Août 1690 [suite]
Du samedi 12 août 1690
J’écris, sur les▶ dix heures du matin, pour dire qu’après avoir bien chanté Noël, Noël est enfin venu ; c’est-à-dire que nous sommes à ◀l’▶ancre devant Pondichéry. ◀L’▶endroit me paraît beau ; mais je n’y vois point ◀de▶ fort. On dit pourtant qu’il y en a un. Quand j’aurai été à terre, je dirai comme il est fait. Car si j’ai quelque temps à moi, ◀de▶ quoi je ne doute point, j’en lèverai ◀le▶ plan, j’irai voir ◀les▶ pagodes, & j’obéirai à ma curiosité ◀le▶ plus qu’il me sera possible.
On nous a salués ◀de▶ neuf coups ◀de▶ canon, & M. du Quesne a rendu coup pour coup. Nous avons chanté ◀le▶ Te Deum, à ◀l’▶issue ◀d’▶une grande messe. Dieu veuille que nous en fassions autant en France avec autant ◀de▶ joie à notre retour, & en aussi bonne santé, que nous sommes tous. ◀La▶ mer est couverte ◀de▶ nègres, qui pèchent sur des radeaux. Ce ne sont que trois bûches, jointes ensemble avec des cordes. Ils ont apporté des fruits, & apportent ◀le▶ poisson qu’ils prennent, & ◀les▶ matelots paient l’un & l’autre. Le premier qui est venu à bord avait amarré son rat à un anneau, & était monté en haut. Soit par ◀la▶ malice ◀de▶ quelqu’un, ou que ◀la▶ corde ne valût rien, elle a cassé, & ◀le▶ rat allait à vau-l’eau. Un Français aurait été déconcerté, mais ◀le▶ nègre a dans ◀le▶ moment pris son parti. Il s’est jeté à ◀la▶ nage, ◀la▶ pipe allumée à ◀la▶ bouche. Il a rejoint son rat & est revenu sans que sa pipe lût éteinte. ◀La▶ manière dont il s’y est pris me fait déjà connaître que ces gens-ci sont, aussi bien que ◀les▶ sauvages du Canada & ◀de▶ ◀l’▶Acadie, des animaux amphibies, moitié chair & moitié poisson.
J’irai à terre sitôt que j’aurai déjeuné. ◀Le▶ Messer Gaster ◀de▶ Rabelais veut être servi & rempli, & le mien est aussi vide qu’un tambour. Je ne sais quand je reprendrai ◀la▶ plume.
Du jeudi 24 août 1690
Je n’ai point écrit depuis ◀le▶ 12 du courant parce que j’ai presque toujours resté à terre, ou tellement occupé à bord que je n’ai pas eu un moment à moi ; mais, à présent que nous sommes sous ◀les▶ voiles, je vais écrire, en un seul article, tout ce qui me paraît ◀de▶ Pondichéry, ayant mes mémoires tout prêts.
Premièrement, cette terre-ci est fort basse : ◀les▶ vaisseaux mouillent à près ◀d’▶une demi-lieue, & ◀les▶ chaloupes ni ◀les▶ canots ne peuvent approcher ◀de▶ terre qu’à une grande portée ◀de▶ fusil, parce que ◀la▶ mer brise tellement que ce serait vouloir absolument se perdre que ◀d’▶en approcher davantage. ◀Les▶ Noirs du pays viennent prendre ceux qui y vont, ◀les▶ marchandises, & autres choses, dans ◀de▶ grands bateaux plats, qu’on appelle chelingues, dont ◀les▶ bords sont fort élevés. Ces bateaux sont faits ◀de▶ planches fort minces, non clouées, mais simplement cousues ensemble avec ◀de▶ ◀la▶ corde, sans bitume, goudron, rousine, poix, ni étoupe. Ainsi, ◀l’▶eau y entre de toutes parts en si grande quantité qu’on est toujours en risque ◀d’▶être noyé, & que ◀les▶ marchandises sont toujours mouillées.
Je ne sais pas pourquoi ◀la▶ Compagnie n’y fait pas faire un quai : il épargnerait ◀le▶ coût ◀de▶ ces chelingues, & assurerait ◀la▶ vie & ◀les▶ marchandises ; ces bateaux étant si peu sûrs qu’il faut qu’il y ait toujours deux hommes occupés à jeter ◀l’▶eau avec des seaux ◀de▶ cuir, un autre au gouvernail, & six à nager, c’est-à-dire à tirer ◀l’▶aviron : ainsi, neuf hommes dans chacune, dont ◀la▶ dépense serait épargnée. C’est, dit-on, du sable mouvant ; & il est impossible ◀de▶ bâtir sur un fondement si peu solide.
Si licet exemplis, in parvo, grandibus uti, ◀la▶ digue que Louis XIII & ◀le▶ cardinal de Richelieu firent faire à ◀La▶ Rochelle subsiste encore. On va dire, sans doute, que ◀l’▶esprit m’a tourné, ◀de▶ mettre en parallèle ◀la▶ faible puissance ◀d’▶une compagnie particulière avec ◀la▶ richesse du plus puissant prince du monde. Ce n’est point mon intention ◀de▶ faire une pareille comparaison : je sais bien qu’elle serait ridicule, par ◀la▶ distance des objets. Je veux simplement dire que ◀la▶ chose n’est point impossible ; & que, très assurément on réussirait, si on ◀l’▶entreprenait ; &, avec ◀la▶ faible connaissance que j’ai des fortifications & ◀de▶ ◀la▶ géométrie, je me chargerais volontiers ◀de▶ ◀l’▶exécution, au péril ◀de▶ ma vie.
C’est sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer qu’on met ◀les▶ barriques pour faire ◀de▶ ◀l’▶eau ; « Si ce sont des femmes qui ◀les▶ emplissent. Elles vont quérir cette eau à deux puits, qui sont à cent pas, ou environ, du bord ◀de▶ ◀la▶ mer, & ◀l’▶apportent sur leurs têtes, dans des cruches ◀de▶ terre, à peu près comme ◀les▶ laitières apportent leur lait à Paris. Ces puits ont ◀de▶ tout temps été en usage par tout ◀l’▶Orient ; & ◀de▶ tout temps aussi ◀les▶ femmes & ◀les▶ filles ont eu ◀le▶ soin ◀d’▶y aller puiser, & ◀d’▶apporter à leurs maisons ◀l’▶eau qui leur était nécessaire. Jacob défendit ◀les▶ filles ◀de▶ Laban, qui y étaient occupées. ◀Le▶ Sauveur y convertit ◀la▶ Samaritaine. Cela est trop connu pour s’y arrêter ; & j’en ai déjà parlé ci-dessus, au sujet de ◀la▶ femme ◀de▶ Moali.
◀Le▶ fort est bâti à deux cents pas ◀de▶ ◀la▶ mer. Ce n’est qu’un carré barlong, très irrégulier, n’y ayant que trois mauvaises tours rondes ; & qui, par conséquent, n’est point flanqué que du côté du jardin, où il y a un bastion régulier, ou qu’on a voulu rendre tel, ◀la▶ gorge en étant très mal prise & trop étroite. J’ignore quel est celui qui en a fourni ◀le▶ plan, & ◀le▶ nom ◀de▶ celui qui a conduit ◀la▶ construction ; mais, certainement, ni l’un ni l’autre n’entendait ni ◀les▶ fortifications, ni ◀l’▶ingénie. Il n’y a en tout que trente-deux petites pièces ◀de▶ canon, ◀de▶ quatre, ◀de▶ six & ◀de▶ huit livres ◀de▶ calibre, & ainsi n’est que ◀de▶ très peu de défense : mais on dit qu’ils n’ont rien à craindre, ni du côté de ◀la▶ mer, ◀les▶ vaisseaux ne pouvant approcher, ni du côté de terre, étant sous ◀la▶ protection du Mogol & ◀de▶ Remraja, roi du pays, qui ont défendu aux Anglais & aux Hollandais ◀de▶ leur faire aucune insulte. Je parlerai ◀de▶ ces princes, & ◀de▶ ◀la▶ guerre qui est entre eux.
Ce fort paraît neuf, & ◀l’▶est aussi : il est bâti ◀de▶ brique couverte ◀d’▶une espèce ◀de▶ chaux, infiniment plus belle que celle que nous avons en France, & qui en vieillissant contracte une couleur & un éclat uniforme qui ◀la▶ ferait prendre pour du marbre blanc ; ce que j’ai connu à des réservoirs, qui sont dans des maisons particulières que des Français habitent. Ce fort n’a en dehors ni fossé, ni par conséquent aucun glacis. Ce n’est qu’une muraille tombante, sans talus ni cordon ; en un mot, un fort très indigne ◀d’▶en porter ◀le▶ noM. ◀Le▶ jardin est derrière dans ◀l’▶Ouest : il est bordé ◀d’▶un marais & ◀d’▶un petit ruisseau, courant avec lenteur, qui lui conserve son humidité. C’est proprement un potager, & une gueuserie pour nous.
◀Le▶ directeur & autres officiers logent dans ce fort, dont tous ◀les▶ bâtiments ne sont pas achevés, particulièrement ◀l’▶église des capucins, qui y sont établis, & y font ◀les▶ cures parochiales. Il y a quelques maisons ◀de▶ Français en dehors du fort, assez proprement & commodément bâties, ◀d’▶un seul étage, toutes enduites ◀de▶ ◀la▶ chaux dont j’ai parlé ; ce qui forme une vue assez agréable.
◀Les▶ maisons ou cabanes des Noirs sont éparses çà et là sans ordre ni alignement, & ne sont faites que ◀de▶ terre détrempée, & soutenue en elle-même par des morceaux ◀de▶ branches ◀d’▶arbres qui y sont mêlés. ◀Les▶ Français y sont environ deux cents personnes, compris ◀les▶ officiers & ◀les▶ soldats. ◀Les▶ trois quarts & demi ◀de▶ ceux-ci n’osent retourner en Europe : non qu’il leur soit défendu ◀de▶ revenir dans leur patrie, mais, c’est que ◀les▶ filles suivantes ◀de▶ Vénus ◀les▶ ont si bien salés & poivrés qu’ils crèveraient dans ◀les▶ froidures du cap de Bonne-Espérance, s’ils hasardaient ◀de▶ ◀le▶ repasser. Ils ne sont pas difficiles à distinguer. Ils sont si pâles, livides, maigres & hideux que si je ne ◀les▶ avais pas vus ◀l’▶épée au côté, je ◀les▶ aurais pris pour ◀de▶ nouveaux Lazares, ou du moins des moines ◀de▶ Notre-Dame ◀de▶ ◀la▶ Trappe. Ils ont si peu de force que ◀d’▶un souffle ◀de▶ vent on ◀les▶ jetterait à terre. Voilà des gens bien capables ◀de▶ faire résistance aux ennemis ! Ils sont tels pourtant ; & je n’impose pas ◀d’▶un mot. Il faut que ce mal soit bien cruel, puisque
Intactis vorat ossibus medullas.
Je me ferais eunuquiser plutôt que ◀d’▶en être frappé. Je ne vaux pourtant pas mieux qu’un autre, mais, quand j’ai vu ceux-ci, je me suis souvenu ◀de▶ mon Ovide, qui dit si bien,
Exemplo territus ejusPalmite debueras abstinuisse, Caper.
Autant ◀d’▶exemples pour moi. Qu’on revoie ce que j’ai dit au t. I, page 163 & suivantes, au sujet des Espagnols & des Portugais.
On fait garde perpétuelle dans ce fort, comme en Europe. Ils devraient y vivre chrétiennement, & surtout chastement, du moins pour leur santé. Ils ont devant ◀les▶ yeux quantité ◀de▶ bons exemples ; y ayant, outre ◀les▶ capucins, des missionnaires & des jésuites, qui y passent très souvent, & un frère cordelier, qui demeure avec ◀les▶ capucins ; en un mot, autant ◀de▶ pasteurs qu’il en faut pour un si petit troupeau. Tous ◀les▶ officiers que j’y ai vus, pourris ou non, me paraissent gens ◀d’▶esprit, ponctuels, intelligents. C’est dommage des premiers.
C’est ◀d’▶eux tous que nous avons appris que ce que ◀le▶ sieur Cordier nous a dit ◀de▶ Siam, & que j’ai rapporté ci-devant, est faux ; que ce bruit avait couru, mais que ◀la▶ vérité est que ◀l’▶usurpateur Pitrachard est roi absolu ; que ◀le▶ roi de Siam, notre allié, est mort ◀d’▶un genre ◀de▶ mort inconnu ; que M. Constance est mort dans ◀les▶ tourments huit jours après, & qu’on ne sait ce que sa femme & ses enfants, & ◀la▶ princesse de Siam sont devenus ; que ◀les▶ catholiques y sont toujours persécutés, particulièrement ◀les▶ missionnaires, qui sont toujours aux fers, & qui sont exposés à des supplices que Busiris, ni Phalaris, son ingénieur ◀d’▶exécrable mémoire, n’auraient jamais inventés ; surtout un nommé M. Poquet, qui est forcé, toutes ◀les▶ nuits, ◀de▶ lécher plus ◀de▶ vingt fois, avec sa langue, ◀les▶ parties ◀d’▶un infâme bourreau que ◀la▶ bienséance défend ◀de▶ nommer. ◀Les▶ autres, au nombre ◀de▶ quatorze, ne sont pas plus favorablement traités. M.de Lestrille, qui commande ◀l’▶ Oriflamme, en a porté ◀la▶ relation en France. Elle y sera vue avant ce journal-ci : ainsi, je n’en ferai pas un plus ample détail ; mais, je me réserve ◀d’▶en faire une autre, certain que celle-là ne sera pas sincère, ayant trop ◀de▶ gens intéressés qui y mettront ◀la▶ main ; qui déguiseront ◀les▶ faits. ◀Les▶ Anglais n’ont pas mieux été traités à Siam que ◀les▶ Français, & ont été comme ceux-ci obligés ◀de▶ tout quitter.
◀Les▶ seuls jésuites ont été à couvert ◀de▶ ◀la▶ persécution ; & leur fine politique y a si bien réussi que bien loin ◀d’▶avoir été vexés en quoi que ce soit, on leur a donné ◀de▶ ◀l’▶argent pour s’en aller. On s’attend ici que suivant leur coutume ◀de▶ donner des soufflets à ◀la▶ vérité, ils donneront en Europe une histoire ◀de▶ ◀la▶ révolution ◀de▶ Siam, où ils chanteront ◀les▶ lamentations ◀de▶ Jérémie & canoniseront ◀de▶ leur autorité ◀les▶ pères ◀de▶ leur Société qui y étaient, & ◀les▶ inscriront dans leur martyrologe. Croyez-moi, ne leur offrez point ◀de▶ bougies : ◀la▶ cire & ◀le▶ coton en seraient perdus.
On dit ici assez plaisamment, sur cette différence ◀de▶ traitement, que ce nouveau roi de Siam ne connaît guère ◀les▶ gens, ◀de▶ prétendre congédier ◀les▶ missionnaires par ◀les▶ tourments, & ◀les▶ jésuites par ◀de▶ ◀l’▶argent ; que c’est plutôt ◀les▶ vouloir attirer, puisque chacun trouvera ce qu’il cherche. Encore dit-on qu’il pourrait réussir à l’égard des jésuites, si ◀l’▶argent ◀de▶ Siam portait ◀la▶ croix & ◀la▶ faisait sentir, ou qu’il brûlât ◀les▶ mains ◀de▶ ceux qui ◀le▶ touchent : mais, il ne représente que des diables sans chaleur ; & c’est justement ce que ◀les▶ jésuites recherchent, & dont ils veulent défaire ◀les▶ idolâtres.
On en fait une infinité ◀de▶ contes ◀de▶ pareille nature, meilleurs dans ◀la▶ conversation que sur ◀le▶ papier. Quoi qu’il en soit, ◀le▶ RP Tachard ne veut point demander à Pitrachard ◀la▶ confirmation du caractère ◀d’▶ambassadeur dont ◀le▶ feu roi de Siam ◀l’▶avait revêtu, & son voyage ◀de▶ Siam est fait, & sa légation imparfaite, si ◀les▶ choses ne changent ◀de▶ face. M.Charmot revient avec nous : il espère passer à
Siam, ou au Tonkin. Il est certain que ◀la▶ douleur ◀d’▶abandonner ◀de▶ nouveaux convertis lui arrache tous ◀les▶ jours des larmes. Son zèle ◀le▶ portait à s’exposer à tout, pour ◀la▶ foi ◀de▶ Jésus-Christ : ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ mission ◀le▶ rappelle en Europe, & c’est à quoi il obéit.
Je retourne à Pondichéry. Il y a plusieurs Français mariés à des filles portugaises, qui ne sont pas noires, mais métisses ou mulâtres, & dont ◀les▶ enfants sont blonds & ◀d’▶une peau aussi blanche que ◀les▶ Européens ◀les▶ plus délicats. Il ne me paraît pas qu’il croisse ici rien du tout qu’un peu de riz & des herbes potagères. C’est ◀l’▶endroit ◀le▶ plus stérile & ◀le▶ plus mauvais ◀de▶ ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel ; & je ne puis comprendre à quel dessein les premiers Français, qui sont venus ici, se sont fixés dans un endroit ◀de▶ si difficile accès du côté de ◀la▶ mer, si ouvert du côté de terre, & si incommode pour ◀la▶ vie. Je ◀l’▶ai plusieurs fois demandé : on ne me ◀l’▶a point dit, parce qu’on ne ◀la▶ sait pas ; & je ne puis ◀la▶ deviner.
Ils ont des oies, des canards & des poules, comme ceux ◀d’▶Europe : il y en a une espèce ◀de▶ ce dernier genre, dont ◀le▶ sang, ◀les▶ os, ◀la▶ moelle, ◀la▶ chair & ◀les▶ yeux sont noirs tout à fait, lorsqu’ils sont crus, & dont ◀la▶ chair redevient assez belle lorsqu’ils cuisent. Ce sont celles qui sont ◀de▶ meilleur goût : ◀les▶ autres sont insipides & couriaces.
Leurs canes ou canards sont assez bons & gras ; meilleurs à faire une soupe aux navets qu’à ◀la▶ broche : ils ne sont pas mauvais en pâte.
Leurs cochons sont petits : on dit que c’est ce qu’ils ont ◀de▶ meilleur & de plus délicat. J’en suis persuadé, puisqu’il est ladre ; & c’est à cause de cela que je m’en repose sur ◀le▶ goût ◀d’▶autrui, ayant naturellement horreur du grain dont ces animaux sont farcis. Ils ◀le▶ sont tous, sans aucune exception. Je n’y en ai point vu d’autres ; il n’y en a point non plus : ◀la▶ preuve est qu’on n’en mange point d’autres chez M. Martin, dont ◀la▶ table devrait être préférée.
◀Le▶ mouton n’y vaut pas ◀le▶ diable ; il n’est pas même fait comme celui ◀d’▶Europe, si ce n’est par ◀la▶ tête & ◀les▶ pieds. ◀Le▶ corps, au lieu d’une tonsure, est couvert ◀d’▶un long poil, à peu près comme celui ◀d’▶un bouc ou ◀d’▶une chèvre. On en jette ◀la▶ tête, toujours pleine ◀de▶ vers, qui s’engendrent dans ◀la▶ cervelle ◀de▶ ◀l’▶animal vivant ; ◀la▶ chair en est longue, mollasse & sans goût.
J’ai vu des bœufs, mais je n’y en ai point mangé, pas même chez ◀le▶ général des Français. Je ne crois pas qu’on en abatte ; ou, du moins, c’est bien rarement. J’y ai vu ◀de▶ fort beaux chevaux, au nombre ◀de▶ quatre : ils appartiennent à ◀la▶ Compagnie. Ils sont aussi fins que ◀les▶ plus beaux chevaux ◀d’▶Espagne. Je ne ◀les▶ crois pas propres à ◀la▶ fatigue : leurs jambes & leurs gaulis trop menus me ◀le▶ font croire.
J’ai vu des bœufs qui servent à traîner ◀le▶ char ou ◀le▶ carrosse du directeur, & en font ◀l’▶attelage : ils sont ◀de▶ Surate. Leur hauteur est difficile à croire. Ils ont neuf pieds & demi du rez-de-chaussée à ◀la▶ croupe : leur tête est élevée ◀de▶ onze pieds & demi. Leurs cornes sont larges & plates ; & pour bride, on leur passe une corde par ◀les▶ narines, & des Noirs ◀les▶ gouvernent.
Ces sortes ◀d’▶attelages sont communs dans ◀les▶ Indes : & quand ◀le▶ directeur, ou ◀le▶ général des Français (M. Martin est à présent l’un & l’autre) va quelque part en pompe, il s’en sert, & est suivi, outre ◀les▶ Français qui ◀l’▶accompagnent, ◀d’▶un nombreux cortège ◀de▶ pions ou valets noirs, qui lui servent ◀d’▶es-tafiers ; & quand même il ne sortirait pas du fort, il y a toujours douze ou quinze Noirs à sa suite, dont deux tiennent un parasol élevé sitôt qu’il se présente à ◀l’▶air.
◀Le▶ directeur seul n’a pas ce train : ◀les▶ autres officiers en ont aussi, à proportion ◀de▶ leur rang. Il y avait table ouverte à ◀la▶ maison ◀de▶ M. Martin, ou à ◀la▶ loge ◀de▶ ◀la▶ Compagnie : j’y ai plusieurs fois mangé ; on y est fort proprement servi, en vaisselle ◀d’▶argent & en linge bien propre. ◀La▶ frugalité y règne ; & m’étant rendu juif ici, j’aurais fait très mauvaise chère, aussi bien que M. de La Chassée, si Landais n’eût point eu ◀de▶ fusil. Nous avions pain, vin & lard du vaisseau : du reste, il nous a nourris pendant que nous avons été à terre, & faisait notre cuisine chez un Français ◀de▶ coniiance.
◀Le▶ trafic consiste en toiles, poivre, coton, soieries, salpêtre & autres marchandises, qui viennent de Bengale, où nous allons. Lorsque j’en serai mieux instruit, j’en parlerai plus amplement.
◀La▶ côte est pleine ◀de▶ poisson, & c’était ◀les▶ jours maigres que je choisissais pour aller manger à ◀la▶ loge, parce qu’on n’y servait point ◀de▶ cochon ladre, ni rien qui en fût lardé.
◀La▶ terre ne produit point ou peu de bêtes venimeuses, mais bien des animaux inconnus en Europe. On avait depuis peu de jours apporté au fort un insecte, dont on n’avait jamais vu ◀de▶ pareil. Il était attaché au milieu de ◀la▶ cour en vie, & ne mangeait que du fruit & des herbes. Il avait ◀la▶ tête ◀d’▶un lézard, & quatre pieds griffés, extrêmement courts. Sa grosseur depuis ◀la▶ tête jusque après ses pattes ◀de▶ derrière était celle ◀d’▶une anguille & amenuisait peu à peu, finissant à ◀la▶ grosseur du petit doigt, terminée comme celle ◀d’▶une écrevisse. ◀Le▶ corps couvert ◀d’▶ écailles grises, dures, larges ◀de▶ quatre lignes, & longues ◀de▶ huit ; plus faibles, plus petites & blanches sous ◀le▶ ventre. Lorsqu’il était ramassé dans lui, il ressemblait pour ◀la▶ figure à un limas cuit hors de sa coque. Sa longueur tout compris était ◀de▶ trois pieds huit pouces ; ◀d’▶un naturel fort doux, & naturellement assoupi. Étant le premier qu’on eût vu ◀de▶ cette espèce, on ne lui donnait point ◀de▶ non.
Après avoir parlé du pays & ◀de▶ ce qu’il produit, il faut parler ◀de▶ ceux qui ◀l’▶habitent, & ◀les▶ distinguer en trois classes. La première, des gentils, qui commandent aux autres ; ceux-ci ne sont ni circoncis, ni juifs, ni mahométans ; ils sont idolâtres. La seconde, des Mores, qui sont en même temps mahométans, circoncis, & idolâtres ; ou plutôt qui professent une religion ridicule, à laquelle eux-mêmes n’entendent rien. Il faut parler ◀de▶ tous séparément, & ne pas oublier ◀les▶ esclaves ou Lascaris, qui forment la troisième classe.
Pour ce qui est des gentils, on ne fait point ◀d’▶autre cérémonie, lorsqu’ils sont nés, que ◀de▶ ◀les▶ porter dans une pagode & ◀de▶ ◀les▶ laver dans ◀de▶ ◀l’▶eau, telle qu’on ◀la▶ trouve. Pour leurs mariages, ◀les▶ pères & mères conduisent chacun ◀de▶ leur côté ◀les▶ prétendus mariés, qui ne se sont jamais vus ; ◀les▶ filles restant toujours renfermées dans ◀le▶ derrière des maisons, ou dans des endroits ◀d’▶où elles ne peuvent voir ni être vues ◀de▶ qui que ce soit ◀de▶ dehors. Ils se touchent dans ◀la▶ main, se donnent mutuellement du riz ; & ◀les▶ parents & amis sont régalés pendant trois jours. Ces parents & amis sont tous ◀de▶ ◀la▶ même famille, qu’ils appellent castes ; ne leur étant pas permis ◀de▶ s’allier dans une autre ; &, ainsi, ils sont distingués entre eux par familles, comme ◀les▶ Juifs ◀le▶ sont encore par tribus. Il ne leur est même pas permis ◀de▶ faire ◀d’▶autre commerce, négoce ou métier, que celui ◀de▶ leur père. Si cela était de même en Europe, & surtout en France, ◀l’▶exécrable maltôte ne tirerait pas ◀de▶ ◀la▶ charrue une infinité ◀de▶ paltoquets pour en faire ◀de▶ gros seigneurs ; & nous ne verrions pas tant de gens ◀de▶ qualité
Par un lâche contrat vendre tous leurs aïeux.
◀Le▶ cours ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ ces gentils est aisé & heureux, ne faisant rien que commander ; & c’est avec eux que ◀les▶ Européens ont leur plus fort commerce. Il y a des banians, ou marchands, tellement riches qu’ils ne renferment ni leur or, ni leur argent : ils ◀le▶ tiennent en monceau & en tas, comme nous ◀le▶ blé ; ne ◀le▶ comptent point, & se contentent ◀de▶ ◀le▶ peser. Qu’on ne croie pas que ceci soit une exagération : c’est une vérité très constante. C’est parmi eux que se trouvent ◀les▶ neyres ou gentilshommes du pays. Ces gens-là ne travaillent point, ni banians, ni neyres, ni bramènes, dont je parlerai bientôt, parce qu’ils dégénéreraient : ils font seulement travailler ◀les▶ autres ; & c’est ce qui augmente tous ◀les▶ jours leurs trésors, qui d’ailleurs ne sont point altérés par ◀la▶ bonne chère, parce qu’ils croient tous ◀la▶ métempsycose ◀de▶ Pythagore, et croiraient manger ◀l’▶âme, ou ◀le▶ vêtement ◀de▶ ◀l’▶âme ◀de▶ leurs parents ou amis s’ils mangeaient quelque chose qui eût eu vie. On verra dans ◀la▶ suite ◀le▶ respect que tous ces peuples idolâtres ont pour tous ◀les▶ animaux vivants, & jusqu’où va leur zèle & leur superstition sur ce sujet, qui se répand sur ◀les▶ insectes ◀les▶ plus vils, ◀les▶ plus immondes & ◀les▶ plus méprisables, dont ils ne tuent aucun, & auxquels ils ont soin ◀d’▶assurer ◀la▶ subsistance.
C’est cette caste qui fournit ◀de▶ bramènes ou prêtres ◀de▶ leurs idoles. ◀Le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶ambition suit partout sa même politique. Qu’un homme ◀de▶ qualité en Europe ait plusieurs enfants, ◀l’▶aîné soutient ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ famille, le second est destiné à ◀l’▶épée, c’est un chevalier ◀de▶ Malte, & le troisième est monsieur ◀l’▶abbé. Qu’un banian ici ait plusieurs enfants, ◀l’▶aîné soutient ◀le▶ négoce & ◀le▶ trafic du père, le second se met parmi ◀les▶ neyres ou gens ◀de▶ guerre, & un autre se rend bramène, ou prêtre des idoles. Quand tous ces idolâtres meurent, on ◀les▶ brûle. J’ai vu à cinq ou six cents pas du fort un corps brûlé. Il y avait deux pots ◀de▶ terre du côté de ◀la▶ tête, l’un plein ◀de▶ riz cuit & l’autre ◀d’▶eau. Je ◀les▶ cassai tous deux ; mais je ne scandalisai point ◀les▶ idolâtres, puisque nous n’étions que trois Français, dont un était notre conducteur. Ces misérables s’imaginent que ◀les▶ morts y viennent manger & boire pendant quarante jours ; & c’est pour cela qu’ils y laissent cette provision, & que pendant cet espace ◀de▶ temps ils y en apportent tous ◀les▶ jours ◀de▶ nouvelle. ◀Le▶ corps était tout à fait consommé : il n’y avait plus qu’un reste du crâne qui ne ◀l’▶était pas ; & ◀le▶ feu était dans une fosse ◀d’▶un bon pied ◀de▶ profondeur.
