Préface.
J’avertis les▶ curieux qui voudront déterrer ◀les▶ noms ◀de▶ mes héros, et ◀de▶ mes héroïnes, qu’ils prendront une peine fort inutile, et que je ne sais pas moi-même quels ils étaient, ou quels ils sont ; ceci n’étant que des histoires différentes que j’ai entendu raconter en différents temps, et que j’ai mises par écrit à mes heures perdues.
À l’égard des noms que je leur ai donnés, j’ai cru ◀les▶ leur devoir donner français, parce qu’en effet ce sont des Français que je produis, et non pas des étrangers.
Quoique je pose ◀la▶ scène ◀de▶ toutes ◀les▶ histoires à Paris, elles ne s’y sont pas toutes passées, ◀les▶ provinces m’en ont fourni la plupart.
Presque tous ◀les▶ romans ne tendent qu’à faire voir par des fictions, que ◀la▶ vertu est toujours persécutée, mais qu’enfin elle triomphe ◀de▶ ses ennemis, en supposant néanmoins, comme eux, que ◀la▶ résistance que leurs héros ou leurs héroïnes apportent à ◀la▶ volonté ◀de▶ leurs parents, en faveur de leurs maîtresses ou ◀de▶ leurs amants, soit en effet une action ◀de▶ vertu. Mon roman et mes histoires, comme on voudra ◀les▶ appeler, tendent à une morale plus naturelle, et plus chrétienne, puisque par des faits certains, on y voit établie une partie du commerce ◀de▶ ◀la▶ vie.
◀L’▶histoire ◀de▶ Des Ronais fait voir que si tous ◀les▶ pères et mères en agissaient à l’égard de leurs enfants, comme Dupuis en agit à l’égard de sa fille, ils en seraient toujours honorés et respectés, et qu’on ne verrait point dans ◀la▶ misère, des vieillards qui s’y sont mis en faveur d’enfants assez dénaturés pour se moquer ◀d’▶eux, dans ◀la▶ jouissance des biens, dont ils se sont dépouillés en leur faveur.
Celle ◀de▶ Contamine fait voir qu’une fille sage et vertueuse peut prétendre à toutes sortes ◀d’▶établissements, malgré ◀la▶ bassesse ◀de▶ sa fortune.
Celle ◀de▶ Terny fait connaître ◀le▶ tort qu’ont ◀les▶ pères et mères en violentant leurs enfants ; et leur fait voir, qu’ils peuvent bien ◀les▶ empêcher ◀de▶ se choisir un parti à leur fantaisie, mais qu’ils ne doivent point ◀les▶ contraindre à en embrasser un malgré eux, surtout lorsqu’ils connaissent leurs enfants ◀d’▶un génie hardi et entreprenant.
Celle ◀de▶ Jussy fait voir, qu’une fille qui a eu ◀de▶ ◀la▶ faiblesse pour un amant, doit, pour son honneur, soutenir son engagement toute sa vie ; n’y ayant que sa constance qui puisse faire oublier sa fragilité.
Celle ◀de▶ Des Prez fait voir à quels malheurs une passion trop écoutée aboutit. Elle fait voir aussi, qu’une femme ne doit compter que sur son époux ; et que lorsqu’il n’est plus en état ◀de▶ ◀la▶ soutenir, elle est abandonnée ◀de▶ tout le monde : elle fait voir en même temps, qu’une femme intéressée sacrifie tout à ses intérêts.
Celle ◀de▶ Des Frans fait connaître, que quelque fonds qu’une femme puisse faire sur sa propre vertu, elle doit être toujours en garde, et cela avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ soin, qu’elle a ◀de▶ beauté et ◀de▶ mérite, parce que c’est ce qui est cause qu’on ◀l’▶attaque plus opiniâtrement ; et que tôt ou tard, elle peut être ◀la▶ dupe ◀de▶ sa propre confiance : elle fait voir aussi à quelle extrémité un amour outragé peut se porter.
