Chapitre XLII.
Comment Don Quichotte sauva la▶ vie à ◀la▶ duchesse de Médoc. Nouveaux exploits des deux chevaliers.
On a dit ci-dessus que comme ◀le▶ duc de Médoc était parti ◀de▶ chez lui sans dire à ◀la▶ duchesse ni où il allait ni pourquoi il sortait, ne ◀le▶ voyant point revenir ◀le▶ soir, elle s’en enquit ; et quelqu’un ◀de▶ ses domestiques lui ayant dit qu’il était allé chez ◀le▶ comte Valerio, où étaient Don Quichotte et Sancho, elle ne s’en mit pas plus en peine ; mais ◀la▶ journée du lendemain étant passée sans ◀le▶ voir revenir, et sachant d’ailleurs qu’il avait encore envoyé chercher du monde, elle crut que c’était quelque nouveau divertissement qu’il se donnait aux dépens de nos aventuriers, et voulut en avoir sa part. Il n’y avait que deux petites lieues ◀de▶ son château à celui du comte ; ainsi elle résolut ◀d’▶y venir à ◀l’▶issue ◀de▶ son dîner. Elle se mit donc en chemin, et croyant ◀le▶ pouvoir faire en toute sûreté, elle n’avait que son train ordinaire, qui consistait en un écuyer, un cocher, un postillon et quatre valets ◀de▶ pied derrière son carrosse, tous désarmés, qui ne se doutant ◀de▶ rien, venaient tranquillement au-devant des six bandits qui allaient à eux. Sitôt que ces scélérats furent proches ◀d’▶eux, prenant ◀l’▶écuyer pour ◀le▶ duc dans son carrosse, ils y lâchèrent quatre coups ◀de▶ mousquet qui tuèrent ◀l’▶écuyer et ◀le▶ cocher. cassèrent une jambe à un valet de pied et firent tomber ◀la▶ duchesse évanouie. Heureusement pour elle Don Quichotte et Sancho étaient à ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ forêt ◀de▶ ce côté-là. Leurs chevaux accoutumés à courir au feu prirent à toutes jambes ◀le▶ chemin du bruit et furent en un moment hors du bois. ◀Le▶ carrosse ◀de▶ ◀la▶ duchesse n’en était pas à deux cents pas, ainsi nos aventuriers virent distinctement ce que ces misérables faisaient.
Dans ◀la▶ croyance où ils étaient ◀d’▶avoir tué ◀le▶ duc et ◀la▶ duchesse, ils ne songeaient plus qu’à se sauver, et pour cela dételaient ◀les▶ chevaux du carrosse pour s’en servir. ◀Le▶ cocher était étendu par terre, ◀le▶ postillon et trois valets ◀de▶ pied fuyaient à travers champ, en criant ◀de▶ toute leur force : celui qui n’était que blessé était à terre, où étant plus mort que vif, il n’osait branler ni ouvrir ◀la▶ bouche. Notre héros coupa chemin à un des fuyards, et ayant appris ◀de▶ lui qu’on venait ◀d’▶assassiner ◀la▶ duchesse de Médoc, il tomba comme ◀la▶ foudre sur ◀les▶ bandits, qui n’avaient pas encore eu ◀le▶ temps ◀de▶ monter à cheval. Deux ◀de▶ ces malheureux, dont ◀les▶ mousquets étaient chargés, ◀l’▶attendirent ◀de▶ pied ferme, et sitôt qu’il fut à portée ils ◀les▶ tirèrent. Leur crime leur ôtant ◀l’▶assurance, ◀la▶ main leur trembla, et leurs coups donnèrent en glissant sur sa cuirasse, qui ne ◀le▶ percèrent pas, et ne firent que lui ôter un moment ◀la▶ respiration. Sancho vint à lui et ◀le▶ soutint sur son cheval. Si ces scélérats n’avaient pas été aveuglés, et qu’ils eussent conservé un peu de bon sens, il est constant que nos braves étaient morts, parce qu’il n’y avait rien ◀de▶ si facile que ◀de▶ ◀les▶ égorger ; mais ◀les▶ criminels manquent toujours à quelque chose : ils s’amusèrent à recharger leurs mousquets, et à aider leur camarade, ce qui donna ◀le▶ temps à Don Quichotte ◀de▶ revenir à lui, et à ◀la▶ duchesse celui ◀de▶ reprendre assez ses sens, pour s’apercevoir qu’on était venu à son secours.