Je prie ◀le▶ lecteur ◀de▶ remarquer en passant que ce terme ◀de▶ quarante jours a toujours été consacré aux mânes ou esprits des morts, tant par ◀les▶ juifs que ◀les▶ païens. Il ◀l’▶est encore parmi nous, malgré ◀le▶ précepte ◀de▶ Jésus-Christ, qui dit, Sinite mortuos sepelire mortuos suos. Nous conservons encore dans ◀les▶ gens ◀de▶ qualité cette cérémonie ◀de▶ ◀l’▶ancien paganisme des Gaules. Croyons-nous, comme nos ancêtres païens ◀le▶ croyaient, que ◀l’▶âme séparée ◀de▶ nos corps soit quarante jours errante ? Jésus-Christ nous enseigne que sitôt cette séparation faite, notre âme prend possession ◀d’▶une éternité heureuse, ou est précipitée dans ◀les▶ enfers. Pourquoi ne pas abolir un pareil abus, dont ◀le▶ commun peuple est revenu ? Je n’entends point, par ce que je dis, parler ni du purgatoire ni des suffrages ◀de▶ ◀l’▶Église pour ◀les▶ morts : je n’entends parler que ◀de▶ ce qui a du rapport au paganisme, & que ◀l’▶Église primitive a jugé à propos de tolérer, pour ne pas scandaliser ◀les▶ nouveaux chrétiens qui y étaient accoutumés ; mais qu’on pourrait présentement abolir sans aucun risque.
Pour ce qui est ◀de▶ leurs femmes ou filles, à tous, il est impossible ◀d’▶en parler avec assurance, parce qu’on ne ◀les▶ voit point ; & toutes ◀les▶ inventions & stratagèmes des Français pour avoir commerce avec quelqu’une ont échoué à leur confusion. ◀Les▶ femmes des banians ou marchands, celles des neyres ou gentilshommes, peuvent comme celles des Mores & des esclaves ou Lascaris, se remarier, ou rester veuves après ◀la▶ mort ◀de▶ leurs maris ; mais cette indulgence ne s’étend point sur ◀les▶ veuves des bramènes.
Que ◀la▶ femme meure la première, ◀le▶ monsieur bramène cherche parti ailleurs, & trouve dans ◀les▶ bras ◀d’▶une épouse toute neuve ◀de▶ quoi se consoler ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ la première. Il n’en est pas ainsi ◀d’▶elle ; qui, à moins que ◀de▶ vouloir perdre sa réputation, est obligée ◀de▶ se brûler dans ◀le▶ même feu qui consume ◀le▶ cadavre. Je n’ai point vu celui-là ; mais, m’ayant été assuré par plusieurs Français dignes ◀de▶ foi, qui ◀l’▶ont vu, je ne fais nulle difficulté ◀de▶ ◀le▶ donner pour vrai. Voici ◀la▶ manière dont cela se pratique.
Premièrement, il ne faut pas que ◀la▶ veuve pleure ; car, si elle jetait une larme, elle serait réputée indigne ◀d’▶aller se rejoindre à un esprit bienheureux. Secondement, il faut que dès ◀le▶ moment ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ son mari, elle déclare qu’elle veut se brûler avec lui, & qu’elle en avertisse tel ancien bramène que bon lui semble, qui est celui qu’elle destine à faire ◀la▶ cérémonie. Si elle mettait un intervalle ◀d’▶un quart d’heure entre ◀la▶ mort ◀de▶ son mari & sa déclaration, elle n’y serait plus reçue ; parce que cette déclaration serait regardée comme un fruit ◀de▶ ses réflexions & non pas comme un effet ◀d’▶un amour tendre & désintéressé, qui n’a pour objet que ce qu’il aime. Troisièmement, il faut qu’elle persévère ; lui étant toujours permis ◀de▶ se dédire, jusqu’à ce qu’elle soit liée au cadavre, comme on va voir. Je sais ces trois circonstances pour m’en être informé, comme je ◀le▶ dirai par ◀la▶ suite. Pour ◀le▶ reste, je vais rapporter mot pour mot ◀la▶ relation qui m’en a été faite par deux officiers français qui en ont été spectateurs, aussi bien que ceux qui étaient à leur suite. Il y a environ quatre mois, m’ont-ils dit, que quatre officiers que nous étions, arrivâmes dans un village, où nous apprîmes qu’il y avait un bramène mort, qui devait être brûlé ◀le▶ jour même, & que sa femme devait se brûler avec lui. Nous voulûmes en voir ◀la▶ cérémonie ; & voici comme elle se fit. ◀L’▶on porta ◀le▶ corps dans un champ à quelque deux cents pas ◀de▶ ◀la▶ maison où il était mort. Il était comme assis dans une chaise : on lui fit faire trois fois ◀le▶ tour ◀d’▶un foyer ou amas ◀de▶ bois dressé en lit, élevé environ ◀de▶ deux pieds ◀de▶ terre & ◀d’▶un pied ◀de▶ profondeur ; on ◀le▶ coucha dessus. ◀Les▶ bramènes firent trois autres tours en jetant des cris et des hurlements effroyables, & se rangèrent autour du corps à droite & à gauche.
◀La▶ femme parut ensuite, vêtue ◀de▶ ses plus beaux ornements, pleine ◀de▶ colliers & ◀de▶ bracelets, & enfin parée comme si elle avait été à sa noce. Elle avait ◀le▶ visage riant, ◀la▶ démarche assurée & rien ne témoignait dans sa personne que ◀la▶ mort cruelle qu’elle allait souffrir lui fît aucune horreur. Elle était environnée ◀de▶ femmes & ◀de▶ filles, & ◀de▶ plusieurs bramènes, qui tous ◀l’▶exhortaient, & ◀la▶ félicitaient ◀d’▶aller se rejoindre à un homme au bonheur duquel elle devait participer. On lui fit faire trois fois ◀le▶ tour du foyer, sur lequel ◀le▶ cadavre était étendu ; on lui demanda autant ◀de▶ fois si elle voulait effectivement être brûlée avec lui. Elle répondit toujours oui, avec beaucoup de résolution. Nous (je fais parler ◀les▶ Français), à qui un pareil spectacle faisait horreur, lui dîmes que si c’était ◀la▶ pauvreté qui ◀la▶ poussait à mourir, nous lui promettions ◀de▶ ◀l’▶en mettre à couvert, & dans un état à ne rien désirer pour sa vie & à ne rien craindre pour sa réputation. Nous fîmes enfin notre possible pour lui faire changer ◀de▶ résolution. Véritablement, elle nous faisait pitié : elle était aimable, parfaitement bien faite, & toute jeune, n’ayant au plus que dix-sept à dix-huit ans.
Notre peine fut inutile : elle parut cependant nous en témoigner ◀de▶ ◀la▶ reconnaissance, par des regards gracieux qu’elle jeta sur nous, en nous saluant en riant. Sa constance alla jusqu’au bout. Elle monta résolument sur ◀le▶ bûcher toute seule, baisa & embrassa ◀le▶ cadavre, se releva, jeta aux femmes & aux filles qui ◀l’▶avaient accompagnée ses vêtements, ses colliers, ses bracelets, & enfin tout ce qu’elle avait sur elle, ne se réservant qu’une pagne ou pièce ◀de▶ toile ◀de▶ coton, qui en forme de ceinture ◀la▶ couvrait depuis ◀le▶ dessus des hanches jusqu’aux genoux. Elle s’assit au chevet du mort, & lui mit ◀la▶ tête sur son estomac à elle. Jusqu’ici, il lui a été permis ◀de▶ se dédire ; mais, elle ne ◀le▶ peut plus sitôt que ◀le▶ bramène, funeste exécuteur ◀d’▶une si terrible résolution, qui est monté avec elle sur ◀le▶ bûcher, lui a lié ◀le▶ bras droit avec celui du mort. Ce bramène se retire promptement, & promptement aussi ◀les▶ autres bramènes mettent ◀le▶ feu au bûcher ◀de▶ tous côtés. On y jette du bois & d’autres matières combustibles : & pendant ce temps, ◀les▶ bramènes, ◀les▶ femmes, & ◀les▶ assistants font un bruit & des cris ◀de▶ tous ◀les▶ diables ; sans doute pour empêcher ◀de▶ distinguer ceux ◀de▶ ◀la▶ patiente. Mais, ce qu’il y eut ◀d’▶étonnant dans celle-ci, c’est que quoique ◀le▶ feu fût plus ◀d’▶un Miserere avant que ◀d’▶être assez fort pour ◀l’▶étouffer, & qu’elle restât tout ce temps dans des douleurs plus faciles à imaginer qu’à décrire, elle ne donna aucune marque ◀d’▶impatience, & ne changea point ◀de▶ situation.
Voilà ce qui m’a été bien assuré & certifié ; & si on obligeait en Europe ◀les▶ femmes à se brûler après ◀la▶ mort ◀de▶ leurs maris, ◀les▶ morts subites ne seraient pas si fréquentes ; & notre France n’aurait pas produit ◀de▶ mon temps des monstres tels qu’une Constantin, une Gorgibus, une Voisin, une Philbert, & une infinité d’autres dont ◀la▶ Chambre ardente nous a rendu justice.
Ce que disent plusieurs relations est certainement faux. Leurs auteurs assurent que ◀les▶ hommes mouraient si fréquemment que ◀les▶ empereurs du Mogol ordonnèrent que leurs veuves seraient brûlées dans ◀le▶ même feu ; & cela fondé sur ce qu’ils croyaient que ces hommes avaient été empoisonnés. Cela est absolument faux : en voici une raison, qui ne souffre point ◀de▶ contradictoire. C’est que ◀les▶ autres hommes mouraient aussi dru que ◀les▶ bramènes (si je puis me servir ◀de▶ ce terme ◀de▶ dru). Ainsi, cette loi aurait été universelle pour toutes ◀les▶ femmes, ◀de▶ quelque qualité qu’eussent été leurs maris, pendant leurs vies ; & qu’il n’y a que ◀les▶ seules femmes des bramènes qui s’en font une loi & un honneur, non seulement dans ◀l’▶empire du Mogol mais dans tous ◀les▶ autres lieux des Indes où ◀les▶ bramènes sont établis sous quelque domination que ce soit.
Ainsi, ce n’est que par un honneur ridicule, & une vaine ostentation, que ces femmes se font mourir ; mais, ◀la▶ volonté du prince n’a aucune part à leur mort, & il n’y a jamais eu ◀de▶ loi à ce sujet. Leur mort est ◀le▶ fruit ◀d’▶un zèle mal conduit ; mais cette mort est volontaire, puisqu’il ne dépend que ◀de▶ ces femmes ◀de▶ mourir ou ◀de▶ ne mourir pas. Aussi, ne se brûlent-elles pas toutes : il n’y a que celles qui sont assez bêtes pour croire qu’elles vont jouir, avec un saint, ◀d’▶un bonheur éternel, après avoir partagé avec lui ses peines ◀d’▶une vie mortelle. Il est cependant bien difficile que ces malheureuses veuves s’en dispensent, étant poussées par une infinité ◀de▶ bigotes (il n’y a point ◀de▶ religion qui n’ait les siennes) & par ◀les▶ fripons ◀de▶ bramènes, dont ces sacrifices volontaires ◀de▶ soi-même relèvent ◀la▶ prétendue sainteté, & flattent 1 amour-propre.
Que ◀le▶ lecteur accorde, s’il peut, ce brûlement avec ◀la▶ métempsycose dans toutes sortes ◀d’▶animaux, que ◀les▶ bramènes font profession ◀de▶ croire, & qu’ils enseignent aux autres : pour moi, j’avoue que je n’y comprends rien. J’espère cependant que ◀le▶ lecteur me rendra ◀la▶ justice ◀d’▶ajouter foi à ce que j’écris lorsqu’il saura par qui j’ai été informé, non seulement ◀de▶ ce que je viens de dire, mais encore ◀d’▶autre chose bien plus grave & incroyable, qui regarde encore ◀les▶ veuves & ◀les▶ filles ◀de▶ ces bramènes. Je citerai mon auteur, ou plutôt mes auteurs, lorsqu’il en sera temps.
Pour ce qui est des Mores, ils suivent ◀la▶ religion ◀de▶ Mahomet ; &, autant que j’en ai pu savoir, c’est ◀la▶ secte ◀de▶ Hali. Ils retiennent beaucoup de choses des Juifs : ils brûlent ◀les▶ morts comme ◀les▶ idolâtres. Leur religion est tellement confuse qu’ils ne peuvent ni ◀la▶ débrouiller, ni ◀l’▶expliquer. ◀Le▶ capucin qui est à Pondichéry comme curé, m’a dit qu’il y avait apporté toute son application, & que tout ce qu’il avait pu y comprendre était qu’ils ne s’entendaient pas eux-mêmes & étaient divisés en une infinité ◀d’▶opinions différentes, dont il avait déjà découvert jusqu’à soixante-quinze sur ◀la▶ Création, ◀l’▶état ◀de▶ ◀l’▶âme après & devant ◀la▶ mort, & ◀l’▶éternité. Il fait ses remarques : s’il ◀les▶ donne au public, ce sera certainement un présent très curieux ; parce que ◀la▶ vérité & ◀la▶ simplicité en seront ◀les▶ fondements & ◀les▶ ornements. Il croit que ces Mores sont une ◀de▶ ces races vagabondes ◀de▶ Juifs, qui se sont dispersés par toute ◀la▶ terre après ◀la▶ destruction ◀de▶ Jérusalem par Tite. Il croit que leur religion a été insensiblement confondue avec ◀la▶ mahométane & ◀l’▶idolâtre. Pour moi, je n’en sais rien davantage.
Pour ce qui est des esclaves, leur nom porte leur condition. Il n’y a qui que ce soit au monde plus malheureux & plus misérable qu’eux. Ils obéissent aux autres avec un abaissement & une humiliation qui tient plus du chien que ◀de▶ ◀l’▶homme, & qui est inexprimable. Ce sont eux qu’on nomme ici Lascaris. Ils servent ◀de▶ pions ou ◀de▶ valets tant aux Européens qu’aux gentils & Mores. Pour une roupie, qui vaut vingt-huit sols ◀de▶ notre monnaie, on en a un qui se nourrit, s’entretient, & sert avec une fidélité exacte. Ceux qui travaillent au fort sont payés ◀les▶ uns plus & ◀les▶ autres moins : ◀les▶ plus chers sont à trois doudous. Il y en a qui n’en gagnent qu’un, & ◀le▶ doudou ne vaut qu’un liard ◀de▶ notre monnaie ; & si, avec ce doudou, ou ces trois deniers par jour, il s’entretient, lui, sa femme, & ses enfants. Il est vrai que leur nourriture ne coûte presque rien. Ils font cuire du riz à ◀l’▶eau ; ils en avalent ◀le▶ cangé, ou ◀le▶ bouillon : voilà leur dîner, & à leur souper ils mangent ce riz qui s’est grossi & qui en froidissant forme une manière ◀de▶ pain qui est sain & rafraîchissant. Il m’a paru bon, mais je n’en voudrais pas faire ma nourriture ordinaire. Il est très facile ◀de▶ s’imaginer que des gens si frugalement nourris ne peuvent pas être ni forts ni robustes ; aussi ne ◀le▶ sont-ils pas : il en faut quatre, & quelquefois six, pour traîner avec peine un fardeau qu’un Européen seul porte avec facilité. Leurs charges ordinaires n’excèdent pas seize livres pesant. Il faut remarquer aussi que ◀les▶ maux infâmes dont ◀les▶ trois quarts au moins sont infectés achèvent ◀de▶ ◀les▶ énerver. Ils sont cependant fort lubriques.
Leurs femmes sont communes à tous ◀les▶ gentils & Mores ; & c’est dans leur ordre que se prennent ◀les▶ filles ◀de▶ mauvaise vie. Par toute ◀l’▶Europe, ce sont ordinairement des femmes qui sont marchandes en gros & en détail ◀de▶ filles faciles. Ici, ce sont ◀les▶ hommes qui font cet infâme commerce ; & il n’y en a aucun qui. pour une roupie, ne vende sa sœur, sa fille ou sa femme, qui ◀de▶ leur côté s’abandonnent volontiers aux Blancs ou Européens. Qu’on ne s’étonne pas que je parle si savamment & si affirmativement sur ce sujet : qu’on ne fasse point non plus ◀de▶ jugement téméraire ; on aurait certainement tort. J’y ai été, mes yeux ont vu, mes mains ont touché : j’ai satisfait ma curiosité ; & c’est tout. Si je n’avais pas craint ◀les▶ suites, peut-être n’aurais-je pas été si sage. Je ◀le▶ dis naturellement, ce n’a point été ◀la▶ crainte ◀de▶ Dieu qui m’a retenu ; ç’a été, comme en Espagne, celle des chirurgiens. Belle confession ! digne pourtant ◀d’▶absolution, puisqu’elle est également intègre & sincère. On ne peut pas s’imaginer jusqu’où va ici cette prostitution : ◀la▶ plus âgée ◀de▶ huit, qu’on nous amena à quatre Français que nous étions, n’avait pas douze ans ; & ◀les▶ deux sur lesquelles je mis ◀la▶ main n’en avaient pas dix, & étaient toutes deux imberbes.
Il y a plusieurs Européens qui en entretiennent, lesquelles pour cela ne leur sont guère plus fidèles. ◀La▶ dépense est comme celle des valets ou pions, une roupie par mois en fait ◀l’▶affaire : &, quand ◀l’▶amant va voir ◀la▶ nymphe, il faut qu’elle ◀le▶ régale ◀d’▶une poule au riz ; & malgré cette dépense, si elle n’a pas une pagne neuve à ◀la▶ fin du mois, il est en droit ◀de▶ lui demander ce qu’elle a fait ◀de▶ son argent. En un mot, ces noirs ◀de▶ l’un & ◀de▶ l’autre sexe sont encore plus malheureux qu’on ne ◀le▶ peut dire ; & ce sont eux qui véritablement se ressentent ◀de▶ ◀la▶ malédiction que Noé lança sur Cham, l’un ◀de▶ ses enfants, duquel on tient par tradition qu’ils descendent. Ils n’ont, pour tout vêtement, qu’une corde, qui leur ceint ◀le▶ corps au-dessus des hanches, où est attaché un méchant morceau ◀de▶ toile ◀de▶ coton, qui couvre simplement ce que ◀la▶ pudeur veut qu’on cache. Et ◀les▶ filles que ◀les▶ Européens vont voir n’ont rien du tout sur ◀le▶ corps, & sont in puris naturalibus, excepté quelques bracelets aux bras & aux jambes.
◀La▶ religion ◀de▶ ces esclaves est ◀la▶ même que celle des gentils, excepté ◀la▶ circoncision, que ◀les▶ esclaves ont prise des Mores, & que ◀les▶ gentils n’ont pas : ou, plutôt, ces esclaves n’ont aucune religion fixe, & s’accommodent ◀de▶ tout ce qu’ils voient pratiquer par ceux qui leur commandent. Leur mariage se fait de même que celui des gentils, si ce n’est que ◀les▶ Lascaris, après avoir donné du riz à leurs épousées, leur en versent trois fois sur ◀la▶ tête & en jettent sur ◀le▶ chemin par lequel ils doivent passer en sortant ◀de▶ ◀la▶ pagode pour retourner chez eux ; mais tous ensemble, gentils, Mores, & Lascaris ont cela ◀de▶ commun qu’ils ne mangent rien qui ait eu vie.
◀L’▶adultère est puni ◀de▶ mort parmi ◀les▶ gentils & ◀les▶ Mores ; mais, on n’en tient aucun compte parmi ◀les▶ Noirs. ◀La▶ fornication chez les premiers est suivie du mariage, & passe chez ◀les▶ Noirs pour une simple bagatelle. Cependant, ◀l’▶adultère & ◀la▶ fornication sont très rares chez ◀les▶ gentils & ◀les▶ Mores : non par ◀la▶ vertu ni par ◀la▶ chasteté ◀de▶ leurs femmes & ◀de▶ leurs filles, mais par ◀l’▶étroite clôture où ils ont très grand soin ◀de▶ ◀les▶ retenir.
Une femme qui après ◀la▶ mort ◀de▶ son mari, gentil ou More, en prend un autre, passe pour une dénaturée, & se perd ◀de▶ réputation ; mais elle ne ◀la▶ perd pas pour avoir un amant. On donne cette apparence ◀de▶ veuvage à ◀la▶ vénération qui est due à ◀la▶ mémoire du défunt & on accorde ◀le▶ reste aux nécessités ◀de▶ ◀la▶ nature. Ainsi, on voit très peu de secondes noces ; parce que ces femmes, jouissant ◀de▶ ◀la▶ liberté par ◀la▶ mort ◀de▶ leur mari, n’ont garde ◀de▶ se rejeter dans ◀l’▶esclavage.
Cette coutume n’étend point son indulgence jusque sur ◀les▶ veuves des bramènes, qui ◀le▶ plus souvent sont promises dès ◀l’▶âge ◀de▶ deux ou trois ans, & dont ◀le▶ mariage se consomme lorsque l’un & l’autre sont en âge ◀de▶ se joindre : c’est-à-dire, lui à onze ou douze ans, & elle à huit ou neuf ; car, ◀la▶ nature est ici précoce. Que ◀la▶ femme meure devant où après ◀la▶ consommation, ◀le▶ mari cherche parti ailleurs ; je ◀l’▶ai déjà dit. Si c’est lui qui meurt le premier, & que ◀le▶ mariage ait été consommé, elle est obligée, comme je ◀l’▶ai dit, ◀de▶ se brûler avec lui à moins que ◀de▶ vouloir passer pour une infâme & user ◀le▶ reste ◀de▶ ses jours dans un célibat dont ◀les▶ femmes d’ici s’accommodent encore moins que celles d’ailleurs ; car tout commerce avec un mâle leur est interdit. ◀Les▶ Européens ne souffrent ces adustions qu’avec peine. On a mis ◀les▶ bramènes sur ◀le▶ pied ◀d’▶en demander ◀la▶ permission : ◀les▶ Hollandais n’ont jamais voulu ◀l’▶accorder dans ◀les▶ endroits où ils sont ◀les▶ maîtres ; ◀les▶ autres nations ◀les▶ ont imités, à ◀l’▶exception des Anglais & des Portugais qui ◀l’▶accordent encore quelquefois, où plutôt qui ◀la▶ vendent.
Que si ◀le▶ mariage n’a point été consommé à cause de ◀la▶ jeunesse ◀de▶ ◀l’▶épouse, elle est encore obligée ◀de▶ vivre dans un perpétuel célibat ; ◀la▶ fréquentation ◀d’▶un homme, ou ◀d’▶un garçon, ◀de▶ quelque âge qu’il puisse être, lui étant absolument défendue. Ordinairement, on ◀la▶ met au rang des filles des bramènes, qui ne sont pas mariées à ◀l’▶âge ◀de▶ dix-huit ans. C’est ici ◀le▶ comble ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie & ◀de▶ ◀l’▶impureté. Préparez-vous à lire quelque chose qui va vous étonner, par ◀l’▶horreur & ◀l’▶indignation qu’elle inspirera au lecteur. Il faut, avant que de ◀l’▶expliquer, parler des pagodes & des idoles qu’elles renferment : cela donnera une intelligence plus facile ◀de▶ ce que j’ai à dire.
J’avais envie ◀d’▶en voir une. Je me mis pour cela en chemin avec trois autres Français, dont un, qui nous conduisait, nous trompa, & nous lit inutilement marcher toute ◀la▶ nuit. Quelque raillerie qu’il en ait faite, il devait être aussi las que nous, puisqu’il est boiteux. C’est M. de Saint-Paul de la Héronne, frère ◀de▶ M. ◀de▶ Saint-Paul, contrôleur général de la Monnaie à Paris. ◀La▶ raison qui ◀l’▶empêcha ◀de▶ nous y conduire, c’est qu’il n’aurait pas eu ◀le▶ crédit ◀de▶ nous y faire entrer ; ◀les▶ idolâtres ne ◀le▶ souffrant point. Celle qu’il en donne est que nous n’aurions pas voulu y entrer, parce qu’il aurait fallu nous mettre pieds nus ; ce qu’en bons chrétiens nous aurions refusé ◀de▶ faire. J’aurais laissé faire ◀les▶ autres comme ils auraient voulu ; mais pour moi, ne me piquant pas ◀d’▶une dévotion scrupuleuse ni superstitieuse, j’aurais, pour satisfaire ma curiosité, ôté non seulement mes souliers mais mes habits, & ma chemise aussi. En un mot, j’y serais très volontiers entré En état ◀de▶ pure nature, justement comme on peint nos deux premiers parents :
Excepté, qu’au lieu d’une pomme,J’aurais peut-être pris en mainCe qui servit au premier homme
& même, par cette démarche, je n’aurais pas prétendu avoir rien fait qui fût contraire à ma religion : & j’aurais avec plaisir suivi ◀l’▶exemple ◀de▶ MM. Crusius & Brugman, ambassadeurs ◀de▶ M. ◀le▶ duc ◀de▶ Holstein en Perse, qui ne firent nulle difficulté ◀de▶ se déchausser pour entrer dans ◀le▶ tombeau ◀de▶ Schah Séphi, que ◀la▶ nation persane regarde comme un saint. C’est ce qu’en dit ◀la▶ relation ◀d’▶Oléarius, secrétaire ◀de▶ cette ambassade.
Quoique je n’aie point eu ◀d’▶accès dans aucune ◀de▶ ces pagodes, je ne laisserai pas ◀de▶ dire ce qui en est, ◀le▶ tenant ◀de▶ bonne main. Il ne faut faire que ◀la▶ description ◀d’▶une pour ◀les▶ connaître toutes, parce que toutes sont ◀de▶ pareille architecture. Celle qui est à Villenove est ◀la▶ plus proche du fort, & un grand bâtiment ◀de▶ belles pierres granités, & pourtant bien unies, & bien jointes. Il est fort élevé, bâti en rond, & finit en pointe par ◀le▶ haut, comme un pain ◀de▶ sucre. Elle est décorée, & renferme une idole que ces peuples y adorent. Elle a ◀le▶ corps ◀d’▶un homme, assis comme ◀les▶ tailleurs sont en France, sur un piédestal, qui a environ deux toises en carré. ◀Le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶idole en a environ quatre ◀de▶ haut. Elle a deux bras & deux mains, ◀la▶ tête ◀d’▶un éléphant, & sur ◀la▶ poitrine une figure ◀de▶ diable en relief, pareille à celles que ◀les▶ peintres & ◀les▶ sculpteurs représentent, pour faire peur aux femmes, & aux petits enfants. Elle a à côté ◀d’▶elle quatre-vingts figures semblables, ◀de▶ ◀la▶ hauteur ◀d’▶un homme chacune ; & ce sont comme ses garde-corps. C’est devant cette idole que ◀les▶ gentils & idolâtres se prosternent ; & c’est cette figure que je voudrais bien avoir vue.
◀La▶ raison que ◀les▶ idolâtres donnent ◀de▶ ce que cette idole-ci a une tête ◀d’▶éléphant (car toutes leurs idoles en ont ◀de▶ différentes, ◀les▶ unes ◀d’▶hommes, & ◀les▶ autres ◀de▶ bêtes), c’est, disent-ils, que Coinda & Mado étant tous deux vivants sur terre, Coinda, revenant ◀de▶ ◀la▶ chasse & rentrant chez lui, trouva Mado aux prises avec sa femme, travaillant à faire un troisième ; sur quoi ◀le▶ dépit lui prit ◀de▶ voir qu’un autre faisait sa besogne : il lui coupa ◀la▶ tête & alla ◀la▶ jeter dans ◀la▶ rivière. Sa colère étant passée, & sa vengeance assouvie, il revint chez lui sans montrer ◀de▶ colère à sa femme. Elle, ◀le▶ voyant dans un esprit tranquille & rassis, lui remontra qu’il avait tort ◀d’▶avoir tué un Dieu comme lui. Coinda, à cette parole, sortit, & trouva un éléphant, à qui il coupa ◀la▶ tête, & ◀la▶ mit sur ◀le▶ corps ◀de▶ Mado, qui ◀l’▶a conservée depuis ; la sienne n’ayant pu être retrouvée où Coinda ◀l’▶avait jetée. Voilà leur croyance sur cette idole, & qui est très sûre, me ◀l’▶étant fait expliquer, comme j’ai déjà dit que je ◀le▶ dirai dans ◀la▶ suite. C’est ◀le▶ même Coinda qui a bâti cette pagode à ◀l’▶honneur ◀de▶ Mado.