Celle ◀de▶ Dupuis fait voir qu’un libertin se retire ◀de▶ son libertinage, lorsqu’il s’attache à une femme ◀de▶ vertu : on y voit tout ◀l’▶excès ◀d’▶un amour au désespoir, tant par ce qu’il dit ◀de▶ Gallouin en justifiant Silvie ; et ce qu’il dit ◀de▶ Gallouin montre, que si un homme est capable ◀de▶ tout pour ses plaisirs, lorsqu’il se livre à des réflexions chrétiennes, il n’en fait que ◀de▶ bonnes et ◀de▶ profitables.
[Enfin celle ◀de▶ Vallebois fait voir que ◀la▶ vertu défendue jusqu’aux extrémités, triomphe toujours. Et en même temps elle fait voir que des étrangers sont souvent plus touchés ◀de▶ nos malheurs, que ne ◀le▶ sont nos plus proches. Elle fait aussi connaître que ◀le▶ mérite et ◀les▶ bonnes qualités ne sont pas logés uniquement chez ◀les▶ Grands.]1
Voilà, je crois, une bonne partie ◀de▶ rencontres qui se trouvent ordinairement dans ◀le▶ monde, et ◀la▶ morale qu’on peut en tirer est ◀d’▶autant plus sensible, qu’elle est fondée sur des faits certains.
J’ai fait exprès des fautes ◀d’▶anachronisme : je n’en citerai qu’une. Je fais chanter à Silvie sur ◀le▶ boulevard ◀de▶ ◀la▶ Porte Saint-Antoine un air ◀de▶ ◀l’▶opéra ◀de▶ Proserpine, et je pose ◀la▶ scène à Paris plus ◀de▶ dix ans après : cependant je dis que ◀le▶ quai Pelletier n’était point encore bâti. Je ◀l’▶ai fait, afin de détourner ◀d’▶autant plus ◀les▶ curieux des idées que ◀la▶ lecture ◀de▶ ces histoires pourrait leur donner.
◀Les▶ vers ◀de▶ Dupuis mourant ; ◀les▶ lettres ◀de▶ sa fille ; celles ◀de▶ Madame de Terny, et celles ◀de▶ Silvie, ces deux dernières dans un couvent, ne sont point ◀de▶ ma façon, et sont en effet des gens dont je veux parler. Il y aura peut-être quelque curieux qui ◀les▶ aura déjà vues.
On ne verra point ici ◀de▶ brave à toute épreuve ; ni ◀d’▶incidents surprenants ; et cela parce que tout en étant vrai, ne peut être que naturel. J’ai affecté ◀la▶ simple vérité ; si j’avais voulu, j’aurais embelli ◀le▶ tout par des aventures ◀de▶ commande ; mais je n’ai rien voulu dire qui ne fût vrai, et s’il y a quelque chose qui puisse paraître fabuleux, ce sera ◀l’▶action ◀de▶ Dupuis qui se perce ◀le▶ corps dans ◀la▶ chambre ◀de▶ Madame de Londé ; cependant je n’ai pas dû ◀la▶ taire, puisqu’elle est vraie.
On ne trouvera rien non plus ◀d’▶emprunté d’ailleurs. Tous ◀les▶ incidents en sont nouveaux, et ◀de▶ source : du moins il ne m’a point paru qu’ils aient été touchés par personne.
Quelques lecteurs ◀de▶ ceux qui ne lisent que pour chicaner un auteur sur un mot mal à propos mis, ou qui ne sera pas ◀de▶ leur goût, en trouveront sans doute ici qui leur feront condamner tout ◀l’▶ouvrage ; mais ◀la▶ naïveté ◀de▶ ◀l’▶histoire a voulu cela pour ◀la▶ plus grande partie, aussi bien que quelques phrases qui paraîtront embarrassées. Si j’avais écrit des fables, j’aurais été maître des incidents que j’aurais tournés comme j’aurais voulu ; mais ce sont des vérités qui ont leurs règles toutes contraires à celles des romans. J’ai écrit comme j’aurais parlé à mes amis dans un style purement naturel et familier ; néanmoins j’espère qu’il n’écorchera pas ◀les▶ oreilles délicates, et qu’il n’ennuiera pas ◀le▶ lecteur.
