶ permet pas : ainsi, je donne ces observations à la manière de M. de Montagne, non pour bonnes, mais pour miennes.
Ce reste ◀de▶ pic est tout blanc ; et on ◀le▶ prendrait pour un bloc ◀de▶ marbre si ◀la▶ nature pouvait en lor-mer ◀de▶ si énorme. Nous avons parlé Aristote et Descartes sur cette blancheur, qui n’est en effet que ◀de▶ ◀la▶ neige dont cette montagne est toujours couverte. Mais, ai-je demandé à M. Charmot, l’un ◀de▶ nos missionnaires, ◀d’▶où vient que toutes ◀les▶ montagnes qui sont hautes sont toutes couvertes ◀de▶ neiges en tout temps ?
N’y en a-t-il pas dans ◀les▶ Pyrénées, a interrompu ◀le▶ civil Bouchetière ; puisque cela est en Europe, pourquoi cela ne serait-il pas ici ? Ce ne sont point des comparaisons que je demande, lui ai-je brusquement répondu : ce sont ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ nature dont je demande ◀l’▶explication, parce que je n’en comprends pas ◀la▶ cause. Prenez la peine ◀de▶ ne nous point interrompre par des comparaisons et des interrogations inutiles, qui n’expliquent ni ◀les▶ difficultés ni ◀la▶ matière. Écoulez seulement ce qui va être dit : je vous assure par avance qu’il vaudra mieux que ce que vous pouvez penser. Je parle à M. Charmot, aussi bon philosophe que bon théologien : et ces sciences ne sont nullement ◀de▶ votre compétence ; pas même ◀de▶ votre connaissance.
Faites-moi ◀la▶ grâce, monsieur, ai-je continué, en parlant à M Charmot, ◀de▶ me dire ◀d’▶où vient cette neige sur ◀le▶ sommet des montagnes, et ce qui ◀l’▶y entretient. Vous savez, m’a-t-il répondu, vous qui avez fait votre philosophie que ◀le▶ soleil a cela ◀de▶ commun avec ◀le▶ feu élémentaire qu’il ne conserve sa chaleur qu’autant qu’il trouve ◀d’▶aliment pour ◀l’▶entretenir : ainsi, ne trouvant pas au-delà ◀de▶ ◀la▶ moyenne région ◀de▶ ◀l’▶air rien qui puisse entretenir cette chaleur que nous sentons ◀de▶ ◀la▶ moyenne région ◀de▶ ◀l’▶air jusqu’à nous, il n’en peut avoir assez pour dissoudre ou fondre ◀la▶ neige qui est entre cette moyenne région ◀de▶ ◀l’▶air à lui : et c’est ce qui fait que ◀le▶ froid est si grand et si sensible sur ◀le▶ sommet des montagnes, qui sont plus élevées que ◀la▶ moyenne région ◀de▶ ◀l’▶air. Vous ne m’apprenez rien ◀de▶ nouveau, lui ai-je dit : je savais cela dès mes classes ; mais, ce que je n’y ai point appris, c’est ◀d’▶où provient cette neige : si elle y est ab incunabulis mundi, ou si elle y est par un pur effet ◀de▶ ◀la▶ nature ; en un mot, ce que je veux savoir est si c’est Dieu qui a créé cette neige en créant ◀le▶ monde, ou si elle y a été amassée par accident ? Ce sont, m’a-t-il répondu, ◀les▶ plus subtiles des exhalaisons qui, attirées par ◀le▶ soleil, s’élèvent plus haut que ◀les▶ autres, et s’attachent au premier endroit qui fait obstacle à leur course. Ce n’est point là votre premier système, lui ai-je dit : reprenons-◀le▶. Vous avez dit que cet espace immense qui est entre ◀le▶ soleil et ◀la▶ moyenne région ◀de▶ ◀l’▶air est froid. Donc ◀le▶ soleil n’a pas pu par sa chaleur élever ◀les▶ exhalaisons qui forment cette neige plus haut que ◀les▶ autres, qui se dissolvent en pluie. ◀La▶ subtilité ◀de▶ ces exhalaisons, que j’appellerai si vous voulez élixir, n’y fait rien ; il suffit que ◀le▶ soleil ◀les▶ ait attirées : mais en suivant cette attraction elles auraient dû aller directement à lui, et par conséquent ne trouver aucun obstacle dans leur chemin ; mais où ◀le▶ soleil aurait-il pris cette chaleur pour ◀les▶ attirer dans une hauteur prodigieuse, dans une espace qui n’en soutire point ? et s’il a eu a encore assez ◀de▶ force pour en attirer ◀de▶ nouvelles, pourquoi n’en a-t-il pas assez pour ◀les▶ empêcher ◀de▶ se congeler ; et pourquoi cette même chaleur du soleil, qui ◀les▶ a élevées, ne ◀les▶ fait-elle pas fondre sur une montagne directement exposée à ses rayons ? Un des axiomes ◀de▶ philosophie ◀le▶ plus universellement reçu est que qui potest naturaliter instituere potest naturaliter destituere. De plus, ◀le▶ vent, qui n’est suivant ◀les▶ philosophes qu’un pur souffle, ou une impulsion qui sort des entrailles ◀de▶ ◀la▶ terre, ne porte pas sa force plus haut que ◀la▶ sphère des nues : comment donc ce vent aurait-il pu pousser ces vapeurs plus haut qu’il ne va lui-même ?
On m’a donné là-dessus des raisons qui paraissent revêtues ◀de▶ beaucoup de science, mais vagues et peu convaincantes pour un esprit aussi sceptique que le mien, qui ne se repaît point ◀de▶ vaine spéculation, et qui voudrait voir sans énigme et sans emblème tous ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ nature à découvert.
Notre conversation se faisait à table après ◀le▶ dîner. Bouchetière et ◀les▶ autres nous écoutaient et ne comprenaient rien à ce que nous disions, par ◀la▶ quantité ◀de▶ latin que nous lâchions. Notre aumônier s’y est fourré : c’est un bon religieux dominicain du couvent de Morlaix. Il me parait avoir plus étudié ◀les▶ théologiens scolastiques sur ◀la▶ conception ◀de▶ ◀la▶ Vierge que tout autre livre. Il n’importe, c’est un bon homme ; et si Luther avait été comme lui ◀les▶ indulgences n’auraient point été attaquées.
Notre petite dispute ◀de▶ physique a été terminée par deux bouteilles ◀de▶ surcroît : non ◀de▶ ma chambre ; nous ne voulons que des ignorants ◀de▶ ce côté-là. Nous avons plaisanté en ◀les▶ vidant. Notre aumônier a dit avec une espèce ◀d’▶enthousiasme, soupirant, levant ◀les▶ yeux au ciel, et ◀d’▶un ton qui nous a tous fait rire,
Felix qui potuit rerum cognoscere causas !
J’aurais bien pu ajouter ◀la▶ suite. Ille metus omnes strepitumque Achérontis avari subjecit pedibus, mais il s’en serait choqué, parce que je lui dis vendredi dernier qu’il ne me paraissait pas avoir ◀l’▶esprit fort tranquille pendant que nous allions vent arrière : c’est que ◀le▶ vaisseau roulait que rien n’y manquait et que ◀le▶ pauvre prêtre poussait des nausées qui me faisaient rire. Il payait tribut à monsieur Neptune : ce qui arrive à tout le monde ; et effectivement, il faut avoir ◀le▶ pied marin pour en être exempt.
◀La▶ suite ◀de▶ ◀la▶ conversation m’engagea à dire à M. Charmot que ◀l’▶homme était bien malheureux, et en même temps bien orgueilleux ◀de▶ vouloir avec ◀de▶ faibles lumières, et aussi bornées que les siennes, monter et s’élever jusqu’à ◀la▶ connaissance ◀de▶ Dieu, qui est un Etre incompréhensible ; lui, qui ne se connaît pas lui-même, et qui ne peut rendre aucune raison solide et convaincante des simples opérations ◀de▶ ◀la▶ nature, qui se passent dans lui-même et sous ses yeux, qui ne sont cependant que ◀les▶ moindres œuvres ◀de▶ ◀la▶ divinité. Telles sont dans lui-même, sa formation, ses cinq sens, ◀la▶ fièvre et ◀le▶ reste : hors de lui, ◀le▶ flux et ◀le▶ reflux ◀de▶ ◀la▶ mer, ◀les▶ feux qui sortent des montagnes et ◀la▶ neige du pic qui était à nos yeux et qui avait donné matière à notre conversation. Il en tomba d’accord et me cita ces vers ◀de▶ Lucain, qui fait dire à Pompée, tout païen qu’il était :
Flammiger, an Titan, ut alentes hauriat undas
Engit Oceanum, fluctusque ad sidera tollit,
Quœrite ; quos agitas Mundi labor : at mihi semper
Tu. quoecumque moves tam crebros causa meatus
Ut Superi voluere, late.
Que Brébeuf a si bien traduit, dans sa Pharsale par ceux-ci :
Cela nous donna beau champ pour nous étendre sur ◀les▶ misères ◀l’▶orgueil ◀de▶ ◀l’▶homme ; et y ayant peu de temps que j’étais revenu ◀d’▶Angleterre, où ◀les▶ Anglais m’avaient amené ◀de▶ Baston après m’avoir ruiné, blessé et pris sur ◀les▶ côtes ◀de▶ ◀l’▶Acadie à ◀la▶ Hève, je leur dis ce sonnet, qui m’avait été donné à Londres, et que quatre Français m’ont assuré être ◀de▶ M. de Saint-Évremond.
Tout le monde sait que ce M. de Saint-Évremond est un officier exilé depuis plus ◀de▶ trente ans, pour une lettre satirique contre ◀le▶ cardinal Mazarin. J’ai bu mangé avec lui, et son esprit, dans un corps bien vieux, conserve toute ◀la▶ vivacité ◀de▶ ◀la▶ jeunesse : son corps est robuste pour son âge ; il n’y a qu’une calotte qu’il porte toujours qui déplaise dans lui. Il est ◀le▶ tenant ◀de▶ ◀la▶ cour ◀de▶ ◀la▶ duchesse Mazarin ; peu persuadé ◀de▶ ◀l’▶Évangile, et moins ◀de▶ ◀l’▶Alcoran ; grand sectateur ◀de▶ ◀la▶ tranquillité ◀d’▶Epicure ; véritablement honnête homme ; ◀de▶ mœurs simples ; et tenant deux maximes, ◀de▶ faire du bien à tout le monde ◀de▶ ne point faire ◀de▶ mal à personne. Je me suis ressenti ◀de▶ la première ; et c’est ◀le▶ moins que je lui doive que ◀d’▶en conserver ◀de▶ ◀la▶ reconnaissance. On ne s’aperçoit point qu’il s’éloigne ni ◀de▶ l’une ni ◀de▶ l’autre maxime. En un mot, c’est un bon vieux Romain, qui semble avoir formé son caractère sur ◀les▶ Offices ◀de▶ Cicéron, et ◀la▶ Sagesse ◀de▶ Charron. Il est effectivement vrai que ◀les▶ mangeurs du crucifix sont ceux qui compatissent ◀le▶ moins aux malheurs ◀d’▶autrui. Ce sont eux aussi que ◀La▶ Fontaine a tirés ◀d’▶original dans son Rat. Tant de morale m’entraînerait trop loin : je reviens au sonnet que je crois qu’on ne sera pas fâché ◀de▶ voir. ◀Le▶ voici.
Sur ◀l’▶ignorance ◀de▶ ◀l’▶Homme
Nature, enseigne-nous par quel bizarre effortNotre âme quelquefois hors de nous est ravie :Dis-nous comme à nos corps elle-même asservieS’agite, s’assoupit, se réveille, et s’endort.Vivent tranquillement sans crainte et sans envie,Pour distinguer ses biens, ou connaître ses maux.Nature, abaisse-nous aux sens des animaux,
Comme il ne faut qu’un bon exemple pour se faire suivre, à peine eus-je dicté ce sonnet à M. Charmot que chacun voulut en prendre copie : et tel, qui n’y entendait pas plus que moi au bas-breton, se montra ◀le▶ plus échauffé : ce qui nous a bien fait rire, MM. ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, Hurtain et moi. Entre autres Bouchetière, que par un effort ◀d’▶estime et ◀de▶ considération nous nommons entre nous ◀la▶ massue ◀de▶ Caïn.
Je donne essor à ma plume ; peut-être verra-t-on encore pis : je ne réponds ◀de▶ rien ; car en vérité je ne ◀le▶ sais pas moi-même. Je suis là-dessus comme notre curé, M. de Montmignon, qui monte en chaire sans savoir ce qu’il va dire à ses paroissiens : il est cependant un saint homme ; mais il lâche bien des pauvretés. J’en suis de même : je ne sais combien j’en écrirai par ◀la▶ suite ; toujours suis-je certain que je n’écrirai rien dont je ne sois persuadé.
C’est dans ces îles ◀de▶ Canaries que Gomberville a posé ◀la▶ scène ◀de▶ son roman ◀de▶ Polexandre : roman ◀d’▶une très édifiante lecture pour un ecclésiastique tel que M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy, qui dit dans son Journal du voyage ◀de▶ Siam que s’il avait mis pied à terre, il aurait été saluer ◀la▶ belle Alcidiane. Est-ce à un homme ◀de▶ son caractère ◀de▶ lire ces sortes ◀de▶ livres ? et s’il a lu celui-là étant jeune, est-il ◀de▶ son honneur ◀de▶ faire connaître qu’il s’en souvient ? Il a donné au public son journal ◀de▶ Siam ; je conviens qu’il a voulu plaisanter partout ; mais ses plaisanteries ne sont pas du goût ◀de▶ tout le monde. Ce qui pouvait convenir à un homme du siècle ne convient nullement à un homme ◀de▶ sa robe, et ◀d’▶un ministère aussi saint que le sien. J’ai son livre ; et je suis fort trompé si avant ◀la▶ fin du voyage et ◀de▶ mon journal nous n’avons lui et moi quelque dispute ensemble, malgré ◀le▶ respect sincère que j’ai pour lui.
Gomberville a pu poser ici ◀la▶ scène ◀de▶ son ridicule roman, et il ◀l’▶a pu avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ fondement que plusieurs navigateurs et nos pilotes eux-mêmes assurent que, parmi ces îles Canaries, il y en a une qu’ils nomment San-Porandon, qui paraît dans des temps, et dans d’autres est invisible. Ils assurent même que cette île change ◀de▶ situation, paraissant quelquefois au Nord, ensuite au Sud, et qu’enfin elle fait ◀le▶ tour des autres. Si cela est, c’est une île flottante ; ce que je ne crois nullement, et que je ne croirai point que je ne ◀l’▶aie vu, ou du moins parlé à quelqu’un qui y ait été. Cependant tous ◀les▶ pilotes et ◀les▶ navigateurs ◀l’▶affirment. On en croira ce qu’on voudra. Pour moi, je n’en crois rien.
On dit que personne n’a jamais monté au sommet du pic, à cause qu’il est inaccessible par ◀les▶ neiges et ◀le▶ froid. J’avoue qu’outre ◀la▶ longueur ◀la▶ rapidité du chemin, voilà ◀de▶ terribles obstacles ; mais, si j’en étais ◀le▶ maître, j’y enverrais des malheureux condamnés à mort et ferais grâce à ceux qui réussiraient.
Du jeudi 9 mars 1690
Nous avons encore vu ◀le▶ pic presque tout ◀le▶ matin dans ◀le▶ Nord-Nord-Est ◀de▶ nous. Notre hauteur à midi nous a mis à vingt-cinq degrés quarante-cinq minutes ◀de▶ latitude Nord ; mais pour ◀la▶ longitude, qui se prend par estime, il est impossible ◀d’▶en rien dire ◀de▶ certain, cette longitude étant toujours incertaine : outre cela, ◀les▶ cartes ne s’accordent point. ◀La▶ décision ◀d’▶Alexandre VI, confirmée par Clément VII, met le premier méridien directement par ◀le▶ travers du pic ; et il y a des cartes qui ◀le▶ mettent à deux degrés plus Ouest ; ce qui ferait une différence ◀de▶ quarante lieues, à n’estimer ◀le▶ degré que vingt lieues. On en jugera ce qu’on voudra : j’ai déjà dit que ◀les▶ Espagnols ni ◀les▶ Portugais ne conviennent point là-dessus ◀de▶ ◀l’▶infaillibilité du pape. Ils auraient tort ◀d’▶en convenir. Alexandre VI ni Clément VII n’étaient certainement point infaillibles. S’ils ◀l’▶avaient été, le premier ne se serait pas empoisonné avec César Borgia son bâtard, en buvant l’un et l’autre ◀le▶ même vin qu’ils avaient empoisonné pour en empoisonner un cardinal ; et Clément VII ne se serait pas laissé prendre dans Rome par ◀les▶ troupes ◀de▶ Charles Quint, qui ne lui rendit ◀la▶ liberté qu’à bonnes enseignes, et argent comptant. C’en est assez pour prouver que ces papes n’étaient point infaillibles. Je dirai plus : c’est que jamais pape mortel n’a été et ne sera jamais infaillible. Je regarde comme des impies ceux qui ont ◀le▶ front ◀d’▶attribuer à un mortel, qui a besoin ◀d’▶un confesseur, ◀l’▶infaillibilité, qui après ◀la▶ bonté est ◀le▶ plus bel attribut ◀de▶ Dieu qui seul est infaillible.
◀Le▶ pape pouvait fixer pour ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ paix entre ◀les▶ princes chrétiens le premier méridien où bon lui semblait : chaque point ◀de▶ ◀la▶ terre a le sien, suivant ◀le▶ cours journalier du soleil. Ainsi, il est assez indifférent par quel endroit on commence ◀le▶ nombre des degrés. ◀Le▶ pape pouvait ◀le▶ fixer aussi bien à Rome qu’au pic ; comme tout autre peut ◀le▶ fixer où bon lui semble : cela ne choquerait en rien ni ◀la▶ raison, ni ◀la▶ religion ; mais ◀de▶ couper ◀le▶ monde en deux, pour en donner ◀la▶ moitié aux Espagnols et l’autre aux Portugais, c’est là ce qui choque ◀la▶ raison, ◀la▶ justice et ◀le▶ droit ◀d’▶autrui.
C’est cependant sur cette donation du pape que ◀les▶ Espagnols ont fait des cruautés inouïes, jusqu’à faire étrangler et brûler ◀les▶ souverains du Nouveau Monde. Il est impossible ◀de▶ lire sans horreur ◀les▶ barbaries qu’ils y ont exercées, rapportées par leurs propres historiens ; ni à quel comble ◀d’▶impureté ils ont porté leur infâme lubricité. Et on ne peut pas lire non plus, sans adorer ◀la▶ juste vengeance ◀de▶ Dieu, ◀la▶ mort funeste ◀de▶ leurs premiers conquérants. ◀Les▶ autres, qui en sont revenus, ont effectivement rapporté beaucoup de richesses ; mais aussi, ils ont rapporté ◀les▶ maux infâmes dont depuis ces découvertes des Indes tant orientales qu’occidentales toute ◀l’▶Europe a été infectée : maux dont ◀les▶ peuples septentrionaux ◀d’▶Europe chez lesquels il reste encore quelque pudeur ont honte et se cachent ; tout au contraire des Espagnols et des Portugais, parmi lesquels on parle ◀de▶ ces maux avec autant ◀de▶ liberté que nous parlons ◀de▶ ◀la▶ fièvre : maux terribles cependant, qui énervent et pourrissent un homme avant sa mort. Ceux que j’en ai vu attaqués m’ont paru si hideux qu’ils m’ont servi ◀de▶ remède contre ◀la▶ tentation. Lorsque j’allai à Lisbonne et à Cadix en 1683 et 1684 livrer ◀le▶ poisson ◀de▶ ◀la▶ pêche sédentaire ◀de▶ ◀l’▶Acadie, dans laquelle, pour mon malheur, j’étais intéressé, j’y fus sage, quoique tenté : et j’y manquai des occasions uniquement parce que je voulus bien ◀les▶ manquer.
Je reviens aux conquêtes des Espagnols, qui ont trouvé par ces découvertes ◀le▶ secret ◀d’▶enrichir leurs voisins et ◀de▶ faire ◀de▶ ◀l’▶Espagne un vaste désert. ◀Les▶ rois ◀de▶ ces pays pouvaient dire ◀d’▶eux, à bon droit, ce que Racine fait dire des Romains à Mithridate :
Avides ravisseurs des richesses des autres,Ils quittent leur pays pour inonder les nôtres
En effet, ils y ont été en telle quantité que ◀l’▶Espagne, autrefois ◀le▶ pays du monde ◀le▶ plus peuplé, est aujourd’hui ◀le▶ plus désert. Lors qu’Abderame en sortit pour se jeter en France, où il fut si bien battu à ◀la▶ journée ◀de▶ Tours, par Charles, maire du palais, qui en acquit ◀le▶ surnom ◀de▶ Martel, il était suivi ◀de▶ dix-huit cent mille hommes ; et ◀l’▶Espagne, qui ◀les▶ avait fournis, serait tout à fait épuisée si elle en fournissait présentement trente mille ; ce qui n’en ferait pourtant que ◀la▶ soixantième partie. Il n’y a qu’à lire Mézeray, ◀le▶ plus exact des historiens.
Je retourne à cette donation du pape, où ◀le▶ droit ◀d’▶autrui est si peu ménagé. À quel titre ces vastes pays appartenaient-ils au pape, pour ◀les▶ donner à des nations qui y avaient plus ◀de▶ droit que lui, puisqu’il était fondé sur ◀la▶ force : droit pourtant exécrable parmi ◀les▶ chrétiens ? Que ◀de▶ choses à dire là-dessus ! Cicéron, quoique païen, avait sur ◀le▶ droit ◀d’▶autrui ◀la▶ conscience bien plus timorée ; il voulait que nous eussions un droit acquis et légitime sur ce que nous donnons. César, dit-il, dans ses Offices, non liberalis erat, dum bona civium militibus dabat, nam bona civium illi non contingebant. Voilà parler en chrétien ; et ◀les▶ chrétiens agissent en païens : supposé, cependant, que ces païens fussent abîmés dans toutes sortes ◀de▶ crimes, comme ◀le▶ croit ◀le▶ vulgaire, instruit par des gens qui avaient intérêt ◀de▶ ◀les▶ décrier. C’est ce dont ◀les▶ honnêtes gens, dépouillés ◀de▶ toutes passions, ne conviennent pas, parce qu’ils ne remarquent dans un Aristote, un Socrate, un Platon, un Cicéron, un Sénèque, et une infinité d’autres païens, qu’une morale pure et naturelle, et, si je ◀l’▶ose dire, conforme à ◀l’▶Évangile ; au lieu qu’ils remarquent dans une infinité ◀de▶ chrétiens ◀les▶ mœurs corrompues qu’on attribue aux païens, et des détours et duplicités dans ◀le▶ cœur qui tiennent infiniment plus ◀de▶ ◀la▶ doctrine ◀de▶ Satan que ◀de▶ celle ◀de▶ Jésus-Christ. Ce n’est pas ◀d’▶aujourd’hui que saint Augustin a dit, que Verbo christiani, moribus autem pagani sumus. ◀Le▶ paganisme n’a point produit un scélérat ◀de▶ Machiavel. ◀La▶ direction ◀d’▶intention, ◀la▶ restriction mentale et d’autres inventions diaboliques lui étaient absolument inconnues. Il paraît que Cicéron en avait pourtant connaissance, puisqu’il veut que quand nous donnons notre parole ou notre promesse à quelqu’un, ce soit à quelqu’un qui ait droit ◀d’▶interpréter ce qu’il en attendait, et non pas nous.
Puisque je suis en train, et que je n’ai rien à faire qu’à m’entretenir moi-même, il faut que je dise mon sentiment sur ◀la▶ grâce. Mon sentiment n’est nullement ◀d’▶entrer dans ◀les▶ disputes ◀de▶ M. Arnauld avec M. Claude, ni dans celles du même M. Arnauld avec ◀les▶ jésuites au sujet de ◀la▶ grâce, du libre arbitre, ou ◀de▶ ◀la▶ prédestination. ◀La▶ quantité ◀de▶ libelles ou petits livres que j’ai lus et que j’ai sur cette matière me donne ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶alternative, et je dis : ou nous sommes prédestinés, ou nous jouissons purement et simplement ◀de▶ notre libre arbitre ; c’est-à-dire que nos actions sont purement volontaires et que nous n’agissons que parce que nous voulons agir.
Au premier cas ◀de▶ prédestination, nous ne sommes tous ni innocents ni criminels, parce que nous ne faisons rien ◀de▶ nous-mêmes : pas plus que ◀le▶ comédien qui représente Burrhus dans ◀le▶ Britannicus de Racine, ne mérite aucune récompense pour sa droiture dame et ◀la▶ candeur des conseils qu’il donne à Agrippine et à Néron : et que ◀le▶ comédien qui représente Narcisse parfait scélérat, ne mérite aucun châtiment ; parce que ni l’un ni l’autre n’ont rien dit ni rien fait qui ne fût ◀de▶ leur rôle, et pour parvenir à ◀la▶ catastrophe que Racine s’était proposée.
Il en est ainsi du reste. Si cette prédestination a lieu, notre rôle est forcé et nous ne sommes tous, sans exception, que des comédiens que Dieu introduit sur ◀le▶ théâtre du monde, et qu’il en retire quant il veut, après que nous y avons joué ◀le▶ rôle qu’il nous avait destiné. Cela reviendrait au Fatum des Latins ; mais cela ne convient nullement à notre religion.
Si cela était ainsi, il n’y aurait ni saints ni damnés et ni anges ni diables, si j’ose me servir ◀d’▶un terme si outré. Il faudrait supprimer, ou du moins on serait en droit ◀de▶ traiter ◀de▶ chimères toutes ◀les▶ religions ; particulièrement celles qui, comme ◀la▶ nôtre, ont ◀l’▶éternité en vue. Chacun pourrait au gré ◀de▶ son mauvais penchant voler, assassiner, empoisonner son prochain, et s’abandonner à toutes ◀les▶ horreurs ◀les▶ plus abominables. Tous ces crimes ne seraient plus ◀les▶ crimes des acteurs : ce seraient ceux ◀de▶ ◀la▶ nécessité ; et toutes ◀les▶ plus damnables actions ne rendraient pas un homme coupable devant Dieu, parce qu’il n’aurait fait que ce qu’il ne pouvait se dispenser ◀de▶ faire.
Quelle horrible impiété que cette croyance, qui ferait Dieu ◀l’▶auteur des crimes ◀les▶ plus abominables ! Peut-elle entrer dans ◀l’▶esprit ◀d’▶un homme, quand il n’aurait qu’un simple rayon ◀de▶ lumière naturelle ? Je rejette absolument cette prédestination à l’égard de ◀la▶ vie mortelle. À l’égard de ◀l’▶éternité, je ne ◀la▶ rejette ni ne ◀l’▶admets absolument. Je vois un larron au gibet, auquel ◀le▶ Sauveur dit qu’il sera ◀le▶ même jour avec lui dans ◀le▶ paradis : ces paroles me convainquent du salut étemel ◀de▶ ce larron ; elles me convainquent en même temps qu’il ne faut qu’un aveu sincère ◀de▶ ses péchés, accompagné ◀d’▶un vrai repentir ◀de▶ ◀les▶ avoir commis, pour effacer tous ◀les▶ crimes ◀de▶ ◀la▶ vie, et me convainquent aussi que ce repentir est un effet ◀de▶ ◀la▶ prédestination à ◀la▶ grâce gratuitement accordée à l’un, dans ◀le▶ même moment qu’elle est refusée à l’autre. Cela me convainc ◀de▶ ◀la▶ prédestination à ◀la▶ vie éternelle : j’y suis confirmé par saint Augustin, ce grand docteur ◀de▶ ◀la▶ grâce, dont il avait ressenti ◀les▶ effets dans lui-même. Je trouve dans ◀le▶ 28e chapitre ◀de▶ ses Soliloques, n. 3 où il parle des élus à salut, qui nequaquam perire possunt, quibus omnia coöperantur in bonum, etiam ipsa peccata. Je trouve aussi n. 4 du même chapitre, où il parle des prédestinés à damnation, quos praescivisti ad mortem aeternam, dit-il, parlant toujours à Dieu quibus omnia coöperantur in malum, et ipsa etiam oratio vertitur in peccatum.
Il ne se peut rien de plus fort sur ◀la▶ prédestination ; ◀le▶ mot elegisti, dont saint Augustin se sert, ◀l’▶emporte : cependant, tout cela peut s’accorder avec ◀le▶ libre arbitre, et ce même libre arbitre peut encore s’accorder avec ◀le▶ même saint Augustin, qui lui semble contraire, au 38e des Méditations n. 2 : Scio, dit-il, et certus sum quod vita nostra temerariis mortibus agitur, sed a te disponitur et gubernatur, qui semblent encore assurer que nous ne sommes pas ◀les▶ maîtres des actions ◀de▶ notre vie, puisque c’est Dieu qui ◀la▶ dispose et qui ◀la▶ gouverne.
Voici comme je raisonne pour accorder ensemble cette prétendue prédestination, que je rejette absolument, en tant que pure et simple prédestination, et en ◀la▶ rejetant j’admets et établis ◀la▶ libre disposition ◀de▶ nos actions sur terre, ce qui est en effet ◀le▶ libre arbitre qui nous laisse ◀le▶ choix volontaire et ne détermine point notre volonté entre ◀le▶ bien et ◀le▶ mal. J’admets avec saint Pierre ◀la▶ prescience ◀de▶ Dieu : secundum praescientiam Dei Patris, dit-il dans sa première, chapitre I, vers 2. ◀La▶ prédestination serait un effet ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀de▶ Dieu qui nous forcerait, et nous empêcherait ◀de▶ mériter ni récompense ni châtiment : c’est ce que je rejette, et en ◀la▶ rejetant j’admets ◀la▶ prescience ◀de▶ Dieu, parce qu’elle est véritablement du ressort ◀de▶ sa divinité à qui rien n’est caché, ni passé, ni présent, ni futur ; mais en admettant cette prescience, je ne lui attribue aucune vertu ni force qui nous oblige ◀d’▶agir, ni qui nous en empêche. Dieu, à qui rien n’est caché, sait ce que nous ferons ; mais il ne nous impose pas ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀le▶ faire, il n’empêche point un homme ◀d’▶agir en honnête homme, et ne ◀l’▶empêche point non plus ◀d’▶agir en scélérat, il lui laisse son libre arbitre et ◀le▶ choix et ◀le▶ pouvoir ◀de▶ faire bien ou mal, mais il ne lui impose point ◀la▶ nécessité ◀de▶ faire bien ou mal. Sa providence se sert du premier qui fait bien, pour manifester sa bonté ; et ◀de▶ celui qui fait mal, pour manifester sa justice. ◀Le▶ même saint Augustin me paraît convaincu ◀de▶ cette vérité, lorsqu’il dit dans sa 64e Homélie, Ne putetis esse in vanum malos in hoc mundo nam malus ita vivit ut corripiatur, vel ut per ipsum boni exerceantur. Que ◀de▶ choses encore à dire là-dessus ? Je m’en tais, et reviens à ◀la▶ grâce, dont je vas, selon mon sens, donner une comparaison non pour bonne, mais pour mienne.
Je regarde ◀la▶ grâce comme ◀le▶ soleil, qui éclaire également tout le monde. ◀Le▶ jour est composé ◀de▶ vingt-quatre heures : ◀la▶ zone torride où nous allons entrer ne jouit que pendant douze heures ◀de▶ ◀la▶ vue ◀de▶ cet astre, peu plus, peu moins, suivant son éloignement ou son approche ◀d’▶un tropique à l’autre. On a des jours ◀de▶ seize heures ◀de▶ soleil à Paris, ainsi ◀de▶ quatre heures plus que sous ◀la▶ zone torride ; mais en hiver, on y a des jours qui ne sont que ◀de▶ huit heures du soleil et ◀de▶ seize heures ◀de▶ nuit. Seize et huit, ou huit et seize, font toujours vingt-quatre : ainsi ◀le▶ soleil, en s’en retournant ◀l’▶hiver, ôte peu à peu ce que son approche avait donné peu à peu en été. ◀Les▶ peuples qui habitent sous ◀les▶ pôles sont privés ◀de▶ ◀la▶ présence du soleil pendant six mois ◀de▶ ◀l’▶année ; mais, pendant ◀les▶ autres six mois, ils jouissent ◀de▶ son aspect sans interruption. Ainsi, ◀de▶ quelque côté qu’on prenne ◀le▶ globe ◀de▶ ◀la▶ terre, et ◀les▶ peuples qui en habitent ◀la▶ superficie, chacun jouit également pendant une année, un jour portant l’autre, ◀de▶ douze heures ◀de▶ soleil visible et ◀de▶ douze heures ◀de▶ nuit, qui font ◀les▶ vingt-quatre dont ◀le▶ jour est composé.
Je regarde ◀la▶ grâce du même point de vue que je regarde ◀le▶ soleil (qu’on ne croie pas que je prétende me donner pour docteur). ◀Les▶ peuples sur lesquels cet astre darde ses rayons ◀les▶ font valoir pour leur utilité, soit pour leurs labours, leurs semences ou autres œuvres ◀de▶ leurs mains, selon son approche ou son éloignement ; mais à l’égard de sa présence elle est toujours également partagée dans différents temps.
Ne puis-je pas dire ◀la▶ même chose ◀de▶ ◀la▶ grâce ? Dieu ne ◀la▶ donne-t-il pas à tout le monde, quelquefois plus et quelquefois moins, de même que ◀le▶ soleil dispense ses rayons ? Je sais bien que c’est sa bonté qui nous donne ◀le▶ pouvoir et ◀le▶ faire, et que sans lui nous ne pouvons rien faire qui ne soit mauvais ; mais il veut que nous concourions avec lui à notre salut. Qu’un laboureur, par exemple, perde ◀le▶ temps ◀de▶ labourer à propos et ◀de▶ semer dans ◀le▶ temps convenable. sa récolte ne vaudra rien. N’en est-il pas de même ◀d’▶un pécheur, qui ne remue pas par un sévère examen ◀les▶ mauvaises inclinations ◀de▶ son cœur, qui ne ◀les▶ déracine pas, comme ce laboureur arrache ◀les▶ chardons ◀de▶ sa terre par son labour ? Dieu nous fait connaître ces chardons ◀de▶ notre cœur : n’est-ce pas là ◀le▶ soleil ◀de▶ ◀la▶ grâce, qui commence à vouloir fondre notre glace ? ◀La▶ raison instruit ce laboureur qu’il fait mal s’il perd ◀la▶ saison. ◀Le▶ Saint-Esprit ne nous dit-il pas que nous allons mal faire ? Car je pose en fait certain que, quelque endurci que soit un homme, il lui vient une secrète horreur ◀de▶ son péché avant que de ◀le▶ commettre. Cette horreur ◀de▶ son péché lui impose-t-elle ◀la▶ nécessité ◀de▶ ne ◀le▶ pas commettre ? Nullement : cette grâce lui laisse son libre arbitre et ne ◀le▶ détermine à aucun choix ; mais il en devient plus coupable lorsqu’il se détermine au mal. Ce laboureur a cultivé sa terre ; cultivons ◀la▶ grâce ; il donne ◀le▶ temps à son grain ◀de▶ prendre racine et ◀le▶ laisse fructifier ; laissons ◀la▶ grâce prendre racine dans nos cœurs et ◀l’▶y laissons fructifier, elle rapportera ◀de▶ bon fruit. Ce laboureur confie son grain à ◀la▶ chaleur du soleil, il ne ◀le▶ trouble en rien et arrache seulement ◀les▶ mauvaises herbes ; confions-nous au soleil ◀de▶ ◀la▶ grâce, il nous échauffera ◀d’▶autant plus promptement que nous déracinerons nos mauvaises habitudes et nos inclinations. Quand ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ moisson est venu, ce laboureur voit avec plaisir ce qu’il a pris sur lui multiplié au centuple ; confions-nous à ◀la▶ grâce, nos mauvaises habitudes diminueront, nos vertus augmenteront, et nous ferons comme ce laboureur une abondante moisson.
Voilà comme je conçois ◀la▶ grâce, et j’aime beaucoup mieux être sauvé par ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu que ◀de▶ savoir définir cette grâce. Je suis là-dessus comme Thomas a Kempis ou Jean Gerson (on croit que c’est ◀le▶ même) est sur ◀la▶ componction : Malo sentire compunctionem quam illius scire definitionem. ◀Les▶ disputes qui sont agitées depuis très longtemps n’ont servi qu’à embrouiller ◀la▶ matière sur ◀la▶ grâce efficace, suffisante, et une infinité ◀de▶ termes ◀de▶ ◀l’▶Ecole, que peu de gens entendent, et scandalisent bien du monde par ◀l’▶aigreur des disputants, et paraissent bien puériles à d’autres.
Scandalisent tout vrai chrétien :Qu’au salut elles ne font rien.
Quoiqu’il semble que j’aie voulu ici théologiser, je n’ai certainement songé à rien moins qu’à faire ◀le▶ théologien ni ◀le▶ docteur. Je n’ai jamais étudié cette sublime science ; et outre cela, je ne me flatte ◀d’▶aucune science : je me tiens heureux ◀de▶ recevoir avec humilité ◀les▶ dogmes ◀de▶ ◀la▶ foi ; plus heureux encore ◀de▶ ◀les▶ croire et ◀de▶ m’y soumettre. Mais toute ◀la▶ Sorbonne ensemble, MM. ◀de▶ Port-Royal, ◀les▶ jésuites, ne m’ôteront pas ◀de▶ ◀l’▶esprit que Jésus-Christ ne soit mort pour sauver tous ◀les▶ hommes, que sa grâce ne se soit répandue avec son sang pour tout ◀le▶ genre humain, et que comparant cette grâce surnaturelle avec ◀les▶ opérations journalières du soleil, tous ◀les▶ hommes n’en aient été partagés : et tant pis pour ceux qui en auront fait un mauvais usage, ◀d’▶autant plus criminels qu’ils connaissent eux-mêmes, ou du moins qu’ils doivent connaître par ◀le▶ seul rapport ◀de▶ leur intelligence, ◀l’▶abus qu’ils font journellement des inspirations du Saint-Esprit, qui ne sont autre chose que ◀la▶ grâce qui parle intérieurement à leur cœur, et à laquelle ils résistent.
Ne nous attendons point à cette grâce efficace, qui nous impose ◀la▶ nécessité ◀de▶ notre conversion, et à laquelle il est impossible ◀de▶ résister. Tant pis pour ceux qui comptent qu’elle descendra sur eux à ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ mort. Je ne conseille à personne ◀de▶ s’y fier ; et je ne vois pas que Dieu ait jamais prodigué cette grâce efficace nécessitante et impérative, puisqu’il ne ◀l’▶a accordée que deux fois. Je n’ignore pas qu’on ne mette ◀la▶ Madeleine, ◀la▶ Samaritaine, et quantité d’autres au nombre ◀de▶ ceux qui ont été convertis par ◀la▶ grâce efficace. Je regarde ces conversions comme des effets des remontrances du Sauveur, et non pas comme des coups ◀de▶ ◀la▶ grâce efficace comme je ◀l’▶entends ; et je répète qu’il ne me paraît pas que Dieu s’en soit servi que deux fois. La première, à l’égard du larron. Je regarde là-dessus ◀le▶ Sauveur comme un roi qui rentre triomphant dans un royaume qui lui appartient, et qu’il a pourtant été obligé ◀de▶ conquérir. Pour marquer son autorité souveraine, il traîne à sa suite un criminel repentant, et en laisse un autre endurci. Ce criminel repentant me paraît un coup ◀de▶ ◀la▶ grâce efficace qui détruit tout ce qui s’oppose à son effet ; et ◀la▶ réprobation me paraît dans ◀le▶ mépris que l’autre larron en fait. Voilà mon système établi sur ◀la▶ grâce : ◀le▶ bon larron s’y soumet et jouit ◀de▶ son fruit ; l’autre ◀la▶ méprise, nonobstant ◀la▶ voix du Saint-Esprit qui s’expliquait par ◀la▶ bouche ◀de▶ son camarade, et est privé ◀de▶ ◀la▶ vie éternelle.
N’est-ce pas là un exemple vif et pénétrant que ◀la▶ grâce descend sur tous ◀les▶ hommes, mais qu’elle ne ◀les▶ contraint point, puisque ◀de▶ deux larrons, l’un s’y soumit, et l’autre ◀la▶ rejeta ? Je tonde là-dessus ◀le▶ bon ou ◀le▶ mauvais usage que nous faisons, ou que nous pouvons faire, ◀de▶ ◀la▶ grâce. Elle devint efficace pour l’un, parce qu’il s’y soumit et qu’il ne lui put résister, ou ne lui résista pas ; et devint infructueuse à l’autre, qui ◀la▶ méprisa.
À l’égard de ◀l’▶efficacité ◀de▶ cette grâce, c’est un effet ◀de▶ ◀la▶ bonté du Sauveur ◀de▶ ◀l’▶avoir accordée telle. C’est un exemple qu’il laisse aux pêcheurs pour ne se point désespérer ; mais très malheureux qui s’y fie ! Dieu ne s’est point obligé ◀d’▶accorder cette grâce à tout le monde : son Evangile, et surtout ◀les▶ Paraboles qui y sont contenues, n’annoncent rien plus précisément que ◀de▶ se tenir toujours prêt à ◀la▶ mort, et prononcent des malédictions contre ceux qui n’en préviendront pas ◀le▶ moment. La plupart des hommes vivent-ils comme prêts à mourir ? Tanquam semper victuri vivimus… S. Aug..
La seconde occasion où Dieu a fait voir sa grâce efficace, c’est dans saint Paul, que du plus ardent persécuteur des chrétiens il rendit un vase ◀d’▶élection, et ◀l’▶apôtre des gentils ; mais, si j’ose ◀le▶ dire, Dieu ne venait que ◀de▶ monter au ciel, il avait laissé son Église tremblante, et non que ◀les▶ Apôtres, chefs ◀de▶ ◀l’▶Église, tremblassent ; ce serait une impiété ◀de▶ ◀le▶ croire, et même ◀de▶ ◀le▶ penser. ◀Le▶ Sauveur avait prié pour eux tous, et pour elle, en priant pour saint Pierre, et tous avaient reçu ◀le▶ Saint-Esprit, et en étaient remplis. ◀La▶ foi ◀de▶ ◀l’▶Église était vive ; et quand j’ai dit que cette Église était tremblante, j’ai seulement prétendu dire que ◀les▶ nouveaux convertis, et ceux qui étaient prêts à se convertir, pouvaient trembler à ◀l’▶aspect des supplices horribles auxquels ◀l’▶Église naissante a été assujettie. Ainsi, pour affermir ◀les▶ uns et ◀les▶ autres, Dieu eut ◀la▶ bonté ◀de▶ convertir saint Paul. Il cherchait ◀les▶ chrétiens pour ◀les▶ livrer à leurs tyrans et leurs bourreaux. Dieu ◀le▶ frappe ◀d’▶un coup ◀de▶ sa grâce efficace et impérative, jusqu’à lui dire, Il t’est dur ◀de▶ regimber contre ◀l’▶éperon ; et ◀le▶ réduit enfin à dire : Seigneur, que vous plaît-il que je fasse ? Voilà ◀l’▶effet ◀de▶ ◀la▶ grâce efficace, elle impose ◀la▶ nécessité ◀d’▶agir. Ce n’est plus ◀l’▶homme qui agit : c’est Dieu qui agit dans lui, et par lui ; et il ne se sert ◀de▶ ◀l’▶homme que comme ◀d’▶un instrument pour glorifier sa puissance.
C’est ainsi que je conçois ◀la▶ grâce efficace et triomphante par elle-même sans ◀le▶ secours ◀de▶ ◀l’▶homme ; mais Dieu ne ◀la▶ prodigue pas, et ne ◀la▶ verse pas sur tout le monde. Il veut ◀le▶ salut ◀de▶ tous ◀les▶ hommes en général, et ◀de▶ chacun en particulier ; mais il ne ◀le▶ veut pas ◀d’▶une volonté absolue : il veut aussi que chacun y contribue ◀de▶ sa part ; et c’est dans ce sens que ◀le▶ même saint Augustin dit que Dieu qui nous a faits sans nous ne peut pas nous sauver sans nous. Il nous partage à tous sa grâce ; mais il nous laisse ◀les▶ maîtres ◀d’▶en faire un bon ou un mauvais usage, il nous en laisse ◀le▶ choix : il meut notre volonté par ◀les▶ inspirations que ◀le▶ Saint-Esprit nous donne, mais il ne ◀la▶ détermine pas. Il n’y a que ◀la▶ grâce efficace qui ◀la▶ force ; mais Dieu s’est-il engagé ◀de▶ ◀la▶ verser sur tous ◀les▶ hommes ? Serait-il même ◀de▶ sa justice ◀de▶ ◀la▶ verser ? Quoi ! un homme qui aura toujours vécu en scélérat complet, qui aura sacrifié à sa fortune et à son ambition une infinité ◀de▶ peuples, qui aura écrasé ◀la▶ veuve et ◀l’▶orphelin, qui n’aura point connu ◀d’▶autre Dieu que lui-même, qui par ses avis et ses exactions aura arraché ◀le▶ pain ◀de▶ ◀la▶ main et précipité dans ◀la▶ misère des provinces entières, qui aura résisté à ◀la▶ grâce qui lui faisait intérieurement connaître ses iniquités, sera assez heureux pour être frappé à ◀la▶ mort ◀d’▶un coup impératif ◀de▶ ◀la▶ grâce efficace ? Certainement, cette grâce est un pur don ◀de▶ Dieu ; mais on ne voit plus ◀de▶ Pierre Allais : Dieu peut accorder cette grâce aux autres ; mais ◀la▶ confiance que ◀les▶ pécheurs y mettraient ferait tort à sa justice, et cette confiance lui serait injurieuse.
Voilà ◀le▶ point de vue dont je regarde ◀la▶ grâce : c’est à nous à nous servir des premiers avertissements qu’elle donne intérieurement à nos cœurs et à notre conscience ; mais, si nous ◀les▶ négligeons, songeons ◀d’▶en prévoir ◀les▶ suites : quod si neglixerimus ad emendationem, tarditatem pœnae supplicii gravitate compensaba, dit encore saint Augustin. Cela me fait souvenir des beaux vers que dit Néarque à Polyeucte, lorsqu’il veut reculer son baptême au jour suivant :
Ce Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâceNe descend pas toujours avec même efficace ;Ces moments précieux, que perdent nos longueurs,Amollissent ces traits qui pénètrent nos cœurs,Et ces traits fortunés, qui nous portaient au bien,Tombent sur un rocher, et n’opèrent plus rien.
J’ignore si M. Corneille, lorsqu’il a fait ces vers, songeait lui-même à définir ◀la▶ grâce ; mais je sais que c’est ◀la▶ plus belle, et à mon sens ◀la▶ plus juste définition que j’en aie jamais vue. Après cela, je ne me donne pas pour un grand connaisseur, et encore moins pour docteur.
Si ce journal-ci continue comme il commence, je ne suis pas au bout de mes écritures, ni ceux qui ◀le▶ liront au bout de leur lecture, supposé qu’ils se donnent ◀la▶ peine ◀de▶ tout lire. Si on s’ennuie, il n’y a qu’à ◀le▶ laisser ; mais je ne m’ennuie point à m’entretenir moi-même. Je pourrais pour ma justification apporter des raisons qui prouveraient qu’il est nécessaire que je m’occupe à quelque chose. Je jette mes idées sur ◀le▶ papier : je pourrais peut-être faire pis ; du moins jusqu’à ce que ◀le▶ voyage plus avancé m’offre des occasions pour entretenir autrui. Je me fais une nécessité ◀de▶ consommer ◀le▶ temps ; et comment en remplirais-je ◀les▶ moments, sans plume ou sans livre ? Je ne fume ni ne joue. C’est ◀l’▶occupation des marins, à ce qu’on dit : j’en conviens pour ◀les▶ autres ; mais ce n’est pas la mienne. Combien passerais-je ◀de▶ moments inutiles, si ma plume et mon papier n’en remplissaient pas ◀le▶ vide ? Compte-t-on pour rien ◀les▶ idées tumultueuses et confuses qui frappent ◀l’▶esprit, lorsqu’il est livré à lui-même ? Je cesse ◀d’▶écrire, parce que je vas souper, et que je ne vois plus goutte. Demain, j’en dirai d’autres qui peut-être ne vaudront pas mieux que ce qu’on a lu. Ex eadem fonte pares aquae. C’est Quintilien qui ◀le▶ dit, ce n’est pas moi, et je trouve qu’il a raison.
Du vendredi 10 mars 1690
Avant que ◀d’▶entrer en matière dont je laissai hier ◀le▶ canevas tout propre à être brodé, je dirai que cette nuit nous avons dépassé ◀le▶ tropique du Cancer. (Ce mot ◀de▶ dépasser est matelot ; je m’en sers parce qu’il me paraît très expressif). Combien ◀de▶ gens par toute terre voudraient être quittes ◀de▶ leurs cancers ? Je ◀les▶ y laisse : cela m’offre une idée trop infâme pour m’y arrêter. ◀Les▶ cartes mettent ce tropique à vingt-trois degrés et demi Nord ; mais elles ne disent pas que, quoique ◀le▶ soleil soit encore aujourd’hui par-delà ◀la
▶Ligne, nous n’en sommes éloignés que ◀de▶ vingt-quatre degrés, et que nous sentons une chaleur très forte. Je n’ai point cette année senti aucune douceur du printemps : j’ai senti un froid terrible à ◀la▶ rade ◀de▶ Groix : en trois jours nous sommes passés dans une zone tempérée ; et trois autres jours ensuite, dans une température si chaude que, si je m’en étais cru, je me serais mis tout nu ; et cette chaleur augmente ◀de▶ jour en jour.
◀La▶ longitude est toujours ◀la▶ même à quatorze minutes plus Ouest. Nous allons chercher ◀la▶ hauteur du Cap-Vert, pour aller ensuite ◀le▶ plein Ouest à Saint-Yago. ◀Le▶ vent toujours bon.
Ce matin ◀l’▶Amiral a mis en panne, c’est-à-dire vent devant. On ne savait ce qu’il voulait faire ; mais six coups ◀de▶ canon lâchés ◀de▶ demi-quart ◀d’▶heure en demi-quart ◀d’▶heure nous ont indiqué ◀la▶ mort ◀d’▶un mandarin. Vent devant, et six coups pour un mandarin ! Que ferait-on pour un général ? Deux coups ◀de▶ canon suffiraient ; et on croit que ◀la▶ présence du père Tachard a été cause des quatre autres, qui ont honoré ◀la▶ sépulture que ◀le▶ mandarin s’est faite lui-même deux boulets aux pieds, à ◀la▶ Marine.
Ces sortes ◀de▶ retardements nous chagrinent, parce que nous sommes toujours obligés ◀d’▶attendre ◀les▶ autres et ◀de▶ porter bien moins ◀de▶ voiles qu’eux. Notre vaisseau étant ◀le▶ meilleur voilier ◀de▶ ◀l’▶escadre, s’il était seul, nous serions à plus ◀de▶ cinq cents lieues ◀de▶ ◀l’▶avant. M. Hurtain, M. de La Chassée et moi venons de boire à ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶âme du défunt mandarin. ◀Le▶ rendez-vous est repris à ◀l’▶issue du quart ◀de▶ ◀l’▶aube du soir, c’est-à-dire une bonne demi-heure après souper, pour boire chacun la mienne. Je me sers des termes ◀de▶ frère Jean des Entommeures, à ce que dit M. de La Chassée ; car pour moi, je ne me souviens point ◀de▶ ◀l’▶avoir ni vu, ni lu dans mon Rabelais. Il n’importe, nous boirons chacun la mienne, ou chacun ◀la▶ nôtre, ou si ◀le▶ lecteur veut, chacun la sienne. Votre santé y sera mêlée ; et j’ai un quartier ◀de▶ dinde à ◀la▶ daube, qui ne fera point ◀de▶ déshonneur à ◀la▶ compagnie, et qui au contraire y tiendra appétissamment sa place.
Que ◀de▶ bagatelles j’offre à un homme comme vous, dont ◀les▶ moments sont si précieux ! Chargez-en ◀l’▶inutilité où je suis, ◀l’▶activité ◀de▶ mon esprit qui veut être occupé ; mais pardonnez-◀les▶ à mon cœur. Il me suffit ◀de▶ me mettre dans ◀la▶ grande chambre du vaisseau à une fenêtre, ou au haut ◀de▶ ◀la▶ dunette, ou à un des sabords ◀de▶ ◀l’▶arrière dans ◀la▶ sainte-barbe, et ◀de▶ regarder ◀le▶ gouvernail du navire, pour me jeter dans une méditation profonde et pour m’inspirer une espèce ◀de▶ mélancolie qui jusqu’ici m’a été inconnue. Je me suis plusieurs fois arrêté sur cet objet dans mes voyages au Canada, aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, dans ◀le▶ Nord et dans ◀l’▶Archipel ; mais jamais mon esprit n’a été frappé des idées dont il est présentement accablé. Je regardais ◀les▶ mouvements ◀de▶ ◀l’▶eau autour du gouvernail comme ◀de▶ simples effets naturels ◀d’▶une eau repoussée ou retenue ; mon esprit n’allait pas plus loin et se bornait à une petite rêverie qui ne prenait rien sur sa tranquillité. Présentement, je regarde ces mêmes agitations ◀de▶ ◀l’▶eau comme une peinture et une image ◀de▶ ◀la▶ vie. Plus j’y fais ◀de▶ réflexion, plus j’y reconnais ◀de▶ rapport. ◀D’▶où vient que ce qui me paraissait autrefois très indifférent ne m’offre à présent qu’une matière ◀de▶ réflexions sérieuses ? Suis-je changé ? Mon esprit n’est-il plus ◀le▶ même ? Et pourquoi ce qui faisait autrefois un ◀de▶ mes plaisirs fait-il présentement ◀le▶ sujet ◀de▶ ma tristesse ? Est-ce un effet ◀de▶ ◀l’▶âge ? Non : je suis dans ◀la▶ force ◀de▶ cet âge, et n’ai point encore atteint celui ◀de▶ maturité. Est-ce un effet ◀de▶ ◀la▶ débilité ◀de▶ mon corps ? Non : je suis plus robuste que jamais. Est-ce un effet ◀de▶ quelque maladie ? Non : je n’ai jamais été malade que ◀de▶ blessures, dont ◀le▶ mal a cessé avec ◀la▶ douleur ; et je jouis ◀d’▶une santé parfaite. ◀D’▶où vient donc ce changement que je remarque en moi ? J’ai beau y chercher une cause extérieure, je n’y en trouve point : il faut donc que ◀la▶ cause ◀de▶ ce changement soit en moi-même ; mais ◀d’▶où vient-elle ? À l’égard de mon corps, je puis dire comme Jodelet prince ◀de▶ Scarron,
...Je me tâte et retâte,
Ne serait-ce point que mon esprit se rappelle à lui-même, et que, fatigué des dissipations qui ◀l’▶ont jusqu’ici vainement occupé, il use du repos où il se trouve pour découvrir ce qu’il était avant que ◀d’▶animer mon corps où il est à présent ; pour réfléchir sur ce qu’il fait dans ce même corps, et ce qu’il fera quand il ne ◀l’▶animera plus ? Je ne distingue point ici ◀l’▶esprit d’avec ◀l’▶âme ; je ◀les▶ confonds ensemble ; et lorsque je parle ◀de▶ l’un, j’entends aussi parler ◀de▶ l’autre. Notre âme est un élixir ◀de▶ ◀la▶ divinité, ou, si ◀l’▶on veut, une émanation : Dieu ◀l’▶a formée et créée ◀de▶ toute éternité, et ◀l’▶a mise en place lorsqu’il ◀l’▶a voulu. Qu’a fait cette âme depuis sa création jusqu’à ma formation, qu’elle est venue animer ma matière ? Où était-elle, et où ira-t-elle, lorsqu’elle sortira ◀de▶ ce corps qu’elle anime, et quod gesto, pour me servir des termes ◀de▶ saint Bernard ? Tout ce furieux espace du passé, cet espace immense ◀de▶ ◀l’▶avenir, qui ne sont réunis ensemble à l’égard de mon âme que par ◀le▶ peu de jours que je suis, très inutilement, sur terre, me plongent également dans une obscurité dont je ne puis pénétrer ni ◀le▶ principe, ni ◀le▶ progrès, ni ◀la▶ fin. Saint Bernard dit, chapitre IX ◀de▶ ses Méditations : Nihil est in me, corde meo fugacius, in se ipso non potest consistere, hac et illac discurrit. J’éprouve dans moi cette vérité, et me convaincs moi-même que Jésus-Christ a donné ◀de▶ ◀l’▶homme ◀la▶ peinture ◀la▶ plus frappante lorsqu’il dit Vae soli. En effet, ◀l’▶homme n’a point de plus grand ennemi que lui-même lorsqu’il se livre aux divagations ◀de▶ son esprit. ◀L’▶Espagnol a trouvé très juste ◀le▶ point et ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶esprit humain, lorsqu’il dit, Guarda me Dios ◀de▶ me. Mon Dieu, gardez-moi ◀de▶ moi-même. Je ◀le▶ répète : ◀l’▶homme est à lui-même son plus cruel ennemi dans une solitude. ◀L’▶exemple des chartreux me ◀le▶ prouve. Ceux ◀de▶ Paris disent que ◀l’▶année n’est pas mauvaise quand il n’y en a que douze d’entre eux qui s’étranglent. Cet ordre, ◀les▶ Camaldules, Notre-Dame ◀de▶ ◀la▶ Trappe, ◀de▶ Saint-Bernard, et ◀les▶ autres ordres solitaires, attirent mon admiration, mais non mon approbation : ils passent ◀l’▶homme ◀de▶ trop loin.
◀La▶ vue du gouvernail du vaisseau me présente une infinité ◀de▶ sujets ◀de▶ réflexions : mon esprit s’y attache et suit celle dont il est ◀le▶ plus frappé ; et si je n’étais distrait par leur propre confusion ou par quelque secours étranger, j’approfondirais ◀la▶ matière autant que ma faible lumière pourrait s’étendre : mais je ne me persuaderais pas que ◀la▶ fin et ◀le▶ terme ◀de▶ mes réflexions fussent des conclusions certaines. Telle est sur ◀la▶ nature ◀la▶ faible connaissance ◀de▶ ◀l’▶homme. Sa plus forte et sa plus profonde spéculation ou méditation ◀le▶ ramène malgré lui à ce que disait M. Grandin, doyen ◀de▶ Sorbonne, et l’un des plus savants hommes du monde, Unum scio, quod nihil scio. Aristote, que ◀l’▶École reconnaît pour ◀le▶ prince des philosophes, n’est-il pas mort dans ces sentiments ? Ne dit-il pas en mourant, nudus veni, incertus vixi, dubius morior, Ens Entium miserere mei ? C’était un païen qui parlait, uniquement conduit par ◀la▶ lumière naturelle.
Un chrétien qui présentement raisonnerait de même passerait pour un athée. Aristote ne ◀l’▶était pourtant pas puisqu’il reconnaissait un Être des êtres ; et cet Être des êtres n’est autre chose que Dieu. Je me souviens même ◀d’▶avoir lu que ce fut lui qui érigea dans Athènes cet autel au Dieu inconnu, que saint Paul annonça dans ◀la▶ synagogue être ◀le▶ Messie, Act., chap. XVII. Depuis Aristote, ce Dieu qui lui était inconnu a pris chair humaine, et a opéré notre salut. Sa divine morale suffit pour régler nos mœurs : notre raison renonce à elle-même pour se soumettre à ◀la▶ foi des mystères ; mais notre esprit reste toujours dans ◀l’▶incertitude sur ce qui regarde ◀la▶ nature : et plus il y a ◀de▶ gens qui ◀l’▶étudient et qui écrivent leurs observations et plus ◀l’▶obscurité s’épaissit.
Je remets à demain à faire part ◀de▶ ce que j’ai entendu à Amsterdam en 1682, lorsque j’y allai avec M. Bergier acheter ◀le▶ navire ◀le▶ Regnard, pour ◀la▶ Compagnie ◀de▶ ◀l’▶Acadie. Je dois m’en souvenir puisque tout mon bien y fut employé, et que j’ai tout perdu depuis par ◀la▶ guerre où nous sommes encore engagés ; ◀les▶ Anglais ayant pris nos vaisseaux, nos marchandises et notre fort. Que ◀le▶ diable ◀les▶ puisse tous emporter ! Que m’importe à moi et aux autres commerçants que leur roi s’appelle Jacques ou Guillaume ? Je finis avec ◀le▶ jour, bien persuadé qu’après ◀le▶ souper j’aurai visite ; MM. Hurtain et ◀La▶ ◀Chassée▶ ne sont pas gens à manquer au rendez-vous.
Du samedi 11 mars 1690
Je donnai hier au soir parole, je vas ◀la▶ tenir ; mais je dirai auparavant que mes convives m’ont tenu ◀la▶ leur, et qu’hier au soir au lieu de trois bouteilles nous en vidâmes quatre, dont la dernière fut bue à votre intention. ◀Le▶ soleil n’est pas levé, je sacrifie toute ◀la▶ journée, bien persuadé qu’elle m’est nécessaire pour écrire ce qu’on va lire.
Pour savoir à quelle occasion ce discours fut prononcé, il faut savoir que celui qui ◀le▶ fit était ◀d’▶une société ◀de▶ gens ◀de▶ lettres et ◀d’▶esprit, qui s’assemblaient deux fois ◀la▶ semaine, et qu’après avoir tiré au sort ◀les▶ thèmes ◀de▶ leurs conférences, chacun faisait un discours sur ◀le▶ sujet qui lui était échu, sans pouvoir ◀le▶ changer avec un autre. Il avait un temps fixe pour s’y préparer, tantôt huit, tantôt quinze jours et trois semaines ; mais cela ne passait pas ◀le▶ mois.
Celui ◀de▶ ◀l’▶éternité tomba à un abbé ◀de▶ ma connaissance, avec qui j’avais fait mes études et suivi ◀les▶ mêmes classes au collège ◀de▶ ◀la▶ Marche. Il me mena à leurs assemblées et j’y fus honnêtement reçu, non seulement comme Français, mais aussi parce qu’un autre d’entre eux m’aimait. On va voir comment cet abbé s’acquitta ◀de▶ son discours, autant que ◀la▶ mémoire a pu me ◀le▶ rappeler ; car ces messieurs n’écrivaient rien, et n’ont jamais voulu donner rien au public : en quoi ils ont certainement fait bien du tort aux curieux et à ◀la▶ république des lettres ; ce que je puis dire avec ◀d’▶autant plus ◀d’▶assurance que j’ai été présent à quatre ◀de▶ leurs assemblées.
Ce qu’on va lire n’est qu’une simple idée du discours qui fut fait, qui me parut si beau, si juste, et si je puis ◀le▶ dire si pathétique que je crus ne pas perdre mon temps ◀d’▶écrire ◀le▶ soir en mon particulier ◀l’▶idée ◀de▶ ce discours que j’avais entendu prononcer ◀l’▶après-midi. Voici donc copie du brouillon que j’en fis ; brouillon, que je vas déchirer après que je ◀l’▶aurai remis plus en ordre et mieux suivi.
Messieurs,
En m’imposant ◀la▶ nécessité ◀de▶ parler sur ◀l’▶éternité, vous avez trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ me plonger dans un abîme sans rive, ni superficie, ni fond : en effet, si nous avions une notion ou même une simple idée du commencement ◀de▶ cette éternité, elle pourrait nous donner aussi une idée ◀de▶ sa fin ; mais si nous en concevions ◀le▶ commencement et que nous pussions porter nos idées jusqu’à sa fin, elle ne serait plus éternité pour nous ; parce que cette éternité n’est susceptible ◀d’▶aucune extrémité : et c’est pour cela que ◀la▶ plus juste comparaison que nous en pouvons faire est celle ◀d’▶un cercle parfaitement rond, qui paraît toujours dans son milieu ◀de▶ quelque côté qu’on ◀l’▶incline, mais dont aussi on ne peut distinguer ni ◀le▶ commencement ni ◀la▶ fin.
Je crois, messieurs, que ce mot ◀d’▶éternité est un mot qui, quoique usité parmi ◀les▶ hommes, ne peut pas être défini ; que tous ◀les▶ termes ◀les▶ plus expressifs et ◀les▶ plus énergiques, ◀la▶ raison, ni ◀l’▶esprit ◀le▶ plus abstrait, ne peuvent comprendre, bien loin de pouvoir ◀l’▶exprimer : en un mot, je crois que ce terme, ou ce mot ◀d’▶éternité, est bien plus propre à embarrasser nos spéculations que ◀d’▶en déterminer ◀l’▶objet ; et je ◀le▶ crois ◀d’▶autant plus que pour ◀le▶ faire comprendre nous sommes, comme j’ai dit, obligés ◀d’▶avoir recours à nos sens extérieurs dans ◀l’▶exemple ◀d’▶un cercle et nous servir pour ◀l’▶exprimer des termes vulgaires, que c’est un temps qui n’a ni commencement ni fin. C’est ainsi que nous nous formons ◀l’▶idée confuse ◀de▶ ◀l’▶éternité : mais ◀l’▶esprit n’en est point satisfait, parce qu’il n’y trouve pas ◀la▶ définition ◀de▶ ◀l’▶essence ◀de▶ cette éternité, et que cette manière ◀de▶ ◀l’▶exprimer lui paraît trop vague et trop populaire pour lever ni résoudre ◀les▶ obscurités dont elle est enveloppée, ni pour lui donner à lui-même ◀de▶ quoi se remplir, ne trouvant rien dans lui qui puisse remplir cet espace immense ◀de▶ temps qu’il ne comprend pas.
Nous sommes convenus, messieurs, ◀de▶ rejeter absolument ◀de▶ nos conférences tous ◀les▶ préjugés tels qu’ils puissent être, soit qu’ils proviennent ◀de▶ notre enfance, ◀de▶ notre éducation, ◀de▶ nos études tant sur ◀les▶ Écritures que sur ◀la▶ religion, et ◀de▶ nous en tenir seulement aux simples connaissances que ◀la▶ nature, notre existence, ou autres objets visibles, nous donnent.
Cela posé, je ne prétends point, par ce que je vas dire, donner aucune atteinte aux vérités du christianisme. À Dieu ne plaise qu’une pensée si impie me touche, je révère ◀les▶ Livres sacrés, et je suis convaincu que ◀le▶ Sauveur en a rempli et accompli ◀les▶ prophéties. Ainsi, ne parlons que physiquement. Je ne feindrai point ◀de▶ dire que Pythagore seul entre tous ◀les▶ philosophes a bien connu et exprimé ◀l’▶immensité et ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu par ◀les▶ nombres innombrables. Par quel terme ◀le▶ définissons-nous dans ◀les▶ Écoles si ce n’est par son immensité ? (Ce que je dis n’a aucun rapport à ses attributs ◀de▶ suprêmement bon et juste ; j’y reviendrai dans ◀la▶ suite. ) Certainement, si nous pouvions définir Dieu et son essence, nous définirions aussi cette éternité qui est ◀l’▶objet ◀de▶ nos recherches ; mais ◀les▶ lumières ◀de▶ ◀l’▶homme sont trop bornées pour y parvenir. Nous ne sommes tous que des êtres finis, et par conséquent incapables ◀de▶ monter à ◀la▶ parfaite connaissance ◀de▶ ◀l’▶Être infini. Cet Être infini n’est connaissable qu’à lui-même ; et nous ne pouvons, sans un orgueil téméraire, nous flatter ◀de▶ connaître, ni même entreprendre ◀de▶ connaître, ce que sa sagesse et sa bonté pour nous ont voulu nous cacher. Non est vestrum noscere tempora, vel momenta : quae Pater posuit in sua potestate, dit Jésus-Christ à ses apôtres, Act., I. 7.
Avant que de poursuivre sur Pythagore, je crois devoir vous faire souvenir, messieurs, ◀de▶ nos nouveaux philosophes et astronomes. Je me contente ◀de▶ ◀les▶ nommer ici ; je ◀les▶ introduirai dans ◀la▶ suite. Pythagore donne tout à fait dans ◀la▶ métempsycose ; c’est-à-dire qu’il croit que ◀l’▶âme ◀d’▶un homme mourant va animer ◀le▶ corps ◀d’▶un enfant naissant. Tous ◀les▶ peuples idolâtres des Indes suivent encore cette opinion. Ce que Lucain dit, dans son premier livre ◀de▶ ◀la▶ Pharsale, prouve que ◀les▶ druides anciens prêtres des Gaules ◀la▶ suivaient, et fait entendre que c’était sur cette croyance que nos anciens Gaulois tenaient pour infâme ou pour lâche celui qui ne méprisait pas ◀la▶ mort, puisque ◀la▶ vie lui devait être rendue. Ce n’était point par ◀la▶ résurrection que ces druides et leurs sectateurs espéraient ◀le▶ retour à ◀la▶ vie ; et ce ne pouvait être que par ◀la▶ transmigration ◀d’▶une âme dans un autre corps. ◀Les▶ vers ◀de▶ Lucain sont trop exprès pour n’être pas rapportés. Il parle des druides.
Vobis auctoribus, umbraeNon tacitas Erebi Sedes, Ditisque profundiPallida regna petunt : régit idem spiritus artusOrbe alio ; longae (canitis si cognita) vitaeMors media est. Certè Populi, quos despicit Arctos,Felices errore suo, quos ille timorumMaximus haud urget Leti metus. Inde ruendiIn ferrum mens prona viris, animaeque capacesMortis : et ignavum rediturae parcere vitae.Cela prouve ◀l’▶antiquité ◀de▶ cette métempsycose, et que plusieurs peuples ◀l’▶ont crue. Pythagore n’en est point ◀l’▶auteur, mais il ◀la▶ croyait et prétendait avoir été au siège ◀de▶ Troie, sous ◀le▶ nom ◀d’▶Euphorbe.
Tous ◀les▶ peuples du monde croient ◀l’▶âme immortelle, qu’elle a toujours existé et qu’elle existera toujours. Nous ◀le▶ croyons comme eux ; mais où placer cette immortalité ? Sera-ce dans ◀le▶ sang ? Sera-ce dans ◀le▶ corps ? Non : tout y est corruptible. Pulvis sunt et in pulverem revertentur ; et, par conséquent n’ont rien ◀de▶ commun avec ◀l’▶âme quant à ◀l’▶essence. Elle est un simple souffle, ou une émanation ◀d’▶un être incorruptible, qui ne peut avoir rien ◀d’▶homogène avec ce qui peut être et est en effet corrompu ; deux contraires pouvant bien former un composé, mais non une même essence.
Où mettre donc cette immortalité ◀de▶ ◀l’▶âme, si ce n’est dans ◀l’▶âme même ? Mais où a-t-elle existé pendant tout ◀l’▶espace ◀de▶ ◀l’▶éternité passée ; et où existera-t-elle pendant ◀l’▶éternité future ? Je reviens encore à Pythagore, et vas me servir des nouveaux systèmes des astronomes. Pythagore croyait ◀l’▶immortalité ◀de▶ ◀l’▶âme : il ajoute son passage du corps ◀d’▶un mourant dans celui ◀d’▶un naissant. Lucain s’en explique assez sans que je ◀le▶ commente ; et c’est ce qu’on appelle métempsycose. Je ne m’arrêterai point sur ◀les▶ disputes des écoles au sujet de ◀l’▶état où cette âme reste comme morte, ou du moins assoupie avec ◀le▶ corps, jusqu’au jugement final. Je ne parlerai pas même ◀de▶ ◀l’▶opinion du pape Jean XXII, parce qu’il s’en rétracta comme pape, disant qu’il ne ◀l’▶avait proposée que comme docteur particulier. J’en reviens à Pythagore, qui met cette âme dans un état ◀de▶ mouvement perpétuel en ◀la▶ faisant passer ◀d’▶un corps dans un autre. Joignons à ce sentiment du plus grand philosophe ◀de▶ ◀l’▶Antiquité celui des astronomes modernes, qui prétendent que toutes ◀les▶ étoiles qui sont au ciel, même celles qui composent ◀le▶ fleuve Héridan, ou ◀la▶ voie lactée, que ◀le▶ bas-peuple nomme ◀le▶ chemin ◀de▶ Saint-Jacques, sont tout autant ◀de▶ mondes différents et distingués l’un ◀de▶ l’autre ; et tâchons en même temps ◀de▶ concilier tous ces sentiments ensemble, et même avec notre religion, quoique tout lui paraisse opposé.
Cette éternité, que toute notre spéculation ne peut pas comprendre, doit être réunie dans Dieu. C’est lui seul qui est éternel ; mais il a créé et mis en œuvre toutes choses dans ◀les▶ temps différents que sa sagesse ◀l’▶a voulu. ◀L’▶Éternité attribuée au monde par Épicure, son concours ◀d’▶atomes pour ◀la▶ formation des individus, sont des visions si ridicules qu’il ne faut aucun raisonnement pour ◀les▶ détruire : ◀le▶ seul sens commun y suffit ; et en effet est-il vraisemblable que ◀le▶ hasard seul eût fait un assemblage ◀d’▶atomes assez nombreux et assez bien rangés pour composer tout ◀d’▶un coup ◀l’▶économie du corps humain mâle ; et que dans ◀le▶ même temps, et ◀le▶ même lieu, il s’en fût fait un autre pour ◀la▶ composition du corps ◀d’▶une femme ? Que ces atomes eussent été animés par leur propre chaleur, que cette chaleur eût atteint ce degré juste qui convient au cœur, au sang et aux parties propres à ◀la▶ génération, et que ces parties eussent été assez bien arrangées pour former leur semblable ? Ce système est tellement éloigné ◀de▶ ◀la▶ raison qu’il en est absurde. J’écoute avec plaisir Épicure, lorsqu’il parle ◀de▶ ◀la▶ vraie volupté, ◀de▶ ◀la▶ tranquillité et des richesses : il parle en bon philosophe et en honnête homme ; mais je ne ◀le▶ reconnais point dans sa logique ni sa physique ; je n’approuve que sa morale.
Tout ce qu’il y a eu ◀de▶ savants, et même ◀les▶ athées, conviennent que ◀le▶ monde a eu son commencement. Je cite ◀les▶ athées, quoique je sois convaincu qu’il n’y en a point : je dirais même qu’il ne peut pas y en avoir ; et je crois que je ne me tromperais pas. Je regarde ceux qui ont assez peu ◀d’▶honneur pour se donner pour tels, comme gens qui veulent ridiculement passer pour esprits forts, et rien plus : en un mot, comme gens qu’Ésope a figurés dans son apologue du Faucon ; lequel, après avoir méprisé ◀les▶ Dieux pendant sa vie en santé, ◀les▶ réclamait à sa mort. Boursault, dans sa comédie ◀d’▶Ésope à ◀la▶ cour, vient de traiter en peu de mots cette matière ◀d’▶un style solide, dont tout le monde est charmé. Ces prétendus athées s’y reconnaissent. J’en ai vu mourir deux ◀de▶ ce caractère ; et je n’ai jamais vu ◀de▶ mourants plus agités ◀de▶ remords, ni plus timides. Leurs confesseurs, quoique rigides, ne leur prêchaient que ◀la▶ miséricorde infinie ◀de▶ Dieu pour ◀les▶ arracher à leur désespoir, et ne leur parlaient point ◀de▶ pénitence, comme ils auraient fait si ◀le▶ temps avait été moins précieux. En effet, tout nous montre si bien un Dieu, et ◀la▶ seule raison naturelle nous ◀le▶ prouve si bien qu’il est impossible ◀de▶ démentir tant de témoignages extérieurs, qui frappent notre entendement dans ◀l’▶intérieur.
Sans entrer dans un plus ample détail, je poursuivrai à dire que généralement tous ◀les▶ hommes conviennent que ◀le▶ monde a eu son commencement : mais ◀d’▶où vient-il, si ce n’est ◀de▶ Dieu ? Remontons donc à lui, et en parlant ◀de▶ ◀l’▶éternité parlons ◀de▶ Dieu lui-même ; puisqu’en effet Dieu étant éternel, ◀l’▶éternité n’a pu commencer que par lui, et avec lui.
Je sais qu’il y a toujours eu des libertins et des impies : j’ajouterai qu’il y en aura toujours, surtout tant qu’on tolérera ◀la▶ secte ◀de▶ Socini. Ces gens conviennent ◀de▶ ◀l’▶existence ◀d’▶un Dieu mais ils nient ◀l’▶immortalité ◀de▶ ◀l’▶âme ; et, ◀la▶ confondant dans ◀la▶ matière qu’elle anime, ils prétendent qu’elle est organique et qu’elle meurt avec ◀les▶ organes naturels qui forment nos sens. Ils donnent, pour raison ◀de▶ cette identité, ce que, disent-ils, ◀l’▶expérience nous montre ; par exemple, que dans un corps mourant ◀de▶ vieillesse, ◀l’▶âme retourne avec lui dans ◀l’▶enfance et n’a plus cette vigueur et cette fermeté qu’elle avait lorsque ◀le▶ corps était fort et robuste et jouissait ◀d’▶une santé parfaite. Ils ajoutent que ◀les▶ maladies et ◀les▶ accidents affaiblissent ◀l’▶âme aussi bien que ◀le▶ corps, et que c’est ce qui fait qu’un homme frappé à ◀la▶ tête perd ◀la▶ mémoire, ◀le▶ raisonnement, ◀le▶ jugement, et devient comme abruti, suivant ◀l’▶endroit ◀de▶ ◀la▶ tête où ◀le▶ coup est porté et suivant aussi ◀la▶ violence du coup ; et en concluent que tous ◀les▶ organes du corps étant périssables, et ◀l’▶âme se ressentant ◀de▶ leur altération, périt avec eux, et que ce n’est que ◀l’▶amour-propre qui nous persuade que ◀l’▶âme est immortelle, parce qu’il nous inspire ◀le▶ désir ◀de▶ survivre à notre destruction. C’est ◀l’▶erreur ◀d’▶une partie des médecins et ce qui a donné lieu au proverbe : Ubi tres medici, duo athei.
Si mon intention était ◀de▶ réfuter un pareil système, je crois qu’il ne me serait pas difficile ◀de▶ réussir : mais ce n’est pas ◀de▶ quoi il s’agit ; et cela m’écarterait trop. J’opposerais ◀les▶ membres aux organes, et leur demanderais si un chirurgien retranche ◀d’▶un corps une partie ◀de▶ son âme lorsqu’il fait ◀l’▶amputation ◀d’▶une jambe ou ◀d’▶un bras ? Je leur demanderais si un enfant qui vient au monde sourd ou aveugle a laissé une partie ◀de▶ son âme dans ◀les▶ entrailles ◀de▶ sa mère ? Je leur demanderais si ◀l’▶âme est divisible, ou si elle est une ? Je ◀les▶ obligerais ◀de▶ me prouver sa divisibilité ; et leur étant absolument impossible ◀de▶ ◀le▶ faire, et étant au contraire obligés ◀de▶ convenir qu’elle est une, je leur prouverais qu’ils confondent mal à propos ◀l’▶âme avec ses opérations dans ◀la▶ machine, lesquelles opérations ◀l’▶École ◀de▶ Médecine a semblé vouloir exprimer sous ◀le▶ nom ◀d’▶esprits vitaux, qui ne conviennent qu’au corps organique et qui n’ont, quant à ◀l’▶essence, rien du tout ◀de▶ commun avec ◀l’▶âme surnaturelle ; et je leur prouverais aussi que cette âme indépendante ◀de▶ ◀la▶ matière est un être simple, et conséquemment une émanation ◀de▶ ◀la▶ divinité.
Mais, ce n’est point là notre sujet, quoiqu’il en approche. L’un ◀de▶ vous, messieurs, doit expliquer ◀la▶ différence ◀de▶ ◀l’▶âme ◀de▶ ◀l’▶homme et celle des bêtes, ou ◀de▶ ce qui ◀les▶ anime ; un autre doit montrer ◀la▶ différence qui se trouve entre ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶homme et ce que nous appelons instinct dans ◀les▶ bêtes. Il aurait été à souhaiter pour moi que leurs discours eussent précédé le mien : ils m’auraient été ◀d’▶un grand secours ; et en effet, en parlant ◀de▶ ◀la▶ différence ◀de▶ ◀l’▶âme et ◀de▶ ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶homme d’avec celle des bêtes et leur instinct, c’est positivement prouver ◀la▶ destruction ◀de▶ celle-ci en même temps que ◀la▶ matière se dissout, et prouver ◀l’▶éternité ◀de▶ la première indépendamment ◀de▶ ◀la▶ matière.
A mon égard, messieurs, étant persuadé que vous êtes tous convaincus que notre âme est immortelle et une, je n’irai pas plus avant ; et suivant mon thème que je poursuis, je dirai que ◀la▶ vie ◀de▶ ◀l’▶homme sur terre est bornée dans ◀le▶ terme que ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu lui a prescrit, et qu’elle a sa fin comme elle a eu son commencement. ◀Le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶homme prend son existence, mais non pas son être, dans ◀les▶ entrailles ◀de▶ sa mère ; après quoi il paraît au monde. Il est lui-même son anthropophage, puisque ◀les▶ aliments qui lui entrent dans ◀le▶ corps et que son estomac digère donnent ◀l’▶extension à ce même corps ; et que quand cette extension est remplie, ces mêmes aliments qui servaient dans son enfance à lui donner sa perfection servent à ◀l’▶entretenir : mais ce corps, petit ou grand, et ◀les▶ aliments dont il est augmenté, ne sont que des matières corruptibles qui par conséquent n’ont, et ne peuvent avoir, rien ◀de▶ commun avec ◀l’▶âme, absolument indépendante ◀de▶ ◀la▶ matière.
◀L’▶expérience nous apprend qu’on trouve dans ◀les▶ vaisseaux ombilicaux ◀d’▶un homme mort, lorsqu’on en exprime ◀l’▶humeur, une infinité ◀de▶ corps ◀d’▶enfants. Un Français, très bon artiste, passant ici il y a peu de jours, nous dit à tous, messieurs, et je vous prie ◀de▶ vous en souvenir, qu’à ◀l’▶aide ◀d’▶un microscope que lui-même avait fait, on avait distingué dans ◀l’▶humeur qui avait été exprimée ◀de▶ ces vaisseaux ◀d’▶un cadavre dont on faisait ◀la▶ dissection dans ◀le▶ Jardin des Simples à Paris, une infinité ◀de▶ corps formés. Il ajouta que cette surprenante découverte avait poussé à en faire une autre dès ◀le▶ lendemain, et qu’à force ◀d’▶argent on avait obligé un malheureux à se polluer sur un morceau ◀de▶ salin noir. Que sitôt ◀l’▶éjection faite on avait eu recours au microscope, par ◀le▶ moyen duquel on avait vu dans cette semence toute chaude innumerabilia corpuscula tanquam in aqua natantia et tous dans ◀le▶ mouvement et ◀l’▶agitation, tant que cette semence avait conservé sa chaleur. Ce seul témoignage oculaire me fortifie dans mon sentiment sur ◀l’▶éternité. J’y vois déjà ces nombres innombrables ◀de▶ Pythagore ; et vous verrez bientôt, messieurs, ◀l’▶usage que j’en ferai dans ◀la▶ suite, et ◀la▶ conclusion ◀de▶ mon discours.