Notre héros reprit sa fureur, en même temps qu’il reprit connaissance, et joignit ◀les▶ bandits ◀l’▶épée à ◀la▶ main, qui surpris ◀de▶ se voir sur ◀les▶ bras un homme qu’ils croyaient mort, se défendirent avec tout ◀le▶ désespoir ◀de▶ gens qui n’attendent que ◀la▶ roue, et Don Quichotte ◀les▶ attaquait avec toute ◀la▶ témérité ◀d’▶un chevalier errant. Sancho, prévenu qu’il n’avait rien à craindre, fut le premier à tirer du sang, et se défit ◀d’▶un qui tâchait ◀de▶ ne ◀le▶ point ménager. Son cheval fut blessé ◀d’▶un coup ◀de▶ pointe au poitrail, et n’étant pas accoutumé ◀d’▶être piqué dans cet endroit, il se cabra, et jeta ◀le▶ pauvre écuyer sur sa croupe, et ◀de▶ là à terre. Il fut pourtant assez heureux pour n’être point blessé ◀de▶ sa chute. Don Quichotte qui conservait son sang-froid, ◀le▶ couvrit contre deux bandits qui voulaient ◀le▶ tuer. Sancho se releva promptement ; mais comme il avait lâché son épée en tombant, un des voleurs s’en était saisi. Tout désarmé qu’il était, il ne perdit pas ◀le▶ sens, et prit un palonnier qui était à terre, et s’en servit comme ◀d’▶une massue si à propos, qu’il en assomma un des bandits qui faisait tête à Don Quichotte, et cassa ◀les▶ jambes ◀de▶ celui qui avait son épée, qu’il reprit tout aussitôt, et ◀la▶ lui passa dans ◀la▶ gorge.
Tout cela s’était fait à ◀la▶ tête des chevaux du carrosse, et devant ◀les▶ yeux ◀de▶ ◀la▶ duchesse, qui ne savait qui étaient ses vaillants défenseurs. Elle fut remarquée par un ◀de▶ ces scélérats, qui, poussé ◀de▶ son désespoir vint à elle, et ◀l’▶aurait tuée si Don Quichotte ne se fût aperçu ◀de▶ son dessein. Ce malheureux se préparait à porter un coup d’épée à cette dame, et ◀l’▶aurait assurément percée, si notre héros n’eût fait gauchir ◀le▶ coup, en lui poussant son cheval sur ◀le▶ corps, en sorte que ◀la▶ duchesse en fut quitte pour ◀la▶ peur, et pour une égratignure à ◀la▶ main qu’elle avait portée au-devant du coup.
Cependant un des bandits, qui restait en état ◀de▶ défense, voyant bien que sa résistance ne servirait ◀de▶ rien, s’était servi ◀de▶ ◀l’▶occasion, et étant promptement monté sur ◀le▶ cheval qui s’était déchargé ◀de▶ Sancho, il ◀le▶ piquait, ou plutôt ◀le▶ pressait ◀de▶ tout son possible, car il n’avait point ◀d’▶éperons, et se serait peut-être sauvé, si Sancho ne s’en fût point aperçu. Mon cher maître ! cria-t-il à Don Quichotte, comment boirons-nous ? voilà un voleur qui emporte ◀le▶ pain et ◀le▶ vin, et j’ai une soif enragée ; courons vite après. Don Quichotte qui venait de terrasser celui qui avait voulu tuer ◀la▶ duchesse. ne voyant plus qu’un homme en état ◀de▶ défense, et qu’il lui venait encore du secours d’un autre côté, se contenta ◀de▶ recommander ◀de▶ ne ◀le▶ pas tuer, et ◀de▶ ◀le▶ prendre vif, après quoi il se mit aux trousses du fuyard, qu’il eut bientôt atteint, et dont il eut aussi bientôt purgé ◀le▶ monde.
◀Les▶ gens qui venaient au secours ◀de▶ ◀la▶ duchesse étaient les siens mêmes, qui après avoir été ◀de▶ loin témoins du combat ◀de▶ nos braves, et voyant que ◀le▶ nombre des assassins diminuait, étaient venus pour achever ◀d’▶en délivrer leur maîtresse, et se servant ◀de▶ ◀l’▶exemple que Sancho leur avait montré, ils prirent chacun un palonnier, et eurent bientôt abattu ◀le▶ malheureux qui restait sur ses pieds ; ils allaient achever ◀de▶ ◀l’▶assommer, lorsque Don Quichotte qui arriva ramenant ◀le▶ cheval ◀de▶ Sancho, et par conséquent ◀la▶ bouteille, ◀les▶ empêcha ◀de▶ tuer ce misérable, et se contenta ◀de▶ ◀le▶ faire lier et garrotter aussi bien que l’autre, que Sancho avait assommé, et celui à qui il avait fait passer son cheval sur ◀le▶ corps, qui tous deux n’étaient qu’étourdis. De sorte que ◀de▶ ces six qui avaient voulu assassiner ◀le▶ duc, il n’y en eut que deux qui restèrent sur ◀la▶ place, et quatre autres qui furent pris en vie, desquels était celui à qui Sancho avait cassé ◀les▶ jambes.