J’ai vu quelques femmes qui se sont déchaînées contre ce que ◀la▶ veuve dit à sa sœur, dont Dupuis rapporte ◀la▶ conversation dans son histoire. J’en ai vu d’autres qui ont trouvé que cet endroit était ◀le▶ plus sensible et ◀le▶ mieux touché ◀de▶ tout ◀l’▶ouvrage, et qui m’ont avoué même, qu’il rapportait des vrais sentiments ◀de▶ ◀la▶ plus grande partie ◀de▶ leur sexe. ◀Les▶ unes et ◀les▶ autres sont ce qu’on appelle des femmes ◀de▶ vertu ; ◀d’▶où vient donc leur contrariété ? C’est que chacune a son goût, et plus ou moins ◀de▶ sincérité, suivant son humeur et son tempérament.
Si ce premier effort ◀de▶ ma plume est bien reçu du public ; j’en pourrai donner un autre, où on verra quelque chose qui ne déplaira peut-être pas. ◀L’▶histoire ◀de▶ Rouvière, celle ◀de▶ Querville, et celles qui soutiendront ◀le▶ paradoxe que je fais avancer à Des Ronais, qu’il est plus avantageux à un honnête homme ◀d’▶épouser une femme vertueuse, dont il est aimé, et qu’il n’aime pas, que ◀d’▶en épouser une qu’il aime, et dont il n’est point aimé, offrent quelque chose digne ◀de▶ curiosité.
Quoi qu’il en soit, ◀le▶ destin ◀de▶ celui-ci réglera ◀le▶ destin ◀de▶ l’autre ; je ◀le▶ donne au public ◀de▶ bonne volonté, sans y être forcé par personne. Je ◀le▶ déclare, afin qu’on m’en ait ◀l’▶obligation, si ◀le▶ présent ◀le▶ mérite, ou que je ne songe plus à ◀la▶ suite, si ◀le▶ public n’est pas content.
Il ne me reste qu’un mot à dire, qui est que ◀le▶ commencement ou ◀l’▶entrée ◀de▶ mon histoire est un peu embrouillé pendant quatre ou cinq feuillets : c’est que j’ai suivi, pour ◀la▶ liaison ◀de▶ mes histoires, la première idée qui m’est venue dans ◀l’▶esprit, sans m’appliquer à inventer une économie ◀de▶ roman ; mais ◀l’▶obscurité qui peut en provenir n’est pas essentielle, et ne se répand point sur ◀les▶ histoires qui n’ont rien ◀d’▶obscur, ni ◀d’▶embrouillé ; parce que tout s’y suit.
Comme je n’ai interrompu ◀le▶ récit ◀d’▶aucune, n’ayant voulu laisser au lecteur aucune impatience ◀de▶ trouver ◀la▶ fin ◀d’▶un récit, après en avoir vu ◀le▶ commencement, il y a eu des gens qui ont trouvé mauvais que j’aie reculé ◀la▶ justification ◀de▶ Silvie, jusques à ce que Dupuis racontât ses aventures.
Il faut remarquer là-dessus, que Des Frans raconte son histoire en présence de Madame de Londé, et que Dupuis aurait eu mauvaise grâce ◀de▶ dire en ◀la▶ présence ◀de▶ cette dame, que ◀le▶ frère se serait servi des secrets ◀de▶ ◀la▶ magie ◀la▶ plus noire, pour triompher ◀de▶ Silvie.