Sur ce pied on ne doit pas regarder comme un miracle, et comme un châtiment ◀de▶ Dieu, ce qui est arrivé à une Marguerite, comtesse de Hainault, qui ◀d’▶une seule grossesse mit au monde autant ◀d’▶enfants qu’il y a ◀de▶ jours dans ◀l’▶année ; et cela, dit ◀l’▶histoire ◀de▶ Flandres, par ◀l’▶imprécation ◀d’▶une femme mendiante, qui réclamait sa charité pour cinq petits enfants présents. J’avoue qu’il y a dans cet accouchement quelque chose ◀de▶ surprenant ; mais, suivant mon hypothèse et ◀l’▶expérience dont je viens de parler, il n’y a rien ni ◀de▶ surnaturel ni ◀d’▶impossible.
Mais, pourquoi ◀de▶ tant ◀d’▶enfants qu’un homme lance dans ◀l’▶utérus ◀d’▶une femme n’y en a-t-il ordinairement qu’un qui subsiste, quelquefois deux, rarement trois, et que ◀les▶ autres parts qui passent ce nombre sont regardés comme des prodiges ? C’est par là, messieurs, que ◀la▶ parabole ◀de▶ ◀l’▶Évangile est vérifiée : multi vocati, pauci electi. L’autre parabole du laboureur, qui sème et dont tout ◀le▶ grain ne fructifie pas, y est éclaircie. ◀Les▶ raisons qu’en rapporte ◀le▶ Sauveur peuvent facilement, et très naturellement, s’adapter aux parties du corps ◀de▶ ◀la▶ femme destinées à ◀la▶ génération et à ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀l’▶espèce.
Je reviens à mon texte : j’ai dit que ◀les▶ astronomes prétendent que toutes ◀les▶ étoiles sont autant ◀de▶ mondes différents et distingués : j’ai dit que Pythagore n’a connu et défini ◀la▶ divinité que par ◀les▶ nombres innombrables : j’ai dit que nous ne pouvons ◀la▶ comprendre que par son immensité ; j’ai ajouté que notre âme en est une émanation, que par conséquent elle est immortelle ; et cependant j’ai encore ajouté que nos corps périssent. Concilions tout, messieurs ; et je crois que, toute religion à part, ce que je vas dire paraîtra sensible, ou du moins vraisemblable, pour nous convaincre, que quoique notre corps n’ait qu’un temps, notre âme est certainement éternelle et immortelle.
Ce grand nombre ◀de▶ corps qui sont dans ◀les▶ reins ◀d’▶un seul homme tombe déjà dans ◀les▶ nombres innombrables ◀de▶ Pythagore, puisqu’un seul ◀de▶ ces corps porte dans lui-même un nombre innombrable d’autres corps qui successivement en renferment aussi d’autres ; et c’est par cette voie que ◀la▶ propagation du genre humain s’entretient et qu’elle sera continuée jusqu’au temps que Dieu en a déterminé ◀la▶ fin. Tout ce qu’il y a ◀d’▶habiles gens sont présentement revenus des ovaires ; ils ne regardent plus ◀les▶ femmes comme des poules ; ils regardent dans elles ce que ◀l’▶École nomme utérus, et que nous appelons matrice, comme une terre féconde, à laquelle ◀l’▶homme confie sa semence ; et véritablement nous ne devons à nos mères que ◀la▶ seule excroissance ◀de▶ nos corps, jusqu’à ce que ◀le▶ sang qui leur est superflu, et qui même leur causerait des maladies, nous ait mis en état ◀de▶ nous servir ◀d’▶aliments plus solides ; mais nous ne leur devons ni ◀la▶ création ni ◀la▶ forme ◀de▶ nos corps. Nous ne devons non plus ni l’un ni l’autre à nos pères : nous ne sommes redevables ◀de▶ tout qu’à Dieu seul, qui nous a tous créés et formés dans ◀le▶ sein du premier homme. Moïse a bien connu cette vérité. Il ◀l’▶a mise dans ◀la▶ bouche ◀de▶ Job, auquel il fait dire, parlant à Dieu même, Manus tuae plasmaverunt me totum in circuita ; et véritablement il n’y a que Dieu seul qui puisse arranger et former tous ◀les▶ ressorts ◀d’▶une si admirable machine.
C’est donc à Dieu seul que nous devons notre création, puisqu’il nous a tous créés et formés dans le premier homme : et c’est par ce nombre innombrable ◀d’▶enfants renfermés ◀les▶ uns dans ◀les▶ autres, et tous créés et formés en même temps, que nous devons à Dieu seul ce corps matériel avec lequel nous agissons, et qui n’est, comme ◀le▶ dit saint Bernard après Origène, que ◀l’▶étui ou ◀le▶ fourreau ◀de▶ notre âme ; mais qui n’a rien ◀de▶ commun avec elle que pendant qu’elle y est renfermée. Je n’entre point dans ◀le▶ détail du péché originel : je poursuis avec saint Bernard au sujet de nos pères et mères, Peccatores peccatorem peccato suo genuerunt, et ◀de▶ peccato suo nutriverunt ; et en effet, ils n’ont fait que nous engendrer, mais ils ne nous ont pas créés. ◀La▶ différence qui est entre ◀la▶ création et ◀l’▶engendrement est infinie : ◀l’▶engendrement n’est qu’une suite ◀de▶ ◀la▶ création. ◀La▶ pourriture s’engendre par ◀le▶ mélange des matières fomenté par ◀les▶ éléments : mais ◀la▶ création ◀de▶ ces matières, et des corpuscules dont elles sont composées est un effet ◀de▶ ◀la▶ toute-puissance ◀de▶ Dieu, indépendamment des causes secondes ; puisque tout au contraire ces causes secondes ne sont qu’une suite ◀de▶ ◀la▶ création.
À l’égard du péché originel, quoiqu’il ne fasse rien à mon sujet, je ne laisserai pas ◀de▶ dire qu’il me semble que frère Paul, dans son Histoire du concile ◀de▶ Trente, veut faire entendre qu’il n’est qu’un effet ◀de▶ ◀la▶ concupiscence et ◀de▶ ◀l’▶appétit ◀d’▶un sexe ◀de▶ se joindre à l’autre. ◀Le▶ saint homme Idiota ◀le▶ dit nettement dans ses Contemplations, chap. 34, Contra amorem perversum Mulierum. Voici ses paroles : Nam Adam et Evam de Paradisi delitiis ejectis, caelestes terrenos fecit, humanum genus in Infemum demersit. Mais, si cette jonction était dénuée ◀de▶ toute volupté, un homme voudrait-il se charger du soin ◀d’▶élever des enfants, et une femme essuyer ◀les▶ douleurs ◀de▶ ◀les▶ mettre au jour ? et tous deux essuyer ◀les▶ embarras que traîne après soi une famille, qui très souvent est à charge à l’un et à l’autre par ◀la▶ mauvaise conduite des enfants et ◀le▶ déshonneur qui en rejaillit sur ◀les▶ pères et mères ?
Si Dieu, par sa toute-puissance, a renfermé tant ◀d’▶enfants dans ◀le▶ sein ◀d’▶un seul, pouvons-nous douter qu’il n’ait pu y renfermer aussi ◀les▶ âmes dont ces corps devaient être animés ? Nous ne ◀le▶ devons pas sans doute ; et ce serait borner sa puissance infinie. Deux raisons qui me paraissent sensibles et palpables me convainquent que Dieu, en formant ces corps, ◀les▶ a en même temps enrichis ◀de▶ leurs âmes. Tous ces corps ◀d’▶enfants imperceptibles à nos yeux ont leur dimension, si petite puisse-t-elle être, puisqu’ils sont composés ◀de▶ matière : mais ◀l’▶âme, qui n’est qu’un pur souffle ◀de▶ ◀la▶ divinité, n’en a aucune : ainsi, ces âmes peuvent être renfermées dans ces corps, sans en augmenter ◀l’▶étendue.
Je sais bien que ce système est contraire à ◀l’▶École ◀de▶ médecine, qui prétend que ◀l’▶âme n’anime ◀l’▶embryon que vers ◀le▶ quarantième jour ◀de▶ sa conception et ◀de▶ sa formation ; mais cette science ◀de▶ médecine est fondée sur des principes tellement incertains, ou même tellement faux, qu’ils sont presque tous contraires ◀les▶ uns aux autres, et tous généralement parlant démentis par ◀l’▶expérience.
◀Les▶ anciens Romains, qui avaient banni ◀de▶ leur république tous ◀les▶ médecins et ◀la▶ médecine, connaissaient bien ◀la▶ vanité ◀de▶ cette homicide science ; et ce qui est ◀de▶ surprenant et ◀de▶ bouffon, c’est que ceux qui ◀l’▶exercent et qui en vivent ne s’y fient pas eux-mêmes. En effet, lorsqu’un médecin est malade, il ne se fie nullement sur ◀la▶ théorie ◀de▶ son art, puisqu’il espère trouver dans ◀l’▶expérience ◀de▶ ses confrères, qu’il envoie chercher, ce que sa science et son expérience lui refusent ; c’est-à-dire ◀la▶ connaissance des remèdes propres à rétablir sa santé. Cela seul prouve qu’il n’y a aucun fond à faire sur cette théorie ; puisque si elle était certaine, elle indiquerait à ce médecin ◀le▶ genre certain ◀de▶ sa maladie, et en même temps ◀le▶ remède spécifique à sa guérison.
En voyons-nous vivre plus longtemps que ◀le▶ commun des autres hommes ? Sont-ils plus exempts ◀de▶ maladies ? Nullement. Ils devraient pourtant ◀l’▶être ; puisque eux qui s’osent flatter ◀de▶ connaître ◀le▶ tempérament ◀d’▶un malade en lui tâtant simplement ◀le▶ pouls, en faisant ◀les▶ autres momeries ◀de▶ leur art et en lui ordonnant des remèdes qui décident souverainement et sans appel ◀de▶ sa vie ou ◀de▶ sa mort, quoiqu’ils ne ◀l’▶aient vu qu’un moment, devraient du moins connaître leur propre tempérament puisqu’ils sont toujours avec eux-mêmes ; et que par conséquent ils devraient prévenir ◀les▶ maladies dont leur propre tempérament ◀les▶ menace, sans attendre qu’ils en soient attaqués pour en chercher ◀la▶ guérison.
◀Le▶ Sauveur a fait connaître lui-même ◀la▶ vanité ◀de▶ cette science lorsqu’il dit par ironie, Medice cura te ipsum ; et c’est ce qu’il leur est impossible ◀de▶ faire. Il y a plus pour prouver ◀la▶ vanité et ◀le▶ ridicule ◀de▶ cette science : c’est que, quoique leur théorie soit ◀la▶ même, ils ne sont jamais ◀d’▶un pareil avis dans une consultation. Je ne rapporte point ce que M. de Montagne, Rabelais, tout médecin qu’il était, Molière, et quantité d’autres, ont dit sur ce sujet : il parle ◀de▶ lui-même, et me convainc parfaitement que cette science n’est qu’une chimère et une vanité ; et qu’il n’y a que ◀la▶ seule crainte ◀de▶ ◀la▶ mort qui met ◀les▶ médecins en vogue, et qui oblige ◀les▶ hommes ◀d’▶avoir par faiblesse recours à eux. On veut éviter ◀la▶ mort, et très souvent, au lieu d’être reculée, elle est précipitée par leur secours, soit par leur ignorance, soit par leurs mortels remèdes mal à propos donnés ; ce qui vient de ◀la▶ même source ◀d’▶ignorance. Combien ◀de▶ gens seraient en bonne santé s’ils n’avaient eu recours à leur art ! Mais, comme dit Molière, on n’a jamais vu qui que ce soit revenir ◀de▶ l’autre monde se plaindre du médecin qui ◀l’▶a tué dans celui-ci. ◀Les▶ morts sont trop discrets.
Je vois, messieurs, quelqu’un ◀de▶ vous sourire, et qui sans doute est en peine ◀de▶ savoir quel usage je veux faire ◀d’▶une si longue digression sur ◀les▶ médecins, qui ne tend en apparence qu’à décrier ◀la▶ médecine ; et ce qu’un tel discours peut avoir ◀de▶ commun avec ◀l’▶éternité ? J’y reviens, messieurs : ce que je viens de dire prouve ◀le▶ peu de fondement qu’on doit faire sur une science qui se contredit ; et j’en tire ◀la▶ conclusion que, puisque ◀la▶ médecine se trompe si souvent et si grossièrement sur des espèces qui frappent ◀les▶ sens, elle a pu se tromper, et se trompe en effet, sur ◀la▶ jonction ◀de▶ ◀l’▶âme à ◀l’▶embryon, qu’elle regarde pendant quarante jours comme une masse informe et inanimée, en un mot comme un être inconcevable, ou imaginaire, et pourtant composé en même temps ◀de▶ ◀l’▶être, ◀de▶ ◀la▶ matière, et du néant, faute ◀d’▶âme qui lui donne sa forme. Mais, pendant ces quarante jours, qui est-ce qui prépare un domicile à cette âme ? C’est ◀la▶ nature. Par qui cette nature est-elle conduite ? N’est-ce pas Dieu, qui continue sa création ?
Supposant ce système pour vérité, que nous sommes tous créés et formés par Dieu lui-même dans ◀le▶ sein du premier homme, et que depuis lui jusqu’à notre naissance dans ce monde nous avons été transmis par nos ancêtres successivement ◀de▶ l’un à l’autre, nous aurons trouvé où était notre âme pendant toute ◀l’▶éternité passée, ce qu’elle est présentement, et il ne nous restera plus qu’à savoir ce qu’elle deviendra pendant ◀l’▶éternité future.
Ne se pourrait-il pas que Dieu, qui a tout tiré du néant, eût en effet créé autant ◀de▶ mondes différents qu’il y a ◀d’▶étoiles ; que ces étoiles fussent autant ◀de▶ mondes que tous ◀les▶ hommes allassent successivement habiter l’un après l’autre ; qu’ils y fissent dans tous des figures différentes, c’est-à-dire que celui qui aura été grand seigneur dans l’un devienne un pauvre et un misérable dans l’autre ; et qu’enfin chaque homme vécût seul, dans tous ces mondes, et dans différents états, autant que tous ◀les▶ hommes ensemble ont vécu, vivent et vivront dans ◀le▶ monde que nous habitons ?
Cette pensée, qui d’abord paraît absurde et ridicule, aura pourtant une apparence ◀de▶ raison lorsque nous nous dépouillerons ◀de▶ tous nos préjugés. Je ◀le▶ répète encore : je ne prétends point toucher à ◀la▶ religion ; je parle simplement en philosophe spéculatif, mais non en chrétien. Certainement, je ne crois nullement ce que j’avance ; mais, en admettant cette circulation ou transmigration ◀de▶ notre âme ◀d’▶un monde dans l’autre, j’accorde ◀la▶ métempsycose ◀de▶ Pythagore avec ce que dit Sénèque, Dii nos sicut Pilas habent, nous ne sommes que des jetons, et ce n’est que suivant ◀la▶ place où nous sommes mis que nous valons plus ou moins, non par rapport à nous, mais par rapport à ceux qui nous précèdent ou qui nous suivent. Et pour revenir à ◀l’▶éternité dont je suis chargé ◀de▶ parler, quoique ce nombre ◀d’▶années qu’un seul homme vivrait en représentant dans tous ces mondes différents tous ◀les▶ hommes qui ont vécu, qui vivent et qui vivront, offre à ◀l’▶idée un objet inconcevable ◀d’▶années, il est pourtant certain que tout cela ne serait encore qu’un point dans ◀l’▶éternité, puisqu’elle n’aura jamais ◀de▶ fin, et ne sera jamais terminée. Mais, ◀de▶ quelle manière faire passer cette âme dans un autre monde pour y animer un nouveau corps ? Je mettrais bien ici ◀la▶ puissance ◀de▶ Dieu en œuvre ; mais ce serait ◀la▶ prodiguer que ◀de▶ ◀la▶ mettre ◀de▶ part dans une simple vision. J’ai dit qu’il a créé cette âme, et je supposerai que ◀de▶ toute éternité il a pu ordonner ses diverses mutations et ses passages.
Supposons que ◀le▶ monde que nous habitons soit celui où Dieu créa le premier homme, et dans lui toute sa postérité. Leurs corps à tous s’y réduisent en poudre, et y restent ; mais ◀l’▶âme, plus subtile, peut prendre un vol plus rapide et être arrêtée dans un corps qui se forme dans un autre monde, et passer ainsi successivement ◀de▶ l’un dans l’autre. Sur quoi je vous prie, messieurs, ◀de▶ me permettre une réflexion, qui est que ◀l’▶éternité heureuse nous est accordée à trop bon prix, si nous ◀l’▶obtenons pour une vie aussi courte que ◀la▶ nôtre ; et qu’il est juste ◀de▶ ◀la▶ payer par des peines et des travaux continués longtemps, tels qu’ils peuvent être dans cette longue circulation ◀de▶ plusieurs vies, dans lesquelles nous n’aurions aucune idée ◀de▶ ce qui nous serait ci-devant arrivé, ce qui serait ◀le▶ fleuve ◀de▶ Léthé.
Si tous ◀les▶ hommes vivants étaient moralement convaincus ◀de▶ ce système, que je ne donne pas pour une vérité mais pour une simple idée ◀de▶ physique, il est certain qu’il en réussirait une très grande utilité pour tout ◀le▶ monde en général, et pour chacun en particulier ; que cette utilité cadrerait avec ◀le▶ christianisme, parce qu’elle réveillerait ◀la▶ charité tellement assoupie qu’il semble qu’elle soit morte dans ◀le▶ cœur ; parce que chaque homme vivant, se mettant dans ◀l’▶esprit qu’il ira faire dans un autre monde ◀la▶ même figure qu’il voit faire dans celui-ci à un malheureux, en aurait compassion, et ◀l’▶assisterait dans ◀l’▶espérance ◀d’▶être assisté à son tour.
Nous ne verrions point tant de perfidies ni ◀de▶ voracité, et très certainement ◀l’▶Évangile serait mieux suivi. Nous ne ferions point à notre prochain ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît. On n’entendrait point tant de médisances : on ne jugerait pas si témérairement des actions ◀de▶ son prochain ; et nous regardant comme devant être tous ◀les▶ hommes ensemble, nous aurions pour chaque homme en particulier ◀les▶ mêmes égards que nous voudrions que tous ◀les▶ hommes en général eussent pour nous.
J’ai dit que Pythagore me paraît seul d’entre ◀les▶ philosophes qui a ◀le▶ mieux défini ◀la▶ divinité par ses œuvres innombrables. Pouvons-nous nombrer ◀les▶ cieux que par ◀l’▶idée incertaine que notre faible raison s’en forme ? Pouvons-nous nombrer ◀les▶ étoiles ? Dieu seul sait leur nombre et leurs noms, dit saint Augustin. Pouvons-nous nombrer ◀les▶ espèces qui frappent nos sens ? Tels sont ◀les▶ animaux. Nous ne savons pas même combien il y en a ◀de▶ différentes, puisqu’il y en a une infinité que ◀l’▶air, ◀la▶ terre, et ◀l’▶eau renferment, qui ne croissent point dans ◀le▶ même climat, et dont ◀le▶ genre et ◀l’▶espèce nous sont également inconnus. C’est en cela que ◀l’▶éternité et ◀l’▶immensité ◀de▶ Dieu éclatent, et par cette immensité nous pouvons, par nos sens, nous former une idée ◀de▶ ◀l’▶éternité. Je dis une idée, parce que notre spéculation ◀la▶ plus abstraite ne peut pas parfaitement ◀la▶ comprendre, bien loin de ◀la▶ pouvoir exprimer.
Cette renaissance dans plusieurs mondes me paraît encore cadrer avec ◀l’▶Évangile. Ex ore tuo te judico serve nequam, dit Jésus-Christ. Nous condamnons ◀les▶ actions ◀de▶ notre prochain sans en connaître ◀les▶ motifs. Homo considerat actus, Deus vero pensat intentiones, dit a Kempis. Ne semble-t-il pas qu’il est ◀de▶ ◀la▶ justice divine ◀de▶ nous mettre dans ◀la▶ même situation et ◀les▶ mêmes circonstances où notre prochain s’est trouvé, pour connaître par nous-mêmes que nous avons témérairement condamné sa conduite, puisque nous faisons comme lui et peut-être pis que lui, et nous rendre ainsi nos propres juges ? Afin que sa justice nous mesurât ◀de▶ ◀la▶ même mesure dont nous aurions mesuré autrui, ou qu’elle nous récompensât ◀de▶ ne nous être point écartés des devoirs réciproques que ◀la▶ nature seule nous inspire. Cette pensée me semble ◀d’▶autant plus juste, qu’elle supprime absolument ◀la▶ prédestination et établit parfaitement ◀le▶ libre arbitre.
Je sais qu’on peut tirer ◀de▶ mon système ◀de▶ très mauvaises et ◀de▶ très cruelles conséquences, parce qu’il semblerait qu’en représentant successivement tous ◀les▶ hommes nous pourrions dans ◀les▶ mondes différents devenir criminels à notre tour, et peut-être ◀de▶ ces malheureuses victimes que ◀la▶ justice humaine s’immole, ce qui ruinerait ◀le▶ libre arbitre, et établirait ◀la▶ prédestination. Non, messieurs, ce n’est point là mon idée : elle irait contre ◀la▶ bonté ◀de▶ Dieu, ◀de▶ faire commettre à chaque homme tous ◀les▶ crimes des autres ; ce serait vouloir s’en faire un prétexte ◀de▶ ◀les▶ damner tous, lui qui veut au contraire ◀les▶ sauver tous, et qui est mort pour leur salut. Je soutiens et je prétends que nous n’agissons que par notre propre volonté, et par notre propre mouvement ; et qu’ainsi nous ne sommes criminels que parce que nous voulons ◀l’▶être.
Mais, laissant ◀les▶ châtiments humains qui ne sont que ◀la▶ suite des mauvaises actions et du scandale qui en résulte, convenons qu’il n’y a point ◀d’▶homme qui soit impeccable, ni qui puisse parfaitement connaître ◀les▶ péchés qu’il a commis, ou dont il est ◀la▶ cause. Delicta quis intelligit ? dit ◀le▶ prophète royal : ab ignotis meis munda me, et ab alienis parce servo tuo. Ajoutons avec saint Bernard, Justitia etiam Dei aliud judicare non potest, nisi quod merentur opera nostra et sur ce fondement, ne se peut-il pas que Dieu, transférant un pécheur dans un monde nouveau, ◀l’▶y fasse naître et vivre dans un état qui lui fasse faire pénitence des péchés qu’il aura commis dans ◀le▶ monde dont il sort ? Je m’explique, un homme opulent, qui n’aura pas été charitable, ne peut-il pas à son tour être réduit à ◀la▶ mendicité, et souffrir dans lui-même ◀les▶ mêmes peines ◀de▶ ◀l’▶indigence dans lesquelles son avarice aura laissé languir, et peut-être réduit, son prochain ?
Un homme qui aura abusé ◀de▶ son pouvoir et ◀de▶ son autorité ne peut-il pas être réduit à son tour à servir ◀les▶ autres, et à souffrir dans lui-même ◀les▶ mauvais traitements que traînent à leur suite ◀l’▶esclavage et ◀la▶ servitude que son mauvais cœur et sa dureté auront fait sentir aux autres hommes ses semblables ? Et n’en peut-il pas arriver de même ◀de▶ tous ◀les▶ états ◀de▶ ◀la▶ vie ?
C’est par cette révolution ◀de▶ vies différentes que ◀l’▶éternité paraît avec ◀le▶ plus ◀de▶ jour ; c’est par cette immensité que se peut ◀le▶ plus sentir ◀l’▶éternité : et ce terme ◀de▶ différentes vissicitudes ◀de▶ vies accompli, Dieu par sa justice pourra condamner ◀les▶ mauvais, et par sa bonté faire jouir ◀les▶ autres ◀d’▶un bonheur éternel, et faire en même temps admirer et adorer sa justice par ◀les▶ malheureux qui en seront foudroyés. Quadam namque vi divinâ fiet, dit ◀le▶ même saint Bernard, ut cuique sua opera bona aut mala, in memoriam revocentur, et mentis intuitu mira celeritate cemantur, ut accuset, vel excuset scientia conscientiam ; atque ità simul et singuli et omnes judicentur.
Judicium faciet factorum quisque suorumCunctaque cunctorum cunctis arcana patebuntQue ce que je viens de dire, messieurs, ne fasse aucune impression sur vos esprits, qu’autant que ◀la▶ morale que j’en ai tirée est conforme au christianisme, et que ◀la▶ charité ◀l’▶exige. Je n’ai point dit ◀le▶ reste par aucun mauvais principe, puisque je ne ◀le▶ crois pas. Je ◀l’▶ai dit uniquement pour prouver trois vérités : la première, ◀l’▶éternité ◀de▶ Dieu, créateur ◀de▶ toutes choses ; la seconde, ◀l’▶immortalité ◀de▶ ◀l’▶âme ; et la dernière, qu’une bonne action, faite par un esprit ◀de▶ charité, n’est jamais perdue ; et ce sont trois vérités dont je suis parfaitement convaincu.
Du dimanche 12 mars 1690
Je n’écrivis pas hier en entier tout ce que ◀l’▶on vient de lire ; je ne ◀l’▶ai achevé que ce matin. Peut-être que ce discours n’a pas paru au lecteur aussi beau qu’il me parut dans ◀la▶ déclamation ; mais il est comme impossible ◀d’▶arranger, par ◀le▶ seul secours ◀de▶ ◀la▶ mémoire, ce qu’un homme compose avec étude. Outre cela, j’en ai beaucoup omis ; mais ce n’est pas ◀l’▶endroit qui regarde Jean XXII, qui se dédit comme pape ◀de▶ ce qu’il avait avancé comme docteur. ◀L’▶histoire dit pourtant qu’il était pape lorsqu’il proposa son erreur ; qu’il fit comme pape tous ses efforts pour ◀la▶ faire recevoir ; quelle causa bien du trouble dans ◀l’▶Église ; que ◀la▶ Sorbonne s’y opposa ; et que Jean XXII, pour lors séant à Avignon, ne se rétracta que quand Philippe le Bel ◀le▶ menaça ◀de▶ ◀le▶ faire ardre (c’est ◀le▶ mot dont ◀le▶ roi se servit) s’il ne se rétractait. Apparemment ◀les▶ papes ne se croyaient pas infaillibles. Ce pape était cependant ◀l’▶homme du monde ◀le▶ plus orgueilleux, puisqu’il se qualifiait ◀de▶ Dominator caelestium, terrestrium, et infernorum, et sur cet humble fondement inventa ◀la▶ triple couronne, que ses successeurs gardent encore. En tout cas, voilà deux personnes dans ◀le▶ pape, suivant ◀les▶ docteurs modernes ultramontains : l’une est faillible, comme homme, et même comme docteur ; et l’autre infaillible, comme pape. J’en demanderais volontiers autant que ◀le▶ paysan ◀de▶ Cologne. Si ◀le▶ pape, comme homme pécheur, va à tous ◀les▶ diables, que deviendra ◀le▶ pape infaillible ? Franchement, cette infaillibilité me choque, et me paraît pure sottise. Si ◀de▶ nos jours Innocent XI, moralement parlant très honnête homme, avait été infaillible, aurait-il donné au prince d’Orange ◀l’▶argent dont il s’est servi pour détrôner Jacques II, son beau-père, prince catholique s’il en fut jamais ? Je m’écarte trop ◀d’▶un journal.
◀La▶ hauteur ◀d’▶aujourd’hui par dix-neuf degrés quarante-huit minutes Nord.
Du lundi 13 mars 1690
Que M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy dise ce qu’il voudra ◀de▶ ◀l’▶Oiseau, il ne va qu’en tortue, aussi bien que ◀le▶ Florissant ils sont cause que ◀l’▶Écueil n’avance pas du quart qu’il devrait avancer. Ils ont toutes voiles au vent, jusqu’aux bonnettes en étui : cependant, nous ◀les▶ devançons avec notre seule misaine, et notre hunier ◀les▶ ris pris. ◀La▶ hauteur est ◀de▶ dix-sept degrés huit minutes. Nous courrons demain ◀l’▶Ouest quart ◀de▶ Sud-Ouest.
Du mardi 14 mars 1690
◀La▶ hauteur était à midi par quinze degrés vingt-huit minutes latitude Nord, et ◀les▶ pilotes se font à trois cent cinquante-huit degrés quarante-cinq minutes longitude estimée.
M. Hurtain nous a dit cet après-midi dans ma chambre, à M. de La Chassée et à moi, en nous lavant ◀la▶ gorge, une chose assez curieuse pour être rapportée, et qui je crois n’ennuiera pas quoiqu’il y ait environ seize ans qu’elle se soit passée. J’ai dit que M. Hurtain avait servi fort longtemps avec ◀le▶ grand du Quesne : il était avec lui au combat ◀de▶ Famagouste, où Ruyter reçut une blessure au talon, dont il mourut peu après en 1674 à Palerme. Ces deux chefs des armées ◀de▶ France et ◀de▶ Hollande, que leur seul mérite avait élevés, et que ◀la▶ fortune n’avait jamais abandonnés, et qu’on pouvait à bon droit nommer ◀les▶ deux premiers hommes ◀de▶ ◀la▶ mer, s’estimaient, s’aimaient et se craignaient l’un l’autre, fortement convaincus que celui des deux qui serait vaincu par l’autre verrait pour la première fois sa réputation ternie. Ainsi, ils appréhendaient réciproquement ◀d’▶être obligés ◀d’▶en venir aux prises ; et, pour en éluder ◀l’▶occasion, ils entretenaient entre eux une correspondance secrète, et s’avertissaient des lieux où ils allaient et ◀de▶ ceux qu’ils quittaient, afin de ne se point rencontrer, quoiqu’ils fissent semblant ◀de▶ se chercher. Mais enfin, ◀le▶ vent, et ◀le▶ malheur ◀de▶ Ruyter, triomphèrent ◀de▶ leur prudence.
Celui-ci était à Ivique, île espagnole, sur ◀les▶ côtes ◀d’▶Espagne, dans ◀la▶ Méditerranée. Il y reçut des nouvelles ◀de▶ M. du Quesne, qui ◀l’▶avertissait qu’il était en
Sicile et qu’il se préparait à en partir pour aller sur ◀les▶ côtes ◀de▶ Naples. ◀Le▶ vent ◀de▶ tramontana maestro, ou ◀de▶ Nord-Nord-Ouest, calma tout ◀d’▶un coup, et ne permit pas à M. du Quesne ◀de▶ sortir ◀de▶ Sicile. Ruyter, ◀de▶ sa part, eut un vent ◀de▶ mijor, ou Sud, qui ◀l’▶amena à Messine, ◀d’▶où M. du Quesne n’avait pas pu se relever, parce que ce même vent ◀de▶ mijor lui bouchait ◀la▶ sortie : si bien qu’il était encore sur ◀les▶ ancres lorsque le premier parut ; et à l’instant, à ◀la▶ faveur ◀d’▶un petit vent ◀de▶ Ponente, ou ◀d’▶Ouest, il mit à ◀la▶ voile, et joignit Ruyter, qui ne ◀le▶ fuyait pas.
C’eût été une lâcheté au premier ◀de▶ ne pas aller au-devant ◀de▶ l’autre, et une à Ruyter ◀de▶ ◀l’▶éviter. Tous deux étaient trop gens ◀d’▶honneur pour faire une bassesse ; surtout après avoir paru se chercher et avoir envie ◀de▶ se trouver, depuis quatre mois. Ils en vinrent donc aux mains, et firent l’un sur l’autre un feu terrible pendant plus ◀de▶ deux heures, qui donnèrent ◀le▶ temps ◀de▶ faire admirer leur expérience mutuelle à ne pas perdre un point ◀de▶ vent et à ne faire aucune fausse manœuvre. Enfin, ◀le▶ vaisseau ◀de▶ Ruyter en fil une, qui fit connaître à M. du Quesne que ce général était mort, ou du moins bien blessé, puisque, s’il avait commandé, il aurait tenu ◀le▶ vent et prêté ◀le▶ côté, sans montrer ◀la▶ poupe en arrivant trop, comme il avait fait. A cette vue, M. du Quesne ne put assez se commander pour ne pas faire éclater sa joie. Courage, enfants, s’écria-t-il, Ruyter est tué, donnons dessus. A ce mot, ◀les▶ Français redoublèrent leur feu, et voulaient en venir aux mains à ◀l’▶abordage. ◀Les▶ Hollandais se retirèrent ; et M. du Quesne, très content ◀de▶ ◀l’▶action et ◀de▶ ◀la▶ journée, et fort incommodé dans son vaisseau percé en plusieurs endroits ◀de▶ part en part, sa mâture hachée, ses manœuvres courantes coupées, et en état ◀d’▶avoir besoin ◀de▶ se remettre, ne ◀les▶ poursuivit pas fort loin. Il revint à Messine, et Ruyter alla mourir à Palerme, moins ◀de▶ sa blessure que du chagrin ◀d’▶avoir été battu, quoiqu’il n’y eût point ◀de▶ sa faute, ayant fait tout ce qu’on pouvait attendre ◀d’▶un bon général, ◀d’▶un bon soldat, et ◀d’▶un très habile matelot.
Du mercredi 15 mars 1690
Toujours bon vent et beau temps. ◀La▶ hauteur était à midi par quatorze degrés vingt-deux minutes Nord, et trois cent cinquante-six degrés trente minutes longitude. Nous allons bien, mais toujours quelque retardement. ◀Le▶ mât ◀d’▶hune du Gaillard est tombé sur ◀les▶ dix heures : cela nous en a fait perdre plus ◀de▶ six, et ◀la▶ nuit on ne va qu’à petites voiles ; crainte ◀de▶ trouver quelque rocher, dont ◀les▶ îles du Cap-Vert sont environnées. Nous courons ◀l’▶Ouest pur, étant justement par ◀la▶ hauteur ◀de▶ ses îles.
Du jeudi 16 mars 1690
Toujours même vent et bon, et même manœuvre : toutes voiles dehors pendant ◀le▶ jour, et fort doucement ◀la▶ nuit. ◀La▶ hauteur était à midi par treize degrés douze minutes Nord. Pour ◀la▶ longitude, je n’en sais rien ; nos pilotes ne ◀le▶ savent pas eux-mêmes. Il faut que nous n’ayons pas été si vite qu’ils ◀le▶ croyaient, puisqu’ils se faisaient à Saint-Yago. C’est leur coutume ; et ils ont raison : il vaut beaucoup mieux s’estimer plus proche que plus loin, parce qu’on se défie davantage ◀de▶ ◀l’▶atterrage. ◀La▶ navigation demande pour ◀le▶ moins autant ◀de▶ prudence que ◀de▶ science.
Du vendredi 17 mars 1690
Toujours même vent et même temps, ◀la▶ hauteur à midi était à treize degrés trente minutes Nord, qui est celle ◀de▶ Saint-Yago. Nous avons vu cette île sur ◀le▶ soir, et Dieu aidant nous y mouillerons demain. Quand j’y aurai été, je dirai ce qu’il m’en aura paru. Nous ne porterons point ◀de▶ voiles cette nuit, que notre seule misaine. ◀Le▶ Lion est allé à ◀la▶ découverte.
Du samedi 18 mars 1690
C’est ce matin que nous avons parfaitement vu ◀l’▶île de Mai, et sur ◀le▶ midi ou une heure nous avons mouillé devant Saint-Yago. Nous conduisions toute ◀l’▶escadre, non seulement parce que nous allons mieux que ◀les▶ autres, mais aussi parce que Jean Lénard, dit ◀la▶ Barque, notre premier pilote, très habile homme, était ◀le▶ seul ◀de▶ ceux qui y ont été sur lequel on pût faire fond : par cette raison, ◀le▶ Général nous avait fait signal ◀de▶ tenir ◀la▶ tête. C’était une confusion ◀de▶ voix ; on ne savait à laquelle entendre : il en était étourdi ; et quelque chose qu’on dise des vaisseaux du roi, pour qui nous passons, je me suis aperçu que ◀la▶ subordination n’a point été observée comme ◀l’▶année dernière, que nous avions M. de Combes pour capitaine. M. Hurtain est trop facile ; et si M. de La Chassée ne ◀l’▶aidait pas ◀de▶ ses conseils en ami et sans flatterie, il se précipiterait. Aujourd’hui tout le monde commandait, et personne n’obéissait ; et moi, j’aurais tout abandonné, si j’avais été pilote, aux risques ◀de▶ ceux qui auraient voulu faire mon emploi. Cela a fait qu’il s’est mépris, et que nous étions à une portée ◀de▶ fusil ◀de▶ terre dans une anse au Sud-Sud-Est, quoiqu’il soutînt que ◀le▶ mouillage présentait un îlot dans ◀l’▶Ouest.
Si ◀le▶ vent n’avait pas été bon pour nous relever, que ◀le▶ navire n’eût pas bien gouverné, ou que ◀l’▶atterrage ne fût pas sain, nous étions perdus, et ◀l’▶Écueil aurait fini là son voyage des Indes. Nous sommes sur ◀le▶ fer. ◀La▶ terre me paraît remplie ◀de▶ montagnes et ◀de▶ rochers : j’irai demain et verrai ce qui m’en aura paru. Je trouve notre pilote habile ; tout autre se serait mépris. Il y a à la première des maisons et des cocotiers comme ici : il est vrai que ◀les▶ maisons sont ici dans ◀l’▶Est et ◀les▶ cocotiers dans ◀l’▶Ouest, au lieu que là ◀les▶ maisons sont dans ◀l’▶Ouest et ◀les▶ cocotiers dans ◀l’▶Est. On voit par là que ◀la▶ côte est rangée Est et Ouest ; cela est facile à distinguer, surtout par ◀l’▶îlot qui est ici dans ◀l’▶Ouest : et il n’y en a aucun à l’autre ancre, mais notre pilote n’était point écouté, et ◀la▶ confusion qui régnait sur ◀le▶ vaisseau pouvait faire perdre ◀la▶ tramontane à tout autre. Il est encore vrai que ceux qui sont ici ◀d’▶un caractère à pouvoir imposer silence aux autres, étaient les premiers à leur montrer ◀l’▶exemple ◀de▶ crier par cent sortes ◀de▶ commandements qui se contredisaient l’un l’autre. Je n’en excepterai point M. Hurtain, à qui M. de La Chassée et moi avons bien résolu ◀de▶ faire connaître, quand nous serons renfermés dans ma chambre, ◀le▶ peu de cas qu’on a fait ◀de▶ son autorité. J’en excepte ◀le▶ même M. de La Chassée et moi, qui pendant ◀le▶ tintamarre avons mis dans notre corps chacun une grosse bouteille ◀de▶ vin, afin qu’en cas que nous fussions tous obligés ◀de▶ boire au même tonneau, nous ne bussions pas tant ◀d’▶eau salée. Certainement, il n’y avait aucun péril pour ◀la▶ vie ; mais tout était à craindre pour ◀le▶ vaisseau.
Du dimanche des Rameaux, 19 mars 1690
J’écris ◀le▶ matin, je vais à terre, et demain je dirai ce que c’est que Saint-Yago, ou du moins ce qu’il m’en aura paru.
Du lundi 20 mars 1690
◀L’▶île de Saint-Yago, ou ◀de▶ Saint-Jacques, est celle qui est ◀le▶ plus dans ◀le▶ Sud des îles du Cap-Vert. On ◀les▶ nomme îles du Cap-Vert parce qu’elles sont par ◀la▶ même latitude ◀de▶ ce cap qui est en Afrique. Elle est située par quatorze degrés quarante minutes ◀de▶ latitude Nord. Sa longitude est incertaine à cause de ◀la▶ différence qui se trouve entre ◀les▶ cartes françaises, hollandaises, espagnoles et portugaises ; chaque nation mettant à son choix le premier méridien, au Pic, ou à ◀l’▶île de Fer, et ne s’en rapportant point aux décisions ◀d’▶Alexandre VI, ni ◀de▶ Clément VII, qui véritablement n’étaient rien moins qu’infaillibles. J’en ai parlé ci-dessus. Il faut lire ce qu’en disent ◀le▶ scélérat Machiavel, Mézeray, Maimbourg, Varillas et ◀les▶ autres, qui ont écrit ◀l’▶histoire du temps ◀de▶ ces papes.
◀Les▶ vaisseaux qui vont aux Indes, ou qui en reviennent (peu de ceux-ci, parce qu’ils prennent une autre route) et qui veulent y faire ◀de▶ ◀l’▶eau, mouillent dans ◀le▶ Sud-Ouest ◀de▶ cette île de Saint-Yago, à ◀l’▶est ◀d’▶une île qu’on ne peut distinguer ◀de▶ ◀la▶ terre à moins que ◀d’▶en être fort proche. Ce mouillage est dans une anse appelée ◀la▶ Vinate, qui forme une espèce ◀de▶ port dont ◀la▶ tenue n’est pas fort bonne ; ce que nous avons connu au Gaillard qui a ◀chassé▶ sur son ancre et a été obligé ◀d’▶affourcher. ◀Le▶ fond est ◀de▶ petit gravier et ◀de▶ coquillages. ◀L’▶île appartient aux Portugais, qui y entretiennent deux gouverneurs, l’un à ◀la▶ ville qui porte ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶île, et l’autre à cette anse.
Celui qui est ici, dont je ne sais ◀le▶ nom que sous celui ◀de▶ seigneur gouvernador, est âgé ◀de▶ vingt-deux à vingt-trois ans au plus. Il est tort civil, et est assez bien fait ◀de▶ sa personne ; et ◀le▶ paraîtrait encore plus s’il ne se remuait pas. Il n’est point portugais ◀de▶ naissance ; car ordinairement ils ne sont pas si basanés.
Il a ◀le▶ teint olivâtre, et ◀d’▶un regard mal assuré. Il commande à une manière ◀de▶ fort, si je puis donner ce nom à une simple élévation ◀de▶ terre sur laquelle sont posées sans affûts quatre pièces ◀de▶ canon ◀de▶ huit et douze livres ◀de▶ balle.
Il faut se faire porter sur ◀le▶ dos ◀d’▶un matelot ◀la▶ longueur ◀de▶ douze ou quinze pas, ◀les▶ chaloupes ne pouvant pas approcher ◀de▶ terre qu’à cette distance, à cause du peu de fond. Cette grave où ◀l’▶on met pied à terre est un sable fort fin, à peu près comme celui ◀d’▶Étampes. On marche sur ce sablon environ quatre-vingts ou cent pas du côté du soleil levant, ayant ◀la▶ mer à ◀la▶ main droite, et à gauche un parc ◀de▶ cocotiers, plantés en échiquier dans un juste alignement ; si bien que cette vue présente aux yeux une très agréable perspective, bornée par ◀la▶ mer et par quelques petites maisonnettes ou cabanes. Ce chemin conduit jusqu’au pied ◀d’▶une montagne fort escarpée, mais peu haute, n’ayant qu’environ cent pas, sur laquelle sont bâtis ◀l’▶église et ◀le▶ village dont je parlerai bientôt, après avoir achevé ◀le▶ chemin.
En allant, on laisse à gauche un des deux puits où ◀l’▶on fait ◀de▶ ◀l’▶eau, il est environ à six vingts pas ◀de▶ ◀la▶ rive. Ce premier puits ne valait rien pour nous. Il avait été depuis quatre à cinq jours tari par ◀l’▶eau que trois navires hollandais y avaient faite avant notre arrivée, et qui ne sont partis d’ici que mercredi dernier, c’est-à-dire trois jours avant que nous ayons paru. (Par parenthèse, ces navires hollandais sont bien heureux ◀d’▶avoir échappé nos griffes : ils y seraient assurément tombés si tous ◀les▶ vaisseaux ◀de▶ ◀l’▶escadre allaient aussi bien que ◀l’▶Écueil). A deux cents autres pas ◀de▶ ce premier puits, on trouve le second qui est ◀le▶ meilleur, ou pour mieux dire ◀le▶ moins méchant, ◀l’▶eau en étant un peu saumâtre et ainsi ne valant rien et donnant d’ailleurs beaucoup de peine à faire, à cause de sa profondeur, et plus encore à conduire jusqu’à ◀la▶ rive, par un chemin tordu, étroit et plein ◀de▶ cailloux.
À cent cinquante pas ◀de▶ ce dernier puits, on trouve ◀le▶ superbe palais du seignor goubernador. Ce n’est qu’une très chétive masure, blanchie ◀de▶ chaux, qui ne consiste qu’en une salle, et ◀la▶ chambre du gouverneur, qui lui sert ◀de▶ cabinet, est au niveau ; et ◀le▶ tout sans aucun étage au-dessus. ◀Le▶ tout est couvert ◀de▶ feuilles ◀de▶ palmes et ◀de▶ cocos, assez bien et proprement jointes ; et quand cela ne serait pas, ne pleuvant que rarement dans cette île, ils ne doivent point craindre ◀l’▶humidité, mais seulement ◀la▶ chaleur, qui y est excessive. Cette salle est pavée ◀de▶ cailloux ou gravier, ◀d’▶un pouce et demi ◀de▶ diamètre, posés bruts en échiquier barlong, ou en losanges, coupés en carrés par des lignes ◀de▶ cailloux blancs, remplis et appuyés ◀de▶ cailloux noirs ; et tout brut et informe que cela est, ◀l’▶aspect ◀de▶ cette salle n’est point désagréable. Elle n’a qu’une porte et une fenêtre percées à ◀l’▶opposite l’une ◀de▶ l’autre, afin d’y respirer ◀le▶ peu de fraîcheur que Dieu leur envoie. Cette salle peut avoir quatre ou cinq toises ◀de▶ long sur moitié ◀de▶ large ; et c’est, comme j’ai dit, dans ◀l’▶enfoncement ◀de▶ ce trou qu’est ◀le▶ lit du seigneur goubernador, une simple cloison faisant ◀la▶ séparation ◀de▶ ◀la▶ salle et du cabinet où il couche. ◀Les▶ tapisseries sont si fines qu’on ne ◀les▶ voit pas : ◀l’▶usage des miroirs, des tables et des sièges y est inconnu ; et ◀le▶ reste est aussi promptement meublé qu’un jeu ◀de▶ paume.
Lorsque je ◀le▶ vis, il était vêtu à ◀la▶ française. Je ne sais s’il avait sué ◀de▶ ◀l’▶encre, mais son linge était bien noir. Il avait des bas gris ◀de▶ perle, un escarpin couleur ◀de▶ noisette ◀d’▶un demi-pied plus long qu’il ne fallait, un justaucorps ◀de▶ drap gris ◀de▶ souris, une veste ◀de▶ satin de même couleur, tous deux brodés ◀de▶ fleurs ◀de▶ soie ◀de▶ toutes couleurs, très délicatement mises en œuvre, à présent fort fanées et autrefois vives, et c’est ce qu’il avait de plus beau. Une culotte ◀de▶ damas cramoisi serrée à ◀l’▶espagnole était dessous avec une épée au moins ◀de▶ six pieds ◀de▶ lame, avec une canne très belle, garnie ◀d’▶argent, et surtout ◀d’▶une chaîne très bien travaillée. Si bien qu’en ajoutant une rhingrave à sa parure, il aurait fort bien représenté ◀l’▶original du marquis de Mascarille des Précieuses ◀de▶ Molière.
On voit devant ◀le▶ superbe trou que je viens de dépeindre une autre maison tout aussi magnifique, où sont ◀les▶ cuisines. Je ne puis dire ce qu’on y fait cuire, n’y ayant vu ni feu ni bête vive ou morte, ◀de▶ terre, ni ◀d’▶eau, pas même légumes ni œufs, mais seulement des femmes nègres ou noires comme beaux diables. Ovide en avait vu ◀de▶ pareilles, qui lui ont donné ◀l’▶idée des furies ◀d’▶Enfer. Quand leurs tourments ne seraient pas cruels, leur seul aspect offre un supplice. Dans cette maison est une manière ◀de▶ hangar ouvert ◀de▶ tous côtés, pour se mettre à couvert du soleil. Il ressemble à nos remises ◀de▶ carrosses, excepté qu’il est élevé ◀de▶ deux marches et garni ◀de▶ bancs ◀de▶ terre ou ◀de▶ rochers bruts.
Je viens au village. J’ai rempli ◀les▶ devoirs ◀de▶ ◀la▶ civilité, en parlant en premier item du gouverneur et ◀de▶ ◀la▶ magnificence ◀de▶ sa masure. Ce village est comme j’ai dit sur une hauteur. ◀Les▶ maisons en sont séparées ◀les▶ unes des autres, bâties ◀de▶ terre, et très mal, sans jambages, poutres ni solives, et ◀le▶ tout sans alignement ; et ressemblent bien plutôt à des campements ◀de▶ caravanes ambulantes ◀de▶ bohémiens qu’à des demeures permanentes. Cependant, c’en est assez pour ◀les▶ misérables Noirs qui ◀les▶ habitent. Il y a seulement un hidalgo, ou gentilhomme portugais qui est blanc, et dont ◀la▶ femme que j’ai vue, à peu près âgée ◀de▶ trente-cinq ans, est blanche aussi. C’est je crois ◀le▶ plus honnête homme ◀de▶ ◀l’▶île ; du moins ses manières n’ont rien que ◀de▶ très poli. Il a quatre enfants, deux garçons et deux filles, ◀de▶ six à dix ans. J’en ai vu deux, ◀les▶ garçons, beaux comme des anges, ◀les▶ cheveux du plus beau blond argenté qu’on puisse voir, pendant par anneaux jusqu’à ◀la▶ ceinture. Ce gentilhomme nous donna un régal ◀de▶ goyaves, fruit qui croît dans ◀l’▶île, gros comme une petite orange, rempli ◀d’▶une graine et ◀d’▶une chair vermeille fort belle aux yeux et très agréable au goût. Pour boisson, on nous servit ◀de▶ belle eau claire dans des gobelets ◀d’▶argent, sur des soucoupes de même métal, l’un et l’autre armoriés. Ce régal, à ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ messe, ne nous aurait nullement plu à M. de Pressac, lieutenant du Lion, qui parle portugais, à M. de La Chassée et à moi, si je n’avais pas eu ◀la▶ précaution ◀de▶ faire apporter quatre bouteilles ◀de▶ vin. Ils m’en surent bon gré, aussi bien que ◀le▶ Portugais. Je crois que cet hidalgo est major ◀de▶ ◀l’▶île, et se nomme dom Francisco de Velasco.
◀L’▶église est assez éloignée ◀de▶ ces maisons ; elle m’a paru fort pauvre. Il n’y a qu’un seul prêtre entretenu : il est noir, aussi bien que ◀les▶ autres prêtres ◀de▶ ◀l’▶île, à ◀l’▶exception ◀de▶ ◀l’▶évêque et du curé ◀de▶ ◀la▶ ville, qui sont ◀les▶ seuls ecclésiastiques blancs que j’y ai vus. J’en parlerai en parlant ◀de▶ ◀la▶ ville. ◀Le▶ tableau ◀de▶ ◀la▶ paroisse ◀de▶ ◀la▶ Vinate représente une Assomption : il est assez bon. ◀La▶ sacristie est du côté de ◀l’▶Épître en dehors de ◀l’▶église, et n’est qu’un petit salon détaché. Cette église a sa sortie sur une grande lande du côté des maisons : on voit ◀de▶ là toute ◀la▶ mer et ◀le▶ port, ◀la▶ vue étant libre à cause de ◀la▶ hauteur ◀de▶ cet endroit ; et à l’autre côté à gauche, on ne voit que des rochers.
J’avais entendu ◀la▶ messe à bord, je ne laissai pourtant pas ◀d’▶assister à ◀l’▶office. C’était hier ◀le▶ dimanche des Rameaux. ◀Les▶ palmes que tous ces gens portaient dans leurs mains à ◀la▶ procession me firent souvenir ◀de▶ ◀l’▶entrée triomphante ◀de▶ Jésus-Christ dans Jérusalem : et en effet ce fut avec des palmes qu’ils allèrent au-devant ◀de▶ lui ; c’est-à-dire ◀les▶ Juifs, lors de son triomphe, dont ◀l’▶église célébrait hier ◀la▶ commémoration. Au reste, si ◀le▶ respect que j’ai pour ma religion ne m’en avait empêché, je me serais éclaté de rire deux ou trois fois. Je ne doute pas même que mon confesseur ne me tienne compte ◀de▶ ma retenue, quand ce ne serait que parce que mon sérieux a obligé d’autres à m’imiter, et qui me regardaient à tout moment pour moduler leur contenance sur la mienne. Notre aumônier m’en donnerait bien son certificat si j’en avais besoin. Certainement, j’ai beaucoup pris sur moi ; et en effet, où est ◀l’▶Européen ◀le▶ plus grave qui eût pu tenir son sérieux sur un si plaisant spectacle ? Figurez-vous un prêtre et deux paysans qui lui servaient ◀d’▶acolytes, tous trois noirs comme beaux diables, aussi bien que ◀le▶ porte-croix ; tous quatre revêtus ◀d’▶aubes blanches comme neige. Il me semblait voir quatre figures pareilles à celle du More du Marché-Neuf, à qui on aurait mis des chemises blanches. Raillerie à part, ◀l’▶office s’y fait bien, et dévotement même ; et il serait à souhaiter que ◀l’▶intérieur répondît à ◀l’▶extérieur. C’en est assez sur ce sujet : il est temps ◀d’▶aller à ◀la▶ ville. Étant plusieurs qui avions envie ◀de▶ ◀la▶ voir, et ne trouvant point ◀de▶ chevaux, nous fûmes obligés ◀de▶ nous servir ◀d’▶ânes : ce n’est pas qu’il n’y en ait ◀de▶ très beaux ; mais en petite quantité. Celui que ◀le▶ père Tachard montait était un genêt ◀d’▶Espagne, qui vaudrait en France plus ◀de▶ quatre-vingts pistoles : il appartient au gouverneur ◀de▶ ◀la▶ Vinate et ◀le▶ révérend père avait si bien fait qu’il ◀l’▶avait eu. Cela ne m’a point surpris ; au contraire, je ◀l’▶aurais été qu’il ◀le▶ lui eût refusé : en effet, un Portugais aussi bien qu’un Espagnol refuser quelque chose à un jésuite, surtout à un jésuite ambassadeur du roi de Siam, cela serait inouï. Il n’a pourtant pas obtenu ◀de▶ ◀l’▶évêque ce qu’il en espérait. Mais, outre qu’il lui demandait une chose que ◀l’▶évêque ne lui devait point accorder, c’est qu’on n’a pas dans ◀le▶ monde tout ce qu’on demande. D’ailleurs, ce ne sont point mes affaires : je sais ce que c’est ; mais je ne dois pas m’en mêler.
M. du Quesne et ◀le▶ jésuite partirent ensemble, tous deux fort bien montés : ◀le▶ commissaire ◀les▶ suivit. Pour moi, j’eus mille pensées bouffonnes sur ◀le▶ hasard qui me donnait un âne pour monture, ◀le▶ propre jour des Rameaux, pour aller dans une ville pleine ◀de▶ Juifs. Il y a trois lieues ◀de▶ ◀la▶ Vinate à ◀la▶ ville : ◀les▶ terres ne valant rien, ◀les▶ Noirs sont excusables ◀de▶ ne ◀les▶ pas mesurer juste. Nous avons été cinq heures en chemin : ajoutez ◀la▶ chaleur qu’il faisait, qui nous mettait en eau, et on avouera qu’il ne devait nous paraître ni court ni agréable. Ce ne sont que montagnes et précipices, pas cent pas ◀de▶ chemin uni. On voit toujours ◀la▶ mer à gauche en allant, et à droite un pays aride et stérile, où je n’ai vu ◀de▶ vert ni arbres ni herbes, si ce ne sont quelques petites calebasses et pommes ◀de▶ coloquinte, qui rampent à terre sans feuilles : on voit aussi quelques cocotiers, mais peu. Au reste, nous étions obligés ◀de▶ mettre pied à terre ◀de▶ quart d’heure en quart d’heure pour monter ou descendre ◀les▶ rochers, parce qu’il est impossible que ni cheval ni âne en descende chargé : ainsi, nous avons fait à pied plus du tiers du chemin ◀le▶ plus difficile et ◀le▶ plus tuant. Il y en a un autre uni, mais plus long, et c’est celui par lequel je suis revenu. On trouve à un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ ◀la▶ Vinate, en allant à ◀la▶ ville, un champ, qui a un bon quart ◀de▶ lieue en carré, par un coin duquel on passe. Ce champ paraît avoir été autrefois cultivé et semé ◀de▶ seigle ; mais qui n’a point été cultivé depuis trois ans que ◀les▶ Noirs disent qu’il n’a point plu dans ◀l’▶île. Peu après ce champ, qu’on laisse à droite, on voit sur ◀la▶ gauche un lit ◀de▶ rivière entièrement à sec, parce que, n’ayant point plu depuis longtemps, ◀l’▶eau a cessé ◀de▶ courir ; cette manière ◀de▶ rivière n’étant qu’un torrent formé des eaux qui tombent des montagnes après qu’il a plu.
A moitié chemin on trouve un ruisseau ◀de▶ trois pieds ◀de▶ largeur sur deux ◀de▶ hauteur, dont ◀l’▶eau coule sur un gravier comme celui ◀de▶ ◀la▶ Seine. Cette eau est très pure, très claire et très bonne : c’est là que ◀l’▶évêque, ◀le▶ gouverneur et ◀les▶ autres gens distingués ◀de▶ ◀la▶ ville envoient quérir sur des ânes celle qu’ils consomment pour leur usage ◀de▶ bouche ; ◀le▶ commun peuple ne se servant que ◀d’▶eau ◀de▶ puits. Celle-ci vient de source, et par conséquent ne tarit jamais ; et afin qu’elle ne se perde pas, ◀les▶ Noirs ont fait des levées qui ◀la▶ font courir dans un lit droit et uni. Elle coule avec rapidité, et se précipite dans ◀la▶ mer à un endroit qui n’est pas à plus ◀de▶ cent pas ◀de▶ celui où j’ai passé. Je ne sais pourquoi ◀les▶ vaisseaux ne vont pas là, ou n’y envoient pas faire ◀de▶ ◀l’▶eau : on en ferait tant qu’on voudrait et en peu de temps, et très bonne. Il faut apparemment que ◀l’▶anse dans laquelle cette eau se perd soit pleine ◀de▶ rochers qui en empêchent ◀l’▶abord. Je n’y en ai cependant point vu ; il est vrai qu’il faisait calme tout plat ; cependant ◀la▶ mer brisait proche de terre, ce qui me fait croire que ces rochers sont à fort peu de fond : peut-être aussi est-ce qu’il n’y en a point, ou qu’il est si haut qu’on ne peut y mouiller.
◀Le▶ soleil se coucha plus ◀de▶ trois heures avant que nous arrivassions à ◀la▶ ville : je voyais de temps en temps du feu paraître et s’éteindre en tombant ; il ne paraissait que ◀la▶ longueur ◀de▶ trois pater au plus. Je crus d’abord que c’était quelque météore, comme on en voit assez souvent dans ◀les▶ climats chauds. Je me trompais : c’est un feu effectif, que vomit une montagne qui est dans ◀l’▶Ouest-Sud-Ouest, à quinze lieues d’ici, qui pour cette raison est appelée ◀l’▶île de Feu. Quoique ce feu paraisse peu de chose, il est pourtant véhément et fort puisqu’on ◀le▶ voit ◀de▶ si loin. Enfin, nous arrivâmes à ◀la▶ ville, fort fatigués du chemin ; et la première chose que nous aperçûmes au clair ◀de▶ ◀la▶ lune fut une longue muraille ◀de▶ moellon et ◀de▶ gros cailloux, assez forte et bien faite, revêtue ◀de▶ trois bastions et ◀de▶ quelques pièces ◀de▶ canon. Cette muraille fait un circuit quatre fois plus grand que ◀la▶ ville, ◀d’▶une extrémité ◀de▶ ◀la▶ mer jusqu’à l’autre, du Nord au Sud dans ◀l’▶Est, ◀le▶ côté ◀de▶ ◀l’▶Ouest étant en partie naturellement fortifié par ◀les▶ rochers qui bordent ◀la▶ mer, et par une petite muraille dont je parlerai dans ◀la▶ suite. Je n’aperçus pas cela hier au soir, quoique ◀la▶ lune fût belle ; mais ce matin je me suis promené partout et ai tout observé. On ne voit point ◀la▶ ville qu’on n’ait passé ◀la▶ seule porte qu’il y a à cette muraille du côté de terre, par laquelle nous sommes entrés et sortis. ◀La▶ ville n’a que deux portes, celle-ci et une autre qui donne sur ◀le▶ quai, faite à ◀la▶ muraille qui prend du palais épiscopal dans ◀le▶ Sud-Ouest, jusqu’aux rochers qui bordent ◀la▶ mer dans ◀le▶ Nord-Est. Dès que ◀l’▶on a passé cette porte, ◀la▶ ville ressemble à peu près à ◀la▶ perspective ◀de▶ Suresnes, au sortir de ◀l’▶église du mont Valérien ; mais pas si éloignée, moins basse. Elle paraît être toute neuve ; ◀les▶ rues sont dans un juste alignement, ◀les▶ maisons bien percées et claires, et presque toutes ◀de▶ deux étages, couvertes ◀de▶ tuiles. Je n’y ai point vu ◀d’▶ardoise, pas même à ◀l’▶église cathédrale. ◀Le▶ chemin qui conduit ◀de▶ cette porte à ◀la▶ ville est brut sans aucun travail, et seulement pratiqué dans ◀le▶ rocher.
◀Le▶ palais ◀de▶ ◀l’▶évêque, qui est ◀le▶ bâtiment ◀le▶ plus proche de ◀la▶ mer, est ◀le▶ lieu ◀le▶ plus élevé et ◀le▶ plus beau ◀de▶ ◀la▶ ville. On m’a dit que c’est où est mort Alphonse VI, roi de Portugal, frère aîné ◀de▶ dom Pierre, aujourd’hui roi, qui ◀l’▶avait relégué dans cette île, comme hébété et impuissant, et s’était emparé du royaume et ◀de▶ sa femme, qu’il a épousée ; et ◀le▶ tout sans violence : il est vrai que dom Pedro n’a pris ◀la▶ qualité ◀de▶ roi qu’après ◀la▶ mort ◀de▶ son frère.
◀Le▶ château du gouverneur est bâti environ à cent pas ◀de▶ ◀la▶ porte par laquelle on entre et sur ◀la▶ même hauteur à droite ou dans ◀le▶ Nord. Il n’est pas mal bâti, n’ayant pourtant rien ◀de▶ beau en dehors que ◀les▶ quatre murs, parce qu’ils sont bien blanchis. ◀Le▶ dedans est logeable : M. du Quesne, ◀le▶ père Tachard et ◀le▶ commissaire y ont été commodément logés. ◀Le▶ gouverneur, ◀d’▶environ cinquante ans, est fort bien fait, et porte une barbe devant laquelle celle ◀de▶ Bouchetière doit mettre pavillon bas. J’ai été tenté cinq ou six fois ◀d’▶en arracher cinq ou six poils.
Je ne sais pourquoi on a bâti ◀la▶ ville dans ◀l’▶endroit où elle est, ◀le▶ havre n’étant pas capable ◀de▶ gros vaisseaux, mais seulement ◀de▶ barques, qui amarrent proche de terre, et qui seraient bientôt emportées par ◀le▶ vent si elles étaient au large. ◀La▶ ville s’étend du Sud au Nord, plus belle et plus peuplée dans ◀le▶ Sud ; elle peut contenir deux à trois cents familles. ◀Les▶ hommes y sont assez bien faits, remplis ◀d’▶une férocité fort éloignée ◀de▶ ◀la▶ politesse ◀de▶ notre France, pleins ◀de▶ présomption, et ◀d’▶une vanité ridicule. Ils s’appellent entre eux señores cavalieros ; et c’est ce qu’ils sont ◀le▶ moins. Ils ne se connaissent pas : je n’ai jamais vu ◀de▶ peuples plus malheureux qu’eux, sans en excepter ◀les▶ sauvages du Canada. Pour ◀les▶ femmes blanches, on ne ◀les▶ voit point. J’ai vu des femmes noires ou mulâtres, parfaitement bien faites. Celle chez qui nous avons soupe est ◀de▶ ce nombre : elle a ◀les▶ traits fort beaux et même délicats, ◀l’▶humeur agréable, et paraît fort douce et honnête. Son mari est ◀de▶ Lisbonne, aussi vilain mâtin que sa femme est aimable. Il ne ◀la▶ perdit pas ◀de▶ vue ; je ne sais si ce fut par jalousie. Il n’aurait pas eu tout ◀le▶ tort ; il y avait avec nous un Parisien, nommé Loyer ◀de▶ Renaucourt, lieutenant ◀d’▶infanterie, qui ◀la▶ regardait ◀d’▶un air à mettre martel en tête à tout autre qu’à un Portugais. Elle eut toute ◀la▶ peine ; elle distribua tout pendant que ◀le▶ magot, assis sur son cul comme un singe, une pipe ◀de▶ tabac à ◀la▶ gueule, et retroussant gravement sa rousse moustache, ◀la▶ regarda faire en observant tout le monde. Ce que j’en peux juger, c’est que ◀les▶ Portugais, qui sont malheureux dans leur patrie, viennent ici chercher fortune et y épousent des femmes laborieuses, qui ◀les▶ nourrissent, entretiennent leur paresse naturelle, et qu’ils rossent encore bien par-dessus ◀le▶ marché.
Ces femmes n’ont pour coiffure qu’un simple bandeau qui leur ceint ◀le▶ front et retient leurs cheveux : ce bandeau est ◀de▶ couleur à leur choix. Un petit corset, qui ne prend que vers ◀le▶ nombril et ne monte pas à ◀la▶ moitié du sein ; ainsi, ◀le▶ reste à découvert. Elles n’ont qu’un petit jupon, qui prend du bas ◀de▶ ce corset et ne passe pas ◀la▶ moitié ◀de▶ ◀la▶ jambe. Pour des bas et des souliers, elles n’en connaissent point ◀l’▶usage ; et malgré ce bizarre attirail, elles ne laissent pas ◀d’▶être agréables : j’entends ◀les▶ jeunes et non ◀les▶ autres ; car, quoique, généralement parlant, elles soient toutes bien faites et appétissantes, il s’en trouve quantité qui sont ◀de▶ véritables remèdes ◀d’▶amour, et avec lesquelles qui que ce soit ne voudrait entrer en commerce, à moins que ◀le▶ diable ne fût ◀le▶ maquereau ◀de▶ ◀l’▶aventure. Telles sont celles qui ont eu des enfants, et surtout ◀les▶ vieilles, dont ◀les▶ tétasses noires et ridées, n’étant point soutenues, ont tout ◀l’▶air ◀de▶ deux vieilles besaces ◀de▶ capucin vides et renversées.
On ne trouve ici rien dans ◀les▶ cabarets : on est obligé ◀d’▶envoyer chercher ailleurs, non ce qu’on voudrait manger, mais ce qu’on peut trouver. ◀Le▶ vin ◀de▶ Madère qu’ils ont est très bon et très cher : il ressemble pour ◀la▶ couleur à nos vins du Rhône ou ◀de▶ Côte-Rôtie, et pour ◀le▶ goût à nos meilleurs muscats. J’en ai bu ◀de▶ bon coeur et en ai acheté deux petits quartauts, à condition de me ◀les▶ rendre à ◀la▶ Vinate. Ils ont aussi du vin des Algarves, province ◀de▶ Portugal : il n’a pas tout à fait ◀la▶ délicatesse ◀de▶ nos vins ◀de▶ Reims, mais il en approche : c’est ◀de▶ celui dont nous avons bu ◀le▶ plus, celui ◀de▶ Madère étant un vin ◀de▶ liqueur, mais infiniment meilleur que celui qu’on vend à Paris. C’est qu’il est tel que ◀la▶ nature ◀le▶ produit.
Pour éviter ◀les▶ querelles qui naissent dans ◀le▶ vin, il y a toujours un sergent ◀de▶ ◀la▶ garnison qui observe ◀les▶ buveurs, tant qu’ils sont à table : ◀les▶ soldats restent à ◀la▶ porte et n’entrent point qu’on ne ◀les▶ appelle. Ni lui ni ◀les▶ cavaleros n’empêchent point ◀de▶ boire : au contraire, ils y animent, parce que ◀le▶ sergent y gagne doublement ; car, outre quelque coup ◀de▶ vin que lui et ◀les▶ autres attrapent de temps en temps, il lui revient ◀le▶ quart du gain que ◀l’▶hôte fait sur ◀le▶ vin, ◀le▶ reste allant se quérir par ◀les▶ buveurs ou leurs gens. Quoiqu’il soit rude ◀d’▶être examiné ◀de▶ si près, il est pourtant vrai que cette police est très louable et qu’elle empêche bien des noises ; car on met ici, sans façon, ◀les▶ gens in tenebris quand ◀la▶ bouteille se ressent ◀de▶ ◀la▶ liqueur qui ◀l’▶emplit, et ◀le▶ lendemain on en est quitte pour payer son gîte. Je ne sais s’ils exercent parmi eux cette police ; car, pour rendre justice à tout le monde, ◀le▶ Portugais est trop sobre pour boire jusqu’à perdre ◀la▶ raison : mais, je sais bien qu’ils ◀l’▶exercent envers toutes ◀les▶ autres nations indistinctement ;
et je sais bien encore que si on pratiquait ◀la▶ même chose en France il n’y aurait assurément ni tant de meurtres, ni tant ◀d’▶ivrognes. On peut voir par là que, quoique je ne haïsse pas ◀le▶ fruit ◀de▶ Noé, je n’aime ni n’estime ceux qui en prennent avec trop ◀d’▶excès. Je dirai dans ◀la▶ suite ◀le▶ magnifique repas que nous avons fait.
◀L’▶église cathédrale, qui est ◀la▶ paroisse, n’est pas éloignée du palais épiscopal, plus beau, plus magnifique, et sans comparaison mieux meublé que ◀le▶ château du gouverneur : on ne s’en doit pas étonner après ce que j’en viens de dire ci-dessus. Cette église est assez belle, ◀le▶ chœur est séparé ◀de▶ ◀la▶ nef par une balustrade élevée ◀de▶ trois degrés. ◀Le▶ tableau du maître-autel représente une Assomption, comme celui ◀de▶ ◀la▶ Vinate, mais incomparablement plus beau et mieux fini. C’est un ouvrage ◀d’▶Italie, dont je crois avoir vu ◀l’▶original à Rome à Sainte-Marie-de-la-Minerve. Je ne sais ◀de▶ qui est ◀le▶ tableau qui est ici, non plus que trois autres qui représentent une Madeleine, un saint Jacques et un saint François, qui me paraissent des morceaux achevés. ◀Le▶ crucifix est ◀d’▶argent, ◀d’▶environ trois pieds ◀de▶ hauteur ; quatre fort beaux chandeliers et une lampe de même métal, et un soleil ◀d’▶or ou ◀de▶ vermeil doré, enrichi ◀de▶ pierreries, qui sont ◀de▶ grand prix si elles sont fines. Je n’y ai point vu ◀de▶ reliques, quoique ce soit ce qui coûte ◀le▶ moins à cette nation.
◀L’▶évêque est blanc, ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ Saint-François, et cordelier ; du moins son habit ◀le▶ dit : il est âgé ◀d’▶environ quarante ans, ◀d’▶un abord très affable, bien fait ◀de▶ sa personne, et parlant bon latin : meilleur théologien que ◀le▶ révérend père Tachard, puisqu’il lui a prouvé par un sec refus que ce que celui-ci lui demandait était contraire aux préceptes ◀de▶ Jésus-Christ et aux saints canons. Il m’a donné sa bénédiction, que je lui ai demandée en particulier. ◀Le▶ curé et ◀le▶ vicaire sont blancs aussi ; ◀les▶ autres ecclésiastiques sont noirs. Je me suis entretenu avec trois, dont ◀le▶ sacristain était un, tous prêtres. Ils parlent tous un latin très mauvais, peu poli, point élégant : cela vient de ce qu’ils suivent plutôt ◀les▶ phrases plates des nègres avec lesquels ils sont toujours que ◀la▶ phrase latine qu’on leur enseigne en classe. Ils y sont assurément plaisamment élevés et instruits : on peut en juger par ◀la▶ demande que me fit ◀le▶ sacristain, quel homme était Cicéron, que je lui avais cité.
À l’égard du gouvernement, je ne puis en rendre aucun compte, ne m’ayant pas été possible ◀de▶ m’en informer ; mais, si j’en peux juger sur ◀l’▶apparence, ◀le▶ gouverneur est ici absolu, n’ayant à faire qu’aux Européens, qui sont en fort petit nombre, n’étant au plus que quarante, tant officiers ◀de▶ justice que ◀d’▶ épée, ◀les▶ créoles ou métis étant presque tous soldats et ◀les▶ autres ◀de▶ métier ; auxquels tous il importe ◀de▶ maintenir ◀l’▶autorité du gouverneur, puisque c’est elle qui fait leur sûreté contre ◀les▶ noirs, qui sont en bien plus grand nombre, mais à ◀la▶ vérité ◀d’▶un esprit si servile et si abject qu’ils ne sont pas à craindre. Il semble que ces noirs n’ont que ◀la▶ figure humaine, qui ◀les▶ distingue ◀de▶ ◀la▶ brute, une bassesse ◀d’▶âme dans toutes leurs actions que je ne puis exprimer. ◀Le▶ gain fait sur eux ce qu’un morceau ◀de▶ pain fait sur un chien affamé. Ils sont flatteurs, en demandant, Ils disparaissent quand ils ont ce qu’ils demandaient. J’ai eu un nègre à moi pendant près de deux jours, pour demi-quart ◀de▶ patate qui vaut sept sols et demi ◀de▶ notre monnaie. Il s’est nourri, a eu soin ◀de▶ mon âne, et m’a suivi comme un barbet. Si je lui avais donné son argent lorsqu’il me ◀le▶ demanda, je serais revenu à pied, du moins on me ◀l’▶avait fait craindre ; et je crois que cela eût été, ne ◀l’▶ayant point vu depuis que je ◀l’▶ai payé.
Je ne sais quelle est ◀la▶ vie ◀de▶ tous ces gens-là, tant européens que créoles, ou métis ou noirs : point ◀de▶ pain, point ◀de▶ poisson, faute de canots ou chaloupes, ◀la▶ mer autour de ◀l’▶île en étant pleine, ◀les▶ navires en ayant péché beaucoup. Peu de viandes, peu de fruits, peu de légumes ◀de▶ jardinage, il n’y a que quelques oranges, cocos, limons et goyaves : encore ne sais-je où ils ◀les▶ prennent ; car ni ◀les▶ autres Français, ni moi, qui avons été à ◀la▶ ville par différents chemins, n’avons vu aucun arbre vert, tel soit-il, que ceux qui nous ont paru en arrivant. Ils vivent misérablement. Leur nourriture ordinaire est une espèce ◀de▶ petites fayolles, ou fèves noires, qui croissent sans culture, et dont ◀la▶ vue suffit seule pour rassasier ; et il est très vrai que ceux qui sont venus nous voir souper (je ne parle point des noirs, il n’y en vint aucun ; je ne parle que des Européens et des créoles, qui sont ◀les▶ natifs ◀de▶ ◀l’▶île, enfants ◀de▶ Portugais et ◀de▶ noires, et qui en effet ne sont que très peu plus basanés que ◀les▶ Portugais ◀d’▶Europe), ne demandaient point à boire ni à manger, leur orgueil naturel ne ◀le▶ permet pas, mais dévoraient des yeux ce que nous avions, qui pourtant ne valait pas ◀le▶ diable ; et lorsqu’on leur en présentait, ils ◀le▶ prenaient, non seulement sans civilité mais avec une avidité canine dont nous-mêmes étions confus.
◀La▶ religion ◀de▶ ces peuples est ◀la▶ nôtre, catholique, apostolique, et romaine ; mais certainement ◀l’▶intérieur ne répond point à ◀l’▶extérieur : en voici ◀la▶ preuve. J’avais entendu ◀la▶ messe à bord, avant que de descendre à terre. Je joignis dans ◀l’▶église ◀de▶ ◀la▶ Vinate un homme qui me parut ecclésiastique ; mais il ne ◀l’▶était que par ◀l’▶habit qu’il portait : c’était ◀le▶ sacristain, bedeau, chasse-chien, comme on voudra ◀l’▶appeler. M.de Pressac, lieutenant, nous joignit ; et cet homme aima mieux s’amuser à jaser avec nous, et boire un coup ◀d’▶eau-de-vie que j’avais apportée sur moi que ◀de▶ remplir ses devoirs. Je ne ◀le▶ quittai pas ◀d’▶un pas,
et quoiqu’il eût été à ses nécessités naturelles en ma présence, il ne se lava pas ◀les▶ mains pour prendre ◀la▶ croix, ce sacré mémorial ◀de▶ notre rédemption. Il ◀le▶ porta à ◀la▶ procession avec un respect dont je fus fort édifié, mais pourtant surpris, après son action indécente, malgré ◀l’▶édification qu’il devait à un étranger.
Je ne sais si c’est ◀la▶ malignité ◀de▶ ◀l’▶homme qui ◀le▶ pousse à juger ◀de▶ son prochain en général, et ◀de▶ chaque nation en particulier, par ◀les▶ objets extérieurs dont il est frappé ; mais, à parler ◀de▶ ◀la▶ nation portugaise sur ce qui m’en a paru à Lisbonne, à ◀l’▶Atto da Fe que j’ai vu, à ◀la▶ procession ◀d’▶hier, et à ◀la▶ ville aujourd’hui, je puis conjecturer que ◀la▶ religion ◀de▶ Jésus-Christ est ce qu’ils suivent ◀le▶ moins, et que ◀le▶ vénérable extérieur des moines y prime.
Ce n’est qu’après ◀l’▶écot qu’on est comptable, dit ◀la▶ chanson : nous ◀l’▶avons éprouvé ici. Nous étions six ◀de▶ compagnie, altérés et affamés, et tous espérant faire un bon repas, Hoymé ! Nous avons tous été trompés. ◀Le▶ temps ◀de▶ carême ne permet pas à ces gens-ci ◀de▶ vendre ni viande ni œufs, et point ◀de▶ poisson. Il a fallu nous contenter ◀de▶ sardines très puantes mangées avec ◀de▶ ◀l’▶ail et ◀de▶ ◀l’▶huile qui sortait ◀de▶ ◀la▶ foulerie ◀d’▶un cardeur, tant elle infectait. C’est pourtant là ◀le▶ superbe et succulent régal que los cavaleros dévoraient des yeux. Je ◀le▶ répète encore, je ne sais qui que ce soit plus malheureux que ces gens-ci. A mangé ◀de▶ ce régal qui a voulu, sur un coffre qui servait ◀de▶ table, où ◀la▶ crasse était ◀d’▶un bon doigt ◀d’▶épaisseur ; car ils ne savent ce que c’est que ◀de▶ nappes ni serviettes. Point ◀de▶ pain dans toute ◀la▶ ville : nous en avons eu pourtant, à trente sols ◀la▶ livre ; et c’est ◀le▶ senor Goubernador qui nous en a fourni, comme monsieur Jourdain donnait ses marchandises argent comptant ; encore a-t-il fallu que quelqu’un ◀de▶ nous y allât. Ayant envie ◀de▶ voir ◀le▶ château, j’y ai été,
Landais a pris ◀le▶ pain, et j’ai payé ◀le▶ Juif. C’est là que j’ai été tenté ◀de▶ lui arracher un côté ◀de▶ moustache. Si Landais n’avait pas eu ◀la▶ précaution ◀d’▶apporter six galettes ◀de▶ bord, nous aurions payé pour plus ◀de▶ vingt francs ◀de▶ pain. Nous en avons été quittes pour soixante-douze francs en tout ; savoir, ◀le▶ calcul en est curieux : douze francs pour huit livres ◀de▶ pain, huit pour ◀les▶ sardines, six pour notre coucher, quarante sols au sergent pour sa garde, et quarante-quatre pour ◀le▶ vin. Avions-nous beau jeu ? Rendez-moi Paris ou Québec : ce sont des paradis, au lieu de ceci. Effectivement, nous bûmes bien, et ne mangeâmes guère : ◀la▶ bonne chère nous rassasiait.
Il n’y a point en France ◀de▶ si chétif cabaret, qui ne donnât à souper et ◀le▶ couvert à huit hommes, six maîtres et deux valets. Ce n’est pas cela ici ; il a fallu aller passer ◀la▶ nuit à vingt pas. Je ne sais si c’est ◀la▶ jalousie qui en est cause. Je ◀le▶ répète, Renaucourt guignait ◀l’▶hôtesse ◀d’▶un œil ◀de▶ concupiscence qui nous faisait ◀de▶ ◀la▶ peine. et nous obligea ◀de▶ lui en faire à son tour. Il était assis justement devant moi, et avait en pleine vue cette femme à qui je tournais ◀le▶ dos. ◀Le▶ sergent arriva avec ses soldats et je lui fis entendre que c’était ◀l’▶hôte qui ◀l’▶avait envoyé quérir : il me pria ◀de▶ changer ◀de▶ place ; ce que je fis avec plaisir, bien content que ma petite malice eût réussi. Effectivement, cette femme est toute aimable, faite au tour ; et je doute que toute ◀l’▶Europe pût présenter une femme plus agréable dénuée ◀de▶ toute parure et dans son simple naturel. Il n’y a que ◀le▶ teint ; mais il n’a rien ◀de▶ dégoûtant dans elle. Pour Renaucourt, il fit comme Ragotin dans ◀la▶ maison ◀de▶ ◀l’▶hôte mort ; il en fit moins ◀de▶ bruit, et en but davantage. Nous avons couché sur des nattes très fines, à la manière des Portugais : cela est frais, et très propre ; et dans ◀la▶ chaleur cela est très commode. J’en ai acheté une qui me servira dans ◀les▶ chaleurs.