Accordez cela, si vous pouvez, avec leur coutume ◀de▶ punir ◀de▶ mort une femme adultère ; & voyez ◀la▶ patience ◀de▶ Coinda ◀de▶ n’avoir pas puni sa femme, aussi bien que son amant, & sa prompte réconciliation avec elle : car, pour moi, je n’y vois goutte, & je ◀l’▶avoue. Leur religion est pleine ◀de▶ pareilles sottises & ils donnent à leurs idoles des histoires toutes différentes. Rendons-leur pourtant justice. Il est très vrai qu’ils ne regardent point leurs idoles comme un Dieu, premier Etre ◀de▶ tout & que ce sont seulement des hommes ◀d’▶une vertu éminente, qu’ils prétendent avoir été déifiés par leurs belles actions ; & positivement ce que dit Virgile,
Quos ardens evexit ad Ælhera virtus de même que ◀les▶ anciens Romains plaçaient dans ◀le▶ ciel Romulus leur fondateur, & ensuite leurs empereurs. Sur quoi ◀la▶ réflexion ◀de▶ Sévère dans Polyeucte me paraît bien juste :
◀L’▶oserais-je dire sans impiété ? Il me paraît que leurs idoles sont parmi eux ce que ◀les▶ saints sont parmi nous. En effet, ne sanctifions-nous pas ceux dont ◀la▶ vie nous paraît avoir été toute sainte ? ◀Le▶ pape ne ◀les▶ met-il pas dans ◀le▶ ciel, sur ◀les▶ procès-verbaux ◀de▶ leurs vies, dont bien souvent on ne voit que ◀le▶ dehors, Dieu s’étant réservé ◀le▶ secret des cœurs ? Ne nous est-il pas ordonné ◀de▶ ◀les▶ révérer comme saints ? Ne ◀les▶ regardons-nous pas comme tels, & ne leur rendons-nous pas un culte tout religieux sur ◀la▶ foi ◀de▶ miracles quelquefois douteux, & souvent mal avérés ? Je n’entre point dans ◀le▶ détail des abus qui s’y sont glissés, qui ont donné lieu à ce dictum, qu’on dit être ◀de▶ saint Augustin, mais que je n’y ai point trouvé :
Multorum corpora veneramur in terris, quorum animæ cruciantur in infernis.
◀Les▶ mêmes que ◀la▶ cour ◀de▶ Rome a canonisés, sont-ils regardés partout comme saints ? ◀Le▶ moine Hildebrand, & Mathilde, comtesse de Toscane, sont reconnus à Rome pour des saints : ils y ont été canonisés, celle-ci sous son nom, & celui-là sous ◀le▶ nom ◀de▶ Grégoire VII ; & ◀l’▶Allemagne ◀les▶ regarde, lui comme un ambitieux & un fourbe complet, & elle comme sa garce & une putain. Je me contente ◀de▶ poursuivre avec Sévère :
Si je n’étais pas né catholique, apostolique, & romain, si je n’étais pas connu pour aussi zélé pour ma religion que je ◀le▶ suis par ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu, on pourrait dire que ceci sent ◀le▶ libertinage, ou du moins ◀le▶ calvinisme ; mais ce n’est qu’une simple comparaison que je fais, sans tirer à ◀d’▶autre conséquence que, puisque nous, qui sommes éclairés sur ◀la▶ religion & ◀la▶ divinité plus que peuple du monde, reconnaissons dans ◀le▶ ciel des esprits bienheureux qui ont été hommes comme nous, nous ne devons pas nous étonner que des peuples abîmés dans ◀les▶ ténèbres ◀de▶ ◀l’▶ignorance adorent des figures ◀d’▶hommes, qu’ils disent avoir été parmi leurs ancêtres ◀d’▶une vertu tout héroïque. Bien est vrai que parmi nous ◀la▶ moindre faute apparente empêche ◀la▶ canonisation & que sur ce pied ◀l’▶adultère ◀de▶ Mado nous ferait détester sa mémoire, surtout mourant flagrante delicto ; mais, ce qui est à présent un crime sans pardon parmi ceux-ci peut n’avoir été parmi leurs ancêtres qu’une simple action blâmable, mais tolérable.
Je viens présentement à ce comble ◀d’▶impureté & ◀d’▶idolâtrie dont j’ai parlé. J’ai dit que ◀les▶ veuves des bramènes dont ◀le▶ mariage n’était point consommé étaient mises au rang ◀de▶ leurs filles, qui à ◀l’▶âge ◀de▶ dix-huit ans n’étaient point mariées. Mado, dont je viens de parler au sujet de sa tête ◀d’▶éléphant, a une représentation ◀de▶ nature ◀d’▶homme, ◀d’▶une grosseur & ◀d’▶une longueur plus qu’humaine : & c’est à cela que ces malheureuses sont obligées ◀de▶ s’attacher jusqu’à pollution, & servent ainsi au divertissement ◀de▶ ◀l’▶idole, que ces idolâtres croient trouver dans ◀l’▶attouchement ◀de▶ ces femmes un plaisir digne ◀d’▶un Dieu ; & ces véritables victimes du démon sont obligées ◀de▶ s’y joindre, malgré ◀la▶ douleur que doivent leur causer ◀l’▶ouverture, ◀la▶ profondeur & ◀le▶ mouvement ◀de▶ leur corps, ◀l’▶idole étant immobile, tant de fois par jour, par semaine, ou par mois, selon leur âge : & c’est là toute ◀l’▶occupation ◀de▶ leur vie. Il y a présentement plus ◀de▶ cinquante ◀de▶ ces misérables dans ◀la▶ seule pagode ◀de▶ Villenove.
Il y a plus, c’est que d’abord que ◀les▶ gentils ou esclaves sont mariés, avant que de toucher à leurs épousées, ils ◀les▶ obligent ◀d’▶aller sacrifier leur pucelage à ces idoles : ainsi, aucun n’a celui ◀de▶ sa femme.
J’ai lieu ◀de▶ soupçonner qu’en cette occasion c’est un bramène qui prend ◀la▶ place ◀de▶ ◀l’▶idole ; du moins, ◀l’▶idolâtre que j’interrogeais, & ◀le▶ Portugais mon truchement, rirent ◀de▶ ◀la▶ demande que je fis, si cette nouvelle mariée restait seule avec ◀l’▶idole. Voilà en partie ce que j’ai appris, & qu’on peut croire, étant vrai, comme on ◀le▶ verra par ◀la▶ suite ; & voici ce que j’ai vu, que je ne sais comment exprimer.
C’est qu’au coin ◀d’▶un étang, qui n’est pas à deux portées ◀de▶ canon du fort, il y a entre plusieurs arbres un morceau ◀de▶ bois élevé ◀de▶ huit pouces, qui représente au naturel ◀la▶ racine du genre humain. Il est posé sur un cube ◀de▶ deux pieds ◀de▶ hauteur, & s’en enlève avec ◀la▶ main ; &, puisqu’il faut ◀le▶ dire, c’est ce que ◀les▶ libertins nomment godemichi. Il est nu, & non pas couvert ◀de▶ satin ni ◀d’▶autre chose douce à ◀la▶ friction, comme on dit que sont ceux dont se servent ◀les▶ filles & veuves chastes à contrecœur, & surtout ◀les▶ religieuses. Celui-ci est ◀de▶ bois, & rien dessus. Il est enchaîné à son cube & est posé sur ses testicules, qui lui servent ◀de▶ base. C’est à ce Priape que ces peuples obligent leurs femmes qui sont stériles ◀de▶ se frotter certain endroit du corps que je ne nomme pas, parce qu’on ◀le▶ comprend assez ; parce que, disent-ils, cela ◀les▶ rend fécondes. Nos Européennes ont plus ◀d’▶esprit : ◀l’▶original vaut toujours mieux que ◀la▶ copie.
Ce ne sont point ◀les▶ femmes seules qui vont rendre hommage à cette copie ; on y mène ◀les▶ bestiaux, pour ◀les▶ faire multiplier. J’ai vu ce digne instrument : j’aurais bien voulu aussi voir quelque femme ◀le▶ mettre en œuvre ; je suis persuadé que ◀les▶ figures ◀de▶ ◀l’▶Arétin n’ont rien de plus infâme.
Je me serais bien dispensé ◀d’▶écrire toutes ces saletés, qui me font horreur à moi-même ; mais j’ai résolu ◀d’▶écrire tout ce que j’apprendrais ◀de▶ certain. Si on dit qu’on n’a jamais entendu parler ◀de▶ choses si étonnantes, je répondrai ce qu’on m’a répondu, qui est que cela ne paraissant pas vraisemblable, personne ne s’est donné ◀la▶ peine ◀de▶ ◀l’▶écrire, crainte ◀de▶ passer pour imposteur. Mais nous, qui nous plaignons ◀de▶ n’avoir des pays étrangers que des relations mensongères ou imparfaites, savons-nous ce qui se passe sous nos yeux ? Savons-nous que ces peuples, dont nous nous moquons avec justice, auraient raison ◀de▶ se moquer ◀de▶ nous s’ils savaient ce que cette bizarre superstition fait chez nous ? Je suis certain que ◀le▶ lecteur ne prévoit point où j’en veux venir. ◀Le▶ voici : & si on en doute, on peut s’en éclaircir ; il n’y a pas si loin à Nantes en Bretagne.
Il y avait aux cordeliers, entre plusieurs autres saints ◀de▶ bois & ◀de▶ pierre : un saint René ◀de▶ pierre, que ◀les▶ femmes allaient réclamer pour devenir grosses. Leur zèle ◀de▶ fécondité ◀les▶ porta jusqu’à se figurer que leurs prières seraient plus efficacement exaucées si elles pouvaient manger ou avaler quelque morceau du saint. Il était trop dur pour leurs dents : elles se retranchèrent à ◀le▶ gratter, & à en avaler ◀la▶ poudre dans du vin blanc. Cela dura très longtemps, & jusqu’à ce que M. de La Beaume le Blanc, oncle de Mlle de La Vallière, évêque ◀de▶ Nantes, fît ôter ◀le▶ bon saint du couvent, au très grand regret & préjudice des bons pères, qui commençaient à ◀le▶ vendre en détail. On m’a dit celui-là ; & j’ai vu ◀le▶ saint aux chartreux ◀de▶ Nantes. Il n’a rien qui sente ◀le▶ mâle que ◀la▶ barbe : ◀le▶ bas du ventre est tout mangé, & bien plat. ◀Le▶ voit qui veut ; mais une grille ◀de▶ fer bien serrée & éloignée du saint ◀le▶ met à couvert des ongles du beau sexe. Quel est ◀le▶ Caton qui ne rirait pas ◀d’▶une pareille impertinence ? Que ◀le▶ lecteur en fasse ◀l’▶application. Testificata loquor.
Il faut absolument que ces peuples aient eu autrefois quelque teinture du christianisme & ◀de▶ ◀la▶ naissance ◀de▶ Jésus-Christ ; & c’est sans doute saint
Thomas ◀l’▶apôtre qui est venu, & qui est mort dans ◀les▶ Indes. Ils tiennent par tradition qu’il est enterré dans un endroit qui s’appelle encore aujourd’hui Saint-Thomé, à huit lieues ◀de▶ Pondichéry, sur ◀la▶ côte, dans ◀le▶ Nord-Nord-Est. Cet apôtre leur avait donné connaissance du Messie, en y prêchant ◀l’▶Évangile, ou plutôt ◀les▶ vérités évangéliques ; car ◀l’▶Évangile n’était point encore écrit lorsqu’il partit pour sa mission ; & ◀les▶ quatre évangélistes n’ont même écrit que longtemps depuis. Quoi qu’il en soit, il ne leur reste plus qu’une idée très confuse des prédications ◀de▶ cet apôtre. Je fonde cela sur ce que, vers Surate, côte ◀de▶ Malabar, ils adorent une autre idole, sous ◀le▶ nom ◀de▶ Cita-Maria, qui tient un enfant dans ses bras, qu’ils nomment Christon. Il faut noter que ce mot ◀de▶ Cita, dans leur idiome, signifie une pucelle. Voici ce qu’ils en disent. Que Cita-Maria accoucha ◀d’▶un enfant, qu’on disait devoir être Roi des Rois. Que ◀les▶ rois en prirent ◀l’▶alarme ; qu’ils firent mourir beaucoup ◀d’▶enfants ; & que, pour sauver le sien, Cita-Maria fut obligée ◀de▶ sortir ◀de▶ son pays, & ◀de▶ ◀l’▶emporter. ◀La▶ conformité des noms & des circonstances m’oblige ◀de▶ reconnaître dans cette Cita-Maria la Sainte Vierge, & sa fuite en Égypte, pour sauver Jésus-Christ du massacre des Innocents par Hérode, ainsi que ◀l’▶Ange ◀l’▶avait ordonné à saint Joseph. J’aurais bien voulu en savoir davantage ; mais, ◀le▶ Noir que je faisais interroger par un Portugais, qui m’expliquait tout en latin, n’en savait pas plus, n’étant pas ◀de▶ cette côte ◀de▶ Malabar, mais ◀de▶ celle ◀de▶ Coromandel, où nous sommes : & comme c’est ◀le▶ même qui m’a instruit ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ Mado & ◀de▶ Coinda, des bramènes, ◀de▶ leurs veuves, tant femmes que pucelles, ◀de▶ leurs filles non mariées, & du reste, je ne fais aucune difficulté ◀de▶ croire son rapport en ses réponses, parce qu’étant idolâtre lui-même, il doit être instruit ◀de▶ ◀l’▶idolâtrie. Quoi qu’il en soit, je ne regrette ni ◀le▶ temps ni ◀l’▶argent qu’il m’en a coûté. Ne puis-je pas dire, au sujet de cette idole qui tient un enfant, que ces peuples ne seraient pas difficiles à convertir, si ◀l’▶objet ◀de▶ leur culte était bien expliqué ? Au reste, on peut dire
Sunt Indi qui Varia colunt & corde sinistroRelligiosa sibi sculpunt simulacra, suumqueFactorem fugiunt, & quae fecere verentur.
Ces gens sont adonnés à leurs superstitions. ◀L’▶idolâtrie n’a jamais été sans ◀de▶ prétendus sorciers. Ce sont ici des scélérats ◀de▶ bramènes qui abusent ◀de▶ leur faiblesse, & à qui ◀le▶ démon, par ◀la▶ permission ◀de▶ Dieu, donne ◀le▶ pouvoir ◀de▶ faire des choses surnaturelles. Voici ce que deux Français ont vu à Pondichéry.
Il y avait fort longtemps qu’il n’avait plu : ◀les▶ Mores & ◀les▶ gentils avaient besoin ◀d’▶eau pour leur riz & leurs légumes. ◀Les▶ bramènes ◀les▶ firent assembler. MM. Chalandra, garde-magasin, & du Sault, capitaine ◀d’▶infanterie, ◀de▶ qui je tiens ceci, s’y trouvèrent par hasard. Leur présence n’empêcha point ◀les▶ bramènes ◀de▶ poursuivre leur cérémonie. Ils prirent un poulet noir en vie, ◀de▶ ceux dont j’ai parlé, qui ont ◀les▶ yeux, ◀le▶ sang, ◀la▶ chair & ◀le▶ reste comme encre. Ils arrachèrent ◀la▶ tête du corps, jetèrent ◀le▶ corps, & mirent ◀la▶ tête sur une pierre au pied ◀d’▶un arbre. Ils se prosternèrent tous devant cette tête ; &, après une demi-heure ◀de▶ prières, ◀de▶ supplications ou ◀d’▶imprécations pour lui demander ◀de▶ ◀la▶ pluie, ils ◀la▶ prièrent ◀de▶ leur faire signe qu’elle leur en enverrait. ◀La▶ tête remua trois fois, fit trois tours, & trois bonds ou sauts ; & ◀le▶ lendemain, il plut avec abondance. Il serait ridicule ◀de▶ me dire que c’étaient ◀les▶ esprits vitaux qui se dissipaient : un si long espace ◀de▶ temps devait ◀les▶ avoir assoupis ; & pour moi, je n’en puis rien dire, sinon que ◀le▶ diable s’en mêlait, ou que du moins ◀la▶ démonomachie y avait part.
Généralement parlant, tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Orient sont très charitables ; &, sur cet article, font honte aux chrétiens. Ils entretiennent sur ◀les▶ chemins des hôpitaux, qu’ils appellent chandri, où ◀les▶ passants, pèlerins originaires ou étrangers, trouvent indifféremment ce qui leur est nécessaire, suivant ◀l’▶esprit des fondateurs : c’est-à-dire qu’il y en a qui donnent du riz, d’autres du bois, d’autres ◀de▶ ◀l’▶eau, d’autres des poules, d’autres des œufs, & d’autres ◀le▶ couvert, & ◀les▶ pots & plats nécessaires ; & que, dans tous ces chandri, qui, à proprement parler, n’en font qu’un, n’étant qu’un même bâtiment, ◀la▶ provision est bientôt faite, tant pour ◀les▶ hommes que pour ◀les▶ bêtes, qui y trouvent aussi leur subsistance, & ◀le▶ couvert.
Ce ne sont pas ◀les▶ hommes seuls qui profitent ◀de▶ ◀la▶ charité ◀de▶ ces peuples. ◀Les▶ insectes ◀les▶ plus immondes s’en ressentent aussi. Ceci va encore être traité ◀de▶ vision, quoique ce soit une vérité très constante. Il n’y a point ◀d’▶homme, si propre soit-il, qui ne trouve sur lui quelquefois ◀de▶ ◀la▶ vermine : on ◀la▶ tue partout ; mais ici, on ne tue rien, crainte ◀de▶ tuer ◀l’▶âme ◀de▶ père, mère, ou autre. Ils ont sur eux des boîtes faites exprès, où ils renferment toute cette vermine, & le deuxième jour au plus tard, ils ◀la▶ portent dans une espèce ◀de▶ grange fort basse ; &, par des trous qui sont en haut, & qui se bouchent par ◀de▶ petites planches qui servent ◀de▶ chute, ils y vident ce qu’ils ont renfermé dans leurs boîtes. Ces animaux sont encore vivants : ils leur assurent leur subsistance par ◀l’▶exposition ◀d’▶un Lascaris, qui se fait lui-même un point ◀de▶ religion & ◀de▶ dévotion ◀de▶ s’en laisser dévorer. Il entre ◀le▶ soir par un trou : il y passe ◀la▶ nuit ; & il en sort ◀le▶ matin, grossi, bouffi, ne voyant goutte, n’entendant rien, & ne pouvant se soutenir, en un mot, sans figure humaine : &, comme il reste quelquefois plus ◀d’▶un mois sans pouvoir travailler, on lui donne une roupie pour récompenser sa charité. ◀La▶ curiosité m’a poussé à en aller voir un, qui avait été dans ce gouffre il y avait seize jours. Je sortis bien vite ◀de▶ sa cabane : je ne crois pas que ◀le▶ diable ◀d’▶enfer soit plus hideux. Qu’est-ce que c’est donc que ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶homme ? N’est-il pas plus abject que celui ◀d’▶une bête quand il n’a que lui-même pour guide ? Que n’a-t-il point déifié ? ◀Les▶ Egyptiens ont adoré jusqu’à leurs légumes. ◀Le▶ vers railleur ◀de▶ Juvénal convient ici :
O sanctas gentes, quibus haec nascuntur in hortis Numina !
◀Les▶ Noirs ou esclaves, qui travaillent, ne sont pas fort industrieux, ni inventifs ; mais ils imitent fort bien. Ils sont adroits, surtout en couture, & font des habits aussi justes pour ◀la▶ personne que ◀le▶ plus habile tailleur ◀de▶ ◀la▶ cour. ◀La▶ France est pleine ◀de▶ leurs toiles & ◀de▶ leurs étoffes ; nos tisserands & nos férandiniers ne réussissent pas mieux. Ils font tout, jusqu’aux ouvrages ◀les▶ plus délicats. J’ai une garniture ◀de▶ boutons ◀de▶ filagrame ◀d’▶argent ◀de▶ leur façon, que nos meilleurs orfèvres n’imiteraient qu’avec peine. Il y a huit douzaines ◀de▶ boutons, tant gros que petits, & tout pour ◀le▶ prix & somme ◀de▶ vingt-huit sols, ou une roupie, ◀de▶ façon ; & j’ai vu, entre ◀les▶ mains ◀de▶ M. de Saint-Paul, un vase, ou boîte, ◀de▶ pareil filagrame, qu’il destine pour présent, qui est ◀le▶ mieux & ◀le▶ plus délicatement travaillé que j’ai vu ◀de▶ ma vie, et si j’en ai vu ◀de▶ très beaux.
Ce pays-ci appartenait autrefois au Mogol, & a été usurpé sur lui par un ◀de▶ ses généraux, nommé Sombagi, ou Sévahi, dont ◀le▶ fils règne à présent, mais dont ◀l’▶autorité est chancelante, à cause de sa jeunesse, & qu’il ne descend point ◀d’▶une longue suite ◀de▶ rois, tant ◀l’▶Antiquité est partout respectée. On m’a promis ◀de▶ me faire, au retour ◀de▶ notre hiverne-ment, une relation ◀de▶ ◀la▶ guerre qui dure encore entre ◀le▶ Mogol & Remraja : celui-ci, pour conserver ◀les▶ conquêtes ◀de▶ son père ; & l ’autre, pour ◀l’▶en ◀chasser▶. Je dirai à notre retour ce qui en sera.
◀Les▶ princes ◀de▶ ces pays obligent assez souvent ◀les▶ Européens à faire des dépenses aussi fortes que ridicules ; mais dont ils ne peuvent se dispenser, quand ce ne serait que ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ nation qui ◀les▶ y engage. M.de Saint-Paul, l’un des principaux officiers ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, m’a dit que son devoir, & ◀l’▶intérêt du commerce, ◀l’▶ayant obligé ◀d’▶aller à ◀la▶ cour du roi de Golconde, il y était arrivé, dans ◀le▶ temps qu’il y était, deux agents ou facteurs des compagnies anglaise & hollandaise : que ce prince leur avait donné à dîner à sa table, où lui-même fut convié : qu’à ◀la▶ fin du repas, ce roi ◀les▶ avait piqués ◀d’▶honneur sur ◀les▶ richesses ◀de▶ l’une & l’autre nation, & leur avait enfin dit qu’il en jugerait par un achat qu’il voulait leur faire faire, & voir celui qui y mettrait ◀le▶ plus ◀d’▶argent. Sur quoi il avait fait entrer une fille, fort jeune, blanche, & parfaitement belle ; & leur avait déclaré que ◀la▶ marchandise qu’il voulait leur faire acheter était ◀le▶ pucelage ◀de▶ ◀l’▶aimable enfant qu’ils voyaient.
◀L’▶endroit était tentatif ; il fallait s’en tirer. ◀L’▶Anglais offrit mille écus, ◀le▶ Hollandais deux mille ; & ils se piquèrent si bien l’un l’autre que ◀le▶ pucelage fut vendu à l’encan sept mille écus. ◀Le▶ Hollandais demeura adjudicataire, ◀l’▶Anglais ayant quitté ◀la▶ partie ; mais ◀le▶ Hollandais, sage & prudent, craignant ◀d’▶être blâmé ◀de▶ ses maîtres, si son plaisir leur coûtait si cher, se contenta ◀de▶ donner ◀l’▶argent : &, comme ◀le▶ pucelage en question était à lui, ◀l’▶ayant payé tout ce qu’il pouvait valoir, il remit ◀la▶ belle entre ◀les▶ mains ◀d’▶un commis qu’il avait avec lui. ◀Le▶ commis ne fut pas scrupuleux, & ◀la▶ charmante gagna au change, étant un égrillard ◀de▶ vingt-trois à vingt-quatre ans, au lieu que ◀le▶ facteur en avait plus ◀de▶ cinquante. Ce commis avait raison ◀de▶ profiter ◀de▶ ◀l’▶aventure : elle est rare, & je trouve que c’est pure sottise ◀de▶ ◀la▶ laisser échapper lorsqu’elle se présente ◀de▶ si bonne grâce, & sans risque, avec une jeune Persane telle qu’était celle-ci. Ceci est un peu ◀d’▶un roi barbare. Ce sont cependant des fossés qu’il faut sauter ◀de▶ bonne grâce quand on a ◀le▶ malheur ◀de▶ ◀les▶ trouver sur son chemin.
J’ai écrit ceci pour faire connaître ◀le▶ génie des nations orientales & ◀de▶ leurs rois, qui ne se font pas une affaire ◀de▶ passer pour accoupleurs. On m’a dit, & même fortement assuré, qu’à cinq ou six lieues ◀de▶ ◀la▶ mer, en dedans des terres, ◀les▶ Mores & gentils sont aussi blancs que ◀les▶ Européens : & que j’en trouverais à Bengale. Je suis déjà certain, par mes yeux, que ceux qu’on appelle Lascaris ou esclaves, qui sont à Pondichéry, sont noirs comme noir à noircir, tel qu’est ◀le▶ noir ◀de▶ fumée : & que ◀les▶ Mores & gentils sont seulement fort basanés, mais ont ◀les▶ traits réguliers & ◀les▶ yeux bien fendus, plusieurs même ont ◀le▶ nez aquilin ; & que ◀les▶ Lascaris ont tous ◀les▶ lèvres grosses, ◀le▶ nez plat & camus, ◀les▶ yeux ronds & ◀le▶ front petit, étroit, rond, & avancé. Ainsi, ◀le▶ lecteur peut voir, que quand on dit un More, on n’entend pas absolument un homme ◀de▶ couleur noire, ni un nègre ◀de▶ Guinée, tel qu’un Ethiopien ni un cafre.
Voilà tout ce que je sais, & que j’ai appris des Indes à Pondichéry. À nouvelle connaissance nouvelle écriture. Nous avons remis à ◀la▶ voile sur ◀le▶ midi, par un petit vent ◀de▶ Sud, qui est bon. On m’a dit ce matin, en déjeunant au fort, que nous allons à Madras trouver des Hollandais qui y sont, & que nous y tirerons du canon, sous ◀les▶ auspices ◀de▶ saint Louis & du roi, dont c’est demain ◀la▶ fête. Dieu ◀le▶ veuille, pourvu que ce soit
ad majorem gloriam nominis sui, ad utilitatem quoque nostram.
Du vendredi 25 août 1690
◀L’▶on nous dit hier que nous tirerions du canon aujourd’hui : on ne m’a pas trompé. Nous sommes arrivés à la vue de Madras dès ◀le▶ matin ; mais ◀le▶ vent étant extrêmement faible, nous n’avons pu en approcher que sur ◀le▶ midi. Nous y avons compté quatorze navires, tant gros que petits, dont cinq anglais, & neuf hollandais, tous mouillés sous ◀le▶ canon ◀de▶ ◀la▶ forteresse, qui est ◀la▶ plus belle & ◀la▶ plus forte que ◀les▶ Anglais aient aux Indes. Elle a six-vingts pièces ◀de▶ canon, ◀de▶ trente-six & quarante-huit livres ◀de▶ balle ; ce que nous avons connu par ◀la▶ suite. ◀La▶ forteresse est un heptagone régulier, qui commande, ◀de▶ face & ◀de▶ revers, ◀la▶ mer, ◀le▶ canal pour entrer au mouillage, ce mouillage ou havre, & ◀la▶ terre : & n’y ayant que douze lieues ◀de▶ cet endroit à Pondichéry, on sait, ◀de▶ certitude, qu’il y a huit cents hommes ◀de▶ garnison. On appelle cela assurer son commerce : c’est qu’ils ◀l’▶entendent, & que ◀la▶ France ne veut pas s’en donner ◀la▶ peine.
M. du Quesne, ◀les▶ voyant si avantageusement postés, a mis pavillon ◀de▶ Conseil. Il y a proposé que, si nous allions attaquer ces vaisseaux par ◀le▶ petit vent ◀de▶ Sud qu’il faisait, nous nous mettrions en proie au feu du fort, qui nous incommoderait beaucoup : outre que nous ne pourrions prendre ces navires que par leur travers ; & qu’étant aussi grands que nous, & en plus grand nombre, ils nous donneraient autant ◀de▶ peine que nous à eux, sans compter ◀le▶ feu ◀de▶ ◀la▶ forteresse : & que, pour obvier à tout cela, son sentiment était ◀d’▶attendre ◀le▶ vent ◀de▶ mer, qui nous serait favorable, pour ◀les▶ prendre par leur derrière ; qu’ainsi, ils ne pourraient pas faire feu sur nous, ou que s’ils voulaient en faire ils seraient obligés ◀de▶ couper leurs câbles & ◀de▶ mettre à ◀la▶ voile ; qu’en ce cas, ◀le▶ vent ◀les▶ ◀chasserait▶ à terre, où ils échoueraient, & où on pourrait ◀les▶ brûler ; & qu’ils s’incommoderaient l’un l’autre par ◀la▶ quantité qu’ils étaient ; & qu’ainsi, c’était un coup sûr ◀de▶ ◀les▶ couler à fond sur ◀les▶ ancres par un vent ◀de▶ mer, ou ◀de▶ ◀les▶ faire échouer sous ◀les▶ voiles, & y mettre ◀le▶ feu, & ◀de▶ prendre ceux qui voudraient gagner ◀le▶ large.