Il fallait, dit-on, que cette veuve n’eût pas été présente au récit ◀de▶ Des Frans ; et Dupuis, qui n’aurait pas eu besoin ◀de▶ taire ◀la▶ vérité, aurait rendu justice à son frère. J’en tombe d’accord ; mais pourquoi bannir cette dame ◀de▶ ◀la▶ société puisqu’elle y était en effet ? Et qu’outre cela ◀le▶ récit qu’elle entend faire à Des Frans, lui donne sujet ◀d’▶en faire un autre, qui sera compris dans ◀la▶ suite ◀de▶ cet ouvrage, si je ◀le▶ continue ; car quoique dans ◀les▶ deux premiers tomes, je donne à cette dame toute ◀l’▶austérité et tout ◀le▶ sérieux qu’une femme puisse avoir ; il faut observer que ce n’est qu’un caractère contraint, que son second mariage avec Dupuis remit dans son naturel ; qu’il n’était point ennemi ◀de▶ ◀la▶ joie.
Il ne me reste qu’un mot à dire, au sujet des noms dérivés ◀de▶ ceux ◀de▶ baptême que j’ai donnés à mes héroïnes, tels que Manon, Babet et d’autres. J’ai suivi en cela ◀l’▶usage qu’on suivait, lorsque ◀les▶ choses que je raconte se sont passées, où ◀l’▶on voyait des filles ◀de▶ distinction et ◀de▶ qualité nommées comme je ◀les▶ nomme.
◀La▶ corruption du siècle n’avait point été portée jusques à défigurer tellement ◀les▶ noms, qu’on ne sait à présent quel est ◀le▶ frère ◀d’▶une fille, lorsqu’on parle ◀d’▶elle. Ce mauvais usage est venu des provinces, où un simple bourgeois qui n’aura qu’une chaumière, en fera, à l’exemple de ◀la▶ pauvre noblesse, autant ◀de▶ noms différents qu’il aura ◀d’▶enfants : et ces noms, qui dans leur enfance, ne sont que des sobriquets, par ◀la▶ suite des temps deviennent des noms usités, qui font oublier celui du père.
Cet abus a infecté Paris, où nous voyons, à ◀la▶ honte ◀de▶ notre siècle, autant ◀de▶ différents noms qu’il y a ◀d’▶enfants dans une famille, tant garçons que filles. Cela est commode pour ◀les▶ mères qui s’aiment, et qui voudraient que leurs enfants restassent toujours au berceau ; parce qu’elles voudraient bien se cacher à elles-mêmes leur âge, comme elles tâchent ◀de▶ ◀le▶ cacher au public. Ce qui est une juste matière ◀de▶ risée pour ◀les▶ gens qui connaissent ◀le▶ domestique. En effet, y a-t-il rien de plus plaisant, que ◀de▶ voir une marchande prête à se mettre à table, dire ◀d’▶un ton plaignant à une servante : eh mon Dieu, où est donc Mademoiselle une telle ? Allez lui dire Toinette, que nous ◀l’▶attendons pour dîner. Cette marchande ne veut-elle pas cacher que Mademoiselle telle est sa fille ?
◀Les▶ gens dont je parle vivaient dans un temps, où on observait un niveau plus juste. On n’y voyait point ◀de▶ femmes ◀de▶ secrétaires, ◀de▶ procureurs, ◀de▶ notaires ou ◀de▶ marchands un peu aisés, se faire nommer Madame. ◀Les▶ gens ◀de▶ bon sens voudraient bien savoir, si ces femmes prétendent être Madame à carreau, ou Madame à chaperon ? Ce n’est pourtant pas là ce qui surprend, parce que ◀la▶ vanité et ◀l’▶ambition ridicule ont toujours été propres aux femmes ; mais ce qui étonne, c’est ◀la▶ sotte complaisance ◀de▶ leurs maris ◀de▶ ◀le▶ souffrir, et ◀de▶ payer souvent cet excès bien cher.