Voilà Saint-Yago et ses dignes habitants naturellement peints. Il ne me reste qu’à dire qu’ils sont plus intéressés que ◀les▶ Juifs leurs ancêtres, et qu’ils dameraient ◀le▶ pion aux fripiers ◀de▶ Paris et aux maltôtiers qui écorchent ◀la▶ France ; quoique ceux-ci aient ◀le▶ bruit ◀d’▶être si bons alchimistes qu’ils ont mis ◀l’▶usure et ◀la▶ mauvaise foi dans ◀l’▶alambic, pour en tirer ◀la▶ quintessence, et ◀le▶ sublimé.
Je suis revenu vers ◀le▶ midi, n’ayant ni bu ni mangé que chez ◀l’▶évêque, conduisant mon vin. J’ai trouvé M. de La Chassée qui venait au-devant ◀de▶ moi avec un soldat qui ◀le▶ sert qui portait un flacon ◀de▶ vin : cela m’a fait plaisir. Il m’a instruit ◀de▶ ce que je devais répondre au procès qu’on m’allait faire : il agissait ◀de▶ concert avec M. Hurtain ; et tous deux avaient jugé à propos de me prévenir : voici ◀le▶ fait.
M. Blondel était venu à ◀la▶ ville avec M. du Quesne : ils ne m’avaient rien dit. ◀De▶ tous ◀les▶ jésuites qui sont sur ◀l’▶escadre ◀le▶ seul Père Tachard y était venu. Je n’avais que faire à lui : il est sur ◀l’▶Amiral ; mais M. Joyeux et quatre jésuites qui sont sur son bord étaient restés à ◀la▶ Vinate. Tous ces gens-là n’aiment point à jeûner : tout au contraire, ils se fient tellement sur ◀la▶ Providence qu’ils mangeraient volontiers dans un repas ce qui servirait à d’autres pendant une semaine. M. Blondel, bien monté, était arrivé une heure avant moi, et M. Joyeux et ◀les▶ jésuites affamés ont tablé par lui demander quels rafraîchissements il avait achetés. Il a répondu qu’il n’en avait acheté aucun, ce qui est vrai ; mais il a ajouté que j’en devais avoir pour toute ◀l’▶escadre, ce qui était faux. Cependant, comme il est honnête homme, il a été fâché ◀de▶ m’avoir commis, prévoyant bien que je lui en donnerais ◀le▶ démenti, si je n’étais pas prévenu ; et comme il sait ◀l’▶union qui règne entre MM. Hurtain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi, il ◀les▶ avait priés ◀de▶ venir au-devant ◀de▶ moi afin de me prévenir, et que je pusse me tirer ◀d’▶intrigue sans ◀le▶ dédire ni ◀le▶ brouiller avec des gens avec lesquels il était obligé ◀de▶ vivre. C’est ◀le▶ sujet qui avait amené M. de La Chassée.
Cette relation ne m’a nullement plu, et j’aurais refusé ◀de▶ m’en mêler sans lui, qui m’a fait réfléchir qu’il n’était point ◀de▶ notre intérêt ◀de▶ nous brouiller avec un officier auquel nous sommes comptables, lui du détail ◀de▶ ses soldats, et moi ◀de▶ celui du vaisseau ; qu’il ◀l’▶avait prié ◀de▶ me tranquilliser, ne m’ayant mis en jeu que pour se ménager avec M. Joyeux et ◀les▶ jésuites, qui comme lui étaient embarqués sur ◀le▶ Florissant ; et qu’il m’assurait de la part de M. Hurtain qu’il approuverait tel parti que je prendrais, quand même je ◀l’▶y mêlerais. Sur cette assurance, je me suis résolu ◀de▶ sauter ◀le▶ fossé ◀de▶ bonne grâce. Nous avons vidé ◀le▶ flacon : il a pris un autre chemin avec ◀le▶ vin, et je suis venu seul avec Landais.
J’ai trouvé tous ces messieurs assemblés, et avec eux M. Hurtain, qui avait voulu se donner ◀la▶ comédie. M.Joyeux a commencé à me demander où était ce que j’avais acheté. Je lui ai sèchement répondu que je n’avais rien acheté ; et lui ai demandé, à mon tour, depuis quand il me prenait pour son pourvoyeur. Que quand j’aurais acheté des rafraîchissements, c’eût été pour ◀l’▶Écueil et non pas pour ◀le▶ Florissant, qui ne me regardait en rien. M’aviez-vous ordonné ◀d’▶acheter quelque chose ? ai-je demandé à M. Hurtain. Non, m’a-t-il répondu : ◀le▶ vaisseau n’a besoin ◀de▶ rien. Ergo, ai-je repris, tant pis pour ceux qui ont fait ◀le▶ carnaval en carême : et de plus, ai-je ajouté ◀d’▶un ton ironique, j’ai vu à ◀la▶ ville M. Blondel, et je n’ai pas dû aller sur ses droits ; j’aurais été blâmable ◀de▶ faire quelque chose en sa présence sans ordre par écrit. Je vous ◀l’▶ai dit, a repris M. Blondel, qui a bien vu que par ce mot ◀d’▶écrit je lui laissais ◀le▶ champ libre. Il est vrai que vous me ◀l’▶avez dit, lui ai-je répondu ; mais, c’était à ◀la▶ ville : si vous me ◀l’▶aviez dit avant que de partir d’ici, j’aurais emporté ◀de▶ ◀l’▶argent ; mais ces gens-ci ne font point ◀de▶ crédit aux chrétiens.
Que diable as-tu donc été faire à ◀la▶ ville ? m’a demandé M. Hurtain. Ne ◀le▶ voyez-vous pas bien, lui ai-je répondu : j’y ai mené un âne, et nous sommes revenus deux. Là-dessus tout le monde s’est mis à rire, et messieurs du Florissant, réguliers et séculiers, voyant bien qu’on ◀les▶ jouait, m’ont laissé en repos. En effet, ◀le▶ commissaire lui-même aurait eu tort ◀d’▶acheter quelque chose pour ◀le▶ Florissant seul, ◀les▶ autres vaisseaux ne manquant ◀de▶ rien, au prix excessif que ◀les▶ Portugais voulaient vendre. C’eût été montrer à jeu trop découvert ◀la▶ gourmandise des uns et ◀l’▶économie des autres ; et je trouve qu’il a bien fait.
Je ne dois pas clore ◀l’▶article ◀de▶ Saint-Yago sans remarquer ◀le▶ bonheur ◀de▶ notre navigation. Nous n’avons mis que dix-sept jours ◀de▶ France ici, et on compte près de deux mille lieues. Il est encore pourtant très vrai que, si notre vaisseau eût été seul, nous serions à plus ◀de▶ six cents lieues ◀de▶ ◀l’▶avant ; terme matelot, mais énergique.
Nous avons mis à ◀la▶ voile sur ◀les▶ deux heures. Messieurs du Florissant se sont rabattus sur ◀les▶ cabris, dont ils ont acheté plus ◀de▶ quarante : M. Hurtain en a acheté deux. Un cabri est ◀l’▶enfant ◀d’▶un bouc et ◀d’▶une chèvre. Je parlerai ◀de▶ son goût quand j’en aurai mangé ; je ne ◀le▶ crois pas meilleur que celui ◀de▶ Provence, qui ne vaut rien.
Du mardi 21 mars 1690
Il nous est arrivé aujourd’hui un malheur très grand, et dont tous ◀les▶ gens du vaisseau sont très fâchés. Voici ce que c’est. ◀Le▶ vent est toujours
Est-Nord-Est, et bon frais : nous présentons au Sud ; ainsi vent large, qui nous pousse plus ◀de▶ cinq lieues par heure. Nous étions à perte de vue ◀de▶ ◀l’▶avant du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre ; et, pour ◀l’▶attendre, on a serré ◀les▶ perroquets et on a voulu prendre ◀les▶ ris des huniers et du grand pafi. François Nicole, ◀le▶ plus ardent ◀de▶ nos matelots, est monté aux haubans à stribord, sous ◀le▶ vent. Une enfléchure a rompu, et ◀le▶ pauvre garçon est tombé à ◀la▶ mer. On a promptement mis vent devant, et ◀le▶ canot à ◀l’▶eau : malgré tous nos soins il a été noyé. Quelle mort ! Voici ce qu’en dit Ovide :
Est aliquid fatoque suo, ferroque cadentem,In solida moriens ponere corpus humo !Et mandare suis aliqua, et sperare sepulchrum,Et non aequoreis piscibus esse cibum.
Voici ◀la▶ paraphrase que j’en ai faite ; car je me mêle quelquefois ◀de▶ versifier, quoiqu’on m’ait plusieurs fois dit ce que ◀le▶ père d’Ovide lui disait :
Studium quid inutile tentas ?
Maeonides nullas ipse reliquit opes.
◀L’▶exemple ◀d’▶autrui ne corrige point ◀l’▶étoile. Homère, Virgile, Ovide, Horace, Juvénal, Martial ; Si ◀de▶ nos jours, Ronsard, Régnier, Tristan l’Hermite, Mairet, Saint-Amant, Faret, Théophile, Corneille, Racine, Boileau, et une infinité d’autres, n’ont point fait fortune par ◀les▶ muses :
Champmêlé en carrosse éclabousse Corneille,
en est une preuve. Quinault, qui n’avait pas sujet ◀de▶ s’en plaindre, ne laissait pas ◀de▶ dire :
Mais à suivre Apollon on ne s’enrichit guère,
Je ne sais que MM. Capistron et Palaprat qui soient bien dans leurs affaires ; mais ils ◀le▶ doivent à leur patrimoine et à ◀la▶ libéralité des princes ◀de▶ Vendôme, duc et Grand Prieur. Eh ! où diable me porte ◀la▶ digression sur ◀les▶ poètes ? C’est que je laisse aller ma plume. Je reviens à ma version, ou paraphrase.
C’est quelque chose au moins à qui finit son sortDans une guerrière aventure,On parle à ses amis, on parle à ses parents :Cela console en quelque sorte ;Mais se voir dévorer par des gouffres vivants,Mon Dieu, dans ces cruels moments,
Chausson, condamné à être brûlé vif, dit à ses juges qu’il n’y avait point ◀d’▶âme à ◀l’▶épreuve du feu. Y en a-t-il à l’épreuve de cette mort-ci ? On fait ce qu’on peut pour se sauver : cela est naturel ; ◀la▶ nature abhorre sa destruction. On voit ◀les▶ autres s’intéresser à notre secours ; on en conçoit quelque espérance : cependant, on succombe à son malheur, Dieu seul sait ce qui en réussit.
Cela m’inspire une idée ◀de▶ ◀la▶ vie qui va jusqu’au mépris, et me force ◀de▶ dire comme Job : Quare me ◀de▶ vulva eduxisti, qui utinam consumptus essem, translatus ex utero ad tumulum ? Qu’un homme fasse sur lui-même une sérieuse réflexion ; qu’il se demande ce qu’il est venu faire au monde ? Je parle ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, sans en excepter un seul, ◀de▶ telle qualité qu’il soit : et il se dira ce que dit Benserade dans sa paraphrase ◀de▶ Job ; livre très rare, puisqu’il ne se trouve plus. Je ne me souviens pas bien ◀de▶ toute ◀la▶ strophe : ce que j’en puis dire, c’est que j’ai été frappé du rapport ◀de▶ ◀la▶ paraphrase avec ◀le▶ texte sacré, que j’ai rapporté. Si on a ce livre, on peut rajuster ◀la▶ strophe. Voici ce dont je me souviens, y ayant, pour ◀la▶ liaison, ajouté du mien ◀les▶ trois vers qui sont en caractère romain.
Grand Dieu, pourquoi m’as-tu fait naître,Ayant à ressentir des maux si furieux ?A quoi étais-je nécessaire ?Toujours également nature eût travaillé,
Examinons-nous nous-mêmes, dépouillons-nous ◀de▶ notre amour-propre, mettons bas nos orgueilleux préjugés ; et nous nous convaincrons que ◀l’▶homme est ◀le▶ plus malheureux et ◀le▶ plus disgracié ◀de▶ tous ◀les▶ animaux. J’en pourrais dans ◀la▶ suite faire une dissertation plus conforme à Pline, tout menteur qu’il est, qu’à René Descartes, qui, ridiculement, prétend que ◀l’▶homme seul jouit ◀de▶ sa raison, et que ◀les▶ autres êtres animés ne sont que des machines. Quid prosunt haec scripta, lecta, et intellecta, nisi temetipsum legas et intelligas ? dit saint Bernard, chapitre XVII ◀de▶ ses Méditations. Je me souviens qu’étant un jour à dîner avec M. Pirot, docteur de Sorbonne, il prouva, par deux actions faites à nos yeux, que ◀le▶ chien du cocher du maître chez lequel nous mangions avait plus ◀de▶ raison qu’un homme qui venait de sortir, et ajouta plaisamment qu’il en connaissait plusieurs qui n’avaient rien ◀d’▶humain que ◀la▶ figure, et auxquels il semblait que ◀la▶ nature n’avait mis une âme dans ◀le▶ corps, que comme un chaircuitier met du sel dans celui ◀d’▶un cochon, uniquement pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ pourrir.
M. Hurtain est inconsolable ◀de▶ ◀la▶ mort du pauvre François Nicole. Il est généralement regretté : il était serviable, ardent et bon enfant, et ne faisait ◀la▶ campagne qu’à cause de M. Hurtain, qui ◀l’▶aimait et voulait en faire un bon pilote. Il s’attachait à cette science avec application. Notre premier pilote, qui ◀la▶ lui montrait, est au désespoir ◀de▶ sa mort. Je suis fâché ◀de▶ ma longue digression ; mais c’est ◀le▶ moins que je doive à un bon matelot que nous regrettons tous. Si ◀les▶ autres vaisseaux allaient aussi bien que nous, ce malheur ne nous fût pas arrivé.
◀Le▶ vent s’est encore rafraîchi sur ◀les▶ deux heures après midi, il s’est jeté au Nord. Nous allons vent arrière avec notre seule civadière et notre petit hunier, étant obligés ◀de▶ porter ◀le▶ moins ◀de▶ voiles que nous pouvons pour ne nous pas écarter des autres qui sont toujours derrière nous.
◀Le▶ vaisseau a roulé ◀d’▶une si grande force que mon cornet, quoique ◀de▶ plomb, a sauté ◀de▶ ma table sur mon lit et s’est répandu sur ◀l’▶habit gris ◀de▶ souris que vous m’aviez vu à Paris. J’en vas faire ôter ◀le▶ galon : du reste, ◀la▶ perte n’est pas grande ; car, outre qu’il y a près de quinze mois qu’il me sert, on n’est pas à ◀la▶ mer sur ◀le▶ quant-à-moi pour ◀les▶ habits, et je ne ◀l’▶avais mis qu’à cause de Saint-Yago.
Ce vent ◀de▶ Nord nous fait connaître que nous ne sommes plus dans ◀les▶ vents alizés. Ces vents alizés sont des vents qui tirent toujours entre ◀le▶ Nord-Nord-Est, et ◀l’▶Est-Nord-Est, et qui soufflent à ◀la▶ hauteur des Canaries et qui quelquefois conduisent jusque sous ◀la▶ Ligne. Je ne me suis point aperçu ni quand nous y sommes entrés, ni quand nous en sommes sortis ; car grâce à Dieu ce vent a continué depuis notre départ ◀de▶ Croix jusqu’ici, et n’a changé qu’à ◀l’▶issue ◀de▶ notre dîner ; en sorte que depuis notre départ ◀de▶ Croix et ◀de▶ France jusqu’à notre mouillage devant Saint-Yago, on n’a point touché du tout ni aux écoutes, ni à aucune autre manœuvre courante, et ce n’a été qu’aujourd’hui qu’on y a touché pour la première fois. Je regarde cela comme une vraie bénédiction du Seigneur, qui veut cette année faire regagner à ◀la▶ Compagnie ce qu’elle a perdu il y a deux ans, en 1688, par ◀la▶ prise que ◀les▶ Hollandais firent du navire ◀le▶ Coche et ◀de▶ ◀la▶ frégate ◀la▶ Maligne. Je dirai comment cela arriva quand notre escadre sera au cap de Bonne-Espérance ; car ce fut là qu’ils furent pris : et je crois que cette aventure fera meilleure figure dans ◀l’▶endroit où elle est arrivée qu’elle ne ◀la▶ ferait ici. On peut pourtant aller ◀la▶ chercher à cet endroit.
◀La▶ prise du Coche me fait souvenir ◀de▶ celle que nous aurions pu faire des Anglais et Hollandais, qui étaient partis ◀de▶ Saint-Yago peu avant que nous y arrivassions, et où ils avaient fait ◀de▶ ◀l’▶eau ; et très assurément nous aurions fait ces prises, et peut-être ◀les▶ ferions-nous encore si tous ◀les▶ navires allaient aussi bien que ◀l’▶Ecueil. Nous voudrions tous que ◀le▶ Florissant et ◀l’▶Oiseau fussent restés en Europe, et avoir deux autres vaisseaux à leur place : ce sont eux qui nous retardent, et qui par conséquent nous portent guignon.
Du mercredi 22 mars 1690
Je connais à présent que nous avons fort bien fait ◀de▶ croire M. Céberet au Port-Louis, et ◀de▶ nous embarquer promptement. J’ai dit ci-dessus, que nous ◀l’▶avions rencontré lorsque nous allions déjeuner chez Foulquier, et qu’il nous avait dit que M. du Quesne n’attendrait personne. Il n’a en effet attendu qui que ce soit, M. de Rançonne, lieutenant ◀d’▶infanterie, et ◀l’▶écrivain du roi du Dragon sont restés. Pour remplacer celui-ci, il m’a aujourd’hui ôté ◀le▶ sieur du Hamel qui était mon second. Il est neveu ◀de▶ M. Hardancourt, secrétaire ◀de▶ ◀la▶ Compagnie. Nous nous sommes quittés avec bien du chagrin ; et quoique sa dignité et ses appointements soient augmentés, ce n’a pas été sans peine qu’il a accepté ◀l’▶emploi ; et quoique M. de Quistillic soit un très honnête homme, j’appréhende bien fort que du Hamel ne trouve pas dans lui un M. Hurtain, un père de La Chassée, ni des amis tels que ceux qu’il laisse ici. Ce changement pourtant n’a pas dû ◀le▶ surprendre, puisqu’il y devait être préparé, puisque dès Saint-Yago, M. de Quistillic lui en avait fait compliment, et que M. Blondel lui en avait parlé. Quoi qu’il en soit, il nous a quittés ◀les▶ larmes aux yeux, en nous faisant voir ◀le▶ meilleur cœur du monde. Cela ne lui sera pas infructueux, et lui a déjà valu du raisiné, des noix confites, des anchois, des figues et ◀de▶ très bon vin ◀d’▶Espagne, que MM. Hurtain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi lui avons donné, avec promesse ◀de▶ ne ◀le▶ laisser manquer ◀de▶ rien ◀de▶ ce qui est à bord. Après son départ, nous avons été boire à sa santé dans ma chambre ; mais M. Hurtain, qui est un des meilleurs humains du monde, n’a pas paru dans sa gaieté ordinaire : ◀la▶ perte du matelot ◀d’▶hier lui tient au cœur.
◀La▶ latitude était aujourd’hui ◀de▶ douze degrés vingt-quatre minutes Nord ; ◀le▶ vent a calmé ce matin, à présentement que ◀le▶ soleil se couche, ◀le▶ temps se met à ◀la▶ pluie. Il fait une chaleur très forte.
Du jeudi saint, 23 mars 1690
Calme tout plat, mer tout unie, pas un souffle ◀de▶ vent, et ◀l’▶air très chaud, une pluie épouvantable, et ◀le▶ navire par son roulis fatigue plus que s’il ventait tourmente.
Du vendredi saint, 24 mars 1690
Il s’est levé ce matin un petit vent ◀de▶ Sud-Est : il n’est pas tout à fait bon ; mais ◀la▶ bordée étant longue, il n’est pas tout à fait mauvais non plus.
Tous ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ table, capitaine, officiers, missionnaires et autres passagers, avons jeûné comme des anachorètes, au pain et à ◀l’▶eau. Ce sera encore demain ◀la▶ même chose ; et, pour consoler ◀les▶ affamés, M. Charmot a promis, au nom de M. Hurtain, que ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques, et ◀les▶ deux autres jours suivants, tout le monde aurait double portion en vin, ◀le▶ reste étant toujours à discrétion. Que ◀de▶ gens vont ici trouver ◀la▶ journée ◀de▶ demain longue aussi bien que celle ◀d’▶aujourd’hui ! Il en faudra cependant passer par là ; car M. Hurtain est venu dès ◀la▶ pointe du jour dans ma chambre et y a pris ◀les▶ clefs ◀de▶ fond ◀de▶ cale : il a compté lui-même ◀les▶ bouteilles pleines qui y sont, et prétend que je ◀les▶ lui représenterai toutes ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques. Il a même porté sa précaution jusqu’à faire remporter celles qui sont vides, crainte que je ne gagne sur ◀la▶ mesure. Tout cela s’est fait en riant ; et M. de La Chassée, qui a vu tout ce badinage, a caché deux bouteilles pleines sous sa robe de chambre, sans qu’il s’en soit aperçu. Après cela, il lui a dit que ◀les▶ brebis du bon Dieu avaient beau être comptées, que ◀le▶ diable avait ◀le▶ secret ◀d’▶en tondre toujours quelqu’une, supposé qu’il ne ◀l’▶emportât pas.
Notre aumônier nous a fait cet après-midi un sermon sur ◀la▶ Passion, et nous a tous menacés ◀de▶ nous en faire encore un autre ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques, sur ◀la▶ Résurrection du Sauveur. Tant pis s’il tient parole et qu’il soit aussi long que celui ◀d’▶aujourd’hui ; car quoiqu’il soit bon religieux, bon ecclésiastique et savant, il n’est certainement pas bon orateur, et je ne suis pas ◀le▶ seul qu’il ait ennuyé : il pense fort juste ; mais son élocution ne répond point à son zèle :
Il n’a satisfait que ◀les▶ Bretons ; ce qui n’est pas difficile. Qu’un prédicateur parle beaucoup des anges, des saints et du diable ; qu’il ◀les▶ mêle ensemble en fricassée, ou en salade (termes ◀de▶ M. de La Chassée), il a toujours fort bien rempli son action. Que ◀le▶ lecteur laisse ◀les▶ comparaisons ◀de▶ fricassée et ◀de▶ salade, qui ne sont point ◀de▶ mon cru, ◀le▶ reste est très sérieux, et ◀d’▶une vérité constante. Tel est ◀le▶ génie du Breton ; et tous ceux qui ◀le▶ connaissent en conviennent.
Du samedi saint, 25 mars 1690
Encore calme tout plat, et petite pluie bien chaude. ◀Le▶ ciel a été tout ◀le▶ matin couvert ◀de▶ nuages ; et cet après-midi ◀l’▶air a été et est encore tout en feu, par ◀le▶ tonnerre et ◀les▶ éclairs. ◀Les▶ éclats que vous en entendez en France ne sont que des coups ◀de▶ pistolets, et ceux-ci des coups ◀de▶ canon. Je ne me souviens pas ◀d’▶en avoir jamais entendu de plus fort que celui qui gronde encore, si ce n’est dans ◀les▶ Pyrénées, à mon retour ◀d’▶Espagne. Il tomba à deux pas ◀de▶ moi. Mon cheval en fut renversé et je pensai être tué. Je restai plus ◀d’▶une grosse heure à terre, sans sentiment, empesté par ◀l’▶odeur du soufre, qui m’étouffait. Je restai très longtemps ébloui sans pouvoir rien distinguer. Heureux ◀d’▶avoir compagnie ! Mon cheval, sur ◀le▶ côté, eut bien ◀de▶ ◀la▶ peine à se relever. On me remit dessus, et enfin j’arrivai à Fontarabie. On m’y raccommoda ◀le▶ bras droit, qui s’était démis par ma chute ; et c’est par cet accident que je me souviendrai toute ma vie que ◀le▶ vingt-deux octobre 1684 était un dimanche.
Nous avons tous jeûné aujourd’hui comme hier ; et dès ◀le▶ matin M. de La Chassée m’a rapporté ◀les▶ deux bouteilles pleines qu’il avait emportées ; et cela, dit-il, crainte ◀de▶ succomber à ◀la▶ tentation. Je suis très édifié ◀de▶ cette pieuse restitution, que, certainement, je n’attendais pas ◀d’▶un Poitevin, nation toujours altérée.
Du dimanche ◀de▶ Pâques, 26 mars 1690
Notre jeûne a opéré, à ce que disent nos missionnaires et ◀l’▶aumônier qui ◀les▶ seconde pour ◀le▶ décorum. Cela nous fait craindre, à M. de La Chassée et à moi, que ◀l’▶envie ne leur prenne ◀de▶ nous faire encore jeûner lorsque ◀le▶ vent ne sera pas bon. Ils feront à l’égard des autres tout ce que bon leur semblera ; mais pour nous, ils n’en seront assurément pas ◀les▶ maîtres. Nous y avons mis ordre, et nous aurons toujours douze grosses bouteilles, bien pleines, et inconnues à M. Hurtain aussi bien qu’à tous ◀les▶ autres. Landais a ◀de▶ bons ordres, et j’ai ressenti des maux ◀de▶ cœur auxquels je ne veux plus m’exposer.
◀Le▶ vent s’est jeté au Nord-Est dès ◀les▶ deux heures du matin : assez bon petit frais ; et ◀le▶ ciel fort clair. Ainsi, beau temps, bon vent, messe ◀de▶ couvent, bon et ample déjeuner, et ◀l’▶esprit content. Après cela, un mot ◀de▶ réflexion.
◀Les▶ Bretons paraissent dévots : ◀le▶ sont-ils ? Presque tout ◀l’▶équipage a fait aujourd’hui son bon jour, ou ses Pâques. M.Charmot et ◀l’▶aumônier n’ont point manqué ◀d’▶occupation depuis quatre heures du matin jusqu’à huit, que ◀la▶ messe a commencé. Tout cela m’a donné beaucoup ◀d’▶édification et m’en aurait donné bien davantage si j’avais vu quelque restitution, et qu’on m’en eût fait une à moi-même. On m’a volé vingt-cinq écus sur mon lit, lorsque je fis le dernier paiement aux matelots, avant que ◀la▶ revue en fût faite, et que leur temps courût par mois. Tout le monde ◀le▶ sait. Je suis très certain que ce n’est point Landais ; je ◀l’▶ai éprouvé toujours ◀le▶ même, et je répondrais ◀de▶ lui comme ◀de▶ moi ; il n’était pas même à bord. Je répondrais encore que ce ne peut être qu’un des six que j’ai soupçonnés, et que je soupçonne encore. Cependant, je ◀les▶ ai vus tous six à confesse, et communier. Je compte mon argent perdu. Il ne se passe presque point ◀de▶ jour que quelqu’un ne se plaigne ◀d’▶avoir été volé. Tout le monde va à confesse, et personne ne restitue ! Est-ce que ◀les▶ Bretons sont en même temps ivrognes, larrons, et dévots ? Je n’y connais rien, sinon qu’ils devraient opter.
Nous étions à midi à onze degrés quarante-deux minutes, latitude Nord. Encore six jours ◀de▶ pareil vent, nous passerons ◀la▶ Ligne.
Du lundi 21 mars 1690
Calme tout plat, pas un souffle ◀de▶ vent, et une chaleur si forte qu’il me semble être dans une forge en feu. ◀Le▶ pont, ou ◀le▶ tillac, brûle à travers ◀les▶ souliers.
Nous sommes remplis ◀de▶ poissons volants, qui se jettent dans nos voiles. Ils tombent sur ◀le▶ pont en telle quantité que ◀l’▶équipage en a presque autant qu’il lui en faut pour un repas toutes ◀les▶ vingt-quatre heures.
Ce poisson reste ordinairement entre ◀les▶ deux tropiques, c’est-à-dire sous ◀la▶ zone torride. Plus on est proche de ◀la▶ Ligne, plus il s’en trouve, et beaucoup plus ◀la▶ nuit que ◀le▶ jour. On ne ◀le▶ pêche point, il vient de lui-même se jeter dans ◀les▶ voiles, ◀d’▶où il tombe, et meurt dans ◀le▶ moment, comme tout autre poisson ◀de▶ ◀la▶ mer, sitôt qu’il en est dehors. Quoiqu’on ◀l’▶appelle poisson volant, ce ne sont pas des ailes qui ◀le▶ soutiennent en ◀l’▶air : ce sont ses nageoires, qui sont longues et revêtues ◀d’▶un cartilage fort mince, qui portent tant qu’elles sont humides : mais il retombe à ◀l’▶eau, sitôt que cette humidité est dissipée. Son vol n’est au plus que ◀de▶ deux cents pas : et il fuit devant un autre poisson nommé bonite, qui en est fort friand. Je parlerai tout à ◀l’▶heure ◀de▶ celui-ci : je reviens au poisson volant, qui n’est pas plus grand qu’un petit hareng. Son corps est tout couvert ◀d’▶une écaille grise-brune, aussi petite que celle ◀de▶ ◀la▶ tanche : sa chair est blanche, mais sèche ; il est bon lorsqu’on ◀le▶ mange à quelque sauce grasse, comme à ◀l’▶huile et au vinaigre. Il m’a paru presque aussi bon que ◀le▶ hareng frais ; ce qui est beaucoup dire. Ce petit animal n’a aucun repos, ni dans ◀l’▶eau, ni dans ◀l’▶air ; dans ◀l’▶eau, à cause des bonites ; et dans ◀l’▶air, à cause des oiseaux (dont ◀la▶ mer est partout couverte, surtout dans ◀les▶ climats chauds) qui fondent sur lui avec plus ◀de▶ rapidité qu’un faucon ne fond sur une perdrix. Leur vol est si rapide qu’ils ne laissent dans ◀l’▶air qu’une lueur blanche ◀de▶ leur passage, sans que ◀l’▶œil puisse distinguer ◀l’▶oiseau.
Cette chasse est assez divertissante ; mais elle ennuie à ◀la▶ continue, surtout ceux qui ont une espèce ◀de▶ compassion des petits ◀de▶ tous genres, qui sont toujours ◀la▶ proie des plus forts. Elle donne même des sujets ◀de▶ méditations sur ◀le▶ monde et ◀l’▶éternité. Sur ◀le▶ monde, par rapport à ◀la▶ manière dure et barbare dont ◀les▶ hommes en usent entre eux, quoiqu’ils soient de même espèce. Nous avons parlé là-dessus M. Guisain, l’un ◀de▶ nos missionnaires, et moi. Il m’a dit qu’il regardait ce poisson, que Dieu faisait naître pour ◀la▶ nourriture des autres, du même point de vue que ◀les▶ insectes qui naissaient dans ◀les▶ campagnes et ◀les▶ bois, pour ◀la▶ nourriture des oiseaux. J’ai là-dessus fait une autre réflexion. Je lui ai répondu que je croyais bien plutôt que ce poisson nous présentait par son infortune une vive image ◀de▶ nous-mêmes, par rapport à ◀la▶ vie et à ◀l’▶éternité, en nous instruisant que tant que nous jouissons ◀de▶ ◀la▶ vie nous sommes toujours en danger ◀de▶ ◀la▶ perdre. Ce qui nous est figuré par ce petit animal, qui est toujours en risque dans ◀l’▶eau et dans ◀l’▶air : que ◀l’▶eau nous indique ◀le▶ monde et ◀l’▶air ◀l’▶éternité, qui peut ne nous être pas plus favorable. Voilà ma réflexion : chaque navigateur fasse la sienne. Pour moi, je crois que c’est un avertissement que Dieu leur donne.
◀La▶ bonite est faite comme ◀le▶ maquereau, ◀la▶ tête, ◀la▶ queue, et ◀le▶ reste ; mais il est trois à quatre fois plus gros et plus long, et n’a pas ◀le▶ corps marbré comme lui. Il est extrêmement gourmand, et à peine ◀les▶ lignes sont à ◀l’▶eau qu’il se jette dessus. Nos matelots en ont pris une si grande quantité, toutes les fois qu’ils ont voulu pêcher, qu’ils ont été obligés ◀d’▶en donner plus ◀de▶ ◀la▶ moitié aux cochons. Ce poisson est très bon à quelque sauce qu’on ◀le▶ mette. Je leur ai demandé pourquoi ils n’en salaient pas, puisqu’ils n’en auraient pas toujours ◀de▶ frais ? Louis Queraron du Port-Louis, qui fait son troisième voyage aux Indes, ma répondu pour tous que ce n’était pas ◀la▶ coutume. Jugez là-dessus du génie du matelot breton.
C’est ce que dit Pyrrhus à Oreste, dans ◀l’▶Andromaque de Racine.
Pour moi, qui ne me module pas à ◀la▶ conduite du matelot, j’en ai fait mariner une cinquantaine, comme on marine ◀le▶ thon ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée, c’est-à-dire que je ◀les▶ ai fait couper par tranches ◀d’▶un bon pouce ◀d’▶épaisseur, frire à ◀l’▶huile dans ◀la▶ poêle, et mis en baril, que j’ai fait remplir ◀de▶ vinaigre, avec du sel et du poivre. Si je réussis, toute ◀la▶ table s’en trouvera bien. Nous en saurons des nouvelles dans douze ou quinze jours, voulant leur donner ce temps pour prendre ◀le▶ goût du marinage : ◀la▶ friture n’en sera perdue ni diminuée ; au contraire, elle n’en sera que meilleure pour mettre ◀le▶ soir dans ◀les▶ fèves ◀de▶ ◀l’▶équipage : elle est mêlée avec ◀la▶ graisse, ou si ◀l’▶on veut, ◀l’▶huile ◀de▶ ◀la▶ bonite, qui lui donne un fort bon goût et qui est un poisson si gras que, loin que ◀la▶ friture ait diminué, elle en a fort considérablement augmenté.
On a vu ce soir proche de bord une grosse tortue : on a fait inutilement ce qu’on a pu pour ◀la▶ prendre. Nos matelots disent que c’est mauvais signe. Ils ont raison : si elle était entre ◀les▶ mains du cuisinier, ce serait signe qu’on ◀la▶ tiendrait.
Nous avons mangé ce soir du cabri à ◀la▶ broche. Il a paru bon à quelques-uns : pour moi, je ◀l’▶ai trouvé encore pis que celui ◀d’▶Italie et ◀de▶ Provence. Son goût fade, bouquin, et en même temps sauvageon ne me convient nullement. J’en laisse ma part à qui ◀la▶ voudra.
Du mardi 28 mars 1690
Toujours calme, pas un souffle ◀de▶ vent, et chaleur à brûler. On a pris ce soir un marsouin : voici comme il est fait.
C’est un poisson long ◀d’▶environ cinq pieds : il vient tout proche du vaisseau, ◀d’▶où on lui lance un dard, armé ◀d’▶un fer fait en langue ◀de▶ serpent. Si on ◀le▶ darde bien, on ◀l’▶enlève ◀de▶ ◀l’▶eau, et ◀les▶ autres ne s’écartent pas pour cela ; car ces poissons vont toujours à très grande bande. Si on ne fait que ◀le▶ blesser, ils vont tous à ◀la▶ trace du sang, et ne ◀le▶ quittent point qu’ils ne ◀l’▶aient dévoré.
Ce poisson est gros à proportion ◀de▶ sa longueur : il a ◀la▶ tête fort grosse, ◀la▶ gueule large et garnie ◀de▶ petites dents bien pointues aux deux côtés ; ◀la▶ langue large, courte et épaisse. Il a ◀les▶ testicules en dehors du corps. On n’y remarque pourtant pas ce que ◀les▶ Latins nomment Inguen, et que ◀l’▶honnêteté défend ◀de▶ nommer en français. ◀Le▶ dedans du corps est composé comme celui ◀d’▶un porc, sans aucune différence sensible. Son sang se fige et se congèle de même. Il n’a point ◀d’▶écailles et est revêtu ◀d’▶une peau qui serait bonne à corroyer, tant elle est dure. Il a, entre cette peau et sa chair, environ ◀l’▶épaisseur du petit doigt, une espèce ◀de▶ lard dur, et si ferme qu’il fond dans ◀la▶ bouche comme un clou, et devient par ◀le▶ broiement des dents comme une pelote ◀de▶ coton. Nous en avons eu à ◀la▶ broche et en ragoût ; et M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy a, pour ◀le▶ coup, raison ◀de▶ dire que ◀le▶ goût des marins est dépravé ; du moins ◀de▶ ceux qui ◀le▶ trouvent bon : car certainement ce poisson ne vaut rien du tout à telle sauce qu’on ◀l’▶accommode ; et selon moi, du marsouin pour manger, du café pour boisson, et une pipe ◀de▶ tabac pour dessert, serait un véritable régal du diable, et convenable à sa couleur.
M. Hurtain ne nous a point tenu compagnie cet après-midi, à M. de La Chassée et à moi ; il n’a pas même dîné : il se trouve dans un ◀de▶ ces états qui ne sont ni santé ni maladie. ◀La▶ chaleur est si forte qu’il faut à présent cinquante hommes pour ◀le▶ même travail auquel huit suffiraient en Europe. Point ◀de▶ hauteur.
Du mercredi 29 mars 1690
Toujours même temps, du calme, et pluie : cela commence à nous chagriner, car nous n’avançons point.
On a pris hauteur aujourd’hui ; nous étions à midi à dix degrés huit minutes Nord : il n’y a que deux cents lieues d’ici à ◀la▶ Ligne : mais c’est ◀le▶ plus difficile du voyage que ◀d’▶en approcher, ou ◀de▶ s’en éloigner, à cause des calmes fréquents qui y régnent : outre qu’on va en montant contre ◀la▶ situation du monde.
Jacques Vinent notre apothicaire est mort ce matin, après avoir longtemps traîné ◀d’▶une fièvre maligne qui s’est tournée en chaude et pourprée, et ◀l’▶a emporté le troisième jour. Il avait déjà été aux Indes et à Siam, avec MM. ◀le▶ marquis de La Lubère et Céberet. Il n’avait que vingt-trois ans, natif ◀de▶ Lyon. Il aimait à boire : mais je ne crois pas que ce soit ◀le▶ vin qui ◀l’▶ait tué : je suis persuadé que c’est ◀la▶ quantité ◀d’▶eau-de-vie qu’il avalait, dont il était assez souvent comme hébété ; et aussi ◀la▶ quantité ◀de▶ drogues et médicaments dont il usait. Il aurait sans doute vécu davantage s’il s’était moins rempli des uns et des autres ; et c’est en effet vouloir ◀chasser▶ ◀le▶ diable au nom du démon que ◀de▶ vouloir, par des remèdes froids, éteindre dans ◀les▶ entrailles un feu qui y est allumé par ◀de▶ ◀l’▶eau-de-vie. Il est mort tout à fait décharné.
Du jeudi 30 mars 1690
Toujours calme. J’ai été au Florissant parler à M. Blondel. J’y ai dîné : il me paraît ◀de▶ ◀la▶ discorde dans ce navire ; cela ne me regarde point. Nous avons été, ◀le▶ commissaire et moi, au Gaillard, parler à M. du Quesne. Là, sans être autorisé, mais aussi sans craindre ◀d’▶être dédit, j’ai convié notre amiral à dîner lundi à bord, avec M. d’Auberville, son lieutenant. Ils m’ont promis ◀d’▶y venir ; j’ai fait ◀l’▶honneur à M. Hurtain ◀de▶ dire que c’était ◀de▶ sa part ; et lorsque je ◀le▶ lui ai dit à mon retour, bien loin ◀d’▶en être fâché, il m’en a remercié et est monté dans ma chambre, où il n’a bu qu’un coup. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi avons achevé ◀la▶ bouteille ; et tous trois ensemble avons prémédité ◀la▶ réception ◀de▶ lundi, où nous ne doutons point qu’il ne s’y trouve bien du monde sans en avoir été convié.
Elle sera magnifique, pour un vaisseau en pleine mer. Douze pigeons à ◀la▶ compote, quatre langues ◀de▶ bœuf ou porc et un jambon en feront ◀l’▶entrée, en attendant ◀la▶ soupe. Cette soupe sera composée ◀de▶ bœuf frais, ◀de▶ mouton, ◀de▶ deux chapons et ◀d’▶un morceau ◀de▶ lard, avec du riz pour légumes. Tout cela fera ◀le▶ bouilli. Il sera suivi ◀de▶ deux pièces ◀de▶ four, ◀d’▶abatis et ◀de▶ tripes ◀de▶ cochon ◀de▶ lait ; après quoi paraîtra ◀le▶ cochon ◀de▶ lait, accompagné ◀de▶ deux dindes, une oie et six poulets à ◀la▶ broche, et six autres poulets en fricassée. Ensuite, feront figure pour ◀le▶ dessert douze biscuits, un jambon, un pâté ◀de▶ canard, du fromage ◀de▶ Grière et ◀de▶ Hollande, et deux salades, l’une ◀de▶ cornichons et l’autre ◀de▶ casse-pierre. ◀Le▶ vin ◀de▶ Cahors à discrétion, mais pourtant ◀l’▶œil dessus, n’étant pas fait pour tout venant. Nous tâcherons ◀de▶ faire une table où nous ne serons que huit à boire ◀de▶ ce vin-là ; et pour ◀les▶ autres, du vin ◀de▶ Grave et ◀de▶ Bordeaux en bouteilles. ◀La▶ couleur est semblable ; et il n’y aura que Duval, notre maître d’hôtel, et Landais qui nous servira, qui pourront en faire ◀la▶ différence.
Il y a bien des festins ◀de▶ noces qui n’approchent point ◀d’▶un pareil repas : il est pourtant vrai que nous sommes en état ◀de▶ soutenir ◀la▶ gageure ; et, dans ◀l’▶intérieur du vaisseau, ne donnant rien au superflu, on peut avec facilité soutenir ◀l’▶extraordinaire. Ajoutez que douze veaux, que M. Hurtain a achetés à Groix, et qui ont été nourris à bord, nous ont empêchés ◀de▶ rien dire à nos volailles pendant près de six semaines. Joignons-y encore six douzaines ◀de▶ pigeons, que M. de La Chassée a perdues contre moi au piquet, avec ◀la▶ nourriture ◀de▶ tous pour trois mois, et qui sont encore tous en vie, et on conviendra que nous pouvons nous régaler sans craindre ni ◀la▶ faim ni ◀la▶ soif. Je dirai lundi au soir comme ◀le▶ tout se sera passé : je me contente ◀de▶ dire, à présent, que ◀les▶ ordres viennent ◀d’▶être donnés pour que tout aille bien et dans ◀l’▶ordre. Il est inutile ◀de▶ dire que j’ai reconduit ◀le▶ commissaire au Florissant, où j’ai fait collation. Nous ne doutons point que lui et M. Joyeux ne soient lundi des nôtres ; et sans doute d’autres ◀de▶ ◀l’▶escadre.
Du vendredi 31 et dernier mars 1690
Il s’est levé vers ◀les▶ six heures du matin un petit vent ◀d’▶Est, qui est ce qu’il nous faut, pourvu qu’il continue. Il a plu toute cette nuit ◀d’▶une si grande force qu’il a fallu fermer toutes ◀les▶ écoutilles qui donnent du tillac dans ◀l’▶entre-deux ponts, parce que ◀l’▶eau y était à ◀la▶ hauteur des sabords du canon ◀de▶ ◀la▶ grande batterie, et que ◀les▶ écubiers ou égouts du vaisseau ne suffisaient pas pour ◀la▶ vider, tant ◀la▶ pluie était forte.
On a pris ce matin une dorade : c’est à mes yeux et à mon goût ◀le▶ plus beau et ◀le▶ meilleur poisson ◀de▶ ◀la▶ mer. On ◀l’▶appelle dorade parce que ses écailles sont toutes dorées ; et lorsque, dans une nuit sombre, telle qu’a été la dernière, ce poisson passe proche ◀d’▶un vaisseau, on dirait ◀d’▶une lame ◀d’▶or. Il a deux pieds ◀de▶ long : sa figure est celle ◀d’▶une brème ◀d’▶étang, plus large qu’épaisse. Son épaisseur est ◀de▶ trois à quatre doigts, et sa largeur du dos au ventre est environ ◀de▶ dix : son écaille est rude comme celle ◀d’▶une perche, pas plus grande et toute dorée. Sa tête, quatre doigts du corps, et ses entrailles, nous ont fait une très bonne soupe. Nous avons mangé ◀le▶ reste sur ◀le▶ gril, à ◀l’▶huile et au vinaigre, et tout excellent.
avril 1690
Du samedi 1er avril 1690
Il nous est venu un petit vent ◀de▶ Nord-Ouest. Nous allons un peu, pas beaucoup : c’est toujours autant ◀d’▶avancé. Nous étions à midi par sept degrés dix minutes ◀de▶ latitude Nord, et ◀la▶ chaleur me paraît insupportable.
◀Le▶ vin a été aujourd’hui retranché à notre équipage. Il y a près ◀d’▶un mois que ◀les▶ matelots des autres vaisseaux n’en boivent plus, et sont à ◀l’▶eau-de-vie ; parce que ◀les▶ autres écrivains n’ont pas eu ◀la▶ même précaution que moi. Ainsi, outre nos boissons ◀de▶ retour, auxquelles on n’a point touché, et qu’on conserve, nous avons encore trois gros fûts ◀d’▶eau-de-vie ◀d’▶excédent pour notre consommation journalière. J’ai fait percer une botte ◀de▶ vin, pour ◀les▶ malades et ◀les▶ gens qui servent ◀le▶ fond ◀de▶ cale, avec défenses très expresses, très expresses défenses à tous ◀de▶ toucher à quoi que ce soit ◀de▶ boisson sans m’en rendre compte et sans mon ordre. MM. Hurtain et ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, auxquels je dis tout, ont très fort approuvé ma conduite ; et par leur calcul et le mien, qui se rapportent, nous avons présentement pour plus ◀de▶ six semaines ◀de▶ liqueurs que ◀le▶ temps fixé pour ◀le▶ voyage ; non compris trois barriques pour nos petits rendez-vous.
Du dimanche 2 avril 1690
Il a fait beau toute ◀la▶ journée, et bon petit vent. M. Hurtain a pris à ◀l’▶astrolabe hauteur dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale, au niveau de ◀la▶ mer, parce que nous sommes trop proches du soleil, qui est directement à pic, ou au zénith, pour ◀la▶ pouvoir prendre à ◀la▶ flèche, ◀les▶ marteaux ne marquant plus. ◀Le▶ soleil va vous trouver, et nous allons lui tourner ◀le▶ dos. ◀La▶ hauteur était à midi à dix degrés trente minutes ; ainsi, nous avançons toujours un peu.
◀La▶ mer a paru presque toute ◀la▶ nuit éclatante en beaucoup ◀d’▶endroits, et lumineuse partout, sans interruption, jusqu’à ce que ◀le▶ vent soit venu. On dit que cela arrive très souvent sous ◀la▶ Ligne, c’est-à-dire, sous ◀le▶ soleil. J’ai demandé ◀la▶ raison ◀de▶ ce phénomène ; car je ne puis ◀le▶ nommer autrement. Voici celle que nos missionnaires et notre premier pilote m’ont donnée. Que cela n’avait rien que ◀de▶ naturel, en ce que ◀la▶ mer était pleine ◀de▶ sels volatils et ◀de▶ nitre, que ◀le▶ soleil subtilisait par sa chaleur, et en attirait ◀les▶ parties ◀les▶ plus légères jusque sur ◀la▶ superficie ◀de▶ ◀l’▶eau ; qu’il ◀les▶ y blanchissait, de même qu’il blanchit ◀le▶ sel dans ◀les▶ marais salants, comme à Brouage et ailleurs ; qu’il pouvait ◀les▶ rendre assez légères pour se soutenir sur cette superficie, étant tellement raréfiées que n’ayant aucun poids, elles ne pouvaient être obligées ◀d’▶aller au fond : surtout dans un calme qui laissait ◀la▶ mer sans aucune agitation. Qu’il n’en était pas de même, lorsque ◀le▶ moindre vent soufflait (il faisait en effet un calme profond), parce que ◀les▶ flots agités confondaient ces vapeurs avec eux : ce qui était tellement vrai que cette illumination ne paraissait qu’à plus ◀de▶ trente pas du vaisseau ; parce que ◀la▶ mer, jusqu’à cette distance, émue et agitée par ◀le▶ mouvement, ◀le▶ roulis, ou ◀le▶ branle du navire, mêlait et confondait ces vapeurs avec ses eaux. Cette raison m’a paru si juste que je m’y suis rendu ; ◀d’▶autant plus que ◀le▶ poisson ◀de▶ mer, comme ◀la▶ sole, ◀le▶ merlan, et ◀les▶ autres, jettent dans ◀la▶ nuit ◀la▶ plus obscure une lueur qui leur est propre et adhérente, qui sans doute est un effet du nitre ◀de▶ ◀la▶ mer. Il n’y a ni cuisinier, ni servante, qui ne sache cela ; et peut-être pas un qui pût en dire ◀la▶ raison. J’avais moi-même plusieurs fois admiré cet effet ◀de▶ ◀la▶ nature, sans en comprendre ◀la▶ cause ; parce que je n’ai vu que cette nuit cette illumination, et qu’ainsi il m’avait été impossible ◀d’▶en demander ◀la▶ cause. Celle-ci me paraît vraisemblable ; bien persuadé qu’il faut que ◀le▶ faible esprit ◀de▶ ◀l’▶homme se contente ◀de▶ ◀la▶ vraisemblance, dans ◀l’▶impossibilité où il est ◀de▶ connaître par ◀les▶ effets naturels ◀l’▶Être suprême qui ◀les▶ produit.
Cette conversation a été poussée loin sur ◀les▶ effets ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀les▶ prodiges qu’on y remarque. Je ◀les▶ ai fait souvenir qu’en quittant ◀de▶ vue ◀les▶ îles Canaries et celles du Cap-Vert, nous avions remarqué qu’elles nous paraissaient, et sont en effet, toujours embrumées, quoique ◀l’▶air fût fin et clair à ◀la▶ mer. ◀La▶ raison en est naturelle et palpable, m’ont-ils dit : c’est que ◀la▶ terre, qui est un corps grossier, ne peut envoyer que des vapeurs grossières. Au contraire de ◀la▶ mer, qui étant un corps fluide et toujours en mouvement, n’en peut envoyer que ◀de▶ tellement subtiles qu’elles sont presque imperceptibles. On ◀le▶ dit ainsi en classe, ai-je répondu ; mais ◀l’▶expérience ◀le▶ dément : du moins il me paraît que ◀les▶ pluies d’ici sont très grossières et très pesantes. Il en est ainsi ◀de▶ toutes ◀les▶ rivières, a repris M. Guisain : elles sont souvent couvertes ◀de▶ brouillards, pendant que leurs bords paraissent clairs et lucides. Ajoutez-y, lui ai-je répliqué, ◀les▶ marais, ◀les▶ étangs, ◀les▶ bois, ◀les▶ forêts et ◀les▶ autres lieux humides ; mais distinguez-◀les▶ d’avec ◀la▶ mer. Elle est naturellement pure, et ◀les▶ exhalaisons qu’elle produit tenant ◀d’▶elle peuvent être copieuses, mais n’ont aucun mauvais goût, du moins elles ne choquent pas ◀l’▶odorat. Il n’en est pas ainsi des autres : ◀les▶ vapeurs des rivières et des autres lieux humides se ressentent aussi ◀de▶ leur origine. Elles sont produites par ◀le▶ mélange ◀de▶ ◀l’▶eau douce et ◀de▶ ◀la▶ terre : cette terre peut être corrompue par ◀les▶ pourritures qui s’y engendrent ; ces rivières peuvent ◀l’▶être aussi par ◀les▶ immondices que d’autres rivières et ◀les▶ ruisseaux qui s’y déchargent leur apportent, surtout après ◀la▶ pluie. Je n’en veux pour témoin que vous-même, ai-je continué. Combien avez-vous vu ◀de▶ ces exhalaisons se distiller en pluies, pleines ◀de▶ grenouilles, ◀de▶ crapauds et d’autres insectes ; et combien ◀de▶ fois avez-vous trouvé que ces exhalaisons grossières sentaient mauvais ? Ils m’ont dit que cela arrivait lorsqu’un puisard, que ◀les▶ matelots nomment pompe, desséchait un marais. Ces puisards sont très communs dans ◀les▶ mers ; surtout dans ◀la▶ Méditerranée. J’y en ai vu trois dans un seul voyage, et n’en ai vu jamais que deux sur ◀l’▶Océan. Si nous en voyons, j’en parlerai ; mais jusqu’ici je n’ai rien appris ◀de▶ certain ◀de▶ leur cause, non plus que des brumes qui ont donné matière à ◀la▶ conversation ; n’étant que ce qu’on en dit en physique, qui ne me satisfait point.
Nous avons ensuite parlé ◀de▶ ◀l’▶eau qui vient de source sur ◀les▶ montagnes ◀les▶ plus élevées : tel est ◀le▶ Canicut dans ◀les▶ Pyrénées, ◀le▶ Mont-Cenis dans ◀les▶ Alpes, et d’autres. M.Charmot m’a répondu que tout ce qu’il y avait ◀de▶ gens savants convenaient que ◀la▶ mer est plus haute que ◀la▶ terre : que c’était son eau qui se conduisait par des canaux naturels et souterrains dans tout ◀le▶ globe terrestre, laquelle par sa circulation, comme ◀le▶ sang dans ◀le▶ corps humain, entretenait cette humidité si nécessaire à ◀la▶ conservation des végétaux et autres êtres sublunaires ; que ◀le▶ cœur dans ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶homme envoyait ◀le▶ plus pur et ◀le▶ plus léger du sang à ◀la▶ tête, et aux autres parties qui paraissent plus élevées que lui ; qu’il en était de même ◀de▶ ◀la▶ mer, laquelle inondait et rafraîchissait ◀la▶ terre, par ◀les▶ eaux qu’elle dispersait dans ces canaux souterrains, qu’on pouvait appeler ◀les▶ veines ◀de▶ ◀la▶ terre ; que cette eau s’y purgeait ◀de▶ son sel et ◀de▶ son âcreté, ce qui formait ◀les▶ sources, qui par leur jonction avec celles qu’elles trouvaient dans leur cours composaient enfin des rivières ; que plus cette eau s’élevait, plus elle se purifiait, et plus par conséquent elle devenait légère et raréfiée ; que c’était à cause de cela que ◀les▶ eaux des montagnes et ◀de▶ source étaient plus délicates et plus légères, mais aussi bien plus crues que ◀les▶ autres, qui, passant dans des lieux découverts, contractaient dans leur cours un limon ou sédiment qui leur faisait perdre leur légèreté et leur pureté, mais aussi ◀les▶ rendait plus saines, parce qu’elles étaient cuites par ◀l’▶air et ◀le▶ soleil, qui, en dissipant ◀les▶ corpuscules ◀les▶ plus subtils, ◀les▶ rendaient plus salubres au corps humain, ce qui n’arrivait pas aux eaux prises à leurs sources, parce que ◀les▶ rochers par où elles passaient ne contractant ni corruption ni limon, entretenaient véritablement leur pureté et leur fraîcheur, mais entretenaient aussi cette crudité si contraire à ◀l’▶estomac ; que par ces conduits souterrains, ◀la▶ mer envoyait ◀de▶ ◀l’▶eau par toute ◀la▶ terre, ce qui se vérifiait par ◀les▶ puits qu’on trouvait partout, et qu’on avait creusés jusque dans ◀l’▶Arabie déserte ; que cette eau ◀de▶ ◀la▶ mer circulait par toute ◀la▶ terre ; que sans ◀l’▶humidité qu’elle y laissait, ◀la▶ terre ne serait que cendre, et ne rapporterait rien ; et que ◀l’▶amertume, ◀l’▶acreté, ◀le▶ nitre et ◀le▶ sel qu’elle y laissait à son passage, étaient ◀les▶ véritables pères des végétaux, et ce qui donnait à chacun ◀le▶ goût et ◀le▶ fruit, juxta genus suum qu’ainsi, cette eau ◀de▶ mer était ◀la▶ conservatrice ◀de▶ ◀la▶ terre, ◀le▶ principe et ◀la▶ nourriture ◀de▶ tout, et ◀la▶ cause féconde ◀de▶ ◀la▶ génération et ◀de▶ ◀l’▶accroissement ◀de▶ toutes substances tant animées qu’inanimées.
J’avais appris quelque chose ◀d’▶approchant en physique : j’en trouve ◀le▶ fondement bon, et ◀la▶ conséquence juste. Cependant, quoique cela me paraisse satisfaire ◀la▶ raison, mon esprit sceptique n’est point convaincu : il est toujours dans ◀le▶ doute.
Nous avons ensuite parlé des feux qui sortent des montagnes ; dans toutes ◀les▶ parties et ◀les▶ climats du monde ; sous ◀la▶ zone torride, ◀l’▶île de Feu, et dans ◀le▶ Mexique ; en Sicile, dans ◀la▶ zone tempérée ; et Hécla, dans ◀le▶ fond du Nord en Islande. J’ai dit que ces feux, que plusieurs gens croient être des gueules ◀de▶ ◀l’▶enfer, ne me paraissaient en ce sens que propres à épouvanter des femmes et des enfants : que Pline me paraissait ridicule, avec son feu concentrai, par lequel il semblait admettre un feu élémentaire dans ◀le▶ centre du globe ; et faire produire ce feu par ◀la▶ friction des matières ensemble : que je n’entreprenais pas ◀de▶ détruire ◀l’▶opinion ◀de▶ ceux qui placent ◀l’▶enfer dans ce centre ; mais que ce feu élémentaire me semblait chimérique, en ce qu’on n’en imaginait qu’un, auquel on donnait des soupiraux si éloignés l’un ◀de▶ l’autre ; et que je croyais, moi, qu’autant qu’il y avait ◀de▶ volcans, c’était autant ◀de▶ foyers différents, et qui n’étaient pas tous réunis dans un seul au centre du monde ; que pour en trouver ◀l’▶éclaircissement, je n’étais pas ◀d’▶humeur à imiter Empédocle, qui s’alla précipiter dedans, disant, quia te comprehendere non possum, me comprehendes ; que je regardais cette mort comme celle ◀d’▶un fou furieux, et nullement ◀d’▶un philosophe ; que c’était pourquoi j’avais recours à eux pour m’en donner ◀la▶ solution. Ils ne m’ont tous rien dit que ce que je savais déjà, et m’ont laissé dans une plus grande incertitude que celle où j’étais. Chacun est resté dans son opinion ; et ceci n’étant pas un point ◀de▶ religion, je suis resté dans la mienne, que voici.
Qu’on fasse une meule ou un amas ◀de▶ quatre à cinq cents milliers ◀de▶ bottes ◀de▶ foin ; qu’on ne ◀la▶ remue point (cela arrive assez souvent aux entrepreneurs des fourrages, qui font ◀de▶ gros amas, et dont ◀les▶ commis ou eux-mêmes par épargne n’entretiennent point assez ◀d’▶ouvriers journaliers pour éventer ces foins de temps en temps, en ◀les▶ mettant à ◀l’▶air), ◀l’▶humidité qui reste dans ce foin se retire au centre : elle s’y échauffe, malgré ◀les▶ cheminées ◀d’▶osier qu’on y met ; elle pourrit ce foin, ◀le▶ réduit en fumier ; et sa chaleur interne, ne trouvant plus assez ◀d’▶humidité pour s’entretenir elle-même, se convertit en feu effectif ; et se consumant, ◀la▶ flamme qu’elle produit consume tout ce qu’elle trouve sur son passage, et se prend à tout ce qui lui est homogène. ◀Les▶ exemples ◀le▶ prouvent ; et je raisonne ainsi en conséquence de ◀l’▶hypothèse.
◀Le▶ dedans ◀de▶ ◀la▶ terre est plus froid que chaud : cela se prouve par ◀les▶ caves et autres lieux souterrains, où ◀la▶ fraîcheur, en été, surpasse ◀le▶ degré ◀de▶ chaleur qu’on y sent en hiver. Un thermomètre peut en décider. Je parle par ◀l’▶expérience ◀de▶ trois années dans ◀la▶ même cave, où rien n’était renfermé : cela semble contredire mon système ; au contraire, cela ◀le▶ fortifie. Ce ne peut donc pas être ◀la▶ terre qui par elle-même engendre cette chaleur qui se convertit en feu effectif ; mais il y a dans cette terre quantité ◀de▶ matières humides, qui se corrompent et se réduisent en matières combustibles comme ce foin dont je viens de parler : et ◀la▶ flamme, que ces matières brûlantes produisent, se fait une sortie par ces soupiraux, que ◀le▶ bas peuple appelle gueules ◀d’▶enfer.
Je suis ◀d’▶autant plus confirmé dans mon sentiment qu’on a souvent vu, et qu’on voit encore, des flammes sortir des entrailles ◀de▶ ◀la▶ terre dans des endroits où il n’en avait jamais paru : ◀l’▶Afrique et ◀le▶ Mexique, pays chauds et humides, y sont fort sujets. Ces flammes ne durent pas longtemps : c’est que ◀les▶ feux qui ◀les▶ exhalent sont bientôt éteints, ne trouvant point ◀d’▶aliment qui ◀les▶ entretienne ; et que ◀les▶ autres qui sont permanents en trouvent par ◀les▶ canaux que ◀la▶ nature s’est faits, et par lesquels elle leur porte ce qui contribue à leur conservation.
J’ose encore hasarder une idée. Lorsque ◀le▶ mont Vésuve jette beaucoup de flammes, et porte ◀l’▶inondation ◀de▶ ses feux plus loin qu’à ◀l’▶ordinaire, c’est un signe, disent ◀les▶ Siciliens, que ◀l’▶année ne sera pas bonne. Qu’y a-t-il là ◀de▶ surprenant ? Rien du tout. C’est que ◀l’▶humidité, qui devait servir à ◀la▶ nourriture et à ◀l’▶entretien des végétaux, a servi ◀de▶ pâture et ◀d’▶aliment au feu souterrain, et a redoublé son ardeur et sa violence.
Ces soupiraux, ou cheminées, que ◀la▶ flamme s’est faits, sont toujours des rochers. Rien de plus naturel. ◀La▶ terre toujours humectée se défend par son humidité des attaques du feu ; et ainsi elle est moins susceptible ◀de▶ ses atteintes que des rochers, dont ◀la▶ masse toujours sèche se réduit facilement en cendre, et est peu à peu mangée jusqu’à son sommet, étant ◀le▶ propre ◀de▶ ◀la▶ flamme ◀de▶ monter toujours en ligne directe : et quand une fois cette flamme a fait son passage à travers ◀le▶ rocher, ce n’est plus pour elle qu’une cheminée ordinaire, pareille à celle ◀d’▶une forge, où ◀le▶ feu ni ◀la▶ flamme ne s’attachent plus, parce qu’ils n’y trouvent plus ◀d’▶obstacle.
Pour ◀les▶ pierres que ces volcans jettent, et que ◀la▶ flamme entraîne et enlève avec elle de temps en temps, je n’y vois rien ◀de▶ surprenant : ◀l’▶ardeur et ◀la▶ chaleur du feu détachent ces pierres ◀de▶ ◀la▶ masse du rocher ; et ◀la▶ véhémence et ◀la▶ rapidité ◀de▶ ◀la▶ flamme ◀les▶ emporte avec elle : ce qu’elle peut ◀d’▶autant plus facilement que ces morceaux ◀de▶ rocher, ou ces cailloux, sont devenus très légers ; et c’est ce que nous nommons pierres ◀de▶ ponce. On en trouve sur ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ mer dans ◀le▶ Nord, et toutes viennent du mont Hécla. Voilà mon sentiment sur cet article, qui me paraît tout aussi juste que celui ◀de▶ plusieurs philosophes, qui peuvent aussi bien que moi avoir été visionnaires sur ce sujet. Ils ont dit leur pensée : je dis la mienne ; et je ne m’en écarterai point qu’on ne me donne des raisons tellement solides que je n’y puisse répondre, et que la mienne en soit tout à fait convaincue.
Ce discours nous a donné lieu ◀de▶ parler du monde et ◀de▶ sa forme, et me donne sujet ◀de▶ parler ◀d’▶une remarque que j’ai faite il y a longtemps. On est convaincu que ◀le▶ globe ◀de▶ ◀la▶ terre est parfaitement rond ; que ◀les▶ plus hautes montagnes qui paraissent sur sa superficie ne sont à son égard que des grains ◀de▶ sable qui s’attachent à ◀la▶ boule ◀d’▶un joueur ; et tout le monde est convaincu, aussi, que ce globe tourne sur ses deux pôles, du soleil couchant au soleil levant, autrement ◀de▶ ◀l’▶Ouest à ◀l’▶Est. Cela est si vrai, et si sensible, qu’il n’y a aucun navigateur qui ne sache qu’un navire est ordinairement deux ou trois fois plus ◀de▶ temps à aller ◀de▶ ◀l’▶Europe à ◀l’▶Amérique qu’à revenir ◀de▶ ◀l’▶Amérique en Europe. ◀La▶ raison en est toute naturelle ; c’est qu’en allant ◀d’▶Europe à ◀l’▶Amérique, il va contre ◀le▶ mouvement du globe, et ainsi est toujours obligé ◀de▶ monter ; au lieu qu’à son retour ◀de▶ ◀l’▶Amérique en Europe, il est secondé et même entraîné par ce même mouvement ◀de▶ ◀la▶ terre qui lui est favorable à son retour ; au lieu qu’il lui était contraire en montant, ou, pour mieux m’expliquer, en allant ◀d’▶Europe à ◀l’▶Amérique ; par exemple :
Ceux qui naviguent ◀de▶ France en Canada, sous même élévation ◀de▶ pôle, peuvent regarder leurs journaux, ils seront convaincus ◀de▶ cette vérité : que lorsqu’ils sont pris des calmes en allant, leur nouvelle hauteur, ou plutôt leur estime, ◀les▶ éloigne du lieu où ils croyaient être et ◀les▶ ramène du côté de ◀l’▶Est ◀d’▶où ils sont partis ; et qu’au contraire, lorsqu’ils sont pris des calmes à leur retour, ils se trouvent avancés dans ◀l’▶Est par ◀la▶ hauteur, et en avant de leur estime, et qu’enfin à pareilles voiles, et à pareil vent, ils avancent à leur retour ◀d’▶un tiers au moins plus qu’en allant. J’ai examiné celui-ci dans mes trois derniers voyages du Canada ; j’avoue que ◀les▶ vents y règnent presque toujours ◀de▶ ◀la▶ bande ◀d’▶Ouest, et que cela y fait beaucoup ; mais je ne parle que ◀d’▶un vent égal, soit ◀d’▶Ouest, soit ◀de▶ ◀la▶ bande ◀de▶ ◀l’▶Est, ou ◀d’▶un temps calme. ◀Les▶ pilotes ont coutume ◀de▶ rejeter ceci sur ◀les▶ courants, qui à leur dire ont dérivé ◀les▶ vaisseaux ; il est certain qu’ils se trompent et que ◀la▶ chose est comme je ◀l’▶écris. Je n’ai vu aucun livre ◀de▶ pilotage qui fasse cette remarque ; c’est aux pilotes ◀d’▶en faire leur profit : elle mérite leur réflexion, puisqu’elle peut contribuer à ◀la▶ perfection ◀de▶ leur art. Je ne ◀la▶ mets ici que par comparaison, à cause de ◀la▶ longueur du temps que nous employons à doubler ou passer ◀la▶ Ligne parce qu’il faut toujours monter jusqu’à ce que nous ayons attrapé ce sommet du globe.
Du lundi 3 avril 1690
Toujours même temps, et petit vent ◀de▶ Nord-Ouest. Il est variable du Nord-Ouest, ou Nord-Nord-Est. Nous avançons, mais bien faiblement : nous n’étions à midi que par quatre degrés quarante-cinq minutes ◀de▶ latitude Nord, c’est à quatre-vingt-quinze lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne.
M. du Quesne n’a pas manqué ◀de▶ venir dîner à bord, avec quatre ◀de▶ ses officiers, et ◀le▶ père Tachard. Messieurs du Florissant et ◀de▶ ◀l’▶Oiseau, conviés, sont venus aussi en bonne compagnie. ◀Les▶ capitaines du Lion et du Dragon sont venus au pavillon ◀d’▶Amiral et ◀de▶ Conseil, qu’on a salué ◀de▶ trois coups ◀de▶ canon ; et quoique M. Hurtain n’attendît pas seize personnes, on a si bien fait qu’ils ont tous été, non seulement très contents, mais encore agréablement surpris ◀d’▶un régal si propre et si bien ordonné, et où rien n’a manqué. Au dessert, tous ces messieurs se sont concertés sans affectation : je n’y ai pas pris garde moi-même. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ m’a fait un clin d’œil : je ne savais ce qu’il voulait me faire entendre ; mais j’en ai été bientôt éclairci.
Je tenais un verre, j’allais ◀le▶ vider, M. de Quistillic me ◀l’▶a ôté ◀de▶ ◀la▶ main, M. de Chamoreau m’a enlevé mon assiette et ◀le▶ diable ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ m’a ôté ma chaise : ◀le▶ maître d’hôtel est venu pour prendre ma serviette ; et ◀le▶ père Tachard, notre aumônier, et Landais, riaient ◀de▶ toute leur force. M.du Quesne a pris un air sévère et m’a dit que je ne ◀l’▶entendais pas mal, ◀de▶ ne pas exécuter ◀les▶ ordres du Conseil. En quoi y ai-je manqué, monsieur ? lui ai-je demandé. Faisons-lui son procès, puisqu’il est mutin, a repris M. Joyeux. Faites, messieurs, a dit M. Hurtain : je ne dois point avoir ◀de▶ voix. N’allons pas si vite, messieurs, a repris M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire ; je demande grâce pour lui : contentons-nous ◀de▶ ◀le▶ condamner à ◀l’▶amende ◀de▶ boire trois rasades coup sur coup, et changeons ◀le▶ reste ◀de▶ sa punition en ◀la▶ peine ◀d’▶aller en notre présence faire distribuer aux six chaloupes des vaisseaux chacune deux pintes ◀d’▶eau-de-vie, une aux matelots du canot font treize, deux aux canonniers ◀de▶ ◀l’▶Ecueil font quinze, et huit au restant ◀de▶ ◀l’▶équipage, pour boire à ◀la▶ santé du roi : et que ces vingt-trois pintes ◀d’▶eau-de-vie soient prises sur ◀le▶ tierçon confisqué et adjugé dès Croix.
Soit fait, a dit M. du Quesne, si ◀le▶ Conseil y consent. On a répondu, en chantant en chœur bene, bene, respondere ; et ◀le▶ malheureux Bouchetière a donné encore matière à rire à ses dépens en se retirant ◀de▶ ◀la▶ table, en grondant entre ses dents, et en se retirant dans sa chambre, ◀d’▶où il n’est pas sorti depuis. Il a servi ◀de▶ fable à tout le monde, et cela m’a parfaitement convaincu qu’il n’y a rien ◀de▶ si dangereux pour un homme que ◀de▶ ne se pas connaître et ◀de▶ vouloir ridiculement faufiler son esprit mal bâti et à ◀l’▶envers avec des supérieurs et des égaux qui ◀l’▶ont bien fait. Je crois qu’il fait à ◀l’▶heure qu’il est ◀de▶ belles réflexions, et qu’il médite ◀de▶ sanglantes vengeances. Ce seront celles ◀de▶ Ragotin contre ◀la▶ servante qui ◀l’▶avait campé dans un coffre, et ◀l’▶Olive qui ◀l’▶avait fouetté. Qu’il en soit ce qu’il voudra : il a vu boire son eau-de-vie sans en tâter ; et il m’est expressément défendu ◀de▶ lui en donner goutte : à quoi je me trouve un très grand penchant ◀d’▶obéir.
On s’est parfaitement bien diverti. ◀La▶ santé du roi a été saluée au canon, et aux acclamations ◀de▶ tout ◀l’▶équipage. Pour achever ◀le▶ plaisir, un requien, s’est laissé prendre : voici comme ◀les▶ matelots ◀l’▶ont traité. On ne lui a point coupé ◀la▶ queue, comme on ◀la▶ lui coupe ordinairement : au contraire, on a soutenu cette queue, avec une corde. On y a attaché un baril vide, ◀d’▶environ seize à dix-huit pintes, bien bouché et bien lié. On en a attaché deux autres plus petits sous ses nageoires ◀de▶ ◀l’▶avant, proche de ◀la▶ tête : tous bien tenant et hors ◀d’▶état ◀de▶ lâcher. Ensuite, on ◀l’▶a enlevé au bout de ◀la▶ grande vergue, on a coupé ◀la▶ corde, et il est tombé à ◀la▶ mer. Il a fait inutilement ce qu’il a pu pour plonger ; ◀les▶ barils ◀le▶ retenaient sur ◀l’▶eau. Il a fait une infinité ◀de▶ sauts et ◀de▶ tours, qui sont assurément divertissants pour qui ne ◀les▶ a jamais vus ; et enfin, au bout d’une bonne demi-heure, il est allé à son tour servir ◀de▶ pâture à d’autres monstres comme lui. Ce spectacle a encore coûté douze bouteilles ◀de▶ vin : nous ne ◀les▶ regrettons point ; et Bouchetière enrage ◀de▶ son eau-de-vie.
Du mardi 4 avril 1690
Parbleu, quand ◀le▶ vent ne sera pas bon, serviteur aux jeûnes et aux missionnaires, il n’y aura qu’à ◀le▶ renfermer dans des bouteilles vidées de bon cœur. Nous avons eu depuis minuit jusqu’à sept heures ◀de▶ ce soir un petit vent ◀d’▶Est-Nord-Est à souhait : seulement quarante heures de même et nous serons sous ◀la▶ Ligne, dont nous n’étions éloignés à midi que ◀de▶ trois degrés vingt minutes dans ◀le▶ Nord. ◀Le▶ temps est beau ; mais ◀le▶ soleil nous brûle. ◀Le▶ trio, c’est-à-dire, MM. Hurtain, ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi, nous sommes félicités dans ma chambre du régal ◀d’▶hier : le premier n’a bu que deux coups ; il ne nous paraît pas jouir ◀d’▶une santé parfaite : ◀la▶ mort ◀de▶ Jacques Nicole, dont j’ai parlé ci-dessus, ◀le▶ chagrine encore.
Du mercredi 5 avril 1690
Il a plu toute ◀la▶ nuit et toute ◀la▶ journée, ◀d’▶une très grande force : cependant, ◀le▶ vent a continué, et nous avons bien avancé, puisque suivant ◀l’▶estime des pilotes nous n’étions plus à midi qu’à deux degrés quinze minutes dans ◀le▶ Nord de la Ligne.
M. Hurtain, qui paraissait se bien porter hier, ou du moins fort peu incommodé, a été pris sur ◀les▶ trois heures après-midi ◀d’▶une très grande faiblesse, qui tenait beaucoup de ◀l’▶évanouissement. Ce ne peut pas être ◀la▶ petite débauche d avant-hier qui en soit cause ; car certainement on ne peut pas se divertir plus sobrement qu’il fit. Il ne mangea que fort peu de potage et rien autre chose ; et ne but qu’un demi-setier du vin, mesure ◀de▶ Paris, trempé dans une chopine ◀d’▶eau. Il m’avait choisi pour son champion, et comme j’ai ◀la▶ tête bonne et forte, j’ai fait ◀les▶ honneurs contre tous venants. M.du Quesne m’avait lâché un officier du Florissant, nommé M. Dumont, pour me désarçonner. Ce M. Dumont, bien loin de réussir, fut bientôt frappé à ◀la▶ tête ; et ne pouvant soutenir mes vives et fréquentes estocades, il me céda galamment ◀le▶ champ de bataille. M.de Quistillic, capitaine du Dragon, voulut prendre sa revanche ; et, tout Breton qu’il est, il ne s’en est pas bien trouvé, puisqu’il a été le premier à demander quartier. M.Hurtain ne s’en mêla point, et ne but pas.
J’impute sa maladie, premièrement à son âge, de plus ◀de▶ soixante ans ; au cruel chagrin que son fils lui a donné, dont j’ai parlé ci-dessus ; à ◀la▶ mort ◀de▶ Nicole ; et à ◀la▶ chaleur excessive du climat, qui seule est capable ◀d’▶abattre ◀les▶ tempéraments ◀les▶ plus robustes.
Du jeudi 6 avril 1690
Nous allons toujours notre chemin, et n’étions à midi qu’à quinze lieues ou quarante-cinq minutes ◀de▶ ◀la▶ Ligne. Il est arrivé ce matin au Gaillard ce qui nous arriva ◀le▶ 22 du mois passé ; c’est-à-dire qu’un ◀de▶ ses matelots est tombé à ◀la▶ mer. Ce vaisseau a mis comme nous vent devant : j’ignore s’il ◀l’▶a sauvé ; car avant qu’un navire ait perdu son erre, et que son canot soit à ◀l’▶eau, un malheureux est bien loin, surtout dans des parages pleins ◀de▶ requins.
Puisque ◀l’▶occasion s’offre ◀de▶ parler ◀de▶ ces animaux, je crois devoir faire leur description, ◀d’▶autant plus que celui qui fut pris lundi était le sixième qui nous soit tombé entre ◀les▶ mains, que ce poisson est assez curieux pour mériter son article. Il est long ◀de▶ huit pieds ◀de▶ Roi, couvert ◀d’▶une peau pareille à celle dont nos ouvriers en bois, menuisiers, tourneurs et autres, se servent à polir leurs ouvrages, et qu’ils appellent chien ◀de▶ mer. Ce n’en est pourtant pas ; et ◀la▶ peau du requin ne pourrait tout au plus servir qu’à polir ◀les▶ roues, tant elle a ◀le▶ grain grossier. Cet animal s’attache à ◀la▶ suite des vaisseaux ◀d’▶un temps calme, et ◀d’▶une mer unie : il fait plusieurs promenades autour du navire, et autant autour de ◀l’▶appât ou ◀de▶ ◀la▶ boitte qu’on lui jette. C’est un émerillon, ou autrement un hameçon ◀de▶ ◀la▶ grosseur du doigt, couvert ◀d’▶un morceau ◀de▶ lard ◀de▶ ◀la▶ grosseur des deux poings. Après qu’il ◀l’▶a bien fleuré et senti, il ◀l’▶avale, et y reste pris : on ◀le▶ tire à bord ◀le▶ plus vite qu’on peut, car ses dents couperaient ◀le▶ fer. Dès qu’il est suspendu ◀le▶ nez hors de ◀l’▶eau, on lui passe des drisses, qui sont des cordages gros comme ◀le▶ doigt, par-dessous ses nageoires ; et on ◀l’▶élève à force ◀d’▶hommes, ou à ◀la▶ poulie, tant il est pesant. Sitôt qu’il est sur ◀le▶ pont, on commence par lui couper ◀la▶ queue à coups ◀de▶ hache, parce qu’il en donne ◀de▶ tels coups qu’il fait trembler ◀le▶ tillac.
Il a ◀le▶ museau long, et ◀la▶ gueule au-dessous : en sorte qu’il faut qu’il s’élance au-dessus ◀de▶ sa proie ou qu’il se tourne pour ◀l’▶engloutir ; et s’il pouvait mordre à son niveau, ce serait ◀le▶ plus terrible des monstres ◀de▶ ◀la▶ mer. Il a huit rangées ◀de▶ dents, quatre en haut et quatre en bas ; et je ne peux mieux comparer sa gueule qu’à celle ◀d’▶une raie. Toutes ◀les▶ dents du requin sont grosses à ◀la▶ mâchoire, et plates et pointues à leur extrémité, et finissent entre elles de haut en bas comme celles ◀de▶ deux scies à différentes tranches. Il ne mâche point ce qu’il dévore : il ne fait que ◀le▶ passer ◀d’▶un côté ◀de▶ sa mâchoire à l’autre ; et d’un seul coup, ses dents dures, pointues et plates, ◀le▶ réduisent en farine : en sorte, qu’après ◀l’▶avoir examiné, je ne suis plus surpris ◀de▶ ce que
M. Bergier, lieutenant du roi dans ◀l’▶Acadie, m’a dit qu’un pareil animal avait coupé d’un seul coup ◀la▶ cuisse ◀de▶ son chirurgien, qui était tombé hors de ◀la▶ chaloupe en venant ◀d’▶un autre vaisseau ; qu’il ◀l’▶aurait englouti tout vivant, s’il pouvait avaler devant lui ; et qu’il ◀l’▶avait pris avec une promptitude tout à fait surprenante, lorsqu’on tirait cet homme à bord, à ◀la▶ poulie, afin de ◀l’▶enlever tout ◀d’▶un coup ; et cela, malgré ◀le▶ feu qu’on faisait sur lui du vaisseau, et ◀les▶ gaffes ou crocs ◀de▶ ◀la▶ chaloupe.
Cet animal est toujours accompagné ◀de▶ deux, ou du moins ◀d’▶un petit poisson, pas plus long que ◀le▶ doigt. Il est beau, coupé tout le long du corps en travers par des barres noires, brunes et blanchâtres. Il a ◀la▶ gueule en sucet : on tient qu’il se nourrit des excréments du requin ; et parce qu’il va devant lui, comme à ◀la▶ découverte, ◀les▶ matelots ◀le▶ nomment son pilote. Il y en a toujours un qui nage devant lui et un autre qui lui est attaché lorsqu’il en a deux. ◀Les▶ matelots disent que ces petits poissons font ◀le▶ quart, c’est-à-dire qu’il y en a toujours un éveillé pendant que l’autre dort. ◀Le▶ requin ne ◀les▶ engloutit point : savoir si c’est par discrétion, par instinct, ou par impuissance, c’est ce que je ne sais pas. Je sais seulement que ces petits animaux ne ◀le▶ quittent point et s’attachent sous son ventre. ◀Les▶ deux ◀de▶ celui ◀de▶ lundi furent pris avec lui. ◀Les▶ matelots ont mangé ◀les▶ autres, et que ne mangeraient-ils pas. Il ne vaut rien du tout : j’en ai goûté. Sa chair est blanche, très fade et très longue, ou filasseuse.
M. Hurtain a beaucoup vomi cette nuit, et a reposé tranquillement toute ◀la▶ journée : nous espérons que sa maladie ne sera rien. Je me suis baigné ce soir, c’est-à-dire que j’ai resté plus ◀d’▶une grosse heure et demie à ◀la▶ pluie sur ◀la▶ dunette : cela m’a rafraîchi, et rappelé ◀l’▶appétit que ces chaleurs-ci diminuent ; et ◀le▶ père de La Chassée et moi avons mangé chacun deux tranches ◀de▶ langues ◀de▶ bœuf, et vidé trois bouteilles pour hausser ◀le▶ temps qui est fort couvert.