Il n’y avait rien ◀de▶ si sage & ◀de▶ si prudent que cet avis, & si on ◀l’▶avait suivi, il est certain que ces navires étaient perdus pour ◀les▶ ennemis : mais ◀la▶ bravoure des Français, jointe à leur impétuosité naturelle, ◀les▶ empêchera toujours ◀de▶ profiter ◀de▶ leur avantage. Un capitaine, c’est M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire, à qui ◀les▶ mains démangeaient, & qui aurait déjà voulu être aux coups, a opiné autrement, & a dit qu’en attendant ce vent ◀de▶ mer, nous leur donnerions ◀le▶ temps ◀de▶ se touer & ◀de▶ se mettre en état ◀de▶ nous recevoir également ◀de▶ tous côtés ; que ces navires, n’étant que vaisseaux marchands, n’avaient que peu de canons & peu ◀d’▶hommes ◀d’▶équipage, ainsi que nous ◀l’▶avaient dit ◀les▶ Hollandais que nous avions ; que par conséquent, ◀le▶ nombre, non plus que ◀la▶ grosseur ◀de▶ ces navires, n’était pas considérable ; qu’à l’égard du feu ◀de▶ ◀la▶ forteresse, nous serions si peu de temps à nous approcher ◀de▶ ces navires qu’il ne pourrait pas nous faire grand tort sur ◀la▶ route ; & que quand nous serions aux prises avec eux, il ne pourrait nous en faire aucun, lui étant impossible ◀de▶ pointer son canon ◀la▶ gueule en bas ; & qu’enfin, si on ne voulait pas y aller en corps, il offrait ◀d’▶y aller seul, qu’il avait vu d’autres périls en sa vie, & que celui-là ne ◀l’▶épouvantait pas.
Ni moi non plus, a repris M. du Quesne en se levant : je ne crains pas plus pour ma peau qu’un autre. Allons, au nom de Dieu & ◀de▶ saint Louis, a-t-il poursuivi : mon sentiment me paraissait ◀le▶ plus sage ; mais, le vôtre est ◀le▶ plus brave : suivons-◀le▶. Et, là-dessus, il a été résolu que nous irions à eux à ◀l’▶issue du dîner, & que ◀le▶ Lion & ◀le▶ Dragon iraient les premiers pour attacher ◀la▶ partie. ◀La▶ résolution était française, pour ne ◀la▶ pas baptiser autrement. Voici comme nous en sommes sortis.
◀Le▶ Dragon a été le premier, ◀le▶ plus proche de terre qu’il a pu ; ◀le▶ Lion ◀l’▶a suivi, un peu plus au large ; &, pendant qu’ils ont été sous ◀les▶ voiles, on leur a tiré du fort quantité ◀de▶ volées, dont ◀les▶ boulets portaient plus loin que nous & ne ◀les▶ touchaient pas, parce que ◀les▶ navires étant dans un perpétuel mouvement, ◀les▶ canons ne pouvaient pas être braqués assez juste par des gens qui nous ont paru n’être rien moins que bons canonniers. Ces deux navires n’ont point tiré sur ◀les▶ ennemis qu’ils n’en aient été fort proche, & mouillés. ◀L’▶Écueil allait cependant à petites voiles ; & la première chose qu’a faite ◀le▶ commandeur a été ◀de▶ défendre à nos canonniers ◀de▶ faire aucun feu sur ◀les▶ ennemis que nous n’en fussions tout proche, & à demi-portée, pour ne perdre pas un coup. C’est une maxime ordinaire ◀de▶ faire feu sur ◀les▶ plus gros vaisseaux, afin d’en venir à bout les premiers ; parce qu’après cela on a bon marché des autres. ◀Le▶ fort, ni ◀les▶ vaisseaux, ne ◀l’▶ont point oubliée. Nous avons essuyé tout leur feu, sitôt que ◀l’▶Ecueil a été à leur portée. Nous sommes restés pacifiques tant que nous avons été sur ◀les▶ voiles ; mais, sitôt que nous avons été sur une ancre, nous ◀les▶ avons chauffés ◀le▶ mieux que nous avons pu. ◀Le▶ Florissant nous a suivis & pendant quelque temps s’est assez bien battu : ◀le▶ Gaillard est venu ensuite, & ◀l’▶Oiseau a tenu ◀la▶ queue. Nous sommes restés ainsi une heure & un quart à nous canonner très vivement ; &, comme nous nous sommes aperçus que ◀le▶ courant nous avait jetés sur ◀le▶ Lion, & que nous ◀le▶ prenions par son derrière, nous avons filé ◀de▶ notre grélin afin qu’il ne servît point ◀de▶ plastron aux ennemis & qu’il n’empêchât pas notre feu ; &, dans ◀le▶ même moment, ◀le▶ Florissant a fait une manœuvre toute contraire. Il s’est halé sur son câble, de sorte qu’il nous a pris tout à fait par notre travers & nous a mis justement entre lui & ◀les▶ ennemis ; ainsi, nous ◀le▶ couvrions : & malgré cela, tirant sur ◀les▶ ennemis à coup perdu, & par nos entre-mâts, il nous a beaucoup incommodés, surtout dans nos manœuvres courantes ; de sorte que nous avons été obligés ◀de▶ lui crier ◀de▶ ne tirer plus. Il s’est remis ◀le▶ mieux qu’il a pu, mais non dans son vrai rang ; car il ne ◀l’▶a point du tout observé. Nous avons été ainsi entre ◀le▶ Florissant & ◀les▶ ennemis environ une heure, & en sommes encore bien restés deux autres à nous canonner. Ils avaient sept gros vaisseaux, & un autre plus petit, qui faisaient un feu tout extraordinaire ; en sorte qu’un coup n’attendait pas l’autre, particulièrement ◀l’▶Amiral hollandais, qui semblait en feu, tant son canon était bien servi.
Pendant que nous étions dans ◀le▶ plus grand feu, M. du Quesne a fait signal au brûlot ◀d’▶aller s’attacher à cet Amiral hollandais. C’était ◀le▶ même petit bâtiment que nous avions pris ◀le▶ six du courant, & qui avait été accommodé en brûlot à Pondichéry. M.d’Auberville, lieutenant ◀de▶ M. du Quesne, ◀le▶ commandait, & vient de faire une action aussi intrépide qu’on puisse en faire à ◀la▶ mer. Il a avancé au signal ; &, malgré ◀les▶ coups ◀de▶ canon qui lui ont été lâchés sur sa route, il a abordé ◀le▶ hollandais, & n’a point mis ◀le▶ feu à son brûlot qu’il n’ait été bord à bord. C’est ◀l’▶ordinaire ◀de▶ tirer sur un brûlot sitôt qu’on ◀le▶ voit avancer, préférablement aux autres navires, afin de ◀le▶ couler à fond avant qu’il puisse faire son effet : ainsi, on faisait feu sur lui ◀de▶ tous ◀les▶ côtés. Mais, cela ne ◀l’▶a point empêché ◀d’▶aborder ◀l’▶ennemi ; & ◀le▶ brûlot aurait assurément brûlé ◀le▶ hollandais, si ◀les▶ grappins qu’il avait au bout de ses vergues eussent été des grappins ◀d’▶abordage, qui auraient eu ◀de▶ ◀la▶ tenue ; mais, ce n’étaient que des simples cercles ◀de▶ fer ◀de▶ barriques, qu’on avait ajustés ensemble ◀le▶ mieux qu’on avait pu. Ils ont largué, & ◀le▶ brûlot a été inutilement consumé. Il serait à souhaiter pour M. d’Auberville ◀d’▶avoir fait cette belle action à ◀la▶ vue ◀d’▶une armée royale : elle serait bientôt récompensée. Tout le monde ici ◀l’▶a admirée ; & M. du Quesne est bon pour en porter témoignage & lui procurer ◀la▶ justice qui lui est due.
Après quatre heures & plus ◀de▶ combat, M. du Quesne, voyant qu’il n’y avait rien à gagner avec ces gens-ci, qui nous rendaient poids pour poids, & même avec usure, a fait signal ◀de▶ cesser ◀le▶ combat, & ◀de▶ se retirer ; & en même temps s’est retiré lui-même. Nous étions tellement acharnés que nous ne nous sommes aperçus ◀de▶ ce signal que lorsqu’il a été sous ◀les▶ voiles, & même assez éloigné. Nous ◀l’▶avons suivi ; ◀le▶ Florissant a fait dans ◀le▶ même moment ◀la▶ même chose : ◀le▶ Lion & ◀le▶ Dragon sont venus ensuite, & ◀l’▶Oiseau a quitté ◀la▶ partie le dernier. ◀Les▶ ennemis nous ont reconduits tant qu’ils ont pu ; &, sitôt que nous avons été hors de ◀la▶ portée ◀de▶ leur canon, ils ont tous mis à ◀la▶ voile. Je croyais qu’à leur tour ils venaient nous trouver : je me trompais ; ils se sont seulement retirés plus proche de terre qu’ils n’étaient, & se sont mis encore plus qu’ils n’étaient à couvert sous ◀le▶ feu ◀de▶ leur forteresse. Nous sommes mouillés à un quart ◀de▶ lieue ◀d’▶eux, chacun sous son pavillon.
Voilà ◀le▶ combat que nous venons de rendre, dont certainement tout ◀l’▶avantage nous serait resté, si ◀l’▶intention ◀de▶ M. du Quesne avait été suivie. Nous avons pourtant battu ◀les▶ ennemis : preuve ◀de▶ cela, c’est ◀la▶ retraite qu’ils ont faite sous ◀le▶ canon ◀de▶ leur fort, crainte que nous ne retournions ◀les▶ visiter. Tout le monde dit qu’on ne s’est jamais si opiniâtrement battu.
Nous étions trop éloignés l’un ◀de▶ l’autre pour en venir à ◀la▶ mousqueterie : ainsi, j étais simple spectateur ; &, n’étant occupé en rien, cette inutilité m’a donné ◀le▶ temps ◀de▶ regarder ◀le▶ péril dans toute son étendue. J’étais bien sur ◀la▶ dunette, mais, je ne m’en cache pas, ◀les▶ boulets passaient si fréquemment au-dessus ◀de▶ ma tête & à côté de moi que je me suis recommandé à Dieu ◀d’▶aussi bon cœur que j’aie fait ◀de▶ ma vie. Cependant, je puis dire que ◀la▶ peur que j’avais a été celle ◀d’▶un honnête homme, & ◀d’▶un bon chrétien qui ne regarde point ◀la▶ mort avec brutalité. Cette peur n’a été connue qu’à moi ; & je n’en ai changé ni ◀de▶ couleur, ni ◀de▶ place : dont bien m’a pris ; car, ◀l’▶endroit ◀de▶ ◀la▶ dunette où j’étais a presque été ◀le▶ seul qui n’a point été incommodé. Elle ne m’a pas même fait perdre ni ◀l’▶appétit ni ◀la▶ soif, puisque j’ai bu quatre coups pendant ◀le▶ combat, & que ç’a été pendant ◀le▶ plus grand feu que ◀le▶ commandeur a été blessé ◀d’▶un éclat à ◀la▶ joue & à ◀l’▶épaule droite, dans ◀le▶ temps que je lui donnais un verre ◀de▶ vin & ◀d’▶eau. Je rappellerai bientôt cet endroit-ci. Je suis persuadé que qui que ce soit au monde ne pourrait se voir dans une pareille occasion sans songer qu’il est mortel ; & que tout ce que ◀la▶ plus belle générosité puisse faire, dans ◀de▶ pareils moments, est ◀de▶ cacher aux yeux des autres ce que ◀le▶ cœur en pense : surtout après avoir vu devant soi ce qu’on va lire, & que j’ai promis ◀de▶ rappeler. Nous avions entre nos matelots un nommé Jacques Le Roux : il était un ◀de▶ ceux qui servaient ◀le▶ canon sur ◀la▶ dunette avec ◀les▶ pilotes. Je ne buvais point que ◀le▶ commandeur ne bût aussi. Dans ◀le▶ temps que je lui en avais versé, & que j’attendais qu’il eût bu pour reprendre ◀le▶ verre qu’il portait à sa bouche, est venu tout ◀d’▶un coup un boulet qui n’a fait qu’un article ◀de▶ ◀la▶ tête ◀de▶ Jacques Le Roux & n’a laissé que ◀le▶ tronc, qui est tombé sur ma jambe gauche. ◀Le▶ sang & ◀la▶ cervelle se sont répandus ◀de▶ tous côtés : ◀le▶ visage ◀de▶ M. de Porrières en a été couvert. Dans ◀l’▶instant que je reprenais ◀le▶ verre ◀de▶ sa main pour ◀le▶ jeter à ◀la▶ mer suivant ses ordres, il s’est senti frappé à ◀la▶ joue & à ◀l’▶épaule par un éclat ◀de▶ ◀la▶ lisse ; & ◀le▶ boulet, qui venait de briser cette lisse, est passé entre lui & moi à ◀la▶ hauteur ◀de▶ ◀l’▶estomac, sans nous faire ◀d’▶autre mal. Pendant qu’il s’essuyait, j’ai été chercher un autre verre : je ◀l’▶ai rincé, & il a bu, & moi après lui ; & m’a dit que celui-là avait passé bien près. ◀Le▶ salpêtre échauffe & altère ◀d’▶une si grande force qu’on voudrait toujours boire. Nos verres tiennent plus ◀de▶ chopine, mesure ◀de▶ Paris ; & nous ◀les▶ vuidions à rasade. ◀La▶ peur, comme on voit, ne m’avait pas démonté ; & ◀la▶ manière dont j’écris, & mon style, ne témoignent pas, je crois, que ◀la▶ passion m’ait beaucoup préoccupé. Il n’y a pourtant pas deux heures que nous sommes hors du feu.
J’ai vu dans ce combat, non seulement une fois, mais plusieurs, une chose dont j’ai une infinité ◀de▶ fois entendu soutenir ◀le▶ contraire. On dit qu’avant que ◀le▶ coup ◀de▶ canon éclate, ◀le▶ boulet est rendu où ◀la▶ violence ◀de▶ ◀la▶ poudre ◀le▶ chasse. Cela est très faux. J’ai vu des balles passer au-dessus ◀de▶ ma tête, dont il y a eu une qui a frisé mon chapeau, & emporté un peu de ◀la▶ forme & du bord, & dont ◀le▶ coup avait éclaté avant qu’elles fussent à nous ; & j’ai fait cette observation dans ◀le▶ temps qu’il n’y avait que ◀la▶ forteresse qui tirât sur nous, parce que nous étions encore trop éloignés des ennemis pour que ◀les▶ canons des vaisseaux pussent porter jusqu’à nous ; au lieu que ceux ◀de▶ ◀la▶ forteresse, qui sont canons ◀de▶ chasse, portaient beaucoup plus loin.
M. de Porrières est, comme j’ai dit, blessé à ◀la▶ joue & à ◀l’▶épaule, mais légèrement : nous n’avons eu que trois matelots tués. L’un nommé Jacques Le Roux, qui a eu ◀la▶ tête emportée, je ◀l’▶ai dit ; Olivier Le Quartier, qui a eu un boulet dans ◀l’▶estomac ; & Pierre Roué, qui a été tué ◀d’▶un éclat qui lui a coupé ◀le▶ ventre, & du boulet qui lui a brisé ◀la▶ cuisse. C’était une horreur ◀de▶ voir ◀les▶ entrailles sortir ◀de▶ ces deux corps. Nous avons trente-deux blessés ◀de▶ ces éclats ; mais, grâce à Dieu, légèrement. M.le chevalier ◀d’▶Aire a eu un coup bien favorable. Un boulet a donné dans ◀la▶ manche droite ◀de▶ son justaucorps ; il étendait ◀le▶ bras pour donner quelque ordre : sa manche a été crevée, ◀la▶ violence du coup ◀l’▶a jeté à bas, & il en a été quitte pour se relever. Notre navire nous fait pitié : toutes nos manœuvres courantes sont coupées, nos haubans s’en ressentent, ◀les▶ galhaubans presque détachés, nos voiles & nos pavillons percés comme des cribles, & ◀le▶ pis ◀de▶ tout c’est notre mâture hachée. Nous avons quarante coups portant dans ◀le▶ corps du vaisseau & ◀la▶ mâture, sans ceux qui donnent dans ◀les▶ cordages, ◀les▶ pavillons & ◀les▶ voiles ; mais, nous n’en avons aucun à ◀l’▶eau, ni au-dessous de ◀la▶ préceinte. M.d’Auberville a eu ◀la▶ main brûlée dans son brûlot, & plusieurs matelots des autres navires ont été tués & blessés. Toute ◀l’▶escadre a fait son devoir, à ◀la▶ fausse manœuvre près du Florissant ; & tous conviennent que ◀l’▶Écueil a été en proie au plus grand feu des ennemis : parce qu’excepté ◀le▶ Lion & ◀le▶ Dragon, nous en avons été seul ◀le▶ plus proche pendant plus ◀de▶ trois quarts ◀d’▶heure, & que ◀les▶ ennemis ne faisaient pas feu sur eux, mais oui bien sur un gros navire comme ◀l’▶Ecueil.
Qui que ce soit ne pouvait concevoir comment des navires marchands, & qu’on disait n’avoir que peu ◀d’▶équipage, pouvaient faire un feu si beau & si prompt : mais on a cessé ◀de▶ s’étonner quand on a su, par M. d’Auberville & ◀les▶ matelots ◀de▶ son brûlot, qu’ils avaient tous leurs canons à bâbord, y ayant transporté toute ◀la▶ batterie ◀de▶ stribord ; & que, pour être promptement servis, ils avaient pris sur leurs vaisseaux des soldats du fort.
Nous sommes à présent à ◀l’▶ancre, où nous enverguons un jet ◀de▶ voiles neuves, à la place de celles qui sont crevées, & qu’on raccommodera. Nous avustons aussi nos manœuvres coupées, nos haubans & nos galhaubans, ne sachant encore ce que nous deviendrons, c’est-à-dire si nous recommencerons demain ◀le▶ branle, ou si nous continuerons notre route.
◀Le▶ fort nous a beaucoup incommodés, & je ne vois pas beaucoup ◀d’▶apparence que nous retournions ◀l’▶affronter de plus près. Nous voyons d’ici un navire justement sur ◀le▶ chemin que nous devons tenir. Il a été tiré aujourd’hui, tant de notre côté que ◀de▶ celui des ennemis, plus ◀de▶ sept mille coups ◀de▶ canon, à ne mettre tous ◀les▶ navires qu’à quatre cent cinquante coups chacun l’un portant l’autre, ce qui est assurément ◀le▶ moins qu’il en ait été tiré. Pour nous, nous n’en avons tiré que trois cent quatre-vingt-dix-huit, parce que dès ◀le▶ commencement du combat nous avons eu deux canons mis hors de service par celui du fort.
Du samedi 26 août 1690
Nous avons resté toute ◀la▶ nuit à ◀l’▶ancre ; & ce matin, ◀le▶ Conseil s’est tenu à bord de ◀l’▶Amiral, où il a été résolu que nous poursuivrions notre route, parce que ces navires sont hors de prise, qu’il faudrait que nous approchassions encore de plus près qu’hier, que ◀le▶ fort nous donnerait trop ◀d’▶embarras, & que pendant ◀la▶ nuit il pouvait avoir bordé ◀la▶ rive ◀de▶ canon.
Il est certain que ◀les▶ ennemis furent hier bien battus : ce qui nous ◀le▶ prouve, c est qu’ils ont souffert sans branler que nous ayons pris à leur vue ◀le▶ navire que j’ai dit que nous vîmes hier, & qui était encore sur notre route ce matin. C’est un anglais, dans lequel on n’a trouvé personne du tout. Tout le monde a fui à terre ; & ils ont eu toute ◀la▶ nuit pour y sauver ◀les▶ marchandises. J’y ai été, & puis me flatter ◀d’▶avoir sauvé ◀la▶ vie à trente-deux homme que nous étions, dans ◀la▶ chaloupe ◀de▶ ◀l’▶Amiral & ◀la▶ nôtre. En entrant dans ◀l’▶entre-deux-ponts, j’ai senti ◀le▶ brûlé. M.d’Auberville & moi avons suivi ◀l’▶odeur, qui sortait ◀de▶ ◀la▶ soute aux poudres. J’y suis promptement descendu, malgré ◀le▶ risque, & ai ôté ◀d’▶un baril plein ◀de▶ poudre un bout ◀de▶ mèche allumée, que ◀les▶ Anglais y avaient mis à dessein de faire sauter ◀le▶ navire, & en même temps tous ◀les▶ Français qui s’y seraient trouvés. Ce baril est ◀de▶ deux cents livres pesant ◀de▶ poudre bien fine & ◀de▶ chasse. C’est tout ce qui y a été trouvé, outre huit petits canons & quatre pierriers, & pas un diable avec : ainsi, rien du tout à jouer ◀de▶ ◀la▶ griffe. Cette action, qui passe pour être assez hardie, m’a attiré quelques compliments ◀de▶ M. du Quesne & du commandeur. Je ne ◀l’▶aurais pas rapportée si elle avait fait moins ◀de▶ bruit sur ◀l’▶escadre.
Du dimanche 27 août 1690
Toujours bon vent, nous allons bien. ◀Le▶ navire anglais que nous prîmes hier, & qui était ◀de▶ quelque trois cents tonneaux, aurait été métamorphosé en brûlot s’il avait été voilier ; mais n’allant point du tout, on y a mis ◀le▶ feu aujourd’hui. ◀La▶ flamme n’a rien ◀d’▶affreux ◀le▶ jour :
Du lundi 28 août 1690
Toujours bon vent, & nous allons bien. ◀Le▶ maître-charpentier, qui travaille avec ◀les▶ autres à raccommoder ◀le▶ désordre que nous avons ◀de▶ Madras, m’a fait appeler, & m’a fait voir dans ◀le▶ corps du navire un boulet à deux têtes, & deux boulets ronds qui y sont engravés, & qui servent ◀d’▶emplâtre aux trous qu’ils ont faits en nous frappant. ◀Le▶ boulet à deux têtes est par ◀le▶ travers des pompes, ◀les▶ deux autres sous ◀le▶ château ◀d’▶avant, & tous trois dans ◀les▶ balestons, ou solives, pour plus ◀d’▶intelligence.
Du mardi 29 août 1690
Toujours bon vent : nous avançons. ◀Le▶ lecteur doit compter que n’y ayant aucun moyen ◀de▶ comparer dans ◀les▶ Indes ◀le▶ temps que nous avons mis à venir du tropique du Capricorne à ◀la▶ Ligne, & à aller du point ◀de▶ cette Ligne au tropique du Cancer, à cause des tours & détours, des séjours que nous avons faits, & des fréquents mouillages, n’ayant pas été & n’allant point encore ◀le▶ droit chemin ; que même nous ne passerons pas ◀le▶ tropique du Cancer parce qu’il donne sur ◀la▶ terre ferme ◀de▶ notre continent, je ne parlerai plus du tout pilote qu’après avoir repassé ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, & que nous serons dans ◀les▶ mers ◀d’▶Afrique.
Du mercredi 30 août 1690
Nous avons vu ce matin un navire, & avons donné dessus : il a été impossible ◀de▶ ◀le▶ joindre ; il a donné à terre, & s’est échoué. Il y a dans ◀le▶ même endroit trois autres bâtiments échoués aussi ; mais, étant sur ◀la▶ grave, je crois que ce sont des bâtiments mores, & non des anglais, comme on ◀le▶ dit.
Du jeudi 31 dernier août 1690
Nous avons assez bien été toute ◀la▶ journée. Nous sommes à ◀l’▶ancre, pour voir demain quel est un navire à qui nous avons donné cache ce soir, & qui s’est rallié à terre.
Septembre 1690
Du vendredi 1er septembre 1690
Nous ne sommes point heureux ◀de▶ n’avoir pas pris ◀le▶ navire que nous vîmes hier, & que nous voyons encore. On a envoyé ◀les▶ chaloupes armées pour ◀le▶ prendre. Qui que ce soit n’a paru ; mais ◀la▶ mer brise tellement, & ◀le▶ fond est si bas, que ◀les▶ chaloupes n’ont pu aller jusqu’à lui. Il s’en est sauvé trois Lascaris, qui ont été menés à bord de ◀l’▶Amiral, & conduits au Lion, où j’étais lorsqu’ils y sont arrivés. Ils ont dit que ce navire appartient à un Anglais, marchand particulier ; qu’il est chargé ◀d’▶argent en saumon, ◀de▶ cuivre, & ◀de▶ draps ; qu’il a mis toute ◀la▶ nuit à terre ◀le▶ plus ◀de▶ ballots qu’il a pu, s’étant servi ◀de▶ ses vergues pour faire des rats & que ◀les▶ Noirs ◀de▶ ◀la▶ Côte avaient pillé & pillaient encore ◀le▶ tout. Ces trois Lascaris sont aussi magnifiquement vêtus que ceux ◀de▶ Pondichéry ; & la première chose qu’ils ont demandée en portugais, & que M. de Pressac, lieutenant du Lion expliquait, c’est qu’ils suppliaient que personne ne touchât à leur manger ni à leurs plats. Ces misérables nous tiennent impurs, & se laisseraient mourir ◀de▶ faim plutôt que ◀de▶ manger ◀de▶ ce qu’un chrétien aurait touché. Ils ne font pourtant point ◀de▶ difficulté ◀de▶ nous louer leurs femmes & leurs filles. Ne s’en servent-ils plus ?
Quid non mortalia pectora cogitAuri sacra fames ?
Ils ne vivent que ◀de▶ légumes, & jamais ◀de▶ viande. Nous en avons deux à bord, qui nous viennent de ◀la▶ flûte. On leur donne du riz & ◀de▶ ◀l’▶eau. Natura paucis contenta.
Du samedi 2 septembre 1690
Nous remîmes à ◀la▶ voile dès hier au soir, & avons remouillé aujourd’hui parce que ◀les▶ courants nous ont reculés quoique ◀le▶ vent fût bon.
Du dimanche 3 septembre 1690
Nous avons remis à ◀la▶ voile ce matin, & avons assez bien été pendant ◀la▶ journée. Nous avons encore vu ◀le▶ navire ◀d’▶avant-hier.
Du lundi 4 septembre 1690
Nous avons vu un navire ce matin : on lui a donné cache, & on ◀l’▶a joint ; mais il n’est pas ◀de▶ prise. Son gabarit, ou sa façon, est portugaise ; & il appartient au Grand Mogol, avec lequel nous n’avons rien à démêler. Il poursuit sa route, & nous ◀la▶ nôtre.
Du mardi 5 septembre 1690
Nous avançons : douze heures ◀de▶ bon vent & ◀de▶ beau temps nous mettront à Bengale ; mais ◀la▶ brume nous a obligés ◀de▶ mouiller ce soir. Ce pays-ci est bien vilain, & bien désagréable : ce sont presque toujours des pluies & des brouillards ; & notre navire est tellement ébranlé par ◀les▶ coups qu’il a reçus & qu’il a tirés qu’il fait ◀de▶ ◀l’▶eau par tout son haut. Nos charpentiers & nos calfats ne manquent point ◀d’▶occupation.
Du mercredi 6 septembre 1690
Nous avons resté toute ◀la▶ journée à ◀l’▶ancre, à cause de ◀la▶ brume & du vent contraire.
Du jeudi 7 septembre 1690
Nous avons remis ce matin à ◀la▶ voile, & avons mouillé ce soir devant Balassor, qui est la première terre ◀de▶ Bengale, à ◀l’▶embouchure du Gange, où ◀les▶ Français ont un établissement. Quoiqu’il y ait des montagnes sur cette côte, elle est encore plus basse que celle ◀de▶ Coromandel, qui est une terre unie. Nous sommes à plus ◀de▶ six grandes lieues au large : cependant, nous n’avons sous nous que six brasses ◀d’▶eau, c’est-à-dire trente pieds. M.du Quesne a tiré trois coups ◀de▶ canon à un Miserere l’un ◀de▶ l’autre ; ce qui est apparemment un signal dont il est convenu pour faire venir des Français à bord. Nous sommes déjà mangés ◀de▶ maringouins, ou mouches ◀de▶ pré, qui font élever ◀la▶ chair qu’ils piquent ◀de▶ ◀la▶ grosseur ◀d’▶une fève blanche, & y causent une démangeaison à s’écorcher soi-même. ◀D’▶où diable viennent-ils ◀de▶ si loin, pour nous dévorer, ou du moins nous défigurer ? Nous sommes accablés ◀de▶ chaleur : pas un souffle ◀de▶ vent ; & ◀le▶ ciel toujours couvert. Il ne nous manquait plus que ces insectes.