Sancho ne voyant plus à combattre, et se ressouvenant que ◀la▶ dépouille était à lui, fouilla ◀les▶ vivants et ◀les▶ morts, sur qui il trouva encore un butin qui lui plut beaucoup, quoiqu’il ne fût pas si considérable que le premier ; il leur laissa néanmoins leurs habits, parce qu’ils ne valaient pas ◀la▶ peine ◀d’▶être emportés. Pendant qu’il était occupé à cette belle action, Don Quichotte ◀l’▶avait été à faire lier ceux qui étaient encore en état ◀de▶ défense, et tous deux n’ayant plus rien à faire, Sancho se ressouvint qu’il avait soif, et fit ressouvenir son maître ◀de▶ ◀la▶ même chose.
Ils levèrent en même temps ◀l’▶armet, Don Quichotte pour aller à ◀la▶ duchesse, et Sancho pour boire. Ce fut là que cette dame ◀les▶ ayant reconnus, en fut en même temps surprise et réjouie. On laisse à penser au lecteur ◀les▶ remerciements qu’elle leur fit, et qu’elle avait en effet sujet ◀de▶ leur faire. Notre héros lui dit, qu’il était ◀le▶ plus heureux ◀de▶ tous ◀les▶ chevaliers, ◀de▶ ce que ◀la▶ fortune lui avait fourni ◀l’▶occasion ◀de▶ lui rendre service. Qu’il était très fâché du risque qu’elle avait couru, mais aussi qu’il était très réjoui ◀de▶ ◀l’▶en avoir retirée. Elle remercia aussi Sancho qui lui dit à ◀l’▶oreille, qu’en peu de temps elle en verrait bien d’autres, puisque ◀les▶ enchanteurs ne ◀les▶ persécutaient plus tant qu’ils avaient fait ; et qu’ils en avaient un du premier ordre avec qui ils avaient contracté amitié. Il n’en voulut pas dire davantage, ◀de▶ crainte ◀d’▶être entendu ◀de▶ son maître, qui présenta ◀la▶ main à ◀la▶ duchesse, pour ◀la▶ faire descendre ◀de▶ carrosse, pour en ôter ◀le▶ corps ◀de▶ son écuyer. Sancho ◀le▶ voulait encore fouiller, mais il en fut empêché par Don Quichotte, qui lui dit, que ce n’était pas un ennemi, et que par conséquent, ce qu’il avait n’était pas ◀de▶ bonne prise. Il entretint cette dame pendant qu’on raccommodait son train, avec tant de courtoisie et ◀de▶ sagesse, qu’elle ne savait que juger ◀d’▶un homme qui était effectivement fou, et qui pourtant parlait ◀de▶ si bon sens et se battait avec tant de conduite et ◀de▶ valeur.
Il avait mis pied à terre pour aider à ◀la▶ duchesse à descendre ◀de▶ carrosse, et Sancho n’était point encore remonté sur son cheval, lorsque ◀la▶ duchesse, qui s’informa du duc son époux, ayant appris qu’il était lui-même dans ◀la▶ forêt à ◀la▶ quête des bandits, en eut une vive douleur, craignant qu’il ne s’en trouvât quelqu’un assez déterminé pour aller à lui, comme il en était venu à elle, et cherchant dans sa tête ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀le▶ retirer ◀d’▶un lieu où il courait tant de péril, elle n’en trouva point ◀de▶ meilleur ni de plus facile, que celui ◀de▶ faire tirer plusieurs coups ◀de▶ mousquet, ne doutant pas qu’il ne vînt au feu, comme en effet elle ne se trompa pas. On avait ôté aux six bandits qui ◀l’▶avaient attaqué[e], leurs armes et leur poudre ; ainsi elle ordonna à ses gens ◀de▶ s’en servir pour tirer coup sur coup. Ils ◀le▶ firent, et Sancho qui voulut à contretemps faire ◀l’▶officieux, se mit ◀de▶ ◀la▶ partie malgré son serment, ◀de▶ ne rien avoir à démêler avec une arme infernale. Il ne savait par où s’y prendre, mais sa vaine gloire ne lui permit pas ◀d’avouer son ignorance.