M. du Quesne a envoyé M. d’Auberville son lieutenant à bord, pour savoir comment se porte M. Hurtain, qui, comme j’ai dit, ne but, ni mangea lundi dernier, et ◀le▶ prier à dîner dimanche prochain. Il ◀l’▶a vu, ◀l’▶a trouvé très changé, et ◀d’▶une santé fort faible. Il a dîné avec nous, et a été régalé sans apprêt : il a cependant trouvé notre ordinaire propre et honnête. Je ne sais qui diable lui a parlé ◀de▶ ◀la▶ bonite ; mais il a si bien fait son compte qu’il m’en a fait ouvrir un baril : il ◀l’▶a trouvée très belle et ◀de▶ bonne odeur, et en a emporté six grosses tranches. Pour nous, qui ne ◀la▶ croyons pas assez faite, nous n’en mangerons que ◀de▶ demain en huit ; et j’en fais toujours accommoder dans ◀l’▶espérance que j’ai qu’elle sera bonne. Il est reparti fort mortifié ◀de▶ ◀la▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain.
Du vendredi 7 avril 1690
M. Hurtain a été saigné ce matin, et est alité. ◀Le▶ sang qu’on lui a tiré ne plaît nullement à notre chirurgien. Il a été ◀le▶ regarder dans ◀la▶ chambre du Conseil. Il croyait être seul ; mais M. de La Chassée et moi ◀l’▶avions suivi, et lui avons vu secouer ◀la▶ tête. Cette action ne nous a point plu. Nous doutons du sujet : nous avons voulu savoir ce que cela signifiait ; il n’a point répondu et est sorti. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ ◀l’▶a mené dans sa chambre ; j’ai été ◀les▶ joindre. Il nous a dit qu’il ne voyait point encore ◀de▶ péril ; mais aussi qu’il ne répondait ◀de▶ rien ; que ◀la▶ lune, qui était toute nouvelle, lui donnait espérance que ses forces se rétabliraient : ce qui était bien incertain, parce qu’il était bien faible Ce rapport nous attriste cruellement, M. de La Chassée et moi ; surtout parce que ◀La▶ Fargue, qui est notre chirurgien-major, passe pour très habile dans son art.
◀La▶ pluie a été terrible toute ◀la▶ nuit et toute ◀la▶ journée : elle n’est point encore finie et il y a plus ◀de▶ trente heures qu’il n’y a pas un souffle ◀de▶ vent.
Du samedi 8 avril 1690
Toujours calme tout plat : ◀le▶ vaisseau roule tellement qu’on ne peut se soutenir ; avec cela il fait une chaleur qui étouffe. ◀Le▶ pauvre M. Hurtain pâtit ◀de▶ tout cela. Nous espérions tous que sa maladie ne serait rien ; mais ◀le▶ malheur est qu’elle augmente avec sa faiblesse.
Il n’y a point ◀de▶ hauteur, ◀le▶ temps est tellement couvert, ◀les▶ nues sont si proches ◀de▶ nous, qu’il semble que ◀la▶ girouette du grand perroquet ◀les▶ touche.
Du dimanche 9 avril 1690
Toujours calme tout plat, et même temps ◀de▶ pluie à lavasse. ◀La▶ chaleur empêche ◀de▶ respirer ; ◀la▶ respiration brûle ◀les▶ entrailles : c’est ◀le▶ plus fort grief ◀de▶ M. Hurtain, dont ◀les▶ forces diminuent ◀de▶ moment en moment. ◀Le▶ vent est mort ; nous n’en sentons pas ◀la▶ moindre risée : cependant, nous roulons fort peu, parce qu’y ayant très longtemps qu’il n’a venté, et ◀le▶ vaisseau étant à sa juste charge, il est aussi immobile que ◀la▶ mer.
Du lundi 10 avril 1690
Toute ◀la▶ nuit beaucoup de pluie et ◀de▶ tonnerre, sans vent, assez beau ◀le▶ matin, et ◀le▶ reste du jour couvert. Chanson ◀d’▶almanach : continuation ◀de▶ chaleur.
M. du Quesne est venu voir M. Hurtain. ◀La▶ Fargue ◀l’▶a prié ◀de▶ faire avertir ◀les▶ autres chirurgiens pour ◀les▶ consulter sur ◀la▶ maladie. Il ◀l’▶a promis et a demandé avec un air ◀de▶ général pourquoi cela n’avait point été fait. Notre chirurgien a naïvement répondu, en s’excusant, qu’il n’était pas ◀le▶ maître du canot ; qu’il ◀l’▶avait demandé à M. de Bouchetière, lieutenant, et que c’était tout ce qu’il avait pu faire. ◀La▶ Barque, premier pilote, a ajouté qu’il avait voulu mettre pavillon en berne, pour appeler du secours, et que M. de Bouchetière ◀l’▶avait empêché. M. du Quesne s’est mis tout ◀de▶ bon en colère contre lui, jusqu’à ◀le▶ menacer avec fureur ◀de▶ ◀l’▶emmener avec lui, et ◀de▶ ◀le▶ mettre mousse ou valet des matelots ◀de▶ son vaisseau ; et lui a ordonné ◀de▶ donner non seulement ◀le▶ canot, mais ◀la▶ chaloupe au chirurgien, quand il ◀les▶ lui demanderait : et nous a ordonné, à M. de La Chassée et à moi, ◀d’▶y tenir ◀la▶ main ; ajoutant fort obligeamment qu’il se reposait ◀de▶ cela sur ◀l’▶amitié que nous avons l’un et l’autre pour ◀le▶ malade. Nous ◀l’▶avons tous deux remercié ◀de▶ sa confiance et ◀de▶ ◀la▶ justice qu’il nous rendait ; et ◀l’▶avons assuré que nos soins n’y seraient point épargnés. Il n’a voulu ni boire, ni manger, et est parti en nous disant ◀de▶ ne point obéir au signal qu’il allait faire, parce qu’il ne nous regarderait pas.
A peine a-t-il été arrivé au Gaillard qu’il a arboré pavillon ◀de▶ Conseil, et nous avons vu ◀les▶ canots des quatre autres vaisseaux aller à son bord, et retourner environ demi-heure après. Dès qu’ils ont été retournés chacun à son navire, il s’est levé un vent ◀de▶ Sud si fort et si contraire que tous ◀les▶ vaisseaux ont été obligés ◀de▶ se mettre à sec et ◀d’▶amener ◀les▶ mâts ◀de▶ perroquet et ◀de▶ hune ; et ainsi nous laisser conduire au gré du vent, qui nous a si bien écartés l’un ◀de▶ l’autre qu’à ◀l’▶aube du soir, que j’écris, ◀le▶ plus proche de nous est à plus ◀de▶ quatre bonnes lieues.
Du mardi 11 avril 1690
◀Le▶ vent a calmé sur ◀les▶ deux heures du matin ; sur ◀les▶ six, ◀le▶ temps s’est éclairci, et il s’est levé un petit vent ◀d’▶Est qui nous a rapprochés l’un ◀de▶ l’autre. On a pris hauteur, et depuis cinq jours ◀de▶ calme, et ◀le▶ vent ◀d’▶hier, nous sommes considérablement reculés, puisque nous sommes aujourd’hui à près de trente-cinq lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne, au lieu qu’on comptait n’en être qu’à quatorze ou quinze. Ceci est une preuve ◀de▶ ce que j’ai dit ci-dessus. Cependant, si ce vent-ci continue, nous espérons encore passer ◀la▶ Ligne dans demain.
Tous ◀les▶ vaisseaux s’étant rejoints, et ◀l’▶Amiral ayant fait signal ◀de▶ marche, nous avons vu tous ◀les▶ canots déborder et prendre ◀la▶ route d’ici. Ils y ont apporté tous ◀les▶ chirurgiens ◀de▶ ◀l’▶escadre. Ils ont tous vu M. Hurtain, et ◀La▶ Fargue leur a fait son rapport. Ils ont tous six été plus ◀de▶ deux heures seuls ensemble. Au bout de ce temps, ◀La▶ Fargue est monté dans ma chambre, où M. de La Chassée et moi étions avec Mercier et du Hamel. Il nous a trouvés en bonne disposition. Il m’a dit qu’il avait convié ses confrères ◀d’▶en faire autant. Je lui ai fait donner deux langues ◀de▶ bœuf et six bouteilles ◀de▶ notre vin ◀de▶ réserve. Il m’a prié ◀de▶ lui faire présent ◀de▶ deux tranches ◀de▶ bonite. Je ◀l’▶ai fait avec plaisir, du même baril qui a été entamé pour M. d’Auberville ; car nous n’en avons pas encore mangé ici. Un quart d’heure après il est remonté avec ◀les▶ langues, et m’a dit qu’il venait ◀les▶ changer contre quatre tranches ◀de▶ bonite. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi nous sommes mis à rire, en nous regardant. Je ◀les▶ lui ai fait donner, et il ◀les▶ a emportées, aussi content qu’un abbé commandataire nouvellement nommé. Tes bonites vont faire du bruit sur ◀l’▶escadre, m’a dit M. de La Chassée, puisque des Provençaux et des Gascons ◀les▶ trouvent bonnes. Mais ne donne pas tout. Ils sont effectivement tous gascons ; et je crois que cette province est faite pour inonder toute ◀la▶ France ◀de▶ fraters ; comme ◀la▶ Normandie pour infecter Paris ◀de▶ porteurs ◀d’▶eau, ◀de▶ pauvres prêtres, et ◀de▶ putains, auxquelles se joignent celles qui viennent de Picardie. Nous ne savons point quel est ◀le▶ résultat ◀de▶ ◀la▶ consultation des lanciers ◀de▶ Saint-Côme. Peut-être ne ◀le▶ savent-ils pas eux-mêmes.
Du mercredi 12 avril 1690
◀Le▶ vent a beaucoup calmé, et nous avons très peu avancé, puisque depuis hier nous n’avons fait qu’environ trois lieues : nous sommes à un degré trente minutes Nord.
Il nous est mort ce matin un matelot, nommé Jean Canevette : ◀la▶ fièvre chaude ◀l’▶a emporté en trente-six heures. On n’a point parlé ◀de▶ ceci à M. Hurtain, crainte ◀de▶ lui donner ◀de▶ mauvais pressentiments sur sa maladie. Une chose jusqu’ici inouïe nous a étonnés dans ce mort. Après ◀les▶ prières ordinaires, on a laissé tomber ◀le▶ corps à ◀la▶ mer, enseveli suivant ◀la▶ coutume avec deux boulets ◀de▶ canon aux pieds, pour faire lui-même sa fosse. Il n’a cependant point été à fond ; et s’étant tourné du côté du derrière du vaisseau, il s’est engouffré dans ◀le▶ revolis ou ressac du gouvenail, où il est resté plus ◀de▶ quatre grosses heures, et nous ne ◀l’▶avons perdu ◀de▶ vue que vers ◀les▶ six heures du soir. ◀Les▶ boulets ◀de▶ canon ne sont point échappés, puisque ◀le▶ corps paraissait tout droit. ◀D’▶où vient ce prodige ? Qui que ce soit d’ici n’a jamais entendu dire que pareille chose soit jamais arrivée à ◀la▶ mer. Quoique M. de La Chassée, ni moi, ne soyons nullement ni superstitieux ni visionnaires, j’avoue que cela nous passe. Ce corps en attend-il un autre ?
Du jeudi 13 avril 1690
Toujours même temps, et point ◀de▶ vent que par grains. Je n’ai point encore dit ce que c’est que ces grains, très fréquents entre ◀les▶ tropiques, et plus encore sous ◀la▶ Ligne. Ce n’est autre chose que ce qu’on appelle à Paris guilées ◀de▶ mars, et giboulées ailleurs. C’est un coup de vent véhément du Sud-Ouest, qui souffle tout ◀d’▶un coup ◀d’▶un temps clair et fin, et qui chasse des nuées fort épaisses qui se distillent en pluie très forte ; après quoi ◀le▶ soleil reparaît, et ◀le▶ ciel devient serein, et ◀l’▶air calme : ◀le▶ tout ne durant qu’un quart d’heure. Ce vent ◀de▶ Sud-Ouest ne peut pas nous être plus contraire. Nous espérons qu’il changera : ◀le▶ ciel est couvert depuis ◀les▶ deux heures. Nous ne sommes qu’à vingt-trois lieues dans ◀le▶ Nord de la Ligne bien difficile à écorcher. Il y a longtemps que nous avons passé ◀le▶ soleil, et que nous ne pouvons attraper ◀le▶ milieu ◀de▶ ses maisons.
M. Hurtain s’affaiblit beaucoup. Il a encore été saigné ce matin ; et réduit à ◀la▶ tisane, lui qui n’en but jamais !
Du vendredi 14 avril 1690
M. Hurtain décline toujours : sa faiblesse augmente ; et ◀l’▶assoupissement s’en mêle. ◀Le▶ temps tel qu’hier, quelques grains, et depuis midi ◀de▶ ◀la▶ pluie qui tombe encore.
Nous avons aujourd’hui mangé publiquement pour la première fois ◀de▶ ◀la▶ bonite marinée. Elle est excellente en salade ; elle vaut infiniment mieux que lorsqu’elle est fraîche ; et, au dire des connaisseurs, elle ◀l’▶emporte sur ◀le▶ thon ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée. J’en vais faire encore mariner deux autres barils, avec ◀les▶ trois pleins que nous avons déjà. Cela ne coûtera rien à ◀la▶ Compagnie et épargnera nos bestiaux et nos volailles, pendant ◀les▶ jours maigres. M.Le Vasseur s’est chargé ◀de▶ ◀les▶ faire pêcher, notre cuisinier ◀de▶ ◀les▶ faire frire, et ◀le▶ fond ◀de▶ cale ◀de▶ fournir ◀l’▶huile, ◀le▶ vinaigre, ◀le▶ poivre et ◀le▶ sel. Si ◀la▶ Compagnie faisait bien, elle ferait donner aux matelots un pot ◀d’▶eau-de-vie par cent, et ◀la▶ table et ◀l’▶équipage s’en trouveraient beaucoup mieux. Je n’en parlerai plus : je dirai pourtant que nos missionnaires sont fort réjouis ◀de▶ cette bonite, et que tant que nous en aurons on ne mangera rien autre chose pendant ◀les▶ jours maigres. ◀Le▶ temps s’est couvert, comme j’ai dit ; mais on avait pris hauteur, et nous n’étions à midi qu’à un degré juste, à vingt lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne dans ◀le▶ Nord. J’ai parlé du tonnerre qui gronde dans ces climats : je n’en parlerai plus ; ce serait tous ◀les▶ jours à recommencer.
Du samedi 15 avril 1690
M. Le Vasseur tient parole : nous avons aujourd’hui achevé un gros baril ◀de▶ bonites. Il a fait toute ◀la▶ journée une chaleur excessive, et il n’a plu que ce soir. ◀La▶ hauteur était à midi à quarante-cinq minutes Nord. Un peu de vent ◀de▶ ◀la▶ bande du Nord nous ferait passer ◀la▶ Ligne. M.Hurtain est toujours très mal : il a encore été saigné ce matin. Ces saignées ne font que ◀l’▶affaiblir et me donnent ◀de▶ bien tristes pressentiments ◀de▶ ◀la▶ fin ◀de▶ sa maladie. Saignées redoublées à un corps affaibli ! Au lieu de vin, ◀de▶ ◀la▶ tisane à un corps aviné ! ◀Les▶ chirurgiens sont des ânes. Il faut être assidu auprès ◀d’▶un malade pour être guéri ◀de▶ ◀la▶ médecine, maladie plus cruelle que toute autre.
Du dimanche 16 avril 1690
Il a fait tout ◀le▶ jour un calme insupportable. Nous avons passé ◀le▶ soleil il y a longtemps : cependant ◀la▶ chaleur est plus forte que celle que nous ressentions lorsqu’il était sur notre tête, et si ◀les▶ pluies ne ◀la▶ tempéraient pas un peu, nous sécherions sur ◀les▶ pieds. Nous ne sommes plus qu’à quinze minutes, c’est-à-dire cinq lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne : deux heures ◀de▶ temps nous ◀la▶ feraient passer.
M. Hurtain baisse toujours, et ◀le▶ pis ◀de▶ tout, à ce qu’on dit, c’est qu’il veut toujours manger contre ◀le▶ sentiment des missionnaires, ◀de▶ ◀l’▶aumônier et du chirurgien, qui se tuent à lui prêcher ◀la▶ diète ; en quoi ils sont secondés par ◀le▶ savant et sublime Bouchetière, qui y vient mêler sa barbe et sa mâchoire ◀d’▶âne. ◀Les▶ choses iraient autrement, et peut-être iraient mieux, si M. de La Chassée, ou moi, en était ◀le▶ maître.
Du lundi 17 avril 1690
Enfin, nous avons ce matin passé et doublé ◀la▶ Ligne sur ◀les▶ trois heures ; et sommes présentement dans ◀les▶ mers du Sud. Nous étions à midi par trente-deux minutes ◀de▶ latitude Sud, et suivant ◀l’▶estime par dix-sept degrés vingt minutes ◀de▶ longitude. J’ai déjà dit qu’on ne doit pas trop se fier à cette longitude estimée. Elle n’est point certaine. S’il y avait dans ◀l’▶Est ou dans ◀l’▶Ouest une étoile fixe, comme il y en a dans ◀le▶ Nord, on connaîtrait positivement cette longitude ; mais elle pourrait endormir ◀la▶ prudence et ◀la▶ vigilance des pilotes : il y aurait, à ce qu’on dit, beaucoup plus ◀de▶ vaisseaux perdus qu’il ne s’en perd. Dieu a bien su ce qu’il faisait lorsqu’il a tiré ◀le▶ monde du néant.
Tous ◀les▶ chirurgiens ◀de▶ ◀l’▶escadre sont encore venus ce matin à bord pour y faire une nouvelle consultation sur ◀la▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain. Faut-il tant ◀d’▶ignorants pour tuer un homme âgé et malade ; surtout dans ce climat ? M. de La Chassée, ni moi, ne sommes nullement contents ◀de▶ ces ridicules consultations : bien persuadés que ◀la▶ nature seule en sait plus que tous ◀les▶ animaux qu’elle produit, et que tous leurs remèdes ne serviront qu’à ◀l’▶envoyer plus promptement en l’autre monde. Nous sommes persuadés encore que s’il pouvait vivre jusqu’à ce que nous attrapions une zone plus tempérée, ou un climat moins brûlant, ◀la▶ bonté ◀de▶ son tempérament ◀le▶ tirerait ◀d’▶intrigue sans leur secours. Faire tant de fois saigner un homme ◀de▶ son âge sous un climat ◀de▶ feu ! Réduire à ◀la▶ tisane, qui ne vaut pas ◀le▶ diable, et interdire ◀le▶ vin, qui est sain, à un homme qui n’a jamais bu autre chose, et qui en est pétri et confit ! Oter ◀la▶ nourriture à un estomac chaud, ce qui est ◀la▶ marque ◀d’▶une bonne constitution ! N’est-ce pas là vouloir ◀le▶ tuer ? Cela nous fait enrager tous deux, mais nous ne sommes pas ◀les▶ maîtres. Plus un homme est élevé, plus ◀les▶ médecins, ◀les▶ chirurgiens et ◀les▶ infâmes apothicaires sont à craindre. Je voudrais que ◀le▶ diable ◀les▶ emportât tous : je lui donnerais encore pour sa peine quiconque serait assez fou pour crier au voleur.
Landais a été travaillé ◀d’▶une grosse fièvre, accompagnée ◀de▶ transports au cerveau. ◀La▶ Fargue voulait à toute force ◀le▶ saigner, et ◀le▶ réduire à une tisane qu’il appelle royale ; mais, pour lui montrer ◀le▶ peu de cas que nous faisons l’un et l’autre ◀de▶ son art meurtrier, j’ai fait coucher Landais dans ma chambre, je n’ai point voulu qu’il ◀le▶ saignât malgré lui, et au lieu de tisane qu’il voulait lui donner, Landais n’a bu ◀le▶ soir que ◀de▶ bon vin ◀d’▶Espagne, pendant ◀la▶ journée du vin ◀de▶ Tursan avec moitié ◀d’▶eau, et tous ◀les▶ matins du vin ◀de▶ Bordeaux brûlé avec ◀de▶ ◀la▶ cannelle, du girofle et du sucre, ce qu’on appelle chaudeau en Flandre, et point ◀d’▶autre nourriture qu’un bouillon à midi. Il a sué naturellement, et copieusement : il a fort bien dormi, s’est tiré ◀d’▶intrigue en huit jours, et me sert à son ordinaire.
Je conviens que ◀les▶ âges sont différents, mais on ne me désabusera jamais que tous ces remèdes ◀de▶ pharmacie n’usent et ne ruinent ◀le▶ corps. Je me trouve fort bien ◀de▶ ◀la▶ manière des sauvages ◀de▶ Canada, qui disent que pour ◀les▶ blessures il faut des remèdes extérieurs, mais que nous portons dans nous-mêmes ◀les▶ remèdes qui conviennent à nos maladies naturelles. C’est ◀la▶ sueur et ◀la▶ diète. Cela me fait souvenir du discours ◀de▶ M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Moussi, que j’ai rapporté ci-devant page 182. Surtout cela me fait souvenir ◀de▶ ce qu’il y dit des médecins, et que j’ai mis à ◀la▶ page 196 et suivantes, que je prie ◀de▶ relire. Je suis persuadé qu’il n’y a rien que ◀de▶ vrai, et que ◀l’▶expérience ne soutienne.
Je suis au désespoir ◀de▶ voir M. Hurtain comme il est, et M. de La Chassée en est enragé ; fort résolus tous deux qu’en cas que nous tombions malades, pourvu que ce ne soit pas en même temps, celui ◀de▶ nous deux qui sera en santé empêchera tel chirurgien que ce soit ◀d’▶entrer dans ◀la▶ chambre ◀de▶ l’autre : et, afin qu’ils ne s’y présentent pas, nous leur avons brusquement et sans façon annoncé à table en bonne compagnie nos méprisantes et véritables intentions. Ils ont dîné à bord, où ils ont eu ◀la▶ fortune du pot, et rien plus. Landais, malin et railleur, a démonté le nôtre, en me remerciant ◀de▶ n’avoir pas souffert qu’il mît ◀la▶ main sur lui.
M. Hurtain a encore été aujourd’hui recommandé à ◀la▶ messe ; il décline à tout moment. ◀Le▶ vent a toujours été pur Sud ; il ne peut pas être plus contraire : il est bien faible, et ◀le▶ ciel a toujours été couvert.
Du mercredi 19 avril 1690
Toujours brume, pluie, et vent Sud-Ouest, qui ne vaut guère mieux ; point ◀de▶ hauteur.
MM. du Quesne et Joyeux sont venus à bord ce matin voir M. Hurtain. Ils ont donné ordre ◀d’▶une flamme blanche au grand mât, s’il se porte mieux ; et ◀d’▶une flamme rouge, s’il se porte plus mal. J’ai bien peur que nous ne fassions jamais le premier signal, et que le dernier une fois à ◀l’▶air n’en sorte plus. M.du Quesne n’a bu qu’un coup sur ◀la▶ dunette, et est retourné. M.Joyeux est resté à dîner : il a été traité proprement, mais avec fort peu ◀d’▶extraordinaire ; et en effet, excepté une figure ◀d’▶homme insensible à tout, tout le monde est ici trop triste pour se mettre sur ◀le▶ pied ◀de▶ faire éclater ◀la▶ moindre joie : au contraire, il semble à chacun qu’il va perdre son père ; et ◀le▶ travail du vaisseau se fait avec si peu de bruit, et même avec un silence si morne, que ◀la▶ tendresse que généralement tout ◀l’▶équipage a pour lui se fait remarquer partout.
Du jeudi 20 avril 1690
Nous avons encore eu du calme toute ◀la▶ nuit, et ce matin un vent ◀de▶ Sud-Ouest, qui est revenu. On a mis flamme rouge, pour marquer qu’il n’y a point ◀de▶ diminution à ◀la▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain. ◀Le▶ ciel a encore été couvert toute ◀la▶ journée ; ainsi, on n’a point pris ◀de▶ hauteur. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, ◀l’▶aumônier et moi tâchons ◀de▶ nous consoler l’un l’autre ; mais nous perdons également notre temps : nous ne faisons que nous attrister. Il n’a point plu : miracle !
Du vendredi 21 avril 1690
◀Le▶ vent s’est jeté au Nord-Est vers ◀les▶ trois heures du matin. Il ne peut pas être meilleur : s’il affraîchissait, encore mieux. Il a fait fort beau toute ◀la▶ journée, et nous avons pris hauteur pour la première fois depuis que nous avons passé ◀la▶ Ligne. Nous sommes à deux degrés dix minutes Sud.
M. Hurtain a reçu ◀le▶ viatique à ◀la▶ messe : on ◀le▶ lui a porté pendant que tout ◀l’▶équipage était en prières pour lui. Il a écouté avec beaucoup ◀d’▶attention et ◀de▶ fermeté ◀l’▶exhortation que M. Charmot lui a faite, et a fait paraître une entière résignation à ◀la▶ volonté ◀de▶ Dieu. Nous sommes sortis quatre ensemble, parce qu’il nous a été impossible ◀de▶ voir ◀d’▶un œil tranquille un spectacle si touchant. Plusieurs personnes ont fait à ◀la▶ messe leurs dévotions à son intention. Après qu’elle a été célébrée, M. Charmot a repris son exhortation, et ◀l’▶a tournée en peu de mots, justes à pathétiques, sur ◀le▶ néant et ◀le▶ mépris qu’un chrétien doit faire des grandeurs du monde ; sur ◀le▶ peu de fond qu’il doit faire sur ◀la▶ vie ; sur ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀la▶ perdre ; et sur ◀l’▶usage qu’on devait faire ◀de▶ cette vie, pour se préparer à une mort inévitable. Son discours n’a pas été de plus ◀d’▶une demi-heure, et ◀les▶ gens ◀de▶ bon goût ◀l’▶ont trouvé trop court : tout y a été énergique et bien placé, et à ◀la▶ portée ◀de▶ tous ◀les▶ auditeurs. Imaginez-vous ce que peut dire un pieux et savant missionnaire, qui, à ◀la▶ sainteté ◀de▶ ses mœurs, joint beaucoup ◀d’▶éloquence, et ◀le▶ bonheur ◀d’▶être lui-même persuadé des vérités qu’il expose aux autres, avec un zèle vraiment apostolique, et vous vous formerez une idée ◀de▶ ce qu’il a dit. Il est certain que qui que ce soit ne ◀le▶ croyait si éloquent. Il n’y a pas jusqu’aux matelots, qui en ont été frappés, et qui se regardaient. Lorsqu’il a eu fini, il y en a eu un, qui a dit à son camarade : morgué, notre curé ne prêche pas si bien. Ho ! que non, a répondu l’autre ; il ne m’a jamais fait pleurer comme celui-ci. Il a été résolu entre lui et notre aumônier que l’un ◀d’▶eux resterait toujours auprès du malade, et que M. Guisain, notre autre missionnaire, mais non prêtre, remplirait ◀le▶ vide ◀de▶ leur absence.
Du samedi 22 avril 1690
Il a plu tout ◀le▶ jour. M.Hurtain a reçu ce soir ◀l’▶extrême-onction : ◀la▶ douleur ne me permet pas ◀d’▶en dire plus.
Du dimanche 23 avril 1690
Nous ne nous sommes point couchés cette nuit : missionnaires, aumônier, trois passagers, M. de La Chassée et moi ◀l’▶avons passée dans ◀la▶ chambre ◀de▶ M. Hurtain, celle du Conseil, ou la mienne. Il a conservé son bon sens jusqu’à son dernier soupir : il m’a dit tout haut ce qu’il voulait que je fisse pour son valet ; et après avoir ordonné quelque chose, il a prié tout le monde ◀de▶ sortir et n’a retenu auprès de lui que M. Charmot et notre aumônier. Au bout d’une bonne heure, il nous a fait tous rentrer, et nous a demandé pardon, comme s’il nous avait offensés ; et sur ◀les▶ deux heures du matin, il a lâché son dernier soupir, en se recommandant à nos prières. I| est plus facile ◀de▶ comprendre que ◀d’▶exprimer nos sentiments.
Cependant, comme il faut que je remplisse mes devoirs, j’ai fait transporter ◀le▶ corps, avec ◀les▶ matelas et ◀la▶ paillasse dans ◀la▶ chambre du Conseil. J’ai fermé et scellé ses coffres, son armoire et ses caves. J’ai fermé ◀la▶ fenêtre ◀de▶ ◀la▶ chambre et ◀la▶ porte : j’en ai pris ◀la▶ clef et ai scellé ◀la▶ serrure ; et, ayant posé en sentinelle un soldat que M. de La Chassée m’avait donné, et que ◀le▶ sergent devait relever, lui et moi sommes montés dans ma chambre. J’avais fait ce que j’avais dû faire, et je ne comptais pas qu’âme qui vive du vaisseau osât entreprendre sur mes fonctions : mais je n’avais pas consulté Bouchetière.
Tout cela s’était fait vers ◀les▶ deux heures et demie du matin, pendant ◀le▶ quart ◀de▶ minuit à quatre heures. Il dormait, n’étant point son quart, qui ne devait commencer qu’à cette même heure ◀de▶ quatre, jusqu’à sept et demie que ◀la▶ prière se fait. Cet homme dort ◀d’▶un sommeil si profond qu’il faut que ◀le▶ pilote ◀de▶ quart ◀l’▶éveille pour remplir son poste ; et, signe qu’en homme ◀d’▶esprit il dort tout ◀d’▶une pièce, et que tout doit dans lui, c’est qu’il ne s’est point réveillé aux six coups ◀de▶ canon qui ont été tirés ◀de▶ quart d’heure en quart d’heure, dont le premier a été lâché à deux heures et le dernier à trois et demie, une demi-heure seulement avant que son quart commençât. Ces six coups ◀de▶ canon sont tirés à ◀la▶ mort du capitaine : c’est ◀l’▶usage ◀de▶ ◀la▶ mer.
Tout ◀l’▶équipage généralement, ◀de▶ quart ou non, jusqu’au dernier mousse, était sur pied, et avait déjà jeté ◀de▶ ◀l’▶eau bénite sur ◀le▶ corps, lorsque ◀le▶ seigneur ◀de▶ Bouchetière, réveillé par ◀le▶ pilote pour venir à son poste, a été instruit ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ son capitaine. J’ignore si c’est par bêtise ou par esprit ◀de▶ vengeance contre moi qu’il a fait ce qu’il a fait. Je sais seulement qu’il connaissait bien peu ma fermeté et mon humeur. Landais m’est venu avertir qu’il avait cacheté ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ chambre du défunt, et qu’il en demandait ◀la▶ clef. J’étais à travailler au procès-verbal ◀d’▶apposition ◀de▶ scellé : je n’avais pas besoin ◀de▶ voir ◀les▶ objets ; je savais comme était ◀la▶ chambre et ce qui y était renfermé. Hé quoi ! ai-je dit tout haut, trouverai-je toujours ce brutal dans mon chemin ? Je suis promptement descendu, et M. de La Chassée qui s’était jeté sur mon lit m’a suivi. Morbieu, monsieur, lui ai-je dit avec fureur et en déchirant son cachet, ne vous lasserez-vous jamais ◀d’▶entasser sottise sur sottise ? ◀La▶ grande moustache que vous portez est-elle celle ◀d’▶un bouc, qui n’est qu’une bête ? Je n’entreprends point sur vos fonctions ; mais, n’entreprenez point sur les miennes. Votre cachet n’est qu’une f... ; mais le mien est sacré : c’est celui du roi. Mettez tous ◀les▶ soldats en sentinelle : restez-y vous-même, si bon vous semble ; je ne vous en empêche point : au contraire, vous me ferez plaisir ; mais prenez garde à ma plume, elle serait pour vous pis que ◀le▶ fond ◀de▶ cale. Celui-ci vous coûte votre eau-de-vie ; l’autre vous perdrait : prenez garde même que je ne demande justice au conseil ◀de▶ guerre ◀de▶ votre impertinente entreprise. Vous ◀le▶ prenez bien haut, m’a-t-il dit. C’est que vous ◀le▶ prenez bien bas, lui ai-je vivement répondu. Je crois pourtant, a-t-il ajouté, que puisque M. Hurtain est mort, je dois être ◀le▶ maître ici. Vous ! lui ai-je répondu, en ◀le▶ regardant avec mépris des pieds à ◀la▶ tête : rayez cela ◀de▶ vos papiers. M.du Quesne et ◀le▶ Conseil en décideront ; et ils sont trop sages pour laisser ◀l’▶Écueil à ◀la▶ discrétion ◀d’▶un fou. Il a voulu s’emporter ; mais ◀les▶ ecclésiastiques, et ◀les▶ gens qui sont venus au bruit, n’étant pas ◀de▶ son côté, il a jugé à propos de se tranquilliser.
Il est sorti pis qu’enragé et a été sur ◀le▶ pont, où il a grondé ◀le▶ charpentier, qui travaillait au coffre ou à ◀la▶ bière du défunt ; et lui en a tant dit que ce charpentier lui a brusquement dit qu’il ◀le▶ priait ◀de▶ ◀le▶ laisser en repos, et qu’ils ne seraient pas longtemps bons amis s’il lui en disait la vingtième partie ◀d’▶autant à terre. Je suis remonté dans ma chambre, où j’ai achevé ce que j’avais commencé. Je ◀l’▶ai fait signer par ceux qui y étaient présents, sans faire ◀la▶ civilité à Bouchetière ◀de▶ ◀le▶ lui présenter ; ce qui ◀l’▶a encore plus choqué, voyant que je méprisais tout ◀de▶ lui.
Nous avons bu un coup dans ma chambre, MM. ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, ◀Le▶ Vasseur et moi : après cela, nous avons assisté à ◀la▶ messe des Morts, qui a été hautement célébrée, et n’a fini qu’à onze heures. Nous avons dîné ensuite avec une simple grillade ◀de▶ lard et ◀de▶ ◀la▶ bonite. Au sixième horloge ◀de▶ ◀l’▶après-midi, on a mis ◀le▶ corps dans son coffre, qu’on a posé dans ◀l’▶avant du mât ◀d’▶artimon sur ◀la▶ dunette, et on a chanté hautement et en chœur ◀le▶ grand office des Morts. Ceux qui savent ◀le▶ latin ont lu chacun une leçon, et ◀les▶ trois ecclésiastiques ont dit ◀les▶ trois dernières. Ceux qui veulent prier Dieu pour lui, et lui jeter ◀de▶ ◀l’▶eau bénite, montent. ◀Le▶ nombre n’en est pas petit.
Du lundi 24 avril 1690
◀L’▶aumônier du Florissant, dom Louis Querduff, frère de François Querduff, religieux dominicain, qui est le nôtre, est venu dès ◀le▶ point du jour pour faire ◀la▶ sépulture du cadavre, qui a resté toute ◀la▶ nuit sur ◀la▶ dunette. Il est curé, autrement recteur en Bretagne, et sait comme il faut officier en pareille occasion. M. Charmot, lui, notre aumônier, je nomme ◀les▶ prêtres les premiers par vénération pour leur caractère, et M. Guisain, ont dit leur office en psalmodie à côté du corps. Sur ◀les▶ huit heures, tous ◀les▶ soldats étant en haie, on a enlevé ◀le▶ corps ◀de▶ ◀la▶ dunette, porté par MM. ◀de▶ Bouchetière, ◀Le▶ Vasseur, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi ; ◀l’▶épée et ◀le▶ fourreau attachés ensemble en sautoir sur ◀la▶ bière, qui était couverte ◀de▶ deux nappes traînantes. Dans cet état, il a fait tout ◀le▶ tour du pont, et nous ◀l’▶avons reporté sur ◀la▶ dunette et remis au même endroit où il avait été mis dès hier après-midi, posé sur deux chaises mises exprès : ensuite ◀les▶ ecclésiastiques se sont habillés pour célébrer.
J’oubliais ◀de▶ dire que notre aumônier conduisait ◀le▶ deuil, que MM. Charmot et Guisain ◀le▶ suivaient, que ◀le▶ corps marchait après ; que dom Louis Querduff, qui officiait, suivait ◀le▶ corps, et était suivi par tout ◀l’▶équipage, chacun selon son rang, réglé par ◀le▶ capitaine des matelots, et ◀les▶ soldats en haie. ◀La▶ bière étant posée, chacun a jeté dessus ◀de▶ ◀l’▶eau bénite, passant en son ordre, ◀de▶ ◀la▶ droite à ◀la▶ gauche, et ◀le▶ tout en grand silence, avec ◀de▶ ◀l’▶édification etdu respect. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ s’était mis à ◀la▶ tête des soldats, une demi-pique à ◀la▶ main. Il ◀l’▶a changée ◀de▶ main passant près du corps, et ◀la▶ traînant ◀de▶ sa main gauche ◀la▶ pointe en bas en arrière : ◀le▶ capitaine ◀d’▶armes et ◀le▶ sergent en ont fait autant ◀de▶ leurs hallebardes, et ◀les▶ soldats ◀de▶ leurs fusils ; pendant que ◀le▶ tambour frappait un seul coup de temps en temps. Pendant cette funeste marche, chacun avait ◀les▶ larmes aux yeux, entre autres notre aumônier, qui certainement a bien fait ◀d’▶envoyer quérir son frère pour faire ◀l’▶office : il était trop plongé dans ◀la▶ faiblesse humaine pour avoir ◀l’▶esprit tranquille. Il a cependant rappelé ses esprits, et sa constance, comme on verra par ◀l’▶oraison funèbre dont je parlerai bientôt.
◀Les▶ ecclésiastiques étant vêtus, on a célébré une grande messe des Morts. Dom Louis Querduff a officié : M. Charmot et notre aumônier, qui avaient dit leurs messes dès ◀le▶ matin proche du corps, lui ont servi ◀de▶ diacre et ◀de▶ sous-diacre, et M. Guisain a servi ◀de▶ chantre. Tout ◀l’▶équipage a entendu ◀la▶ messe avec beaucoup de dévotion et ◀de▶ recueillement. Après le dernier Évangile, ◀les▶ ecclésiastiques s’étant dépouillés ◀de▶ leurs vêtements sacerdotaux ont pris des chaises : ◀les▶ officiers et ◀les▶ passagers en ont fait autant ; et ◀l’▶équipage assis sur des bancs, ou debout tout autour, notre aumônier, adressant ◀la▶ parole à tout son auditoire, a fait ◀l’▶oraison funèbre du défunt.
Je ne suis pas seul à qui cette oraison funèbre a paru étudiée, et que M. Charmot s’en est mêlé : non que ◀le▶ père Querduff n’ait beaucoup ◀d’▶esprit, cultivé par une science dégagée ◀de▶ ◀la▶ pédanterie, et même par ◀la▶ théologie ; mais, parce que nous avons trouvé dans son discours une élocution fine et délicate, et des phrases que nous ne croyons pas provenir ◀de▶ son fonds, et qui nous sentent beaucoup ◀la▶ Charmote. Quoi qu’il en soit, je voudrais avoir ce discours pour ◀le▶ mettre ici ; mais je ne compte plus dessus, puisqu’on me ◀l’▶a refusé. On y verrait une naïveté des premiers siècles, une pureté évangélique, sans flatterie ni ménagement ; des louanges sincères, sans flatteries et sans excès ; et une sincérité capable ◀de▶ rappeler ◀l’▶homme dans lui-même.
Il a dit, entre autres choses, que ◀le▶ défunt, par son mérite personnel et sa bravoure, avait comme forcé ◀la▶ fortune à lui rendre une partie ◀de▶ ◀la▶ justice qui lui était légitimement due, et que ◀la▶ bassesse ◀de▶ sa naissance lui avait déniée, en ◀l’▶élevant ◀de▶ ◀l’▶état ◀le▶ plus vil et ◀le▶ plus obscur ◀de▶ ◀la▶ Marine, dans un poste qui ◀l’▶approchait et ◀le▶ faisait participer au souverain commandement ; qu’il n’y était parvenu que par degrés, et tous ces degrés successifs étaient autant ◀de▶ preuves convaincantes ◀de▶ son courage et ◀de▶ son application à remplir ses devoirs ; n’ayant jamais eu ◀d’▶autre protecteur que lui-même.
Qu’il avait été plusieurs fois pris et blessé par ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶État, son bon cœur et sa sagesse ◀l’▶ayant toujours empêché ◀d’▶en faire ◀de▶ particuliers ni ◀de▶ personnels. Qu’il avait été pris par ◀les▶ Algériens : que ◀la▶ vigoureuse résistance qu’il avait faite à quatre frégates, dont ◀la▶ moindre était aussi forte que celle qu’il montait, avait forcé ces barbares à respecter sa conduite, son intrépidité et sa valeur, dans un combat si inégal ; ne s’étant rendu qu’au troisième abordage, blessé à quatre endroits, et hors ◀d’▶état ◀de▶ se défendre davantage, ayant perdu quarante-deux hommes ◀de▶ soixante-quinze dont son équipage était composé en sortant ◀de▶ ◀La▶ Rochelle. Que dans ce triste état il ne doutait point que ces barbares ne ◀le▶ jetassent à ◀la▶ mer ; qu’il y était préparé ; mais que Dieu, qui avait étendu sa miséricorde sur lui et voulait lui procurer ◀le▶ salut éternel, lui avait pour lors sauvé ◀la▶ vie. Que huit ◀de▶ ces malheureux s’étaient jetés à lui dans ◀le▶ dessein ◀de▶ ◀la▶ lui ôter ; que même il y en avait eu un qui avait levé ◀le▶ sabre pour lui couper ◀la▶ tête, mais qu’il fut arrêté par ◀les▶ autres. Que ◀le▶ corsaire qui ◀le▶ prit lui avait fait rendre son chirurgien, qui ◀l’▶avait pansé et guéri, et qu’il s’était toujours flatté qu’à sa considération ◀le▶ reste ◀de▶ son équipage avait été traité avec plus ◀d’▶humanité et ◀de▶ douceur, ou du moins avec moins ◀de▶ dureté que ces barbares n’en ont ordinairement pour leurs esclaves.
Qu’il ◀l’▶avait été quatre ans ; que son patron, qui paraissait ◀l’▶aimer n’avait jamais voulu ◀le▶ vendre ; et que lui avait mieux aimé souffrir ◀les▶ peines ◀d’▶une longue et dure servitude que ◀d’▶accepter ◀les▶ offres qu’il lui faisait pour renoncer à sa religion et se rendre mahométan, et qu’il avait méprisé ◀les▶ exemples qu’on lui présentait, même ◀de▶ ses compatriotes. Que dans son esclavage il avait trouvé un prêtre, saint homme, qui souffrait encore plus que lui, et qui supportait ses peines avec une constance que ◀le▶ seul amour ◀de▶ Dieu peut inspirer ; qu’il avait avoué que cette fermeté dans ce pieux ecclésiastique ◀l’▶avait tellement touché, qu’il s’était résolu à ◀la▶ mort ◀la▶ plus cruelle plutôt que ◀de▶ renier sa religion ; que ce saint prêtre avait poussé son zèle jusqu’à lui faire connaître ◀les▶ erreurs ◀de▶ Calvin et ◀de▶ ses sectateurs ; qu’il avait goûté ses exhortations, mais n’en avait pas été parfaitement convaincu, et qu’il avait fallu que Dieu eût fait en sa faveur une espèce ◀de▶ miracle pour déraciner ◀de▶ son cœur des préjugés qu’il avait sucés avec ◀le▶ lait.
Qu’après quatre ans ◀de▶ souffrance et ◀d’▶esclavage il avait trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ mettre dans son parti huit hommes ◀de▶ son ancien équipage, tous également résolus à ◀la▶ mort, et ◀de▶ vendre chèrement leur vie aux barbares plutôt que ◀de▶ languir plus longtemps dans ◀les▶ fers. Que Dieu avait béni leur entreprise puisque dans une simple chaloupe, avec pour un jour ◀de▶ pain seulement, et une calebasse pleine ◀d’▶eau, ils avaient attrapé ◀les▶ côtes ◀d’▶Espagne, où ils avaient été reçus avec bien ◀de▶ ◀l’▶humanité : et qu’ils avaient traversé ce vaste royaume depuis les premières terres qui donnent dans ◀la▶ Méditerranée jusque en France, par ◀la▶ charité des habitants.
Que ce que cet ecclésiastique lui avait dit à Alger lui revenait assez souvent dans ◀l’▶esprit, mais n’y faisait qu’une légère impression. Qu’il avait vu avec tant de douleur ◀la▶ suppression ◀de▶ ledit ◀de▶ Nantes, par celui ◀d’▶octobre 1685, qu’il s’était résolu ◀de▶ quitter sa patrie et ◀de▶ se retirer en Angleterre, où il ne doutait point ◀d’▶être bien reçu. Qu’il n’en avait été empêché que par une maladie qui lui était tout à coup survenue. Qu’il s’était retiré hors de sa province, pour éviter ◀les▶ contraintes qui s’y pratiquaient contre ◀les▶ obstinés, et que ◀le▶ même endroit qu’il avait choisi pour asile, tant pour ◀l’▶âme que ◀le▶ corps et ◀les▶ biens temporels, était ◀le▶ lieu où ◀la▶ bonté ◀de▶ Dieu lui réservait ◀le▶ grand coup ◀de▶ sa grâce efficace pour sauver son âme.
Que ◀l’▶ami chez lequel il s’était retiré était véritablement converti depuis six ans, sans qu’il ◀le▶ sût ; que cet ami, connaissant ◀le▶ caractère du défunt incapable ◀de▶ plier sous ◀la▶ force, avait fait en sorte que ◀le▶ même père de l’Oratoire qui ◀l’▶avait converti vînt travailler aussi à sa conversion ; que ce père y était venu sous ◀l’▶apparence ◀d’▶un médecin ; et qu’au bout de quelques jours, après ◀l’▶avoir entretenu ◀de▶ sa maladie corporelle, il lui avait enfin parlé ◀de▶ celle ◀de▶ son âme, bien plus précieuse à sauver, et pourtant plus facile à guérir dans un homme raisonnable. Qu’il avait pris goût aux conférences ◀de▶ ce pieux et habile missionnaire ; qu’il s’était enfin laissé convaincre qu’il était dans ◀la▶ mauvaise voie ; et qu’aussi bien que son ami il avait abjuré entre ses mains ; que depuis cet heureux temps il n’avait plus été agité ◀d’▶aucun trouble ◀de▶ conscience et avait vécu dans une foi si vive et une si grande pureté ◀de▶ mœurs que lui qui parlait osait assurer, ou du moins était lui-même moralement persuadé, que Dieu lui avait fait miséricorde.
Qui ◀de▶ vous, messieurs, qui m’entendez, ◀l’▶a jamais vu en colère ? Qui ◀de▶ vous ◀l’▶a entendu jurer et blasphémer ? À qui, depuis que nous sommes ensemble, a-t-il dit une parole désobligeante ? Qui ◀de▶ vous n’a pas été édifié ◀de▶ son application et ◀de▶ son zèle à remplir ses devoirs ◀de▶ chrétien ? Qui ◀de▶ vous n’a pas admiré sa douceur et sa bonté ? Qui ◀de▶ nous n’a pas ressenti ◀les▶ effets ◀de▶ son bon cœur, lorsqu’il y a eu recours ? Il nous regardait tous comme ses enfants ; qui ◀de▶ nous ne ◀le▶ regardait pas avec ◀la▶ vénération qu’un bon fils doit à son père ? Et qui enfin ◀de▶ nous ne ◀le▶ regrette pas avec amertume ?
Il est mort, a-t-il poursuivi tout en larmes qui ont été secondées très sincèrement ◀de▶ presque tous ◀les▶ auditeurs ; il n’est plus rien, nous venons de ◀le▶ perdre ; et ce même homme, à qui nous obéissions avec joie, n’exige plus notre obéissance : au contraire, il nous prie ◀de▶ prier Dieu pour lui. Imitons sa droiture, sa bonté, sa candeur et sa foi. Prions Dieu qu’il nous ◀l’▶accorde, comme à lui, vive et ardente, et un véritable repentir ◀de▶ nos péchés, et que nous mourrions comme lui dans une parfaite résignation à sa sainte volonté, afin que nous puissions nous rejoindre tous dans ◀la▶ vie éternelle.
Il s’est étendu beaucoup davantage, et mieux ; mais je ne m’en souviens point. Après cela, on a chanté ◀le▶ ◀De▶ Profundis en faux bourdon, et d’autres prières. Nous avons relevé ◀la▶ bière au Libéra ; et, marchant dans ◀le▶ même ordre, on a fait encore ◀le▶ tour du pont, et on a posé ◀le▶ corps sur une planche à stribord sous ◀le▶ vent ou à ◀la▶ droite du vaisseau. ◀L’▶extrémité ◀de▶ cette planche répondait à ◀la▶ mer. Vers ◀la▶ fin du Libéra, ◀les▶ soldats ont fait trois décharges à un Miserere l’une ◀de▶ l’autre ; à la dernière desquelles, et au dernier des onze coups ◀de▶ canon, on a laissé tomber ◀le▶ corps. M.de Bouchetière, comme lieutenant, a eu pour lui ◀l’▶épée, qui vaut plus que son eau-de-vie, ayant coûté au défunt à Hennebont en ma présence quinze louis ◀d’▶or au retour ◀d’▶une autre ◀d’▶argent. Après cela, chacun s’est retiré où il a voulu.
M. de La Chassée et moi sommes montés dans sa chambre, où pendant plus ◀d’▶une heure nous avons pleuré comme deux enfants, sans nous dire une seule parole ; et n’avons été retirés ◀de▶ notre tristesse que lorsqu’on est venu nous dire qu’on avait servi. Il ne s’est jamais fait ◀de▶ repas plus triste.
Bouchetière se donne déjà des airs ◀de▶ commandant, qui nous effarouchent tous, et ce n’est pas sans raison. Mme de Maintenon est sa protectrice, et ◀la▶ Compagnie ◀l’▶a nommé lieutenant sur ◀l’▶Écueil, qui est un vaisseau à elle : on craindrait à moins. Il a pris à table la première place, sans ◀l’▶offrir aux étrangers qui étaient venus à bord voir ◀la▶ cérémonie. Nous étions tous ◀de▶ mauvaise humeur, et il a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ nous achever. Il a dit à M. de La Chassée que ◀les▶ armes des soldats n’étaient pas propres, et qu’il fallait ◀les▶ faire nettoyer. Celui-ci lui a sèchement répondu que ◀les▶ fusils étaient bons, et tiraient juste ; et que s’il en doutait il ◀le▶ lui ferait voir. Il n’a pas entendu, ou n’a pas voulu entendre ◀la▶ malignité ◀de▶ ◀la▶ réponse et ◀la▶ menace qu’elle renfermait.
Il a dit à M. Le Vasseur qu’il fallait changer ◀les▶ quarts. Il lui a été répondu que ◀les▶ matelots avaient pris ◀la▶ coutume ◀de▶ reposer à certaine heure réglée ; et que ◀de▶ vouloir ◀les▶ changer c’était bouleverser ◀l’▶ordre. On peut dire ici, à sotte demande, sotte réponse ; puisque ◀la▶ bande des matelots, qui fait ◀le▶ quart ◀de▶ minuit, fait ◀le▶ lendemain ◀le▶ quart ◀de▶ ◀l’▶aube. Il n’a rien dit cependant, et a envoyé quérir le premier pilote, auquel il a dit ◀de▶ lui montrer son point. Celui-ci, brutal en matelot, lui a répondu en se moquant ◀de▶ lui qu’il ne savait pas ◀le▶ métier ◀de▶ capitaine ; que ce point ne se montrait qu’à lui ; encore était-ce seul à seul ; et qu’il ne lui montrerait pas le sien, que M. du Quesne ne ◀le▶ lui eût ordonné ; et lui a tourné ◀le▶ dos.
Il me gardait apparemment pour le dernier. Il m’a demandé mon régître, et mon état ◀de▶ consommation. C’est ici qu’il a été relancé. Je lui ai dit que je ◀le▶ priais, pour son bien propre, ◀de▶ me laisser en repos : que je n’étais obligé ◀de▶ rien montrer qu’au capitaine, ou au commissaire ; qu’il n’était ni l’un, ni l’autre, et qu’il ne verrait rien. Je suis capitaine pourtant, a-t-il ajouté, puisque M. Hurtain est mort. Vous ! a repris M. de La Chassée avec fureur, je ne vous reconnais pas pour tel : vous n’en savez pas ◀le▶ métier ; et je ne vous conseille pas ◀d’▶exiger ici ◀d’▶obéissance, car vous seriez assurément mal servi.
Doucement, monsieur, ai-je dit à M. de La Chassée : nous suivrons ce que ◀le▶ Conseil en décidera ; et, lorsque monsieur nous montrera ◀l’▶ordre ◀de▶ M. du Quesne, Ai celui ◀de▶ M. Blondel, je serai le premier à me rendre à mes devoirs. Jusque-là, monsieur, lui ai-je dit, n’espérez ◀de▶ moi ni obéissance, ni complaisance. Nos fonctions sont différentes ; remplissez les vôtres ; et ne vous mêlez point des miennes, dont je ne vous dois nul compte.
Après cela, nous nous sommes levés. Il est allé en avant de ◀la▶ dunette et s’est gravement planté dans un fauteuil, en retroussant sa moustache. Il me semblait voir dom Quichotte profondément enseveli dans ses imaginations. Il a eu pour spectateurs ◀de▶ cette belle scène ◀les▶ lieutenants du Florissant, ◀de▶ ◀l’▶Oiseau et du Dragon ; ◀les▶ écrivains ◀de▶ ces trois vaisseaux ; le second lieutenant de l’Amiral, et ◀l’▶aumônier du Florissant, qui venait ◀d’▶officier, et ◀les▶ autres ◀d’▶assister à ◀la▶ cérémonie. Ils n’auront pas manqué ◀de▶ rapporter à leurs bords ◀le▶ ridicule orgueil ◀de▶ Bouchetière, qui semble n’être venu au monde que pour y donner ◀la▶ comédie. Ils sont tous très édifiés ◀de▶ notre dévotion, et plus encore ◀de▶ ◀la▶ véritable douleur que nous avons ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ notre capitaine. Mercier, écrivain du roi du Florissant, m’a dit que tous ◀les▶ capitaines et ◀les▶ commissaires étaient à dîner chez M. du Quesne, où on allait ◀les▶ prendre pour ◀les▶ ramener aux vaisseaux, et a ajouté que M. Blondel viendrait ◀le▶ lendemain faire ◀l’▶inventaire, et que lui qui me parlait ◀l’▶accompagnerait.
Après ◀le▶ départ ◀de▶ ces trois canots, qui en débordant ont pris ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶Amiral, je suis monté dans ma chambre. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ y est venu deux heures après ; et comme ◀le▶ quart était changé, et que Bouchetière dormait, nous avons fait venir sans bruit M. Le Vasseur et le premier pilote. Nous avons tenu tous quatre un petit Conseil ; et leur ayant parlé du dîner à ◀l’▶Amiral, notre opinion à tous est que c’est un Conseil exprès assemblé pour nous donner un capitaine. ◀Le▶ résultat du nôtre est que nous nous sommes juré l’un à l’autre que si Bouchetière reste en place, ou que ce nouveau capitaine soit tel que lui (ce qui est absolument impossible, étant un original dont ◀le▶ diable seul pourrait être ◀la▶ copie) ou que ce capitaine donne dans son sens, ◀d’▶abandonner tous quatre ◀le▶ vaisseau à la première terre que nous trouverons, ◀de▶ quelque nation que ce soit. Il faudrait pourtant que ◀le▶ diable s’en mêlât pour que nous fussions réduits à cette extrémité ; et, sur une si bonne et unanime résolution, attendu que c’est aujourd’hui ma fête, que Lénard n’a point oubliée, et dont ◀l’▶arrosement du bouquet est remis à un jour moins triste, nous avons fait collation, et avons bu chacun notre bouteille, et attendons ◀l’▶événement ◀de▶ tout avec impatience.
Nous étions à midi par deux degrés huit minutes Sud. ◀Le▶ vent est fort faible ; mais il est bon : c’est toujours du Nord-Est. ◀Le▶ temps est clair et beau.
Du mardi 25 avril 1690
M. Blondel, commissaire, est venu ce matin à bord. Il y a entendu ◀la▶ messe, et à ◀l’▶issue du déjeuner nous avons travaillé à ◀l’▶inventaire du défunt. Ces sortes ◀d’▶actes ne se font pas, à ◀la▶ mer, avec toutes ◀les▶ formalités que ◀la▶ chicane a introduites sur terre ; mais ◀le▶ droit ◀d’▶autrui y est conservé, et ◀la▶ bonne foi y est sans doute infiniment mieux observée. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, qui s’était chargé ◀de▶ ◀la▶ garde des scellés, en a été déchargé par ◀la▶ reconnaissance que j’en ai faite. ◀Le▶ valet du défunt a eu dans ◀l’▶instant ce qu’il avait ordonné que je lui donnasse : ce ne sont que des hardes et du linge ◀de▶ peu de valeur, et tout au plus ◀de▶ quarante écus. Nous avons ensuite fait ◀l’▶ouverture ◀de▶ ◀l’▶armoire et des coffres. ◀Les▶ instruments ◀de▶ mathématiques appartiennent au pilote, aussi bien que ◀les▶ cartes marines, flèche, marteaux et autres ustensiles ◀de▶ pilotage et ◀d’▶hydrographie ; il ◀les▶ a eus. J’ai pris ◀l’▶écritoire, plumes, papier et canif, qui ne valent pas vingt sols. Tout ◀le▶ reste a été inventorié. M. Blondel a pris ◀l’▶argent comptant, et ◀la▶ valeur du reste qui a été vendu dans ◀la▶ bonne foi. Eh ! qui en effet voudrait s’emparer ◀d’▶un bien dont peut-être il ne jouirait pas à terre ? Il n’y a que ◀la▶ crapule bretonne qui en soit capable. Cela nous a occupé du temps et nous en aurait encore occupé davantage si ◀le▶ sieur Mercier, qui était venu avec ◀le▶ commissaire, comme il me ◀l’▶avait promis hier, n’eût tenu ◀la▶ plume pour lui. Tout a été fait double, sur l’un desquels il m’a donné son reçu général ; et ◀le▶ tout a été signé par ◀les▶ officiers. ◀L’▶orgueil ◀de▶ Bouchetière a triomphé ◀de▶ ◀la▶ préférence ; et, pendant que ◀le▶ sieur Mercier et moi achevions ◀d’▶écrire, M. de La Chassée a instruit ◀le▶ commissaire des airs ridicules du jour ◀d’▶hier. Ce M. Blondel est fils du défunt payeur des rentes ◀de▶ ◀l’▶Hôtel de Ville, neveu ◀de▶ M. Frémont, garde du Trésor royal ; et ainsi cousin germain ◀de▶ Mme ◀la▶ maréchale ◀de▶ Lorges. Ayant appris ce que Bouchetière avait fait ◀la▶ veille, et sa sottise ◀d’▶entreprendre sur mon emploi par son ridicule scellé, il s’est résolu ◀de▶ ◀l’▶humilier ; dont Bouchetière lui a fourni deux sujets fort à propos.
Il était sorti ◀de▶ ◀la▶ chambre du Conseille premier, après avoir signé, et s’était comme hier placé à table à ◀la▶ place ◀d’▶honneur. On avait servi ◀la▶ soupe. Tous ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ table et ◀les▶ missionnaires attendaient debout que ◀le▶ commissaire fût venu, et qu’il prit place, pour se mettre à ◀la▶ leur. Enfin, M. Blondel a paru. C’est savoir bien peu vivre, lui a-t-il dit : je ne sais à quoi il tient que je ne vous fasse manger avec ◀les▶ valets. Ôtez-vous ◀de▶ là ; et sachez qu’un homme tel que vous n’a point ◀de▶ rang devant moi. Quel chagrin ! quelle rage ! Il s’est levé, et ◀le▶ commissaire a obligé M. Charmot ◀de▶ prendre ◀la▶ place qu’il venait de quitter, et s’est mis à sa gauche, et notre aumônier à droite, après un combat ◀de▶ civilités respectives, qui avait son mérite entre des honnêtes gens. Bouchetière n’en a pas perdu un coup ◀de▶ dent : au contraire, il a mangé ◀de▶ colère, et ne s’est levé qu’au dessert, que ◀le▶ commissaire a ordonné au valet du défunt, et au maître d’hôtel, ◀de▶ bien nettoyer ◀la▶ chambre, et ◀d’▶y brûler du vinaigre, afin que ◀le▶ commandeur ◀de▶ Porrières, que M. du Quesne nous amènera demain, puisse s’y loger tout ◀d’▶un coup. ◀Le▶ pauvre diable, à ces douces paroles, a perdu contenance ; et, s’étant brusquement levé, s’est allé promener sur ◀le▶ pont. Sa retraite, qui a scandalisé M. Blondel, ne nous a point surpris : nous sommes faits à ses travers. S’il avait ◀la▶ moindre bluette ◀de▶ bon sens, il aurait fait sa cour à M. de Porrières ; mais ce n’est qu’une bête féroce : on va ◀le▶ voir.
M. Blondel nous a parlé du commandeur comme ◀d’▶un très honnête homme, qui nous empêchera ◀de▶ regretter M. Hurtain. Amen. Nous avons tous bu ◀d’▶avance à sa santé, et avons prié ◀le▶ commissaire ◀de▶ ◀l’▶assurer ◀de▶ nos respects. Il nous a dit qu’il allait y souper, et qu’il ne manquerait pas ◀de▶ lui faire notre cour, et surtout ◀de▶ lui vanter ◀le▶ respect que nous conservons pour ◀le▶ défunt ; et en même temps notre union, qui n’est dérangée que par ◀les▶ brutalités ◀de▶ Bouchetière : lequel n’avait trouvé au Conseil ni ami, ni protecteur : que cependant, sans que M. du Quesne s’explique, ◀le▶ Conseil avait balancé longtemps avant ◀d’▶en nommer un autre, parce que ◀le▶ vaisseau étant à ◀la▶ Compagnie, qui y avait nommé ses officiers, c’était dédire son choix que ◀d’▶en déplacer un. Qu’à tout cela, ◀le▶ général avait répondu que ◀le▶ défunt n’était point officier ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, ni nommé par elle ; que c’était ◀le▶ roi ; que tous ◀les▶ vaisseaux ◀de▶ ◀l’▶escadre étaient sans exception commandés par des officiers du roi ; que c’était une preuve certaine qu’ils devaient être préférés, et plus sur ◀l’▶Ecueil que sur tout autre, parce que Bouchetière était haï ◀de▶ ◀l’▶équipage, qui n’obéit jamais bien à un chef qu’il n’aime pas, et qu’il n’estime point : qu’il ne connaissait rien à ◀la▶ marine, n’étant qu’un bâtard du cotillon (c’est ainsi que ◀les▶ marins baptisent ◀les▶ officiers que produit ◀la▶ faveur ◀de▶ Mme de Maintenon) sans mérite, et peut-être sans bravoure ; que du moins, ce qui lui était jusqu’ici arrivé n’en donnait pas une bonne idée. Que ◀l’▶Ecueil était un bon vaisseau, bon voilier, bien armé, bien équipé, et ainsi très utile à ◀l’▶escadre, à laquelle il pouvait devenir à charge sous ◀le▶ commandement ◀d’▶un homme en qui on n’eût pas une pleine confiance ; qu’au surplus, il avait des ordres du roi, qu’il fallait exécuter ; que sur tant de raisons, ◀l’▶avis ◀de▶ M. du Quesne avait prévalu, et ◀le▶ commandeur son capitaine en second nommé.
Il descendait pour s’en retourner lorsqu’il a été arrêté par un nouveau spectacle. Je ne sais si sa vue a rappelé ◀la▶ fureur ◀de▶ Bouchetière ; mais en sa présence il a frappé un matelot ◀d’▶une grosse canne qu’il porte toujours, contre ◀les▶ Ordonnances du roi, qui ◀la▶ défendent sur ses vaisseaux. M. Blondel a été à lui avec colère : il ◀la▶ lui a ôtée ◀de▶ ◀la▶ main, et voulait ◀la▶ jeter à ◀la▶ mer ; mais elle a été retenue par ◀la▶ garde ◀de▶ son épée, où ◀la▶ chaîne ◀de▶ cette canne s’était prise. Vous êtes bien insolent, lui a-t-il dit, ◀de▶ vous servir ◀de▶ canne sur un navire, et ◀d’▶en frapper en ma présence. Savez-vous bien qu’il ne tient qu’à moi ◀de▶ vous casser comme un navet ? Mord..., a-t-il poursuivi en lui rejetant sa canne, je vois bien que tout ce qu’on dit ◀de▶ vous est vrai, et que vous n’êtes qu’un faquin, et qu’un brutal. Et vous, m’a-t-il dit, est-ce ainsi que vous faites exécuter ◀les▶ Ordonnances ◀de▶ ◀la▶ Marine ? Comptez sur votre révocation, si pareille chose arrive, et que vous ne m’en avertissiez pas. Je lui ai répondu, pour mon compte, que je m’en étais plusieurs fois plaint au défunt, qui ◀la▶ lui avait laissée, sous prétexte ◀d’▶un mal à ◀la▶ jambe, qui ◀la▶ lui rendait nécessaire. Je vous défends ◀de▶ ◀la▶ porter, lui a-t-il dit ; je vas à bord de M. du Quesne, et lui ferai votre portrait : et en même temps, s’est rembarqué dans ◀le▶ même canot qui ◀l’▶a apporté ce matin. Bouchetière a voulu lui parler : il lui a tourné ◀le▶ dos sans ◀le▶ regarder, et est parti. Que ◀de▶ mortifications, que ◀de▶ chagrins sa folie lui attire ! Il est, je crois, ◀le▶ seul homme du monde qui puisse ◀les▶ supporter sans mourir.
Il a calmé pendant deux à trois heures : après cela, il s’est levé un vent ◀de▶ Sud-Sud-Est ; assez bon petit frais et nous n’allons pas mal, et en bonne route, puisque nous présentons au Sud-Ouest. Nous étions à midi par deux degrés cinquante-quatre minutes Sud.
Nous ne nous écarterons pas du Gaillard : au contraire, nous nous en approcherons ◀le▶ plus que nous pourrons ; afin que MM. du Quesne et ◀de▶ Porrières aient moins ◀de▶ peine à nous joindre. Si ◀le▶ commissaire ◀l’▶avait trouvé à propos, on aurait été au-devant ◀d’▶eux : on aurait été même dès aujourd’hui à bord de ◀l’▶Amiral ; mais, il nous a dit que cela ne serait pas dans ◀l’▶ordre, parce que tout commandement devait paraître mort ici, jusqu’à ce que ◀le▶ capitaine fût reçu.
Du mercredi 26 avril 1690
M. du Quesne n’a pas manqué ◀de▶ venir ce matin ◀de▶ fort bonne heure, puisque ◀la▶ messe n’était point encore dite : il est vrai que nous ◀l’▶attendions. Il a amené avec lui M. ◀le▶ commandeur ◀de▶ Porrières. Après les premières civilités, il a fait assembler tout ◀l’▶équipage sur ◀le▶ pont. Mes enfants, a-t-il dit, vous avez perdu un bon capitaine et un bon père. Je crois que M. ◀le▶ commandeur ◀de▶ Porrières, que ◀le▶ roi vous donne et que je vous présente pour remplir sa place, s’en acquittera de même. Je vous ◀le▶ recommande, comme je vous recommande tous à lui. Jurez-lui obéissance comme vous ◀l’▶avez jurée au défunt, et respectez dans lui ◀la▶ personne du roi, puisqu’il va ◀le▶ représenter. Tout ◀l’▶équipage a levé ◀la▶ main, en criant trois fois Vive ◀le▶ roi. Après cela, il s’est tourné vers nous et nous a dit qu’il croyait inutile ◀de▶ nous convier à remplir nos devoirs ; qu’il savait que nous étions tous gens ◀d’▶honneur, et instruits ; qu’il ne nous recommandait point ◀l’▶obéissance, bien persuadé que nous n’y manquerions pas ; et qu’il laissait au temps à faire ◀le▶ reste. Nous n’avons tous répondu que par une profonde révérence, à l’un et à l’autre.
◀Le▶ commissaire a parlé à son tour, et s’adressant à M. du Quesne : Je vous ai instruit, monsieur, lui a-t-il dit, ◀de▶ ◀la▶ belle scène qui se passa hier ici en ma présence ; et présentement, je vous en demande justice à tous deux : à vous, monsieur, comme au général, et à monsieur, comme au capitaine. Nous sommes, monsieur, lui a dit M. du Quesne, dans un jour ◀de▶ réjouissance pour ◀l’▶Écueil : n’y contristons personne. Écoutez, monsieur de Bouchetière, a-t-il poursuivi en s’adressant à lui, il y a fort longtemps que vous faites parler ◀de▶ vous, et toujours en mauvaise part. M.Hurtain était trop bon ; c’était son unique défaut. Il faut ◀l’▶être ; et on ne peut pas ◀l’▶être trop pour ceux qui ◀le▶ méritent ; mais il y a ◀de▶ certaines gens, aussi, pour qui on ne peut pas être trop sévère ni trop ferme ; et je vous avertis que je vous laisse un capitaine qui n’entendra pas raillerie. Vous, monsieur, a-t-il ajouté, parlant à M. de Porrières, faites vos honnêtetés. En même temps, M. de Porrières nous a tous salués, et présenté ◀la▶ main. Il nous a dit qu’il était informé ◀de▶ notre union et ◀de▶ ◀la▶ concorde qui régnait entre nous ; et que son dessein était ◀de▶ ◀la▶ nouer encore plus forte.
Après cela, ◀l’▶aumônier a chanté ◀la▶ messe, qui a commencé à ◀l’▶ordinaire par ◀le▶ Veni Creator ; et, après le dernier évangile, et ◀la▶ prière pour ◀le▶ roi, il a entonné ◀le▶ Te Deum, qui a été poursuivi par ◀l’▶équipage. Nous avons ensuite fort bien déjeuné, parce que ◀le▶ déjeuner avait été préparé. Entre autres choses, nous avions un cochon ◀de▶ lait qui n’a jamais vu terre, puisqu’il est né à bord : il avait été farci ◀de▶ deux gros chapons désossés et en hachis, avec des anchois. (C’est le premier que nous avons mangé à ◀la▶ mer ; mais il était excellent. Il y en a encore huit ◀de▶ ◀la▶ même portée, et douze autres qu’une truie n’a mis bas que ◀le▶ dix du courant : ils grandiront pendant que ◀les▶ autres feront figure). Des petits pâtés et un dinde à ◀la▶ daube lui ont tenu compagnie. M.du Quesne a paru très content. Pendant que nous déjeunions, notre nouveau capitaine a fait distribuer à ◀l’▶équipage une cave ◀de▶ douze flacons ◀d’▶eau-de-vie, qu’il avait amenée avec lui ; ce qui a fait redoubler ◀les▶ cris ◀de▶ Vive ◀le▶ roi, en buvant à sa santé. MM. du Quesne et ◀de▶ Porrières ont bu à ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶équipage, qui leur a répondu au bruit ◀d’▶un coup ◀de▶ canon, et ◀de▶ toute ◀la▶ mousqueterie. Après cela, ◀le▶ commandeur a ordonné trois coups ◀de▶ canon, pour saluer ◀la▶ santé du roi. Nous ◀l’▶avons tous bue debout, ◀le▶ chapeau à ◀la▶ main, en criant Vive ◀le▶ roi : à quoi ◀l’▶équipage a répondu ; et ◀la▶ fête a fini par là.
M. du Quesne, en s’en allant, m’a demandé une douzaine ◀de▶ tranches ◀de▶ bonite. Ce que je devais faire m’est venu tout ◀d’▶un coup dans ◀l’▶esprit. Je lui ai dit en riant que je n’en étais plus ◀le▶ maître, et qu’il fallait qu’il ◀les▶ demandât à notre nouveau capitaine. Ils se sont mis à rire. On me ◀l’▶a bien dit, m’a dit notre général, que tu ne vaux pas grand-chose : donne-moi seulement ◀de▶ ◀la▶ bonite ; et ne me mets pas en colère. Qu’on vous ait dit ce qu’on a voulu, lui ai-je répondu, peu m’en chaut ; mais je sois pendu si vous avez ◀de▶ ◀la▶ bonite, à moins que M. ◀le▶ commandeur ne ◀l’▶ordonne : il est ◀le▶ maître ici, non pas vous. Dis-lui donc qu’il m’en donne, lui a-t-il dit ; car je vois bien que ce diable-là est obstiné. Donnez-lui-en, monsieur C..., m’a-t-il dit, toujours en riant. Oh, cela va être promptement fait, ai-je dit ; mais, messieurs, un peu de réflexion, s’il vous plaît, ai-je continué. Notre général a eu ◀l’▶honnêteté ◀de▶ vous en demander : cela mérite déjà ce qu’il demande ; bien certain que vous êtes trop généreux pour ◀le▶ refuser. Mais son humiliation ◀de▶ m’en avoir demandé, son abaissement, qui flatte si agréablement ma vanité et mon amour-propre, tout cela ne mérite-t-il pas ◀d’▶entrer en compte, et ◀de▶ faire doubler ◀la▶ dose ? Ils se sont encore mis à rire, et M. du Quesne a voulu me donner quelque tape.
Je me suis échappé et ai été lui chercher trois douzaines des plus belles tranches et ◀les▶ lui ai apportées dans un grand plat, qu’il avait apporté exprès. Il m’en a remercié et m’a dit qu’il en voulait manger qu’il n’y eût que nous trois. Je lui ai dit que M. de La Chassée ne serait pas ◀de▶ trop. J’aime à voir que tu te souviens ◀de▶ tes amis, m’a-t-il dit : avertis-◀le▶, et envoie-◀le▶ dans ◀la▶ chambre du Conseil, et fais-y apporter bouteille et quatre verres. Je ◀l’▶ai fait, et tous deux m’ont fait plus ◀d’▶honnêtetés que je n’en espérais, et ont bu bien gracieusement à ma santé. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ n’a pas nui aux civilités qu’ils m’ont faites. Il avait apporté avec lui une bouteille du vin que j’ai acheté à Saint-Yago. M.du Quesne ◀l’▶a trouvé très bon. Il y a sa moitié ; et m’ayant fait un signe auquel j’ai répondu, il en a fait porter douze bouteilles dans ◀le▶ canot du général, qui nous en a fort aimablement remerciés.
Après son départ, ◀le▶ commandeur a été dans sa chambre achever ◀de▶ faire ranger ses hardes : il y est resté jusqu’au dîner. Il a paru surpris du service : une bonne soupe avec du mouton, une poule dessus, du lard et des choux ; un dinde à ◀la▶ daube et un pâté à ◀la▶ godiveau ; une salade ◀de▶ passe-pierre, des olives, des anchois, et du fromage ◀de▶ Hollande et ◀de▶ Gruyère. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ et moi avons vu avec plaisir sa surprise ; et, pendant qu’il avait été dans sa chambre, nous avions seul à seul concerté ce que nous lui dirions quand nous ne serions que nous trois.
Ensuite du dîner, il a été visiter ◀le▶ vaisseau ◀d’▶un bout à l’autre : il est descendu dans ◀les▶ soutes au pain et aux poudres, et même dans ◀la▶ fosse au lion : il a visité ◀les▶ canons, ◀les▶ armes ; en un mot, rien ne lui est échappé. Tous ◀les▶ officiers ◀l’▶accompagnaient ; et comme cela ne me regarde point, et que je n’ai vue que sur ◀la▶ consommation, j’ai employé ◀le▶ temps à écrire une partie ◀de▶ sa réception. Je suis sorti ◀de▶ ma chambre sitôt que je ◀l’▶ai entendu revenir : vous avez tout visité, monsieur, lui ai-je dit, et quand il vous plaira je vous rendrai compte ◀de▶ tout. Oh ! c’est assez travaillé pour un jour, m’a-t-il dit ; et ce n’est point votre article qui m’embarrassait. À demain ou après ◀la▶ partie, s’il vous plaît, a-t-il poursuivi, en me faisant en riant une révérence jusqu’à terre, ◀le▶ chapeau à ◀la▶ main : et en même temps est entré dans ◀la▶ chambre ◀de▶ M. Charmot, apparemment pour s’informer du caractère et du génie ◀de▶ tout son monde.
M. de La Chassée et moi sommes entrés dans la mienne, où, en vidant bouteille, nous avons parlé ◀de▶ lui. Il est provençal, ◀de▶ ◀la▶ maison ◀de▶ Glandêves de Porrières ; il a un frère capitaine ◀de▶ galère ; il est neveu ◀de▶ M. de Glandêves de Porrières, dernier grand-maître ◀de▶ Malte ; il est commandeur ◀de▶ ◀l’▶Ordre, et en porte ◀la▶ croix. Il est très brave ◀de▶ sa personne et s’est trouvé dans quantité ◀d’▶actions, tant contre ◀les▶ Turcs que contre ◀les▶ Anglais et ◀les▶ Hollandais. Il me paraît âgé ◀de▶ quarante-cinq ans. Il est blond, et très bel homme. Il est ◀de▶ ma taille, mais plus rempli. Il a ◀l’▶accent et ◀le▶ son ◀de▶ ◀la▶ voix très agréables. Il a l’air ◀de▶ se faire obéir : tant mieux ; chacun se mêlera ◀de▶ son emploi, et personne n’entreprendra sur celui ◀d’▶autrui, comme du temps ◀de▶ M. Hurtain. Il était trop bon, comme ◀l’▶a dit ce matin M. du Quesne, et n’avait pas cette fermeté qui convient si bien à un homme qui commande à tant d’autres. ◀La▶ douceur était son partage, et ◀la▶ moindre soumission qu’on lui faisait exemptait ◀d’▶un châtiment qu’on avait souvent bien mérité. En un mot, tout, jusqu’à son valet, abusait ◀de▶ sa bonté. Sa maxime était qu’on prenait plus ◀de▶ mouches avec un rayon ◀de▶ miel qu’avec un tonneau ◀de▶ vinaigre. ◀La▶ maxime est très chrétienne ; mais, on ne doit ◀la▶ pratiquer qu’à l’égard de gens ◀d’▶un esprit assez bien fait pour n’en pas abuser.
◀Le▶ bon vent et ◀le▶ beau temps ont continué jusque sur ◀les▶ trois heures que ◀le▶ ciel s’est couvert ; ◀le▶ calme nous prend, et il pleut à présent bien fort. Nous étions à midi à quatre degrés quarante-huit minutes ◀de▶ latitude Sud.
Du jeudi 21 avril 1690
Toujours temps couvert, pluie et calme. J’ai fait aujourd’hui ◀la▶ vie ◀d’▶un des chanoines ◀de▶ Boileau, boire, manger et dormir. ◀Le▶ commandeur a écrit toute ◀la▶ journée. Il me paraît qu’il est très content ◀de▶ ce qu’il a vu. Je lui ai promis à demain ◀de▶ quoi se bien nourrir, puisqu’il a ◀de▶ quoi se bien battre.
Du vendredi 28 avril 1690
J’ai compté cet après-midi avec ◀le▶ commandeur : voici comment. J’ai apporté ◀l’▶inventaire du vaisseau, avec mon régître ; et j’ai fait venir tous ◀les▶ officiers mariniers l’un après l’autre. Je leur ai lu à chacun ◀l’▶article qui ◀le▶ regardait. M.de Porrières tenait mon régître, sur lequel tout est porté, espèce par espèce. Après qu’ils ont eu dit qu’ils avaient reçu du magasin ◀de▶ ◀l’▶Orient ce que je venais de leur lire, je leur ai demandé leur consommation. Ceci vous regarde, monsieur, lui ai-je dit. Ils ont tiré ◀de▶ leurs poches leurs petits régîtres, et ont lu leur consommation, un tel jour employé telle chose pour telle chose. M.de Porrières a vu que tout était porté jour par jour sur mon régître, dans ◀le▶ blanc laissé à côté des espèces : c’est-à-dire ◀le▶ reçu au folio verso et ◀la▶ consommation au folio recto suivant, trois doigts ◀de▶ blanc entre ◀les▶ espèces ; en sorte que, sans tourner ◀le▶ régître, on pouvait, d’un seul coup ◀d’▶œil, voir ce qui avait été reçu, soustraire ce qui avait été consommé et conséquemment savoir ce qu’il en restait.
Il a loué mon exactitude, et m’a dit que ◀les▶ autres écrivains du roi n’étaient pas si ponctuels et se contentaient ◀de▶ prendre tous ◀les▶ mois ◀les▶ consommations des officiers mariniers. C’est ◀l’▶ordinaire, lui ai-je répondu : je ◀le▶ sais bien ; mais je sais bien aussi que ce n’est pas une règle pour moi, ayant été obligé ◀de▶ prendre des précautions qu’ils ne jugent pas dignes ◀de▶ leurs soins. A peine, ai-je continué, tel, tel, et tels officiers et passagers ont-ils été arrivés à bord que l’un a demandé ◀de▶ ◀la▶ toile pour doubler son matelas ; un autre autant pour empaqueter ses hardes, des pièces ◀de▶ linge pour ◀les▶ emballer ; d’autres pour renforcer leurs lits ; d’autres des planches et des clous pour faire des épicières, des armoires et des coffres, dont par avance ils avaient apporté avec eux ◀les▶ serrures et ◀les▶ clefs. Tout cela se doit faire aux dépens de ceux qui ◀les▶ demandent, qui doivent ◀les▶ apporter ◀de▶ terre ; et ces consommations, qui ne sont nullement nécessaires au service, et qui absorbent une grosse quantité ◀de▶ toile, ◀de▶ bois, ◀de▶ clous, dont on peut avoir besoin dans un voyage ◀de▶ long cours, n’ont été ni du goût ◀de▶ M. Hurtain ni du mien ; et il a trouvé à propos de ◀les▶ arrêter : si bien qu’afin que ◀les▶ officiers mariniers fussent autorisés à refuser tout, il ◀les▶ a fait venir à ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ messe, et en présence de tout le monde, je leur ai expressément défendu de par ◀le▶ roi ◀de▶ rien mettre en consommation, ne fût-ce qu’une pomme ◀de▶ racage, sans ◀le▶ consentement ◀de▶ M. Hurtain, et sans que ◀de▶ ma part j’eusse fait sur leurs régîtres mention ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ cette consommation, à peine de ◀la▶ payer au triple, à compte ◀de▶ leurs gages et appointements. Depuis ce temps, il ne s’est fait aucune fausse consommation, et M. Hurtain, ◀les▶ officiers mariniers ni moi, n’avons plus eu ◀la▶ tête rompue ◀de▶ demandes inutiles.