Du vendredi 8 septembre 1690
M. du Quesne vient ◀d’▶envoyer sa chaloupe à terre : celles des autres navires ◀l’▶ont suivie, excepté ◀la▶ nôtre. ◀D’▶où vient ? Craint-il que je ne lui rende ce qu’il nous a prêté à Pondichéry, & que je ne lui dise à mon tour que ◀le▶ proverbe ◀de▶ Primo mihi n’a rien ◀d’▶infâme à ◀la▶ mer ?
Du samedi 9 septembre 1690
Toujours mouillés en attendant ◀la▶ bénédiction du Seigneur.
Du dimanche 10 septembre 1690
Toujours même temps ◀de▶ brume, ◀de▶ chaleur, ◀de▶ maringouins & autres circonstances qui nous désolent.
Du lundi 11 septembre 1690
◀Le▶ sieur Pelé, directeur pour ◀la▶ Compagnie à Balassor, est arrivé ici à midi avec ◀les▶ chaloupes, & nous a apporté quelques légumes, comme concombres, citrouilles, potirons ou giromons, & limons, qui sont fort petits, mais fort bons. ◀Les▶ bestiaux sont dans une barque & un bot, restés à deux grandes lieues d’ici, n’ayant pu venir, à cause du vent & des courants contraires.
Du mardi 12 septembre 1690
Nous avons appareillé ce matin, & avons été joindre ◀la▶ barque & ◀le▶ bot. Nous y avons eu des bestiaux, entre autres des vaches, qui disent par leur poil blanc & leurs tétines pendantes quelles pourraient bien compter chacune cinq cents animaux ◀de▶ leur espèce, provenant ◀de▶ leur estoc.
Du mercredi 13 septembre 1690
Nous avons aujourd’hui déchargé toute ◀la▶ marchandise qui nous restait à bord, & nous sommes présentement en vaisseau ◀de▶ guerre. Nous resterons à ◀la▶ mer deux mois plus que messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie n’ont compté : du moins, par ordre ◀de▶ M. du Quesne, ◀le▶ commissaire a donné un état des vivres nécessaires à toute ◀l’▶escadre pendant ce temps-là ; & ◀le▶ sieur Pelé a promis ◀de▶ ◀les▶ fournir. Soit dit par parenthèse, ce M. Pelé est un vilain pelé, & un aussi laid mâtin que ◀le▶ chien ◀de▶ votre cocher, que Madame trouve beau, parce qu’il est épouvantable.
Il ne faut point compter ici sur des bœufs ; on n’en donne aucun : ◀les▶ autres navires n’ont eu que des vaches, non plus que nous. Est-ce par épargne ? Je n’en sais rien. ◀Le▶ sieur Pelé retourne à Balassor ; & nous, nous venons ◀d’▶appareiller pour aller attendre au passage quatre navires hollandais qui viennent de Batavia, & qui doivent arriver ◀de▶ jour en jour.
Du jeudi 14 septembre 1690
Nous avons inutilement été sous ◀les▶ voiles toute ◀la▶ journée : il n’a pas fait un souffle ◀de▶ vent. J’ai été souper à bord du Général : j’y ai appris que nous irons à Mergui. Avant que de continuer, il est bon qu’on sache ce que c’est que ce Mergui. C’est une place du royaume ◀de▶ Siam où ◀les▶ Français étaient établis & où, sous ◀la▶ protection du roi notre allié & ◀de▶ M. Constance son premier ministre, ils avaient bâti un fort, dont M. Du Bruant était gouverneur, brave homme, exact & fidèle. Pour aller ◀de▶ Bengale à Mergui, il ne faut point passer par ◀le▶ détroit ◀de▶ ◀la▶ Sonde, ni par celui qui est entre ◀l’▶île de Sumatra & ◀la▶ péninsule ◀de▶ Malacca, parce que, quoique Mergui soit & fasse partie du royaume ◀de▶ Siam, il est bâti sur ◀les▶ terres qui font partie ◀de▶ cette presqu’île ◀de▶ Malacca, tout à fait dans ◀l’▶ouest des terres & dans ◀l’▶est ◀de▶ Bengale, par dix-sept degrés ◀de▶ latitude Nord. C’est ◀de▶ là que M. Du Bruant est sorti le dernier des Français ; & où, avant que ◀d’▶être forcé ◀d’▶en sortir, il a montré autant qu’il a pu qu’il ne participait point aux lâchetés que notre nation a faites à Louvo, par tout ◀le▶ royaume, & surtout à Bangkok, ◀la▶ principale ◀de▶ nos forteresses : lâchetés si grandes que ◀le▶ nom français en est en horreur. Je n’en dirai pas davantage ici : ◀les▶ principaux acteurs doivent être présentement en France. On en saura plus ◀d’▶eux que je n’en pourrais dire, supposé qu’ils disent ◀la▶ vérité ; ce que je ne crois pas : elle ne leur ferait aucun honneur, & pourrait leur ôter un gros profit.
Je reviens à ◀l’▶article ◀de▶ Mergui, où on dit que nous allons. Tout le monde ici ◀le▶ souhaite, tant pour venger ◀les▶ Français qui y ont été maltraités que pour y rétablir ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ nation, & pour piller leurs temples ou leurs pagodes, & remettre leurs idoles dans leur état naturel. On a dit en France que ces idoles sont ◀d’▶or. C’est une pure vanité, & une flatteuse menterie. Elles en sont simplement incrustées ou couvertes ◀d’▶une épaisseur inégale, dont ◀la▶ plus forte n’excède pas celle ◀de▶ nos pièces ◀de▶ trente sols, & ◀la▶ plus faible nos pièces ◀de▶ quatre. C’est toujours beaucoup. Nous jetterons ◀les▶ idoles au diable ; &, à bons coups ◀de▶ hache, nous leur ôterons leur habit. Leurs talapoins ou prêtres, gens lâches & efféminés, ne sont pas pour nous résister ; & tous ◀les▶ Siamois en général ne sont que ◀de▶ vile canaille sans cœur. Je connais déjà plus ◀de▶ trente Français sur ◀le▶ Gaillard, qui, tout aussi bien que moi, voudraient être en besogne.
Du vendredi 15 septembre 1690
Nous avons encore remouillé, faute de vent, & sommes à ◀l’▶ancre à cause des courants.
Du samedi 16 septembre 1690
Nous avons resté à ◀l’▶ancre toute ◀la▶ journée : il ne fait pas un souffle ◀de▶ vent ; & ◀la▶ mer est aussi unie qu’une feuille ◀de▶ papier, & très beau soleil : ainsi, chaleur épouvantable. À force de tuer, nous sommes défaits des maringouins ; & nous sommes trop au large pour qu’il en revienne d’autres. Nous faisons maigre ; &, par conséquent, très mauvaise chère. Il y a, autour de notre vaisseau, une très grande quantité ◀de▶ poisson, dont nous ne prenons aucun, parce qu’il ne mord point à ◀l’▶hameçon, & que messieurs ◀de▶ Madras ont cassé nos fouenes et nos harpons. Nous ne ressemblons pas mal à Tantale, ◀de▶ quo Ovidius,
In medio Tantalus amne sitit :Fructus, quos nullo tempore tangat, habet.
Du dimanche 17 septembre 1690
Même chose : point ◀de▶ vent, & chaleur excessive. Ce malheureux pays-ci chagrine tout le monde.
Du lundi 18 septembre 1690
Nous avons remis cette nuit à ◀la▶ voile.
In vanum laboraverunt gentes.Populi meditati sunt inania.
Point ◀de▶ vent. Nous voyons encore ◀la▶ maudite terre ◀de▶ Balassor.
Du mardi 19 septembre 1690
Nous mouillâmes hier au soir, parce qu’il n’y avait point ◀de▶ vent. ◀La▶ lune était dans son plein : elle a souffert une éclipse jusqu’à ◀la▶ moitié ◀de▶ son disque ; & cette éclipse a duré depuis son lever sur notre horizon jusqu’à ce qu’elle ait été dans ◀le▶ Sud-Est-quart de Sud, c’est-à-dire un peu plus ◀de▶ trois heures. Cela ne peut point avoir paru en France, parce que par ◀la▶ supputation des degrés ◀de▶ longitude, il ne pouvait être que onze heures & demie ou midi, au plus, ◀de▶ ◀la▶ journée ◀d’▶hier. Je ne sais si elle est cause du mauvais temps que nous avons eu. Nous étions, & sommes encore, à ◀l’▶ancre. Il a fait toute ◀la▶ journée tourmente ◀de▶ vent. ◀L’▶Oiseau a fait voile sur ◀le▶ midi, parce qu’il dérivait ; ◀le▶ Gaillard a fait ◀la▶ même chose, parce que son câble a cassé. Nous avons fait notre possible pour ◀les▶ suivre ; mais ◀le▶ vent & ◀la▶ marée sont trop forts : il nous a été impossible ◀de▶ lever notre ancre. Il fait beaucoup de vent ◀d’▶Est-Nord-Est, une pluie très grande, & nos matelots mouillés comme des barbets ne peuvent plus travailler ; & ◀le▶ pis ◀de▶ tout, c’est que ◀le▶ temps est si sombre que nous ne voyons pas à un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ nous, & que ◀le▶ vent nous est tout à fait contraire pour attraper Mergui. Il nous pousse sur ◀les▶ côtes du Mogol, contiguës au Pégu, dont nous sommes fort proches. En un mot, nous sommes très mal : Dieu veuille nous en tirer.
Du mercredi 20 septembre 1690
Toujours même temps & même vent. Nous avons mis à ◀la▶ voile à minuit, que ◀le▶ vent avait un peu calmé comme on ◀l’▶espérait, & nous avons été toute ◀la▶ journée ◀la▶ sonde à ◀la▶ main. Nous sommes partis ◀de▶ France six vaisseaux ◀de▶ compagnie : nous ne nous étions encore point quittés, & nous ne sommes à présent que deux, ◀le▶ Florissant & nous. Nous savons ◀le▶ rendez-vous, en cas ◀de▶ séparation ; mais, entre ci & là, nous pourrions bien trouver des loups qui dévorassent ◀le▶ troupeau dispersé. Ce ne serait pas sans coup férir ; mais, nous n’en serions pas mieux. ◀Le▶ vent est toujours directement contraire, & nous ne voyons pas devant nous : ajoutez à cela que peut-être ◀les▶ courants nous dérivent du côté que nous ne voulons point aller, n’y ayant que faire ; que ◀la▶ chaleur est si étouffante que nous ne pouvons presque pas respirer, & ◀le▶ lecteur avouera que nous n’avons pas quinte & quatorze en main ◀le▶ point bon.
Du jeudi 21 septembre 1690
◀Le▶ vent a calmé, ◀le▶ temps toujours sombre & pluvieux. Nous ne voyons point encore d’autres navires que ◀le▶ Florissant. Nous lui avons parlé ce soir. ◀Le▶ vent est toujours contraire pour aller à Mergui, & il pleut à présent bien fort. Si cette pluie faisait éclairer ◀le▶ temps, elle nous ferait bien plaisir ; car sans doute nous verrions ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau, qui ne peuvent pas être fort éloignés.
Du vendredi 22 septembre 1690
◀Le▶ vent nous a toujours été contraire jusqu’à ce matin dix heures qu’il a changé, mais inconstant. ◀Le▶ ciel est toujours couvert, & il pleut de temps en temps. ◀Le▶ mauvais temps & ◀les▶ calmes, qui ont causé un roulis très fort, nous a coûté du vin à tous, c’est-à-dire au commandeur, à M. de La Chassée & à moi ; &, en mon particulier, ◀de▶ très belles dames-jeannes ◀de▶ Perse, qui ont été brisées par un quartaut ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne, qu’un roulis a jeté dessus. On ne s’est aperçu qu’aujourd’hui ◀de▶ cette perte, parce qu’on n’a pas descendu plus tôt dans notre soute ◀de▶ réserve. C’est Landais qui en a ◀la▶ clef : c’est là où nos petites provisions secrètes sont renfermées. J’ai voulu ◀le▶ rosser, mais ◀le▶ commandeur & M. de La Chassée m’en ont empêché, & il n’a eu qu’un horion : &, pour toute consolation, ils m’ont dit qu’il en était plus fâché que moi ; c’est ◀de▶ quoi je ne doute point. Mais cela ne me rend ni ma fenouillette ni mon vin ◀de▶ réserve. Je n’en jeûnerai pas seul ; ils y auront bonne part tous trois, ou ◀le▶ diable s’en mêlera. Franchement, je ne suis point content.
J’ai aussi trouvé dans une autre soute du pain gâté & moisi. J’y ai fait descendre ◀les▶ officiers, & des gens ◀de▶ confiance travaillent à séparer ◀le▶ mauvais d’avec ◀le▶ bon. Cela ne mérite pas un procès-verbal, qui pourrait effaroucher ◀l’▶équipage ; mais c’est un advertatur. ◀Les▶ calfats sont à travailler : on ne peut faire autre chose.
Du samedi 23 septembre 1690
◀Le▶ vent s’est encore remis contraire pour notre route à Mergui : nous tirons avec lui au court bâton. Notre vin aigrit, notre eau est pleine ◀de▶ petits vers, & ◀les▶ vaches que nous avons eues à Bengale, qui sont assurément ◀les▶ doyennes du pays, sont plus dures que nos dents. On ◀les▶ donne aux matelots : c’est un plaisir ◀de▶ ◀les▶ voir tirer après. ◀La▶ chair ◀de▶ ces animaux fait ce qu’elle peut pour n’être pas dévorée, & se défend durement, mais inutilement : ils ◀l’▶engloutissent par morceaux, ne leur étant pas permis ◀de▶ faire entrer leurs mâchoires dans un plus ample détail. Je ◀l’▶ai, je crois, déjà dit : ◀le▶ diable bouilli, roussi, rôti, grillé, traîné par ◀les▶ cendres, laisserait ses grègues entre leurs dents, quand ◀la▶ peau serait assez bien corroyée pour faire des semelles ◀de▶ bottes.
Je me souviens ◀d’▶avoir entendu une pauvre femme se plaindre à ma mère du trop ◀d’▶appétit ◀de▶ son mari. Madame, lui disait-elle, ◀le▶ malheureux heume ◀le▶ pain comme ◀le▶ vent : il ne fait ◀d’▶un gros morceau qu’une becquée. Je me sers ◀de▶ ses propres termes. Il en est de même ◀de▶ nos matelots : ils avalent en morceaux ce que leurs dents ne peuvent pas broyer.
Du dimanche 24 septembre 1690
Landais m’a réveillé cette nuit sur ◀les▶ onze heures pour me dire qu’on voyait deux navires ; mais ayant appris qu’on se contentait ◀de▶ ◀les▶ suivre, & qu’on ◀les▶ garderait jusqu’au jour, je me suis tranquillement recouché & rendormi. J’ai su ce matin que vers ◀les▶ deux heures après minuit ◀le▶ Florissant a viré ◀de▶ bord pour nous joindre, & nous a demandé si nous voyions deux vaisseaux sous ◀le▶ vent ; on lui a civilement répondu que ◀la▶ lune était trop belle pour ne ◀les▶ voir pas. Poursuivez votre route, a-t-il dit, je vais revirer ◀de▶ bord, & vous suivre. C’est à présent ◀le▶ commandant. ◀L’▶Écueil a obéi & suivi sa route, qui portait sur ces deux navires. Pour lui, il s’en est éloigné de plus ◀d’▶une grande demi-lieue ; &, à tout hasard, a laissé ◀l’▶Écueil seul à démêler ◀la▶ fusée. Nous avons donc porté sur ces deux navires ; qui, après s’être parlé l’un à l’autre, se sont séparés, dans ◀le▶ dessein ◀de▶ nous mettre entre deux feux. On en voyait passer dans leurs entre-deux-ponts ; grand signe qu’ils se préparaient au combat : & M. de Porrières, qui ne voulait pas que ◀l’▶action se passât sans que je ◀la▶ visse, a eu ◀la▶ bonté ◀de▶ me faire lever. Nous voyions deux navires, qui ne paraissaient point craindre ◀le▶ choc, & qui au contraire semblaient nous inviter, ayant mis vent devant pour nous attendre ; & avec cela ◀le▶ Florissant nous abandonnait : c’en était assez pour faire penser à soi.
◀Le▶ commandeur n’en a point été étonné : il a fait tout préparer pour ◀le▶ combat, & s’est allé vigoureusement jeter entre ◀les▶ deux, bien résolu ◀de▶ montrer au Florissant ◀de▶ quelle manière il fallait s’y prendre : (c’est dans ce moment qu’il m’a fait lever). Il est certain que nous nous serions battus en braves gens si ç’eût été des ennemis, & que ◀l’▶Ecueil était prêt à leur répondre en même temps bâbord & stribord ; mais, en ayant approché ◀de▶ ◀la▶ voix, & demandé ◀d’▶où est ◀le▶ navire. ◀Le▶ Dragon a répondu : ◀de▶ Rouen ; & nous : ◀de▶ Versailles ; ainsi, on a rengainé. Ces deux navires sont ◀le▶ Lion & ◀le▶ Dragon, que nous avons rejoints, grâce à Dieu. Plaise à sa bonté que nous rejoignions bientôt ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau.
Tout le monde est très scandalisé du procédé du Florissant. On croyait que ◀la▶ fausse manœuvre qu’il avait faite à Madras avait été un effet du hasard ; mais son éloignement cette nuit ◀l’▶a fait baptiser ◀d’▶un autre noM. M.de Porrières, ◀le▶ voyant s’éloigner ◀d’▶une si forte distance, & par conséquent sinon se tirer des coups du moins échapper aux premiers, qui sont toujours ◀le▶ plus à craindre, nous a dit en plaisantant à M. de La Chassée & à moi : J’ai envie ◀d’▶aller sur lui à mon tour, & ◀de▶ lui crier, dans ◀le▶ porte-voix, que j’ai revu ces deux navires : & il est très certain qu’il est homme à lui avoir joué ◀le▶ coup, s’il avait su que ces deux navires eussent été des nôtres ; mais ◀les▶ croyant ennemis, & outre cela ne voulant pas qu’on puisse donner à ses actions un autre sens que celui que ◀l’▶apparence montre, il a poursuivi sa route & a donné au Lion & au Dragon, quoique seul, autant ◀de▶ peur que s’il avait été bien accompagné. Après ◀la▶ reconnaissance faite, M. de La Chassée a crié au Dragon qu’ils paraissaient bien méchants ◀la▶ nuit, puisqu’ils faisaient fuir ◀le▶ Florissant. J’ai été dîner à ce navire, où on m’a dit que ◀l’▶air résolu & hardi dont ◀l’▶Écueil avait été cette nuit se jeter entre ◀le▶ Lion & lui leur avait donné bien à penser. S’il y a eu ◀de▶ ◀la▶ crainte ◀de▶ côté ou ◀d’▶autre, elle n’est pas parvenue jusqu’à moi, qui dormais fort tranquillement. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ en a fait coûter un bordage ◀d’▶artimon à ◀la▶ Compagnie, & à moi un bon grand flacon ◀de▶ fenouillette : il a ◀le▶ diable au corps sur ◀la▶ lampée. Il n’a pas plu ◀d’▶aujourd’hui : miracle !
Du lundi 25 septembre 1690
Pendant ◀le▶ jour beau temps, peu de vent, & fort chaud. Nous avons vu ce soir ◀de▶ très beaux poissons, taons, marsouins, dorades, & autres, sans en prendre un seul ; & cela, toujours par ◀l’▶incivilité ◀de▶ messieurs ◀de▶ Madras. Notre armurier prétend bien que ce ne sera pas demain ◀la▶ même chose. Il ne plut point hier : ◀le▶ ciel vient de doubler ◀les▶ intérêts depuis sept heures du matin jusqu’à sept du soir ; ç’a été une pluie continuelle & très forte. Cette pluie nous a fait plaisir, car elle a fait changer ◀le▶ vent, qui est présentement Ouest-Nord-Ouest, très bon, mais bien faible.
Du mardi 26 septembre 1690
Bon petit vent, toute ◀la▶ nuit & toute ◀la▶ journée. ◀Le▶ commandeur a été seul dîner au Lion. ◀L’▶aumônier ◀de▶ ce vaisseau est venu dîner ici : il a amené avec lui un missionnaire, nommé M. de Quermener, & sont venus ensemble voir M. Charmot. Ils se sont parlé dans ◀la▶ grande chambre pendant fort longtemps, & n’en sont sortis que lorsqu’on leur a été dire qu’on avait servi. Ce qu’ils se sont dit m’inquiète fort peu. Ce sont leurs affaires, ◀de▶ très grande conséquence pour eux, & sottise pour moi. Ce M. de Quermener me paraît fort pieux & homme ◀d’▶esprit & ◀d’▶étude. On peut lui donner ces six vers ◀de▶ M. Scarron :
Il porte une barbe en crépine :Car si vermine s’y fourrait,Trop souvent il se gratterait :Dont pourrait souffrir du dommage
Effectivement, il porte une barbe toute crépue, qui lui descend jusqu’à ◀l’▶estomac ; &, quelque chose ◀de▶ vénérable qu’ait pour moi ◀la▶ barbe, je ◀la▶ trouve un objet très peu ragoûtant, à moins qu’elle ne soit aussi blanche que celle ◀de▶ feu M. Lempereur. que je me souviens ◀d’▶avoir vu à Paris longtemps y a, plus connu au Marais par sa barbe que Barrabas dans ◀la▶ Passion. Ce n’est pas que barbe, telle soit-elle, barbe même ◀de▶ capucin, ne soit vénérable, malgré ◀la▶ vermine qui s’y promène, à ce qu’on dit ; mais chacun a son goût, & ◀la▶ barbe n’est pas du mien. Et dans quelle diable ◀de▶ digression ◀la▶ barbe m’a-t-elle jeté ? C’est que la mienne est ◀de▶ cinq jours. Je vas ◀la▶ raire : il ne me faut ni jour ni chandelle.
Du mercredi 21 septembre 1690
J’avais clos ◀l’▶article ◀d’▶hier ; mais, je n’avais pas songé que ◀l’▶heure ◀de▶ ◀la▶ pluie netait pas passée. ◀D’▶où peuvent provenir ces pluies si grosses, & si fréquentes ? Je n’en puis dire autre chose que ce que j’en ai déjà dit ci-dessus. Il a fait calme tout plat, ou, du moins, très peu de vent ; &, quoiqu’il ait été bon, nous n’avons guère avancé. ◀Les▶ diables, ou ◀les▶ idoles ◀de▶ Mergui, sont bien difficiles à déshabiller !
M. Joyeux a envoyé ce soir son lieutenant à bord pour convier ◀le▶ commandeur ◀d’▶aller demain dîner chez lui ; mais M. de Quistillic, chez qui nous avons dîné aujourd’hui, & M. de Chamoreau devant venir demain dîner ici, il ◀l’▶a remercié, & lui a fait dire que, si il voulait s’y trouver, il serait ◀le▶ bienvenu. Cette invitation a été faite ◀d’▶un certain air, qui nous fait connaître qu’il se ressouvient ◀de▶ ◀la▶ nuit ◀de▶ samedi à dimanche. Il est certain qu’il a raison ; mais il n’est pas ◀de▶ ◀la▶ prudence du lieutenant ◀de▶ ◀le▶ dire de même à son capitaine.
Du jeudi 28 septembre 1690
Calme tout plat. Tous ces messieurs sont venus dîner ici, où tout a bien été. Ils doivent aller dîner dimanche au Florissant. J’y ai été dîner. Il faut que ◀la▶ discorde ait soufflé ◀de▶ son venin dans ce navire, car ils sont toujours en guerre intestine. Je ne veux pas dire que ce soit par ◀la▶ nonchalance ou ◀la▶ faiblesse du capitaine ; mais il est constant qu’un homme qui sait bien se faire obéir tient tous ses gens dans ◀le▶ respect & ◀l’▶union.
Si licet exemplis in parvo grandibus uti,
(voilà, pour la seconde fois, que je me sers ◀de▶ ce vers ◀d’▶Ovide ; mais il me paraît mieux convenir ici que ci-devant) ◀la▶ France serait-elle montée à ce point ◀de▶ grandeur où elle est, si ◀le▶ roi n’eût eu ◀la▶ fermeté ◀de▶ se iaire obéir par tout le monde, sans distinction ? Un capitaine sur un navire ne ◀le▶ représente-t-il pas ? Ne doit-il pas ◀l’▶imiter suivant que sa sphère ◀d’▶activité a ◀d’▶étendue ? J’en ai dit mon sentiment à M. Blondel notre commissaire, qui est partie souffrante, plaignante, & à plaindre. Il est très constant que, si j’occupais un poste comme le sien, je ne me contenterais pas ◀d’▶en remplir ◀les▶ fonctions & ◀les▶ devoirs ; mais, je saurais bien aussi me faire porter ◀l’▶honneur & ◀le▶ respect qui me seraient dus, & j’exécuterais à ◀la▶ lettre ◀le▶ précepte ◀de▶ Sénèque, Age quod agis. Il m’a paru me savoir bon gré ◀de▶ ce que je lui ai dit, & a ajouté qu’il avait à vivre avec des esprits bien difficiles à gouverner. Je lui ai répondu que c’était à cause de cela qu’il devait se raidir contre, & montrer sa fermeté dans toute son étendue ; qu’il devait prévoir d’abord à quoi sa complaisance pouvait ◀le▶ conduire, & se ressouvenir ◀de▶ ce vers trivial,
Quidquid agas, prudenter agas, & respire finem ;
que mon exemple en était une preuve, en ce que je n’aurais jamais réduit ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière à ◀la▶ raison si je ne lui avais pas montré ◀les▶ grosses dents dès sa première entreprise ; que j’avais pris tout ◀d’▶un coup mon parti, prévoyant qu’avec un esprit impérieux comme lui ma condescendance hors-d’œuvre m’en aurait fait plus tard un ennemi ; au lieu qu’en ne lui cédant rien j’en avais fait un ami sincère & qu’il était lui-même le premier à avouer qu’il m’avait ◀l’▶obligation ◀de▶ lui avoir appris à vivre ; qu’avec ◀de▶ certaines gens, il fallait ◀de▶ nécessité prendre d’abord son parti, & se souvenir ◀de▶ ce qu’exprime cet autre vers,
Principiis obsta, sero medicina paratur.
Vous avez raison, m’a-t-il dit ; mais vous étiez appuyé & je ne ◀le▶ suis pas. Mon emploi, lui ai-je répondu, est si bas, & si abject auprès du vôtre qu’il est vrai que j’avais besoin ◀d’▶appui ; mais vous n’en avez que faire : c’est à vous ◀d’▶en servir aux autres. Menacez seulement ◀de▶ votre plume ceux qui vous chagrinent : ils ◀la▶ craindront plus que ◀l’▶épée des ennemis. Il est bien fâcheux pour un homme ◀de▶ bon sens ◀d’▶avoir à vivre avec des brutaux, des fous & des bigots.
Du vendredi 29 septembre 1690
Vent tout à fait contraire ; mais bien faible. Nous louvoyons, pour tâcher ◀de▶ ne nous point éloigner ◀de▶ ◀la▶ route ◀de▶ Mergui. Cela vaut autant que si nous croisions exprès parce que s’il nous tombait quelque navire entre ◀les▶ mains, nous lui ferions décliner son noM. Nous en voyons deux fort éloignés : on a reviré ◀de▶ bord pour aller à eux ; mais ◀le▶ vent est trop faible & ◀les▶ voiles baisent ◀le▶ mât.
Du samedi 30 & dernier septembre 1690
Toujours calme ou si peu de vent qu’il ne peut servir à rien ; &, outre cela, notre premier pilote, qui est venu trois fois ici, dit que ◀les▶ courants y sont très violents & portent tantôt ◀d’▶un côté & tantôt ◀de▶ l’autre. Nous voyons encore ces deux navires mais il nous est impossible ◀d’▶aller à eux & à eux ◀de▶ venir à nous. Il paraît par mes longues-vues qu’ils nous présentent ◀le▶ cap : ce sont des matelots qui ◀les▶ ont regardés ◀de▶ ◀la▶ hune. Il est bien vrai que ce sont deux navires ; & c’est tout ce que j’en sais.
Octobre 1690
Du dimanche 1er octobre 1690
Toujours même temps ◀de▶ chaleur & pas un souille ◀de▶ vent. Au diable ◀le▶ dessert du Florissant : c’est toujours ce qu’il y a chez lui de plus magnifique ; on s’y est pourtant assez bien diverti à dîner. ◀Le▶ démon protège ◀les▶ idoles ◀de▶ Siam & ne veut pas qu’elles tombent entre nos mains. Nous n’avons point revu ◀les▶ deux navires que nous vîmes hier & avant-hier : nous en sommes ◀d’▶autant plus fâchés que nous croyons, avec grande apparence ◀de▶ raison, que ce sont ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau.
Du lundi 2 octobre 1690
◀Le▶ vent continuant toujours contraire pour aller à Mergui, & ◀les▶ vaisseaux commençant à manquer ◀d’▶eau (ce n’est pas le nôtre, toute ◀la▶ table ne boit que ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ pluie & s’en trouve bien) & ne voyant nulle apparence ◀de▶ pouvoir arriver ◀de▶ longtemps, par ◀la▶ contrariété des vents, on a tenu conseil à bord du Florissant où, tout bien pesé, & ◀la▶ nécessité ◀de▶ rejoindre ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau & autres bonnes & notables raisons, entre lesquelles tient son rang in petto ◀le▶ peu de plaisir qu’il y a ◀d’▶obéir à M. Joyeux, dont ◀les▶ résolutions n’ont point ◀de▶ tenue (terme matelot fort expressif), il a été résolu ◀d’▶aller à ◀la▶ terre ◀la▶ plus proche, & cette terre est ◀l’▶île de Négrades, à soixante lieues dans ◀le▶ Nord-Est. C’est ◀le▶ rendez-vous, en cas que nous ne puissions pas attraper Mer-gui. ◀Le▶ vent est contraire pour le dernier, & assez bon pour l’autre. ◀La▶ guerre civile est allumée plus que jamais dans ◀le▶ Florissant. Pour nous, grâces à Dieu & au bon ordre établi & maintenu par ◀le▶ commandeur, nous vivons dans une paix profonde : chacun, n’ayant à faire qu’à lui, fait ce qu’il doit faire.
Du mardi 3 octobre 1690
Calme tout plat, beau soleil : miracle ! Chaleur à brûler.
Du mercredi 4 octobre 1690
Encore calme tout plat, & chaleur très forte. Il a plu ce soir. Cette pluie nous avait amené un petit vent ◀de▶ Nord-Est qui nous était bon pour aller à Mergui, mais qui n’a pas duré.
J’ai donné dès ◀le▶ matin matière à une dispute, qui n’est pas prête à finir ; car personne ne veut faire céder son sentiment à celui ◀d’▶autrui. Voici ◀le▶ fait. Notre aumônier s’appelle François : je ◀le▶ savais bien ; mais, je ne savais pas que ce fût aujourd’hui sa fête : je ne regarde mon almanach que comme calendrier, & non comme martyrologe. M.Charmot, qui dit tous ◀les▶ jours son bréviaire, & qui par conséquent en était informé, m’a vu sortir avant soleil levé ◀de▶ ◀la▶ chambre ◀de▶ M. de La Chassée, où j’avais bu un coup ◀d’▶eau-de-vie avec ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière, car nous sommes à présent ◀les▶ meilleurs amis du monde. Il m’a demandé si j’avais préparé un bouquet. Pour qui, lui ai-je demandé. Pour ◀l’▶aumônier, m’a-t-il répondu. Il s’appelle François, ai-je repris : est-ce aujourd’hui ? Comment vis-tu donc, animal ? m’a-t-il dit en ouvrant mes propres Heures : tiens, regarde. Oh ! ma foi, il est trop tard, ai-je dit. M.Saint-François n’aura point ◀de▶ bougie. Il m’a turlupiné, & m’a si bien poussé que j’ai voulu parier ◀d’▶en faire un avant que notre aumônier dît sa messe. Il a parié, & a payé, qui plus est. Une bouteille ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne en a fait ◀l’▶affaire. Je suis entré dans ma chambre : & voici ce que j’ai fait sans brouillon :
Admodum Reverendissimo PatriFrancisco Querduff,Aelemosinario nostro navigatori,Sertum.Virtus Franciscos jam evexit ad Aethera quinque :Progredere, exiguo tempore sextus eris.Offerebat, etc.
Je suis ressorti tout aussitôt ◀de▶ ma chambre. Il m’a demandé si j’avais déjà fait. Je lui ai répondu que, ◀de▶ ◀la▶ journée, je ne ferais aucun vers, ni latin ni français. Notre aumônier est monté pour s’habiller & célébrer : je lui ai donné mon bouquet : il ◀l’▶a lu en riant & m’a remercié. M.Charmot ◀le▶ lui a demandé : il ◀le▶ lui a donné, & celui-ci m’a fait jurer que je ◀l’▶avais fait ◀le▶ matin même, depuis que je lui avais parlé. Comme c’était ◀la▶ vérité, j’ai juré sans difficulté : il a promis ◀de▶ s’acquitter après ◀la▶ messe ; &, ne pouvant démentir ◀le▶ fait, il s’est attaché à ◀le▶ critiquer & à me tourner en ridicule. Il a prétendu que cette épithète exiguo était un terme outrageant pour un homme vivant, & que c’était lui souhaiter ◀la▶ mort. Voilà ◀le▶ sujet ◀de▶ ◀la▶ dispute, & ce qui a partagé tout ce qu’il y a ◀de▶ rhéteurs, ◀de▶ grammairiens & ◀d’▶humanistes sur ◀le▶ vaisseau, dont ◀le▶ nombre n’est pas petit. On a contrarié M. Charmot, & soutenu que ce terme était juste, par rapport à ◀la▶ brièveté ◀de▶ ◀la▶ vie ◀d’▶un homme, quelque longue qu’elle pût être, en comparaison ◀d’▶une éternité ◀de▶ bonheur que ce mot semblait lui prophétiser : ce qui était lui souhaiter en même temps ◀la▶ fin des troubles dont ◀la▶ vie mortelle est agitée & ◀le▶ commencement ◀d’▶une félicité qui ne doit jamais finir ; & qu’en ce sens ◀l’▶épithète exiguo, par rapport à tempore, était ◀la▶ plus juste qui pût être employée, surtout pour un religieux.
Je laisse ◀la▶ dispute pour revenir à son vin ◀d’▶Espagne, que nous avons bu. Notre aumônier a été sommé ◀de▶ payer ◀la▶ fête. Il a prétendu s’en excuser sur sa pauvreté religieuse : mais M. de La Chassée ne s’est pas contenté ◀de▶ cette raison & lui a dit sans façon que ◀les▶ gens ◀de▶ sa robe n’allaient jamais ◀les▶ mains vides ; & ◀l’▶a menacé ◀d’▶ouvrir son coffre & ◀d’▶en faire ◀l’▶inventaire, si lui-même ne ◀l’▶ouvrait pas ◀de▶ bonne grâce. Il a descendu avec lui, & un moment après est remonté seul criant vivat, & tenant à sa main un grand pot ◀de▶ noix confites ◀de▶ Rouen, ◀d’▶un bon sucre, lardées ◀de▶ citrons, & ◀d’▶un sirop ◀de▶ couleur ◀d’▶ambre. Chacun en a mangé une, excepté moi, qui ne mange point ◀de▶ chatterie. Parbleu ! a dit M. de Pondères, celui qui a fait ◀le▶ bouquet n’en profite pas : j’en prends sa part ; &, comme cela n’est pas propre à déjeuner, je prends aussi celle ◀de▶ ◀l’▶aumônier, & vas vous envoyer autre chose ; & en même temps a emporté ◀le▶ pot & a donné ordre qu’on nous apportât ce qu’il y avait ◀de▶ prêt. Heureusement, un dinde à ◀la▶ daube s’est trouvé : il a fait figure. ◀Le▶ commandeur a raillé M. de La Chassée ◀d’▶avoir pillé pour ◀les▶ voleurs ; il lui a été répondu sur ◀le▶ même ton. M.Charmot s’en est mêlé ; tout le monde s’y est fourré. M.de Porrières est nanti & content ; &, suivant toutes ◀les▶ apparences, il n’y a que notre aumônier qui voudrait que ◀le▶ bouquet fût encore à faire. & retenir ses noix confites.
Du jeudi 5 octobre 1690
Nous avons eu calme tout plat presque toute ◀la▶ journée ; & ce soir, il s’est levé un petit vent ◀de▶ Sud qui est bien faible.
Du vendredi 6 octobre 1690
Ce matin, à ◀la▶ pointe du jour, nous avons vu à deux portées ◀de▶ canon un petit navire ; & ◀le▶ Florissant ne faisant aucun signal ◀de▶ lui donner cache, nous avons fort longtemps poursuivi notre route. Cela lui a donné ◀le▶ temps ◀de▶ se tirer ◀de▶ nos mains. Enfin, ◀le▶ Florissant a donné dessus ; mais trop tard. Nous nous sommes remis en route. Ce petit navire est revenu sur nous. On croit avec toute sorte ◀d’▶apparence que ◀le▶ général des Hollandais à Batavia est instruit ◀de▶ notre arrivée aux Indes, & a envoyé ce petit bâtiment pour découvrir notre route, savoir où nous sommes & où nous allons. Il est certain qu’on ◀l’▶aurait facilement pris si on avait donné dessus dès que nous ◀l’▶avons vu : il était au milieu ou au centre des quatre. ◀L’▶obscurité ◀de▶ ◀la▶ nuit nous ◀l’▶avait donné, & notre négligence nous ◀l’▶a ôté. On est tout scandalisé des manières ◀de▶ M. Joyeux. On regrette fort amèrement ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau, qui ◀l’▶auraient assurément enlevé s’ils avaient été ici. ◀Le▶ commandeur ne dit pas ce qu’il en pense, mais il n’est pas fort difficile ◀de▶ ◀le▶ deviner : & nous sommes tous persuadés que, s’il en eût été ◀le▶ maître & que M. Joyeux ne fût pas commandant, ce navire aurait décliné son noM. Je ne veux point dire qu’il fasse ces sortes ◀de▶ contretemps ◀de▶ lui-même : j’aime mieux en rejeter ◀la▶ faute sur ◀le▶ peu de concorde qu’il y a dans son vaisseau ; cependant, il devrait y être absolu, comme M. de Porrières ◀l’▶est ici. Outre cela, quoique tout le monde sache qu’il fait ce voyage-ci malgré lui, puisqu’il ne s’en est point caché & qu’au contraire il ◀l’▶a hautement dit au Port-Louis, je ne hésiterai point ◀de▶ dire qu’il ne devait point ◀le▶ faire, ou qu’il devrait agir comme s’il ◀le▶ faisait de bon cœur. Car enfin tout ceci ◀le▶ perd ◀de▶ réputation ; & il ne se lavera jamais des accusations qu’on peut lui faire, ou ◀d’▶une négligence affectée, ou ◀d’▶une lâcheté dont il n’a jamais été & n’est pas encore soupçonné.
Du samedi 7 octobre 1690
Toujours temps couvert, & mauvais vent. Il a plu beaucoup ce soir, & ◀le▶ vent est venu bon ; mais, comme nos pilotes croient être proches des îles qui avoisinent Mergui, nous ne ferons point ◀de▶ voiles cette nuit.
Du dimanche 8 octobre 1690
Nous avons été toute ◀la▶ nuit passée à ◀la▶ cape, c’est-à-dire que nous n’avons point été du tout, quoique ◀le▶ vent fût bon, crainte ◀de▶ trouver ce que nous ne cherchons pas. ◀Le▶ vent s’est remis ce matin à son trou ordinaire, bien près. Il pleut presque toujours : nous allons à Mergui où est ◀le▶ rendez-vous. Dieu veuille que nous y trouvions ◀le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau.
Du lundi 9 octobre 1690
Toujours même vent bien près. Nous ne voyons pas au plus qu’un quart ◀de▶ lieue devant nous, tant ◀le▶ temps est couvert & sombre : il pleut presque toujours. ◀Le▶ temps ne s’éclaircit point : ce sont ◀les▶ ténèbres ◀d’▶Egypte.
Du mardi 10 octobre 1690
◀Le▶ temps s’est éclairci vers ◀les▶ trois heures du matin : cependant, pas un souffle ◀de▶ vent, pas une nuée en ◀l’▶air, & un soleil brûlant & vorace. C’en est trop à la fois : cela pourrit nos manœuvres & nos voiles, ce qui est ◀le▶ pis ◀de▶ ◀l’▶aventure.
Du mercredi 11 octobre 1690
◀Le▶ ciel s’est recouvert hier au soir : il a plu toute ◀la▶ nuit & ◀la▶ journée jusqu’à trois heures après midi, que ◀le▶ temps s’est éclairci. Nous n’avons point vu terre ; cependant, nous en sommes très proches. ◀Le▶ temps a été si sombre & si couvert que des oiseaux qui avaient quitté ◀la▶ terre n’ont pu ◀la▶ retrouver & sont venus se percher sur nos mâts, nos vergues & nos manœuvres. Nos matelots en ont pris plusieurs à ◀la▶ main, entre autres ◀de▶ petits, faits & coiffés comme nos terrains, excepté qu’ils ont ◀le▶ bec fait comme celui ◀d’▶une fauvette, & jaune comme celui ◀d’▶un merle ; un autre, semblable à une bergeronnette ; une tourterelle semblable à celles ◀de▶ France, & une bécasse. Ces deux dernières étaient bonnes ; j’en viens de manger ma petite part. Bien des gens qui sont venus ici disent que cela est extraordinaire pour ◀la▶ bécasse & ◀la▶ tourterelle, mais non pour ◀les▶ autres oiseaux. Il est certain que quand on est proche de terre & qu’il a fait ◀de▶ ◀la▶ brume, on trouve très souvent à ◀la▶ mer des oiseaux égarés, tellement fatigués qu’ils ne peuvent se soutenir & se laissent facilement prendre à ◀la▶ main. J’en ai très souvent vu, & nous en avons vu dans ce voyage-ci, avant que de voir Madagascar, comme je ◀l’▶ai dit ci-dessus. Cela est un signe ◀de▶ ◀la▶ proximité ◀de▶ ◀la▶ terre, & on s’en défie. Il a calmé ce soir, & ◀le▶ temps est beau.
Du jeudi 12 octobre 1690
Il a venté cette nuit un petit vent qui nous a servi. ◀Le▶ temps était embrumé & couvert : heureusement il a éclairci. Je dis heureusement, car nous allions donner à pleines voiles sur une île, nommée Priparis, qui est sur ◀les▶ côtes ◀de▶ Siam, ◀de▶ laquelle on se croyait fort éloigné dans ◀l’▶Est, tous ◀les▶ pilotes se faisant proches ◀de▶ Mergui. À qui en est ◀la▶ faute ? On dit que ◀les▶ courants nous ont été contraires : ces courants ont bon dos ! Toujours ma chanson : ◀la▶ science est bonne sur mer ; mais ◀la▶ prudence ◀la▶ vaut bien.
Cette île de Priparis est mal marquée sur ◀les▶ cartes hollandaises qui ◀la▶ placent à seize degrés. ◀Les▶ cartes françaises, qui ne ◀la▶ mettent qu’à quinze, sont plus justes. Nous avons bien des grâces à rendre à Dieu ◀de▶ nous ◀l’▶avoir fait voir : on ne s’en défiait nullement ; & nous y aurions borné notre voyage.
Attendu que ◀les▶ navires n’ont plus ni eau ni bois, que ◀les▶ gonds ◀de▶ notre gouvernail ◀chassent▶, que ◀le▶ vent ne vaut rien pour aller à Mergui & est bon pour Négrades dont nous ne sommes qu’à vingt lieues, nous faisons route pour cette dernière.
Du vendredi 13 octobre 1690
Nous avons vu terre, ce matin sur ◀les▶ dix heures. Nous en avons fait ◀le▶ signal : ◀le▶ Florissant n’y a point répondu, & a poursuivi son chemin jusqu’à midi, qu’on lui a fait un second signal. Il était à plus ◀de▶ deux lieues au vent & derrière nous. Enfin, il a arrivé & nous lui avons parlé. M.de Porrières lui a dit que notre gouvernail étant en pitoyable état, c’était son sentiment ◀d’▶aller à Négrades pour ◀le▶ raccommoder ; qu’en deux jours ◀de▶ travail il serait en état ◀d’▶aller à Mergui joindre M. du Quesne, qui pourtant pouvait être à Négrades aussi bien qu’à Mergui. M.Joyeux lui a dit ◀d’▶aller ; que, pour lui, il allait encore croiser deux jours, & qu’il viendrait nous rejoindre s’il ne trouvait point M. du Quesne à ◀la▶ mer. Nous avons donc fait voile pour Négrades, mais, contre notre attente, ◀le▶ Florissant nous a suivis ; & lorsque nous avons été tout proche de Négrades, & que nous nous disposions à entrer dans ◀le▶ canal pour y mouiller, il a reviré ◀de▶ bord, & ne nous faisant aucun signe ◀de▶ rester, ◀l’▶Écueil a été obligé ◀de▶ ◀le▶ suivre. ◀D’▶où viennent tant de changements ◀de▶ volontés coup sur coup ? Aurait-il dans son vaisseau quelque ◀Le▶ Vasseur pour lui grossir ◀les▶ objets sur ◀le▶ péril ? Il ne faut qu’un lâche en autorité pour faire perdre cœur à mille braves gens.
Cette île de Négrades est ◀la▶ plus orientale, & à ◀la▶ pointe du sud du royaume ◀de▶ Pégu : nous reprenons ◀la▶ route ◀de▶ Mergui.
Du samedi 14 octobre 1690
Nous fîmes hier très mal ◀de▶ ne mouiller pas, nous serions à ◀l’▶abri des terres, où nous pourrions en même temps faire ◀de▶ ◀l’▶eau et du bois & raccommoder notre gouvernail ; au lieu que nous sommes à présent très mal. Un vent ◀d’▶Est-Sud-Est qui a souillé épouvantablement toute ◀la▶ nuit nous a rejetés au large. Il était accompagné ◀d’▶une très grosse pluie, & redoublait par des grains si forts que nous n’osions porter que nos pafis, encore avec ◀les▶ ris pris ; & ce même vent, qui souffle encore très bon frais, nous met hors ◀d’▶état ◀de▶ pouvoir attraper ni Mergui ni Négrades. ◀Le▶ vent nous a tellement ballottés toute ◀la▶ nuit que nous avons été obligés ◀de▶ rester ce matin deux heures & demie à ◀la▶ cape pour attendre ◀les▶ autres.
C’est une peste qu’un voleur à ◀la▶ mer. On en avait découvert deux, depuis quinze jours : on ◀les▶ avait mis aux fers, où ils sont restés jusqu’à aujourd’hui. On a fait cette matinée justice ◀d’▶un, qui est à présent libre : à demain l’autre. Ce sont deux soldats, qui ont cru que tout devait être commun dans ce monde, & qui sur ce fondement se sont emparés ◀de▶ ◀l’▶argent ◀de▶ deux matelots. Ces coquins ont joué cet argent & n’en ont rendu que la cinquième partie, encore ce a été malgré eux : ainsi ◀le▶ reste est perdu pour ceux à qui il appartient, mais qui en sont payés par leurs mains. On n’a point fait ◀d’▶autre cérémonie que ◀d’▶en amarrer ou lier un ◀le▶ ventre sur ◀le▶ canon, & dans cet état ◀de▶ ◀l’▶abandonner à ◀la▶ merci ◀de▶ celui qu’il avait volé ; lequel, ◀d’▶une corde goudronnée grosse ◀de▶ ◀la▶ moitié du bras, lui a chatouillé ◀le▶ corps à trois reprises à perte ◀d’▶haleine, & ◀l’▶a tapé en matelot volé & perdant. C’est un fripon, dont ◀le▶ dos portera en écrit plus ◀de▶ six semaines ◀la▶ vengeance ◀de▶ ◀la▶ mauvaise action ◀de▶ ses mains & ◀de▶ son malheur aux cartes. C’est un plaisir qu’une pareille exécution : s’il y a à bord d’autres gens capables ◀de▶ jouer ◀de▶ ◀la▶ griffe, ◀l’▶exemple est pathétique & palpable.
Du dimanche 15 octobre 1690
Toujours vent contraire, & il pleut de temps en temps. Ce matin à ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ messe l’autre soldat a passé en revue. Il avait affaire, très malheureusement pour lui, à un matelot qui sait mieux frapper & qui est bien plus vigoureux que celui ◀d’▶hier ; & qui, outre cela, a fait une bien plus grande perte : aussi ◀l’▶a-t-il accommodé en chien renfermé. Je ne conçois pas comment, sans être écrasé, ◀le▶ corps ◀d’▶un homme peut soutenir tant de coups, si bien & si vigoureusement appliqués. Il s’en sentira plus ◀de▶ deux mois. Cela me fait souvenir ◀de▶ ce que dit ◀l’▶Intimité déguisé en sergent, dans ◀Les▶ Plaideurs ◀de▶ M. Racine.
Il me semble que oui : je ne sais, mais enfin,
Il faut assurément que ◀le▶ corps ◀d’▶un fripon soit plus dur que celui ◀d’▶un honnête homme : quoi qu’il en soit, ◀le▶ matelot qui a épousseté celui-ci a si bien fait son devoir à ma fantaisie, moi qui aime ◀les▶ voleurs ◀de▶ tout mon cœur, que je me suis cru obligé ◀de▶ lui donner un grand coup ◀d’▶eau-de-vie pour ◀le▶ remettre ◀de▶ ◀la▶ fatigue qu’il venait de prendre. Ce sont ◀de▶ rudes frappeurs que ◀les▶ matelots, surtout lorsqu’ils sont piqués au jeu, & qu’ils se vengent. Ceux-ci sont honnêtes gens pourtant. Ils connaissaient ◀les▶ deux soldats qui ◀les▶ avaient volés ; & ne se sont plaints qu’après que ces deux soldats leur ont nié ◀le▶ fait pendant plus ◀de▶ huit jours, que ce fait a été découvert malgré eux ; & qu’ils ont déclaré qu’ils ne voulaient rien rendre du tout.
Du lundi 16 octobre 1690
◀Le▶ vent n’est plus si fort mais il est toujours contraire, & nous commençons à manquer ◀d’▶eau ; celle ◀de▶ pluie étant mauvaise, & sentant ◀la▶ fumée & ◀le▶ soufre.
Du mardi 17 octobre 1690
Il a fait calme tout ◀le▶ jour, ainsi une chaleur excessive. ◀Le▶ vent est venu ce soir, du Nord-Ouest, bon pour rattraper Négrades. ◀Les▶ idoles ◀de▶ Siam garderont leur surtout ◀d’▶or : j’enrage, & ne suis pas ◀le▶ seul ; mais, ◀le▶ chagrin des autres ne diminue pas le mien, ni le mien ◀le▶ leur. Il faut entendre là-dessus ◀les▶ exclamations ◀d’▶un des plus bouffons personnages du monde : on s’en tient ◀les▶ côtes ◀de▶ rire, ◀d’▶autant plus qu’il ne passe pas pour avoir plus ◀de▶ religion qu’il y a ◀de▶ moelle dans ◀la▶ jambe ◀d’▶une pie. C’est lui que ◀les▶ matelots ont nommé ◀le▶ ressac du Diable : j’en ai parlé dans le premier volume.
Du mercredi 18 octobre 1690
Toujours bon vent : nous avons fort bien été toute ◀la▶ journée, & nous avons mouillé ce soir à ◀la▶ proximité ◀de▶ Négrades, où on n’a pas hasardé ◀d’▶entrer à cause des courants qui sont ici extrêmement violents & forts. Demain, Dieu aidant, nous y entrerons. ◀Le▶ Florissant est mouillé tout proche de nous : quelque rat pourrait peut-être ◀le▶ reprendre encore, suivant sa bonne & sainte coutume. Il fera tout comme il voudra : pour nous, nous entrerons. Il en est averti : qu’il prenne son parti ; le nôtre est pris.
Du jeudi 19 octobre 1690
Nous sommes aujourd’hui entrés à Négrades, que notre navire a salué en touchant, parce que nous avons évité ◀de▶ tomber sur ◀le▶ Florissant, qui a fait une mauvaise manœuvre & qui nous a obligés ◀d’▶en faire une aussi, crainte ◀de▶ nous incommoder l’un l’autre. Nous en étions tout proches, & nous y avons entendu un bruit ◀de▶ tous ◀les▶ diables. Toutes ◀les▶ harengères ◀de▶ ◀la▶ halle jointes ensemble, en s’arrachant ◀le▶ tignon, en feraient assurément moins. C’était cent fois pis ici qu’à notre arrivée à Saint-Yago.
Novembre 1690
Du mardi 14 novembre 1690
Nous sommes sortis ◀de▶ Négrades ce soir ; &, n’ayant rien à écrire jour par jour, j’ai remis à dire ce que c’est que cette île, ce qui m’en a paru & ce que j’y ai appris, lorsque nous serions sous ◀les▶ voiles. A demain ◀la▶ partie ; il est aujourd’hui trop tard pour commencer : je dirai toujours par avance qu’il y a très peu de chose à dire sur un pays inhabité.
Du mercredi 15 novembre 1690
Nous sortîmes hier au soir ◀de▶ Négrades par un assez bon vent, qui s’est rendu contraire dès cette nuit, & qui continue. Tant pis.
Grâce à Dieu, nous sommes tous réunis. ◀Le▶ Gaillard & ◀l’▶Oiseau arrivèrent ensemble à Négrades, ◀le▶ mercredi 25 du mois passé, & ◀le▶ lendemain mouillèrent proche de nous. Ils étaient accompagnés ◀d’▶un petit navire portugais qui était parti ◀de▶ Madras ◀le▶ 28 août dernier, trois jours après notre combat, qui fut ◀le▶ même jour que M. du Quesne envoya ◀les▶ chaloupes armées pour prendre un anglais qui était à deux lieues ◀de▶ nous. Elles revinrent ◀le▶ trente, sans avoir pris ce navire, qui s’était échoué. Je ◀l’▶ai dit à ◀l’▶article du 1er septembre, page 54.
◀Le▶ mercredi 8 du courant, il parut au large un autre navire. ◀Le▶ Lion adonné dessus, & ◀le▶ Dragon sortit ◀le▶ dix : ils revinrent ◀le▶ douze avec un autre petit vaisseau portugais, qui était aussi à Madras lors de notre combat, & qui n’en est parti que douze jours après. Nous avons su ◀de▶ lui que ◀les▶ ennemis ont perdu bien du monde, dont ils ne veulent pas dire ◀le▶ nombre : que ◀l’▶amiral hollandais avait eu ◀la▶ tête emportée ◀d’▶un boulet ◀de▶ canon ; que ◀l’▶amiral anglais a eu ◀le▶ nez coupé ◀d’▶un éclat ; que ces messieurs font courir ◀le▶ bruit que nous avons perdu plus ◀de▶ cent hommes, dont on avait trouvé partie des corps sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer ; & que nous avions été à Saint-Thomé, à deux lieues ◀de▶ là, faire enterrer ◀le▶ reste, entre autres. M.du Quesne, qu’ils assurent avoir été tué, & qui pourtant est en état ◀de▶ leur faire connaître qu’il est en vie.
Ce Portugais assure qu’on a trouvé sur ◀la▶ côte plusieurs cadavres, que ◀la▶ mer y a jetés. Je ne fais aucune difficulté ◀de▶ ◀le▶ croire ; mais je crois aussi que ce sont ◀les▶ gens ◀de▶ ce bâtiment anglais que nous prîmes ◀le▶ lendemain ◀de▶ notre combat, dans ◀la▶ soute duquel je descendis, & ôtai une mèche allumée ◀d’▶un baril plein ◀de▶ poudre : j en ai parlé page 51. Je crois, dis-je, que ◀l’▶équipage ◀de▶ ce bâtiment, ayant voulu se sauver ◀la▶ nuit, & ne conservant pas dans leur fuite toute ◀la▶ présence ◀d’▶esprit nécessaire, auront donné sur quelque roche, où leur chaloupe se sera brisée, ou même ont été abîmés par ◀les▶ brisants qui sont là tels qu’ils sont à Pondichéry ; & qu’ayant été ainsi noyés, leurs corps auront été poussés à terre par ◀la▶ mer, qui charrie toujours sur ses bords tout ce qu’elle trouve ◀d’▶impur & ◀de▶ mobile dans son sein. Il se peut encore que parmi ces cadavres aient été compris quelques gens ◀de▶ ◀l’▶équipage ◀de▶ cet autre navire anglais dont j’ai parlé à ◀l’▶article du 1er septembre, page 54, qui s’était échoué ◀le▶ jour précédent, auquel nos chaloupes allèrent vainement, & dont elles amenèrent simplement deux Lascaris ; il se peut, dis-je, que quelques-uns ◀de▶ ces gens aient couru même risque que ◀les▶ autres, & qu’ils ne s’en soient pas mieux tirés.