Vous avez eu, et vous avez encore raison, m’a-t-il répondu. J’en ai encore eu une autre particulière, lui ai-je dit : c’est qu’on nous avait avertis, et il est vrai que nous avons à bord des gens qui changent avec plaisir ◀les▶ ustensiles ◀les▶ plus nécessaires ◀d’▶un vaisseau contre ◀de▶ ◀la▶ mousseline. J’en ai entendu parler, m’a-t-il dit ; hé bien ! je vais vous ◀le▶ prouver, lui ai-je répliqué. Là-dessus, j’ai fait entrer Duval, notre maître d’hôtel, qui lui en a plus dit et plus prouvé que je n’en voulais : étant content, puisqu’il trouvait ◀le▶ vaisseau bien mieux équipé et pourvu qu’il ne croyait. Il ne restait plus que ◀les▶ vivres.
Pour cet article, lui ai-je dit, je ne peux pas vous en parler seul, il y a eu ◀de▶ ◀la▶ friponnerie de la part de MM. Hurtain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et ◀de▶ la mienne ; et puisque c’est moi qui ◀l’▶ai suggérée, et que c’est M. de La Chassée qui m’a prêté ◀la▶ main, il est à propos que ◀l’▶éclaircissement s’en fasse en sa présence, afin que nous soyons tous deux loués ou blâmés ; et comme c’est un secret qui ne doit pas être divulgué, donnez-vous ◀la▶ peine ◀de▶ monter avec moi dans ma chambre. Il y est monté, et M. de La Chassée y étant entré et ayant fermé ◀la▶ porte sur nous trois, nous sommes entrés en matière, tant sur ◀le▶ pain, ◀le▶ vin, bœuf et lard salés que ◀le▶ reste, et lui ai fait toucher, au doigt et à ◀l’▶œil, que nous avions encore trois bottes ◀de▶ vin et une botte ◀d’▶eau-de-vie plus que nous n’en devions avoir sur ◀le▶ pied ◀de▶ ◀l’▶armement ; que nos quatre soutes étaient encore toutes pleines ◀de▶ pain, qu’on n’y avait point touché, puisqu’il y en avait encore dans ◀les▶ couroirs pour trois mois et plus ; qu’à l’égard des bestiaux et des volailles en vie, nous en avions encore près des deux tiers, quoique ◀la▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain y eût mis ◀la▶ mortalité. Que ◀le▶ tout provenait ◀de▶ notre économie, n’ayant rien fait que ◀de▶ concert, et ◀de▶ ce que, grâce à Dieu, nous n’avions eu que peu de malades, non seulement par ◀les▶ bonnes nourritures, mais aussi parce que de temps en temps on leur faisait border ◀l’▶artimon ; et que c’était afin qu’on n’emportât ◀de▶ bord ni pain, ni vin, ni eau-de-vie que j’avais toujours sur moi, ou sous ◀la▶ clef, celles ◀de▶ fond ◀de▶ cale, dans lequel qui que ce soit n’entrait qu’en ma présence, et toujours Landais présent en bas avec ceux qui y travaillaient ; que je me fiais sur lui, et que j’étais très certain que sa présence avait empêché bien du coulage ; qu’au surplus, il était ◀le▶ maître, mais que s’il voulait nous laisser poursuivre comme nous avions commencé, nous lui répondions, M. de La Chassée et moi, que non seulement il ne manquerait ◀de▶ rien mais qu’il serait encore en état ◀de▶ régaler ses amis, avec propreté et magnificence, lorsqu’ils viendraient ◀le▶ voir.
Après nous avoir écouté, il s’est levé, et en élevant et baissant ◀les▶ mains, comme ◀le▶ More ◀de▶ ◀l’▶horloge du Marché-Neuf quand midi sonne : Vous êtes deux fripons ensemble, nous a-t-il dit en riant, faites comme vous ◀l’▶entendrez ; je ne vous demanderai jamais ◀de▶ compte. Nous ne sommes point des fripons, a repris M. de La Chassée en riant, aussi ; mais nous ne voulons pas jeûner, ni que ◀les▶ autres manquent du nécessaire. J’entends bien, a ajouté ◀le▶ commandeur, vous usez ◀de▶ prévoyance, sans compter sur ◀la▶ Providence. Il a ensuite voulu ouvrir ◀la▶ porte pour sortir : doucement, lui a dit M. de La Chassée en ◀le▶ retenant, on ne sort pas d’ici comme ◀d’▶une église. Fais ◀les▶ honneurs ◀de▶ ta chambre, a-t-il continué parlant à moi.
J’ai tiré ◀de▶ dessous mon lit une bouteille, et ◀de▶ mon armoire une serviette, du pain, une langue ◀de▶ bœuf, à laquelle nous n’avons point touché à cause que c’est aujourd’hui maigre, une assiette ◀de▶ bonite, du fromage, trois verres, et ◀de▶ ◀l’▶eau. Nous avons fait collation tous trois ; pendant laquelle il nous a dit ◀de▶ ne point dire à M. du Quesne que nous sommes si bien, parce qu’il ne manquerait pas ◀de▶ nous demander ◀l’▶aumône, ayant plus ◀de▶ trente malades qui consommaient ses bestiaux à poil et à plume. ◀Le▶ secret ne nous a point chargés, ni M. de La Chassée ni moi, lui ai-je répondu : qu’il ne vous charge point non plus, et gardez-◀le▶ comme nous. Il nous ◀l’▶a promis : et tant pis pour lui comme pour nous s’il y manque ; car à ◀la▶ mer, ◀le▶ proverbe ◀de▶ primo mihi, secundo tibi, n’a rien ◀d’▶infâme.
Je lui ai dit qu’étant en liqueur aussi bien qu’il est, il pouvait pour sa bienvenue régaler tout son équipage ; qu’on abattrait un cochon dimanche prochain ; qu’on en mettrait ◀la▶ moitié dans ◀la▶ chaudière ; et qu’il pouvait m’ordonner ◀de▶ faire donner par homme chopine ◀de▶ vin à dîner et autant à souper, outre ◀la▶ ration ◀d’▶eau-de-vie ; que j’avais encore une barrique ◀de▶ vin ◀de▶ Nantes qui s’était conservée, et que craignant qu’elle aigrit je serais très aise qu’elle fût consommée à ces deux repas. ◀L’▶équipage, m’a-t-il répondu, verra bien que je n’ai pas apporté cette barrique avec moi, et croira que ce sera du vin ◀de▶ retour. Pour qui prenez-vous un équipage breton ? lui a demandé M. de La Chassée. Pourvu qu’il boive, il ne s’embarrasse point ◀d’▶où cela vient ni ce que c’est. Il a donc été résolu que cela se ferait.
◀Le▶ temps a été beau jusqu’à quatre heures, qu’il s’est mis à ◀la▶ pluie qui tombe encore : ◀le▶ vent a été bon, mais faible. Nous étions à midi à six degrés quinze minutes Sud.
Du samedi 29 avril 1690
◀La▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain, et ◀l’▶occupation qu’on a eue depuis sa moi ! ont été cause que ◀la▶ plaisanterie qui se fait au passage ◀de▶ ◀la▶ Ligne avait été différée. ◀Les▶ matelots ◀la▶ nomment baptême ; j’avoue avec M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy que c’est profaner un nom si saint. Mais on aurait tort ◀de▶ leur en faire un crime ; car, certainement, ils n’y entendent aucun mal. Ils avaient dès hier au soir demandé au commandeur ◀la▶ permission ◀de▶ ◀le▶ faire aujourd’hui ; cela est ◀d’▶usage et ne se refuse pas : il ◀la▶ leur avait accordée ; et sitôt qu’on a eu dîné, voici comme ils s’y sont pris.
Premièrement, ◀le▶ maître ou capitaine des matelots, ◀le▶ contremaître, ◀les▶ charpentiers, et ◀les▶ autres officiers qui ont déjà passé ◀la▶ Ligne présidaient à ◀la▶ cérémonie. Ils s’étaient tous vêtus ◀le▶ plus grotesquement qu’ils avaient pu, pour rire et faire rire ◀les▶ autres. ◀Le▶ maître tenait ◀le▶ rôle ◀de▶ tout le monde qui est sur ◀le▶ vaisseau, tant officiers, soldats, que matelots, mousses, et valets. Lui et ◀les▶ autres s’étaient barbouillés et fait des barbes à faire peur : ◀la▶ digne moustache ◀de▶ Bouchetière avait été dessinée avec ◀le▶ noir du cul ◀de▶ ◀la▶ poêle. Ils étaient tous armés des ustensiles ◀de▶ ◀la▶ cuisine et du four. Celui qui tenait ◀le▶ livre ◀de▶ ◀la▶ carte du monde, que ◀le▶ pilote avait prêté, bien couvert afin qu’il ne fût point gâté, était couvert ◀d’▶un capot ◀de▶ mer qui lui prenait, compris ◀la▶ capuche, depuis ◀le▶ sommet ◀de▶ ◀la▶ tête jusqu’aux pieds, et ressemblait un ermite par ◀l’▶habit, et un diable par ◀le▶ visage. Il s’était fait un chapelet avec des pommes ◀de▶ racage ◀de▶ perroquet, dont ◀la▶ moindre est plus grosse que ◀le▶ poing ; et ce chapelet qui passait par ◀le▶ derrière du col lui descendait sur ◀le▶ devant jusqu’aux pieds. Trois brasses ◀de▶ corde faisaient sa ceinture, et deux cornes ◀d’▶amorce qui traversaient ◀la▶ capuche faisaient ◀l’▶ornement ◀de▶ sa tête, et une centaine ◀de▶ morceaux ◀de▶ vieille corde ◀de▶ ligne faisaient ses cheveux et sa barbe. Celui qui recevait ◀les▶ offrandes avait un bonnet carré ◀de▶ toile goudronnée, une robe de même, et un rabat ◀de▶ carton blanc. C’est celui qui a ◀le▶ mieux joué son rôle ; et, lorsqu’il a été assis sur un baril foncé, ayant devant lui pour bureau deux planches montées sur deux barriques, son cornet, son papier et une gamelle pour recevoir ◀les▶ présents, il ressemblait assez à un marguillier ◀de▶ village gravement assis dans son œuvre ◀le▶ jour ◀de▶ son saint ou ◀de▶ sa confrérie. Ils avaient rempli ◀d’▶eau une grande baille ou baquet ◀de▶ trois pieds ◀de▶ profondeur sur quatre ◀de▶ diamètre, dont ◀les▶ bords étaient garnis ◀de▶ grosse garcette et ◀d’▶étoupes, afin de ne point blesser ceux qui y allaient être saucés : c’est leur terme. Cette baille était traversée par une barre ◀d’▶anspect tenue par deux matelots qui avaient fait ◀le▶ voyage, l’un ◀d’▶un côté et l’autre ◀de▶ l’autre ; et ◀le▶ tout posé au pied du mât ◀d’▶avant. ◀Les▶ hunes et ◀les▶ haubans étaient remplis ◀de▶ matelots qui avaient fait ◀le▶ voyage, et tous armés ◀de▶ seilleaux, pleins ◀d’▶eau.
Dans ce grotesque équipage, ceux qui présidaient à ◀la▶ cérémonie ont trois fois fait ◀le▶ tour du pont ; et, ayant mis ◀le▶ marguillier en place, sont montés sur ◀le▶ château ◀d’▶avant pour baptiser ◀le▶ vaisseau, qui n’est point encore venu dans ces mers. ◀Les▶ charpentiers ont mis ◀la▶ hache sur ◀l’▶épaule, comme prêts à couper ◀le▶ mât ◀de▶ civadière. ◀Le▶ maître et ◀les▶ autres officiers mariniers se sont détachés pour me venir chercher, afin de ◀le▶ racheter, ou ◀le▶ voir couper : cela est essentiel à ◀la▶ cérémonie. J’y ai été, et ai promis pour ◀le▶ vaisseau qu’il resterait entre ◀les▶ tropiques, si on ne baptisait pas ceux qui n’auraient pas passé ◀la▶ Ligne, et j’ai racheté ◀le▶ mât ◀de▶ ◀la▶ moitié ◀d’▶un cochon pour demain, et ◀d’▶un bordage ◀d’▶artimon. Après ◀la▶ cérémonie, ils ont crié Vive ◀le▶ roi à pleine tête, et m’ont reconduit.
◀Le▶ vaisseau étant baptisé, ils ont fait un autre tour sur ◀le▶ pont et sont tous remontés avec ◀le▶ marguillier. Ils se sont adressés au commandeur ; mais il avait été baptisé sur ◀le▶ Gaillard. Leur triste mine nous a fait rire : nous nous sommes moqués ◀d’▶eux, en leur criant il a chié au lit et en frappant ◀de▶ ◀la▶ main en cul ◀de▶ poule sur nos joues enflées, et en leur faisant un pied ◀de▶ nez. ◀Les▶ pauvres diables étaient démontés. Enfin, après avoir bien ri à leurs dépens, il leur a donné quatre piastres ; et ◀le▶ marguillier est venu recevoir ◀l’▶offrande avec une gravité digne ◀d’▶une action si sérieuse.
◀La▶ vénération pour ◀le▶ caractère a fait passer ◀les▶ ecclésiastiques les premiers. M.Charmot était exempt ; M. Guisain et notre aumônier ont été baptisés sur ◀la▶ dunette ; tout ◀le▶ reste a été à ◀la▶ baille et a été assis sur ◀la▶ barre. Bouchetière voulait être baptisé sur ◀la▶ dunette, mais il y avait ◀de▶ bons ordres contraires : il a donc fallu qu’il ait fait ◀la▶ démarche. Il ◀l’▶a faite ; mais ◀d’▶un air qui n’a servi qu’à donner du relief à sa brutalité. J’ai passé après lui : M. de La Chassée m’a suivi ; et comme nous avons fait ◀les▶ choses avec générosité, ils nous ont reconduits, ce qu’ils n’avaient pas fait à Bouchetière, qui ne leur a donné qu’un écu, ◀de▶ fort mauvaise grâce.
◀Les▶ passagers en ont agi fort honnêtement. ◀Les▶ soldats ont paru ensuite, et M. de La Chassée a payé six piastres pour tous ; un seul excepté, qui est celui qui ◀le▶ sert, et qui est ◀le▶ plus bouffon personnage ◀de▶ sa compagnie. Celui-ci, s’entendant exclure du rachat général, a compris que son capitaine avait ◀la▶ malice ◀de▶ vouloir ◀le▶ faire saucer : il ne se trompait pas, et a pris tout ◀d’▶un coup son parti. Il a couru au pot au noir sans qu’on ait prévu ce qu’il voulait faire. Il a couru à ◀la▶ baille et a planté ses deux mains pleines ◀de▶ noir sur ◀le▶ visage du contremaître, et ◀l’▶a achevé ◀de▶ noircir : ◀les▶ autres ne ◀l’▶ont point épargné et ◀l’▶ont barbouillé comme un More. Ils ◀l’▶ont planté dans ◀la▶ baille, où ils ◀l’▶ont, comme ils disent, tourné et retourné et dessus, et dessous, et ◀de▶ travers, et ◀de▶ côté : ◀le▶ tout à ◀la▶ merci des seilleaux ◀d’▶eau qui leur tombaient sur ◀le▶ corps ◀de▶ tous côtés, aussi bien que sur lui.
Il s’est enfin relevé, et ◀l’▶eau qu’on lui jetait ne ◀le▶ dérangeant point, il en a jeté avec ses deux mains partout où il a pu. On ne peut pas plus rire que nous avons ri ◀d’▶un spectacle si bouffon. Il s’est ensuite joint aux matelots pour remplir ◀la▶ baille vide ; et, dégoûtant ◀d’▶eau ◀de▶ tous côtés, et noir comme beau diable, il est monté sur ◀la▶ dunette : jarnidié, a-t-il dit à son capitaine, vous m’avez fait saucer, et je vous ai fait rire, donnez-moi donc à boire. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ lui a donné un bon coup ◀d’▶eau-de-vie. et ◀le▶ commandeur lui a fait donner une bouteille ◀de▶ vin. Il ◀l’▶a fourrée dans sa culotte : nous ne savions ce qu’il voulait faire, mais il ◀le▶ savait bien ; il a pris du pain et est monté à ◀la▶ hune, où il a lui seul vidé sa bouteille pendant ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ comédie.
◀Les▶ matelots ne s’épargnent point ; et ceux qui tenaient ◀les▶ bouts ◀de▶ ◀la▶ barre ◀d’▶anspect ◀les▶ laissaient tomber dans ◀la▶ baille et ◀les▶ sauçaient et noircissaient, selon ◀le▶ plus ou ◀le▶ moins ◀de▶ bonne volonté qu’ils avaient pour ceux qui leur tombaient sous ◀la▶ main. Ainsi finit ◀la▶ cérémonie, et non pas par fouetter ◀les▶ mousses, comme ◀le▶ dit M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy. Il y a huit ans que je vas à ◀la▶ mer ; et je ne ◀l’▶ai jamais vu pratiquer autrement qu’aujourd’hui.
M. de Choisy a omis une circonstance qui méritait bien ◀d’▶être rapportée, puisque c’est ce qui mérite ◀le▶ plus ◀d’▶attention dans cette comédie. C’est que ceux qui mettent ◀la▶ main sur ◀la▶ mappemonde sont nommés du nom ◀d’▶un promontoire, ◀d’▶un cap, ◀d’▶un golfe, ◀d’▶un port, ◀d’▶une île, ou ◀d’▶autre chose qui se trouve à ◀la▶ mer ; et cette imposition ◀de▶ nom exerce et excite ◀la▶ petite vengeance des matelots, qui en font une espèce ◀de▶ pasquinades, qui ne laissent pas ◀d’▶avoir leur sel. Je n’en citerai que trois exemples. Un ◀de▶ nos passagers a une femme qui a fait parler ◀d’▶elle, et qui ne passe pas encore pour une vestale. Ils ◀l’▶ont nommé ◀le▶ cap Fourchu, qui est une pointe ◀de▶ ◀l’▶île de Terre-Neuve. Nous avons un autre passager qui a ◀de▶ ◀l’▶esprit comme un démon, mais qui ne paraît pas avoir beaucoup de religion. Ils ◀l’▶ont nommé ◀le▶ ressac du diable, qui est un remous dans île de Saint-Domingue. Une dame un peu galante venait avec nous en Canada. Elle fut nommée ◀la▶ baie des Chaleurs ; et cette baie est à ◀l’▶entrée du fleuve ◀de▶ Saint-Laurent. Aujourd’hui, Bouchetière a été nommé ◀l’▶île aux Rats : cette île est dans ◀l’▶est ◀de▶ Madagascar, proche Mascarey, où ◀la▶ Compagnie a un établissement.
J’ignore si quelqu’un, plus fin que des matelots ne devraient ◀l’▶être, ne leur forme pas leurs litanies : toujours suis-je certain que qui que ce soit des officiers ne s’en est mêlé ; et Bouchetière en accuse tout le monde. ◀Le▶ matelot est malin ; et, malgré sa grossièreté, il ne laisse pas ◀d’▶avoir assez ◀de▶ délicatesse pour caractériser ◀les▶ gens : mais tels que soient ces noms en bien ou en mal, il faut ◀les▶ recevoir en riant ; car on ne fait que se jeter dans ◀le▶ ridicule, si on s’en fâche.
Après cette cérémonie, si on ne veut pas être mouillé, il faut se bien cacher ; car pendant plus ◀d’▶une heure on se bat à coups ◀de▶ seilleaux ◀d’▶eau. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ en avait un plein dans sa chambre : il m’en a coiffé tout ◀d’▶une pièce, et je lui ai rendu sa monnaie que rien n’y a manqué : trois matelots qui me servaient me fournissaient plus ◀d’▶eau que tous ses soldats n’auraient pu faire ensemble. Tout le monde a été mouillé exprès, excepté ◀les▶ gens ◀d’▶Église et ◀le▶ commandeur : mais ils étaient trop près du combat pour n’en pas sentir ◀la▶ fumée ; et ils ont été arrosés, ne pouvant se retirer qu’entre deux feux. Après ce combat, qui ne peut incommoder personne, parce qu’il fait extrêmement chaud, et qui a fini plutôt par lassitude qu’autrement, on a compté avec ◀la▶ gamelle, qui s’est trouvée riche ◀de▶ vingt-deux piastres et ◀de▶ vingt-deux pots ◀d’▶eau-de-vie. C’est là comme ◀le▶ cure-dent ◀d’▶un messager en route : ◀l’▶argent sert à acheter des rafraîchissements à la première terre ; et ◀l’▶eau-de-vie à border ◀l’▶artimon, après quelque rude travail. Ainsi ◀l’▶équipage profite ◀de▶ tout.
Après avoir changé ◀de▶ linge et ◀d’▶habit, nous avons fait collation, ◀le▶ commandeur, M. de La Chassée, et moi. ◀Le▶ vin ◀de▶ Saint-Yago est délicieux, et si nous ◀l’▶avions prévu, nous en aurions acheté un tonneau. J’ai payé ◀le▶ bordage ◀d’▶artimon à double mesure : cela fait plaisir à tout le monde. Ensuite, on a tué ◀le▶ cochon, et ◀le▶ commandeur a pris ce temps pour aller se promener sur ◀le▶ pont, et faire son présent Cela a fait crier Vive ◀le▶ roi ; et on a ajouté cette fois-ci, et notre captaine (sic).
Nous avons toujours bien été : nous étions à midi à sept degrés quarante-cinq minutes Sud.
Du dimanche 30 avril 1690
Nous avons aujourd’hui fort bien déjeuné : boudin, saucisses et grillades n’ont point été épargnés. ◀Les▶ cochons nourris avec ◀le▶ reste des fèves des matelots font un lard ferme et bon. Nous en avons mangé à ◀la▶ broche : il est excellent ; et puisque je ◀le▶ trouve tel, je puis dire que d’autres ◀le▶ doivent trouver de même, puisque ◀le▶ cochon frais a un certain fade qui ne m’accommode point. ◀L’▶équipage se porte bien : il n’y a qu’un seul malade ; et tout le monde est content, à ◀l’▶exception ◀de▶ Bouchetière, qui a toujours ◀l’▶île aux Rats dans ◀la▶ tête. Hors lui, tout le monde a ◀le▶ cœur en joie, et ◀les▶ soldats et ◀les▶ matelots, à leur dîner, se sont presque égosillés à crier Vive ◀le▶ roi et à boire à ◀la▶ santé du commandeur. Nous étions à midi à huit degrés trente minutes Sud.
Mai 1690
Du lundi 1er mai 1690
C’est aujourd’hui ◀les▶ Rogations, et sans ◀la▶ bonite nous ferions assurément mauvaise chère. Il y a aujourd’hui neuf ans que mon père est mort ; perte toujours nouvelle pour moi : je vous demande un ◀De▶ Profundis pour lui.
◀Le▶ vent s’est calmé par ◀la▶ pluie qu’il a fait cette nuit. Mais ◀d’▶où viennent ces pluies si fréquentes entre ◀les▶ tropiques, et surtout sous ◀la▶ Ligne ? ◀Les▶ raisons qu’on m’en donne ne me satisfont point. Ne serait-ce point que ◀le▶ soleil attire pendant ◀la▶ journée des vapeurs que sa chaleur dissipe, et consume ; et que ◀le▶ soir ◀la▶ chaleur qu’il a laissée dans son passage en attire aussi : mais que s’affaiblissant peu à peu par ◀l’▶éloignement ◀de▶ cet astre, et n’étant pas assez forte pour ◀les▶ consumer, elles se dissolvent en pluie ? Je n’en sais rien.
N’en déplaise à M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy, je ne lui passerai point ce qu’il dit dans son journal, que ◀le▶ fond ◀de▶ cale ◀de▶ ◀l’▶Oiseau sur lequel il a fait ◀le▶ voyage ◀de▶ Siam était frais comme une cave, et conséquemment ne se ressentait point des chaleurs ◀de▶ ◀la▶ Ligne. C’est qu’il n’est point descendu dans ce fond ◀de▶ cale, qu’il a écrit comme bon lui a semblé, sans daigner seulement s’instruire s’il écrivait vrai. Duval, notre maître d’hôtel, qui a fait ◀le▶ même voyage que lui et sur ◀le▶ même vaisseau, et que je viens ◀d’▶envoyer quérir et ◀d’▶interroger, m’a répondu que ◀le▶ fond ◀de▶ cale ◀de▶ ◀l’▶Oiseau était tout aussi chaud qu’est présentement le nôtre, où on ne peut respirer.
Il dit encore que ◀la▶ chaleur sous ◀le▶ soleil et sous ◀la▶ Ligne ne fut point assez forte pour ◀les▶ obliger à quitter leurs habits ◀de▶ drap. Que ne dit-il, comme Duval, que c était ◀la▶ gravité ◀de▶ leur ministère, à M. ◀le▶ chevalier ◀de▶ Chaumont et à lui, qui ◀les▶ empêchait ◀de▶ se dépouiller ; qu’ils aimaient mieux suer que ◀de▶ donner à connaître qu’ils étaient des hommes pétris ◀de▶ ◀la▶ même pâte que ◀les▶ autres : qui, par respect pour eux, n’osaient paraître en leur présence qu’en habit décent ; mais qui se mettaient en chemise sitôt qu’ils ◀les▶ perdaient ◀de▶ vue, et qui avaient posé comme des sentinelles pour être avertis du moment qu’ils allaient paraître, afin d’avoir ◀le▶ temps ◀de▶ reprendre, ou leurs vestes, ou leurs justaucorps. Cela aurait été conforme à ◀la▶ vérité, et ne donnerait pas lieu ◀de▶ croire qu’il a voulu faire entendre que ◀le▶ soleil et ◀le▶ climat se sont démentis, ou que Dieu a fait un miracle en leur faveur, soit en ◀les▶ tirant du niveau des autres ou en leur adressant ◀les▶ paroles du prophète royal : Sol per diem non uret te. Je n’accuse point M. de Choisy ◀d’▶amour-propre : cette basse passion ne convient point à un homme ◀d’▶honneur et ◀de▶ son caractère ; mais, il me permettra ◀de▶ dire qu’une petite pointe ◀de▶ vanité fait faire souvent des faux pas, quand nous voulons nous tirer ◀de▶ notre humanité et nous élever à ◀l’▶héroïsme.
Nous étions à midi à neuf degrés dix minutes Sud.
Du mardi 2 mai 1690
Nous avançons toujours un peu, parce que ◀le▶ vent est bien faible. Il s’est jeté à ◀l’▶Est-Sud-Est. C’est ce qu’il nous faut, parce que nous portons au Sud-Ouest, pour trouver ◀les▶ vents ◀d’▶Ouest, qui seront largues pour nous faire passer ◀le▶ tropique du Capricorne, et ◀le▶ cap de Bonne-Espérance.
11 a plu beaucoup toute ◀la▶ journée ; et comme il n’y a aucune espérance pour nous ◀de▶ faire ◀de▶ longtemps ◀de▶ ◀l’▶eau, qu’on épargne beaucoup ◀la▶ nôtre, et que ◀la▶ maladie ◀de▶ M. Hurtain en a beaucoup consommé, nous avons cherché un expédient, M. de La Chassée et moi ; et je crois que nous avons réussi pour en avoir ◀de▶ bonne, et en quantité, sans fatiguer ◀l’▶équipage : ◀les▶ citernes nous en ont donné ◀l’▶idée. ◀La▶ voici.
Il y a plus ◀d’▶un mois qu’on ne donne plus aux bestiaux ◀d’▶eau ◀de▶ fond ◀de▶ cale, mais seulement ◀de▶ celle qu’on recueille ◀de▶ ◀la▶ dunette pendant ◀la▶ pluie. Nos bestiaux n’en sont pas mieux, et ◀l’▶équipage n’en est point soulagé. Nous avons pesé et goûté cette eau : elle est un peu plus légère que ◀la▶ nôtre, c’est déjà un grand point, ◀d’▶une demi-once par pinte mesure ◀de▶ Paris. Nous ◀l’▶avons trouvée fort amère et par conséquent non potable aux hommes et très dégoûtante aux animaux : mais aussi nous avons en même temps observé que cette amertume ne lui est nullement propre, et simplement accidentelle, parce qu’elle ◀la▶ contracte sur ◀la▶ poix ou ◀le▶ goudron et ◀la▶ rousine où elle tombe et par où elle passe, ◀les▶ toiles qui couvrent ◀la▶ dunette en étant tout imbibées. Une pinte ◀d’▶eau ◀de▶ fond ◀de▶ cale jetée sur ◀la▶ dunette après ◀la▶ pluie, et recueillie également amère, nous a convaincus ◀de▶ cette vérité.
Nous avons une teugue, qui s’étend ◀de▶ ◀la▶ dunette en avant du mât ◀d’▶artimon, pour nous mettre à couvert des rayons du soleil. Je viens ◀d’▶y faire faire par notre voilier un trou ◀d’▶un pouce ◀de▶ diamètre, bien ourlé tout autour, et dans ◀le▶ milieu ◀de▶ ◀la▶ teugue ou tente, qui est ◀de▶ toile blanche sans goudron ; et demain je verrai si j’aurai réussi ou non.
Nous étions à midi à dix degrés justes ; mais ◀la▶ hauteur n’est pas sûre à cause du temps un peu couvert.
Du mercredi 3 mai 1690
◀Le▶ vent tel qu’hier : beau temps jusqu’à quatre heures ; après cela ◀de▶ ◀la▶ pluie. Nous avons plus avancé que nous ne croyions, puisque nous étions à midi à onze degrés quinze minutes. Cela prouve encore ce que j’ai dit aux pages 257-258 et que j’ai rappelé page 268. Nous montions, et ici nous descendons par rapport à ◀la▶ Ligne. Il faut relire tout.
Nous avons réussi, M. de La Chassée et moi. On a mis quatre petits sacs ◀de▶ gravier ◀de▶ fond ◀de▶ cale bien lavé à côté du trou qui a été fait à ◀la▶ teugue pour donner pente et cours à ◀l’▶eau qui y tombait. On a laissé couler ◀la▶ pluie une bonne heure avant que ◀d’▶en recueillir pour laver ◀la▶ teugue : elle nous a pour lors paru ◀d’▶une once sur pinte plus légère que celle ◀de▶ fond ◀de▶ cale ; et ◀la▶ teugue ne lui ayant donné aucun mauvais goût, tout le monde en a bu avec plaisir, et ◀les▶ bestiaux avec avidité. Nous en avons ramassé seize barriques ou huit muids ◀de▶ Bourgogne en moins ◀d’▶une heure et demie. Il est facile ◀de▶ voir par là que ◀les▶ pluies sont bien fortes ; ◀la▶ teugue n’ayant que cinq aunes ◀de▶ large sur sept ◀de▶ long. On a descendu cette eau dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale, afin que ◀les▶ matelots ni ◀les▶ soldats n’en abusent pas en s’en remplissant : et ◀le▶ travail ayant été rude par un temps ◀de▶ pluie, on a fait un bordage ◀d’▶artimon aux dépens de Bouchetière ; puisque c’est son eau-de-vie qui court ◀les▶ champs. Elle est très bonne : M. de La Chassée et moi n’en buvons point ◀d’▶autre ◀les▶ matins depuis un mois. Il en enrage, et ne veut pas par orgueil en demander ; et nous ne sommes pas gens à lui en offrir.
Du jeudi 4 mai 1690
J’avais fait réserver hier au soir sur ◀la▶ dunette deux grandes bailles ◀de▶ cette eau ◀de▶ pluie : elle a achevé ◀de▶ s’épurer pendant ◀la▶ nuit ; et ce malin elle était belle et claire. Nous n’en avons point bu ◀d’▶autre à table, et ◀l’▶avons trouvée meilleure que celle des jarres. Nonobstant ◀la▶ solennité du jour ◀de▶ ◀l’▶Ascension, que ◀l’▶Église célèbre aujourd’hui, Landais a savonné tout mon linge. Elle a fort bien pris ◀le▶ savon, et mon linge est très blanc. Landais ◀le▶ passera demain dans l’autre baille ; et s’il réussit, comme il s’en vante, j’aurai très assurément des imitateurs, et lui ◀de▶ ◀la▶ pratique. Il y a déjà des gens qui lui font ◀la▶ cour ; mais je ne ◀le▶ crois pas ◀d’▶humeur à travailler pour eux gratis.
Il a fait pendant toute ◀la▶ journée une chaleur excessive : il a plu ce soir et pleut encore bien fort. Nous avons toujours un petit vent qui nous avance. Nous étions à midi à douze degrés vingt minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. ◀Le▶ vent est bien faible.
Du vendredi 5 mai 1690
Mon linge est aussi blanc que s’il avait été blanchi à ◀La▶ Rochelle, qui est selon moi ◀la▶ ville ◀de▶ France où ◀l’▶on blanchit ◀le▶ mieux. Il est serré, bien sec, et ◀d’▶une bonne odeur. J’ai fait ◀la▶ guerre aux dépens de Bouchetière, étant ◀de▶ son eau-de-vie que j’ai donné quatre chopines à ceux qui ◀l’▶ont gardé, tant à ◀la▶ baille qu’à ◀l’▶air. Tout le monde ◀de▶ ◀la▶ table, à mon exemple, fait savonner le sien ; et Landais est occupé. Preuve que cette eau ◀de▶ pluie est très bonne, c’est que tous ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ table ◀l’▶ont préférée à celle du fond ◀de▶ cale et des jarres ; et certainement, si je revenais jamais ici, j’apporterais ◀d’▶Europe une cinquantaine ◀d’▶aunes ◀de▶ toile cirée, et pour lors ◀l’▶eau qui tomberait et coulerait dessus, ne contractant aucun goût, puisque ◀la▶ cire n’en contracte point avec une liqueur hétérogène, je suis persuadé que cette eau ◀de▶ pluie serait aussi bonne, aussi saine, et infiniment plus ragoûtante que celle ◀de▶ fond ◀de▶ cale, quoiqu’on ◀la▶ mette rafraîchir et épurer dans des jarres. Je crois devoir dire un mot ◀de▶ cette eau ◀de▶ fond ◀de▶ cale, puisque cela vient à propos.
Celle qu’on apporte ◀d’▶Europe est ordinairement ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ rivière ou ◀de▶ puits. ◀La▶ nôtre est ◀d’▶un ruisseau qui passe à Hennebont, on ◀l’▶appelle rivière quoiqu’elle ne porte point ◀de▶ bateau. Cela ne fait rien à ◀l’▶essentiel, puisque toutes sortes ◀d’▶eaux font ◀la▶ même chose, et sont sujettes aux mêmes accidents dans ◀les▶ climats chauds. Au bout de deux mois que cette eau est embarquée, et quelle entre sous ◀les▶ chaleurs d’entre ◀les▶ tropiques, ses humeurs se remuent, soit par ◀l’▶agitation perpétuelle où elle est dans un vaisseau, soit par ◀la▶ chaleur qui ◀la▶ fait fermenter : je crois que l’un et l’autre y contribuent (ayant exactement examiné tous ces symptômes, je ◀les▶ donne pour vrais), elle devient rousse, et tellement puante qu’il faut se boucher ◀le▶ nez. Elle reste neuf à dix jours dans cet état ; après cela elle s’éclaircit peu à peu, mais en s’éclaircissant elle conserve un goût très fade qui reste huit ou six jours à se dissiper. Elle reste dans sa nouvelle pureté trois semaines ou vingt jours. Sa rousseur ◀la▶ reprend, mais moins forte que la première fois. Il s’y engendre pour lors des vers gros comme ◀la▶ plus grosse paille vers ◀la▶ racine du blé. Ces vers sont ◀d’▶un blanc grisâtre, ◀le▶ nez noir, et ont ◀de▶ petites queues longues comme ◀les▶ deux tiers ◀de▶ leur corps, et ◀le▶ tout ◀d’▶un bon travers ◀de▶ doigt. On passe cette eau et ◀le▶ linge ◀les▶ retient. Cela dure environ huit jours. Ces vers meurent dans ◀l’▶eau, qui devient blanchâtre, à peu près comme du petit-lait. Cette eau se répure peu à peu, et redevient belle et claire, sans aucune mauvaise odeur ni dégoût que celui ◀d’▶être remplie ◀de▶ petits vers un peu longs qu’on voit remuer comme des anguilles. Ils sont blancs, extrêmement vifs et si menus et déliés qu’ils passent à travers tout et ne sont pas retenus par ◀la▶ plus fine mousseline pliée en huit doubles, c’est-à-dire, seize lits l’un sur l’autre. Cependant, il est vrai que cette eau filtre à travers plus qu’elle n’y coule : nous ◀l’▶avons expérimentée une infinité ◀de▶ fois. Telle est ◀l’▶eau ◀de▶ fond ◀de▶ cale que nous avons présentement à bord ; et on a beau ◀la▶ mettre dans des jarres pour se répurer, ◀les▶ vers y restent toujours. Elle devient plus fraîche dans ces jarres, parce que ◀la▶ fraîcheur des nuits diminue ◀la▶ chaleur qu’elle avait apportée ◀de▶ ce fond ◀de▶ cale, et que pendant ◀le▶ jour on ◀la▶ couvre contre ◀l’▶ardeur du soleil.
Voilà ce que ◀les▶ marins appellent ◀les▶ trois maladies ◀de▶ ◀l’▶eau ; et il est assez naturel que nous lui préférions celle ◀de▶ pluie, qui vaut mieux que celle ◀de▶ fond ◀de▶ cale. ◀Les▶ jarres dans lesquelles on ◀la▶ met sont ◀de▶ grands pots ◀de▶ terre, ◀de▶ ◀la▶ forme ◀d’▶un œuf : on met au fond du gravier bien net, qui en retient ◀le▶ sédiment ; on remplit ◀le▶ reste ◀d’▶eau selon leur contenance. Celles ◀de▶ bord tiennent environ cent vingt pots, et on en vide une pendant que l’autre repose. On ◀les▶ couvre ◀de▶ grosses garcettes nattées, tant pour ◀les▶ garantir du soleil que du roulis, qui pourrait ◀les▶ casser. On ◀les▶ attache fortement contre ◀le▶ vaisseau entre deux canons. Leur couvercle est fermé avec un cadenas : non par crainte de manquer ◀d’▶eau, mais pour que ◀l’▶équipage n’en abuse dans ◀les▶ chaleurs, étant vrai que dans ◀la▶ zone torride ◀le▶ gosier toujours altéré en avale plus que ◀l’▶estomac n’en peut digérer, ce qui cause une transpiration, qui non seulement affaiblit ◀le▶ corps, mais ◀le▶ tue ; et c’est ◀l’▶unique cause ◀de▶ ◀l’▶empêchement et des défenses qu’on fait aux matelots ◀d’▶en boire beaucoup : ◀l’▶expérience montrant qu’un coup ◀d’▶eau-de-vie ◀les▶ rafraîchit et ◀les▶ fortifie plus que toute ◀l’▶eau du monde ne pourrait faire ; et c’est à cause de cela qu’on leur fait border ◀l’▶artimon de temps en temps ; c’est-à-dire qu’outre leur ordinaire, on leur donne à chacun un coup ◀d’▶eau-de-vie.
Si je ne me rencontre pas avec M. de Choisy, je n’en suis pas cause : je dis ◀les▶ choses telles que je ◀les▶ vois. Si elles ont été autrement à son voyage, c’est qu’il a été assez heureux pour que ◀la▶ nature se soit dérangée ; ce que je ne crois pas : Duval m’a assuré que c’était dans ◀l’▶Oiseau même chose qu’ici. J’en serai mieux informé : M. de Chamoreau, pour lors enseigne avec lui, et présentement capitaine du Lion avec nous, m’en dira des nouvelles à la première vue.
Puisque j’ai parlé des transpirations que ◀le▶ trop ◀de▶ boisson cause, je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire que toute sorte ◀de▶ vermine meurt sous ◀les▶ tropiques. Cela est certain ; et je crois que ce sont ◀les▶ sueurs du corps qui ◀les▶ noient.
Il fait encore une chaleur excessive. Il y a longtemps que nous tournons ◀le▶ dos au soleil : cependant, on ne peut respirer ; et si ◀les▶ pluies ne tempéraient pas ◀l’▶ardeur ◀de▶ ses rayons, chacun pourrait chanter :
Je doute que notre chirurgien veuille encore faire blanchir son linge par Landais. Ils ont eu dispute ensemble sur ◀la▶ reconnaissance du travail : il nous en avait instruit M. de La Chassée et moi ; et ◀La▶ Fargue a été assez ridicule pour s’en plaindre à table en soupant. Landais me servait ; mais M. de La Chassée ne lui a pas donné ◀le▶ temps ◀de▶ se défendre. Il s’est adressé au plaignant : Ne voyez-vous pas bien, lui a-t-il dit, que Landais est un maraud, qui copie son maître ; et qu’il ne vous ménage pas, parce qu’il ne veut pas tomber entre vos mains ? Mordi, a-t-il poursuivi, si j’étais à votre place, je lui envoierais ◀la▶ fièvre. Tout le monde s’est mis à rire ; et, suivant toutes ◀les▶ apparences, ◀La▶ Fargue a eu pour ses six livres ◀de▶ savon.
◀L’▶eau ◀de▶ pluie paraît si bonne qu’on en a ce soir rempli trois bottes ; c’est environ six muids ◀de▶ Bourgogne : nos bestiaux s’en trouvent beaucoup mieux, aussi bien que ◀l’▶équipage. Si elle ne se corrompt point, elle nous mènera loin : toujours épargnera-t-elle celle ◀de▶ fond ◀de▶ cale, parce qu’elle sera consommée la première. Nous allons toujours assez bien : ◀le▶ vent est bon, quoique bien faible. Point ◀de▶ hauteur.
Du vendredi 5 mai 1690 [suite]
Bon vent, et fort beau temps : nous sommes dix lieues plus Sud que ◀les▶ pilotes ◀le▶ croyaient. ◀La▶ hauteur était à midi par quatorze degrés dix minutes Sud : nous présentons toujours au Sud-Ouest. Cela prouve encore ce que j’ai dit ci-dessus. Nous descendons du haut ◀de▶ ◀la▶ Ligne : on ne doit pas s’étonner si ◀le▶ vaisseau fait plus ◀de▶ chemin qu’en ◀la▶ montant.
Du samedi 6 mai 1690
J’avais clos ◀l’▶article ◀d’▶hier ; mais je n’avais pas pris garde que ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ pluie n’était pas passée. Il a plu toute ◀la▶ nuit, et ◀le▶ vent avait calmé : il est heureusement revenu très bon à ◀la▶ pointe du jour, et nous avons fort bien été toute ◀la▶ journée. ◀La▶ hauteur était à midi par quinze degrés huit minutes ; signe que nous avançons. ◀Les▶ chaleurs se modèrent, et ne sont plus si accablantes.
Du dimanche 7 mai 1690
◀Le▶ vent a un peu renforcé et nous avons toujours fort bien été et allons bien encore. ◀La▶ longitude estimée à midi était par dix-huit degrés quatorze minutes, et ◀la▶ latitude certaine nous mettait à midi à seize degrés trente minutes Sud.
Du lundi 8 mai 1690
◀Le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière, ou du diable, car son ordre est inconnu, me donnera-t-il toujours matière ◀d’▶écrire, et toujours par ses brutalités ? Cet homme est un fou sans espérance ◀de▶ retour au bon sens, et par conséquent ◀le▶ sera toute sa vie.
Nos pilotes parlaient ensemble sur ◀la▶ navigation à ◀l’▶issue du dîner. J’y étais, et m’informais sur ◀la▶ carte des routes des nations, et par quel chemin on avait abrégé ◀le▶ cours des voyages. Ils me ◀les▶ montraient sur ◀la▶ grande table ◀de▶ ◀la▶ dunette. ◀Le▶ même soldat qui nous a fait rire ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ cérémonie ◀de▶ ◀la▶ Ligne, et qui sert M. de La Chassée, venait de faire son lit. Il était environ trois heures, et c’était ◀la▶ bande ◀de▶ bâbord qui était ◀de▶ quart ; et ainsi, Bouchetière devait être dans sa chambre, ou à dormir, ou bâtir des châteaux en Espagne, et nous songions aussi peu à lui qu’à Jean de Wert. Ce soldat nous a regardés compasser ◀la▶ carte, et n’a certainement point ouvert ◀la▶ bouche. On a nommé plusieurs îles, et celle aux Rats comme ◀les▶ autres. Apparemment qu’il a cru qu’on voulait ◀l’▶insulter : il est sorti ◀de▶ sa chambre en fureur ; mais, ne voyant que ◀les▶ deux premiers pilotes et moi, il n’a pas jugé à propos de se jouer à nous ; et demandant à ce soldat : Que fais-tu là, toi ? il lui a donné sur ◀la▶ tête un coup ◀de▶ canne si fort qu’il ◀l’▶a jeté tout en sang ◀les▶ quatre fers en ◀l’▶air. Ce soldat n’avait, en vérité, pas dit un mot. Chaviteau, second pilote, s’est jeté sur Bouchetière ; et, étant extrêmement fort et robuste, il ◀l’▶a recogné dans sa chambre, où, s’il avait osé, il ◀l’▶aurait accommodé en chien renfermé. On a envoyé chercher ◀La▶ Fargue ; et je suis descendu dans ◀la▶ chambre du Conseil, où ◀le▶ commandeur jouait aux échecs avec M. de La Chassée. Je leur ai dit ce qui venait ◀d’▶arriver. Quand celui-ci a su que c’était son soldat favori, il est monté avec une fureur épouvantable et ç’a été un très grand bonheur que Bouchetière fût dans sa chambre et qu’on ait empêché l’autre ◀d’▶y entrer. ◀Le▶ commandeur ◀l’▶avait promptement suivi, et lui a expressément défendu ◀les▶ voies ◀de▶ fait, et lui a promis justice. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, obligé ◀de▶ calmer en enrageant, a dit qu’il regardait ce coup comme donné à lui-même, et que si ◀le▶ Conseil ne ◀le▶ vengeait pas, il saurait bien ◀de▶ quelle manière s’y prendre. Je vous ferais mettre aux arrêts, lui a dit ◀le▶ commandeur, si je vous croyais capable ◀de▶ faire une extravagance : tranquillisez-vous. Celui-ci, qui connaît M. de Porrières pour homme à ◀le▶ faire comme il ◀le▶ dit, s’est tu. On a été au blessé, qui a ◀la▶ tête cassée, avec une contusion ◀de▶ quatre bons doigts : heureusement, ◀le▶ crâne qui est découvert n’est que peu offensé.
◀Le▶ commandeur a envoyé demander à Bouchetière son épée, celle ◀de▶ feu M. Hurtain, sa canne, et lui a fait défendre ◀de▶ sortir ◀de▶ sa chambre, à ◀la▶ porte ◀de▶ laquelle ◀le▶ capitaine ◀d’▶armes a posé une sentinelle, avec ordre ◀de▶ ◀le▶ percer s’il entreprend ◀d’▶en sortir. J’ai eu ordre ◀de▶ dresser ◀le▶ procès-verbal, et ◀de▶ n’y point oublier ◀la▶ défense qui lui a été personnellement faite ◀de▶ porter canne. Comme j’étais présent à ◀l’▶action, ce verbal a été promptement fait : je ◀l’▶ai signé comme témoin ; ◀les▶ deux pilotes ont fait ◀la▶ même chose. J’ai ordre ◀de▶ garder ◀l’▶original jusqu’à nouvel ordre, et ◀d’▶en envoyer copie au commissaire. Voilà une belle affaire pour Bouchetière !
On a pris hauteur ; nous étions à midi à dix-sept degrés vingt minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. ◀Le▶ vent s’est jeté au Sud : nous allons à ◀la▶ bouline, c’est-à-dire que nous tirons avec lui au court bâton.
Du mardi 9 mai 1690
◀Le▶ vent s’est remis cette nuit au Sud-Est : il est bon et largue. S’il était un peu plus frais, il n’en vaudrait que mieux. En tout cas, nous avons bien été puisque nous étions à midi par dix-neuf degrés quinze minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. Trois jours de même, ◀le▶ tropique sera passé, et nous serons dans une zone tempérée. Cependant, ◀les▶ chaleurs diminuent, ◀les▶ vents affraîchissent, et ◀les▶ pluies ne sont plus ni si fréquentes ni si chaudes que nous ◀les▶ avons trouvées.
Du mercredi 10 mai 1690
Toujours bon vent, et beau temps. Nous étions à midi par vingt et un degrés trente minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne : nous ne sommes qu’à quarante lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne ou tropique ; si ◀le▶ vent continue, il sera passé demain.
Du jeudi 11 mai 1690
◀Le▶ vent a continué. Nous n’étions à midi qu’à dix lieues du tropique ; et nous ◀l’▶avons peut-être passé à ◀l’▶heure que j’écris. ◀Le▶ commandeur, ◀les▶ autres capitaines et ◀le▶ général ont dîné au Florissant. ◀Le▶ commissaire est sur ce vaisseau : il a copie du procès-verbal ◀de▶ lundi dernier. Dimanche prochain, jour ◀de▶ ◀la▶ Pentecôte, ils viendront tous dîner ici : C’est là que ◀l’▶affaire ◀de▶ Bouchetière sera décidée. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ en est dans une impatience terrible. Nous avons, lui et moi, dîné tête à tête dans ma chambre, et y avons fait, comme dit ◀le▶ Suisse, un petit régalement.
Du vendredi 12 mai 1690
Nous passâmes effectivement hier au soir ◀le▶ tropique du Capricorne sur ◀les▶ huit heures, comme Lénard me ◀l’▶avait dit. Il faut que je fasse ici une petite digression, qui, je crois, ne sera pas hors-d’œuvre. Nous avons passé ◀le▶ tropique du Cancer ◀la▶ nuit du neuf au dix mars ; et nous n’avons passé ◀la▶ Ligne que ◀le▶ 17 avril : ainsi, nous avons été trente-neuf jours à venir de ce tropique à ◀la▶ Ligne. Cependant, depuis cette même Ligne jusqu’au tropique du Capricorne, qui est à une égale distance ◀de▶ vingt-trois degrés et demi, nous n’avons été que vingt-quatre jours ; ce qui fait une différence ◀de▶ quinze jours plus à s’en approcher qu’à s’en éloigner. Plus je réfléchis là-dessus, plus je me convaincs ◀de▶ ◀la▶ justesse ◀de▶ ◀l’▶observation que j’ai faite dans mes voyages ◀de▶ Canada, et que j’ai écrite pages 257-258. Sur ce fondement, qui est toujours ◀le▶ même, puisqu’il est établi sur ◀la▶ forme du monde, je dis : ◀les▶ vaisseaux en venant à ◀la▶ Ligne ne font que monter au sommet du globe : mais, lorsqu’ils ont attrapé ce sommet, et qu’ils s’en éloignent, ils ne font plus que descendre ; et, sur ce pied, on ne doit pas imputer à autre cause que leur course dans leur éloignement soit plus rapide qu’à leur approche, puisqu’il est plus facile ◀de▶ descendre que ◀de▶ monter.
Je n’ignore pas qu’on peut, avec raison, m’objecter que mon raisonnement est captieux, en ce que ◀les▶ mêmes vaisseaux, qui descendent pendant douze heures, montent pendant ◀les▶ douze autres heures, qui font un jour complet. J’en conviens : mais quand, suivant leur route, ◀les▶ vents dont ils se servent ne ◀les▶ feraient pas avancer contre cette pente, du moins ils ◀les▶ soutiendraient ; et pendant ◀les▶ douze heures qu’ils sont aidés ◀de▶ ◀la▶ pente et des vents, on ne doit pas trouver étrange que ◀l’▶éloignement ◀de▶ ◀la▶ Ligne soit plus prompt que son approche, ni qu’on emploie moins ◀de▶ temps à revenir du Canada qu’à y aller. J’observerai encore ◀le▶ temps qu’on sera des tropiques à elle, et ◀d’▶elle aux tropiques. ◀La▶ hauteur était à midi ◀de▶ vingt-quatre degrés dix minutes Sud.
Du samedi 13 mai 1690
◀Le▶ vent a beaucoup calmé : temps couvert, et point ◀de▶ pluie.
Du dimanche ◀de▶ ◀la▶ Pentecôte 14 mai 1690
◀Le▶ vent est revenu meilleur ; c’est du Sud-Est : c’est ce qu’il nous faut, pour aller trouver ◀les▶ vents ◀d’▶Ouest, qui, dit-on, nous conduiront bien avant dans ◀l’▶est du cap de Bonne-Espérance. ◀La▶ hauteur était à midi ◀de▶ vingt-cinq degrés trente minutes Sud.
Tous ces messieurs sont venus dîner ici : M. du Quesne est venu avant ◀les▶ autres. Lui et ◀le▶ commandeur se sont amusés à jaser seul à seul, en faisant ◀le▶ prélude du dîner. Ils ont assurément parlé ◀de▶ moi ; car, en montant dans ma chambre pour prendre quelque chose dont j’avais besoin, ◀le▶ général m’a appelé. Écoutez, monsieur C..., m’a-t-il dit, ◀le▶ commandeur se plaint fort ◀de▶ vous ; je vous ai excusé ; il consent ◀d’▶oublier tout pourvu que vous buviez à sa santé : et, en même temps, m’a présenté un verre. Mais, monsieur, lui ai-je dit en ◀le▶ prenant, puisque vous êtes notre médiateur, ne serait-il pas ◀de▶ ◀l’▶ordre que vous vous joignissiez à moi pour boire à ◀la▶ santé ◀de▶ monsieur, et qu’en même temps il nous en fît raison ? Cela est vrai, a repris M. du Quesne en se faisant donner un autre verre ; car je tenais le sien. Dès que nous avons eu bu, j’ai pris ◀la▶ bouteille. Est-il pas encore dans ◀l’▶ordre, ai-je dit, que ◀le▶ commandeur et moi vous remerciions ◀de▶ votre entremise ; et pour cela, que nous buvions à votre santé ? Je m’y attends bien, a repris M. du Quesne. J’ai donc rempli ◀les▶ trois verres, et nous ◀les▶ avons vidés en choquant. Après cela, j’ai voulu me retirer ; mais, M. du Quesne m’a retenu. Tu as bu à notre santé, m’a-t-il dit, et nous voulons boire à ◀la▶ tienne, et a fait remplir ◀les▶ trois verres qui sont fort petits, n’étant que des verres à liqueur, ceci n’étant aussi que pour peloter en attendant partie. J’avoue que je suis charmé des distinctions qu’on a pour moi, et que je fais ◀le▶ voyage avec bien ◀de▶ ◀l’▶agrément.
Il y a eu trois tables à bord aujourd’hui. La première du général et capitaines : MM. Blondel, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ et ◀Le▶ Vasseur ont été des leurs. Ainsi, ils étaient douze, compris MM. ◀d’▶Auberville, ◀le▶ lieutenant du Gaillard, et M. du Mont que M. du Quesne aime. Cela était sur ◀la▶ dunette. La seconde, dans ◀la▶ grande chambre, pour ◀les▶ missionnaires, ◀l’▶aumônier, ◀le▶ chirurgien et ◀les▶ passagers : ils étaient dix ; et la troisième, la mienne, dans ◀la▶ chambre du commandeur, qui me ◀l’▶avait prêtée. Nous n’étions que quatre ; savoir Hérault, Mercier, du Hamel, écrivains ◀de▶ ◀l’▶Amiral, du Florissant, du Dragon, et moi. Ces trois tables ont été fort bien servies ; ◀les▶ vins français et espagnols ont été à discrétion tout le monde s’est diverti, mais fort sobrement.
La seconde table a levé ◀le▶ siège la première ; et M. de Porrières, qui ne voulait pas être vu, sachant qu’ils étaient sortis, m’a fait dire tout bas par Landais qu’il voulait me parler. J’ai été au plus vite ◀le▶ joindre. Combien avez-vous encore ◀de▶ barils ◀de▶ bonites ? m’a-t-il demandé. Ho ! vous avez parlé ! ai-je dit ◀d’▶un air chagrin. Effectivement cela ne me plaisait pas. Non, m’a-t-il répondu. Hérault, qui dîne avec moi, m’a pourtant fait trois fois ◀la▶ même question, ai-je poursuivi ; mais, voyant à quoi il tendait, je lui ai dit que nous n’en avions plus que deux et qu’on n’osait y toucher sans votre ordre, parce que vous ◀les▶ conserviez comme ◀la▶ prunelle ◀de▶ ◀l’▶œil. Il m’a dit, lui, qu’ils en ont quatre qui ne valent rien. Bon, m’a-t-il dit, ne faites semblant ◀de▶ rien. Je vais vous envoyer quérir ; faites encore semblant ◀d’▶être fâché ◀de▶ ce que je vous dirai devant du Quesne ; il n’y aura que nous trois ; et quand vous reviendrez, faites encore plus semblant ◀d’▶être fâché devant Hérault. ◀Les▶ jésuites du Gaillard ne sont pas honteux,
et se mettraient sur ◀le▶ pied ◀de▶ nous demander tous ◀les▶ jours ◀l’▶aumône. Souvenez-vous seulement que du Quesne et eux ont ◀de▶ bonnes figues, et que ◀la▶ bonite a consommé bien du vinaigre. Je vous entends, ai-je dit ; mais, que voulez-vous que je fasse ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, qui me persécute sur son procès-verbal ? Il m’en a vingt fois parlé. Dites-lui, m’a répondu ◀le▶ commandeur, que son temps viendra après ◀le▶ dessert. Mais, surtout qu’Hérault ne sache point que je vous ai parlé, ni que je suis descendu.
Je suis rentré et une demi-heure après ◀le▶ valet de chambre du commandeur m’est venu dire que M. du Quesne me demandait. J’étais préparé. Je suis monté. Tu nous plantes là, m’a-t-il dit. Eh ! parbleu, fais-nous ◀l’▶honneur, ◀la▶ grâce, ◀l’▶amitié, ◀la▶ faveur, ◀d’▶avoir ◀la▶ complaisance ◀de▶ boire un coup avec nous. J’en ai bu quatre bien pleins, et ensuite lui ai demandé ◀de▶ quoi il s’agissait pour son service. Il m’a dit ◀d’▶ouvrir ma chambre, et qu’il m’y voulait parler. Je ◀l’▶ai ouverte : elle est ◀de▶ plain-pied, et lui et ◀le▶ commandeur y sont entrés. Combien avons-nous encore ◀de▶ bonites ? m’a demandé celui-ci. Vous ◀le▶ savez bien, monsieur, lui ai-je froidement répondu. Je suis même surpris ◀de▶ ◀la▶ question, n’y ayant que huit jours que je vous ai rendu compte : il y en avait trois barils, dont il y en avait un à moitié. Vendredi et hier en ont consommé, et je doute qu’il y en ait assez pour ◀les▶ quatre-temps qui vont venir : ainsi, il vous en reste encore deux entiers ; et c’est tout. Il faut pourtant, mon pauvre monsieur C..., acquitter ma parole, a repris ◀le▶ commandeur : j’en ai promis un à M. du Quesne ; et je vous prie ◀de▶ ◀le▶ lui donner. Moi ! monsieur, ◀le▶ donner ! lui ai-je dit ◀d’▶un air chagrin : je n’ai rien ici à moi ; tout est à vos ordres, vous n’avez qu’à commander, vous serez obéi. Il semble que tu ne ◀le▶ lâches qu’à contrecœur, m’a dit M. du Quesne. Ma foi, lui ai-je dit, si ces bonites étaient pour vous seul, je ne ◀les▶ regretterais pas ; mais je n’avais pas compté ◀d’▶employer ma peine et mes soins pour ◀les▶ dents aiguës ◀de▶ votre tablée. Je ◀l’▶en donnerai deux autres, m’a-t-il dit. Bon, ai-je repris : me voilà pas mal ! Hé que diable en ferais-je ? Si vos gens, qui ont ◀la▶ rage à ◀la▶ mâchoire, ne trouvent pas votre bonite bonne, les nôtres, accoutumés ◀d’▶être nourris comme des chanoines, ◀la▶ trouveraient exécrable. Cela ◀les▶ a fait rire. Tenez, ai-je continué, il me vient dans ◀l’▶esprit un expédient. Vous avez ◀de▶ bonnes figues ◀de▶ cabas : donnez-m’en ; et remplacez-moi un baril ◀de▶ vinaigre, dont je crains que nous manquions : et quitte à quitte et bons amis.
Combien veux-tu ◀de▶ figues ? m’a-t-il demandé. Je ne vous ressemble pas, lui ai-je répondu : je ne demande pas un partage égal par moitié ; je me fie sur votre générosité. Je vas faire embarquer votre bonite dans votre canot : que M. Hérault ◀la▶ conduise ; et qu’à son retour il m’apporte ◀les▶ figues. Il a fait monter son écrivain : il lui a donné ses ordres ; et à son retour j’ai eu satisfaction, deux cabas, qui pèsent huit livres chacun. Autant ◀de▶ pris : je ne comptais que sur un. Je ◀les▶ ai portés dans ma chambre ; et, lorsqu’il m’en a vu ressortir : Es-tu content ? m’a-t-il dit. Oui, Dieu merci, lui ai-je répondu ◀d’▶un ton ◀de▶ tartuffe. Double diable, m’a-t-il dit, tu en sais plus long que moi : bois à ma santé sans rancune. Oh ! je n’y suis pas sujet, lui ai-je dit toujours ◀d’▶un ton hypocrite, surtout quand je ne donne pas ◀les▶ choses pour rien.
Après avoir bu deux coups ◀de▶ chaque main, M. de Porrières m’a fait signe ◀de▶ donner à M. de La Chassée ◀le▶ procès-verbal qu’il m’avait vingt fois inutilement demandé. Je ◀le▶ lui ai donné, et ai été retrouver mes convives, qui m’attendaient. Un quart d’heure après, on m’a fait remonter, pour ◀le▶ lire tout haut : je ◀l’▶ai dit, et suis redescendu dans ◀l’▶instant. J’ai dit à mes convives ◀de▶ quoi il s’agissait et ce qu’on traitait en haut : ils n’ont pas jugé à propos d’y monter, non plus que moi ◀d’▶y rester ; parce qu’il aurait paru que nous ne ◀l’▶aurions fait uniquement que pour triompher ◀de▶ ◀la▶ confusion ◀de▶ Bouchetière, et que tant de curiosité ne ferait pas notre cour.
Ces messieurs avaient fait venir ◀les▶ pilotes, qui leur avaient certifié ◀la▶ même chose que moi. Ils avaient ensuite fait monter ◀le▶ chirurgien ; il leur avait dit que ◀la▶ blessure était plus dangereuse qu’il n’avait cru d’abord ; que ce matin même il avait été obligé ◀de▶ faire une nouvelle incision ; que ◀le▶ blessé avait une grosse fièvre ; que si nous étions encore dans ◀les▶ chaleurs, ce serait assurément un homme mort, parce que ◀la▶ gangrène se mettrait dans ◀la▶ plaie ; qu’il ne répondait pourtant pas ◀de▶ sa vie ; et que s’il empirait, il demanderait ◀le▶ secours ◀de▶ ses confrères, par un pavillon en berne, comme il avait voulu faire pour feu M. Hurtain. Ceci est très sérieux, a repris M. du Quesne ; et en même temps a fait retirer tout le monde, et M. de La Chassée comme ◀les▶ autres. Bouchetière avait pu tout entendre ; mais il n’a pas entendu ◀le▶ reste, parce que ces messieurs sont descendus dans ◀la▶ chambre du Conseil, et nous ont fait sortir ◀de▶ celle du commandeur, où nous sommes revenus, après que ◀le▶ Conseil a été tenu, qui a duré près ◀d’▶une heure.
◀Le▶ commissaire nous a dit qu’il y avait eu des voix suivant ses conclusions pour transporter Bouchetière sur ◀l’▶Amiral et ◀l’▶y retenir prisonnier ; pour lui faire son procès criminel dans ◀les▶ formes, si ◀le▶ blessé mourait ; et qu’il s’était porté partie formelle contre lui. Que ses conclusions lui auraient été adjugées si ◀le▶ Conseil n’avait sagement réfléchi que tous messieurs ◀les▶ lieutenants en auraient été au désespoir, et que Mme ◀la▶ marquise ◀de▶ Maintenon trouverait peut-être mauvais qu’on eût traité à la dernière rigueur une ◀de▶ ses créatures, tout indigne qu’elle était ◀de▶ sa protection ; que si ◀le▶ soldat mourait, on reconduirait Bouchetière en France, toujours aux arrêts, et qu’on ◀le▶ mettrait dans ◀les▶ prisons royales ◀de▶ ◀la▶ ville où on arriverait avec son procès, dont on envoierait copie en cour ; et que si ce soldat ne mourait pas, Bouchetière était assez puni par ce qui venait de se passer.
À ◀l’▶issue du Conseil, ils ont fait venir Bouchetière, à qui ◀le▶ commissaire a lu ◀le▶ procès-verbal. Il n’est point disconvenu des faits. Après son aveu, M. du Quesne lui a fait une réprimande qui lui a tiré ◀les▶ larmes des yeux. Il s’est fait apporter ◀l’▶épée ◀de▶ M. Hurtain et ◀la▶ canne ◀de▶ Bouchetière. Il a envoyé ◀l’▶épée au blessé, pour ◀le▶ dédommager des douleurs ◀de▶ sa blessure : ç’a été ◀le▶ sergent qui ◀la▶ lui a portée.
Il a fait monter ◀le▶ tambour ; lui a fait mettre ◀la▶ canne en main. Il lui a ordonné ◀de▶ ◀la▶ casser et ◀de▶ ◀la▶ jeter à ◀la▶ mer, à ◀l’▶exception ◀de▶ ◀la▶ poignée et ◀de▶ ◀la▶ chaîne ◀d’▶argent, que ◀le▶ Conseil lui donnait pour sa peine ◀de▶ ◀l’▶exécution. Cette canne était si grosse et si forte qu’il a fallu une hache pour ◀la▶ briser. Notez que sur ◀les▶ vaisseaux du roi ◀le▶ tambour est ◀le▶ maître des hautes œuvres. Tout cela s’est fait en présence de Bouchetière, qui, après une sévère réprimande, a encore eu ◀la▶ douleur ◀de▶ voir son bien dispersé, et ◀de▶ rester aux arrêts jusqu’à nouvel ordre. Quam male est extra leges viventibus ! dit Pétrone.
M. de La Chassée est vengé, et nous ne voyons plus ce qu’il faudra faire pour retenir Bouchetière, si ceci ne ◀le▶ rend pas sage. Tous ces messieurs sont retournés très contents : ◀le▶ commandeur ◀l’▶est aussi. Il m’a dit en riant que j’étais fort bon comédien, ayant bien joué mon rôle, et qu’il avait ordre ◀de▶ nous mener jeudi, M. de La Chassée et moi, à bord de ◀l’▶Amiral, où il n’y aurait que nous. Je lui ai fait présent ◀d’▶un des deux cabas ◀de▶ figues : il s’y attendait ;et m’a recommandé ◀de▶ n’en point parler. Je n’ai garde, lui destinant l’autre.
Avant leur départ, j’ai prié M. de Chamoreau ◀d’▶entrer dans ma chambre. Je lui ai montré ce qui me faisait peine dans ◀le▶ journal ◀de▶ M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy. Il m’a répondu qu’on ne pouvait pas empêcher un homme ◀d’▶écrire ; que cette pureté ◀d’▶eau, cette fraîcheur, et ◀le▶ reste, étaient également imaginaires. Je lui ai lu ensuite ◀les▶ pages 310 et 311 ◀de▶ ce journal-ci, qui ne cadrent pas avec celui ◀de▶ cet abbé. Il ◀les▶ a approuvées, et a ajouté que peut-être il avait quelque raison secrète pour cacher ◀les▶ fatigues ◀de▶ ceux qui vont aux Indes ; qu’il avait écrit bien des inutilités, et omis bien des choses essentielles, telle que ◀la▶ quantité ◀de▶ jeunes Siamois élevés pour ◀l’▶Église par messieurs des missions étrangères qui vinrent au-devant ◀d’▶eux en procession avec ◀la▶ croix et ◀la▶ bannière ; qu’il ne ◀l’▶accusait pas, pourtant, ◀d’▶avoir eu aucune mauvaise vue dans ses écritures ; mais que du moins, quand on écrivait pour ◀le▶ public, on lui était comptable ◀de▶ ce qu’on écrivait ; et qu’en ce cas, on ne devait écrire que ◀la▶ pure et naïve vérité, dépouillée ◀de▶ toute passion. Quoi qu’il en soit, a-t-il ajouté en se levant, Duval a eu raison ◀de▶ vous dire que ◀l’▶eau et ◀la▶ chaleur étaient comme cette année.
Du lundi 15 mai 1690
Bonne nouvelle ! notre troisième truie a mis bas cette nuit dix petits gorets : ils feront figure à leur tour. ◀Les▶ dimanches et ◀les▶ jeudis sont pour eux des jours mortels. C’est une manne, à ◀la▶ mer, que ces sortes ◀d’▶animaux. Nous étions à midi par vingt-sept degrés quarante-cinq minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne : il a toujours fait beau temps et bon vent. ◀Les▶ pluies ne se font plus sentir, et ◀la▶ chaleur est considérablement diminuée.
Du mardi 16 mai 1690
◀Le▶ temps s’est couvert dès ◀le▶ matin : ◀le▶ vent a presque tout à fait calmé ; ce qui fait que nous avons peu avancé. Nos pilotes [se] faisaient à midi à vingt-huit degrés quinze minutes par-delà ◀la▶ Ligne, autrement ◀de▶ latitude Sud.
Du mercredi 17 mai 1690
Notre bonite subvient à nos jours maigres ; et chacun se trouve bien ◀de▶ mon zèle et ◀de▶ mon invention. C’est aujourd’hui ◀les▶ Quatre-Temps ; et il est très vrai que sans cette bonite nous jeûnerions malgré nous, ou que nous serions obligés ◀de▶ dégarnir nos cages ; et peut-être mangerions-nous ◀les▶ poules qui nous font des œufs tous ◀les▶ jours et qu’on ne peut pas distinguer des autres, avec qui elles sont confondues. C’est ◀le▶ grand ragoût du commandeur, aussi bien que ◀le▶ lait que donne ◀la▶ seule vache qui nous reste. Il ne laisse pas cependant ◀de▶ se priver ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre, en faveur des malades. Toujours calme et temps couvert.
Du jeudi 18 mai 1690
Ce n’est pas ◀le▶ moyen ◀d’▶aller dîner chez ◀le▶ général qu’un vent ◀de▶ Sud-Est contraire et bien fort : ainsi, partie remise. ◀Le▶ temps a toujours été fort couvert, et ◀la▶ mer fort haute. Il y a eu ◀de▶ ◀la▶ tempête ici autour. Tant mieux pour nous, puisqu’elle est passée.
Du vendredi 19 mai 1690
Il a fait toute ◀la▶ nuit une pluie bien froide. Elle a fait tout à fait calmer ◀le▶ vent : peut-être qu’il reviendra bon.
Du samedi 20 mai 1690
Même temps qu’hier. Il s’est éclairci ce soir. On voit un pied ◀de▶ vent dans ◀le▶ Nord-Ouest : ce serait ce qu’il nous faudrait.
Du dimanche ◀de▶ ◀la▶ trinité, 21 mai 1690
◀Le▶ pied ◀de▶ vent ne nous a point trompés : il est venu Nord-Ouest, bon petit frais. Nous étions à midi par trente-un degrés dix minutes ◀de▶ latitude Sud. ◀Le▶ temps est beau à charmer.
Du lundi 22 mai 1690
Nous avons ce matin trouvé ◀les▶ vents ◀d’▶Ouest pur, bon frais. Nous présentons au Sud-Est pour attraper ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, et ◀le▶ vent étant largue, nous espérons avoir bientôt doublé ce cap et être dans ◀les▶ mers ◀d’▶Afrique et des Indes ou ◀d’▶Asie. Point ◀de▶ hauteur, ◀le▶ soleil n’étant pas clair à midi, étant couvert.
Du mardi 23 mai 1690
Toujours bon vent, nous étions à midi par trente-quatre degrés seize minutes latitude Sud, et trente degrés cinq minutes ◀de▶ longitude.
Du mercredi 24 mai 1690
Il a fait toute ◀la▶ nuit une pluie très forte : ◀le▶ temps est encore couvert. ◀Le▶ calme nous a pris, et ◀la▶ mer est très agitée. Nous ne pouvons nous tenir.
Du jeudi 25, jour ◀de▶ ◀la▶ Fête-Dieu
Sur ◀les▶ trois heures du matin, ◀le▶ vent ◀d’▶Ouest est revenu bon frais : nous faisons plus ◀de▶ quatre lieues par heure. ◀La▶ hauteur à midi était de même : nous courons ◀l’▶Est.
Du vendredi 26 mai 1690
Toujours beau temps, et bon vent : j’en aime ◀la▶ battologie. ◀Le▶ froid se fait sentir : on passe ici ◀d’▶un climat à l’autre du jour au lendemain ; et quoique je sois peu sensible au froid, il est certain que je n’ai pas chaud. Cela est naturel ; mais ce que je vais ajouter ne me ◀le▶ paraît pas.
On dit communément qu’il n’y a point ◀d’▶animal qui ne tende à ◀la▶ propagation ◀de▶ son espèce ; cela est vrai et naturel : mais il est contre nature que ce même animal tende à ◀la▶ détruire ; ce qui est pourtant arrivé. ◀La▶ même truie, qui mit bas ◀la▶ nuit du 14 au 15 du courant, a mangé ce matin ◀le▶ plus gros et ◀le▶ plus gras ◀de▶ ses gorets. Ce petit animal, dévoré par sa propre mère, a crié ◀de▶ toute ◀la▶ force que ◀la▶ nature lui a donnée. ◀L’▶équipage ◀de▶ quart a couru au bruit ; et, comme ◀la▶ mère ◀l’▶avait déjà presque tout englouti, on n’a pas pu lui arracher ◀le▶ reste. Son procès est fait : mais, jusqu’à ce que ◀la▶ sentence s’exécute, on ◀l’▶empêchera ◀d’▶en manger d’autres ; car on ◀les▶ lui ôtera lorsqu’ils ◀l’▶auront sucée, et pendant qu’ils ◀la▶ téteront on lui nouera ◀le▶ groin. Ce n’est point ◀la▶ faim qui ◀l’▶a poussée, car son auge était pleine : ce ne peut donc être qu’un appétit désordonné. Après cela, que ◀le▶ satirique dise,
Jamais contre un renard, chicanant un poulet,
et qu’il plaigne ◀la▶ condition des hommes ◀de▶ se faire ◀la▶ guerre ! Ses vers sont très beaux et très harmonieux, mais il s’est souvent trompé. Non, sans doute, jamais un poulet ne plaida contre un renard, ni un agneau contre un loup ; et jamais animal n’a plaidé contre un autre : ◀le▶ plus fort dévore sans formalité ◀le▶ plus faible. Je ne dis pas seulement ◀les▶ animaux ◀de▶ différentes espèces, mais ceux aussi qui sont de même espèce. ◀La▶ truie ◀d’▶aujourd’hui en est une preuve. ◀Le▶ lapin mange-t-il pas ses petits, lorsqu’il peut ◀les▶ trouver où ◀la▶ mère ◀les▶ cache ? Tous ceux qui ont été sur ◀le▶ grand banc ◀de▶ Terre-Neuve, ou sur ◀les▶ côtes du Canada et ◀de▶ ◀l’▶Acadie à ◀la▶ pêche ◀de▶ ◀la▶ morue, savent qu’on en trouve très souvent ◀de▶ petites dans ◀l’▶estomac des grosses qui ◀les▶ ont englouties. Nos poules se mangent ◀les▶ unes ◀les▶ autres : il n’y a pas ◀de▶ jour qu’il n’y en ait quelqu’une tuée, ou du moins dont ◀le▶ croupion ne soit mangé par ses voisines ◀de▶ cage. ◀La▶ guerre a été ◀de▶ tout temps : c’est un malheur attaché à ◀la▶ nature humaine, mais dont on ne doit pas lui faire un crime ; à moins que ◀de▶ vouloir blâmer ◀les▶ décrets éternels ◀de▶ ◀la▶ Providence, qui y a soumis tous ◀les▶ hommes. Ce sont ◀les▶ moyens dont on se sert qui sont blâmables.
Dès ◀le▶ commencement du monde, ils n’étaient que deux frères, peut-être l’un teigneux et l’autre galeux : je ne crois pas qu’ils eussent ◀d’▶autre peigne que leurs doigts. Toute ◀la▶ terre était à eux ; ils ne purent pourtant pas vivre en paix ; et Caïn assomma Abel. ◀Le▶ genre humain descend ◀d’▶eux, et se ressent ◀de▶ son origine. Ce n’est point ◀la▶ guerre qu’il faut blâmer, c’est ◀la▶ manière ◀de▶ ◀la▶ faire, et ◀les▶ mauvais prétextes dont on se sert pour couvrir son ambition. Je ne suis point en colère contre Despréaux ; mais on regrette à ◀la▶ mer, où on n’a pas ce qu’on voudrait, ◀les▶ choses sur lesquelles on comptait.
Du samedi 27 mai 1690
Beau temps, et bon vent. Nous étions à midi par trente-trois degrés latitude Sud, et par estime à trente-huit degrés cinquante minutes ◀de▶ longitude.
Du dimanche 28 mai 1690
Toujours même chose. Hauteur à midi trente-quatre degrés quarante minutes Sud, et trente-neuf degrés ◀de▶ longitude estimée.
Du lundi 29 mai 1690
◀Le▶ temps a toujours été couvert : on n’a point pris ◀de▶ hauteur ; cependant, nous sommes proche de terre. ◀Le▶ Dragon est allé à ◀la▶ découverte, avec ordre ◀de▶ tirer un coup ◀de▶ canon s’il ◀la▶ voit, ou s’il ◀la▶ trouve à ◀la▶ sonde. Notre premier pilote dit que pour aujourd’hui il perdra assurément sa peine : mais que, pour demain, il compte ◀de▶ sonder lui-même à dix heures du matin sur ◀le▶ banc des Aiguilles, et ◀de▶ trouver terre à ◀la▶ sonde ; et qu’il compte bien aussi ◀de▶ voir sur ◀les▶ cinq heures du soir ◀les▶ terres du cap de Bonne-Espérance. Il faut qu’il soit bien sûr ◀de▶ son fait pour s’expliquer si hautement ; car, ordinairement, ◀le▶ point ◀d’▶un pilote, c’est-à-dire ◀l’▶endroit où il se fait, ne se dit qu’au seul capitaine ; et encore, comme je ◀l’▶ai observé, cela ne se dit que tête à tête. Pour lui, il fait plus, c’est qu’il a gagé contre M. de La Chassée un atlas, qui vaut bien dix écus, contre une montre.
Du mardi 30 mai 1690
M. de Chamoreau a vainement sondé hier et ce matin. Nous avons forcé ◀de▶ voiles, dès ◀la▶ pointe du jour ; et, à dix heures juste, Lénard a trouvé fond à soixante-douze brasses. Il a eu ◀l’▶honneur ◀de▶ mettre le premier ◀le▶ signal ◀de▶ terre, et, en même temps, tous ◀les▶ vaisseaux lui ont répondu par un pavillon français à poupe. À ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ messe, M. de La Chassée a payé sa gageure avec plaisir ; je ◀l’▶ai appuyée ◀de▶ trois bouteilles ◀de▶ vin ; et ◀le▶ commandeur nous en a envoyé deux autres et ◀de▶ quoi déjeuner. Nous admirons ◀l’▶habileté ◀de▶ cet homme qui, après soixante-dix jours ◀de▶ navigation sans voir aucune terre, tant de routes différentes, et ◀de▶ différents vents, se trouve juste à son point. C’est là ce qu’on appelle un parfait navigateur. Nous avons vu dès ◀les▶ cinq heures ◀les▶ terres comme il ◀l’▶avait dit ; et demain, Dieu aidant, nous passerons à ◀la▶ vue du cap de Bonne-Espérance.
Du mercredi 31 et dernier mai 1690
M. du Quesne a mis pavillon rouge au grand mât, et a conduit ◀la▶ bande. Nous avons côtoyé ◀les▶ terres du Cap, pavillon français à poupe. Nous avons vu à midi ◀le▶ fort des Hollandais, mais ◀de▶ trop loin pour dire comment il est fait. Nous ne cherchons point leurs maisons : nous voudrions seulement trouver quelques-uns ◀de▶ leurs bâtiments. Ils nous ont vus, et nous voient bien encore, ayant passé à cinq ou six lieues ◀d’▶eux : et, outre cela, ils ont des sentinelles posées sur toutes ◀les▶ hauteurs, qui ◀les▶ avertissent des vaisseaux qui vont ou qui viennent ; ◀de▶ leur nombre, et ◀de▶ leur nation. S’ils osaient, ils viendraient à nous ; mais, ils ne prennent point ◀de▶ navires ici, à moins qu’ils n’aillent se jeter dans leur gueule, comme ont fait ◀la▶ Maligne et ◀le▶ Coche. C’est ici ◀le▶ lieu ◀d’▶en parler comme j’ai promis ci-dessus.
◀Le▶ Coche était commandé par un très brave homme, et très résolu. Il se nommait ◀d’▶Armagnan, natif ◀de▶ Saint-Malo. Il revenait des Indes, et ne savait pas que ◀la▶ guerre, par ◀l’▶invasion du prince d’Orange en Angleterre, avait été déclarée entre ◀la▶ France et ◀les▶ États Généraux ; et, pour son malheur, il avait sur son bord quatre jésuites mathématiciens qui ne ◀le▶ savaient pas non plus. Il prit envie à ceux-ci ◀de▶ faire des observations sur ◀la▶ longitude du Cap ; car, pour ◀la▶ latitude, elle est certaine. Par parenthèse, est-ce leur métier, ou devrait-ce ◀l’▶être ? Cependant, ce n’est qu’à l’appui de ces sciences profanes qu’ils se sont introduits et qu’ils se maintiennent dans tous ◀les▶ royaumes ◀de▶ ◀l’▶Asie ; qu’ils s’y sont élevés aux dignités ; et qu’ils y ont causé des révoltes des sujets contre ◀les▶ souverains, et des rébellions ◀d’▶enfants contre leurs pères. Pour en être convaincu, il ne faut que lire Tavernier et une infinité d’autres relations qui parlent des Indes. Tant de gens ◀de▶ toutes nations et ◀de▶ religions différentes ne se sont pas concertés pour inventer ◀les▶ mêmes impostures.
Pour moi, qui ai suivi ces pères, et examiné leur conduite dans ◀le▶ Canada, je suis absolument persuadé que ce n’est que ◀le▶ commerce et ◀le▶ plaisir des sens qui ◀les▶ mènent si loin ; et nullement ◀le▶ zèle ◀de▶ ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀la▶ Foi, ni ◀l’▶envie ◀d’▶attirer ◀les▶ ouailles dans ◀le▶ bercail du bon Pasteur. Je veux pieusement croire qu’il y en va quelques-uns par ce seul motif ; mais ◀l’▶expérience m’a prouvé que cette vue ◀de▶ quelques particuliers ne forme pas ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ société en général. Et cela me paraît ◀d’▶autant plus vrai que ◀la▶ même expérience me montre que ceux ◀de▶ leurs pères qui meurent dans ces pays sauvages ◀d’▶une mort violente, mais pourtant bien méritée, et dont ils font toujours des saints en Europe, ne sont véritablement martyrs que ◀de▶ leur lubricité et ◀de▶ leur avarice. Aussi sont-ce des saints indignes ◀de▶ mes bougies. Pour savoir s’ils en méritent, je n’en citerai qu’un fait, dont je parle comme témoin oculaire. Il m’écarterait trop ici ◀de▶ mon sujet : je ◀le▶ rapporterai dans ◀la▶ suite, fort persuadé que j’aurai à parler ◀d’▶eux dans ◀les▶ Indes ; et, dès à présent, je dis qu’on ◀le▶ trouvera au commencement du troisième volume.
Où ◀le▶ torrent ◀de▶ ◀la▶ vérité et ◀de▶ ma plume m’a-t-il porté ? Suis-je fou ◀d’▶attaquer une société qui fait trembler ◀les▶ têtes couronnées, et qui tient leurs jours dans sa main ? Je reviens à ceux qui étaient sur ◀le▶ Coche. ◀Le▶ pauvre M. d’Armagnan avait des pressentiments ◀de▶ ce qui allait lui arriver. On ne peut vaincre son étoile ! Ils ◀le▶ rassurèrent, et ◀le▶ menacèrent ◀de▶ ◀l’▶indignation ◀de▶ ◀la▶ société, et par conséquent ◀de▶ celle du roi et ◀de▶ Mme de Maintenon, s’il leur refusait ce qu’ils lui demandaient. Il eut beau leur apporter ◀de▶ bonnes raisons ; entre autres, qu’on ne savait si on était en paix ou en guerre : son malheur voulut qu’il se rendît. ◀La▶ Maligne alla devant, et il ◀la▶ suivit peu après. Il entra et ne vit rien qui lui donnât du soupçon. ◀La▶ Maligne avait toujours son pavillon français ; et il ne s’aperçut ◀de▶ son malheur que lorsqu’il vit trois vaisseaux en mouvement pour ◀le▶ prendre par ses côtés et son derrière : il lui était impossible ◀de▶ se défendre ; il voulut périr, et mettre ◀le▶ feu aux poudres. Il entra dans ◀la▶ sainte-barbe, ◀le▶ pistolet à ◀la▶ main ; et comme il levait ◀l’▶écoutille des poudres, un coquin ◀de▶ canonnier, qui vit son dessein, lui donna par-derrière un coup ◀de▶ pertuisane dans ◀le▶ corps, qui lui perça ◀le▶ cœur et ◀le▶ tua. ◀Le▶ pistolet lâcha : ◀les▶ Hollandais entrèrent au coup et s’emparèrent du vaisseau, qui était chargé ◀de▶ marchandises ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀de▶ deux à trois millions.
Ce fut ainsi que ces deux navires furent pris en 1688 ; et tout ce que ◀les▶ officiers purent faire fut ◀de▶ demander que ◀le▶ misérable qui avait tué son capitaine leur fut remis entre ◀les▶ mains. ◀Les▶ Hollandais ◀le▶ leur livrèrent sans difficulté. Cette petite satisfaction ne leur coûtait rien ; et ils faisaient un châtiment exemplaire, et honorable pour eux, ◀d’▶un misérable qui était cause qu’ils avaient une si belle proie sans qu’il y allât du leur. ◀Les▶ officiers lui firent son procès, et il fut pendu. Cela ne rendit pas ◀la▶ vie à ◀d’▶Armagnan, ni à ◀la▶ Compagnie son bien. Ces officiers furent honnêtement traités ; mais, ◀les▶ jésuites furent considérés comme gens auxquels ◀la▶ Compagnie hollandaise devait deux prises si riches. Aussi, ◀le▶ gouverneur qu’elle y entretient en agit à leur égard avec toute ◀la▶ gratitude possible.
C’est ici que commence ◀la▶ puissance formidable des Hollandais dans ◀les▶ Indes. Cette nation, ◀la▶ plus attachée au commerce, et qui connaît ◀le▶ mieux ses véritables intérêts, connut tout ◀d’▶un coup ◀de▶ quelle importance était ce poste, pour en faire un entrepôt aussi nécessaire que commode pour ses vaisseaux, tant en allant qu’au retour ; et résolut ◀de▶ s’en emparer, ◀de▶ quelque manière que ce fût. ◀Les▶ Anglais s’en étaient saisis ; mais ils ne ◀l’▶avaient pas assez fortifié pour ◀le▶ mettre à couvert ◀d’▶insulte. ◀La▶ Compagnie hollandaise se servit ◀d’▶un temps ◀de▶ guerre entre ◀l’▶Angleterre et ◀les▶ États Généraux, du temps ◀de▶ Cromwell. Elle y envoya huit vaisseaux bien armés, et deux mille hommes ◀de▶ débarquement. ◀Le▶ chétif fort des Anglais fut emporté : ◀la▶ Compagnie en devint maîtresse et n’a jamais voulu entendre à restitution, quelque équivalent que ◀la▶ couronne ◀d’▶Angleterre lui ait offert. ◀L’▶entrée du port est à présent mieux défendue que celle ◀de▶ Constantinople ne ◀l’▶est par ◀les▶ Dardanelles. J’ai été à celles-ci ; et, n’ayant point été au Cap, je m’en rapporte à notre premier pilote, qui a été à l’un et à l’autre.
◀La▶ Compagnie hollandaise y entretient toujours douze cents hommes ◀de▶ troupes réglées. Elle se sert du temps ◀d’▶une paix nouvellement faite, et ◀d’▶une réforme, pour choisir ◀les▶ officiers et ◀les▶ soldats qui se sont distingués et qui n’ont point ◀d’▶autre métier que celui des armes. Elle distribue ces troupes dans tous ◀les▶ endroits où elles peuvent lui être nécessaires ; et, comme elle ◀les▶ traite avec douceur et humanité et qu’elle n’a aucune acception, ni pour nation, ni pour religion, on ne doit pas s’étonner si elle est toujours bien servie et si ces troupes lui sont fidèles. Ceci est un des plus beaux endroits ◀de▶ sa politique ; et un autre, qui, à mon sens, ◀l’▶égale, supposé qu’il ne ◀le▶ surpasse pas, c’est qu’elle a obtenu des Etats Généraux que tous ces officiers et ces soldats sont, aussi bien que ◀les▶ naturels hollandais, soumis à sa juridiction, et qu’elle a sur eux droit ◀de▶ vie et ◀de▶ mort, sans rendre compte ◀de▶ sa conduite aux États Généraux.
Si elle s’applique à punir ◀les▶ fautes, elle s’attache aussi à récompenser ◀le▶ mérite, dans quelque sujet qu’il se trouve, indépendamment ◀de▶ ◀la▶ nation et ◀de▶ ◀la▶ religion. (◀Le▶ gouverneur du Cap est français, parisien, et se nomme M. Martin, nom pareil à celui du général des Français à Pondichéry, où nous allons ; et tous deux catholiques romains : je ne ◀les▶ connais ni l’un ni l’autre, quoique tous deux soient parisiens comme moi. ) Cela fait que chacun remplit exactement ses devoirs, tant par ◀la▶ crainte des châtiments que par ◀l’▶espoir des récompenses ; et on n’en a point encore vu aucun qui ait trahi ◀les▶ intérêts ◀de▶ cette sage Compagnie.
Ce pouvoir sur ses sujets attribué à cette Compagnie semblerait former une double souveraineté en Hollande. On se tromperait ◀de▶ ◀le▶ croire : elle n’en jouit que dans ◀les▶ Indes ; et non en Europe, où ◀la▶ majesté et ◀l’▶autorité des États est conservée. Il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ République que cette Compagnie jouisse ◀de▶ ce pouvoir partout où elle s’établit : elle y est plus crainte et respectée ; et ◀la▶ République s’en enrichit. On ne voit point dans ses colonies ◀d’▶officiers qui y servent mal, comme on en voit dans ◀les▶ colonies françaises, parce qu’ils y servent à contrecœur. On n’y entend point murmurer ◀de▶ servir des marchands, pendant qu’ils sont, disent ces dignes officiers français, à se divertir avec leurs garces.
Ce n’est point à moi à trouver à redire à ce que ◀le▶ roi et ◀le▶ Conseil décident sur ces colonies : cela passe ma sphère ◀d’▶activité ; mais, je crois pouvoir dire qu’un brevet ◀de▶ ◀la▶ cour n’augmente ni ◀la▶ bravoure ni ◀l’▶habileté ◀de▶ celui qui en est honoré ; pas plus que ◀la▶ robe n’augmente ◀la▶ droiture ◀d’▶un juge, ni un bonnet ◀la▶ science ◀d’▶un avocat. Cet avocat reçoit ◀le▶ bonnet carré ce matin : en est-il plus savant qu’il n’était hier ? Non : il est seulement mis en place ◀de▶ faire éclater sa science ; mais, s’il était ignorant, ce bonnet ne détruit nullement son ignorance. ◀L’▶extérieur note, ni n’ajoute, à ◀l’▶intérieur.
Je reviens aux officiers ◀de▶ ◀la▶ Compagnie hollandaise, à ◀la▶ nomination desquels ni bonnet à trois cornes ni cotillon ne contribuent en rien, et qui ne doivent leur élévation qu’à leur propre mérite et à leurs services. Ils se soutiennent par ◀les▶ mêmes moyens qui ◀les▶ ont élevés, et inspirent à leurs inférieurs une noble émulation, parce que chacun espère par ses services parvenir comme eux à des postes dont aucun ne se donne à ◀la▶ faveur. J’ose ◀le▶ dire, instruit par ma malheureuse expérience : toutes ◀les▶ compagnies et ◀les▶ colonies françaises périront, à moins que ◀le▶ roi n’abandonne absolument ◀le▶ commerce aux marchands. ◀Les▶ Compagnies en seront plus respectées, ◀le▶ commerce fleurira plus que jamais, ◀le▶ royaume s’enrichira davantage, et ◀le▶ service en sera fait avec plus ◀d’▶exactitude.
◀Le▶ roi nous avait donné des troupes pour garder Chedabouctou, dans ◀l’▶Acadie, où ◀la▶ Compagnie ◀de▶ ◀la▶ Pêche sédentaire, dans laquelle j’étais pour mon malheur intéressé, s’était fixée dans ◀l’▶enfoncement du cap de Canceau. ◀Les▶ officiers, au lieu de retenir leurs soldats dans leur devoir, ne ◀les▶ employaient qu’à traiter ◀les▶ pelleteries des sauvages ; et eux à table, ou à ◀la▶ chasse toute ◀la▶ journée, consommaient notre poudre et notre plomb. Passe pour celui-ci : il faut être occupé ; mais nos liqueurs et marchandises ◀de▶ traite, qu’ils se faisaient donner ◀de▶ force ! Encore, disaient-ils en vivant à discrétion comme dans une ville prise ◀d’▶assaut, qu’ils étaient bien malheureux ◀de▶ servir des b… ◀de▶ marchands qui étaient auprès de leur feu à se gratter ◀les▶ c… avec leurs maîtresses.
Je prie ◀de▶ me pardonner ◀l’▶expression : elle me rappelle un cruel ressouvenir ; puisque je perdis tout ce que je possédais au monde. M.de Seignelay voulait mettre ordre à cette mauvaise conduite des officiers français, mais ◀les▶ Anglais ne lui en donnèrent pas ◀le▶ temps. Notre fort était bien garni ◀de▶ trente canons bien montés, avec toutes ◀les▶ munitions nécessaires, tant de guerre que ◀de▶ bouche. Il fut pourtant, grâce à ◀la▶ vigilante conduite du gouverneur et des officiers, pris d’emblée un beau matin, 23 juin 1687, par un seul détachement ◀d’▶Anglais venu à travers ◀les▶ bois depuis ◀la▶ Hève, où ils m’avaient pris, moi, avec une barque chargée ◀de▶ pour plus ◀de▶ cinquante mille écus ◀de▶ castors, et parce que je m’étais fait tuer dix-neuf hommes, et que je ne m’étais rendu que blessé à quatre endroits, ils me conduisirent à Baston, où ils voulaient, disaient-ils, me faire pendre. Il n’est pas question ici ◀de▶ dire comment je fus traité. Je reviens à ce gouverneur du fort ◀de▶ Chedabouctou.
Il fut pris dans son lit, dormant entre des filles ou femmes sauvages, sans sentinelle, et sans tirer un seul coup de pistolet. ◀Les▶ autres officiers, sages imitateurs ◀d’▶une si judicieuse conduite, furent tout pris comme lui, ◀les▶ portes du fort étant ouvertes. ◀Les▶ trois vaisseaux qui travaillaient à ◀la▶ pêche furent pris sans résistance. ◀Le▶ fort fut détruit rez-pied, rez-terre : ◀le▶ canon fut mis sur ◀les▶ vaisseaux ; et, un mois ou environ après, je ◀les▶ vis arriver à Baston, où j’étais, avec pour plus ◀de▶ cent mille francs ◀de▶ poisson, tant vert que sec, et pour plus ◀de▶ cinq cent mille francs ◀de▶ pelleteries. Beau spectacle pour moi ! Tout a été abandonné par notre Compagnie ; et je n’y ai pas retourné depuis, y ayant été ruiné ◀de▶ fond en comble.
◀Le▶ nom ◀de▶ ce gouverneur mérite ◀d’▶être su. Il s’appelait Louis-François Duret de La Boulaye, ◀de▶ bonne famille. Il avait du service, et avait fort bien défendu ◀le▶ pont ◀d’▶Avendin en Flandre contre ◀le▶ prince d’Orange en 1677, et s’est laissé prendre comme un sot. Il est pourtant âgé au moins ◀de▶ cinquante ans. Deux femmes à cet âge ! était-ce pour ◀le▶ réchauffer en plein été ? ou avait-il ◀le▶ diable dans ◀les▶ reins ? J’ignore où il s’est retiré : M. de Seignelay ◀l’▶a fait chercher partout. Il a été condamné à être pendu ; mais, quand il ◀l’▶aurait été, que cela m’aurait-il fait ? y aurais-je rattrapé mon bien ?
Je crois que ◀les▶ choses sont à peu près de même dans ◀les▶ autres nouvelles colonies, où ◀le▶ roi envoie ses troupes ; et je crois aussi que ◀les▶ choses iraient mieux si ◀les▶ compagnies commandaient ◀les▶ troupes ; mais, malheureusement, ◀les▶ compagnies ◀de▶ commerce sont réduites en France aux remontrances et mémoires ; et ◀les▶ officiers font agir des belles qui remuent toutes pièces au bureau, et ◀les▶ informent ◀de▶ ceux qui ont écrit contre eux, ce qui leur attire des duretés. Cela m’est arrivé avec un officier gascon, nommé Lalanne. Il me brutalisa. Je fis en sorte ◀de▶ ◀le▶ trouver seul à seul en Canada. Il n’osa mettre ◀la▶ main à ◀l’▶épée : je régalai sa poltronnerie. Il repassa en France : il y fit mille contes, dont ◀le▶ rapport me déplut. Il ne croyait pas me trouver à ◀La▶ Rochelle : il m’y trouva pourtant, et avec moi ◀le▶ plus qu’il me fut possible ◀de▶ coups ◀de▶ canne, dont je lui fis publiquement présent au canton des Flamands, endroit où s’assemblent tous ◀les▶ marchands. Il avait mis ◀l’▶épée à ◀la▶ main : il me fit pitié ; je ne voulus seulement pas ◀le▶ blesser : il me ◀la▶ laissa, et se mit à fuir sous ◀le▶ gros horloge, comme un lièvre qui aurait eu trente chiens aux fesses. Je ◀la▶ cassai, et lui jetai ◀la▶ garde et ◀le▶ reste. Il me fit un beau procès : j’écrivis à M. de Seignelay ; il fut cassé, et ◀le▶ procès est resté là. Il peut ◀le▶ faire juger, si bon lui semble. Je ne m’en suis point remué, et ne m’en remuerai point encore. Il n’y a que deux ans et demi dont je parle : c’était au mois ◀de▶ janvier 1689, ◀le▶ surlendemain des Rois.
Qu’on lise ◀l’▶histoire ◀de▶ Hollande, on verra que Philippe duc ◀de▶ Bourgogne, dit ◀le▶ Bon, auquel ces pays appartenaient, fournissait ◀de▶ ses deniers sans intérêts aux marchands qui se jetaient dans ◀le▶ commerce ◀de▶ mer, pour leur faciliter ◀les▶ moyens ◀de▶ faire des entreprises plus fortes. Ce prince prévoyait que ce commerce ◀de▶ mer ferait un jour ◀la▶ richesse ◀de▶ ses États, et leur apporterait incomparablement plus ◀de▶ lustre et ◀de▶ commodités que celui ◀de▶ terre ne pourrait faire. Il accorda ◀de▶ très grandes distinctions ◀de▶ toute espèce à ceux qui s’en mêlaient, et ◀les▶ honora ◀de▶ plusieurs titres et privilèges. Voilà certainement ◀le▶ fondement ◀de▶ ◀la▶ grandeur et des richesses ◀de▶ ◀la▶ République ; présentement plus opulente seule que plusieurs souverains ensemble.
Ce sage duc ne se mêla jamais du commerce que pour y maintenir ◀la▶ paix et ◀l’▶union, et surtout ◀la▶ bonne foi. Il savait qu’il n’y avait que ◀le▶ marchand qui connaît ◀la▶ marchandise et ◀le▶ seul commerçant capable ◀de▶ soutenir et ◀de▶ gouverner ◀le▶ commerce ; qu’il fallait y être élevé dès son enfance, pour posséder l’un et l’autre. Je ne dis rien qui soit sujet à censure ; puisque tout est imprimé ; c’est ◀de▶ M. Le Noble. Je dis seulement que ce devrait être un exemple. Que ◀le▶ roi fasse ◀la▶ même chose, il verra ◀le▶ commerce fleurir ◀de▶ lui-même : ses sujets, et lui par conséquent, s’enrichir ; et ◀le▶ royaume ne sera plus obligé ◀d’▶acheter à un prix excessif ◀les▶ denrées qui lui sont nécessaires, et qu’il ne produit pas, parce qu’elles y viendront de la première main.
Je retourne au Cap. M.de Choisy a raison ◀de▶ dire dans son journal, que ◀le▶ gouverneur a été à ◀la▶ découverte. Il y a été en effet, et a transporté huit colonies à différents endroits, à plus ◀de▶ cent lieues dans ◀les▶ terres dans ◀le▶ nord-nord-ouest du fort, peu éloignées l’une ◀de▶ l’autre, afin de s’entre-secourir. Elles sont avantageusement postées sur ◀les▶ bords ◀d’▶une rivière qui se décharge dans ◀la▶ mer ◀d’▶Afrique ; à ◀l’▶embouchure ◀de▶ laquelle il entretient toujours un vaisseau, tant pour leur porter ce qui leur manque que pour rapporter ◀les▶ marchandises qu’ils traitent, et pour y retirer tout le monde, en cas que ◀les▶ gens du pays ◀les▶ obligent à se retirer : à quoi il y a peu ◀d’▶apparence, parce qu’outre que ◀les▶ Hollandais ne sont pas naturellement querelleurs, ils s’y fortifient tous ◀les▶ jours. ◀L’▶armurier que nous avons était sur ◀le▶ Coche, où ◀d’▶Armagnan fut tué. Il m’a dit qu’un Français, avec lequel il a servi en Flandres, et qui est sergent au Cap, lui a dit que c’était là que ◀les▶ Etats allaient envoyer ◀les▶ vagabonds et ◀les▶ libertins dont ◀la▶ Hollande est infectée. On appelle cela mettre tout à profit.
On pourrait faire ◀la▶ même chose : Paris seul fournirait plus ◀de▶ cinquante mille canailles qui ne font que filer et friser leur corde. Cette vermine ◀de▶ ◀la▶ capitale du royaume trouverait son châtiment dans un travail nécessaire : leurs enfants ne seraient point infectés des crimes ◀de▶ leurs parents, et peu à peu il s’en formerait ◀d’▶honnêtes gens. Cela s’est vu à ◀la▶ fondation ◀de▶ Rome, et se voit encore à Québec, dont les premiers habitants n’ont été qu’une poignée ◀de▶ bandits et ◀de▶ putains.
Le premier blé qui a été semé dans cette colonie hollandaise y est très bien venu. ◀Les▶ habitants du Cap y en recueillent, mais peu. ◀Les▶ terres sont plus propres au seigle. Ils ont tous ◀les▶ fruits que nous avons en France, mais moins succulents : ils en ont du pays, qui valent peu, verts ou mûrs, mais qui sont assez bons confits. Leur raisin est bon, savoir s’il fera ◀de▶ bon vin. On n’en a point encore pressé ; y en ayant trop peu. Leurs animaux domestiques sont comme les nôtres. Leur gibier est ◀le▶ même, mais en petite quantité, à cause des singes, qui ruinent tout, excepté ◀la▶ grosse venaison qui leur tient tête.
On m’a dit et assuré une chose que j’ai beaucoup de peine à croire : cependant, celui qui me ◀l’▶a assuré, qui est encore notre armurier, n’a point ◀d’▶intérêt à mentir, et me paraît trop simple pour inventer une fable. On en croira ce qu’on voudra : voici ce que c’est. ◀Les▶ singes du Cap sont fort grands, et fort amoureux des femmes et des filles. Cela est facile à croire : on en a vu à Paris des exemples. ◀Les▶ guenons de même taille sont aussi amoureuses des hommes : je ◀le▶ crois encore ; mais, ce que je ne crois point, c’est qu’il y ait des hommes et des femmes qui recherchent ◀les▶ embrassements ◀de▶ ces animaux. Lorsqu’un homme s’est joint à une guenon, ou une femme à un singe, ils ne doivent plus craindre ◀de▶ manquer ◀d’▶aucun des fruits que ◀le▶ pays produit, ils leur en apportent, et distinguent ◀le▶ goût ◀de▶ leur amant, ou ◀de▶ leur maîtresse, en lui en voyant manger avec ◀le▶ plus ◀d’▶appétit.
On ajoute que ces animaux ont ◀l’▶esprit ◀de▶ former des rendez-vous, où ils se trouvent à heure précise, et y apportent leurs présents ; et que ce rendez-vous est toujours dans un endroit écarté, comme s’ils avaient honte eux-mêmes ◀d’▶un si infâme accouplement. On dit encore plus ; c’est que celui, ou celle qui veut s’abandonner à eux, n’ont qu’à aller dans ◀le▶ bois, et montrer à découvert ce qui distingue ◀l’▶homme d’avec ◀la▶ femme : que ces animaux y viennent en troupe et laissent ◀le▶ choix libre à celui ou celle qui se présente, et ne vont point sur ◀les▶ droits ◀de▶ celui ou celle qui est choisi ; que ces animaux aiment avec attache, et qu’un singe s’était fait tuer en défendant sa maîtresse ◀d’▶une insulte que son mari lui faisait ; que ce mari et quatre autres furent si maltraités qu’ils en porteront des marques ◀le▶ reste ◀de▶ leur vie ; qu’ils furent obligés ◀de▶ quitter ◀la▶ place à une infinité ◀de▶ singes, accourus aux cris et au secours ◀de▶ leur camarade ; et qu’enfin ces singes ◀les▶ poursuivirent si longtemps et si vivement à coups ◀de▶ pierres et ◀de▶ bâtons, qu’il y en eut trois, entre autres ◀le▶ mari, qui eurent, l’un ◀la▶ tête, et ◀les▶ deux autres ◀le▶ bras cassé ; qu’on fut obligé ◀de▶ faire tirer ◀le▶ fusil pour ◀les▶ écarter ; qu’ils emmenèrent cette femme avec eux, qu’on n’en avait point entendu parler depuis, et que ◀le▶ lendemain on ne trouva ni herbe, ni légumes, ni fruit, dans ◀le▶ jardin, quoique très grand, ◀les▶ singes ayant tout ruiné pendant ◀la▶ nuit.
On m’a dit encore que, lorsqu’une femme porte ◀les▶ marques ◀de▶ sa brutalité, si son fruit a figure humaine et ◀les▶ cris ◀d’▶un enfant, on ◀le▶ baptise ; sinon, on ◀l’▶étouffe ; que, lorsqu’une guenon est accouchée (◀de▶ quel autre terme puis-je me servir, puisqu’elle devient grosse, ou pleine, couchée sur ◀le▶ dos comme une femme ? ), si son fruit tient plus ◀d’▶elle que ◀de▶ lui, elle ◀le▶ garde ; sinon, elle ◀le▶ remet au père, qui, pour cacher son crime, ◀le▶ tue et ◀l’▶enterre, sans que ◀la▶ guenon en voie rien ; car elle ◀l’▶étranglerait, comme cela est déjà arrivé.
Il y a des châtiments pour ceux qui sont convaincus. On oblige ◀l’▶homme ou ◀la▶ femme à indiquer ◀le▶ rendez-vous ; et on y fusille ◀le▶ singe ou ◀la▶ guenon. ◀L’▶homme est envoyé au travail du tabac, ou ailleurs, où il souffre un supplice ◀d’▶autant plus cruel qu’il ne finit qu’avec sa vie. ◀La▶ femme est remise à son mari, et on ne s’informe point ◀de▶ quel genre ◀de▶ mort elle est expédiée. Si ce mari est assez bon pour lui pardonner, c’est à elle à ne ◀le▶ pas chagriner ; car il est toujours en pouvoir ◀de▶ se plaindre qu’elle a voulu ◀le▶ tuer : il en est cru, et elle est pendue. ◀Les▶ filles sont envoyées on ne sait où : apparemment dans des endroits où leur crime est inconnu. On cache ce crime ◀le▶ plus qu’on peut, pour conserver ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ nation, qui punit avec la dernière sévérité ◀la▶ bestialité et ◀la▶ sodomie, crimes en effet dignes du feu.
Je ne donne point ceci pour véritablement vrai, ne ◀l’▶ayant ni vu, ni approfondi : on me ◀l’▶a seulement assuré ; et je répète encore que celui qui me ◀l’▶a dit n’a certainement pas assez ◀d’▶esprit pour inventer une pareille fable, et m’a fortement assuré ◀l’▶avoir appris par ◀le▶ sergent dont j’ai déjà parlé. Cela ne m’épouvanterait pas s’il s’agissait ◀de▶ quelque nation plus méridionale. Tout le monde sait qu’il n’y a point ◀de▶ Portugais qui n’ait sa chèvre favorite, et nos historiens n’ont pas jugé indigne ◀de▶ ◀la▶ gravité ◀de▶ ◀l’▶Histoire ◀de▶ remarquer que ◀les▶ paysans ◀de▶ Provence avaient brûlé toutes ◀les▶ chèvres des lieux par lesquels ◀les▶ troupes ◀de▶ Charles Quint avaient passé. ◀La▶ nature anime tous ◀les▶ animaux : chaque mâle trouve sa femelle de même espèce que lui ; mais ◀le▶ surplus au-delà ◀de▶ son espèce doit être partout purifié par ◀le▶ feu.
◀Les▶ cartes marquent ◀le▶ cap de Bonne-Espérance par trente-cinq degrés ◀de▶ latitude Sud, et quarante-trois degrés ◀de▶ longitude. Je ◀l’▶ai déjà plusieurs fois dit, cette longitude est incertaine ; et je répète encore qu’il serait fort à souhaiter que ◀les▶ jésuites donnassent leurs observations. Elles coûtent assez à ◀la▶ Compagnie pour qu’ils lui en fassent part. Nous avons ce soir chanté ◀le▶ Te Deum. ◀Le▶ soldat blessé par ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière ◀le▶ huit du courant étant hors de danger, il a été remis en liberté, et a bien promis ◀de▶ mieux vivre. Il a soupé ce soir avec nous, et fait à présent son quart.
Juin 1690
Du jeudi 1er juin 1690
◀L’▶été est à présent en France, ou peu s’en faut ; et nous sommes dans ◀l’▶hiver. Nous avons vu toute ◀la▶ journée ◀les▶ terres ◀d’▶Afrique. ◀Le▶ vent est bon et bien froid. Nous courons ◀le▶ Nord-Est, pour attraper ◀l’▶île de Madagascar, ou ◀de▶ Bourbon, par ◀la▶ pointe du Sud. Si ce vent-ci continue, nous y serons dans huit jours.
Il semble que Bouchetière veut en effet changer : il a fait aujourd’hui civilité à tout le monde. Il a même fait plus : il a été voir ◀le▶ soldat qu’il a blessé et lui a fait présent ◀d’▶un pot ◀de▶ noix confites. Cette action, qui a d’abord été sue, lui a attiré ◀les▶ applaudissements ◀de▶ tout le monde ; dont il ne se sent pas ◀de▶ joie. Cela lui a attiré, en soupant, un discours fort pathétique, de la part de M. Charmot, lequel, sans faire semblant ◀de▶ parler à lui, a fait fort bien ◀la▶ différence ◀de▶ ◀l’▶union, et ◀de▶ ◀la▶ discorde, et ◀de▶ ce que devait penser ◀de▶ sa propre conduite un homme qui se faisait universellement haïr, lorsqu’il voyait ◀la▶ douceur dans laquelle vivait un homme qui se faisait aimer. Il a fort bien pris ◀la▶ chose : et, connaissant que ◀la▶ morale n’avait que lui pour objet, il a naïvement avoué qu’il avait tort.
Du vendredi 2 juin 1690
◀Les▶ honnêtetés ◀de▶ Bouchetière continuent. Il a apporté ce matin, avant ◀la▶ prière, un flacon ◀de▶ fenouillette ◀de▶ Ré, et nous est venu quérir, M. de La Chassée et moi, pour en boire. Nous avons accepté ◀le▶ parti et en avons bu deux coups chacun : M. Le Vasseur nous tenait compagnie. ◀Le▶ commandeur, qui ne boit point ◀de▶ liqueur forte, en a pris un simple travers ◀de▶ doigt. Il en a fait boire aux pilotes et aux passagers, et voulait achever son flacon ; mais, il était ◀de▶ trop gros volume, et ◀la▶ messe qu’on a sonnée a mis fin à cette séance. Lorsqu’elle a été dite, MM. Charmot et Guisain, notre aumônier, et ◀le▶ chirurgien, en ont bu : nous autres premiers conviés en avons bu sur nouveaux frais. Conclusion, son flacon ◀de▶ cinq chopines a sauté, et il ◀l’▶a remporté vide. Il nous a à tous fort amiablement demandé notre amitié, et nous ◀l’▶en avons tous assuré, et ◀l’▶avons tous embrassé de bon cœur. Dieu veuille que cela continue. ◀Le▶ commandeur est ravi ◀de▶ ◀le▶ voir revenu ◀de▶ ses égarements ; mais, comme il dit, il faudrait qu’un homme fût pire qu’un diable pour ne pas se convertir après tant de pénitences, ◀de▶ chagrins, ◀de▶ mortifications et ◀de▶ peur.
Nous ne primes point hier hauteur, parce que nous savions où nous étions ; et aujourd’hui nous n’avons pas pu ◀la▶ prendre, parce que ◀le▶ soleil a toujours été couvert. Nous présentons à ◀l’▶Est-Nord-Est assez bon train. ◀Le▶ froid me paraît fort diminué.
Du samedi 3 juin 1690
Il semble que ◀le▶ vent veut calmer. Ce n’est cependant pas ◀l’▶ordinaire dans ces mers-ci, où ◀les▶ vents sont toujours extrêmement violents, à ce que disent tous ◀les▶ navigateurs. On a pris hauteur. Nous étions à midi à trente-deux degrés huit minutes ◀de▶ latitude Sud, et quarante-huit degrés quatre minutes ◀de▶ longitude.
Du dimanche 4 juin 1690
Il a fait calme presque tout plat toute ◀la▶ journée : nous n’avons que très peu avancé. ◀Les▶ gentilshommes du vaisseau, qui sont nos cochons ◀de▶ lait, sont excellents, et si forts qu’un seul a suffi pour donner à souper à toute ◀la▶ table : et quatorze personnes à ◀la▶ mer ne sont pas faciles à rassasier, surtout lorsqu’elles ont notre appétit.
Du lundi 5 juin 1690
Ne voulant plus faire couvrir nos truies, on avait fait couper leur verrat : nos matelots ◀l’▶ont mangé aujourd’hui à leurs deux repas. ◀La▶ hauteur ◀d’▶aujourd’hui qui est ◀de▶ trente-un degrés cinquante-cinq minutes ◀de▶ latitude Sud, et ◀de▶ quarante-neuf degrés ◀de▶ longitude, nous a fait prendre ◀la▶ route à ◀l’▶Est quart ◀de▶ Nord-Est. ◀La▶ chaleur revient.
Du mardi 6 juin 1690
Nos pilotes se font à trois degrés Sud ◀de▶ Madagascar, ou ◀de▶ ◀l’▶île Bourbon. Nous n’avons point pris ◀de▶ hauteur, parce que ◀le▶ soleil a toujours été couvert ; mais, comme ◀le▶ vent est bon et assez faible, nous porterons toute ◀la▶ nuit au Nord-Nord-Est.
Du mercredi 7 juin 1690
Il a plu toute ◀la▶ nuit comme je crois qu’il pleuvait au déluge : ◀le▶ temps est encore couvert ; et point ◀de▶ vent.
Du jeudi 8 juin 1690
◀Le▶ vent est revenu bon, et bon frais ; c’est du Sud-Ouest : nous irons toute cette nuit à petites voiles. ◀La▶ hauteur nous mettait à midi par vingt-huit degrés, seize minutes ◀de▶ latitude Sud, et cinquante-trois degrés douze minutes, ◀de▶ longitude.
Du vendredi 9 juin 1690
◀La▶ chaleur commence à être forte, et peu de vent. Je ne parle point du peu de poissons que nous pêchons. Il est bon ; mais, il ne vaut pas notre bonite, toute marinée qu’elle est. On entamera demain le dernier baril.
Du samedi 10 juin 1690
Bien petit vent, mais bon ; ◀le▶ ciel embrumé ; ce qui nous empêche ◀de▶ voir Madagascar. Nous avons pris sur nos vergues des oiseaux ◀de▶ terre ; signe certain que nous sommes proches. Ils étaient si las et si fatigués qu’ils se sont laissé prendre à ◀la▶ main. Il y en a un emplumé comme un pivois avec sa coiffe noire,
et un autre comme un bréhan, et ◀de▶ ◀la▶ même grosseur. ◀Les▶ deux autres qui ne sont pas plus gros sont ◀d’▶un gris blanc, comme ◀le▶ ventre ◀d’▶une tourterelle, ou si on ◀l’▶aime mieux gris ◀de▶ perle. Je ne ◀les▶ connais point, n’en ayant jamais vu ◀de▶ pareils. On leur a fait une cage ; je leur donnerai, peut-être, quelques grains ◀de▶ millet, pourvu que mes chardonnerets ne courent pas risque ◀d’▶en manquer.
Du dimanche 11 juin 1690
Nous avons vu ce soir ◀la▶ pointe ◀de▶ ◀l’▶île de Madagascar, du côté de Sud. et comme nous ◀la▶ côtoierons demain, je remets aussi à demain à en parler. Elle me paraît couverte ◀de▶ montagnes.
Du lundi 12 juin 1690
◀L’▶île de Madagascar est une des plus grandes que ◀l’▶Océan renferme dans son sein. Elle est plus grande que ◀l’▶Angleterre seule et détachée ◀de▶ ◀l’▶Écosse et ◀de▶ ◀l’▶Irlande. Elle est surnommée ◀de▶ Bourbon, parce que sous ◀les▶ auspices du cardinal de Richelieu et du maréchal ◀de▶ ◀La▶ Meilleraye, auquel Louis XIII en donna ◀la▶ propriété, ◀les▶ Français s’y établirent en 1635, sous ◀le▶ gouvernement ◀de▶ M. de Flavacourt, sous ◀le▶ nom duquel a été donnée au public une relation très circonstanciée des mœurs, des coutumes, et du génie des habitants ◀de▶ cette île. Ainsi, je n’en ferai aucune description ; ◀d’▶autant moins que n’y ayant point été je ne peux ◀la▶ connaître que par ce qu’on m’en a dit, ou par ◀la▶ lecture : et je n’en parlerais point du tout, n’était que je crois pouvoir hasarder mes conjectures, comme M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy, qui n’y a point été non plus, a hasardé les siennes.
Cette île peut avoir trois cent vingt lieues ◀de▶ long sur soixante-dix ◀de▶ large. Sa pointe dans ◀le▶ Sud est par vingt-six degrés, trente minutes ◀de▶ latitude Sud : et son extrémité dans ◀le▶ Nord-Est est à onze degrés ; ce qui, à raison de vingt lieues par degré, lui donne cette longueur ◀de▶ trois cent vingt lieues. Sa largeur du côté de ◀l’▶Ouest commence, suivant ma carte, à soixante-onze degrés, trente minutes, ◀de▶ longitude du méridien, et finit dans ◀l’▶Est au quatre-vingtième degré ◀de▶ ◀la▶ même longitude ; ce qui lui donnerait une largeur ◀de▶ cent quatre-vingt-dix lieues : mais, comme elle est située Nord-Est et Sud-Ouest, quatre fois plus longue que large, je ne lui donne que ◀la▶ largeur ◀de▶ son terrain, et non pas celle des degrés où ces deux extrémités sont situées ; et ◀les▶ trois degrés et demi que je lui donne ◀de▶ large dans toute sa longueur reviennent à cette largeur ◀de▶ soixante-dix lieues, à ◀la▶ même raison ◀de▶ vingt lieues par degré. Si on multiplie sa longueur par sa largeur, on trouvera qu’elle contient vingt-deux mille quatre cents lieues carrées, ◀de▶ quoi ◀l’▶Angleterre n’approche pas. Je ne donne pas cette dimension pour juste : il faudrait pour cela que je ◀l’▶eusse mesurée par ◀les▶ règles ◀de▶ géométrie.
Il y a dans cette île plusieurs havres bons et sûrs, tant dans ◀l’▶Est que dans ◀l’▶Ouest. ◀Le▶ meilleur n’est pas celui où ◀les▶ Français s’étaient établis ; ils étaient dans ◀le▶ Sud-Est ◀de▶ ◀l’▶île, et ◀le▶ bon Est dans ◀le▶ Sud-Ouest. Toute ◀la▶ mer, qui borde cette île, est pleine ◀de▶ poissons ◀de▶ toutes sortes. ◀Les▶ rivières qui s’y déchargent en sont remplies : ◀le▶ saumon, ◀la▶ truite, ◀le▶ brochet, ◀la▶ carpe, ◀la▶ tanche, ◀la▶ perche, ◀l’▶anguille ◀d’▶eau douce et ◀de▶ mer, ◀l’▶alose, et d’autres que ◀les▶ Européens ne connaissent pas, y sont communs et bons. ◀Les▶ eaux des rivières y sont salubres, et quantité ◀de▶ sources y forment des étangs naturels remplis ◀de▶ poissons, et des prairies toujours vertes fournissent largement ◀le▶ pacage à une infinité ◀de▶ bœufs ou taureaux, vaches, chevaux, ânes et autres animaux sauvages, mais non malfaisants.
◀Les▶ bois y sont tels que ceux ◀d’▶Europe, mais plus durs : ils sont liants et flexibles. Il y en a quantité qui rendent ◀de▶ ◀la▶ poix et ◀de▶ ◀la▶ rousine : ainsi, on y peut facilement construire des vaisseaux, et même ◀les▶ armer, puisqu’il y a des mines ◀de▶ fer et d’autres métaux. ◀Les▶ fruits ◀de▶ toutes sortes qui y viennent en abondance, et sans culture, y croissent meilleurs qu’en Europe. Ces bois sont remplis ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ gibier, et ◀de▶ bêtes fauves, toutes bonnes à manger. Il n’y croît aucun animal malfaisant, ni lions, ni tigres, ni loups, ni ours, pas même des serpents, ni des lézards. Un printemps, un été, et un automne perpétuels règnent ici : ◀l’▶hiver seul y est inconnu. Ils ne sont sujets pendant toute ◀l’▶année qu’à un vent impétueux, qui dure trois ou quatre jours, et qu’on nomme ouragan1. Ce vent a son temps fixé ; c’est toujours à ◀la▶ fin ◀de▶ février, ou au commencement ◀de▶ mars : ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶année est tranquille, et il n’y souffle ◀de▶ vent qu’autant qu’il en faut pour tempérer ◀l’▶ardeur et ◀la▶ chaleur du soleil.
Ils ne cultivent que du maïs qui est ce que nous appelons en France blé ◀de▶ Turquie : ◀le▶ reste ne leur coûte que ◀la▶ peine ◀de▶ ◀le▶ ramasser à terre, ou ◀de▶ ◀le▶ cueillir aux arbres, où ils montent comme ◀les▶ chats. C’est ◀de▶ cette île ◀d’▶où vient ◀la▶ tubéreuse, inconnue en France il n’y a pas plus ◀de▶ cinquante ans. ◀La▶ chasse et ◀la▶ pêche y sont abondantes. Ainsi, ils ont tout à souhait, et mènent suivant ◀la▶ nature une vie tout heureuse.
Après avoir dit ce qu’il y a ◀de▶ bon sur cette île, il faut dire aussi ce qu’il y a ◀de▶ mauvais. On peut en dire ce que ◀les▶ Italiens disent du royaume ◀de▶ Naples, que c’est ◀le▶ paradis terrestre ; mais qu’il est habité par des diables. Ce pays est sans contredit un des plus heureux que ◀le▶ soleil éclaire ; mais, ◀les▶ habitants sont ◀les▶ plus perfides, ◀les▶ plus traîtres et ◀les▶ plus cruels ◀de▶ tous ◀les▶ hommes ; supposé que ◀le▶ nom ◀d’▶homme puisse et doive se donner à qui n’a rien ◀d’▶humain que ◀la▶ figure. ◀La▶ charité et ◀l’▶hospitalité leur sont absolument inconnues ; ne connaissant pas même ◀l’▶humanité, se tuant ◀de▶ sang-froid pour rien. Leur plus grand plaisir est ◀l’▶effusion du sang : aussi en voit-on très peu mourir ◀d’▶une mort naturelle.
◀La▶ justice, ◀l’▶ombre même ◀de▶ ◀la▶ justice y est méprisée. Plus des trois quarts des Français et d’autres Européens qui y étaient passés ont été assassinés en trahison par ces peuples féroces : et ◀le▶ reste a été obligé ◀de▶ se retirer dans ◀l’▶île de Mascarey, à deux cents lieues d’ici dans ◀l’▶Est, pour éviter leur totale destruction ; ces peuples ne leur permettant ni ◀de▶ semer ni ◀de▶ recueillir, et tuant à ◀la▶ flèche ceux qui sortaient hors du fort, où ils étaient comme incessamment assiégés. Ils tracent dans ◀les▶ bois, comme ◀les▶ bêtes fauves, et grimpaient aux arbres comme des écureuils, sitôt qu’on allait à eux ; de sorte que, ◀de▶ ◀l’▶aveu des Français, ils ◀les▶ ont forcés ◀de▶ tout abandonner, sans qu’on ait jamais tué qu’un seul homme : et, quelque paix qu’on ait faite avec eux, et quelque serment qu’ils eussent fait ◀de▶ ◀l’▶entretenir, on n’a jamais pu fixer ni leur cruauté, ni leur mauvaise foi.
◀L’▶abbé de Choisy croit que ces peuples viennent de quelque vaisseau turc, qui se sera perdu au voyage ◀de▶ ◀La▶ Mecque ; et, pour faire échouer ce vaisseau sur cette île, il lui trace un chemin par ◀la▶ mer ◀d’▶Ormus et ◀la▶ mer Rouge, en homme savant dans ◀la▶ mappemonde et très peu instruit des peuples qui habitent ◀les▶ bords ◀de▶ ces mers. Comme son sentiment n’est fondé que sur ses conjectures, et qu’il ne me paraît pas un docteur irréfragable, je crois pouvoir aussi donner les miennes suivant mon sentiment très contraire au sien.
Je ne parle point des bestiaux qui ont multiplié dans ◀l’▶île, ◀les▶ vaisseaux qui y ont abordé pouvaient en avoir aussi bien que nous qui venons de bien plus loin. Je parle seulement des habitants pris in globo. Si ce sont gens qui viennent de ◀la▶ secte ◀de▶ Mahomet, ils n’ont pas pu y apporter ◀l’▶usage des sacrifices sanglants, ni ◀de▶ victimes humaines, qui certainement sont abhorrés parmi ◀les▶ sectateurs ◀de▶ Mahomet, ◀d’▶Ali, ◀d’▶Omar, ou des autres qui ont interprété son Alcoran. Bien loin que ces sacrifices ◀de▶ victimes humaines soient établis dans cet Alcoran, ils y sont détestés ; et je ne me souviens pas que jamais Mahomet, dont j’ai lu ◀la▶ vie, aussi bien que son Alcoran, ait sacrifié qu’un mouton sur ◀la▶ même montagne où ◀les▶ Arabes tiennent par tradition qu’Abraham voulut sacrifier Isaac. Ainsi, ◀de▶ ce côté-là, ce ne peuvent point être des mahométans qui ont les premiers habité cette île.
De plus, ◀d’▶où seraient venus ces vaisseaux ? Ce ne peut point être ◀d’▶Afrique. Toute ◀la▶ côte ◀de▶ Mozambique, celle ◀d’▶Ajan, ne connaissent aucune religion. ◀L’▶Abyssinie n’est point mahométane. Seraient-ils venus du sein persique, ou ◀de▶ ◀l’▶Arabie heureuse ? Ils se seraient éloignés ◀de▶ ◀La▶ Mecque. Seraient-ils venus de Turquie ? ◀Les▶ Turcs n’ont jamais rien possédé, et ne possèdent rien encore sur ◀l’▶Océan. Seraient-ils venus de Perse ? Nullement : puisque ◀les▶ pèlerins ◀de▶ Perse à ◀La▶ Mecque viennent par ◀les▶ caravanes, et traversent ◀les▶ déserts ◀de▶ ◀la▶ Mésopotamie et ◀de▶ ◀l’▶Arabie. ◀Le▶ Mogol, ◀le▶ Pégu, ◀le▶ royaume ◀de▶ Siam, celui ◀de▶ Tonkin et ◀la▶ Chine sont idolâtres, et ne connaissent ◀de▶ Mahomet que son nom. Ainsi, ce ne peut point avoir été des vaisseaux mahométans qui sont venus à Madagascar, dont ◀les▶ habitants ne connaissent nullement Mahomet, quoiqu’ils professent une espèce ◀de▶ religion qui semble tenir du mahométan ; mais ◀le▶ fondement ◀de▶ cette religion leur est absolument inconnu. ◀D’▶où viennent donc ces premiers habitants ? Je ne sais ; et si ◀la▶ navigation avait jamais été en usage dans ◀le▶ Mozambique, c’est-à-dire depuis ◀l’▶empire ◀de▶ Monomotapa jusqu’au Zanguébar compris, je croirais que ces peuples viendraient de là, et en auraient apporté ◀la▶ férocité ; mais, ◀le▶ trajet ◀de▶ l’un à l’autre est trop long pour avoir cette idée. J’en ai une autre que j’expliquerai bientôt.
Il me suffit ◀de▶ faire voir, contre ◀le▶ sentiment ◀de▶ M. de Choisy, que très certainement ce ne sont point des vaisseaux mahométans qui ont fondé ◀la▶ peuplade. J’ajouterai encore qu’il n’est pas vraisemblable que, depuis sept cents ans au plus que ◀les▶ mahométans vont ◀de▶ si loin en pèlerinage à ◀La▶ Mecque, leur faux prophète n’étant mort que vers ◀le▶ milieu du septième siècle, et ◀les▶ pèlerinages n’ayant commencé que vers ◀le▶ douze, ◀le▶ peu de femmes qu’ils avaient avec eux aient assez multiplié pour faire un peuple si nombreux : quand même on voudrait supposer, pour gagner du temps, que ◀les▶ vaisseaux qui ont abordé à cette île ont été les premiers, qui, dès ◀le▶ commencement ◀de▶ cette fureur ◀de▶ dévotion, se sont mis à ◀la▶ mer pour aller à ◀La▶ Mecque par un chemin plus prompt et plus aisé que celui des déserts. ◀Les▶ habitants ◀de▶ cette île sont en effet si nombreux, malgré leurs fréquents sacrifices humains et ◀les▶ enfants qu’ils laissent et font périr volontairement, comme je ◀le▶ dirai bientôt, que tous ceux qui y ont été, dont il y a deux à bord, et ◀les▶ Français qui en sont sortis pour se retirer à Mascarey, et M. de Flavacourt, ou ◀Le▶ Noir pour lui, assurent tous que ce nombre passe ◀l’▶imagination.
Si, après ce que je viens de dire au sujet de M. de Choisy, je peux ajouter mes conjectures sur ◀l’▶origine ◀de▶ ces insulaires, ne pourrait-ce pas être un essaim ◀de▶ ces Amalécites, qui après avoir été vaincus par ◀le▶ peuple ◀d’▶Israël, furent obligés ◀d’▶accepter ◀la▶ circoncision, et qui s’étant plusieurs fois révoltés, furent enfin contraints ◀d’▶abandonner leur pays et ◀de▶ se disperser par toute ◀la▶ terre, comme ◀les▶ Juifs ◀le▶ font aujourd’hui ? Et qui se joignant aux Arabes, certainement descendus ◀d’▶Ismaël, et maîtres ◀de▶ ◀la▶ mer Rouge, auront voulu chercher sur cet élément des retraites et des asiles plus tranquilles que leur pays natal ?
Ne pourrait-ce pas être encore quelqu’un ◀de▶ ces vaisseaux que Salomon envoyait lui chercher ce précieux or ◀d’▶Ophir, qu’il destinait à ◀la▶ décoration et à ◀l’▶enrichissement du temple qu’il édifiait à Jérusalem à ◀l’▶honneur ◀de▶ Dieu, suivant ◀le▶ commandement ◀de▶ David son père ? Lequel or notre armurier, et un marchand natif ◀de▶ Lyon, versé dans ◀la▶ monnaie, et qui passe avec nous, croient être ◀le▶ même métal dont ◀le▶ roi de Siam a envoyé ◀de▶ si beaux vases au roi. Ne se peut-il pas que quelqu’un ◀de▶ ces vaisseaux, parti ◀d’▶Egypte par ◀la▶ mer Rouge, ait été pris vers ◀l’▶île de Zocotora par un vent ◀de▶ Nord-Est, et qu’il ait été poussé sur celle ◀de▶ Madagascar, où il aura fait naufrage ? Ne se peut-il pas qu’il y ait eu sur ces vaisseaux des Amalécites secrets et cachés, comme il y a présentement en France une infinité ◀de▶ calvinistes qui paraissent suivre ◀la▶ religion dominante, quoique dans ◀le▶ cœur ils en soient très éloignés ? Ne se peut-il pas que ces Amalécites fussent de même, et qu’ils se soient replongés dans leur idolâtrie lorsqu’ils se seront vus assez forts pour ne plus craindre ◀les▶ Juifs ? Ne se peut-il pas que ◀la▶ nécessité ◀de▶ vivre ensemble, et ◀le▶ besoin ◀d’▶un secours mutuel, ◀les▶ aura obligés ◀de▶ se tolérer ◀les▶ uns ◀les▶ autres ? Ne se peut-il pas que leurs enfants, par une éducation commune et inculte, aient en même temps sucé ◀les▶ deux religions, et que par ◀la▶ suite des temps ils ne s’en soient fait qu’une (si je puis nommer religion un amas confus ◀d’▶erreurs qu’ils n’entendent, ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres) ; qu’ainsi ils aient retenu ◀la▶ circoncision des Juifs, ◀l’▶idolâtrie etles sacrifices sanglants des Amalécites, et ◀la▶ perfidie, ◀la▶ cruauté, ◀l’▶avarice et ◀l’▶impureté des deux nations : vices qui leur sont familiers, et qui ◀le▶ sont encore en Syrie, en Palestine et en Judée, qui sont ◀les▶ pays ◀d’▶où leurs ancêtres seraient venus ? Je consens à n’être point cru sur ◀la▶ Judée. Je m’en rapporte à ce qu’en diront ceux des cordeliers français qui ont été à JérusaleM. C’est leur ordre qui y a ◀la▶ garde du Saint Sépulcre. J’y ai été, et sais ce qui en est.
Au sujet des sacrifices sanglants, il ne faut pas m’objecter qu’ils étaient en usage parmi ◀les▶ Juifs : à l’égard des bêtes, j’en conviens ; mais je nie ◀les▶ victimes humaines. On ne doit pas tirer à conséquence ◀l’▶exemple ◀de▶ Saül, qui voulut faire mourir Jonathas son fils pour avoir mangé un rayon ◀de▶ miel ; ou celui ◀de▶ Jephté, qui sacrifia sa fille. ◀Les▶ Juifs ne voulurent point consentir au sacrifice ◀de▶ Jonathas, et ils ne s’y seraient pas opposés si ç’avait été un point ◀de▶ leur religion. On sait que ◀de▶ tous ◀les▶ peuples du monde, ◀les▶ Juifs ont été, et sont encore, ◀les▶ plus attachés à leurs cérémonies. Saint Paul ◀le▶ dit : c’est assez pour n’en point douter. Ainsi, en s’opposant à Saül, ils empêchaient un filicide, méprisaient un vœu indiscret et ne faisaient rien ◀de▶ contraire à leur religion. A ◀l’▶égard ◀de▶ Jephté, ils ne ◀l’▶empêchèrent point ◀de▶ sacrifier sa fille ; non par un principe ◀de▶ religion, mais parce qu’ils ne regardaient point dans cette fille ◀l’▶héritier présomptif ◀de▶ ◀la▶ couronne, Jepthé n’étant pas roi, comme ils ◀le▶ regardèrent depuis dans Jonathas, fils ◀de▶ leur roi. Ils ◀le▶ laissèrent sacrifier, et regardèrent ce sacrifice comme ◀l’▶effet ◀d’▶un vœu indiscret ◀d’▶un père particulier, qui n’intéressait que lui et sa famille, et nullement ◀la▶ religion et ◀la▶ conscience ◀de▶ ◀la▶ nation. Jephté ne fut pas même pressé ◀de▶ ◀l’▶accomplir : il ne faut que lire ◀le▶ texte sacré.
J’ignore dans quel endroit ◀de▶ ◀l’▶écriture ◀les▶ descendants ◀d’▶Aaron ont trouvé qu’il leur était permis ◀de▶ prêter leur ministère à ◀de▶ semblables sacrifices, quand Dieu ne ◀les▶ demandait pas par ◀la▶ bouche ◀de▶ ses prophètes. Je n’en trouve aucun vestige, ni dans ◀l’▶Exode, ni dans ◀le▶ Deutéronome : je crois cependant que c’est là que cette permission devrait se trouver. Moïse n’y aurait pas omis cet article, s’il avait été ◀de▶ ◀la▶ Loi : il est entré dans ◀le▶ détail ◀d’▶une infinité ◀de▶ faits bien moins graves.
Ce ne peut donc pas être des juifs, non plus que des mahométans, que ces insulaires ont eu ◀l’▶usage ◀de▶ ces sacrifices humains, puisqu’ils ne sont point ◀de▶ ◀la▶ Loi ni ◀de▶ ◀l’▶Alcoran, qu’ils ne ◀les▶ ont jamais pratiqués et ne ◀les▶ pratiquent point encore. ◀Les▶ Juifs dirent-ils pas à Pilate, qui voulait leur remettre ◀le▶ Sauveur, pour ◀le▶ juger suivant leur Loi, Nobis non licet interficere quemquam, en saint Jean chap. 18. v. 31 ? Ce ne peut donc être que des Amalécites, chez lesquels ces sacrifices étaient fréquents, surtout ◀de▶ leurs ennemis et ◀de▶ leurs propres enfants. Ces Amalécites pouvaient avoir avec eux ◀de▶ leurs sacrificateurs, aussi bien que ◀les▶ Juifs, comme nous avons des aumôniers ; et chacun aura voulu continuer son ministère. Gens ◀de▶ telle Église, ◀de▶ telle religion, et ◀de▶ tel culte que ce soit, n’ont jamais su se rien céder. ◀Les▶ prêtres amalécites auront voulu continuer leurs sacrifices ◀d’▶enfants : chacun des pères aura voulu, au commencement, dans un peuple si peu nombreux, sauver le sien ; et ◀le▶ mélange des deux cultes s’étant insensiblement fait, ◀le▶ diable, qui pousse toujours du mal au pis, leur aura persuadé à tous que ces sacrifices ◀d’▶enfants sont méritoires devant Dieu : et leurs prêtres leur en auront si bien fait un point fondamental ◀de▶ religion qu’insensiblement ils se seront accoutumés, non seulement à souffrir ces exécrables sacrifices, mais encore à porter leurs enfants eux-mêmes, pour être sacrifiés sur ◀les▶ lieux hauts, n’ayant véritablement ni temples ni idoles.
◀De▶ là vient ce nombre prodigieux ◀d’▶enfants qui meurent en sortant des entrailles ◀de▶ leur mère. Encore, s’il n’y avait que ces sacrifices qui fissent périr ces innocents, on pourrait trouver à leurs pères et à leurs mères une espèce ◀d’▶excuse sur leur faux zèle et leur aveuglement ; mais où en trouver à ce que je vais ajouter ? C’est que ◀les▶ tilles se font publiquement avorter.
On voit partout ◀de▶ ces malheureuses, et on en a toujours vu. ◀L’▶infidélité, ◀la▶ bassesse ◀d’▶un amant, ◀la▶ honte, ◀la▶ peur ◀de▶ perdre sa réputation, et mille autres raisons humaines, ◀les▶ précipitent dans ◀le▶ désespoir et ◀les▶ portent à ces crimes horribles. Ces raisons n’ont ici aucun lieu. ◀La▶ théologie dit que, Nemo malus quoad malum, en effet, personne ne se porte au mal que pour ◀l’▶utilité ou pour ◀le▶ plaisir qu’il y trouve. ◀Les▶ filles ◀de▶ Madagascar n’y trouvent ni l’un ni l’autre. Un amant ne leur fait point ◀de▶ honte : au contraire, plus une fille a eu à faire à ◀d’▶hommes différents, plus elle est estimée, et plus tôt elle trouve un épouseur. (Ceci est encore une preuve qu’ils ne descendent point des mahométans, jaloux au suprême degré). ◀Le▶ nombre ◀d’▶amants auxquels ces filles se sont prostituées se connaît par celui des houppes ou glands ◀de▶ coton qui pendent au bas d’un jupon qui ne va que jusqu’au genouil ; et, la première fois qu’un garçon se joint à elle, il lui en donne un qu’elle met en vue : ils sont tous ◀de▶ différentes couleurs ou façons, afin que chacun puisse reconnaître le sien. Lorsqu’un homme leur plaît, elles ◀le▶ convient ; et, plaise ou non, on n’en est jamais refusé. ◀Les▶ hommes mariés en approchent peu ; mais ils ont plusieurs femmes : lequel vaut ◀le▶ mieux ? Ces malheureuses, comme j’ai dit, se font avorter. Ce n’est ni ◀la▶ honte ni ◀l’▶infidélité ◀d’▶un amant qui en est ◀la▶ cause. Ce n’est point ◀la▶ peur ◀d’▶être obligées ◀de▶ nourrir et ◀d’▶élever leurs enfants : un peu de mousse fait leur lit, et ◀la▶ nourriture ne coûte rien.
Quae prima institua teneros avellere foetusDigna fuit meretrix arte perire suâ.
Ovide a raison : j’en dis autant. Ce ne sont pas ◀les▶ seules filles, qui se défont ◀de▶ leurs enfants : ◀les▶ femmes mariées en font autant, mais ◀d’▶une autre manière. Quand ces innocents sont nés, elles ◀les▶ portent à leurs prêtres, qui en tirent ◀l’▶horoscope ; et ◀le▶ sort ◀de▶ ces innocents dépend ◀de▶ leur ignorance ou ◀de▶ leur caprice. Si cet horoscope est heureux, ◀la▶ mère garde son enfant ; s’il est sinistre, elle ◀le▶ met au pied ◀d’▶un arbre, et ◀l’▶abandonne à ◀la▶ voracité des corbeaux ou d’autres animaux carnassiers par qui ces innocents sont déchirés tout vivants. D’autres, plus pitoyables, ◀les▶ jettent à ◀la▶ rivière ou dans un étang : ils y souffrent moins ; mais, aussi bien que ◀les▶ autres, ils servent ◀de▶ pâture aux bêtes.
Ce n’est certainement point des Juifs, qu’ils ont pris cette damnable coutume ◀de▶ faire mourir leurs enfants, et ◀de▶ consulter ◀les▶ devins. Au premier cas, une femme passait pour maudite lorsqu’elle n’avait point ◀d’▶enfants, ou que cet enfant mourait au berceau. Si cela avait été autrement, ◀la▶ postérité serait privée ◀de▶ ce fameux jugement que Salomon rendit entre deux femmes qui se disputaient un enfant vivant à ◀la▶ place ◀d’▶un autre que sa mère avait innocemment étouffé. Ces deux femmes avaient donné des preuves ◀de▶ leur fécondité ; leur honneur ◀de▶ ce côté-là était hors ◀d’▶atteinte : mais, c’était qu’une femme était déshonorée quand son enfant ne vivait pas. Je me souviens ◀d’▶avoir lu un commentaire fait par un rabbin sur ◀le▶ Livre des Rois et traduit en latin, dans lequel ◀le▶ procès ◀de▶ ces deux femmes est rapporté dans ◀le▶ sens que je viens de dire : et roulait, non sur ◀la▶ mort ◀de▶ ◀l’▶enfant, quoiqu’il s’agissait ◀de▶ découvrir celle qui avait étouffé le sien, mais sur ◀le▶ déshonneur qu’une mère souffrait par ◀la▶ mort, dans un sujet si jeune, et ◀le▶ mépris qu’on avait pour elle.
Puisque sans dessein je suis tombé sur ce rabbi, je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire que son traducteur fait une remarque sur ce jugement, qui est que Salomon n’est louable que ◀de▶ ◀l’▶invention qu’il trouva ◀de▶ discerner ◀la▶ véritable mère : que du reste, il ne fallait qu’un peu ◀d’▶humanité pour adjuger cet enfant à celle qui voulait qu’on lui conservât ◀la▶ vie, préférablement à celle qui voulait qu’on ◀le▶ coupât en deux. J’en ai assez dit pour prouver que cette coutume ne vient ni des juifs ni des mahométans.
Celle ◀de▶ consulter ◀les▶ devins n’en peut pas venir non plus : ◀les▶ Turcs ◀les▶ abhorrent ; et ◀la▶ ferme croyance qu’ils ont dans ◀la▶ prédestination rend chez eux inutiles toutes ◀les▶ sciences qui regardent ◀l’▶avenir. Ils ont toujours rejeté et rejettent encore toutes sortes ◀de▶ divinations, et même ◀l’▶astrologie. Mahomet leur défend ◀d’▶entreprendre ◀de▶ pénétrer ◀le▶ futur : ainsi, ces devins ne viennent point des mahométans.
Ils ne viennent point des juifs, quoiqu’ils en puissent venir, étant certain qu’il y en avait plusieurs en Judée, lesquels Saül dispersa si bien qu’il eut beaucoup de peine à en trouver lui-même, pour évoquer ◀l’▶ombre du prophète Samuel. Je n’entrerai point dans ◀la▶ discussion ◀de▶ savoir si ce fut véritablement à l’ombre de Samuel ou à démon que Saül parla : il en a été fait plusieurs traités aussi pieux que savants.
Il ne s’agit point ici du pouvoir des sorciers : il s’agit, qu’en supposant ◀le▶ temps du règne ◀de▶ Salomon pour époque du naufrage ◀de▶ ces vaisseaux à Madagascar, et que ces vaisseaux s’y soient effectivement perdus, ◀les▶ juifs n’ont pas apporté avec eux ni des sorciers, ni ◀la▶ maudite coutume ◀de▶ ◀les▶ consulter ; ◀d’▶autant moins qu’ils avaient encore devant ◀les▶ yeux ◀la▶ mort funeste et récente ◀de▶ leur roi Saül, qui avait été rejeté ◀de▶ Dieu, uniquement pour avoir osé, par ◀le▶ ministère ◀d’▶une pythonienne, évoquer du tombeau ◀l’▶âme ◀de▶ Samuel.
Il se peut que ◀les▶ Amalécites, qui étaient avec eux, et dont j’ai parlé, fussent adonnés à ◀la▶ vanité ◀de▶ ces sciences (◀les▶ païens, ◀les▶ gentils, et ◀les▶ idolâtres, ◀les▶ ont toujours cultivées, et ◀les▶ cultivent encore), et que ◀les▶ Juifs se confondant avec ces idolâtres amalécites, leurs descendants à tous, s’y soient adonnés par un penchant naturel au mal.
Je n’ai dit tout ce que je viens de dire que sur ◀de▶ simples possibilités, et sur ◀de▶ simples et faibles conjectures : ainsi, on en croira tout ce qu’on voudra. Je ne ◀le▶ donne pas pour vrai. D’ailleurs, ◀l’▶origine ◀de▶ ces peuples m’est trop indifférente pour en parler davantage.
C’est dans cette île que règne utraque Venus, qui, bien loin ◀d’▶être réprimée, est augmentée par ◀les▶ pères et ◀les▶ mères qui se font un plaisir ◀de▶ voir leurs enfants ◀de▶ sept à huit ans se joindre ensemble, sans distinction ◀de▶ frère à frère, ou ◀de▶ frère à sœur ; pas plus qu’ils en font ◀de▶ père à fille, et ◀de▶ fils à mère ; et, pour douter ◀de▶ ceci, il faudrait donner ◀le▶ démenti à tous ◀les▶ Européens qui ont été dans cette île et à tous ceux qui en ont écrit, et entre autres aux mémoires ◀de▶ M. de Flavacourt. Nous allons bien, avec bon vent ◀de▶ Sud-Ouest, nous portons au Nord-Nord-Est, pour attraper ◀les▶ îles ◀d’▶Amzuam.
Du mardi 13 juin 1690
Nous avons dîné aujourd’hui à ◀l’▶Amiral, ◀le▶ commandeur, M. de La Chassée et moi. On ne peut pas plus rire, et plus boire. Il fait bien chaud ; mais nous avons beau temps. Nous étions à midi par vingt-trois degrés huit minutes : ainsi, ◀le▶ tropique du Capricorne est passé.
Du mercredi 14 juin 1690
Toujours beau temps et bon vent : nous allons bien ; point ◀de▶ hauteur.
Du jeudi 15 juin 1690
◀Le▶ vent calma un peu hier au soir, et nous a donné une petite pluie qui a duré ◀la▶ nuit et ce matin. ◀Le▶ temps s’est éclairci sur ◀les▶ onze heures, et ◀le▶ vent est revenu, dont nous n’avons pas perdu un souille, parce que nos voiles mouillées ◀l’▶ont retenu. Nous avons pris hauteur : nous étions à midi par vingt-un degrés douze minutes latitude Sud, et quatre-vingts degrés vingt minutes ◀de▶ longitude.
Du vendredi 16 juin 1690
Toujours vent bon : nous allons bien. Nous étions à midi par vingt degrés huit minutes ◀de▶ latitude Sud.
Du samedi 17 juin 1690
◀Le▶ vent a un peu calmé : ◀le▶ soleil caché, et ◀de▶ ◀la▶ pluie, et chaleur.
Du dimanche 18 juin 1690
Il a plu beaucoup hier et aujourd’hui jusque vers ◀les▶ neuf heures du matin que ◀le▶ temps s’est éclairci : ◀le▶ vent s’est jeté au Nord-Est, directement contraire à notre route. ◀La▶ hauteur nous mettait à midi à dix-huit degrés cinq minutes ◀de▶ latitude Sud.
Du lundi 19 juin 1690
Calme tout plat. ◀Le▶ vaisseau a roulé et roule encore ◀d’▶une force épouvantable ; parce que ◀la▶ mer est fort agitée, et qu’il ne fait pas un souffle ◀de▶ vent pour nous soutenir ; outre cela, nous avons reculé au lieu d’avancer. Nous étions hier à dix-huit degrés, cinq minutes latitude Sud. Je ne parle point ◀de▶ ◀la▶ longitude, parce qu’elle est toujours incertaine ; et aujourd’hui ◀la▶ hauteur nous renvoie à dix-neuf degrés, ce qui fait une différence de plus ◀de▶ dix-huit lieues. ◀Les▶ pilotes en rejettent ◀la▶ faute sur ◀les▶ courants, qui, disent-ils, nous ont été contraires. Je ne peux rien dire contre une prévention invétérée : ils me seraient favorables ici, pour mon opinion sur ◀la▶ forme du monde ; mais ◀les▶ pilotes ◀les▶ mettent à trop ◀d’▶usages pour me persuader qu’ils soient tels qu’ils ◀les▶ entendent partout. Nous allons du côté de ◀la▶ Ligne, ou du sommet du monde : par conséquent nous montons. ◀Le▶ vent ne nous pousse pas vers cette Ligne, ou ce sommet : il n’a pas même ◀la▶ force ◀de▶ nous soutenir, et nous redescendons ; c’est que nous obéissons à ◀la▶ pente, et que toutes choses cherchent ◀le▶ centre.
Du mardi 20 juin 1690
◀Le▶ vent est revenu Sud-Ouest vers ◀les▶ six heures du matin, assez frais pour nous avancer ; mais ◀le▶ ciel toujours pommelé n’a pas permis ◀de▶ prendre hauteur. Nos vaisseaux sont si proches qu’on se parle à ◀la▶ voix.
Du mercredi 21 juin 1690
Nous avons porté fort peu de voiles cette nuit, de crainte de donner sur ◀les▶ îles ◀d’▶Amzuam, ou ◀de▶ Jean de Nove, dont on se croit proche. Il fait parfaitement beau et ◀le▶ vent est bon ; mais, ne voulant pas trouver ce que nous ne cherchons pas, nous n’en avons point profité, et avons été doucement.
Autre sottise des pilotes ; c’est une île flottante. Plusieurs vaisseaux se sont perdus dessus, y ayant été donner debout au corps, faute de s’en méfier ! C’est ce qu’ils disent :
Et moi j’enrage,
Se peut-il qu’il y ait au monde une île flottante, seulement connue par des naufrages ? Je n’en crois, et je n’en croirai jamais rien, à moins qu’on ne me donne ◀la▶ même preuve convaincante que je demande sur San-Porandon des îles des Canaries, page 161. Cependant, comme il ne se faut rien reprocher, et que des vaisseaux tels que les nôtres ne doivent point être hasardés ◀de▶ gaîté ◀de▶ cœur, nous avons comme j’ai dit fait peu de voiles ◀la▶ nuit passée, et en ferons encore moins celle-ci.
On défère à ◀l’▶avis et aux ridicules préventions des pilotes sur leurs îles flottantes ; et j’y trouve, moi, si peu de vraisemblance, ou plutôt un si grand ridicule, que je suis étonné comment des gens ◀de▶ bon sens, et qui se piquent ◀d’▶esprit, peuvent donner dans des visions si romanesques et si enfantines. Je conviens qu’il y a des îles flottantes, supposé que ce qu’on va lire en soit.
◀La▶ mer, par ses brisements, son flot et jusant, ou si ◀l’▶on veut son flux et reflux, peut caver et miner sous terre des endroits dont ◀le▶ dessus ou ◀la▶ superficie est couverte ◀d’▶arbres, qui, étant liés ensemble par leurs racines réciproques, peuvent être ensemble détachés ◀de▶ ◀la▶ terre et entraînés au large par ◀les▶ vents, qui, comme dans des voiles, s’engouffrent dans ◀les▶ branches et ◀les▶ feuilles ◀de▶ leur cime, et être poussés par un vent, tantôt ◀d’▶un côté, tantôt ◀de▶ l’autre. Cela peut arriver, et arrive en effet très souvent dans ◀le▶ nord-est du Canada, surtout à ◀l’▶embouchure du fleuve ◀de▶ Saint-Laurent. J’en ai une fois trouvé sur ◀le▶ Grand Banc, à plus ◀de▶ six-vingts lieues ◀de▶ terre : mais, ces prétendues îles flottantes ne conservent leur consistance que jusqu’à ce que ◀la▶ mer ait dissous et séparé ◀la▶ terre qui raliait [sic] ces arbres dans leurs racines ; et, à mesure que cette terre se délie, ◀les▶ arbres, sans contrepoids au pied qui entretienne leur liaison, tombent comme des quilles : et ce qui paraissait une île n’est rien moins.
Cependant, cette île prétendue aura été aperçue ◀le▶ soir par tous ◀les▶ gens ◀d’▶un vaisseau qui aura, à cause ◀d’▶elle, retardé sa marche. ◀La▶ solution ◀de▶ cette île se sera faite ◀la▶ nuit, et ainsi, ne paraîtra plus ◀le▶ lendemain. ◀La▶ voilà baptisée île flottante : ◀le▶ pilote également timide et ignorant aura jeté sa ridicule vision sur son journal ; et ceux qui seront venus après lui auront, sur ◀la▶ foi ◀de▶ ce journal et ◀le▶ rapport des matelots, pris pour une vérité ce qui n’était qu’une chimère, et se seront figuré un corps réel au lieu d’un fantôme.
En effet, ◀l’▶homme cherche partout du merveilleux : il lui en faut, et tel est ◀l’▶orgueil ◀de▶ ◀l’▶esprit qu’il croit s’élever au-dessus ◀de▶ ◀la▶ nature dans ◀le▶ temps même qu’il s’abaisse à des puérilités, sans s’en apercevoir ! C’est ainsi que ◀les▶ erreurs se pullulent.
Fama loquax quae veris addere falsa
Gaudet, et e minimo sua per mendacia crescit.
Je ne trouve personne, qui ait vu cette île, non plus que l’autre ; et tout le monde veut qu’elles existent. J’ai tâché ◀de▶ faire comprendre ◀l’▶impossibilité ◀de▶ cette existence. Je trouve pour objection ◀la▶ puissance ◀de▶ Dieu ; point qui sauve ◀les▶ ânes, et leur ignorance. Je n’ai pas fait vœu ◀de▶ désabuser des gens ◀d’▶une erreur qu’ils idolâtrent.
Du jeudi 22 juin 1690
◀Le▶ Dragon, qui était allé à ◀la▶ découverte, a fait signal ◀de▶ terre sur ◀les▶ trois heures, et nous avons vu Moali, à soleil couchant. Son atterrage et ◀l’▶entrée étant pleins ◀de▶ roches, nous n’y entrerons que demain. Notre premier pilote, qui seul a été à cette baie, et seul sur qui on puisse faire fond, est allé coucher au Gaillard, et conduira toute ◀l’▶escadre, qui ◀le▶ suivra ◀le▶ beaupré sur ◀l’▶arcasse.
Du vendredi 23 juin 1690
Nous sommes entrés ce matin à Moali. Je vas à terre faire préparer une tente pour nos malades, au nombre ◀de▶ seize, presque tous attaqués du scorbut. Je n’écrirai plus que sous ◀les▶ voiles.
Juillet 1690
Du samedi 1er juillet 1690
Nous sommes tous rembarqués avec ample provision ◀de▶ bœufs, cabris, poules, fruits, légumes, bois, et eau. Plus ◀de▶ malades : il n’y est mort aucun homme ◀de▶ ◀l’▶escadre ; signe évident que ◀l’▶air ◀de▶ cette île est très pur et très salubre. On n’a remporté qu’un seul malade : c’est le premier enseigne ◀de▶ M. du Quesne, nommé M. de La Ville-aux-Clercs. On ◀le▶ fait fils naturel ◀de▶ M. ◀le▶ duc ◀de▶ Lédiguière : cela ne peut être, puisqu’il est plus vieux que lui. Pour son frère, passe ; car, M. de Lédiguière, mort en 1682, a été sur ◀l’▶article un maître sire. Quoi qu’il en soit, celui-ci est très mal, attaqué ◀d’▶une dysenterie depuis Saint-Yago, et qui provient, dit-on, ◀d’▶avoir eu à Brest une maîtresse tigresse, moins pitoyable et moins humaine que sa mère. Il faut qu’un homme soit diablement fou pour se livrer jusqu’à intéresser sa santé. ◀Le▶ marquis du Misanthrope a raison.
Je suis persuadé qu’on vaut son prix comme elles.
Ces sortes ◀d’▶amour à ◀la▶ Céladon me choquent comme ◀le▶ diable ; parce que je crois qu’un homme ◀d’▶esprit ne doit regarder ◀les▶ dames que comme un simple amusement, et que c’est pure folie ◀de▶ s’y attacher jusqu’à en perdre ◀le▶ repos.
Sans leurs épines cruelles,
Quels écarts je fais ! J’en rougis. Nous comptons ◀de▶ mettre demain matin à ◀la▶ voile ; et je remets à demain ce que je sais ◀de▶ Moali.
Du dimanche 2 juillet 1690
Nous avons mis à ◀la▶ voile à ◀la▶ pointe du jour. ◀L’▶île de Moali est une ◀de▶ celles qu’on nomme îles ◀de▶ Jean de Nove, ou ◀d’▶Amzuam : elle est éloignée ◀de▶ celle-ci ◀de▶ dix à douze lieues dans ◀le▶ Sud. Elle a dans ◀l’▶Est à environ sept ou huit lieues une autre île, nommée Gommore ; et ces îles sont toutes également saines et fertiles. Moali, qui est celle dont nous sortons, a environ neuf à dix lieues ◀de▶ tour, et contient beaucoup de peuple pour sa grandeur. ◀Les▶ géographes ◀la▶ mettent par quatre-vingt-six degrés trente minutes ◀de▶ longitude, et à huit degrés quarante-cinq minutes latitude Sud.
◀Les▶ habitants en sont bien faits, et presque tous ◀d’▶une taille au-dessus ◀de▶ ◀la▶ moyenne. Leur noir est olivâtre. Ils ont ◀les▶ cheveux noirs et longs ; plusieurs ◀les▶ ont ondés et annelés ; peu ◀les▶ ont plats : et je n’en ai vu aucun qui ◀les▶ ait en tonsure ◀de▶ mouton, comme ◀les▶ nègres ◀de▶ Guinée, qui ne sont pas rares à Paris. Mme de Lédiguière, ◀la▶ douairière, en a huit, qui lui servent ◀de▶ valets ◀de▶ pied.
◀Le▶ havre ou mouillage est dans ◀le▶ sud-ouest ◀de▶ ◀l’▶île, ◀d’▶une très bonne tenue, sur un sable rempli ◀de▶ coquillages. On mouille par vingt-deux à vingt-quatre brasses ◀d’▶eau. Ce havre est ◀d’▶une entrée très difficile, ◀d’▶une mer unie ; et du vent ◀d’▶Ouest, tel qu’il en soufflait lorsque nous y entrâmes, il y eut vendredi huit jours, il n’offre à ◀la▶ vue qu’un passage et qu’un atterrage aisé. Cependant, ce n’est du côté du Nord que des rochers et des battures à fleur ◀d’▶eau, qui ont fait périr bien des vaisseaux : et dans ◀le▶ Sud, c’est une barre ◀de▶ pareilles roches, aussi à fleur ◀d’▶eau, qui continue près ◀d’▶une lieue sans paraître, étant couverte ◀de▶ ◀la▶ mer à quatre ou cinq pieds ◀de▶ profondeur ; et un vaisseau qui aurait ◀le▶ malheur ◀de▶ donner dessus ne s’en relèverait assurément jamais. ◀La▶ véritable entrée est entre ces deux barres, et ne paraît pas avoir, à ce que dit Lénard, plus ◀d’▶une bonne portée ◀de▶ fusil ◀de▶ large. C’est ◀la▶ difficulté ◀de▶ ce canal, ou entrée, qui empêche plusieurs vaisseaux ◀d’▶y aller prendre des rafraîchissements, quoiqu’ils y soient à beaucoup meilleur compte qu’à Amzuam, où ils vont ordinairement, parce que ◀l’▶entrée et ◀la▶ sortie du havre sont ouvertes et sans aucun risque.
Quand on a paré ces deux barres, on découvre une grande place ◀de▶ terre, grave, ou pelouse, dans ◀le▶ sud-est ◀de▶ ◀l’▶entrée sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer : elle est bordée ◀de▶ bois, et son enfoncement paraît une forêt très épaisse. C’est sur cette grave que nous avons campé fort commodément. ◀Le▶ chirurgien et moi y avons toujours resté et couché, aussi bien que ◀les▶ autres écrivains et chirurgiens des vaisseaux, dont ◀les▶ capitaines ne sont que trois ou quatre fois descendus à terre, restant à bord pour faire embarquer ◀l’▶eau, ◀le▶ bois, ◀les▶ bestiaux et ◀les▶ autres rafraîchissements qu’on y envoyait, et aussi pour être à portée ◀de▶ sortir, si quelque vaisseau ennemi avait paru.
◀L’▶endroit pour faire ◀de▶ ◀l’▶eau est extrêmement difficile, parce que c’est une eau ◀de▶ source qu’il faut aller chercher dans ◀le▶ bois, comme à Saint-Yago, pas si loin effectivement, par un chemin infiniment plus rude, puisqu’il faut faire passer ◀les▶ barriques sur des roches brutes. On en vient pourtant à bout ; mais ce n’est pas sans bien ◀de▶ ◀la▶ peine. Certainement ◀les▶ matelots y fatiguent beaucoup ; mais, comme on ◀les▶ change à chaque chaloupée, c’est-à-dire à chaque voyage, leur fatigue est ◀d’▶autant plus supportable qu’ils sont parfaitement bien nourris, ne manquant ni ◀de▶ viandes fraîches, à telle sauce qu’ils veulent ◀les▶ mettre, ni ◀de▶ légumes, ◀de▶ fruits, et d’autres rafraîchissements.