Cette pensée me paraît si vraisemblable, & même si juste, que je m’y arrête, avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ raison que ◀la▶ quantité ◀de▶ cadavres que ◀le▶ Portugais dit qui ont été trouvés sur ◀la▶ côte ne convient point au peu de monde que nous avons perdu, ayant tous été bien plus endommagés dans nos navires & nos manœuvres que dans ◀les▶ hommes, Dieu merci.
Négrades ou Négerades est située par seize degrés ◀de▶ latitude Nord : à l’égard de sa longitude, elle est tellement incertaine qu’il y a des cartes, qui ◀la▶ mettent à cent seize degrés, d’autres à cent vingt-quatre, & la mienne à cent trente-deux ◀d’▶éloignement du méridien dans ◀l’▶Est ; ce qui ferait une différence entre les premières cartes & la mienne ◀de▶ seize degrés, qui seraient, à vingt lieues par degré, trois cent vingt lieues. On peut voir par ce seul exemple ◀l’▶incertitude ◀de▶ cette longitude. Je ◀le▶ répète encore, il faut que ◀les▶ RR. PP. jésuites aient ◀la▶ charité ◀de▶ donner au public leurs observations astronomiques & ◀d’▶hydrographie : tous ◀les▶ navigateurs ◀les▶ en croiront, parce que leur habileté sur ces sciences est connue ◀de▶ toutes ◀les▶ nations.
Cette île, qui peut avoir deux à trois lieues ◀de▶ tour, est contiguë au royaume du Pégu, duquel elle n’est séparée que par un bras ◀de▶ mer qui n’a pas un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ large, & qui est si bas qu’on ◀le▶ passe à pied sec ◀de▶ marée basse. Je prie ◀le▶ lecteur ◀de▶ remarquer en passant que, sur ce que ◀l’▶examen m’a montré, ce que ◀les▶ pilotes nomment ici courants n’est autre chose que ◀le▶ flot & jusant, ou flux & reflux ; mais, comme ils ne connaissent pas ici ◀les▶ œuvres ◀de▶ marée comme ils ◀les▶ connaissent en Europe, & qu’ils n’ont point étudié ◀l’▶heure du flot, ni celle du jusant, ils sont obligés ◀de▶ nommer courants ce qui, à ce que je crois, n’est en effet que ◀l’▶arrivée ou ◀le▶ retour ◀de▶ ◀la▶ mer, qui monte peu dans son flux, & perd peu dans son jusant, en comparaison de ce qu’elle monte ou qu elle baisse en Europe. C’est ce qui m’a paru ici.
Je ne parle que ◀de▶ ◀la▶ petite île de Négrades seulement, dans laquelle nous avons campé, à cause de nos malades ; car pour l’autre, qui est grande, à ce qu’on dit, & qui me paraît ◀l’▶être en effet, je n’y ai été que deux fois. On mouille entre ces deux îles par quatorze, quinze, ou seize brasses ◀d’▶eau, ◀d’▶une bonne tenue puisque ◀les▶ vaisseaux n’ont point dérivé, quoique ◀les▶ courants y soient très violents. Ce sont ◀les▶ dernières terres du Pégu, du côté de ◀la▶ bande du Sud.
Ce pays est inhabité, très malsain, couvert ◀de▶ bois, & très humide par ◀la▶ grande quantité ◀de▶ pluies qu’il y fait, qui sont si fortes & si fréquentes que quoique ◀le▶ soleil darde ici des rayons brûlants, & que ◀la▶ chaleur y soit excessive, ◀la▶ terre n’y est jamais sèche. Cette île est pleine ◀d’▶étangs, qui nourrissent quelque poisson, & beaucoup de canage sauvage. Ils nourrissent aussi quantité ◀d’▶insectes & ◀de▶ monstres inconnus dans notre Europe ; qui sont, à ce qu’on dit, produits ici par ◀la▶ corruption & ◀l’▶humidité ◀de▶ ◀la▶ terre, fermentée par ◀l’▶ardeur du soleil. J’avoue que, sans être nullement naturaliste, je ne crois point celui-là, étant persuadé que tous ◀les▶ animaux, tels soient-ils, viennent par ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ génération, & par ◀l’▶accouplement du mâle & ◀de▶ ◀la▶ femelle de même espèce ; & que ce que ◀le▶ vulgaire appelle monstre n’est autre chose que ◀la▶ production ◀de▶ ◀la▶ conjonction monstrueuse ◀d’▶une espèce avec une autre. ◀L’▶île est pleine ◀de▶ couleuvres, qui frayent avec ◀les▶ anguilles ; du moins j’en ai vu se jeter à ◀l’▶eau dans ◀les▶ étangs. Elle fourmille ◀de▶ serpents, qui ne sont point malfaisants, puisque tout aussitôt que paraît un homme, ils fuient & se cachent dans ◀les▶ trous ou dans ◀les▶ buissons.
◀Les▶ eaux sont pleines ◀de▶ caïmans, qui est un furieux animal, long ◀de▶ dix pieds, fait tout de même qu’un crocodile, excepté qu’il n’a point ◀de▶ petites cornes aux côtés ◀de▶ ◀la▶ tête comme ◀le▶ crocodile en a. Il a ◀la▶ queue coupée par intervalles comme une crémaillère, & ◀le▶ crocodile a la sienne ronde, qui finit en s’amenuisant. ◀La▶ langue du caïman est coupée en fer ◀de▶ lance, & celle du crocodile est large & plate. Ces deux animaux n’ont du reste aucune différence essentielle. Ils sont tous deux très beaux à voir, mais très dangereux à approcher ◀de▶ près. Ils sont l’un & l’autre amphibies, c’est-à-dire qu’ils vivent se nourrissent sur terre & dans ◀l’▶eau : où cependant ◀le▶ caïman vient bien moins fréquemment que ◀le▶ crocodile. Ils remuent tous deux ◀la▶ mâchoire supérieure, aussi bien que ◀l’▶inférieure, comme ◀le▶ perroquet ; & si ces deux animaux ne se faisaient pas une guerre perpétuelle, on ◀les▶ prendrait pour être ◀de▶ ◀la▶ même espèce.
Ils ont tous deux ◀le▶ corps couvert ◀d’▶écailles, larges ◀d’▶un pouce environ en carré, relevées comme un diamant à facettes : ces écailles sont marquetées ◀de▶ blanc, ◀de▶ jaune, ◀de▶ rouge, ◀de▶ bleu, avec un peu de noir, taillées par échelons en octogones aussi polis & luisants que ◀le▶ cristal, & ◀d’▶un éclat si vif que ◀l’▶œil n’en peut soutenir ◀la▶ réverbération, lorsque ◀le▶ soleil donne dessus. Lorsque cet animal dort, on ◀le▶ prendrait au soleil pour une continuité ◀de▶ diamants, ◀d’▶émeraude & ◀de▶ topazes. C’est dommage que cet éclat ternisse lorsque ◀l’▶animal est mort, & que par ◀la▶ suite du temps ces écailles & ces peaux deviennent telles qu’on ◀les▶ voit chez ◀les▶ apothicaires, ardents rechercheurs ◀de▶ sottises.
Leur tête est faite comme celle ◀d’▶un lézard : ils ont tous deux trente-deux dents en bas & trente-six en haut, fortes, plates, longues & pointues ; quatre pattes griffées, dont ils nagent dans ◀l’▶eau, & dont ils rampent lentement à terre ; ce qui fait qu’on ◀les▶ évite avec facilité. On dit ordinairement que ◀les▶ crocodiles du Nil contrefont ◀le▶ cri ◀d’▶un enfant : ceux d’ici sont aussi muets qu’une carpe. Nous avions ◀de▶ très bons poissons ◀de▶ mer, & plus qu’il n’en fallait, puisqu’on en péchait tous ◀les▶ jours, & ◀la▶ viande ne nous manquait point : ainsi, ce n’était pas par nécessité que nos matelots avaient écorché un caïman, qu’ils ◀l’▶avaient fait cuire, & ◀l’▶allaient manger si je n’en avais pas averti ◀le▶ commandeur, qui vint promptement & ◀le▶ fit jeter. Je crois que toute ◀la▶ mateloterie a ◀le▶ diable dans ◀les▶ dents. J’en dirais volontiers ce que ◀le▶ Poema Maccaronicum dit des reîtres,
Nil illis troppo calidum frigidumve diablis.
J’étais à ◀chasser▶ avec quatre autres Français ◀de▶ notre bord. Nous trouvâmes un caïman : n’appréhendant pas sa course, qui n’est pas plus vite que celle ◀d’▶un enfant qui sort ◀de▶ ◀la▶ lisière, nous ◀l’▶approchâmes, & ◀le▶ tirâmes tous cinq à balle seule ◀de▶ dix pas, & tous dans ◀le▶ même endroit du corps. Nous fîmes trois décharges sur lui : ce sont quinze balles, qui ne ◀l’▶endommagèrent pas plus que quinze pommes cuites endommageraient un bloc ◀de▶ marbre. Je crois qu’un boulet ◀de▶ canon ◀de▶ quatre livres n’entamerait pas sa peau. J’équarris une balle ◀de▶ calibre, & lui lâchai mon coup dans ◀le▶ gosier, dans ◀le▶ temps qu’il avait ◀la▶ gueule ouverte. Il fit une infinité ◀de▶ bonds, & enfin ◀la▶ perte ◀de▶ son sang ◀le▶ fit tomber sur ◀le▶ dos. ◀De▶ nos matelots ◀l’▶emportèrent, & c’était lui qu’ils voulaient manger.
Je me souviens ◀d’▶avoir lu quelque part que ◀le▶ lion fait fuir ◀le▶ tigre, & que ces deux espèces ◀d’▶animaux ne se trouvent point dans ◀le▶ même lieu. Cela est assurément très faux : il y en a ici quantité des uns & des autres. Nos chasseurs, & tous ceux qui ont été dans ◀le▶ bois, en ont vu ; mais, ces animaux ne font ◀de▶ mal à personne, & il avait été défendu ◀de▶ leur en faire.
On dit qu’on y a vu des éléphants : cela se peut, y en ayant dans ◀la▶ grande terre contiguë à ◀l’▶île. Pour moi, je n’y en ai point vu, mais oui bien des buffles faits comme ceux ◀d’▶Italie, et qui m’ont paru tout aussi féroces. J’ai été une fois à ◀la▶ chasse avec un matelot seul : je n’y allais ordinairement qu’en compagnie. Cette fois-là, j’allais sur une pelouse où j’avais vu des paons ; &, pour ne ◀les▶ pas effaroucher, je coupais par ◀le▶ bois. Je rencontrai une troupe de plus ◀de▶ trente buffles. ◀Le▶ matelot qui était avec moi voulaient que je tirasse dessus. Je n’en fis rien, bien persuadé qu’étant bâtis comme ceux ◀d’▶Italie ils ne seraient pas plus civils. Si ◀le▶ matelot avait eu un fusil, il nous serait arrivé malheur. Je ◀les▶ laissai passer, & fis bien, puisque deux jours après un seul ◀de▶ ces animaux a terrassé ◀le▶ capitaine des matelots & ◀le▶ capitaine ◀d’▶armes ◀de▶ ◀l’▶Oiseau, deux grands hommes robustes & forts, dont le dernier, qui avait tiré son coup, a ◀le▶ ventre crevé ◀d’▶un coup ◀de▶ corne & très en danger ◀de▶ ◀la▶ vie ; ◀le▶ moins qui lui en peut arriver étant ◀de▶ rester eunuque ◀le▶ reste ◀de▶ ses jours : l’autre en a été quitte pour une cabriole en ◀l’▶air & un bras démis en tombant. Nos chasseurs en ayant tué & en ayant mangé, je puis assurer qu’il ne diffère en rien ◀de▶ celui ◀de▶ Ferrare, même goût & même couleur ; ainsi qu’il est parfaitement bon à quelque sauce qu’on ◀le▶ mette, bouilli, rôti, ou en pâté ; qu’il fait un potage excellent ; & qu’accommodé en bœuf à ◀la▶ mode, il vaut mieux, selon moi, qu’à toutes autres sauces.
◀L’▶île est pleine ◀de▶ sangliers, ◀de▶ cerfs & ◀de▶ biches : on ◀les▶ trouve par troupes ◀de▶ cent & deux cents. Nos chasseurs en ont fait une boucherie très grande, & en fournissaient une très grande quantité, tant à nous qu’à nos malades, auxquels on en faisait ◀de▶ ◀la▶ soupe & du bouillon parfaitement bon, avec des légumes que je ne connais point, & que ◀les▶ chirurgiens disent qu’ils connaissent, & auxquelles ils donnent des noms qui me guériraient ◀de▶ ◀la▶ fièvre tierce. On y ajoutait aussi du gibier à plume, tué dans ◀le▶ bois, tel qu’on ◀l’▶avait.
◀Le▶ sanglier n’est pas à beaucoup près si gros que celui ◀de▶ France : ◀le▶ plus fort qu’on y a tué ne pesait que cent quatorze livres. Il est assez bon, un peu fade lorsqu’il est frais tué, mais fort appétissant lorsqu’on ◀le▶ met au pot ou à ◀la▶ broche du jour au lendemain, & qu’il a été un peu salé ◀la▶ veille. J’en ai fait saler deux petits barils tout ◀de▶ poitrines. ◀Le▶ cerf & ◀la▶ biche sont assez délicats, mais maigres. C’est une viande dont on est dégoûté en peu de jours. Nous en avons mangé à toutes sauces, au pot, à ◀la▶ broche, en ragoût & au four ; mais au bout de quatre ou cinq jours cela ne convient plus qu’au pot, parce qu’on en est bientôt rebuté autrement. Ces animaux sont ◀d’▶un très grand secours pour un équipage, & surtout pour des malades, quand ce ne serait qu’à cause du bouillon. Nos chasseurs ne nous en laissaient pas manquer ; & pendant vingt-quatre jours que nous sommes restés à Négrades, notre seul vaisseau a eu plus ◀de▶ deux cents, tant sangliers que cerfs & biches. ◀La▶ hure des premiers est bonne, fraîche à ◀la▶ broche ; mais elle vaut infiniment mieux au pot, lorsqu’elle a passé douze heures dans ◀le▶ sel.
Cette viande veut être promptement mangée, parce qu’elle se corrompt ◀d’▶un jour à l’autre : peut-être, à ce qu’on dit, à cause que, ne perdant pas tout son sang par ◀les▶ trous des balles, ce qui en reste dans ◀le▶ corps est facile à s’empuantir ; peut-être aussi que ◀la▶ chaleur qu’il fait ici en est cause. Je crois que tout cela y contribue : cependant, j’ai remarqué que ◀les▶ bestiaux ◀de▶ Moali, qui étaient bien saignés, ne se conservaient pas plus longtemps & qu’un mouton ◀de▶ France, qui fut tué il y a trois jours, parce qu’il s’était cassé une jambe, s’est conservé jusqu’à aujourd’hui si pur & si sain qu’on ne ◀le▶ mangera que demain. J’en reviens à ce que j’en ai déjà dit ci-devant au sujet des bestiaux ◀de▶ Moali, que c’est ◀l’▶humidité ◀de▶ leur nourriture, dans un pays toujours mouillé, qui en est cause.
Il y a dans une île, à une lieue ◀de▶ celle où nous étions mouillés, une quantité prodigieuse ◀de▶ tortues. Ce ne sont point ◀de▶ celles dont ◀les▶ écailles servent à faire des tabatières, des peignes & d’autres ouvrages, lorsque nos artisans ◀les▶ mettent en œuvre. C’est une autre espèce ◀de▶ tortue, qu’on nomme caret, & dont ◀la▶ maison qui n’est que ◀d’▶une seule pièce n’est propre à rien. Il y en a qui pèsent quatre cent cinquante & cinq cents livres.
◀Le▶ corps est adhérent à ◀la▶ maison, & en fait partie. Ce ne sont que ◀les▶ femelles qui viennent à terre, ◀le▶ mâle restant toujours à ◀l’▶eau. Cet animal ne fait que se traîner fort lentement, parce que ses pattes ou ses nageoires sont extrêmement faibles & ne peuvent porter un si grand faix. Lorsqu’il est une fois tourné sur ◀le▶ dos, il est impossible qu’il se retourne sur ◀le▶ ventre, & par conséquent qu’il marche. Il ne vient à terre que pour se décharger ◀de▶ ses œufs, qu’il porte en très grande quantité, jusqu’au nombre ◀d’▶un millier, dont il se décharge à plusieurs fois. Ces œufs sont parfaitement ronds & comme une bille à jouer au billard & ◀de▶ ◀la▶ même grosseur. Ils sont renfermés à ◀la▶ suite l’un ◀de▶ l’autre dans une espèce ◀de▶ boyau, à peu près comme ◀le▶ crottin ◀de▶ brebis dans ◀le▶ corps ◀de▶ ◀l’▶animal, avant ◀l’▶expulsion. Ils ne valent rien à manger, quoique ◀les▶ matelots ◀les▶ mangent ; mais que ne mangent-ils pas ? Ces œufs sont couverts, non ◀d’▶une coque, mais seulement ◀d’▶une pellicule fort blanche & fort mince, tendre comme du parchemin mouillé : en sorte qu’on peut ◀les▶ laisser tomber sans appréhender qu’ils se cassent, ◀la▶ peau obéissant sans se crever.
Il semble que Dieu ou ◀la▶ nature (l’un n’est pas ici autre chose que l’autre) ait donné à cet animal ◀la▶ connaissance ◀de▶ ◀l’▶impossibilité où il est par lui-même ◀de▶ faire éclore ces œufs, & qu’il connaisse qu’outre qu’un fardeau aussi pesant que son corps écraserait ces œufs, s’il portait dessus, ◀la▶ chaleur qu’il pourrait leur communiquer à travers sa maison ou son plastron ne serait pas assez forte pour ◀les▶ faire éclore, & que pour ne point tromper ◀l’▶ardeur ◀de▶ cet animal dans ◀la▶ propagation ◀de▶ son espèce, ◀la▶ nature lui a donné ◀l’▶instinct ◀de▶ faire un trou dans ◀le▶ sable où ◀la▶ mer ne monte point, & ◀de▶ s’y décharger ◀de▶ ces œufs à plusieurs fois au nombre ◀de▶ mille au moins, qu’il confie à ◀la▶ chaleur bénigne du soleil, qui ◀les▶ fait éclore & leur donne ◀la▶ vie : & à peine sont-ils éclos qu’ils cherchent naturellement ◀l’▶eau & leur mère, qui ◀les▶ y attend pour ◀les▶ défendre d’autres monstres ◀de▶ mer, qui ◀les▶ attendent aussi pour ◀les▶ dévorer ; en sorte que ◀d’▶une portée si nombreuse à peine en réchappe-t-il la vingtième partie, quelque défense que puisse faire ◀la▶ mère, dont ◀le▶ bec crochu plus que celui ◀d’▶un perroquet, & gros à proportion ◀de▶ son corps, coupe tout ce qu’on lui présente, même ◀le▶ fer.
C’est lorsque cet animal vient à terre pour y faire sa ponte que ◀les▶ matelots ◀le▶ prennent & ◀le▶ mettent sur ◀le▶ dos, ◀d’▶où, comme j’ai dit, il lui est impossible ◀de▶ se retourner sur ◀le▶ ventre. Il a une propriété ; c’est qu’il reste en vie tourné sur ◀le▶ dos pendant vingt ou vingt-cinq jours, en lui jetant tous ◀les▶ matins pour tout aliment quatre ou cinq seaux ◀d’▶eau sur ◀la▶ tête. Sa chair est ◀d’▶assez bon goût ; elle fait ◀d’▶assez bonne soupe & ◀de▶ bonnes fricassées ; elle est à mon sens trop purgative, car pour en avoir seulement mangé deux fois ◀de▶ suite, je me suis trouvé très affaibli par ◀le▶ cours ◀de▶ ventre qui me tient encore. Ajoutez à cela que ◀les▶ Portugais qui étaient à Négrades n’en ont point mangé du tout : cela me fait soupçonner que cette tortue n’est pas fort saine. Je ◀la▶ regarde à présent comme je regarde ◀le▶ cabri & ◀le▶ marsouin : il n’en entrera jamais dans mon corps, ou du moins rarement. Je ◀la▶ crois bonne & saine pour une fois en six mois, mais pas plus.
Il y a quantité ◀de▶ paons, mais tellement sauvages qu’il est presque impossible ◀d’▶en approcher. Nos dindes en France ne sont que leurs avortons bâtards ; ◀les▶ paons sont deux fois aussi gros. J’en ai pesé un sans plume, mais non vidé : il pesait vingt-sept livres un quarteron. C’est un plaisir ◀de▶ ◀les▶ voir se paonnader au soleil sur un pré, où ils viennent pacager. Une queue ◀de▶ paon sauvage est un des plus beaux spectacles que ◀la▶ nature puisse faire voir : on pourrait dire que c’est son chef-d’œuvre ; mais ◀les▶ yeux sont en admiration ◀d’▶en voir devant eux une trentaine à la fois se mirer dans ◀la▶ queue l’un ◀de▶ l’autre & étaler leur orgueil en se promenant, avec autant ◀de▶ morgue & ◀de▶ gravité qu’un hidalgue parmi des passants espagnols, pendant que ◀les▶ poules & ◀les▶ jeunes paons paissent ◀l’▶herbe. Cet animal est extrêmement méfiant : il y en a toujours trois en sentinelle, un en tête, un en flanc & l’autre à ◀la▶ queue du troupeau ; &, au cri qu’ils font en s’élevant ◀de▶ terre, ◀les▶ autres avertis par ◀le▶ signal, prennent leur vol ◀d’▶une rapidité surprenante & vont se percher sur ◀les▶ arbres ◀les▶ plus élevés. Il faut être bien subtil & bien patient pour en tuer & ◀les▶ tirer par ◀le▶ derrière, parce que quand on ◀les▶ tire par devant ◀le▶ plomb coule sur ◀la▶ plume sans ◀les▶ blesser. Leur goût est exquis ; & nos dindes, qui en ont une partie, n’en approchent pas. Leur nid est élevé à ◀la▶ cime des arbres & si bien suspendu que, quelque vent qu’il fasse, il n’en est point ébranlé. Aucun matelot n’a osé y monter, non plus que moi, crainte ◀de▶ se casser ◀le▶ cou.
◀Les▶ autres animaux à plumes y sont ◀les▶ mêmes qu’à Moali, mais ◀les▶ perroquets ◀de▶ toutes couleurs, rouges, gris, verts, jaunes & mélangés sont meilleurs & ◀les▶ plus exquis ◀de▶ tous : leur chair est tendre, courte, & fond dans ◀la▶ bouche. Comme il y en a ◀de▶ toutes couleurs, il y en a aussi ◀de▶ toutes grosseurs, depuis ◀la▶ perruche, très commune en France, jusqu’à ◀la▶ poularde : tous bons, pourvu qu’ils ne soient pas vieux ; car, pour lors, leur goût est plat & insipide, ne valant qu’à faire du bouillon, & si durs qu’il n’y a que ◀les▶ dents des matelots qui puissent y mordre, & plutôt ◀l’▶arracher.
On m’a dit qu’on y a vu des singes : je n’y en ai point vu ; mais je suis sûr qu’il y en a, puisqu’il y a des guenons. Un ◀de▶ nos chasseurs avait tiré sur une guenon ◀d’▶un ordre ou ◀d’▶un genre ◀de▶ singe qui se nomme sapajoux. Ils sont ◀d’▶une couleur verte, & ne sont ni si mauvais ni si larrons que ◀les▶ autres singes.
Cette bête tenait son faon & lui donnait à téter lorsqu’elle avait été tirée. ◀La▶ violence du coup ◀la▶ fit tomber ◀de▶ ◀la▶ hauteur ◀d’▶une seconde chambre. Celui qui ◀l’▶avait blessé alla à elle, & resta surpris que loin qu’elle lui montrât ◀les▶ dents elle lui tendit ◀la▶ main, & lui montra son petit tombé à trois pas ◀d’▶elle : il alla ◀le▶ ramasser & ◀le▶ lui rendit ; elle ◀l’▶embrassa, & ◀le▶ mit sur son bras. ◀Le▶ chasseur ◀les▶ apporta à bord l’une & l’autre : cette bête se laissa emporter sans faire ni mal ni difficulté. M.de Porrières, touché des caresses que cet animal faisait à son faon, pria ◀La▶ Fargue, notre chirurgien, ◀de▶ voir ◀l’▶endroit où elle était blessée, & ◀de▶ tâcher ◀de▶ ◀la▶ guérir. Il ◀la▶ sonda. Elle se laissa faire sans branler. Il lui tira trois grosses dragées : elle en parut soulagée & lui montra elle-même avec un doigt ◀de▶ sa main un endroit au-dessous de sa tétine gauche, & semblait lui demander un nouveau secours. Il ◀la▶ sonda ◀de▶ nouveau ; &, pendant cinq jours que cette bête vêquit, toutes les fois qu’il ◀la▶ pansait elle lui montrait toujours ◀le▶ même endroit au-dessous de sa tétine gauche : & du reste, se laissa trois fois saigner au bras avec une docilité toute raisonnable, & prenait un peu du bouillon qu’on lui présentait.
Son faon mourut le troisième jour entre ses bras, faute de nourriture, ◀le▶ lait ◀de▶ sa mère étant pourri. Tout mort qu’il était, elle ◀l’▶embrassa & ◀le▶ baisa, & ◀le▶ mit à côté ◀d’▶elle & non plus sur sa cuisse ou sur son bras, comme elle avait fait pendant qu’il avait été en vie. On ◀la▶ vit effectivement pleurer & on entendit dans son estomac comme des espèces ◀de▶ soupirs. Environ une heure après, M. de Porrières lui fit ôter son petit. Elle tendit ◀les▶ bras au matelot qui ◀le▶ prenait : elle ◀le▶ prit, ◀le▶ baisa ◀de▶ nouveau & ◀le▶ rendit. On lui vit encore ◀les▶ yeux pleins ◀de▶ larmes.
◀La▶ Fargue vint un moment après pour ◀la▶ panser : elle lui baisa ◀la▶ main, lui montra encore avec son doigt ◀le▶ dessous ◀de▶ sa mamelle gauche ; & ◀le▶ regarda ◀d’▶un air à attendrir tous ◀les▶ spectateurs. Je ne sais ce que M. de Porrières & d’autres n’auraient point donné pour sauver cette bête. ◀La▶ Fargue ◀la▶ sonda ◀de▶ nouveau, tout aussi inutilement que ◀les▶ autres fois. Enfin, elle mourut ◀le▶ matin du sixième jour ◀de▶ ses blessures entrant sur ◀le▶ sept. Elle avait été blessée ◀le▶ samedi quatre du courant sur ◀les▶ cinq heures du soir, & mourut ◀le▶ samedi à six heures du matin, dans le moment que ◀La▶ Fargue qui ◀la▶ pansait toutes ◀les▶ douze heures venait pour ◀la▶ panser.
Il pria ◀le▶ commandeur ◀de▶ souffrir qu’il ◀l’▶ouvrît. Cela lui fut permis ; & notre chirurgien eut ◀le▶ chagrin ◀de▶ voir sa bêtise & son ignorance éclater aux yeux de tout le monde, curieux ◀de▶ voir ◀l’▶endroit que cette bête avait toujours montré sous sa tétine gauche. C’était une dragée restée dans ◀la▶ chair entre deux côtes, justement dans ◀le▶ pli que faisait son corps en se mouvant. C’était là ce qui faisait tant de douleur à cette bête lorsqu’elle se dressait ou qu’elle se baissait ; ce qu’un habile homme aurait connu tout ◀d’▶un coup. Notre chirurgien passe pour tel : mais, en voilà une vilaine preuve. Heureux ◀les▶ animaux ◀de▶ n’avoir ni médecins, ni chirurgiens ◀de▶ leur ordre ! & ◀de▶ ce que ◀la▶ nature, sans art, leur enseigne ◀les▶ simples qui conviennent à leur guérison, & ◀de▶ n’avoir point ◀d’▶autre emplâtre que leur langue !
Que ◀le▶ lecteur raisonne là-dessus tant qu’il lui plaira : je laisse ◀le▶ champ libre à sa physique & à sa métaphysique. Qu’il mette d’accord s’il peut Aristote, Pline, Descartes, Rohault, Gassendi, ◀La▶ Chambre, & tous ◀les▶ autres qui ont donné sur ◀les▶ animaux leurs visions pour des vérités. Qu’il me donne, à moi, un système juste ◀de▶ leur instinct ; qu’il me montre une différence juste, sensible & palpable ◀de▶ cet instinct d’avec ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶homme ; qu’il me prouve que ◀les▶ animaux ne sont que des êtres matériels & des machines ; qu’il me prouve qu’ils ne pensent pas, donc qu’ils ne sont pas ; en un mot, que ◀le▶ lecteur ◀les▶ définisse comme il lui plaira, je ◀l’▶en laisse ◀le▶ maître ; mais, à mon égard, je n’en croirai ni plus ni moins que ce que j’en crois ; & je me contente ◀de▶ lui donner cet article ◀de▶ ◀la▶ guenon pour aussi vrai, dans toutes ses circonstances, qu’il est vrai que je suis chrétien baptisé & qu’il faut que je meure un jour.