◀Le▶ travail du bois est celui des soldats, qui sont également nourris, et qui n’ont ◀d’▶autre fatigue que ◀d’▶abattre et ◀d’▶apporter ce qu’ils ont abattu jusque sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer, où ◀les▶ matelots ◀l’▶embarquent. Comme ◀le▶ bois borde ◀la▶ mer, ces soldats n’ont au plus que vingt pas à apporter. Y ayant plusieurs ◀de▶ ces soldats qui tirent bien, ils allaient à ◀la▶ chasse pour ◀les▶ autres ; et, outre ce qu’ils réservaient pour leur plat, ils fournissaient ◀les▶ tables des navires. Je fournissais la mienne ; et M. de La Chassée, qui avait soin ◀de▶ ne me pas laisser manquer ◀de▶ vin, y a fait plusieurs bons repas : ◀le▶ commissaire, ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière, et presque tous ◀les▶ autres officiers des vaisseaux, ◀les▶ ont trouvés bons. Landais et ◀le▶ soldat ◀de▶ M. de La Chassée étaient nos cuisiniers ; et le premier, effronté comme un comédien, disait à tous ceux qui venaient, ◀d’▶apporter chacun leur bouteille, et ◀les▶ avait mis sur ce pied, et avait taxé ◀les▶ écrivains du roi à deux bouteilles chacun : sans cela, point ◀d’▶assiettes ni ◀de▶ serviettes. J’avais du vin plus qu’il ne m’en fallait ; mais, c’était ce qu’il ne disait point. ◀Le▶ dedans ◀de▶ ◀la▶ terre est rempli ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ gibier à plume. Ils leur donnent des noms qui me sont inconnus, mais tous excellents. Ceux que je connais sont ◀la▶ cigogne, ◀le▶ faisan, ◀la▶ poule pintade et ◀de▶ bruyère, ◀la▶ perdrix rouge, ◀le▶ pigeon ramier, ◀la▶ tourterelle, ◀le▶ perroquet ◀d’▶une infinité ◀de▶ sortes, ◀le▶ becfigue qui est une espèce ◀d’▶ortolan, ◀la▶ grive, et quantité d’autres, qui y sont très communs et qui ne coûtent que ◀le▶ plaisir ◀de▶ ◀les▶ tirer. Je n’y ai point vu, ni entendu dire, qu’il y eût du gibier à poil : ◀le▶ pays est trop humide pour en produire ; et tout ce que j’y ai vu qui vienne de terre, ce sont deux hérissons, pareils à ceux qu’on trouve dans ◀les▶ montagnes ◀d’▶Auvergne. J’en ai envoyé un à bord, et mangé l’autre dans ma tente, avec d’autres, qui, comme moi, ◀l’▶ont trouvé très délicat. Il est vrai que pour en dissiper ◀le▶ sauvageon, j’avais fait laver ◀le▶ dedans du corps avec du vinaigre, aussi bien que ◀la▶ fressure qui devait lui servir ◀de▶ farce, et ◀l’▶avais fait saler et poivrer du jour au lendemain.
◀La▶ mer fourmille ◀de▶ poisson ◀de▶ toutes espèces ; on en a pris à rompre ◀les▶ filets : ◀la▶ dorade remporte sur tout.
Il y a des chauves-souris, qui méritent leur article. Elles sont faites comme les nôtres, et sont grosses comme un gros pigeon ◀de▶ volière. Elles ne perchent point, ne se fourrent pas dans des trous, et ne descendent point à terre. Sitôt que ◀le▶ soleil est couché, elles vont chercher leur pâture par ◀le▶ vuide ◀de▶ ◀l’▶air ; savoir ce qu’elles y trouvent, et ◀de▶ quoi elles se nourrissent, c’est ce que je ne sais point. Elles volent toute ◀la▶ nuit ; et ◀le▶ matin, environ un quart d’heure avant que ◀le▶ soleil se lève, elles se suspendent par ◀la▶ queue à des branches ◀d’▶arbres : et, pendant ◀la▶ journée, quiconque ◀les▶ voit peut facilement croire, comme je ◀l’▶ai cru d’abord, que ce sont ◀de▶ gros fruits prêts à tomber ◀de▶ ◀l’▶arbre. Ces animaux sont si communs qu’on en voit par vingtaine sur ◀la▶ même branche. Je me suis assez souvent fait un plaisir ◀de▶ lâcher un coup de fusil sur ◀la▶ file. Celles qui n’étaient point blessées restaient où elles étaient ; celles qui étaient mortes tombaient ; et celles qui étaient seulement blessées, après quelques vols incertains dans ◀l’▶air, tombaient aussi. Lorsqu’elles étaient à terre, elles se jetaient ◀de▶ tous côtés à ◀l’▶aventure ; de sorte que je suis convaincu qu’elles sont aveugles pendant ◀le▶ jour et voient clair dans ◀la▶ nuit.
Je voudrais bien trouver un naturaliste qui me donnât une raison solide et convaincante pourquoi toutes ◀les▶ bêtes à quatre pieds : chevaux, ânes, bœufs, chiens, chats, rats, souris, lièvres, lapins, et tous ◀les▶ autres, voient clair ◀la▶ nuit aussi bien que ◀le▶ jour ? Pourquoi il y en a d’autres qui ne voient clair que ◀le▶ jour, et point ◀la▶ nuit : tels sont ◀les▶ oiseaux ; d’autres, qui ne voient clair que ◀la▶ nuit, et point ◀le▶ jour : chauves-souris, chats-huants, chouettes, et c. , ◀le▶ tout par un attribut que ◀la▶ nature a attaché à leur espèce sans aucun secours étranger, et hors ◀d’▶eux-mêmes ; et pourquoi aussi il y en a, tel est ◀l’▶homme, qui ne voient jamais clair par eux-mêmes, et ont besoin ◀d’▶un secours étranger, du soleil, ◀de▶ ◀la▶ lune, des étoiles, ou ◀d’▶un flambeau ? Preuve encore ◀de▶ ◀la▶ sotte vanité ◀de▶ ◀l’▶homme, et du peu de préférence que ◀la▶ nature lui donne sur ◀les▶ autres animaux, auxquels elle est sans doute plus libérale qu’à lui. Trouvez-le-moi, ce naturaliste : il me ferait plaisir, et me tirerait ◀de▶ mon incertitude ; et je n’admirerais plus ◀le▶ sonnet ◀de▶ M. de Saint-Évremond, que j’ai rapporté à ◀la▶ page 160. Je laisse là ◀la▶ morale : je m’y abîme assez seul, sans vouloir faire entrer personne dans mes idées, qui n’opéreront jamais rien ; parce que ◀l’▶homme ne s’étudie pas soi-même avec assez ◀d’▶attention, et qu’entraîné par son ridicule amour-propre, il s’adjuge ◀la▶ prééminence sur toutes ◀les▶ autres espèces et s’en tient servilement à son jugement sans vouloir approfondir que ◀les▶ animaux qu’il nomme brutes ont droit ◀d’▶en appeler au tribunal ◀de▶ leur commun Créateur. Quid prosunt haec scripta, lecta, et intellecta, dit saint Bernard, nisi temetipsum legas, et intelligas ? Da ergo operam, ut cognoscas te ipsum.
Outre ◀le▶ gibier, qui est ici très commun parce qu’il n’est point ◀chassé▶, ils ont des bœufs en très grande quantité. Ces animaux sont bons, et ◀d’▶un bon suc. Ils ont entre ◀les▶ épaules une loupe, ou espèce ◀de▶ loupe, que ◀les▶ matelots nomment graisse, mais qui n’est rien moins : elle donne à ◀la▶ soupe un fort bon goût, et c’est tout ; car du reste, elle est dure etcoriace : et, toute cuite qu’elle puisse être, il n’y a que ◀les▶ matelots capables ◀de▶ ◀la▶ manger ; et ◀de▶ quoi ne mangeraient-ils pas ? ◀Les▶ chauves-souris dont j’ai parlé leur sont-elles échappées ? N’en ai-je pas fait jeter ? Je crois que ◀le▶ diable rôti, bouilli, grillé, traîné par ◀les▶ cendres, laisserait ses grègues sous leurs dents.
◀Les▶ insulaires ont outre cela des cabris qui valent beaucoup mieux que ceux ◀de▶ Saint-Yago, quantité ◀de▶ poules et ◀de▶ canes ; et c’est ce qu’ils vendent aux Européens pour ◀de▶ ◀l’▶argent ◀d’▶Espagne, car celui ◀de▶ France n’a point ◀de▶ cours ici. Ils ne ◀le▶ trouvent pas ◀de▶ bon aloi : aussi n’en est-il pas. Ceux qui veulent sauver ◀l’▶honneur ◀de▶ nos monnaies, et couvrir ◀les▶ mauvaises matières qu’on met dans ◀le▶ métal, ou plutôt qu’on y mêle et qui en diminuent ◀le▶ carat, disent, tel est ◀le▶ Lyonnais dont j’ai parlé, que notre argent est uniquement refusé parce qu’il porte ◀le▶ portrait ◀d’▶un homme, et que toute représentation ◀d’▶homme est en horreur en Orient. Cela est faux : ◀les▶ louis ◀de▶ cinq sols, fabriqués par Varrin, étaient ce qu’on pouvait porter de plus courant en Turquie et en Perse. Et ici, ils prenaient ◀de▶ nos écus français à un tiers ◀de▶ perte ; c’est-à-dire trois pièces ◀de▶ trente sols pour une piastre ; et ils m’ont rendu à moi-même ces trois pièces ◀de▶ trente sols pour une piastre. C’est qu’ils fondent toutes ◀les▶ espèces et en font des lingots ; et qu’ils trouvent un tiers ◀de▶ perte sur les nôtres. À l’égard de ◀l’▶altération ◀de▶ nos monnaies, je m’en rapporte à trois témoins irréprochables : aux Hollandais, à nos orfèvres et à ◀la▶ confrontation des espèces fabriquées du temps ◀de▶ Louis XIII, avec celles qu’on a fabriquées depuis.
Ce que ces insulaires prennent encore volontiers en paiement, c’est ◀le▶ fer, et surtout du papier à écrire, qu’ils ne prodiguent pas. Il n’y a point ◀de▶ matelot qui n’ait eu à notre arrivée une poule pour une feuille et un cabri pour six, et ◀les▶ légumes à proportion ; mais, ◀les▶ Français allant toujours à ◀l’▶enchère l’un sur l’autre, ◀le▶ tout avait triplé ◀de▶ prix à notre départ. Toutes ces viandes sont bonnes ; mais il faut ◀les▶ manger sitôt qu’elles sont abattues, ou au plus tard dans ◀le▶ midi du lendemain parce qu’elles sont bientôt corrompues, étant nourries dans un pays extrêmement humide et ne mangeant que des herbages spongieux. Elles y contractent beaucoup ◀d’▶humeurs, qui véritablement en augmentent ◀le▶ suc et ◀le▶ goût, mais aussi qui y causent une prompte corruption par ◀la▶ chaleur du climat. Ils ne vendent aucune vache, je dirai ◀la▶ raison qui m’en a paru lorsque je parlerai ◀de▶ leur religion.
Ce pays a cela ◀de▶ commun avec Madagascar et ◀les▶ autres îles et terres qui sont entre ◀les▶ tropiques, que ◀l’▶hiver seul y est inconnu, et que ◀les▶ trois autres saisons y règnent. Il abonde en toutes sortes ◀de▶ fruits et ◀de▶ légumes que nous avons en Europe, et en produit une infinité d’autres que nous ne connaissons pas. ◀L’▶orange, ◀le▶ citron, ◀la▶ grenade, ◀la▶ pomme, ◀la▶ poire, ◀l’▶abricot, ◀la▶ pêche, ◀le▶ pavie, ◀les▶ prunes, en un mot tout ce que nous connaissons, mais moins bons, n’étant ni entés, ni éclaircis, ni cultivés ; ◀la▶ figue, comme en Italie et en Provence, plus grosse et ◀de▶ meilleur goût ; il y en a peu, ◀les▶ insulaires ne sachant pas ◀les▶ accommoder. ◀Les▶ olives y viennent aussi grosses qu’en Portugal : il yen a peu par ◀la▶ même raison. Leur raisin peu commun monte à ◀la▶ cime des arbres : ◀la▶ tige n’est ni taillée ni cultivée. ◀Les▶ grains en sont gros comme ◀le▶ pouce et sont couverts ◀d’▶une peau tirant sur ◀le▶ violet et ◀l’▶amarante. Ce raisin vaut du moins notre muscat : ◀le▶ grain est plus long que rond. Ils ont entre autres un fruit que ◀les▶ matelots nomment figue, mais qui n’en est pas : ce fruit vient sur un arbuste par grappes ou par régimes, comme nos groseilles rouges. Chaque fruit est gros comme ◀le▶ haut du pouce et long comme ◀le▶ doigt, séparé l’un ◀de▶ l’autre ◀d’▶un travers ◀de▶ doigt, l’un ◀d’▶un côté l’autre ◀de▶ l’autre, et chaque grappe en porte depuis douze jusqu’à vingt. On ne ◀le▶ mange que mûr ; car, lorsqu’il est vert, il est aigre et âcre : cependant, on ◀le▶ cueille vert et on pend ◀la▶ grappe. ◀Les▶ grains se mûrissent comme sur ◀la▶ tige, cependant moins délicats : on connaît qu’ils sont en maturité lorsque ◀la▶ peau est jaune. Cette peau est comme une petite écorce, aussi fine que celle ◀d’▶une pêche un peu trop mûre : elle s’enlève de même, et laisse ◀le▶ fruit seul, propre et sans eau. C’est un des plus délicats mangers qui croissent dans tout le monde ; et, si je n’avais pas mangé ◀de▶ ◀l’▶ananas, dont je parlerai bientôt, je dirais que ce fruit, l’un des plus savoureux qu’on puisse manger, ◀l’▶emporte sur tous ◀les▶ autres ; mais, à mon goût, ◀l’▶ananas ◀l’▶emporte sur lui. Je ne puis mieux comparer ces figues qu’à ◀la▶ pâte ◀d’▶abricot : celui-ci n’approche qu’imparfaitement du goût naturel et ◀de▶ ◀la▶ délicatesse des autres. ◀Les▶ melons ◀de▶ terre et ◀d’▶eau ne leur manquent point. ◀Les▶ fraises et ◀les▶ framboises sont, je crois, ◀les▶ mauvaises ronces du pays ; mais il faut aller dans ◀le▶ bois pour ◀les▶ trouver : ◀les▶ insulaires n’en apportent point au camp. Si leur raisin était propre à faire du vin, et qu’ils en eussent une assez grande quantité, je dirais que ces îles seraient un petit paradis terrestre. ◀Les▶ palmiers qui y sont communs leur fournissent une espèce ◀de▶ vin, qu’ils appellent tari ; il est ◀de▶ ◀la▶ couleur du petit-lait et jaunit en vieillissant et en s’éventant. Son goût est piquant et agréable, mais, ce qu’il a ◀de▶ meilleur, c’est qu’il est très sain et très rafraîchissant, et excellent pour remettre des soldats et des matelots, dont ◀le▶ corps doit être bien échauffé par ◀les▶ salaisons et ◀l’▶eau-de-vie, dont il a été nourri depuis longtemps. On tient qu’il est souverain contre ◀le▶ scorbut ◀de▶ mer. Nous n’avons effectivement plus ◀de▶ malades, et tout le monde ◀de▶ ◀l’▶escadre s’en est bien trouvé, sans distinction ◀d’▶officiers, matelots ou soldats.
◀Le▶ coco mérite un moment ◀d’▶attention. C’est ◀le▶ père nourricier ◀de▶ ◀l’▶homme frugal, qui peut y trouver, et qui y trouve en effet, ◀de▶ quoi boire et ◀de▶ quoi manger, et ◀de▶ quoi se mettre à couvert des injures du temps par ◀les▶ cordes et ◀la▶ toile qu’il peut faire ◀de▶ ◀l’▶écorce ◀de▶ ◀l’▶arbre et du fruit. Je n’ai point vu ◀de▶ cocotier plus haut que quatorze ou quinze pieds ; il yen a pourtant, à ce qu’on dit, qui en ont plus ◀de▶ vingt. ◀Le▶ fruit et ◀les▶ feuilles forment ensemble un bouquet au haut ◀de▶ ◀l’▶arbre. Quand ce fruit tombe ◀de▶ lui-même, il est meilleur que lorsqu’on rabat, parce qu’il est en parfaite maturité : lorsqu’on veut ◀l’▶avoir, il ne faut que secouer ◀l’▶arbre, ou y jeter une pierre. On coupe ◀la▶ queue du fruit et on ◀le▶ perce à deux des trois trous, qui ne sont bouchés que par une écorce fort tendre. L’un des deux sert à passer ◀le▶ vent, et l’autre à boire à même ◀la▶ liqueur qui y est renfermée. Elle est très bonne, et a un petit goût ◀d’▶aigreur très agréable, comme ◀de▶ citron, mais moins âcre. ◀Le▶ dedans ◀de▶ ce fruit (ordinairement gros du contour des deux mains ; puisqu’il tient ordinairement et en maturité trois demi-setiers ◀de▶ liqueur, mesure ◀de▶ Paris) est rempli ◀d’▶une pâte qui tient à son bois, et qui est épaisse ◀de▶ ◀la▶ moitié du petit doigt. Cette pâte est blanche et a ◀le▶ goût ◀de▶ nos noisettes : elle est bonne et nourrissante et je ne crois pas qu’un homme puisse en manger à un repas plus qu’un coco en contient. Ainsi, ce fruit assure ◀la▶ vie ◀d’▶un homme frugal.
Cet homme peut trouver dans ce qui couvre ◀le▶ fruit une espèce ◀de▶ filasse qu’il peut façonner pour son usage corporel. Cette filasse est véritablement bien moins fine que notre chanvre ; et je ne doute point, sur ◀le▶ travail que j’en ai fait moi-même par curiosité, que ce qu’on nommait haires et cilices dans ◀les▶ anciens, anachorètes ou ermites ◀de▶ ◀la▶ Thébaïde, n’ait été des tuniques fabriquées et tissées ◀de▶ ces filaments ; et je ◀le▶ crois ◀d’▶autant plus que, suivant ◀les▶ relations des voyageurs, ◀les▶ cocos sont encore très communs dans ◀la▶ Thébaïde. ◀L’▶écorce ◀de▶ ◀l’▶arbre en fournit de plus grossiers, qui peuvent servir à faire des lits et des cordes pour ◀les▶ suspendre ; et ◀le▶ tronc ◀de▶ ◀l’▶arbre peut fournir ◀les▶ côtés et ◀les▶ quatre piliers.
Avant que de quitter ◀l’▶article des arbres et des arbustes, il est juste que je parle ◀de▶ ◀l’▶ananas. C’est sans contredit ◀le▶ roi des fruits ; aussi, ◀la▶ nature ◀l’▶a-t-elle couronné. Il vient seul sur une tige, ◀le▶ gros en bas : sa figure est celle ◀d’▶un ouf, ou plutôt ◀d’▶une pomme ◀de▶ pin. ◀De▶ sa pointe, qui est en haut, sort une autre petite tige, qu’on coupe et qu’on remet en terre où elle prend racine et produit un autre ananas : ainsi successivement ce fruit renaît ◀de▶ lui-même. Cette petite tige, qui sort du fruit, est ornée ◀de▶ petites feuilles qui s’élèvent peu à peu comme celles ◀d’▶une tulipe ; et du pied ◀de▶ chaque feuille sort une petite tige, qui porte une tulipe effective, mais bien moins grande que ◀les▶ communes. Elles sont au nombre ◀de▶ sept ou huit, au niveau l’une ◀de▶ l’autre, et tombant toutes en dehors, elles forment au fruit une couronne toute belle par ◀la▶ variété des couleurs des tulipes ; et cette couronne est surmontée ◀d’▶une autre tulipe jaune-violet, plus grande que ◀les▶ autres, sur une tige droite qui, comme j’ai dit, s’élève du centre. Cela fait un très bel objet, et contraint ◀les▶ spéculatifs ◀de▶ dire avec ◀le▶ prophète royal, Mirabilis in operibus suis Dominus. Ce fruit est armé ◀de▶ petites feuilles pointues peu piquantes. On ◀le▶ pèle tout autour et on ◀le▶ coupe par tranches. Il faut bien essuyer ◀le▶ couteau et même ◀le▶ laver avec du vin après qu’on s’en est servi ; parce que ce fruit est tellement corrosif qu’il mange ◀le▶ fer et ◀l’▶acier : mais, quand on corrige cette voracité avec un peu de vin et ◀de▶ sucre (je n’y mettais qu’un peu ◀d’▶eau-de-vie), on ne peut rien manger ◀de▶ meilleur et de plus sain. Qu’on se figure tout ce que ◀les▶ plus habiles confiseurs pourraient faire de plus exquis ◀de▶ tous ◀les▶ fruits ◀les▶ plus délicats ramassés ensemble et on ne se formera qu’une idée très légère du goût ◀de▶ ◀l’▶ananas.
◀Les▶ légumes sont en très grande quantité et fort tendres, et n’ont point ◀d’▶autre défaut que celui ◀d’▶être bientôt fanées et flétries ; défaut universel dans ◀les▶ climats chauds : c’est pourquoi on n’en prend qu’au jour ◀la▶ journée. ◀Les▶ melons ◀de▶ terre et ◀d’▶eau y sont communs. Ce dernier est ◀le▶ meilleur : il a ◀la▶ figure ◀d’▶un concombre et ◀la▶ chair ◀d’▶un blanc verdâtre. Il a un sucre très agréable et très rafraîchissant ; il vient sans culture sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer dont sa racine est abreuvée et lui presque couvert.
◀Les▶ citrouilles, ◀les▶ potirons ou giromons, ◀les▶ concombres, ◀les▶ raves ◀de▶ plusieurs espèces, aussi bien que ◀les▶ navets, ◀les▶ salsifis et quantité d’autres racines, ◀la▶ chicorée des deux espèces, ◀la▶ laitue, ◀le▶ pourpier, ◀les▶ épinards, ◀la▶ vinette ou ◀l’▶oseille, et d’autres dont j’ignore ◀les▶ noms, y croissent sans culture. ◀Le▶ gingenvre y est très bon et très commun ; plusieurs officiers, entre autres notre aumônier, en ont confit ou fait confire. ◀Le▶ riz y vient ; mais ◀les▶ insulaires n’en recueillent pas assez pour en vendre beaucoup. ◀Les▶ œufs ◀de▶ poules et ◀de▶ canes s’y donnent presque pour rien. Ils n’ont pas ◀l’▶odorat fade comme ceux ◀d’▶Europe, mais, il faut ◀les▶ manger frais, et ne s’en pas fier sur ◀les▶ Noirs ; autrement, on court risque ◀de▶ n’acheter qu’un poulet en coque. ◀Les▶ nègres disent qu’ils y sont trompés les premiers : je n’ai point ◀de▶ peine à ◀le▶ croire, à cause de ◀la▶ chaleur du climat. On sent dans ◀le▶ bois un peu de fraîcheur, ◀le▶ matin et ◀le▶ soir ; mais, pendant ◀le▶ jour, ◀l’▶épaisseur des feuilles ne garantit point ◀de▶ ◀l’▶ardeur du soleil. Cette chaleur est un peu tempérée sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer, par un petit vent ◀d’▶Ouest-Sud-Ouest, qui y règne toujours. Cette île est sujette au même ouragan qui agite Madagascar, et dans ◀le▶ même temps. Revoyez ◀les▶ pages 356 et t. II, 274-275, où cet ouragan est décrit.
Après avoir parlé ◀de▶ ◀l’▶île et ◀de▶ ce qu’elle produit, il faut parler ◀de▶ ceux qui ◀l’▶habitent. J’ai déjà dit que ◀les▶ hommes y sont bien faits et n’ont rien ◀de▶ hideux. Pour ◀les▶ femmes, je n’en ai vu aucune au visage, parce qu’ils ne souffrent point qu’on ◀les▶ voie. ◀Le▶ hasard m’en a fait rencontrer six, qui allaient ensemble quérir ◀de▶ ◀l’▶eau. J’étais à ◀la▶ chasse, accompagné du nègre qui est avec nous, en qualité ◀de▶ kock, autrement ◀de▶ cuisinier ◀de▶ ◀l’▶équipage. Il est venu ici trois fois et en entend ◀l’▶idiome : il est ◀de▶ Goa, marié au Port-Louis avec une Bretonne qui était servante lorsqu’il ◀l’▶a épousée. Elle est assez jolie ; et je connais quantité ◀de▶ femmes, même ◀de▶ qualité, qui ne sont point si heureuses qu’elle. Il était avec moi, et me servait ◀de▶ truchement. Dès que ces six femmes parurent, il me dit ◀de▶ leur tourner ◀le▶ dos, et que c’était ◀le▶ vrai moyen ◀d’▶acquérir ◀l’▶amitié ◀de▶ ces peuples. Il y avait avec nous plusieurs nègres qui retournaient chez eux après avoir vendu au camp ◀les▶ bestiaux qu’ils y avaient conduits, et ◀les▶ autres rafraîchissements qu’ils y avaient apportés. Je suivis ◀le▶ conseil ◀d’▶Alexandre mon nègre, et il me parut que ces gens m’en surent bon gré. Cela fut cause qu’ils me conduisirent dans un endroit où ◀les▶ perdrix et ◀les▶ poules pintades sont si épaisses et en si grande quantité que si ◀le▶ plomb ne m’avait pas manqué j’en aurais tué tant que j’en aurais voulu, puisque j’en remportai seize en moins ◀d’▶une demi-heure. Je ne vis donc point ces femmes au visage : je ne ◀les▶ vis que par ◀le▶ dos. Il me parut qu’elles n’avaient quoi que ce soit sur ◀le▶ corps, et qu’elles étaient également nues partout. Toujours suis-je certain que leurs douze côtés et leurs six derrières étaient in puris naturalibus. Elles sont grandes et bien faites, ◀de▶ couleur olivâtre foncé, mais non pas noires. Leurs cheveux étaient retroussés au haut ◀de▶ leurs têtes, et formaient ◀le▶ bourrelet sur lequel leur pot était appuyé, ◀le▶ soutenant ◀d’▶une main ; tout de même que dans ◀les▶ tapisseries sont représentées ◀les▶ filles ◀de▶ Laban, que Jacob défendit contre ◀les▶ bergers qui ◀les▶ empêchaient ◀de▶ puiser ◀de▶ ◀l’▶eau.
◀Les▶ hommes n’ont pour tout habillement qu’un morceau ◀de▶ toile ◀de▶ coton ◀de▶ ◀la▶ largeur ◀de▶ deux aunes ◀de▶ notre mesure, et ◀d’▶une aune et un tiers ◀de▶ long. Ils s’en ceignent ◀le▶ corps depuis ◀le▶ nombril jusqu’aux genoux. II y en a quelques-uns qui ont des vestes des Indes. Je n’ai vu que ◀le▶ fils ◀de▶ leur roi qui eût un turban ◀d’▶une mousseline blanche moyenne. ◀Les▶ autres vont tête nue : ce n’est pas par respect pour lui, puisque partout ailleurs ils vont tête découverte malgré ◀la▶ chaleur excessive du soleil.
Ce fils du roi n’a rien ◀de▶ barbare : au contraire, il m’a paru très civil. Il est âgé ◀de▶ vingt-trois à vingt-quatre ans. Je ◀le▶ rencontrai dans ◀le▶ bois : il venait au camp. Ce ne fut pas avec lui que m’arriva ce que je dirai par ◀la▶ suite. Je lui fis, et il me rendit, toutes ◀les▶ honnêtetés dont nous nous avisâmes.
J’ai dit qu’ils estiment fort ◀le▶ papier, et ne ◀le▶ prodiguent pas. Heureusement, j’en avais sur moi ◀le▶ quart ◀d’▶une feuille à lettre. Je lui donnai et ◀le▶ priai ◀d’▶écrire à ses gens pour me faire amener vingt bêtes à cornes dont j’avais besoin, et ◀le▶ priai ◀de▶ m’aider ◀de▶ son autorité. Il ◀le▶ fit fort gracieusement.
Je m’aperçus qu’il admirait ◀la▶ blancheur et ◀la▶ finesse ◀de▶ ce papier ; et Alexandre me dit qu’il disait que c’était profaner une chose si belle que ◀l’▶employer à des bagatelles. Je suivis son conseil et envoyai au plus vite Landais, qui m’avait suivi, m’en quérir deux mains dans ◀la▶ tente, avec ordre ◀d’▶apporter en même temps une bouteille ◀de▶ vin. Nous n’étions qu’à trois cents pas au plus dans ◀le▶ bois. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ vint avec lui. Je donnai ce papier à ce prince si je puis ◀le▶ nommer ainsi. Il ◀le▶ reçut ◀de▶ ◀la▶ meilleure grâce du monde et fit présent à Landais, qui avait été ◀le▶ quérir, des deux plus beaux bœufs qui aient été embarqués. On peut voir, par cet échantillon, que cette nation n’est pas tout à fait barbare. Il nous conduisit, M. de La Chassée et moi, dans un bourg, et nous y retint avec honnêteté jusqu’à ce que ce que je lui avais demandé fût arrivé, et nous accompagna à ◀la▶ chasse pendant tout ◀le▶ temps que ses gens furent à revenir.
Après environ une heure et demie ◀de▶ chasse, nous retournâmes à ce bourg et y fîmes collation des fruits du pays et ◀de▶ notre vin. Il ne voulut jamais ni boire ni manger ; et me fit prier par mon nègre ◀de▶ ne ◀l’▶en pas presser, étant dans ◀le▶ Ramadan. Il avait vu que nous avions mangé avec plaisir ◀de▶ ◀l’▶ananas : il envoya des Noirs en chercher et nous fit présent ◀de▶ trente ◀de▶ ces fruits, parfaitement mûrs. Il examina nos fusils, notre poudre, notre plomb, et tout ce que je lui avais demandé étant arrivé, nous ◀le▶ conduisîmes au camp, où il arriva comme en triomphe, et nous chargés ◀de▶ gibier ; et je trouvai en arrivant dans ma tente ◀les▶ ananas dont il nous avait fait présent et qui y avaient été apportés par deux nègres.
Leur manière ◀d’▶écrire est chaldéenne, arabesque, et hébraïque. Nous écrivons, par rapport au papier, ◀de▶ ◀la▶ droite à ◀la▶ gauche ; et eux écrivent ◀de▶ ◀la▶ gauche à ◀la▶ droite, fort vite, et autant que ◀le▶ plus stylé Paul Grifonnet, ou clerc ◀de▶ procureur ◀de▶ Paris. Leurs plumes sont un morceau ◀de▶ bois dur, taillé au couteau ; et leur encre n’est, à ce que je crois, que ◀le▶ noir du cul ◀de▶ leur pot, assez bien délayé pour s’en servir. J’en ai écrit un brouillon ◀de▶ ce que j’avais acheté pendant ◀la▶ journée, et je n’ai trouvé ni l’un ni l’autre ◀de▶ difficile usage. Au reste, ce fils du roi, pour n’y plus revenir, a ◀les▶ traits du visage fort beaux, ◀de▶ grands yeux noirs bien fendus à fleur ◀de▶ tête, ◀les▶ dents ◀d’▶une blancheur ◀d’▶albâtre, très bien fait ◀de▶ sa personne, et avec cela ◀la▶ physionomie ◀d’▶un honnête homme. Ses actions ne démentent point sa physionomie, étant affable, généreux et bienfaisant. Ce que je viens ◀d’▶en dire ne doit en donner qu’une bonne impression. Reste à parler ◀de▶ leur religion et ◀de▶ leurs mœurs. Celles-ci sont une suite ◀de▶ la première : ainsi, ◀l’▶honneur lui est dû. Voici ce que j’en sais.
◀La▶ religion ◀de▶ ces peuples me paraît, et est en effet, composée du mahométisme arabe et ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie ; ou plutôt, comme je ◀le▶ crois, il y a des mahométans arabes, et en même temps des idolâtres. ◀La▶ suite me rendra plus intelligible. Ils admettent comme ◀les▶ Arabes ◀la▶ circoncision et ◀le▶ Ramadan : c’est-à-dire que pendant la treizième lune, dans quelque saison ou temps qu’elle vienne, ils ne mangent ni ne boivent depuis ◀le▶ soleil levant, jusqu’à ce que ◀les▶ étoiles luisent au ciel ; et que dans cet intervalle ◀de▶ nuit, ils boivent et mangent ◀de▶ tout, excepté ◀les▶ viandes qu’ils croient impures : telles sont pour eux ◀le▶ cochon, ◀le▶ lapin, ◀les▶ bêtes mal saignées, ◀le▶ poisson sans écaille, comme ◀l’▶anguille, ◀la▶ bonite et autres, qui fourmillent sur leurs côtes ; en cela sévères observateurs des préceptes ◀de▶ Moïse et ◀de▶ Mahomet. Voilà pour ce qui regarde ◀le▶ mahométisme et ◀le▶ judaïsme, qui sont conformes sur ces points.
Ils tiennent ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie leurs adorations et prières à des choses inanimées et ridicules. J’ai entré dans un ◀de▶ leurs oratoires : ils y sont, tantôt debout, tantôt assis sur leurs talons, et tantôt prosternés devant un squelette ◀de▶ tête ◀de▶ bœuf ou ◀de▶ vache. Ils étaient plus ◀de▶ deux cents ensemble lorsque je vis cette cérémonie : je parlerai dans ◀la▶ suite du lieu où elle se fit. Cette tête était posée sur un cube isolé, à ◀l’▶ouverture ◀d’▶un grand creux, qui ressemble à nos fours ; et je crois que c’en a été autrefois un. Il y a au pied ◀de▶ ce cube une coquille ◀de▶ pétongle, plus grande que celles que ◀les▶ pèlerins ◀de▶ Saint-Jacques en Galice apportent en France à leur retour. Cette coquille était pleine ◀d’▶eau ; et ce qui me parut ◀de▶ particulier, c’est que pendant leurs prières ◀les▶ rats et ◀les▶ souris qui vinrent en grand nombre se désaltérer à cette coquille ne ◀les▶ dérangèrent point, non plus que ◀les▶ éclats de rire ◀de▶ plusieurs Français, et surtout ◀de▶ quatre jésuites, qui ◀les▶ regardaient. Car, puisqu’il faut ◀le▶ dire à ma honte, j’avais eu ◀l’▶indiscrétion ◀de▶ dire à plusieurs Européens que j’avais déjà vu cette cérémonie, qui se fait ◀de▶ deux jours l’un ; et c’est ce qui y attira un si grand concours ◀de▶ monde : mais je ne comptais pas qu’il serait si pétulant ni si scandaleux. En effet, leurs éclats de rire furent si forts que j’en étais confus, et me repentis ◀d’▶y avoir mené une troupe ◀de▶ gens si peu maîtres ◀de▶ leurs mouvements. ◀Les▶ rats, ni ◀les▶ souris, ni ◀le▶ bruit et ◀le▶ vacarme que ◀les▶ Français faisaient à ◀la▶ porte ◀de▶ leur temple ou chapelle n’obligèrent jamais ◀les▶ noirs ◀de▶ tourner ◀la▶ tête. Ils restèrent dans un silence et un respect dont je fus en même temps très édifié et très mortifié. Je fus peut-être ◀le▶ seul des spectateurs qui prit ◀les▶ choses du bon côté.
Je fus mortifié ◀de▶ ce qu’une adoration si fervente et si attentive ne s’adressait pas au vrai Dieu et avait un autre objet ◀de▶ lui, et un objet si méprisable ; mais, si cela m’inspira une vraie douleur, ◀l’▶édification que ces peuples me donnèrent par leur ferveur et leur recueillement m’en causa une bien plus vive, et me fit sérieusement réfléchir sur ◀la▶ manière dont vivent ◀les▶ chrétiens. Nous croyons, ou du moins nous faisons semblant ◀de▶ croire que ◀le▶ Saint des Saints, ◀le▶ Créateur ◀de▶ toutes choses, en un mot Dieu lui-même, repose dans nos tabernacles ; et nous avons infiniment moins ◀de▶ respect pour sa présence réelle et effective que des idolâtres plongés dans ◀les▶ ténèbres ◀d’▶une ignorance crasse, et peut-être involontaire, n’en ont pour ◀la▶ tête ◀d’▶un vil animal ! Nous ne croyons point cette présence réelle ; et nous nous trompons ◀de▶ croire que nous ◀la▶ croyons. Nous aurions plus ◀de▶ vénération pour cet auguste sacrement que nous n’en avons ; et sans doute ces peuples abîmés dans ◀l’▶idolâtrie seront nos accusateurs au jour du Jugement. Que ◀de▶ sujets ◀de▶ méditation pour qui veut y réfléchir ! Je ne crois pas qu’aucun des spectateurs y fasse jamais ◀d’▶attention ; et je ◀le▶ crois ◀d’▶autant moins, qu’un des jésuites qui passent sur ◀l’▶Oiseau pour aller à ◀la▶ Chine en mission, nommé ◀le▶ père de Châteauneuf, a cassé, à coups ◀de▶ pierre, un grand pot ◀de▶ terre ◀de▶ Bordeaux qui était dans une niche au-dessus ◀de▶ ◀la▶ porte ◀de▶ cet oratoire. ◀Les▶ idolâtres n’ont point du tout trouvé cette action ◀de▶ leur goût. J’y étais : j’en peux répondre ; et ◀le▶ jésuite s’en serait assurément mal trouvé, si ◀les▶ Français n’avaient pas été en état ◀de▶ ◀le▶ défendre.
Aux zélés indiscrets tout paraît légitime
C’est, je crois, s’y prendre mal pour convertir ◀les▶ idolâtres que ◀de▶ ◀les▶ brusquer d’abord. Il faut commencer par s’insinuer dans leur esprit, gagner leur conscience, et leur faire connaître peu à peu ◀le▶ ridicule ◀de▶ leur religion, et comme insensiblement leur inspirer ◀la▶ bonne. Je crois que voilà ◀le▶ chemin qu’on doit suivre ; du moins, c’est celui que ◀la▶ Société a suivi dans ◀la▶ Chine ; supposé qu’elle n’y porte pas trop loin sa complaisance. Ce n’est point ici ◀le▶ lieu ◀de▶ ◀la▶ mission ◀de▶ ce père de Châteauneuf ; il ne fait qu’y passer : qu’a donc opéré son zèle indiscret ? Il a scandalisé ◀les▶ spectateurs et inspiré ◀de▶ ◀l’▶indignation aux gentils, qui se seraient vengés dans ◀l’▶instant s’ils avaient osé. Voilà à quoi peut aboutir un zèle mal conduit. Il faut ◀le▶ dire : ◀l’▶esprit ◀de▶ violence a toujours été celui ◀de▶ ◀la▶ Société, lorsqu’elle a eu ◀la▶ force en main : nos histoires en font foi ; semblable à Brontin [en fait, ◀le▶ « gras Évrard »] du Lutrin ◀de▶ Boileau,
Qu’importe qu’Abeli me condamne, ou m’approuve ?
Je laisse cela pour dire que ces peuples me paraissent très dociles sur ◀la▶ religion, et qu’outre ◀le▶ bruit qu’on faisait à ◀la▶ porte ◀de▶ leur oratoire, ◀les▶ huées des indiscrets ne leur firent jamais tourner ◀la▶ tête, ni changer ◀de▶ situation ; et que rien ne fut capable ◀d’▶interrompre leurs prières. Voilà ce que je sais ◀de▶ leur religion.
Quand une femme est accouchée, elle est quarante-deux jours, c’est-à-dire jusqu’à ce que ses fleurs blanches soient passées, dans une maison séparée ◀de▶ celle ◀de▶ son mari, et n’a aucun commerce avec lui. Cela est conforme aux lois ◀de▶ Moïse, et s’observe encore aujourd’hui parmi ◀les▶ Juifs. ◀Le▶ mari ne doit point s’en soucier, ayant des femmes ◀de▶ rechange, ◀la▶ polygamie étant permise. Pendant qu’elle est ainsi recluse, son mari en a soin sans ◀la▶ voir, et lui envoie ce qui lui est nécessaire par d’autres femmes, dont il reste toujours quelqu’une avec elle. Aucun homme, garçon, ni fille, n’y entre. Si elle a eu une fille, elle ◀la▶ garde, Ai est encore réputée impure pendant quarante autres jours. Si c’est un garçon, il est circoncis le huitième. Tout cela est également conforme aux lois ◀de▶ Moïse et ◀de▶ Mahomet. ◀Le▶ quarante-deuxième jour, ◀la▶ mère est complimentée par toutes ◀les▶ femmes ◀de▶ sa connaissance auxquelles elle fait un régal, comme ◀le▶ père en a fait un aux hommes ◀le▶ jour que ◀l’▶enfant a été circoncis. Après ce régal, ces femmes ◀la▶ reconduisent, en chantant et en dansant, à ◀la▶ maison ◀de▶ son mari, qui ◀la▶ reçoit comme une nouvelle épouse. Cela ne se pratique point à ◀la▶ naissance des filles, à laquelle on ne fait aucune cérémonie, ◀la▶ mère retournant seule avec son enfant au bout de quatre-vingt-deux jours, et ◀le▶ mari ◀la▶ recevant sans aucune fête. Lorsque ces enfants sont en âge nubile, leurs parents leur cherchent parti ; et ce sont ordinairement ◀les▶ femmes qui en nouent ◀l’▶intrigue et qui ◀la▶ mènent à ◀la▶ conclusion. On n’y observe point ◀d’▶autre cérémonie que ◀de▶ conduire ◀le▶ marié et ◀la▶ mariée, qui ne se sont jamais vus (◀les▶ filles ne sortant point que ◀le▶ visage bien couvert) à un lit élevé ◀de▶ trois à quatre pieds ◀de▶ terre, couvert ◀de▶ cannes sèches, sur lesquelles il y a une natte fort fine et plus belle que celles ◀de▶ Saint-Yago. J’en parlerai dans ◀la▶ suite. On ◀les▶ couche sur ce lit l’un auprès de l’autre : ils s’y voient pour la première fois et se frottent ◀le▶ visage l’un à l’autre de quelque couleur pour se reconnaître. Ils se lèvent sans avoir consommé ◀le▶ mariage, qui, étant une cérémonie nocturne, est remise à ◀la▶ nuit.
◀Le▶ mari se lève le premier ; et, après avoir embrassé et salué ◀les▶ parents et parentes ◀de▶ sa femme, il retourne relever sa mariée, restée sur ◀le▶ lit pour lui faire connaître qu’une femme doit rester basse devant son mari, si lui-même ne ◀la▶ relève ◀de▶ ◀l’▶abaissement où elle doit être en sa présence. C’est ce que dit notre pilote, et ce que je crois volontiers ; parce que cela cadre tout à fait au génie des Orientaux, qui ne prétendent point épouser ni ◀de▶ compagnes, ni ◀d’▶égales, et qui au contraire regardent leurs femmes comme leurs esclaves et leurs servantes, et comme des animaux immondes qu’ils n’admettent point dans leur paradis. Peu de femmes, dans ◀le▶ nord ◀de▶ notre Europe, s’accommoderaient ◀de▶ ces maximes. J’avoue qu’elles ont raison ◀de▶ ◀les▶ avoir en horreur ; mais c’est ◀l’▶usage du pays, comme ◀le▶ dit Mompan, ambassadeur ◀de▶ Siam, à Mme de Montespan. Vous savez cette réponse également fine et maligne.
J’ai promis ◀de▶ dire ◀la▶ raison pour laquelle ils ne vendent point ◀de▶ vaches, c’est que leur origine est assurément arabesque, et qu’à l’exemple de cette nation vagabonde, ils tirent leur plus forte subsistance du lait ◀de▶ ces animaux. Ce qui me ◀le▶ persuade encore, c’est que, comme ◀les▶ Arabes, ils nomment leur roi ou chef cheik ; nom qui indique chez ces peuples ◀le▶ pouvoir souverain : outre cela, ils sont, comme ◀les▶ Arabes, grands observateurs du cours des étoiles et des planètes, menteurs et dissimulés comme eux, et sont comme ◀les▶ Arabes ◀de▶ francs voleurs et des fripons aussi subtils que ◀l’▶univers puisse en produire.
Il est très certain que leurs mains ne sont pas sûres. Il y en a un entre autres qui est venu à ◀la▶ tente pendant que j’y étais seul ◀d’▶officier. Il m’a fait dire qu’il voulait venir en France avec nous, et qu’il me demandait passage. Il a poussé son effronterie jusques à me faire dire que ◀l’▶heure étant indue, il me priait ◀de▶ ◀le▶ faire embarquer aussitôt, parce que s’il était surpris dehors ◀la▶ nuit, ◀les▶ noirs, qui se douteraient ◀de▶ son dessein, ne manqueraient pas ◀de▶ ◀le▶ tuer comme déserteur, ◀d’▶autant plus qu’il leur est expressément défendu ◀de▶ rester dehors après soleil couché, et qu’il avait exprès choisi ce temps-là pour me parler sans témoin. J’avais avec moi Alexandre, qui me servait ◀d’▶interprète : il m’avait déjà plusieurs fois averti ◀de▶ ne me fier à ces gens-là que ◀de▶ bonne sorte ; mais, quoiqu’il ne fît que rire des protestations ◀d’▶un pareil fripon, je fis ◀la▶ sottise ◀d’▶être plus crédule que lui, et fus ◀la▶ dupe ◀d’▶une crainte et ◀d’▶une sincérité apparente et fort bien étudiée. C’était un drôle ◀de▶ trente ans, bien fait, et qui me paraissait très propre à travailler : ainsi, je lui fis dire que, n’étant pas officier assez considérable pour ◀le▶ faire embarquer ◀de▶ ma seule autorité, tout ce que je pouvais faire était ◀d’▶en écrire à notre capitaine ; que je ne doutais point ◀d’▶avoir sa permission, et que jusqu’à ce qu’elle fût venue il pouvait rester dans ◀la▶ tente, et que je saurais fort bien empêcher que ◀les▶ autres Noirs lui fissent insulte. C’était ce que ◀le▶ coquin demandait : il s’y accorda.
◀Le▶ sieur ◀Le▶ Vasseur arriva un moment après. Il allait s’embarquer, et tomba dans mon sens quand il eut vu ◀le▶ personnage, et me promit ◀d’▶en parler au commandeur. Autre bêtise ◀de▶ ma part, ◀de▶ ne ◀le▶ pas envoyer à bord dans ◀le▶ moment. Enfin, je pris, pour être volé, toutes ◀les▶ précautions qu’un autre, moins bête que moi, aurait prises pour ne ◀l’▶être pas. En effet, ◀le▶ lendemain que ◀la▶ chaloupe retourna avec ordre ◀de▶ ◀l’▶embarquer, ◀le▶ fripon ne se trouva plus ; et je fus convaincu que je n’étais qu’un sot ◀de▶ m’être fié à lui malgré ◀les▶ avertissements ◀de▶ mon nègre : et je ne doutai plus que c’était un tour ◀de▶ souplesse quand on me dit qu’on trouvait deux haches et trois couteaux ◀de▶ table à dire, et que moi-même j’avais perdu quelque chose dont il est inutile ◀de▶ parler et que je ne puis douter qu’il ait emporté. Il faut savoir ◀les▶ railleries que cette aventure m’attire. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ me désole : je ne lui ferai point ◀de▶ quartier si je puis avoir une fois ma bisque.
Une autre manière ◀de▶ friponner, dont ces coquins se servent, est plus visible, mais n’en est pas moins subtile. C’est que lorsqu’ils vendent du bétail, ils ◀le▶ vendent dans ◀le▶ bois proche du camp : et lorsqu’on ◀l’▶a payé ils ◀le▶ conduisent eux-mêmes aux lieux qu’on leur montre, où ils ◀l’▶attachent avec des cordes faites avec des filaments du coco, dont j’ai parlé ; et prennent ces cordes ◀les▶ plus faibles qu’ils peuvent afin que ces animaux, extrêmement farouches, sauvages et méchants, ◀les▶ cassent facilement et retournent ◀d’▶eux-mêmes à leurs pâturages, et qu’ainsi ils profitent ◀de▶ ◀l’▶argent des acheteurs, et retrouvent leurs bœufs. Comme Alexandre m’avait instruit ◀de▶ cette subtilité, je n’ai point été dupe ◀de▶ ce côté-là ; d’autres ◀l’▶ont été et ont perdu, faute de ◀les▶ avoir bien fait lier, des bœufs fort beaux. Quoique je sois persuadé que ce journal-ci ne sera jamais public, du moins pendant ma vie, je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire que ces insulaires ont tous généralement ◀l’▶inclination portée au larcin, afin que moi mort, ◀le▶ secret m’étant pour lors indifférent, ceux entre ◀les▶ mains ◀de▶ qui mon journal pourra tomber et qui pourront venir dans ces îles ◀d’▶Amzuam, puissent se défier ◀de▶ tous côtés ◀de▶ ◀la▶ mauvaise foi ◀de▶ ceux qui ◀les▶ habitent, en ayant été avertis.
◀L’▶envie ◀de▶ voir leur ville me prit : c’est ◀la▶ demeure ◀de▶ leur roi ou cheik. Je me mis en chemin jeudi dernier, et n’emmenai avec moi que mon nègre, un caporal, et Landais. Cette ville n’est qu’à deux lieues du camp dans ◀les▶ terres. Je fis environ ◀la▶ moitié du chemin par un sentier battu et étroit, sans rencontrer personne. Enfin, je trouvai une troupe ◀de▶ Noirs, qui me demandèrent où j’allais. Mon nègre leur répondit que j’allais à ◀la▶ ville, que mon dessein n’était pas ◀de▶ leur faire ni tort, ni insulte, mais seulement ◀d’▶acheter des bœufs et des poules dont j’avais besoin. Ils me firent dire que si j’y allais ◀les▶ Noirs n’apporteraient plus rien au camp ; qu’ils déserteraient ◀la▶ ville comme ils avaient déserté ◀le▶ village proche du mouillage ; et qu’ils me priaient ◀de▶ retourner. Je suivis mon chemin. Un ◀d’▶eux coupa à travers ◀le▶ bois, et un quart d’heure après revint accompagné de plus ◀de▶ quarante autres noirs armés ◀de▶ longs bâtons pour me boucher ◀le▶ passage. ◀Le▶ caporal qui était avec moi avait un fusil : et nous étions seuls qui en eussions, Landais et ◀le▶ nègre portant seulement ◀de▶ quoi faire collation. Ce caporal aurait bien voulu passer outre : je ◀l’▶aurais bien voulu aussi ; ◀l’▶inégalité du nombre ne m’épouvantait pas. Je ne savais quel parti prendre, n’étant point ◀d’▶humeur à céder à une poignée ◀de▶ gens de même, qui ne sont rien moins que braves, et que ◀la▶ moindre menace fait fuir comme des étourneaux. Je ne craignais que M. du Quesne, si j’en venais à ◀la▶ moindre violence contre des gens qui ne nous avaient nullement offensés.
Cependant, voyant qu’ils approchaient toujours ◀de▶ moi avec leurs bâtons qu’ils élevaient en confusion et baissaient de même sans ordre ni discipline, je couchai en joue ◀le▶ plus apparent ◀de▶ ◀la▶ troupe, et qui me paraissait animer ◀les▶ autres à me charger. Il se jeta au plus vite derrière un arbre. En un moment tous ◀les▶ autres en firent autant et disparurent avec tant de promptitude que je ne pus m’empêcher ◀d’▶en rire. Ils crièrent à Alexandre qu’ils voulaient me parler. Il était ◀de▶ mon intérêt ◀de▶ ◀les▶ écouter.
Ils me représentèrent ce que les premiers m’avaient déjà dit, qui est que tous leurs gens se retiraient dans ◀les▶ bois si je m’obstinais ◀d’▶aller à leur ville ; et que si je voulais n’y point aller, ils m’amèneraient tout ce que je voudrais. Ainsi, ils me donnèrent ◀le▶ moyen ◀de▶ sortir honnêtement ◀d’▶un mauvais pas où ma simple curiosité m’avait mal à propos engagé. Je leur fis répondre que c’était tout ce que je demandais ; qu’ils ne pouvaient pas me faire un plus grand plaisir que ◀de▶ m’épargner ◀la▶ peine ◀d’▶aller plus loin : peine que je n’avais prise que parce que nous étions sur le point de nous rembarquer, et que j’avais en mon particulier besoin ◀de▶ bœufs et ◀de▶ poules, et que je ◀les▶ priais ◀de▶ m’en amener ◀le▶ plus qu’ils pourraient ; qu’en ce cas, je ◀les▶ assurais qu’aucun Français n’irait à leur ville, puisqu’ils ne ◀le▶ trouvaient pas bon ; mais qu’ils ne devaient point trouver mauvais non plus, s’ils me manquaient ◀de▶ parole, que j’y allasse ◀le▶ lendemain si bien accompagné que je serais en état ◀d’▶emmener, malgré eux, ce qu’ils m’auraient refusé ◀de▶ bon gré ; qu’au surplus, je n’avais aucun dessein ◀de▶ ◀les▶ chagriner, n’étant pas du caractère des Français ◀de▶ faire peine à personne, à moins qu’on ne ◀les▶ attaque.
Ils reçurent fort bien mon compliment. Quatre ◀les▶ plus apparents, me touchèrent dans ◀la▶ main, en signe ◀d’▶amitié. Plusieurs vinrent avec moi au camp, où ils apportaient des fruits et des légumes, et ceux qui étaient retournés me tinrent parole ; car dès ◀le▶ soir même ils m’amenèrent huit bœufs fort beaux et six-vingts poules, qu’ils ne voulurent point vendre au commissaire. J’eus les premiers pour une piastre et demie, l’un portant l’autre, et toutes ◀les▶ poules pour trois quarts ◀de▶ piastre. ◀Les▶ autres en donnaient toujours un quart plus que moi ; aussi disaient-ils qu’ils ne savaient comment je m’y prenais : il est vrai qu’Alexandre m’était ◀d’▶un grand secours.
On peut voir par là combien ces insulaires craignent ◀les▶ armes à feu. J’avais un fusil ; et en revenant avec eux, ayant tiré trois coups justes, ils se faisaient un plaisir ◀de▶ me montrer du gibier ; ce qui me servit fort bien à dîner et à souper ◀le▶ vendredi, n’ayant point ◀de▶ poisson que très peu et fort petit, que ◀les▶ convalescents avaient péché à ◀la▶ ligne, aucune chaloupe ni canot n’ayant été à ◀la▶ pêche. Ce fut à ce retour que ◀le▶ caporal et moi tuâmes ◀les▶ deux porcs-épics ou hérissons dont j’ai parlé, et dont ◀les▶ Noirs, qui nous ◀les▶ montrèrent, ne voulurent pas plus approcher que ◀le▶ diable ◀de▶ ◀l’▶eau bénite, étant pour eux ◀l’▶animal ◀le▶ plus exécrable et ◀le▶ plus immonde que ◀la▶ nature produise. Ils lurent pourtant trouvés bons, l’un à bord, l’autre à ma table. ◀Les▶ chiens firent comme ◀les▶ nègres.
◀La▶ raison pour laquelle on n’avait point envoyé à ◀la▶ pêche, c’est que M. du Quesne a eu nouvelle certaine qu’il y a un vaisseau anglais à Amzuam, à huit lieues d’ici ; car, ce matin, nous avons été obligés ◀de▶ revenir sur nos pas, à cause du vent contraire, et nous avons remis à ◀l’▶ancre à quatre lieues, ◀d’▶où nous sommes partis ce matin : et M. du Quesne, qui ne veut pas perdre ce navire, a fait employer au transport des vivres, du bois, ◀de▶ ◀l’▶eau, des tentes et des matelots et soldats, qui étaient descendus malades à terre, et qui sont à présent en bonne santé, tous ◀les▶ canots et chaloupes ◀de▶ ◀l’▶escadre, jusqu’au sien ; et n’a pas donné un moment ◀de▶ repos à qui que ce soit, ni ◀le▶ jeudi jour ◀de▶ ◀la▶ Saint-Pierre, grande fête des matelots, ni ◀le▶ vendredi, ni ◀le▶ samedi suivant : ainsi, point ◀de▶ pêche, et par conséquent point ◀de▶ poisson. Je ne sais si c’est à cause de ◀l’▶honneur qu’il me fait ◀d’▶avoir quelque confiance en moi et en mon activité, mais, je sais bien que je me serais fort bien passé ◀de▶ cet honneur, qui m’a attiré une fatigue enragée. Il m’a cependant procuré ◀la▶ satisfaction intérieure ◀de▶ pouvoir me flatter ◀d’▶avoir fait seul ◀les▶ rafraîchissements ◀de▶ ◀l’▶Écueil, et ◀les▶ trois quarts des vivres ou bestiaux du Gaillard et du Florissant. ◀Les▶ écrivains ◀de▶ ces vaisseaux m’ont rendu mes déboursés : j’en conviens ; mais savoir si ◀la▶ Compagnie n’en payera pas davantage. Je crois que, si elle envoyait encore quelques vaisseaux en corps, elle ne ferait pas mal ◀de▶ charger un seul écrivain ◀de▶ ◀l’▶achat ◀de▶ tout ; et que ◀les▶ autres lui servissent ◀de▶ contrôleurs : ce sont ses affaires. Je retourne à Moaly achever ce qui m’en reste à dire.
Cette île a été autrefois habitée par des Européens. Ce qui me ◀le▶ persuade, ce sont ◀les▶ deux différents endroits où ils font leurs prières. Le premier, qui sert ◀de▶ mosquée aux Arabes mahométans, est une manière ◀de▶ temple assez mal bâti, mais pourtant ◀de▶ pierres plus dures que du moellon, jointes ensemble à chaux et à ciment, aussi bien que plusieurs masures qui sont répandues à ◀l’▶entour, toutes bâties de même que ce prétendu temple, qui par dehors a tout ◀l’▶air ◀d’▶une grange ; car, on n’entre point dedans, étant toujours fermé, tant pour ◀les▶ chrétiens que pour ◀les▶ idolâtres, n’y ayant que ◀les▶ Arabes qui en ont ◀l’▶accès libre. Il paraît au-dessus comme une espèce ◀de▶ tourelle ; mais, cela est tellement ruiné par ◀les▶ injures du temps qu’il est impossible ◀de▶ distinguer si c’était une cheminée, une tour, un clocher ou un minaret.
A six-vingts pas ◀de▶ ces masures, ◀les▶ idolâtres vont faire leurs prières dans une espèce ◀de▶ chapelle bâtie aussi à chaux et à ciment. Celle-ci est ◀la▶ même dont j’ai parlé au sujet de ◀la▶ tête ◀de▶ bœuf, ou ◀de▶ vache, que ces misérables y adorent ; et c’est celle aussi où ◀l’▶indiscret et pétulant père de Châteauneuf cassa un pot à coups ◀de▶ pierre. Celle-ci n’est pas si détruite que l’autre, que je n’eus garde ◀d’▶indiquer à des gens ◀d’▶un génie si turbulent et si entreprenant. Je me suis contenté ◀d’▶y mener nos deux missionnaires, et notre aumônier et celui du Florissant, qui, ◀d’▶un esprit plus tranquille et plus rassis, ont plaint ◀l’▶aveuglement ◀de▶ ces peuples, mais ne ◀les▶ ont pas scandalisés ni brusqués. Cette dernière chapelle n’est rien moins qu’une chapelle. Ce n’est autre chose que ◀le▶ tombeau ◀de▶ quelque Anglais considérable, que ◀l’▶ignorance et ◀l’▶idolâtrie des insulaires ont sanctifié à peu de frais. C’est ce que je crois ◀de▶ cet endroit où ◀les▶ idolâtres s’assemblent, et où ils font leurs prières.
À l’égard de l’autre endroit, qui sert ◀de▶ mosquée aux Arabes, ◀les▶ restes ◀de▶ maisons ou masures qui sont autour me font croire que cet endroit a été une colonie ou habitation ◀d’▶Anglais, et que ce vaste lieu, qui ressemble à une grange, n’était autre chose qu’un magasin que ◀les▶ Arabes ont changé en mosquée après que ◀les▶ Anglais ont quitté ◀l’▶île. ◀La▶ structure du bâtiment, sa forme, ses petites fenêtres et sa porte me ◀le▶ persuadent ; et que ◀l’▶élévation qu’on y voit est ◀le▶ reste ◀d’▶une guérite. Si j’avais entré dedans, j’en dirais des nouvelles plus certaines. Je sais seulement que c’étaient des Anglais qui étaient à cette île, parce que je ◀l’▶ai fait demander par mon nègre ; mais, je ne sais ni quand, ni comment, ils en sont sortis : ◀les▶ nègres n’ayant point voulu me ◀le▶ dire, mais seulement que ce sont ◀les▶ Anglais, et non eux, qui ont construit ces bâtiments.
Leurs logements ordinaires ne sont que des cabanes faites ◀de▶ roseaux et ◀de▶ cannes ◀de▶ sucre, nattés ensemble fort adroitement et fort proprement. Ces cabanes contiennent plusieurs petites chambres assez commodes, et ◀le▶ tout est soutenu par des piliers ◀de▶ bois ◀de▶ coco, ou ◀d’▶un autre bois à leur choix, embrassés ou croisés par ◀les▶ nattes. Tout cela n’offre rien ◀de▶ désagréable à ◀la▶ vue, ni par dehors, ni en dedans ; mais ◀la▶ maçonnerie n’y entre en rien. Nous avons parcouru, ◀les▶ missionnaires, ◀les▶ aumôniers et moi, tout ◀le▶ village que ces insulaires avaient déserté à notre arrivée : qui en voit une cabane voit tout ◀le▶ reste, ◀le▶ tout étant ◀de▶ pareille architecture. Ce village est à un bon quart ◀de▶ lieue ◀de▶ ◀la▶ mer. Cependant, cela ne tient rien des Arabes, qui n’ont aucune demeure permanente et qui changent ◀de▶ lieu suivant ◀les▶ saisons et ◀les▶ pâturages. Ce que je puis dire sur cet article, c’est que cette île est trop étroite pour y pouvoir mener une vie vagabonde.
Ces gens-ci ne couchent point à terre comme ◀les▶ autres Noirs ◀de▶ Saint-Yago, ni ◀les▶ sauvages du Canada ; leurs lits sont ◀de▶ bois, élevés ◀d’▶un bon pied ◀de▶ terre, et couverts ◀d’▶une natte très fine et incomparablement plus belle et plus douce que celles ◀de▶ Saint-Yago : du moins la mienne, que j’y ai achetée pour une des plus délicatement travaillées, n’approche pas ◀de▶ celles que j’ai vues ici. Celle qui fait ◀le▶ fond et ◀le▶ ciel du lit est un peu moins fine que celle qui ◀le▶ couvre ; mais elle est aussi douce que ◀de▶ grosse toile ◀de▶ chanvre à demi usée. Cela est propre et frais. Notre premier pilote en a acheté une fort belle et bien fine : je ne sais ce qu’elle lui coûte ; mais, si j’en avais trouvé une à vendre, je ◀l’▶aurais achetée. Il n’a tenu qu’à moi ◀d’▶en prendre dans ce village abandonné : peu d’autres auraient, comme moi, résisté à ◀la▶ tentation violente qui m’y poussait ; mais, en honnête homme, je n’ai cru devoir mettre à profil ◀la▶ terreur panique du propriétaire : outre cela, ◀le▶ bien ◀d’▶autrui n’est point à moi.
Leurs cabanes ne ferment qu’à un simple loquet ◀de▶ bois. On dit aussi qu’ils ne se font point ◀de▶ tort ◀les▶ uns aux autres et qu’ils ne prennent jamais rien sur ◀les▶ terres qui ne leur appartiennent pas. Si cela est, ils font bien ; mais, ils ont tort ◀de▶ ne pas observer cette loi ◀de▶ nature à l’égard des étrangers comme ils ◀l’▶observent entre eux : étant certain que leurs mains sont bien subtiles, et dans un besoin iraient ◀de▶ pair avec celles des plus adroits filous qui courent ◀le▶ Pont-Neuf, et qui bornent leur course en Grève.
On dit que ◀l’▶impureté ne règne pas ici comme dans ◀le▶ reste des Indes, et que surtout on n’entend jamais parler ◀d’▶adultère. Voilà deux grands points pour une religion aussi chaste que ◀la▶ catholique. Cela indique déjà une nation dont ◀les▶ mœurs ne sont pas tout à fait corrompues, et qui sucerait facilement ◀le▶ lait ◀de▶ ◀l’▶Évangile s’il leur était annoncé par des gens qui n’eussent uniquement en vue, comme saint Paul, que Jésus-Christ, et icelui crucifié ; qui ne ◀le▶ représentassent pas sur ◀le▶ Tabor seulement, mais qui fissent éclater ses miséricordes sur ◀le▶ Calvaire. Quel fruit n’y ferait pas une mission ◀de▶ ce caractère ? ◀Les▶ âmes ◀de▶ ces insulaires sont-elles moins chères au Sauveur, pour n’avoir que ce qui contribue à ◀la▶ vie, que ◀les▶ âmes ◀de▶ ceux qui possèdent des dignités, ◀de▶ ◀l’▶or, ◀de▶ ◀l’▶argent et des pierreries, dont ils peuvent faire part ? ◀La▶ seule vue des richesses temporelles sera-t-elle toujours le premier motif des actions ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, ◀de▶ quelque état qu’ils soient et quelque vœu qu’ils aient fait ◀d’▶y renoncer ? Que ◀de▶ choses encore à dire là-dessus à qui voudrait ◀l’▶entendre !
Du lundi 3 juillet 1690
Nous remîmes hier à ◀la▶ voile sur ◀les▶ deux heures après midi ; c’est-à-dire deux heures après avoir remouillé à ◀la▶ pointe ◀de▶ Moaly. ◀Le▶ vent était bon, quoique bien faible ; mais il affraîchit. Nous faisions route pour Amzuam, où nous avions appris qu’il y avait des vaisseaux anglais. Nous arrivâmes au mouillage sur ◀les▶ cinq heures du soir, et aperçûmes un navire, qui ne nous parut pas gros, quoiqu’il ◀le▶ fût beaucoup ; mais, pour parler matelot, ◀la▶ terre ◀le▶ mangeait. ◀Le▶ vent cessait peu à peu, et calma presque tout plat. Notre Amiral mit pavillon hollandais au grand mât, et nous mîmes même pavillon à poupe, pour ne point épouvanter ◀les▶ oiseaux. ◀Les▶ quatre autres navires ◀de▶ ◀l’▶escadre étaient à plus ◀de▶ deux grandes lieues ◀de▶ ◀l’▶arrière ◀de▶ nous. Pendant que nous avancions, nous voyions aller et venir des chaloupes ◀de▶ terre au vaisseau, et du vaisseau à terre ; mais il était impossible ◀de▶ ◀les▶ joindre. Notre Amiral avait trop arrivé au vent, et nous ◀l’▶avions tenu. Nous vînmes tomber au vent du vaisseau anglais ; car c’en était un, qui nous parut grand pour lors. Nous mouillâmes sur sa bouée ◀d’▶ancre, et demandâmes ◀d’▶où était ◀le▶ navire. Il nous répondit ◀de▶ Londres. Nous lui criâmes ◀d’▶envoyer sa chaloupe à bord : il répondit qu’il allait ◀l’▶envoyer ; mais n’en faisant rien, et voyant au contraire des feux courir dans son entre-deux-ponts, nous lui lâchâmes toute notre bordée ◀de▶ canon.
Nous n’étions pas à une portée ◀de▶ pistolet ◀de▶ distance l’un ◀de▶ l’autre : ainsi, on peut s’imaginer ◀le▶ fracas que nous lui fîmes. Tout son monde ◀de▶ ◀l’▶entre-deux-ponts, et surtout ceux qui viraient au capestan ◀de▶ ◀l’▶arrière, se mirent à crier miséricorde, et nous nous rendons. Nous criâmes Vive ◀le▶ roi ; mais nous nous trompions : ni nous, ni son équipage n’avions consulté ◀le▶ capitaine qui commandait ce navire. En effet, si nous ◀l’▶avions vivement attaqué, il nous répondit de même. ◀La▶ mousqueterie jouait cependant des deux côtés : on ne voyait que feu ; et ◀l’▶on n’entendait dans ◀l’▶air que ◀le▶ sifflage des boulets ◀de▶ canon et des balles ◀de▶ mousquet. Nous fîmes continuellement feu sur lui et lui sur nous. Il ne faisait pas un souffle ◀de▶ vent : ◀la▶ mer était unie comme une feuille ◀de▶ papier ; et [à] tirer ◀de▶ si près, et toujours sur nos derrières, qui est ◀le▶ plus dangereux endroit ◀d’▶un navire, il est certain que l’un ◀de▶ nous deux aurait coulé l’autre à fond sur son ancre s’il n’avait pas coupé son câble.
Il passa tout proche de nous ; et notre feu et le sien continuaient toujours ◀d’▶une égale vigueur, tant du canon que ◀de▶ ◀la▶ mousqueterie : aussi ne pouvions-nous nous distinguer que par ◀le▶ feu que nous faisions mutuellement l’un sur l’autre. Ne voulant pas ◀le▶ quitter, nous coupâmes notre câble comme lui ; mais, ayant coupé le sien longtemps devant nous, nous ne pûmes pas ◀le▶ joindre sitôt, et il alla tomber sous ◀le▶ feu du Gaillard. M. du Quesne avait mis trois feux à poupe et un sur son beaupré ou château ◀d’▶avant ; et nous, pour nous faire connaître, en mîmes aussi un à poupe et un autre au beaupré. Ils tirèrent fort vigoureusement l’un sur l’autre ; et, tandis que nous tâchions ◀de▶ rejoindre ◀l’▶ennemi, nous entendîmes crier du côté de terre, à moi, Français, à moi !
M. de Porrières, sachant que c’était un Français qui s’échappait du bord ◀de▶ ◀l’▶anglais, et qui s’était jeté à ◀la▶ mer pour nous joindre à ◀la▶ nage, envoya au plus vite sa chaloupe au-devant ◀de▶ lui ; et on ◀l’▶a sauvé à ◀la▶ voix. Nous avons appris ◀de▶ lui, lorsqu’il a été à bord, que ce vaisseau était anglais, parti ◀de▶ Londres depuis plus ◀de▶ six mois ; qu’il allait pour ◀le▶ prince d’Orange porter des ordres et des soldats à Bombay ; qu’outre ces soldats, au nombre ◀de▶ cent trente, reste ◀de▶ cent cinquante qui s’étaient embarqués, il avait dans son vaisseau deux cent cinquante hommes ◀d’▶équipage, outre plus ◀de▶ soixante malades qui étaient à terre, et ceux qui étaient morts ; qu’il portait soixante canons, dont il y en avait cinquante-quatre ◀de▶ montés ; qu’il était chargé ◀de▶ draps ◀d’▶écarlate, ◀de▶ fer, ◀de▶ clous, ◀d’▶argent monnayé et en lingots, et ◀de▶ vin qu’il avait pris aux Canaries ; que ◀le▶ navire se nommait ◀le▶ Philip Harbert, que c’était un homme fort résolu qui ◀le▶ commandait, dont il ignorait ◀le▶ nom, ◀les▶ Anglais n’appelant jamais leur capitaine par son nom propre, mais seulement ser capitan [sir captain], que ce capitaine avait dit que, si nous étions français, il se ferait plutôt brûler et sauter que ◀de▶ se rendre. Voilà ce que nous avons appris.
M. Charmot, qui a été dans ce navire, dit que c’était un vaisseau ◀de▶ neuf cents tonneaux, et plus beau que ◀le▶ Florissant, qui est cependant un des plus beaux vaisseaux qui soient à ◀la▶ mer. Retournons trouver ◀le▶ Gaillard.
Ils se battaient, comme j’ai dit, fort vigoureusement à leur tour. Nous fûmes bientôt à eux. Je ne sais s’il nous craignait plus qu’il ne craignait ◀les▶ autres, ou si c’était à cause que nous ◀l’▶avions attaqué le premier, qu’il nous en voulait : mais, sitôt que nous fûmes à portée, il tira sur nous, et nous sur lui, sans dessein ◀de▶ nous épargner l’un l’autre. Cette seconde charge-ci fut aussi vivement poussée et soutenue que la première, parce que nous ◀l’▶avions approché à une petite portée ◀de▶ fusil. Se voyant attaqué ◀de▶ deux navires, il fit ◀la▶ manœuvre ◀d’▶un habile matelot, qui fut ◀de▶ se mettre entre ◀le▶ Gaillard et le nôtre, afin de nous empêcher ◀de▶ tirer, crainte ◀de▶ nous offenser l’un l’autre ; et lui faire feu des deux côtés.
Cette manière ◀de▶ combattre, tantôt contre ◀le▶ Gaillard et tantôt contre nous, qui dura environ deux heures, avec un peu plus ◀d’▶une heure et demie que nous avions été seul à seul, donna aux autres vaisseaux ◀le▶ temps ◀de▶ nous joindre : et ◀le▶ Florissant tomba sur lui avec beaucoup de résolution. Nous ne fûmes plus pour lors que spectateurs du combat, et entendions ◀les▶ boulets qui frappaient ◀les▶ navires ◀de▶ part et ◀d’▶autre ; parce qu’ils se battaient ◀de▶ fort près, et que ◀l’▶obscurité était si grande que nous ne pouvions distinguer ◀le▶ Florissant d’avec ◀l’▶ennemi, qui avait eu ◀la▶ prudente malice ◀de▶ mettre comme nous un feu à poupe et l’autre au beaupré. Tout le monde admirait ◀l’▶opiniâtreté ◀de▶ cet homme ◀de▶ ne se rendre pas à une force si supérieure à la sienne, et en même temps son bonheur ◀de▶ n’être pas coulé à fond, après avoir reçu tant de coups. ◀Le▶ vent était tout à fait calme : ◀le▶ Florissant, ni lui, ne perdaient pas un coup, tout portait. Enfin, après trois quarts ◀d’▶heure ◀de▶ combat, qui nous parurent avoir été bien employés, ◀les▶ courants ◀les▶ séparèrent comme ils nous avaient séparés ; et ◀l’▶ennemi tomba sous ◀le▶ feu du Lion, qui se battit fort bien, mais ◀de▶ loin, n’étant pas assez fort pour ◀l’▶affronter ◀de▶ près.
◀L’▶Oiseau, ◀le▶ plus mauvais voilier ◀de▶ ◀l’▶escadre, parut sur ◀la▶ scène ; et ne pouvant aller faute de vent, il se faisait mener en toue par sa chaloupe. A tout venant beau jeu. Il fut reçu aussi gaillardement que ◀les▶ autres. Jamais ◀le▶ canon ne fut plus promptement servi. Nous tâchions ◀de▶ rejoindre ◀l’▶ennemi, et allions ◀le▶ plus vite qu’il nous était possible, lorsqu’il arriva une chaloupe de la part de M. du Quesne, pour nous dire ◀de▶ ne plus tirer ; que dans ◀l’▶obscurité qu’il faisait, nous nous incommodions ◀les▶ uns ◀les▶ autres ; qu’il fallait remettre ◀la▶ partie à ◀la▶ pointe du jour, et cependant observer ◀l’▶ennemi. On ne tira donc plus ; et on se contenta ◀de▶ ◀le▶ garder à vue. Ce repos qu’on lui donna fut terriblement employé par lui.
Sur ◀les▶ deux heures et demie après minuit, il se leva un petit vent ◀de▶ Sud, dont il fit son profit autant qu’il put. Il mit toutes voiles dehors pour tâcher ◀de▶ nous échapper ; mais, M. de Porrières, qui voulait lui donner ce matin le premier ◀l’▶aubade, comme il lui avait donné ◀la▶ sérénade hier, a fait aventer ; et, comme ◀l’▶Écueil va parfaitement bien, nous ◀l’▶avons eu joint en peu de temps. Nous avions déjà cargué nos voiles, pour faire jouer nos violons, et attacher avec lui un combat réglé, et seul à seul, sous ◀les▶ voiles et à ◀la▶ mer, lorsqu’il a tiré le premier sur nous, et nous sur lui. À peine notre bordée a été lâchée que nous avons tout ◀d’▶un coup entendu dans son entre-deux-ponts un bruit ◀de▶ mousqueterie lâchée comme ◀d’▶un salut sans intermission. C’était un coffre plein ◀d’▶artifice, qu’on nomme ordinairement coffre à feu.
Ce vaisseau parut tout ◀d’▶un coup en feu et en flamme. ◀Le▶ désespoir ◀de▶ pouvoir ◀le▶ défendre avait obligé ce capitaine anglais à mettre lui-même ◀le▶ feu à son navire. Nous avons bien vu éloigner ◀la▶ chaloupe dans laquelle il s’est sauvé, mais nous ◀l’▶avons bientôt perdue ◀de▶ vue. Nous nous sommes éloignés ◀de▶ ce navire ◀le▶ plus vite qu’il nous a été possible, crainte ◀de▶ quelque éclat qui aurait pu mettre ◀le▶ feu au nôtre.
Quelle horreur ◀de▶ voir un navire en feu ! En un moment ce ne fut que flamme. Quelle horreur ◀d’▶entendre ◀les▶ cris du reste ◀de▶ son équipage, que ce malheureux avait abandonné à une mort certaine ! Quelle horreur ◀d’▶entendre ◀le▶ mugissement des animaux, consumés tout en vie ! Ce navire fut plus ◀d’▶une heure et demie qu’il semblait un charbon ardent. ◀Le▶ feu qui sort ◀de▶ ◀la▶ fournaise n’est pas plus éclatant. Je ne crois pas qu’on puisse voir au monde pendant ◀la▶ nuit un spectacle plus horrible : surtout lorsque ◀le▶ feu eut pris aux poudres, il semblait un enfer, qui vomissait feu et flamme contre ◀le▶ ciel. ◀L’▶air en fut tout en feu pendant un demi-quart ◀d’▶heure : ensuite succéda une noire et épaisse fumée, qui fut une grosse demi-heure à se dissiper.
C’est ainsi qu’a péri ◀le▶ Philip Harbert, ◀de▶ Londres, l’un des plus beaux et des plus forts navires qui fussent à ◀la▶ mer, et cela par ◀l’▶intrépidité et ◀l’▶inhumanité ◀de▶ son capitaine : digne assurément ◀d’▶une meilleure fortune, s’il eût suivi ◀le▶ parti ◀de▶ son prince ; mais homme à jamais condamnable, non seulement par cette raison mais aussi par ◀la▶ cruauté qu’il a eue ◀d’▶abandonner aux flammes et à une mort également certaine et horrible ◀les▶ mêmes hommes qui avaient si opiniâtrement secondé son courage et son désespoir.
Quelque peine qu’il puisse souffrir à Amzuam, où il s’est retiré, il n’est point encore tant à plaindre que ◀la▶ femme ◀d’▶un ◀de▶ ses officiers qui est à terre avec deux enfants, dont il y en a un à ◀la▶ mamelle, en étant accouchée à bord depuis leur départ ◀de▶ ◀la▶ Tamise ; femme ◀d’▶environ dix-neuf à vingt ans, qui a eu assez ◀de▶ résolution pour vouloir, malgré sa grossesse, suivre son mari, qui a été tué à la première bordée, et qui allait à Bombay remplir un poste ◀de▶ capitaine.
Je ne compte plus ◀les▶ soldats et ◀les▶ matelots qui ont été tués ; mais j’ai une vraie compassion ◀de▶ ceux qui ont été brûlés, ou du moins noyés en voulant se sauver. Ceux qui sont à terre sont encore à plaindre. Quelle confiance peuvent-ils prendre dans un homme assez barbare pour tout sacrifier à un honneur chimérique qu’il se fait à lui-même, et ceux mêmes auxquels il doit cet honneur qu’ils lui ont acquis par leur bravoure ? S’il s’était brûlé lui-même, son action aurait tenu ◀de▶ ◀l’▶héroïsme : mais, il s’est sauvé ; et cela lui donne une autre face.
Cette perte pour ◀les▶ Anglais est très considérable, ce navire était tout neuf, et ce n’était ici que son second voyage. ◀Le▶ corps seul du navire armé et agréé valait plus ◀de▶ deux cent mille écus, et il portait pour plus ◀de▶ dix-huit cent mille livres ◀de▶ marchandises, outre ses provisions. Quoique ◀le▶ roi ni ◀la▶ Compagnie ne profitent pas ◀de▶ sa perte et qu’au contraire il nous ait fort maltraités, c’est toujours un très grand profit pour nous ◀de▶ nous être défait ◀d’▶un si féroce et si rude ennemi, qui dans ◀les▶ Indes aurait pu nous faire bien du mal s’il avait été secondé ; mais aussi, ◀de▶ ce que ◀les▶ Anglais ne recevront par cette voie ni secours, ni nouvelles.
Si nous ◀l’▶avons obligé ◀de▶ brûler son vaisseau, ◀les▶ coups que nous avons reçus ◀de▶ lui donnent à présent, et donneront plus ◀de▶ huit jours ◀de▶ ◀l’▶occupation à nos charpentiers et à nos calfats. Notre mât ◀de▶ civadière est percé ◀de▶ part en part : notre mât ◀d’▶artimon est coupé au tiers. Toute notre mâture ◀de▶ rechange, qui était élongée par nos porte-haubans, est presque hors de service. Nous avons reçu six coups à fleur ◀d’▶eau, qui ont donné et donnent encore bien ◀de▶ ◀l’▶occupation à nos pompes, à nos charpentiers et à nos calfats. Nous avons soixante-quatre coups dans ◀le▶ seul arrière du vaisseau, entre ◀les▶ pompes et ◀l’▶arcasse et pas un dans ◀la▶ dunette ; ce qui nous paraît extraordinaire, puisque notre artimon est coupé. C’est dans ce derrière que nous sommes ◀le▶ plus endommagés : ◀les▶ boulets ◀de▶ vingt-quatre et ◀de▶ dix-huit livres ◀de▶ balle, qu’il nous a envoyés, nous ont percés ◀de▶ part en part. ◀La▶ chambre du commandeur, et celle du Conseil, autrement ◀la▶ grande chambre, sont toutes crevées. Nous avions mis dans celle-ci toutes nos provisions : bœufs, vaches, cabris et moutons, au nombre de plus ◀de▶ six-vingts : ◀la▶ boucherie en a été horrible ; ◀les▶ entrailles crevées et percées ont envoyé ◀le▶ sang, et ◀le▶ fien, ◀de▶ tous côtés : c’était une puanteur à étouffer, et un spectacle affreux. Grâce à Dieu, nos seuls bestiaux ont payé ◀de▶ leur vie ; et c’est un bonheur tout particulier ◀de▶ ce que dans un feu aussi rude que celui que nous avons essuyé cette nuit, nous n’ayons eu personne ◀de▶ tué : bien est vrai que nous avons des blessés. M. de Bouchetière, notre lieutenant, a reçu trois balles dans ◀la▶ jambe gauche, dont ◀l’▶os est découvert ; un éclat au genou et un autre au col et au visage : mais ce ne sera rien. ◀Le▶ même caporal qui est venu avec moi à Moali a deux doigts coupés ◀de▶ ◀la▶ main droite. Voilà ◀les▶ plus blessés : ◀les▶ autres n’ont eu que quelques contusions ◀d’▶éclats ; moi-même en ai reçu un au coude gauche. Tout le monde ici a fort bien fait son devoir. M. du Quesne nous a fait ◀la▶ grâce ◀de▶ dire à M. de Porrières qu’il était très content ◀de▶ nous ; et effectivement nous avons fait tout ce que nous pouvions humainement faire, et nous ne pouvions pas manquer en suivant ◀les▶ ordres du commandeur, à qui ◀l’▶honneur est assurément dû : ◀les▶ autres ayant pour eux ◀la▶ ponctualité ◀de▶ ◀l’▶exécution ce qui n’est pas peu.
◀La▶ sincérité dont j’ai toujours fait profession m’oblige ◀de▶ rendre justice à tout le monde. J’ai assez parlé ◀de▶ fois en termes méprisants du chevalier ◀de▶ Bouchetière ; et c’est avec bien du plaisir pour moi que je trouve ◀l’▶occasion ◀de▶ lui rendre mon estime, et même très sincère, et très bien méritée. Je ne ◀le▶ croyais ni brave, ni prévoyant. Je me trompais : il est certainement l’un et l’autre ; et je puis assurer, comme témoin irréprochable et oculaire, qu’il a fait paraître pendant ◀l’▶action autant ◀de▶ sagesse que ◀de▶ bravoure. Il s’est signalé par celle-ci ; parce que, tout blessé qu’il était à trois endroits dès ◀le▶ commencement, il n’a pas voulu quitter son poste, et a toujours continué, s’étant fait panser à trois reprises, et ayant plutôt obéi à ◀la▶ faiblesse que ◀la▶ perte ◀de▶ son sang lui causait qu’à ◀la▶ douleur qu’il ressentait et à ◀la▶ nécessité qu’il avait ◀de▶ remèdes. Il ne se peut pas montrer plus ◀de▶ courage et plus ◀de▶ cœur. Tous ◀les▶ officiers et tout ◀l’▶équipage en sont également charmés : aussi, n’en attendait-on pas tant de lui.
Son intelligence a paru en ce quêtant sur son lit, hors ◀d’▶état ◀de▶ se lever, il a fait prier ◀le▶ commandeur ◀d’▶entrer un moment dans sa chambre, et cela pendant ◀le▶ temps du relâche que ◀l’▶ennemi a eu. Monsieur, lui a-t-il dit, ◀le▶ matelot qui s’est sauvé du bord ◀de▶ ◀l’▶Anglais ne vous a rien dit que ◀de▶ très vrai lorsqu’il vous a dit qu’il se brûlerait plutôt que ◀de▶ se rendre. Je connais ◀les▶ Anglais : ce capitaine sacrifiera tout son monde, pourvu qu’il puisse se sauver ; mais, il ne se sacrifiera pas lui-même : et, pour lui en faire perdre toute espérance, vous devez vous mettre entre ◀la▶ terre et lui, pour ◀l’▶empêcher ◀de▶ se brûler, ou pour couler à fond ◀la▶ chaloupe dans laquelle il voudra se sauver. Un coup ◀de▶ canon, chargé ◀de▶ grosses balles ◀de▶ plomb et ◀de▶ deux sacs ◀de▶ mitraille, en fera ◀l’▶affaire ; c’est ◀le▶ seul parti que vous avez à prendre, et sans perdre de temps : à moins ◀de▶ cela, comptez que son vaisseau est perdu, aussi bien pour nous que pour lui ; que son équipage périra, et qu’il se sauvera malgré toute ◀l’▶escadre.
M. de Porrières a rapporté aux officiers, en présence des pilotes, ce que ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière venait de lui dire. Cela a été trouvé ◀de▶ très bon sens, et ◀les▶ pilotes ayant assuré que ◀la▶ terre était saine, ce conseil allait être suivi ; mais, ◀l’▶Anglais n’en donna pas ◀le▶ temps. Un petit vent ◀de▶ Sud, qui se leva sur ◀les▶ deux heures, lui fit espérer ◀de▶ sauver son vaisseau : il mit, comme j’ai dit, toutes voiles dehors. ◀Le▶ commandeur crut qu’il ne songeait point à se brûler, puisqu’il tâchait ◀d’▶échapper : il tomba sur lui, et ne suivit point ◀le▶ conseil du chevalier ; on a vu ce qui en est réussi. Il était effectivement trop tard pour empêcher ◀l’▶Anglais ◀d’▶exécuter son dessein ; il avait trop bien pris ses précautions : mais, si on avait fait cette manœuvre en cessant ◀de▶ tirer, c’eût été un, coup ◀de▶ partie. Cependant, on ne peut que louer M. de Bouchetière ◀d’▶avoir seul prévu ce qui allait arriver, et du moyen qu’il ouvrait pour ◀l’▶empêcher.
◀Le▶ jeune ◀Le▶ Mayer, fils ◀de▶ M. Le Mayer, directeur pour messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie à ◀l’▶Orient, dont j’ai parlé ci-dessus, qui n’a pas plus ◀de▶ douze ans et demi, n’a pas branlé ◀de▶ son poste et a toujours tiré avec un fusil plus lourd que lui, sans s’étonner du sifflement des balles et boulets ◀de▶ fusil et ◀de▶ canon. C’est un enfant qui témoigne beaucoup de cœur, et qui réussira sans doute, pourvu que ◀la▶ fortune ◀le▶ seconde : et, quelque chose que M. de Porrières, qui se faisait un scrupule ◀d’▶exposer un enfant ◀de▶ cet âge, ait pu lui dire, il n’a jamais pu gagner sur lui ◀d’▶aller se mettre en sûreté dans ◀la▶ fosse du chirurgien, et il a resté toujours auprès de lui sur ◀la▶ dunette.
On s’étonnera peut-être ◀de▶ ce que je rapporte tant de particularités ; moi, dont ◀le▶ poste naturel était dans ◀la▶ soute aux poudres ; mais, n’ayant encore point vu ◀de▶ combat sur mer qu’à ma propre défense, quand ◀les▶ Anglais me prirent à ◀la▶ Hève, côte ◀de▶ ◀l’▶Acadie, qui n’était qu’un jeu, n’ayant point ◀de▶ canon mais seulement des pierriers, et étant naturellement curieux, j’avais prié M. de Porrières ◀de▶ souffrir que je lui tinsse compagnie. Il me ◀l’▶avait accordé ; et Landais remplissait mon poste dans ◀la▶ distribution des gargousses : poste qui ne lui plaisait guère, parce qu’il aurait bien voulu être à ◀l’▶air. J’avais vu quelques actions à terre ; puisque j’étais au combat ◀de▶ Mont-Cassel, ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques fleuries 11 avril 1677, et au siège ◀de▶ Saint-Omer. J’avais vu encore quelque chose ◀l’▶année passée, à ◀la▶ descente que M. du Quesne, qui est à présent notre général, lit en Irlande sous ◀le▶ commandement ◀de▶ M. ◀le▶ marquis ◀de▶ Cœuvres, fils ◀de▶ M. ◀le▶ maréchal ◀d’▶Estrées ; mais, en vérité, tout cela n’était que des jeux ◀de▶ marionnettes en comparaison de ce qui s’est passé cette nuit. Il faut que ◀l’▶occasion ait été vigoureuse, puisque ◀le▶ commandeur, qui n’en est pas à son apprentissage, dit que nous nous sommes bien chauffés.
◀Le▶ Gaillard a eu sept hommes ◀de▶ tués, trois mortellement blessés, et douze autres moins grièvement. ◀Le▶ contremaître du Florissant a été tué avec cinq autres, et il a plus ◀de▶ trente hommes blessés. C’est tout ce que je sais pour ce qui regarde ◀les▶ autres navires, et que M. du Quesne a été légèrement blessé au bras. Ces vaisseaux n’ont pourtant pas approché ◀l’▶ennemi si proche que nous ; puisque ◀les▶ vergues ◀de▶ notre vaisseau et du sien se sont touchées lorsqu’il a coupé son câble ; et que si ces vergues ne s’étaient pas sitôt débarrassées, M. de La Chassée aurait sauté à ◀l’▶abordage, où je ◀l’▶aurais suivi. Si j’apprends quelque chose ◀de▶ nouveau, je ◀le▶ dirai.
Nous avons tâché ◀de▶ rattraper ◀le▶ mouillage pour retirer notre ancre, dont nous avons coupé ◀le▶ câble aussi bien que ◀l’▶Anglais, pour ◀le▶ suivre ; mais ◀l’▶escadre étant à plus ◀de▶ trois lieues ◀de▶ nous sous ◀le▶ vent, nous avons mieux aimé abandonner notre ancre que notre armée. Nous sommes en route, et allons chercher ◀les▶ îles Maldives. ◀Le▶ vent est Sud, et bon petit frais.
Du mardi 4 juillet 1690
Toujours même vent, et nous n’allons pas mal. On a pris quatre bonites : elles ne sont pas ici si bonnes ni si fréquentes à beaucoup près que dans ◀les▶ mers ◀de▶ ◀l’▶ouest ◀de▶ ◀l’▶Afrique. ◀La▶ chaleur commence à être bien forte. Nous courons ◀l’▶Est, pour parer des îles qui sont dans ◀le▶ nord ◀d’▶Amzuam. On n’a point pris ◀de▶ hauteur, sachant où on est.
Du mercredi 5 juillet 1690
Toujours vent du Sud, mais bien faible ; nous étions à midi par onze degrés au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. Il est certain que ces îles ◀d’▶Amzuam sont mal placées sur ◀les▶ cartes. La mienne ◀la▶ met par neuf degrés ◀de▶ latitude Sud ; et, suivant ◀la▶ route que nous avons tenue et ◀le▶ chemin que nous avons fait, ◀les▶ cartes marines hollandaises ont raison ◀de▶ ◀la▶ mettre à douze degrés, ainsi soixante lieues plus sud que ma carte ne ◀la▶ marque. Je ◀le▶ répète encore ; il faut que ◀les▶ jésuites mettent ici ◀la▶ main, et donnent au public leurs observations : ce ne sera pas ◀la▶ moindre des obligations que tous ◀les▶ pilotes et ◀les▶ navigateurs leur pourront avoir.
Je viens de relire ◀l’▶article ◀de▶ notre combat ◀d’▶avant-hier. J’y ai omis ◀le▶ nombre des coups que nous avons tirés ; c’est que je ne ◀l’▶ai su que ce matin, par ma visite dans ◀la▶ soute aux poudres. Il monte à quatre cent quatre-vingts coups ◀de▶ canon ◀de▶ tous calibres : du moins, ce nombre ◀de▶ gargousses pleines manquent à nos poudres. C’est beaucoup de consommation : mais, nous avons été attachés avec ◀l’▶ennemi plus ◀de▶ trois heures et demie à deux reprises ; et, pendant ce temps, ◀le▶ feu a été continuel. Il faut que ce navire ait essuyé plus ◀de▶ mille coups ◀de▶ canon ; et je ne sais si ◀l’▶avis du chevalier ◀de▶ Bouchetière donne lieu à ◀l’▶opinion qu’on a : mais on tient pour constant que, s’il n’avait pas été percé comme un crible, qu’il n’eût pas coulé bas ◀d’▶eau, ou que ◀le▶ capitaine n’eût pas pu se sauver, il n’aurait jamais mis ◀le▶ feu à son vaisseau, et aurait mieux aimé se rendre que ◀de▶ périr lui-même. ◀La▶ fortune nous avait donné ce navire ; ◀le▶ jour nous ◀l’▶aurait conservé ; et ◀la▶ nuit nous ◀l’▶a arraché.
Du jeudi 6 juillet 1690
Toujours même vent ◀de▶ Sud, bien petit, mais toujours toutes nos voiles portent, et nous n’allons pas mal. Nous courons ◀l’▶Est-quart de Nord-Est, par ◀la▶ même raison que j’ai déjà dite. ◀La▶ hauteur était à midi par dix degrés quarante-sept minutes latitude Sud, et par quatre-vingt-quatorze degrés trente-deux minutes ◀de▶ longitude.
Du vendredi 7 juillet 1690
Toujours bon petit vent. ◀Le▶ plus éloigné ◀de▶ nos vaisseaux n’est pas à une portée ◀de▶ fusil du nôtre. Nous nous parlons à ◀la▶ voix, et courons à présent ◀le▶ Nord-Est quart-d’Est. M.du Quesne, en passant proche de nous, a demandé des nouvelles ◀de▶ M. ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière, et ordonné qu’on lui fit ses compliments. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ s’est chargé ◀de▶ ◀la▶ commission, et s’en est acquitté avec plaisir. ◀Le▶ chevalier ne se sentait pas ◀de▶ joie et voulait se lever pour aller remercier ◀le▶ général ; mais on ◀l’▶en a empêché ; et effectivement, il n’est point en état ◀de▶ sortir ◀de▶ son lit. M.du Quesne a donné à dîner à tous ◀les▶ capitaines ◀de▶ ◀l’▶escadre, qui sont retournés à leurs navires de bonne heure à cause du vent qui a rafraîchi, et qu’on craint qui ne redouble, parce que c’est aujourd’hui le premier ◀de▶ ◀la▶ lune. Il avait un taot [thon] et ◀l’▶ont mangé.
M. de La Chassée et moi, avons dîné dans ◀la▶ chambre du chevalier ; et nous sommes servis ◀de▶ sa potée : son lit nous a servi ◀de▶ table. Tel est ◀le▶ caractère ◀de▶ ◀l’▶homme : il passe sans s’en apercevoir ◀d’▶une extrémité à l’autre. Autant nous ◀le▶ méprisions, autant nous ◀l’▶aimons : ou bien, plutôt, comme dit M. de La Chassée, c’est que ◀le▶ Français n’a point ◀de▶ fiel ; et qu’une bonne action, le dernier ◀de▶ décembre, lui fait oublier tout ◀le▶ mal ◀de▶ ◀l’▶année.
Nous avons appris, par ◀le▶ retour ◀de▶ M. Porrières, qu’il était mort à bord du Général deux hommes blessés à Amzuam, et qu’il garde ◀le▶ matelot qui s’est sauvé du bord ◀de▶ ◀l’▶Anglais. Il devrait être à nous, puisque c’est nous qui ◀l’▶avons recueilli et à qui il doit ◀la▶ vie ; mais, notre général a perdu trop ◀d’▶hommes pour lui disputer celui-là ; outre cela, il est ◀le▶ maître.
Nous avons appris aussi que ◀la▶ chambre du père Tachard a été sacrée aux boulets : aucun n’y a donné. Il n’en est pas de même ◀de▶ celle ◀de▶ M. de Charmot, l’un ◀de▶ nos missionnaires : la sienne fait pitié ; tout y était crevé et délabré. Ses livres et ses papiers n’ont point été épargnés, non plus que quantité ◀de▶ lettres qu’il avait pour plusieurs personnes qui sont aux Indes. Je voudrais bien savoir pourquoi il a été plutôt incommodé que ◀le▶ père Tachard. Ce n’est pas, à ce que je crois, ◀le▶ manque ◀de▶ sainteté qui en est cause, c’est que Dieu éprouve les siens, et que ◀le▶ feu n’épargne rien. Point ◀de▶ soleil, point ◀de▶ hauteur.
Du samedi 8 juillet 1690
Toujours bon vent ◀de▶ Sud : grâce à Dieu, nous allons bien, nous courons vent largue ◀le▶ Nord-Est. ◀Les▶ autres vaisseaux ont toutes voiles à ◀l’▶air : ◀l’▶Écueil n’a point ◀de▶ perroquets, et porte ses deux pafis en berne. Nous étions à midi par trois degrés cinquante minutes au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne, et à cent deux degrés douze minutes ◀de▶ longitude.
Du dimanche 9 juillet 1690
Toujours bon vent : nous allons trouver quelque Anglais, qui sera moins diable que celui ◀d’▶Amzuam, et qui souffrira que ◀les▶ chrétiens lui mettent ◀la▶ main dessus. Nous n’étions, à midi, que par le premier degré et demi au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne, c’est-à-dire à trente lieues. C’est une affaire pour cette nuit, si ◀le▶ vent continue.
Du lundi 10 juillet 1690
Nous ne sommes plus dans ◀le▶ sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne, nous ◀l’▶avons passée pour la seconde fois ce matin, sur ◀les▶ cinq heures ; par cent quatre degrés ◀de▶ longitude, suivant ◀l’▶estime des pilotes. Nous ne verrons plus guère ◀le▶ soleil à ◀l’▶envers, puisque nous allons au-devant ◀de▶ lui tout aussi vite qu’il se recule ◀de▶ ◀l’▶Europe pour venir à nous. Je ne dirai rien ◀de▶ ◀la▶ chaleur, sinon qu’elle étouffe, malgré ◀le▶ vent.
Lorsque nous avons passé ◀la▶ Ligne la première fois, ◀la▶ douleur que j’avais ◀de▶ ◀l’▶état où je voyais M. Hurtain réduit, m’empêcha ◀de▶ faire une remarque ◀de▶ peu de conséquence pour ◀d’▶honnêtes gens. C’est que ◀les▶ sueurs que cette chaleur excite, noie et fait mourir absolument toute ◀la▶ vermine qui s’engendre dans ◀le▶ corps humain. En disant toute, je n’excepte rien. Cela offre une trop basse idée, et un objet trop vilain, pour s’y arrêter plus longtemps.
Du mardi 11 juillet 1690
Toujours bon vent ◀de▶ Sud : nous portons plein Nord ; ainsi, vent arrière. Dans douze ou quinze jours, si ce vent continue, nous serons à Pondichéry, lieu ◀de▶ notre destination : à moins que nous ne trouvions sur ◀la▶ route ◀de▶ quoi jouer ◀de▶ ◀la▶ griffe ; bien résolus ◀de▶ nous venger du point n’en tâte ◀d’▶Amzuam.
Du mercredi 12 juillet 1690
Toujours bon vent : nous étions à midi à soixante lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne vers Paris ; mais, il faudra retourner ◀d’▶où nous venons avant que de voir ◀la▶ rue aux Oues, ou celle ◀de▶ ◀la▶ Huchette : en tout cas, ce ne sera pas ◀les▶ mains vides, car je viens ◀d’▶apprendre à bord du Florissant, où j’ai dîné, que M. du Quesne est fort résolu ◀de▶ rester ici plutôt deux ans que ◀de▶ s’en retourner sans proie. Tant mieux : chacun y aura part.
Du jeudi 13 juillet 1690
Nous sommes très heureux ◀d’▶avoir toujours bon vent ; car, outre qu’il nous avance, il modère ◀la▶ chaleur, qui sans lui serait insupportable. Qui que ce soit ne peut revenir ◀de▶ ◀l’▶Anglais ◀d’▶Amzuam : tout ◀l’▶équipage se met en tête que c’est un vol public et pendable qu’il nous a fait, ◀de▶ ne s’être pas laissé prendre. Malheur à ◀l’▶Anglais qui leur tombera entre ◀les▶ mains : il paiera pour tout.
Du vendredi 14 juillet 1690
Nous avons toujours bon vent : nous sommes à cinq degrés treize minutes au nord ◀de▶ ◀la▶ Ligne ; nous allons à merveille, et faisons ◀l’▶Est-Nord-Est. On dit ici, et je crois que cela pourra être, que, chemin faisant, nous irons visiter ◀les▶ comptoirs ◀de▶ nos bons amis hollandais qui sont à Ceylon. Il y aura quelque chapeau à vendre ; mais, ce ne sera pas une affaire, pourvu que je rapporte le mien, et que ceux qui iront en retournent riches et bien chargés.
Du samedi 15 juillet 1690
Toujours vent arrière. Au roulis près, c’est un plaisir ◀d’▶aller comme nous allons. Ce roulis achève ◀de▶ tuer nos bestiaux ◀de▶ Moaly, que ◀l’▶Anglais avait épargnés, et qui ne sont point accoutumés à être bercés. Notre équipage ne s’en trouve pas plus mal ; parce qu’on est obligé ◀d’▶abattre et ◀de▶ manger, plus tôt qu’on n’aurait fait, ceux qui s’estropient. Ces roulis font faire plus ◀de▶ contorsions que n’en font nos précieuses ridicules, que Molière a célébrées : ils donnent ◀de▶ ◀la▶ sauce à tel qui aurait bien voulu manger sec. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ en a été échaudé à dîner. Il lui est tombé plus ◀de▶ soupe et ◀de▶ bouillon dans ses grègues qu’il n’avait envie ◀d’▶en mettre dans son ventre ; et, malheureusement pour lui, cette soupe sortait ◀de▶ ◀la▶ marmite. Il s’est mis à crier au feu, avec une mine qui nous a tous fait éclater de rire. Il a pris lui-même une potée ◀d’▶eau et en a rafraîchi ◀l’▶endroit qui lui cuisait. Autre éclat de rire. Il en a ri aussi ; mais, du bout des dents, comme saint Médard. Je laisse à penser ◀les▶ plaisanteries qu’il a fallu qu’il ait essuyées : il ◀les▶ prend bien, et en homme qui entend raillerie. Cela ne nous a pas empêchés ◀de▶ nous laver ◀le▶ col cet après-midi : il m’a fait exhibition ◀de▶ pièces. ◀Le▶ chirurgien y a mis un grand cataplasme : mais ◀le▶ moins qu’il puisse lui en coûter, c’est ◀la▶ perruque. Effectivement, il est brûlé dans un endroit bien sensible. Il ne me ◀le▶ pardonnerait jamais, s’il savait que j’en plaisante.
Du dimanche 16 juillet 1690
Nous étions à midi par six degrés cinquante-quatre minutes ◀de▶ latitude au nord ◀de▶ ◀la▶ Ligne, et par cent quatorze degrés ◀de▶ longitude ; c’est-à-dire que nous allons toujours bien. J’avais résolu ◀de▶ ne plus parler pilote ; mais je ne m’en suis pas souvenu. En effet, que sert à ceux qui lisent des relations ◀de▶ savoir positivement à quel endroit ◀de▶ ◀la▶ terre, ou ◀de▶ ◀la▶ mer, étaient ◀les▶ navigateurs, un tel jour, après que ◀le▶ voyage est achevé ? J’en ai déjà parlé ci-dessus.
Du lundi 17 juillet 1690
◀Le▶ vent est toujours bon : nous allons à souhait. Nous allons chercher ◀le▶ passage des Maldives ◀le▶ plus au Nord. Il y en a un autre dans ◀le▶ Sud. Un navire seul pourrait hasarder ◀d’▶y aller ; mais M. du Quesne n’est pas ◀d’▶humeur à donner rien à ◀la▶ fortune. Il a raison. Nous allons sous ses auspices, et vivons en repos :
Nobis haec otia fecit.
Du mardi 18 juillet 1690
Toujours bon vent : ◀la▶ répétition m’en plaît. Nous roulons terriblement. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ est si bien échaudé qu’il lui en coûtera ◀la▶ peau : il entend raillerie ; et je ne ◀l’▶épargne pas plus qu’il ne m’a épargné sur mon fripon ◀de▶ Moaly. Il donnerait ◀de▶ tout son cœur quelque chose ◀de▶ bon pour rire à mes dépens ; car, nous ne nous faisons aucun quartier l’un à l’autre. C’est ordinairement ◀la▶ table, qui nous sert ◀de▶ champ de bataille ; et, après y avoir bien querellé, et bien ri, un verre ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne fait notre paix : car, soit dit par parenthèse, nous en avons ◀d’▶excellent.
C’est un vieux routier, qui en sait bien long, et qui pourrait faire ◀de▶ très curieuses anecdotes sur ◀la▶ guerre ◀de▶ 1672 contre ◀la▶ Hollande. Il m’en a plusieurs fois entretenu, et n’a jamais rien écrit : non pas qu’il manque ◀de▶ matière, ni ◀de▶ génie pour ◀l’▶arranger ; mais c’est qu’il serait obligé ◀de▶ développer des mystères ◀d’▶iniquité qui lui attireraient des ennemis si puissants qu’il s’en trouverai accablé : et si je n’en dis rien moi-même, c’est que je tomberais dans ◀les▶ mêmes inconvénients.
M. de Porrières, par bon conseil comique, avait ordonné au chirurgien ◀de▶ lui défendre ◀l’▶usage du vin et ◀de▶ ◀l’▶empêcher ◀d’▶en boire à dîner : il a pensé ◀le▶ battre, et nous a donné une nouvelle comédie. Je ne suis pas mal, si je donne matière à rire : tout le monde sera contre moi, car je suis contre tout le monde. Effectivement, nous plaisantons ◀les▶ uns des autres : mais sans choquer, et ne nous servons que des railleries innocentes qui font ◀l’▶agrément ◀de▶ ◀la▶ table, et qui que ce soit n’en est exempt.
Je me fais un plaisir par avance ◀de▶ manger des poulets à Pondichéry. On dit qu’ils y sont excellents ; surtout ceux dont ◀la▶ chair est noire. Je n’en ai jamais vu : je dirai ce que c’est quand j’en aurai mangé. Je ◀les▶ trouverais bien meilleurs si quelque Anglais, ou Hollandais, nous ◀les▶ donnait gratis.
Nous faisons ce que Molière tourne en ridicule : nous nous faisons saigner pour ◀la▶ maladie à venir ; c’est-à-dire que nous avons mis des gemelles à notre grand mât, qui à ce qu’on dit était encore ce matin dans ◀le▶ même état qu’il est sorti ◀de▶ Brest, lorsque messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des Indes ◀l’▶ont acheté du roi. Si cela est, c’est une consommation inutile : cependant ◀l’▶équipage en sera plus assuré et, dans une occasion, nous pourrons sans risque forcer ◀de▶ voiles, quelque vent qu’il fasse. Nous avons ce soir parlé à M. du Quesne, qui s’est encore informé ◀de▶ ◀la▶ santé du chevalier ◀de▶ Bouchetière, qui ne s’en sent pas ◀de▶ joie.
Du mercredi 19 juillet 1690
Même vent toujours bon. Il a plu toute ◀la▶ nuit, et ◀le▶ temps est encore nébuleux.
Du jeudi 20 juillet 1690
Même chose, excepté que ◀le▶ vent a un peu calmé et que ◀la▶ pluie a augmenté. Ces pluies, en calmant ◀le▶ vent, nous livrent à des chaleurs qui nous étouffent. On ne peut presque pas respirer.
Du vendredi 21 juillet 1690
Il est mort cette nuit un ◀de▶ nos matelots. ◀La▶ chaleur tue ; et lorsque ◀la▶ fièvre s’en mêle, ◀la▶ maladie est courte.
Afin de n’être point tant incommodés à notre premier combat que nous ◀l’▶avons été à Amzuam, et afin que ◀l’▶entre-deux-ponts soit plus libre, on a fait jeter à bas ◀les▶ coffres des matelots. Il est inutile ◀de▶ leur prêcher ◀l’▶obéissance qui s’observe dans ◀les▶ couvents ; elle n’est pas plus grande que celle qui s’observe à ◀la▶ mer. Nos matelots ont eux-mêmes, au premier commandement, mis ◀la▶ hache dans leurs coffres. ◀Les▶ pauvres sont toujours à plaindre ; ◀la▶ perte n’est jamais que pour eux : dans quelque étal qu’on soit, quand on est riche, on se tire ◀d’▶affaire. Cela me fait dire avec mon Ovide,
Pauper ubique jacet
En effet, ceux d’ici qui pouvaient perdre avec ◀le▶ moins ◀d’▶incommodité se sont tirés ◀d’▶intrigue : on n’en dit pas même un mot. Il est mort un ◀de▶ nos matelots cette nuit, je ◀l’▶ai déjà dit ; il en est tombé un ce matin ◀de▶ ◀l’▶Amiral à ◀la▶ mer. Ils travaillent et fatiguent beaucoup nuit et jour, au hasard ◀de▶ leur vie : ils sont mal nourris, en comparaison de ce que ◀les▶ ouvriers mangent à terre ; peu soignés, et avec cela, quelquefois bien battus ! Sont-ils moins hommes que ◀les▶ autres ? Que ceux qui sont nés avec des biens ◀de▶ fortune ont ◀de▶ grâces à rendre à Dieu ! Non fecit taliter omni Nationi. Je regarde à présent ◀la▶ pauvreté avec bien plus ◀de▶ compassion que jamais ; quoique je puisse dire que je ◀l’▶ai toujours regardée sans mépris.
Du samedi 22 juillet 1690
Il a encore calmé ce matin, et ◀le▶ vent est revenu à soleil couchant. ◀L’▶habitude est une seconde nature : je me fais à ◀la▶ chaleur ; je ne m’en trouve plus tant incommodé.
Du dimanche 23 juillet 1690
M. Joyeux a régalé aujourd’hui. Tout y a été magnifique et propre, surtout ◀le▶ dessert. Nous en sommes revenus très contents, et bien remplis.
J’y ai appris, que j’ai assez bien tiré ◀le▶ caractère ◀de▶ M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire, qui commande ◀l’▶Oiseau : c’est page 96. On va voir que je ne me suis pas trompé en ◀le▶ représentant comme un homme dur. ◀L’▶Anglais, qui commandait ◀le▶ Philip Harbert, a mis ◀le▶ feu à son vaisseau, ◀la▶ nuit du 2 au 3 du courant. Cela est rapporté ci-dessus.
Plusieurs Anglais se jetèrent à ◀la▶ mer, espérant ◀de▶ trouver dans ◀les▶ Français plus ◀d’▶humanité qu’ils n’en avaient trouvé dans leur capitaine, de même nation qu’eux. Ils nagèrent à ◀l’▶Oiseau, qui était ◀le▶ vaisseau ◀le▶ plus proche, et crièrent leur Kom French-man. Leurat, maître ◀d’▶équipage, ou capitaine des matelots, eut pitié ◀d’▶eux, quoique provençal, nation pourtant très peu pitoyable. Il dit à M. d’Aire que des Anglais appelaient à leur secours. As-tu ◀de▶ quoi leur donner à manger ? lui demanda froidement M. d’Aire. Ils vivront avec ◀l’▶équipage, et pourront être dispersés sur ◀l’▶escadre, répondit Leurat. Tu n’es qu’une bête, lui dit M. d’Aire : il vaut mieux ◀les▶ laisser boire, puisqu’ils sont à même ; et n’en a sauvé aucun. Je ne dis rien là-dessus : ◀les▶ plus grands approbateurs ◀de▶ cette action sont ◀les▶ jésuites.
Du lundi 24 juillet 1690
Toujours en joie, point ◀de▶ chagrin : nous avons été dîner chez M. du Quesne, qui m’a donné deux ou trois tapes pour me remercier ◀de▶ lui avoir fait gagner quinze pistoles ◀d’▶Espagne en quatre parties ◀de▶ piquet qu’il a topé, massé, et paroli, tout de suite sur mon jeu ; pendant que je jouais hardiment une pièce ◀de▶ quatre sols. Il s’est moqué ◀de▶ M. de Quistillic, qui ◀les▶ a perdues, et ◀l’▶a raillé sans pitié, et m’a rossé, moi, pour avoir, dit-il, violé ◀les▶ sacrés droits ◀de▶ ◀l’▶hospitalité en ne me laissant pas perdre. Je me suis sauvé dans sa chambre : je m’y suis enfermé ; et j’ai fait ◀l’▶inventaire ◀de▶ sa bibliothèque. J’y ai volé ◀les▶ cinq tomes ◀de▶ ◀l’▶Histoire des Juifs ◀de▶ ◀la▶ traduction ◀de▶ M. Arnaud d’Andilli. Je ◀les▶ lui ai montrés, après que j’ai été embarqué pour revenir à bord : il a crié au voleur ; mais ◀d’▶une manière qui me fait croire que ses livres ont changé ◀de▶ maître. Sa vue seule est un régal, ne montrant que ◀de▶ ◀la▶ joie.
◀Le▶ vent étant bon, et faible, et faisant beau, nous ne sommes revenus que sur ◀les▶ cinq à six heures sans faim ni soif, surtout ◀le▶ seigneur ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, qui a défrayé ◀la▶ Compagnie aux dépens de sa brûlure, qu’on a rafraîchi ◀le▶ plus qu’on a pu. À peine avons-nous été à bord que nous avons vu six îlots ou petites îles : ce sont celles du nord des Maldives. Nous croyions en être fort loin dans ◀l’▶Est ; mais apparemment ◀les▶ courants nous ont été contraires. Quoique nos pilotes soient aussi habiles qu’il puisse y en avoir au reste du monde, ils ont été surpris ◀de▶ ce revers qu’ils n’attendaient pas ; et, en effet, ils ont donné assez ◀de▶ preuves ◀de▶ leur savoir pour qu’on soit sûr que ce n’est pas une méprise faite par ignorance ni par négligence. Sur qui donc en rejeter ◀la▶ faute ? Il faut convenir que ◀la▶ navigation est établie sur des principes bien faux, ou du moins bien incertains, puisque ◀les▶ plus expérimentés en sont ◀les▶ dupes. J’aimerais mieux dire que ◀les▶ cartes sont fausses. Ne verra-t-on jamais celles des jésuites ?
Du mardi 25 juillet 1690
Toujours bon petit vent, et autre diable à confesser. Nous avons encore vu une autre île ce matin : laquelle est-ce ? ◀Les▶ courants sont terribles, ou ◀les▶ cartes sont fausses ; car il est certain que suivant ◀l’▶aire ◀de▶ vent où nous avons porté toute ◀la▶ nuit, qui est ◀l’▶Est-Sud-Est, nous ne devions point en trouver sur ◀le▶ chemin que Ceylon, où nous allons, et dont nous nous croyons encore fort éloignés dans ◀l’▶Ouest-Nord-Ouest. Où sommes-nous ? Dieu ◀le▶ sait. ◀Les▶ pilotes ne ◀le▶ savent pas ; leurs sentiments sont partagés : je ne ◀le▶ sais point non plus. Nous courons au Sud-Est, pour trouver ◀la▶ pointe ◀de▶ Ceylon, qui regarde ◀le▶ plus ◀le▶ Sud.
Du mercredi 26 juillet 1690
Nous allons toujours vent arrière pendant ◀le▶ jour ; mais bride en main pendant ◀la▶ nuit, crainte ◀de▶ trouver ce que nous ne cherchons pas. Ç’a été effectivement un très grand bonheur pour nous, ◀d’▶avoir vu ◀de▶ jour ◀les▶ Maldives, lundi avant-hier ; car, certainement, deux heures plus tard, par ◀la▶ route que nous tenions, et par ◀le▶ vent qu’il faisait, nous aurions donné dessus à pleines voiles, ou debout au corps, pour parler matelot.
Du jeudi 27 juillet 1690
Nous avons fort bien été toute ◀la▶ journée, et nous allons encore fort bien ; mais, cette nuit, nous n’irons pas si vite, par ◀la▶ même raison.
Du vendredi 28 juillet 1690
Notre premier pilote jurait ce matin contre ◀les▶ courants, et jurait en homme ◀de▶ mer, c’est-à-dire qu’il se donnait à plus ◀de▶ diables qu’il n’y a ◀de▶ pommes en Normandie, que sans ◀les▶ courants on verrait terre. Sa colère a tenu bon contre ◀les▶ pieuses remontrances ◀de▶ nos missionnaires, qu’il a envoyés dire leurs matines : c’était ◀de▶ ◀l’▶huile sur du feu. Il avait tort ◀de▶ jurer ; mais il avait raison ◀de▶ soutenir son sentiment : car, sur ◀les▶ huit heures du matin, ◀l’▶Oiseau a mis pavillon français, ce qui est ◀le▶ signal ◀de▶ terre ; et un quart d’heure après, nous ◀l’▶avons vue : ◀le▶ brouillard nous ◀la▶ cachait. C’est ◀l’▶île de Ceylon. Il est venu de terre deux chaloupes pour nous reconnaître. On a serré ◀les▶ pavillons blancs et on a arboré pavillon hollandais, pour ◀les▶ faire venir à bord. ◀L’▶appât était trop grossier ; elles n’ont pas voulu y mordre : au contraire, elles sont retournées à voiles et à rame ; on leur a inutilement donné cache. Ils ont des signaux pour se reconnaître ; et, ne ◀les▶ sachant pas, nous passerons toujours pour ce que nous sommes.
On dit ordinairement qu’à quatre grandes lieues au large on sent ◀la▶ cannelle et ◀le▶ girofle dont cette île est pleine. J’ai ◀l’▶odorat fin : je ne suis point enrhumé ; et je puis assurer que je ne sens ni l’un ni l’autre. ◀Les▶ matelots ◀le▶ sentent, à ce qu’ils disent : je regarde cela comme un simple effet ◀de▶ leur prévention ; puisque nos missionnaires avouent aussi bien que moi qu’ils ne sentent rien moins.
En voici une autre, que je crois, parce que M. du Quesne, qui a été dans cette île longtemps prisonnier des Hollandais, nous ◀l’▶a assuré en dînant aujourd’hui ici. C’est que cette île produit une espèce ◀de▶ serpent, ayant ◀de▶ petites ailes, lequel s’élance ◀de▶ dessus un arbre sur un animal, bœuf, cheval, âne, et même éléphant ; qu’assez souvent même il s’attaque aux hommes, femmes et enfants ; et que tel animal que ce soit, lorsqu’il est piqué ◀de▶ cet insecte, meurt dans ◀le▶ moment ; et que ◀le▶ corps, ◀la▶ chair, ◀le▶ sang, ◀les▶ os, ◀les▶ entrailles, ◀les▶ nerfs, et ◀le▶ reste, se réduisent en poudre, en moins ◀d’▶un Miserere ; et qu’il n’y a que ◀la▶ peau qui tombe à terre, sèche et aride. Je crois celui-là, parce que notre général ◀l’▶assure. Il ajoute que ces serpents, fort longs, et pas si gros qu’un brin ◀d’▶avoine en maturité proche du fruit, [sont ? ] à peu près ◀de▶ ◀la▶ grosseur ◀d’▶une moyenne aiguille. J’ai lu quelque chose ◀d’▶approchant dans une relation ◀de▶ Guinée ; mais j’avais cru que c’était un voyageur qui voulait grossir ◀les▶ objets. Je sais bien que Lucain en parle dans sa Pharsale, mais j’avais regardé cela comme un enthousiasme ◀de▶ poète, qui voulait donner ◀l’▶essor à son imagination en exagérant ◀les▶ travaux des troupes ◀de▶ Caton et ◀de▶ Pompée dans ◀la▶ Libye. Je crois à présent que c’est une vérité ; mais j’avoue qu’il me fallait un pareil garant pour vaincre mon incrédulité.
On dit qu’on voit un navire bien loin ; tant pis, car on ne voit presque goutte. Il vaudrait mieux qu’il parût ◀le▶ matin : on aurait ◀la▶ journée à soi.
Du samedi 29 juillet 1690
Grande joie à bord dès ◀le▶ matin. Et moi j’écris ◀la▶ rage dans ◀le▶ cœur, non seulement par rapport au gain que je devais faire et que je n’ai point fait, mais, plus que cela, parce que j’ai eu part à ◀la▶ plus basse lâcheté qui s’est jamais faite.
Dès ◀la▶ pointe du jour, nous avons aperçu ◀le▶ même navire que ◀l’▶on vit hier au soir. Il ne se méfiait point ◀de▶ nous ; car il aurait pu s’échapper, étant resté toute ◀la▶ nuit sur nos ancres. Nous lui avons donné cache : il a été mouiller dans une anse, à une portée ◀de▶ fusil ◀de▶ terre. Il nous avait paru grand, et ◀de▶ défense ; mais quand nous en avons été proches nous avons vu que ce n’était qu’une grosse flûte sans défense. M.de Porrières y a envoyé ◀le▶ canot pour s’en emparer et amener ◀le▶ capitaine, ou pour empêcher sa chaloupe ◀de▶ gagner terre, en allant lui couper ◀le▶ chemin, pendant que je resterais à ◀la▶ flûte à remplir ◀les▶ fonctions ◀de▶ mon emploi. ◀L’▶Écueil aurait eu tout ◀le▶ butin si son intention avait été suivie ; mais il avait confié ◀l’▶exécution ◀de▶ ses ordres à un indigne officier, incapable ◀de▶ ◀les▶ exécuter ni vigoureusement, ni prudemment. Son nom est trop précieux pour ◀le▶ cacher : c’est ◀le▶ sieur ◀Le▶ Vasseur, natif ◀de▶ Dieppe, frère ◀de▶ M. ◀Le▶ Vasseur, avocat au Conseil.
Nous n’avons ni arrêté ◀la▶ chaloupe ni ◀le▶ canot ◀de▶ ◀la▶ flûte, ni été jusqu’à elle. M.de Bouchetière était trop incommodé ◀de▶ ◀la▶ jambe ; et, quoiqu’il se fût levé malgré M. de Porrières, et qu’il voulût y aller, il n’était pas ◀de▶ ◀la▶ prudence ni ◀de▶ ◀la▶ charité du commandeur ◀d’▶engager dans une grande fatigue un bon officier déjà fort blessé : ainsi, nous étions commandés par le second lieutenant. ◀Le▶ dirai-je ? Oui, il faut ◀le▶ dire : notre digne officier, et un quartier-maître aussi lâche que lui, se sont figurés qu’il paraissait plus ◀de▶ quarante hommes armés ◀de▶ mousquets et ◀de▶ grenades, qui nous attendaient pour nous choisir ; et, sur ce beau prétexte, ont retourné. On ne m’accusera pas ◀d’▶avoir eu part à cette lâcheté quand on saura que je lui dis dans ◀la▶ rage qu’une si infâme poltronnerie me causait : Eh, morbieu, monsieur, où diable voyez-vous ni mousquets ni grenades ? Je ne vois que ◀de▶ pauvres diables, assis sur ◀le▶ cul, ◀la▶ pipe à ◀la▶ gueule. Donnons dessus : nous ◀les▶ enlèverons comme des corps saints, ou du moins exécutons nos ordres, et coupons chemin à ◀la▶ chaloupe qui fuit à terre. Eh, f..., monsieur, mêlez-vous ◀de▶ vos écritures, ai-je eu pour toute réponse. Vous avez raison, ai-je repris, nous en vivrons plus longtemps. Ensuite je me suis tu, en enrageant dans lame. On leur a crié à plus ◀d’▶une portée ◀de▶ fusil ◀de▶ venir à bord. Eh, comment diable y viendront-ils ? ai-je répondu : leur chaloupe et leur canot fuient à terre ; y viendront-ils à pied ? Un beau « Mêlez-vous ◀de▶ vos affaires » a été ◀la▶ réponse. Je me suis appuyé sur ◀le▶ canot, dans un désespoir enragé ◀d’▶avoir eu part, en quelque sorte, à une lâcheté qui s’est faite à la vue de toute ◀l’▶escadre.
M. du Quesne, qui ◀l’▶a vue, nous a fait signal ◀d’▶aller à son bord. Comment, monsieur ? lui a-t-il dit. M.de Porrières se moque-t-il ◀de▶ vous exposer à ◀la▶ gueule du canon ? un bon officier et un brave homme comme vous ? Suivez M. d’Auberville, a-t-il poursuivi, et faites comme lui. ◀La▶ beauté du fait est que notre digne sous-lieutenant n’a pas distingué ◀la▶ raillerie ; qu’il a pris ◀l’▶affirmative ; et, sur ce pied-là, voulait que j’applaudisse à son action. Mais il s’est trompé. J’ai vu ◀l’▶action, ai-je crié à M. du Quesne ; mais, je n’y ai point ◀de▶ part. Tout le monde ◀de▶ ◀l’▶Amiral s’est mis à rire. Il a pour lors commencé à ouvrir ◀les▶ yeux. Je dirai ce qui en a réussi. Nous avons suivi M. d’Auberville et sommes allés à ◀la▶ flûte. Je dirai ce qui s’y est passé après avoir dit ce qui était arrivé à notre chaloupe.
À peine avions-nous été partis ◀de▶ ◀l’▶Écueil que ◀le▶ commandeur avait envoyé ◀la▶ chaloupe avec ◀les▶ mêmes ordres ◀d’▶empêcher ◀le▶ canot et ◀la▶ chaloupe ◀de▶ ◀la▶ flûte ◀de▶ gagner terre. Elle était commandée par un brave homme, qui s’est fort bien acquitté ◀de▶ sa commission. C’est M. de La Chassée. Il a vu que ◀la▶ chaloupe ◀de▶ cette flûte tirait à terre, aussi bien que ◀le▶ canot : il a sagement jugé que ◀le▶ capitaine ne ◀la▶ défendrait point, puisqu’il se privait lui-même ◀de▶ tout ce qui pouvait ◀le▶ mettre en sûreté ; que peut-être lui-même fuyait dans sa chaloupe ; et qu’elle et ◀le▶ canot emportaient ce qu’il y avait de plus riche ; et qu’ainsi ◀le▶ plus sûr était ◀de▶ gagner terre, et ◀de▶ ◀les▶ empêcher ◀d’▶y aborder. Sur ce sage fondement, il a fait jouer ◀l’▶aviron ◀le▶ plus qu’il a pu ; et ses matelots, qui comptaient sur un butin certain, tirant ◀de▶ toute leur force, et quinze soldats animés par ◀la▶ même raison tirant aussi, et aidant ◀les▶ matelots, il ne faut pas s’étonner si des gens si bien intentionnés ont réussi. Il a enlevé chaloupe et canot. Tous ◀les▶ Hollandais étaient fuis à terre, où ils espéraient mettre à couvert ce qu’ils emportaient ; mais, étant vivement poursuivis, ils avaient tout abandonné. Presque tout a été pillé : ils en sont revenus riches ; et moi je n’ai rien eu, par ◀la▶ lâcheté du seigneur ◀Le▶ Vasseur.
Entre ceux qui fuyaient à terre, il y avait une jeune Hollandaise fort jolie2 à ce que M. de La Chassée m’a dit. Elle avait été aperçue par un Français, aussi amateur du beau sexe que ◀de▶ ◀l’▶argent. J’en aurais peut-être fait autant.
Nec cor nec mores mutant qui trans mare currunt.
Celui-ci s’était mis à ses trousses ; et, comme c’est un égrillard qui va bien du pied et que cette fille chargée ne pouvait pas suivre ◀les▶ autres, qui fuyaient plus vite qu’elle, il ◀l’▶a jointe à ◀l’▶entrée du bois : il ◀l’▶a déchargée ◀de▶ ses richesses, et lui a ôté jusqu’à un très beau fil ◀de▶ perles qu’elle avait au col, ses pendants ◀d’▶oreilles et ses bracelets ◀de▶ diamants, sans que cette fille plus morte que vive ait dit un mot. Si, après cela, il ◀l’▶eût laissée aller, toutes ces richesses lui seraient restées ; mais, ◀le▶ diable, qui se fourre partout, lui a inspiré ◀de▶ ◀la▶ tentation : il a voulu ◀la▶ satisfaire. Cela se passait à ◀l’▶entrée du bois ; et cette fille, qui n’avait pas soufflé pendant ◀le▶ vol, s’est défendue ◀de▶ toutes ses forces, et s’est mise à crier au meurtre et au viol, à pleine tête. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, qui entend ◀le▶ hollandais mieux que moi ◀le▶ français, y a couru : il a délivré cette fille ◀de▶ toute violence ; et ◀le▶ galant à sa seule vue avait lâché prise, et fuyait à son tour.
Notre père La Chassée est un sac à péchés mortels, fort ami ◀de▶ ◀la▶ joie et du beau sexe. Il a su ◀d’▶elle ce qui s’était passé, et ce que ◀le▶ Français lui avait pris, qui valait plus ◀de▶ quinze cents pistoles. C’était un sac ◀de▶ deux cents coupans ◀d’▶or, chaque coupan valant trente-sept livres dix sols ◀de▶ notre monnaie, un collier ◀de▶ perles ◀de▶ deux mille écus et ◀les▶ pendants ◀d’▶oreilles, ◀les▶ bracelets, ◀la▶ rose et ◀le▶ reste à proportion. Il a cru devoir faire ◀le▶ généreux par une libéralité qui ne lui coûterait rien. Il a amené cette fille sur ◀la▶ rive. Il a retiré du matelot ◀les▶ bijoux : il ◀les▶ a rendus à cette fille, en lui disant que ◀les▶ Français sont trop honnêtes gens pour faire ◀la▶ guerre aux femmes et aux filles, surtout aux belles, pour lesquelles ils ont un fonds inépuisable ◀de▶ respect ; et ensuite ◀l’▶a congédiée : et son monde étant rembarqué, il a pris ◀le▶ chemin du Général. Cela s’appelle-t-il des moineaux ? Vartigué ! y sont pu gros que des maries ! Ho Dame, je sommes queuques louas si galans, quoul nous en cuit ! Que cette aventure-ci, et sa brûlure, vont me donner beau jeu ! Je ne voudrais pas pour beaucoup que cela ne lui fût pas arrivé. Il a conduit à bord de ◀l’▶Amiral et ◀de▶ ◀l’▶Écueil, ◀la▶ chaloupe et ◀le▶ canot ◀de▶ ◀la▶ flûte, chargés ◀de▶ coffres et ◀de▶ barils : savoir ce qui était dedans ? ◀Le▶ tout ayant été promptement défoncé. Cela ne me regarde plus, quoique cela eût dû me regarder. J’ai rempli mes devoirs autant que je ◀l’▶ai pu : c’en est assez pour moi ; ◀le▶ reste m’est très fort indifférent.
Nous étions cependant à bord de ◀la▶ flûte, où chacun pillait dans ◀l’▶entre-deux-ponts à qui mieux mieux. On ne voyait que coffres brisés, porcelaines rompues, enfin toute ◀la▶ confusion et ◀le▶ désordre que ◀l’▶avarice et ◀l’▶avidité peuvent causer dans un bâtiment pris ◀de▶ force. Je ne parlerai point des autres : à mon égard, je me suis fait un plaisir ◀de▶ ◀les▶ regarder faire, et n’ai rien du tout emporté qu’un couteau et un miroir ◀de▶ ◀la▶ chambre ◀de▶ ◀l’▶écrivain, qui pourtant m’aurait appartenu en entier si j’y avais entré le premier et que j’eusse apposé ◀le▶ cachet ; mais, par ◀la▶ lâcheté ◀de▶ ◀Le▶ Vasseur, ◀l’▶écrivain du roi de l’Amiral, qui y était entré le premier, s’en était emparé. Il a donc fallu que je ◀la▶ lui cédasse ; mais j’avoue que ça bien été malgré moi. J’ai pourtant fait ◀les▶ choses ◀de▶ bonne grâce, et ai passé pour très désintéressé ; j’étais seul à savoir ce qui se passait dans moi, où nature souffrait ◀d’▶une terrible manière : cependant, contre fortune bon cœur. Cet écrivain du roi, nommé Héros, n’a pas eu ◀l’▶honnêteté ◀de▶ m’offrir rien du tout ◀d’▶un butin qui aurait bien dû tout au moins nous être commun. Après cela, il est retourné à un nouveau pillage dans ◀l’▶entre-deux-ponts ; et ◀Le▶ Vasseur, plus capable ◀de▶ piller que ◀de▶ toute autre chose, s’est jeté sur tout ce qu’il a pu, avec ◀la▶ férocité et ◀l’▶avidité ◀d’▶un Normand bien lâche et bon voleur.
Cette flûte est ◀d’▶environ six cents tonneaux, et est armée ◀de▶ douze petites pièces ◀de▶ canon. Elle a été bâtie à Sardam, à une lieue ◀d’▶Amsterdam, en Europe : elle n’a que cinq ans, ayant été faite en 1684. Elle était commandée par un Hollandais, nommé Jérôme Rikwart, qui avait quatre-vingt-dix hommes ◀d’▶équipage, dont douze sont esclaves, c’est-à-dire aux fers pour toute leur vie, et qui ont gagné ◀la▶ corde en Europe ou aux Indes, et peut-être ◀le▶ feu avec ◀les▶ guenons du cap de Bonne-Espérance, comme je ◀l’▶ai dit page 347, et qu’on ne punit pas ◀de▶ mort afin d’avoir toujours des gens pour servir ◀les▶ autres. Elle est nommée ◀le▶ Monfort de Batavia. Elle est chargée ◀de▶ riz, qui est ◀la▶ provision qu’elle portait aux comptoirs ou établissements que ◀les▶ Hollandais ont à cette île de Ceylon, à la vue de partie desquels elle a par conséquent été prise. Elle a des coffres pleins ◀d’▶armes, beaucoup de médicaments pour ◀les▶ mêmes endroits, et ◀de▶ ◀l’▶argent destiné à payer ◀les▶ ouvriers, commis et autres, que ◀la▶ Compagnie des Indes y emploie.
Pendant que nous avons été à son bord, il a fallu essuyer mille railleries et autant ◀de▶ grossières turlupinades. L’un demandait à quel dessein nous avions apporté des armes, puisque nous n’avions pas approché ◀d’▶assez près pour nous en servir. Un autre disait, que ◀le▶ canot avait porté ◀le▶ gros canon à terre pour nous y assommer ; et que nous avions très sagement fait ◀de▶ n’y avoir pas été. Un autre ajoutait que nous aurions échoué. Un enseigne ◀de▶ ◀l’▶Amiral ajoutait que nous nous étions rendu justice, connaissant bien que nous ne méritions pas seuls une si belle prise, et qu’il était ◀de▶ notre probité ◀d’▶en avoir cédé ◀la▶ meilleure part à d’autres. ◀Le▶ Vasseur entendait tout cela. Car c’était pendant qu’il pillait qu’on ◀le▶ lui disait.
J’admirais ◀la▶ bassesse ◀de▶ sa tranquillité. Cela dans ◀le▶ fond me devait être indifférent, puisque ce n’était pas moi qui avais commandé ; et n’en aurais certainement pas branlé, si par une mauvaise plaisanterie ◀le▶ capitaine ◀d’▶armes ◀de▶ M. du Quesne ne m’eût mis personnellement en jeu, en venant avec un air empressé me demander une plume, ◀de▶ ◀l’▶encre, du papier, ◀de▶ ◀la▶ cire et un cachet, disant que j’en devais avoir ◀de▶ reste, puisque je ne m’en étais pas servi.
J’ai, outre cela, ce que vous ne savez pas, lui ai-je dit : c’est qu’il me reste ◀de▶ quoi payer un insolent et un mauvais plaisant ; et, en même temps, lui ai appliqué ◀le▶ coup de poing ◀le▶ plus rude et ◀le▶ mieux placé que j’aie donné ◀de▶ ma vie. Ma main laisse quelquefois des marques : il a dit, lui-même, qu’en plein jour je lui avais fait voir plus ◀d’▶un million ◀d’▶étoiles. Je n’en sais rien ; mais, je sais bien qu’il lui en coûte deux grosses dents ◀de▶ ◀la▶ mâchoire gauche, que je lui ai arrachées sans policant. J’ai retourné à ◀la▶ charge, et lui ai montré par sa propre expérience que tous ◀les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶Écueil ne sont pas également endurant. M. d’Auberville me ◀l’▶a ôté des mains. Cela a calmé une partie ◀de▶ mon chagrin ; mais je craignais que cela ne me fît quelque mauvaise affaire avec M. du Quesne, qui est venu à ◀l’▶issue du dîner avec ◀le▶ commissaire. Il n’en est rien : son neveu ◀l’▶avait instruit ◀de▶ tout à mon avantage. Il m’a seulement renvoyé à bord de ◀l’▶Ecueil, et m’a fait plaisir ; car je n’avais ni bu ni mangé ◀de▶ ◀la▶ journée, et il était près de trois heures.
À peine ai-je été arrivé que j’ai été instruit ◀de▶ ◀la▶ générosité ◀de▶ M. de La Chassée pour ◀la▶ belle Hollandaise : M. de Porrières, ◀le▶ Juif et moi, avons pensé ◀le▶ désespérer en lui prouvant par bonnes raisons que sa sagesse n’était point un fruit ◀de▶ sa vertu, ni ◀de▶ ◀la▶ crainte ◀de▶ Dieu, mais un effet ◀de▶ ◀la▶ brûlure, qui ◀l’▶avait mis hors ◀d’▶état ◀de▶ faire aucun péché ; que cette partie ◀de▶ lui-même qui avait senti ◀la▶ chaleur du pot n’était point en état ◀de▶ s’exposer à sentir celle ◀de▶ ◀la▶ chaudière des diables. Il a voulu faire exhibition ◀de▶ pièces. Autre matière à risée. Enfin, on lui en a tant dit qu’il a demandé quartier.
Nous allions nous mettre à table pour souper, lorsque ◀Le▶ Vasseur est venu. J’avais ◀l’▶idée pleine ◀de▶ ce que je venais ◀d’▶écrire : j’achevais ce qui regarde ◀le▶ capitaine ◀d’▶armes ◀de▶ M. du Quesne. ◀Le▶ front ◀de▶ cet indigne sous-lieutenant m’a remis tout ◀de▶ bon en colère ; il n’y a rien ◀de▶ désobligeant et ◀d’▶outrageant que je ne lui aie dit sur sa lâcheté, et sa tranquillité à souffrir ◀les▶ railleries qu’on lui en avait faites à sa barbe. ◀Le▶ commandeur a ajouté qu’il ◀l’▶avait cru tout autre ; qu’ordinairement ◀les▶ gens ◀de▶ sa nation sont soldats ; qu’il ne devait pas se charger ◀d’▶aucun ordre s’il ne s’était pas senti assez ◀de▶ cœur pour ◀l’▶exécuter ; qu’il ne savait point comment cela serait pris en France, mais qu’il n’avait que faire ◀de▶ lui demander ◀de▶ certificat ◀de▶ bravoure, n’étant pas ◀d’▶humeur à mentir. À ces beaux compliments, ◀le▶ guerrier s’est levé, ◀les▶ yeux plus rouges qu’écarlates. J’ai voulu voir ce qu’il allait faire, avec son air furibond. Il est descendu bravement sur ◀le▶ pont, a pris par ◀les▶ cheveux et a gourmé ◀le▶ quartier-maître son conseiller. ◀L’▶éclat de rire que j’ai fait a obligé tout le monde à regarder, et tout le monde en a ri de bon cœur aussi bien que moi ; et au diable qui y a mis ◀le▶ hola. Quand il a été bien las, il a enfoncé son chapeau dans sa tête, a remonté fièrement sur ◀la▶ dunette, et à grands pas s’est allé claquemurer dans sa chambre, ◀d’▶où il n’a pas sorti depuis, et n’a point soupé.
Du dimanche 30 juillet 1690
Nous avons resté ici à ◀l’▶ancre toute ◀la▶ journée : je n’ai point sorti ◀de▶ bord, dont je suis très aise. ◀Le▶ pillage a continué, et M. du Quesne a dit à ◀Le▶ Vasseur, qui n’a pas perdu un voyage, qu’il ◀le▶ châtierait ◀de▶ tant prendre et ◀de▶ mériter si peu. Paroles très gracieuses.
Du lundi 31 juillet 1690
Nous avons appareillé ce matin, et emmenons ◀la▶ flûte à Pondichéry, qui est ◀l’▶endroit où nous allons. Il n’y a que pour deux jours ◀de▶ chemin, si nous allions en droite route. Nous avons donné trois ◀de▶ nos matelots pour faire partie ◀de▶ son équipage. Dieu nous donne d’autres prises : j’y profiterai assurément ; car, quand je devrais me perdre en n’obéissant pas, je n’irai ◀de▶ ma vie avec un homme qui m’a fait rougir.
Nous avons ici trois Hollandais, dont l’un servait ◀de▶ ministre ou ◀de▶ prédicant sur ◀la▶ flûte. Il ne sait que ◀le▶ jargon ◀de▶ sa nourrice et pas un mot ◀de▶ latin. Cela me surprend, ◀les▶ Hollandais étant naturellement studieux, surtout ceux qui se destinent à ◀la▶ prédication ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀de▶ Calvin. Il me paraît aussi beaucoup ivrogne ; tant pis pour lui. ◀Les▶ deux autres sont bons matelots, qui gagneront bien leur vie. Nous avons aussi deux lascaris, ou esclaves noirs, qui sont affreux. Ces malheureux se laisseraient plutôt mourir ◀de▶ faim que ◀de▶ toucher à ce qu’un chrétien aurait touché. On leur a donné un pot et du riz : qu’ils s’accommodent.
Août 1690
Du mardi 1er août 1690
Nous avons mouillé ce soir à deux portées ◀de▶ canon ◀de▶ terre.
Du mercredi 2 août 1690
◀Les▶ courants nous sont contraires : nous avons mouillé ce soir.
Du jeudi 3 août 1690
Nous ne mouillerons plus, parce que ceci est plein ◀de▶ roches, ou ◀de▶ très mauvaise tenue. ◀Les▶ courants nous ont dérivé[s] plus ◀d’▶une lieue du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre ; et ◀le▶ Lion a perdu une ancre, son câble ayant été coupé par ◀les▶ roches. Nous ne quittons point de vue ◀l’▶île de Ceylon. Ce pays-ci doit être bien malsain ; toujours embrumé et couvert ◀de▶ nuages : ainsi, il y doit beaucoup pleuvoir, et ◀la▶ chaleur par conséquent doit y engendrer beaucoup de corruption et bien des insectes. Il a calmé toute ◀la▶ nuit, et une bonne partie ◀de▶ ◀la▶ journée ; et ◀le▶ vent n’est revenu que sur ◀les▶ deux heures après-midi.
Ce qui est bon à prendre est bon à rendre, dit ◀le▶ proverbe. MM. ◀de▶ Porrières et ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ ont été dîner chez M. du Quesne. Ils y ont appris qu’il a ôté à Héros une partie ◀de▶ son pillage à ◀la▶ flûte. J’en suis ravi. Bien loin de piller, un écrivain du roi doit empêcher ◀le▶ pillage et ◀le▶ désordre. Je ne voudrais pas pour tout mon sang avoir été ◀l’▶objet ◀d’▶un pareil remeré. J’en suis à couvert ; mais ◀le▶ général dit que si je ne pille pas, je fais autre chose qui ne vaut pas mieux : il veut parler ◀de▶ son capitaine ◀d’▶armes, qui a encore, comme dit Gareau, ◀les▶ badigoines écarbouillées. J’en suis fâché ; mais je n’en suis pas cause : s’il avait été moins insolent il ne porterait pas ◀de▶ mes marques.
Du vendredi 4 août 1690
Calme tout ◀le▶ jour, et un peu de vent sur ◀le▶ soir. Nous faisons très pauvre chère ◀les▶ jours maigres ; et sans ◀la▶ bonite marinée, nous ferions encore pis : mais, ma foi, il n’en reste plus qu’un tiers ◀de▶ baril, et il est temps que nous arrivions.
Du samedi 5 août 1690
C’est ◀l’▶ordinaire ◀de▶ ces endroits-ci ◀de▶ calmer ◀le▶ matin, et que ◀le▶ vent revienne ◀l’▶après-midi ou sur ◀le▶ soir. C’est ◀le▶ temps qu’il a fait aujourd’hui, avec une chaleur épouvantable. ◀Le▶ ciel brille ◀d’▶éclairs ◀de▶ tous côtés et paraît tout en feu. Nous aurons ◀de▶ ◀la▶ pluie : tant mieux, pourvu qu’elle rafraîchisse un peu ◀l’▶air étouffant que nous respirons.
Du dimanche 6 août 1690
Il a plu cette nuit pendant plus ◀de▶ six heures, ◀d’▶une telle sorte
◀Les▶ éclairs éclataient ◀de▶ tous côtés, et quelques coups ◀de▶ tonnerre se sont fait entendre ; mais peu. ◀Le▶ vent était bon petit frais ; et je me suis baigné, étant exprès resté à ◀la▶ pluie. Je m’en étais déjà bien trouvé : je m’en trouve bien encore.
Nous avons vu dès ◀le▶ matin un navire, à plus ◀de▶ quatre lieues ◀de▶ nous. Nous ◀l’▶avons cru gros, mais, ◀l’▶ayant approché, nous avons vu que ce n’était qu’un engin ◀de▶ trente-cinq tonneaux. M. du Quesne lui a tiré un coup ◀de▶ canon : il a amené son pavillon hollandais ; et on ◀l’▶a pris, sans coup férir. C’est un ◀de▶ ces petits bâtiments, qui servent à aller ◀de▶ comptoir en comptoir, le long de ◀la▶ côte, porter et rapporter des marchandises nouvelles. Il venait de Trinquemalé à dix lieues d’ici à Capello, qui est justement ◀l’▶endroit où nous ◀l’▶avons pris, à deux lieues ◀de▶ terre, ou environ. Il venait chercher du riz et du bois, et est chargé ◀de▶ roches. Ils n’étaient que douze hommes dedans, deux desquels sont à présent ici ; et nous avons donné deux Français en leur place pour emmener cet engin avec nous. Il va bien à ◀la▶ voile ; et ces petits bâtiments-ci sont ◀d’▶un très grand secours. J’écris ceci plutôt pour ◀la▶ ponctualité que pour ◀la▶ conséquence, ne valant pas ◀la▶ peine qu’on en fasse mention. Ce qu’il y a ◀de▶ bon, c’est que nous avons appris que, le long de ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel, où nous allons, et où nous sommes presque, il y a six gros navires, bien chargés. Tant mieux ; nous pourrons en naturaliser quelqu’un.
Voici ◀le▶ plus vilain pays du monde. Il pleut à ◀l’▶heure que j’écris, ◀d’▶une force et ◀d’▶une abondance toute extraordinaire ; et, suivant toute ◀l’▶apparence, ◀la▶ pluie n’est pas prête à finir. Il vente beau frais, mais ◀le▶ vent est bon.
Du lundi 7 août 1690
Nocte pluit tota : redeunt spectacula mane.
Il a fait toute ◀la▶ nuit un temps ◀de▶ diable ; mais il s’est éclairci avec ◀le▶ jour. ◀Les▶ courants nous ont été absolument contraires : nous avons reculé au lieu d’avancer ; et ◀le▶ vent n’étant pas assez fort pour résister à leur violence, nous avons été obligés ◀de▶ mouiller, cette nuit, devant un endroit où ◀l’▶on voit ◀de▶ loin un grand bâtiment, qui paraît neuf. On dit ici que c’est une pagode, ou, si ◀l’▶on veut, un temple ◀d’▶idolâtres ; mais, après ◀l’▶avoir observé, autant que ◀la▶ distance du lieu me ◀l’▶a pu permettre, je crois que c’est un magasin nouvellement bâti.
Du mardi 8 août 1690
Nous avons remis à ◀la▶ voile, deux heures avant soleil levé : nous avons été tout ◀le▶ jour à une lieue ◀de▶ terre, au plus, par ◀le▶ plus beau temps, et ◀le▶ meilleur vent du monde. Nous avons passé devant une forteresse hollandaise, nommée Trinquemalé : elle est, à ce qu’il m’a paru, bâtie dans une péninsule, ou langue ◀de▶ terre, qui s’avance dans ◀la▶ mer. Elle borde toute ◀la▶ terre, qui forme cette péninsule et ◀l’▶isthme, et bouche du côté de terre ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ montagne qui ◀la▶ couvre du côté de ◀la▶ terre et ◀de▶ ◀la▶ mer. Elle commande toute ◀l’▶entrée du port, qui est étroite, mais bonne. ◀L’▶ouvrage m’en paraît régulier et neuf, et, à ce que je puis en juger par mes longues vues, c’est un pentagone, bien flanqué, revêtu dans ses courtines, excepté du côté de ◀l’▶entrée du port, où ◀la▶ courtine, qui lui est parallèle, paraît nue, défendue ◀de▶ plusieurs canons et ◀de▶ ceux des bastions, qui en sont bien garnis. Il faut passer sous leur feu pour aller au mouillage, qui est à ◀l’▶embouchure ◀de▶ ◀la▶ rivière qui vient de Candi, capitale ◀de▶ ◀l’▶île de Ceylon, et ◀la▶ demeure du roi du pays. M. du Quesne dit que, s’il était dans ce mouillage, avec un seul vaisseau ◀de▶ cinquante canons, il en empêcherait ◀l’▶entrée à une armée royale. Cela paraît effectivement bien fort. Il y a été, et moi non. Cependant, ◀les▶ Français, qui ont possédé cette terre, n’ont pas pu s’y conserver et ont été obligés ◀de▶ ◀l’▶abandonner avec cinquante pièces ◀de▶ canon. Effectivement, j’ai toujours ouï dire, à ◀la▶ honte ◀de▶ ◀la▶ nation, qu’elle est propre et bonne à tout entreprendre ; mais qu’elle est trop remuante pour rien achever.
Cette île est une des conquêtes que ◀les▶ Hollandais ont faites sur ◀les▶ Portugais dans ◀les▶ Indes. ◀Les▶ relations en sont entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde. Que ce que je vas ajouter ne paraisse pas un paradoxe.
◀Les▶ anciens Romains tendirent à ◀la▶ conquête ◀de▶ tout le monde, par ◀la▶ force des armes. Ils réussirent par leur union, et ne furent détruits que par leurs divisions, leurs partialités et leurs guerres civiles, qui engendrèrent ◀la▶ monarchie. ◀La▶ République de Hollande tend à même fin : non à tout gouverner ; mais à donner ◀le▶ mouvement à tout et suit un autre chemin, plus subtil : c’est par ◀le▶ commerce universel. Il fleurit si bien chez cette nation qu’elle est en état ◀de▶ se mesurer avec ◀les▶ têtes couronnées, dont elle a été autrefois sujette, ou auxquelles elle doit sa souveraineté. Qu’on ◀la▶ mette si bas qu’on voudra en Europe, on ne ◀la▶ détruira jamais tant qu’elle restera unie : son commerce des Indes ◀la▶ soutiendra toujours. C’est par lui qu’elle a rendu quantité ◀de▶ rois, en Asie, ses tributaires et ses vassaux. Elle s’étend peu à peu dans ◀les▶ pays ; et sous prétexte du commerce, se rend grande terrienne. Qu’on relise ce que j’ai dit aux pages 339-341, on verra comme elle s’y prend ; et c’est partout de même.
◀Les▶ souverains et ◀les▶ peuples ◀d’▶Europe comptent pour rien ◀les▶ conquêtes et ◀les▶ établissements que cette nation fait ici. C’est qu’on n’est, en Europe, occupé que des objets qui frappent ◀les▶ yeux, et qu’on ne veut pas prendre garde au futur. Cependant, ◀le▶ passé devrait faire envisager ◀l’▶avenir. Combien y a-t-il ◀de▶ choses, absolument nécessaires, ou dont on s’est fait des nécessités, que nous n’avons que par leur canal ? Et possédant tout ◀le▶ commerce, et par conséquent toutes ◀les▶ richesses du monde, manqueront-ils ◀de▶ quoi que ce soit ? Ne seront-ils pas en état ◀d’▶avoir des souverains à leurs gages ? Cela ne s’est-il pas déjà vu ? ◀Le▶ traité ◀de▶ ◀la▶ Triple Alliance n’est-il pas encore tout récent ? Par qui se soutenait-il, si ce n’était par ◀l’▶argent ◀de▶ ◀la▶ Hollande ? Que ◀les▶ almanachs, ◀le▶ cocher ◀de▶ M. de Vertamont et ◀les▶ autres qui font ◀les▶ sottes romances du Pont-Neuf, ◀la▶ traitent ◀de▶ banquière : ce nom, dans ◀les▶ esprits spéculatifs, lui fait honneur, et est une marque certaine ◀de▶ ◀la▶ sagesse ◀de▶ son gouvernement, et non pas un terme ◀de▶ mépris, comme ◀le▶ prétend ◀la▶ canaille et ◀la▶ vile populace. Que qui voudra traite ceci ◀de▶ visionnaire et ◀de▶ chimérique ; pour moi, je ◀le▶ crois très sérieux ; et, sur ce fondement, je ne ferai point ◀de▶ difficulté ◀de▶ dire qu’en bonne politique il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ toute ◀l’▶Europe ◀d’▶avoir ◀les▶ yeux sur ◀les▶ démarches ◀de▶ cette nation en Asie.
Cette terre ◀de▶ Trinquemalé paraît belle, plaine, et unie. Elle est à ce qu’on dit, fort saine : c’est tout ce que j’en sais.
Du mercredi 9 août 1690
Nous sommes fort bien intentionnés ; et, si nous n’attrapons rien, ce n’est pas notre faute. On dit qu’il y a une flûte à ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel ; et, comme M. du Quesne voudrait ◀l’▶avoir, nous avons mouillé cette nuit, pour ne ◀la▶ pas passer. Nous avons fort bien été toute ◀la▶ journée. Nous sommes à la vue de ◀la▶ côte ; et, si ◀le▶ temps était fin, nous verrions, supposé qu’elle y soit, cette flûte, qui est cause que nous sommes à ◀l’▶ancre.
M. du Quesne est venu ce soir à bord, sitôt que nous avons été sur ◀le▶ fer. J’ai dit ci-dessus qu’il avait fait rendre gorge à Héros, son écrivain ; mais je ne comptais pas avoir part à ◀la▶ restitution. Je ◀l’▶ai eue, pourtant ; puisque notre général m’a fait présent ◀de▶ cent piastres, et ◀le▶ commandeur ◀de▶ vingt-cinq, pour me dédommager du profit que je devais faire à ◀la▶ flûte prise, et que je n’ai pas fait : ainsi, avec ◀la▶ réputation ◀de▶ n’être point pillard, j’ai part au pillage, par un endroit qui me fait honneur. Je ne me soucie nullement ◀de▶ présents : je ne suis point assez intéressé pour ◀les▶ regarder par eux-mêmes ; mais je suis charmé ◀de▶ ◀la▶ manière qu’ils m’ont été faits. Elle était si honnête qu’elle vaut plus que ◀les▶ présents ; du moins, je ◀l’▶estime davantage.
Je ne sais si tout le monde qui est dans ◀l’▶Écueil est aussi content que moi ◀de▶ ◀la▶ visite ◀de▶ notre général. Je ne ◀le▶ crois pas, ayant ce soir vu à table un certain M. Le Vasseur qui m’a paru faire ◀de▶ très mauvais sang, et avoir ◀le▶ gosier aussi étroit que ses yeux étaient rouges et gros. M.du Quesne et ◀le▶ commandeur ◀l’▶ont fait descendre dans ◀la▶ chambre du Conseil ; ◀d’▶où, au bout d’un quart d’heure, il est remonte seul dans sa chambre, et en a emporté une poche ◀de▶ cuir qui n’était pas vuide : et cette poche est entrée, avec eux, sans lui. dans ◀la▶ chambre du chevalier ◀de▶ Bouchetière, où je crois qu’elle est bien restée. Y aurait-il eu quelque partage forcé ? ◀L’▶apparence ◀le▶ dit ; et je ne ◀la▶ crois point trompeuse : je ◀le▶ saurai, car je ne crois pas que M. de Porrières me ◀le▶ cache. Effectivement, cette flûte était bien riche, et a été cruellement pillée. Il y a des matelots qui y ont fait fortune, dans leur état, s’ils savent se borner3. Il est inutile ◀de▶ dire que j’ai salué ◀la▶ santé ◀de▶ mes bienfaiteurs. J’ai donné au commandeur le second cabas ◀de▶ figues que j’avais eu ◀de▶ M. du Quesne, et dont je lui avais donné un. Il m’en a bien remercié et m’a dit sans façon que s’il avait cru que je ◀l’▶eusse eu encore, il me ◀l’▶aurait déjà demandé ; mais qu’il avait cru que j’avais fait comme lui, c’est-à-dire que je ◀l’▶avais mangé en trahison, sans en faire part à personne.
Du jeudi 10 août 1690
Nous avons remis à ◀la▶ voile ◀de▶ grand matin ; et au lever du soleil, nous avons vu sept navires. Nous avons donné dessus et espérions bien en prendre quelqu’un ; mais non. En voici ◀la▶ raison. Ces navires sont mouillés devant Négrapatan, premier fort que ◀les▶ Hollandais ont sur ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel où nous sommes, en sûreté sous son canon, excepté une flûte, qui s’y est allée mettre sitôt qu’elle a vu que nous tâchions ◀de▶ ◀l’▶approcher. Nous avons cru qu’elle s’était échouée ; mais, un quart d’heure après, elle a reparu un moment : elle avait simplement touché. M.du Quesne a mis pavillon ◀de▶ Conseil : ◀les▶ capitaines y ont été. ◀Le▶ résultat a été ◀de▶ poursuivre ◀la▶ route, par plusieurs bonnes raisons : entre autres, que nous n’avons point ◀de▶ pilotes qui connaissent ◀Le▶ Havre, ni son entrée ; que ces navires sont sous ◀le▶ feu du fort, qui nous choisirait si nous approchions ◀de▶ ◀la▶ portée ◀de▶ son canon, dont il a soixante-dix pièces ; et, qu’enfin, pour y aller, il fallait passer sur des basses, où nous pourrions toucher, aussi bien que ◀la▶ flûte ; que, si cela arrivait, nous ne pourrions pas nous en relever comme elle, parce que nos navires, beaucoup plus forts et plus lourds, tirent beaucoup plus ◀d’▶eau : outre que nous ne pourrions que difficilement manœuvrer, parce que ◀les▶ ennemis, nous voyant dans ◀l’▶embarras, ne manqueraient pas ◀de▶ nous fatiguer. En effet, ◀la▶ terre est ici tellement basse que, quoique nous fussions fort éloignés, nous n’avions sous nous que quatre brasses et demie ◀d’▶eau. Ce fort des Hollandais nous paraît un carré régulier, bien situé, dont deux bastions commandent ◀le▶ port.
Nous avons vu autour de là plusieurs barques ◀de▶ Noirs, qui rôdent et trafiquent le long de ◀la▶ côte ; mais, n’étant point à eux que nous en voulions, on ne leur en a rien dit. Nous avons donc poursuivi notre route ; et, à cinq lieues ◀de▶ là, nous avons passé devant une autre forteresse, belle et grande, qui se nomme Trinquebar, qui appartient aux Danois : il y avait trois ◀de▶ leurs navires mouillés devant. Nous ne nous sommes point arrêtés, n’ayant rien à démêler avec eux. Ce fort me paraît un pentagone régulier. ◀De▶ nos matelots, qui y ont été, disent que ◀les▶ Danois y ont plus ◀de▶ cent pièces ◀de▶ canon montées et toujours huit cents hommes ◀de▶ garnison.
Sur ◀les▶ cinq heures du soir, nous avons vu à terre un pavillon blanc qui nous a fait connaître qu’il y avait là des Français établis. Pour lors, nous avons serré ◀le▶ pavillon anglais, que nous avons eu au vent toute ◀la▶ journée, et avons mis même pavillon. Il est venu à bord un Français, nommé M. Cordier, qui nous a dit que ◀l’▶endroit où il est, et où nous sommes présentement mouillés, se nomme Gigeripatan ; que c’est un nouvel établissement, fait par M. Martin ; et qu’il n’y a plus que seize lieues d’ici à Pondichéry. Nous avons appris aussi que tous ◀les▶ Français qui étaient à Siam sont revenus à Pondichéry, où il y a présentement beaucoup de monde : que ◀l’▶opra Pitrachard, qui avait usurpé ◀le▶ royaume, et avait fait mourir ◀le▶ roi notre allié, a été poignardé par Monpan, ◀le▶ même qui est venu ambassadeur en France, et qui s’est mis ◀la▶ couronne sur ◀la▶ tête4.
Cette nouvelle nous réjouit tous, parce que ce nouveau roi, qui a reçu en France plus ◀d’▶honneur qu’il n’en était légitimement dû à son caractère, doit traiter favorablement tous ◀les▶ Français. On ajoute que dès ◀le▶ commencement ◀de▶ son règne, il a fait mettre en liberté tous ◀les▶ ecclésiastiques et ◀les▶ Français qui avaient été mis aux fers, et dont ◀les▶ prisons étaient pleines. Si, sur ce pied, Dieu lui accorde un long et heureux règne, on peut probablement espérer que ◀la▶ religion et ◀les▶ Français y auront ◀le▶ même établissement qui leur avait été promis.
Si ◀les▶ révolutions se succédaient et se terminaient aussi promptement partout que dans ◀le▶ royaume ◀de▶ Siam, ◀la▶ chrétienté, et toute ◀l’▶Europe, jouiraient ◀d’▶une paix profonde ; et ◀le▶ monde ne serait pas divisé comme il ◀l’▶a été du temps ◀de▶ César et ◀de▶ Pompée, sur ◀les▶ intérêts du beau-père et du gendre. Mais, du moins, si cette guerre est funeste à ◀la▶ chrétienté, elle doit lui ouvrir ◀les▶ yeux sur ◀l’▶infaillibilité que ◀les▶ docteurs ultramontains attribuent au pape. Si Innocent XI avait eu cette infaillibilité, qui ne se trouve qu’en Dieu, et nullement dans un homme mortel, pécheur comme un autre, il n’aurait pas fourni ◀de▶ ◀l’▶argent au prince d’Orange, qu’il devait regarder comme un hérétique, avec qui, par conséquent, il ne devait avoir aucun commerce ; parce que cette divine infaillibilité lui aurait fait connaître qu’il s’en servait pour détrôner son beau-père, prince catholique s’il en fut jamais. Eh ! où m’égaré-je ? J’avoue que cette infaillibilité et cette sainteté attribuées à un mortel, qui trop souvent n’est rien moins que saint et infaillible, me choquent, et que je n’y vois ni rime, ni raison, ni ombre ◀de▶ bon sens.
Nous avons encore appris que ◀les▶ Hollandais n’ont pas en tout deux cents Européens sur tous ◀les▶ navires qu’ils ont dans ces mers. Tant mieux : nous en aurons meilleur marché.
C’est à pareil jour ◀de▶ Saint-Laurent, dimanche 10 août 1659, que je suis né, et que ma mère, à ce qu’elle m’a dit, souffrit beaucoup, pour rien qui vaille5. J’y étais ; mais j’ai beau rappeler mes idées, je ne m’en souviens plus. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais valu grand-chose. Cor mundum crea in me Deus, et spiritu principali confirma me etc. sont une bonne partie ◀de▶ mes prières.
Du vendredi 11 août 1690
Nous avons remis ce matin à ◀la▶ voile ; et, à midi, nous avons passé à ◀la▶ vue ◀d’▶un endroit où il y a quatre pagodes, proches l’une ◀de▶ l’autre. Nous avons vu Porte-Nove, où ◀les▶ Portugais ont un fort. Il y avait trois navires, qui ont arboré pavillon danois. Nous avons continué notre chemin sans leur faire plus au long décliner leur nom. Peut-être, sont-ce des Anglais, ou des Hollandais. Quoi qu’il en soit, il n’y a guère ◀d’▶apparence qu’ils osassent, à ◀la▶ vue des Portugais, se dire Danois. Outre cela, nous avons ici assez ◀d’▶ennemis sans en faire d’autres ◀de▶ gaîté ◀de▶ cœur ; étant une insulte aux Portugais ◀de▶ prendre dans leur rade des gens qui s’y sont retirés.
Cette terre me paraît parfaitement belle, unie, plate et couverte ◀de▶ verdure. On ne voit, ◀de▶ tous côtés, que des pagodes, ou temples ◀d’▶idoles. Ce peuple-ci est bien à plaindre ; et ◀le▶ diable y est bien puissant, puisqu’il se fait adorer en autant ◀d’▶endroits, au moins, que ◀l’▶est ◀le▶ vrai Dieu dans ◀le▶ pays où ◀la▶ véritable religion est établie. Nous avons encore mouillé ce soir parce que ◀le▶ vent a tout à fait calmé, et que ◀la▶ nuit approche. Nous voyons Pondichéry, et n’en sommes qu’à deux bonnes lieues.