Que ce lecteur me trouve parmi ◀les▶ femmes, j’entends ◀les▶ plus raisonnables, une mère qui agisse avec plus ◀de▶ constance, plus ◀de▶ tendresse & plus ◀de▶ fermeté pour son enfant, & en même temps plus ◀de▶ fermeté, plus ◀de▶ raison & ◀de▶ docilité pour elle, & plus ◀de▶ reconnaissance pour ses bienfaiteurs. J’avoue que cela me passe ; & j’en suis ◀d’▶autant plus touché que j’en ai toujours été témoin oculaire. Que ◀le▶ lecteur y réfléchisse à son tour.
J étais à me promener sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer & lisais mon cher Ovide, & j’en étais à ◀l’▶endroit des Fastes où il raconte en plaisantant pourquoi on immolait un âne à Silène : ◀l’▶endroit est tout bouffon ; & j’y étais tellement attaché que je ne prenais pas garde où je mettais ◀le▶ pied. Je tombai dans un creux que ◀les▶ eaux ◀de▶ ◀la▶ prairie se sont fait par leur écoulement. Je me déshabillai pour laver mes hardes ; &, pendant qu’elles séchaient au soleil, j’entrai plus avant dans ◀l’▶eau. Je trouvai des moules plus belles que celles ◀de▶ Charron, abbaye ◀de▶ filles proche de ◀La▶ Rochelle : ◀la▶ moindre était plus belle & plus longue que ◀le▶ doigt du milieu de ma main. Je vins quérir mon couteau & mon mouchoir ; &, voyant qu’elles étaient pleines, je ◀l’▶en emplis. En avançant, je trouvai des huîtres, & entre autres plusieurs ◀d’▶une grosseur si prodigieuse qu’à peine pouvais-je en porter une à chaque main. J’en ramassai environ une douzaine, que je mis dans ◀le▶ pré, & ◀le▶ lendemain au matin j’y menai MM. ◀de▶ Porrières, Charmot, Guisain, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ & notre aumônier. Je retrouvai ◀les▶ huîtres où je ◀les▶ avais mises : ils en admirèrent comme moi ◀la▶ grosseur. J’avais eu ◀la▶ précaution ◀de▶ porter du poivre, & Landais portait du pain & du vin.
Toutes ◀les▶ haches ni ◀les▶ couteaux du monde n’auraient pas ouvert ces huîtres : on fit du feu, & elles s’ouvrirent ◀d’▶elles-mêmes. ◀Le▶ poisson qui y était renfermé avait, étant cuit, quatre pouces ◀de▶ diamètre, peu plus, peu moins, épais à proportion : & c’était tout ce qu’un homme pouvait taire que ◀d’▶en manger une à lui seul ; &, comme elles étaient ◀d’▶une bonté achevée, & qu’on craignait, avec raison, que si ◀les▶ matelots en avaient connaissance, ◀le▶ tond n’en fût bientôt tari, il fut résolu que nous n’en parlerions que deux ou trois jours avant ◀le▶ départ, & que tous ◀les▶ jours nous irions leur rendre visite, ou du moins quelqu’un ◀de▶ notre part. Notre raisonnement était juste ; car, à peine ◀les▶ matelots surent qu’il y avait des huîtres, qu’ils firent si bien qu’ils ◀les▶ trouvèrent, & ils négligeaient toute autre nourriture.
Ces îles sont inhabitées : cependant nous y avons trouvé des têtes & des os ◀d’▶hommes morts exhumés, ou hors de terre. Il n’est pas croyable que ce soit des originaires du Pégu, qui brûlent leurs morts. Ce sont des gens des navires européens, qui y sont venus hiverner, comme nous, qui comme nous y auront enterré leurs morts ; et que ◀les▶ bêtes féroces, lions, tigres ou autres, ont déterrés. ◀Les▶ navires ◀de▶ ◀l’▶escadre y ont laissé plusieurs ◀de▶ leurs gens, entre autres ◀l’▶Oiseau y a laissé ◀le▶ même M. de La Ville aux Clercs dont j’ai parlé ci-dessus. Je souhaite à son inexorable ◀le▶ sort ◀de▶ ◀la▶ malgracieuse & inexorable Anaxarète. Que ◀le▶ lecteur relise ◀l’▶article. J’y dis qu’il était premier enseigne ◀de▶ M. du Quesne, & je dis ici qu’il est mort lieutenant ◀de▶ M. ◀d’▶Aire. Cela ne se contredit point : c’est qu’il a changé ◀de▶ poste à Pondichéry & a été élevé à celui où il est mort. Pour ne plus parler ◀d’▶objets si funestes, ◀l’▶Ecueil est ◀le▶ seul des navires qui n’y a laissé personne.
Avant que de quitter ◀les▶ terres du Pégu, il faut que je dise une chose que j’ai apprise ◀de▶ M. de Quermener, dont j’ai parlé ci-dessus page 67. Il revient en France après avoir été fort longtemps dans toutes ◀les▶ Indes, & dix ans entiers dans ◀le▶ Pégu, en qualité ◀de▶ missionnaire apostolique. C’est que ◀le▶ grand-père du roi qui y règne à présent, voyant que ◀le▶ royaume se dépeuplait par ◀le▶ peu de commerce que ◀les▶ hommes avaient avec ◀les▶ femmes, qu’ils méprisaient pour ◀le▶ crime qui attira ◀le▶ feu du ciel sur Sodome & Gomorrhe, ordonna que, pour ◀les▶ inciter a un autre usage, ◀les▶ femmes iraient désormais nues, excepté une pagne qui ◀les▶ prend comme une écharpe ◀de▶ dessus ◀l’▶épaule droite sous ◀l’▶épaule gauche, & pour tout autre vêtement qu’elles n’auraient qu’un linge, qui ◀les▶ couvrirait depuis ◀le▶ dessous du nombril, sur ◀les▶ hanches, jusqu’au milieu de ◀la▶ cuisse, à peu près comme ◀les▶ trousses ◀de▶ pages ; & que ce linge cacherait tout ◀le▶ derrière & s’ouvrirait sur ◀le▶ devant au mouvement du corps, à peu près comme pourrait faire un tablier ◀de▶ cuisine si ◀le▶ derrière était mis devant. Cela se pratique encore aujourd’hui, n’y ayant que ◀le▶ roi, sa maison, ses officiers & ◀les▶ autres gens ◀de▶ distinction auxquels il soit permis ◀de▶ se marier, & ◀de▶ renfermer leurs femmes & ◀de▶ faire boucler leurs filles, comme on boucle une cavale.
Ainsi, ◀les▶ autres filles ou femmes y sont publiques ; ce sont ◀de▶ véritables troncs ou égouts ◀de▶ lubricité, toujours prêts à recevoir ◀l’▶offrande du premier venu. Depuis que cet ordre s’exécute, ◀le▶ pays se repeuple, & insensiblement ◀le▶ crime contre nature s’abolit. Cette prohibition ◀de▶ mariage, & ◀l’▶utilité générale qui en provient, me font souvenir ◀de▶ ce que dit Corneille Tacite au sujet de trois cents esclaves qu’on fit mourir parce qu’ils n’avaient pas assez bien gardé ◀le▶ sénateur Papirius leur maître pour ◀l’▶empêcher ◀d’▶être assassiné.
Omnis justitia habet in se aliquid ex iniquo, quod[utilitate publica rependitur.
À l’égard de cette communauté ◀de▶ femmes, elle ne doit point être étonnante, puisqu’elle était autrefois établie dans une bonne partie des endroits septentrionaux ◀de▶ notre Europe, avant qu’ils aient été disciplinés par ◀les▶ lois & éclairés des lumières ◀de▶ ◀l’▶Évangile. Il n’y a qu’à lire ce que disent ◀les▶ commentaires qu’on attribue à Jules César ◀d’▶une partie des Gaules & ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne, dans laquelle il a le premier porté ◀les▶ lois romaines & ◀la▶ guerre ; &, sans remonter si haut dans ◀l’▶Antiquité, ◀les▶ Irlandais ne prêtent-ils pas encore à présent leurs filles, & quelquefois leurs femmes, aux passants ? Tant de Français ◀l’▶assurent que je leur ferais tort ◀d’▶en douter, & ceux qui y ont été ne sont pas rares.
Je ne finirais jamais si je disais tout ce que je sais par ouï-dire ◀de▶ ces pays-ci. Je ne puis cependant passer sous silence ◀la▶ coutume du royaume ◀d’▶Achem ; ◀la▶ chose me paraît trop singulière. Ces peuples ne souffrent point que ◀le▶ fils succède au père à moins que ce père ne ◀l’▶ait eu du sang ◀de▶ leur reine, auquel cas ◀le▶ fils règne pendant sa vie ; mais ce ne sont point ses enfants qui lui succèdent, c’est sa sœur, ou ◀le▶ fils ou ◀la▶ fille ◀de▶ sa sœur, en un mot, c’est ◀le▶ sang féminin qu’ils suivent, & non ◀la▶ tige masculine, comme on ◀la▶ suit partout ailleurs ; & cela, afin d’être sûrs qu’ils obéissent toujours au même sang, qui, sans doute, se perpétue & se continue ◀de▶ mère en fille, tel qu’ait été ◀le▶ père, dont ◀la▶ tige & ◀la▶ race peuvent être interrompues par ◀l’▶impudicité ◀d’▶une femme adonnée à ◀l’▶amour ; & ce que je trouve ◀de▶ tout étonnant dans cette coutume, c’est que ◀le▶ beau sexe ne doit ◀la▶ couronne qu’au peu de confiance que ses propres sujets ont en sa chasteté.
Que ◀de▶ coutumes différentes dans ◀le▶ monde ! Je ◀le▶ regarde comme un véritable théâtre : & bien malheureux, à mon sens, ceux qui s’y attachent autrement que comme à une comédie ! Si j’étais né ladre, c’est-à-dire si j’étais insensible à ◀la▶ douleur du corps, qui effectivement m’est insupportable, je regarderais tout ◀le▶ reste, sinon avec mépris, du moins avec indifférence.
Il y a un marchand aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, nommé M. Roi, à présent riche de plus ◀de▶ deux millions. Il y était passé comme un trente-six mois, c’est-à-dire un engagé pour trois ans. Celui à qui il tomba, ne connaissant pas son prix, ◀le▶ donna pour un âne, & donna encore douze écus ◀de▶ retour. C’était un âne bien chèrement acheté par un autre. Son second maître, au lieu de ◀le▶ faire travailler au sucre & à d’autres ouvrages pénibles, lui donna ◀la▶ direction des nègres ; &, peu à peu, connaissant sa bonne conduite, sa fidélité & son bon esprit, il en fit son facteur. M.Roi, ayant seul connaissance des affaires ◀de▶ son bon maître, a été assez heureux pour épouser sa veuve, jeune, belle & riche, & elle ◀de▶ sa part a été & est encore fort heureuse ◀d’▶avoir fait ◀la▶ fortune ◀d’▶un parfaitement honnête homme, qui ne lui a jamais donné lieu ◀de▶ se repentir ◀de▶ ◀l’▶avoir préféré, quoiqu’il n’eût rien, à plusieurs autres fort riches, mais qui ne ◀le▶ valaient pas. Je sors ◀de▶ mon thème : j’y reviens.
Pendant que nous avons été à Négrades, il y a été fait un troc, à peu près dans ◀les▶ mêmes circonstances du troc ◀de▶ M. Roi, mais par une raison toute contraire. Il y a eu un capitaine ◀d’▶infanterie qui a été troqué ; &, pour s’en défaire, on a encore donné avec sa personne une barrique ◀de▶ vin, qui n’est pas ici peu de chose puisqu’elle vaudrait bien deux cents piastres. Voici ◀le▶ fait.
J’ai dit ci-devant que ◀la▶ discorde était fort grande sur ◀le▶ Florissant. On dit que cela provenait ◀d’▶un M. de La Ragoterie, capitaine ◀d’▶infanterie dont on dit que ◀l’▶esprit, autant & plus ragotin que ◀le▶ corps, est incompatible avec qui que ce soit. M.Joyeux, désirant ôter ◀de▶ son bord cette pierre ◀d’▶achoppement, si je peux me servir ◀de▶ ce terme, s’est accommodé avec M. d’Aire pour lui donner sur son navire ce M. de La Ragoterie, & prendre sur ◀le▶ Florissant M. Dumont, autre capitaine ◀d’▶infanterie ; mais M. d’Aire, ayant perdu beaucoup de vin, n’a pas voulu faire ◀le▶ troc sans y gagner : il a demandé une barrique ◀de▶ vin ◀de▶ retour, & elle lui a été très volontiers accordée.
Cela ne fait aucun tort à M. Dumont, qui est un parfaitement honnête homme & bon officier ; mais bien à ce M. de La Ragoterie, qui voit qu’on n’a cherché qu’à se défaire ◀de▶ lui à quelque prix que ç’ait été. M.Dumont est plus honnêtement qu’il n’était, & qu’il n’aurait été : M. du Quesne a voulu ◀l’▶avoir, & il est sur ◀le▶ Gaillard. On ajoute, pourtant, que ce M. de La Ragoterie ne manque ni ◀de▶ cœur ni ◀d’▶esprit ; & que, sans ses travers, son commerce serait assez agréable. Qu’il en soit ce qu’il voudra, il est avec un homme qui n’entend point raillerie, & qui pour sa réception lui a nettement dit qu’il lui conseillait ◀d’▶être sage ; sinon, que ◀la▶ fosse au lion (c’est ◀la▶ prison ◀d’▶un vaisseau) était aussi bien faite pour lui que pour ◀les▶ soldats. Ce troc-là nous a fait rire, & il y en a du sujet, car ◀le▶ Florissant perd en même temps un bon officier, & du vin : il est vrai qu’il a une bouche ◀de▶ moins qu’il n’avait.
Voilà tout ce que je sais ◀de▶ ce pays ; et ce qui s’est passé à ◀l’▶île de Négrades, pendant ◀le▶ séjour que nous y avons fait ; & j’ai à ajouter que ◀le▶ quartier ◀d’▶hiver a été incomparablement plus rude & plus fatigant que ◀la▶ campagne, & que nos matelots y étaient presque tous sur ◀les▶ dents, tant par ◀le▶ travail continuel ◀de▶ ◀l’▶eau & du bois que du navire, où il y avait bien plus ◀de▶ travail à faire qu’on n’avait cru. Grâce à Dieu, nous en sommes dehors, & chaque pas que nous ferons désormais nous rapprochera ◀de▶ notre patrie.
Du vendredi 16 novembre 1690
Toujours vent près. Nous voyons ◀les▶ terres du royaume ◀d’▶Aracan ; & ◀le▶ vent ne valant rien pour y aller, nous allons au large. Il est aujourd’hui tombé vingt-cinq ◀de▶ nos gens malades, tant matelots que soldats. Pluie & chaleur terrible. C’est ici ◀le▶ plus mauvais climat du monde, & ◀le▶ plus malsain. N’ayant eu aucuns rafraîchissements à Négrades, nous tâcherons ◀d’▶attraper une île qui n’est qu’à trente lieues d’ici, qui se nomme Chadube, & où ◀le▶ Portugais qui vient avec nous dit que nous trouverons bœufs, vaches, cabris, poules & ◀le▶ reste. Amen.
Du vendredi 17 novembre 1690
Nous faisons route pour Bengale. ◀Le▶ vent n’est ni bon ni mauvais, mais il est bien faible. Vingt-cinq ◀de▶ nos gens sont encore tombés malades : en deux jours, en voilà cinquante. ◀Le▶ capitaine Rikwart, qui est ici, dit que c’est ◀l’▶ordinaire, & que ceux qui sont ◀le▶ plus accoutumés au climat où nous sommes évitent très rarement ◀les▶ fièvres, fort communes dans cette saison. Puisque ◀l’▶occasion vient de parler ◀de▶ ce Hollandais, qui commandait ◀la▶ flûte que nous avons prise, & qui est sur notre vaisseau depuis Pondichéry, je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire qu’il est homme ◀d’▶esprit & bon navigateur. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, son interprète, lui & moi, avalons souvent ◀le▶ petit coup ◀de▶ brandevin.
Du samedi 18 novembre 1690
Calme tout plat, point du tout ◀de▶ vent, ◀le▶ ciel beau, ◀le▶ soleil tout à découvert, & par conséquent chaleur excessive. ◀Le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière n’est point heureux. Il était ◀de▶ quart ce matin, & était à genoux à ◀la▶ messe : ◀le▶ racage du perroquet ◀d’▶artimon a cassé & une poulie est tombée sur sa jambe, justement au même endroit où il a été blessé, & dont il n’est pas parfaitement guéri. ◀Le▶ voilà encore au lit. Tout le monde en est fâché, car il est à présent autant aimé qu’il était autrefois haï. C’est beaucoup dire.
Du dimanche 19 novembre 1690
Toujours de même, & chaleur augmentée. ◀La▶ blessure du chevalier ◀de▶ Bouchetière ne sera rien, ce n’est qu’une contusion, mais il faut qu’il reste couché : c’est son plus grand mal.
Du lundi 20 novembre 1690
Il est venu cette nuit un petit vent ◀de▶ Nord-Est qui est bien près. Nous tirons avec lui au court bâton. Nous avons soixante-quatre malades, & presque tous ◀de▶ fièvres chaudes, qui font des contes, dans leurs accès, dont on ne peut s’empêcher ◀de▶ rire malgré ◀la▶ pitié qu’on en a.
Du mardi 21 novembre 1690
Il a fait fort peu de vent, mais il n’était pas mauvais. Nous tâchons ◀d’▶attraper cette île qu’on appelle
Chadube, & qui sera pour nous ◀l’▶île fortunée si nous y trouvons ◀les▶ rafraîchissements que nous espérons y trouver ; car, en vérité, nous sommes très mal.
Du mercredi 22 novembre 1690
Nous avons vu terre ce matin, & c’est heureusement cette île de Chadube que nous cherchions. M.du Quesne y a envoyé trois chaloupes. Dieu veuille quelles en reviennent bien chargées, car toute ◀l’▶escadre a besoin ◀de▶ viandes fraîches, tous ◀les▶ vaisseaux ayant pour ◀le▶ moins autant ◀de▶ malades que nous. Je ne compte plus ◀les▶ morts ; mais, très assurément, il y a présentement sur ◀l’▶escadre plus ◀de▶ quatre cents hommes hors de service. Notre navire ressemble plutôt à un hôpital qu’à un vaisseau ◀de▶ guerre. Lieutenant, sous-lieutenant, aumônier, missionnaire, maître-canonnier, premier pilote, tout est malade : nous n’avons pas ◀la▶ moitié ◀de▶ nos gens en bonne santé. Au diable ◀le▶ climat. Je consens ◀d’▶y être pendu si j’y reviens. Je dis au pays ce qu’Ovide disait à Rome, mais dans un sens tout contraire :
Valete loca oculis nunquam visenda meis.
Du jeudi 23 novembre 1690
◀Les▶ chaloupes sont revenues ce soir ◀de▶ Chadube, &, malgré ◀le▶ besoin que tout le monde a ◀de▶ rafraîchissements, elles n’ont rien apporté du tout ; & cela par une bonté ridicule dont ◀les▶ seuls Français sont capables. ◀Les▶ habitants ◀de▶ cette île ont été maltraités des Anglais, nation terrible lorsqu’elle est ◀la▶ plus forte. Ces pauvres insulaires ont craint que nous ne fussions de même humeur : ce qui a fait qu’à la vue de nos chaloupes ils se sont retirés dans ◀les▶ bois & ont abandonné leurs maisonnettes ou cabanes, dans lesquelles nos gens ont trouvé des bœufs, des cabris, des cochons, des poules, des canes, des oies, des œufs, des fruits, des légumes & tout ce que nous voudrions avoir. Plusieurs Français voulaient qu’on emportât ce qu’on pourrait, & qu’on laissât grassement ◀la▶ valeur en argent & en bonne conscience : ◀les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶Amiral ont été ◀d’▶un autre sentiment. Ils ont appréhendé ◀d’▶être blâmés ◀de▶ M. du Quesne s’ils prenaient rien que ◀de▶ gré à gré, & ◀le▶ commissaire, mol comme tripe, a consenti que leur avis prévalût au sien : & sur ce fondement, ◀les▶ trois chaloupes sont revenues aussi peu chargées qu’elles étaient en allant. Il y a bien des gens qui auraient fort souhaité que j’eusse été ◀de▶ ◀la▶ partie. En effet, j’aurais traité cette raison ◀de▶ vain scrupule : j’aurais pris sur moi ◀le▶ hasard du blâme & aurais espéré m’en bien tirer ; ◀l’▶état pitoyable où sont tous ◀les▶ navires aurait été pour moi une raison suffisante.
Du vendredi 24 novembre 1690
Il se leva hier au soir un petit vent bon pour aller à Bengale : nous y allons. J’ai eu quatre accès ◀de▶ fièvre ; & en étant plus que très content, j’ai suivi ◀le▶ conseil ◀de▶ Rikwart & me suis servi ◀de▶ cangé : c’est un bouillon ◀d’▶eau ◀de▶ pluie & ◀de▶ riz seulement. Notre chirurgien me vint voir avant-hier, très disposé à me saigner. Je ◀le▶ priai très honnêtement ◀de▶ rengainer son compliment & son étui, en lui disant que j’avais promis à ma famille, à mes amis & à moi-même ◀de▶ retourner en Europe ; & que voulant tenir parole il voyait bien lui-même qu’il ne m’était pas permis ◀de▶ mourir si tôt & que c’était cela seul qui m’empêchait ◀de▶ me mettre entre ses mains. Je laisse à penser ce que pensait lui-même un carabin ◀de▶ Saint-Côme ◀d’▶un homme tant de fois coupable du crime ◀de▶ lèse-faculté.
Que ◀le▶ lecteur traite ce qu’il va lire comme une vision qui m’est passée par ◀l’▶esprit dans un accès ◀de▶ fièvre chaude ; qu’il ◀le▶ traite, s’il veut, ◀de▶ mensonge ; qu’il n’y ajoute pas ◀de▶ foi ; qu’il ◀le▶ traite ◀de▶ conte ridicule & à dormir debout ; cela m’importera peu, & je ne dirai que ce que Sosie dit à Amphitryon :
C’est un fait à n’y rien connaître,Un fait extravagant, ridicule, importun,
À mon égard j’ajouterai avec ◀le▶ paysan ◀de▶ Poitou, Oh ! Dame, y croyïs qu’oul étoit vrai, parce qu’oul avis vu. Voici ◀le▶ fait.
Il y avait très longtemps que notre chirurgien accusait ses garçons ◀de▶ manger ◀les▶ œufs des malades : il avait beau ◀les▶ compter, il s’en trouvait toujours à dire ◀le▶ lendemain deux ou trois, & quelquefois quatre, quoiqu’il eût lui-même ◀la▶ clef du réduit qu’on lui avait fait dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale en avant de ◀l’▶eau, où il y a toujours une lampe allumée. Il alla jusqu’à ◀les▶ accuser ◀d’▶avoir une fausse clef, & même en frappa un, qui ailleurs se serait défendu autrement que sur son innocence.
Celui-ci, peu accoutumé à ◀de▶ semblables caresses, s’est mis en tête ◀de▶ découvrir ◀le▶ voleur & en est venu à bout. Il a dit à ◀La▶ Fargue ce qu’il avait vu & celui-ci a encore pensé ◀le▶ battre. Il ne s’est pas rebuté & est revenu à ◀la▶ charge hier matin, comme nous déjeunions. Il a été traité ◀de▶ fou & ◀de▶ visionnaire : cependant, si son opiniâtreté ne nous a pas convaincus ◀de▶ ◀la▶ vérité ◀de▶ son rapport, elle nous a du moins inspiré ◀l’▶envie ◀de▶ nous en éclaircir. Pour ce sujet, on a percé, avec une vrille ◀de▶ charpentier, à cinq endroits différents, ◀la▶ cloison ◀de▶ ce réduit du chirurgien, & nous sommes descendus dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale, à ◀la▶ fin du premier horloge du quart ◀de▶ ◀la▶ nuit, c’est-à-dire à minuit & demi. ◀Le▶ garçon chirurgien, qui avait toujours été en sentinelle, nous a fait signe que ◀les▶ voleurs n’étaient pas encore venus. Nous n’avons fait aucun bruit & avons pris chacun possession ◀de▶ notre trou, au nombre ◀de▶ six spectateurs, qui sont ◀le▶ commandeur, M. de La Chassée, Boüy, capitaine des matelots, ◀La▶ Fargue, Bainville son garçon, & moi. Nous ne nous sommes point ennuyés : ◀les▶ voleurs sont venus presque aussitôt que nous. Que ◀le▶ lecteur, avant de poursuivre, tâche à deviner qui étaient ces voleurs : je veux devenir as ◀de▶ pique & lui donner un merle blanc s’il en vient à bout. Voici ce que nous avons vu.
Trois gros rats, qui sont arrivés en même temps, & qui se sont approchés du baril où étaient ◀les▶ œufs. Ce baril est à demi vide. L’un ◀de▶ ces rats est descendu dedans, un autre s’est mis sur ◀le▶ bord, & l’autre est resté en bas en dehors. Nous n’avons point vu ce que faisait celui qui était dans ◀le▶ baril, ◀les▶ bords en étaient trop hauts ; mais, un moment après, celui qui était au haut a paru tirer quelque chose en se retirant ◀de▶ dedans, où il s’était baissé. Celui qui était resté en dehors, en bas du baril, a monté sur ◀les▶ cercles, &, appuyé sur ses pattes ◀de▶ derrière, s’est élevé & a pris dans sa gueule ce quelque chose que celui qui était sur ◀le▶ bord en haut tenait. Celui-ci, après lui avoir lâché prise, a replongé dans ◀le▶ baril & a encore tiré à lui quelque chose qui a été aussi repris par celui qui était sur ◀les▶ cercles en dehors. On a pour lors reconnu que c’était ◀la▶ queue ◀d’▶un rat ; & à la troisième tirade ◀le▶ rat voleur a paru, tenant entre ses quatre pattes un œuf, ◀le▶ dos appuyé contre ◀le▶ dedans du baril & ◀la▶ tête en bas. Ses deux camarades ◀l’▶ont mis en équilibre sur ◀le▶ dos, appuyé sur ◀le▶ bord du baril. Celui qui était en bas ◀l’▶a repris par ◀la▶ queue, & celui qui était en haut retenait ◀le▶ voleur par une oreille ; & l’un & l’autre ◀le▶ soutenant & ◀le▶ conduisant par ◀les▶ deux extrémités & descendant peu à peu, & ◀de▶ cercle en cercle ils ◀l’▶ont doucement mis à bas, lui toujours sur ◀le▶ dos, ◀l’▶œuf comme j’ai dit posé sur son ventre entre ses quatre pattes. Ils ◀l’▶ont ainsi traîné jusque sous un vuide entre ◀la▶ cloison & ◀la▶ doublure du vaisseau, où nous ◀les▶ avons perdus ◀de▶ vue.
M. de Porrières nous a fait signe ◀de▶ ne faire aucun bruit & ◀de▶ rester. ◀Les▶ voleurs ont fait trois fois ◀la▶ même manœuvre & ont ainsi emporté trois œufs, c’est chacun le sien. Ils n’ont pas été plus ◀d’▶un bon quart d’heure à leur travail ; &, en ayant encore resté autant pour ◀les▶ attendre, & voyant qu’ils ne revenaient pas, nous nous sommes retirés fort contents ◀de▶ notre curiosité.
Voilà ce que j’ai vu ◀la▶ nuit dernière du jeudi 23 à aujourd’hui 24 novembre 1690. Qu’on nomme cela raison, instinct ou mouvement nécessaire ◀d’▶une machine ; qu’on dise que c’est une fable ; qu’on dise avec ◀l’▶Italien : Non e vero, ma bene trovato ; je ◀le▶ répète encore, cela m’est très indifférent : il suffit pour moi que j’aie vu. Fides ex auditu, certitudo ex visu, dit ◀l’▶Evangile. Je suis dans ◀le▶ cas : je ◀l’▶ai vu ; par conséquent, je suis convaincu qu’il est vrai. Mais si ◀les▶ bêtes ne pensent point, et par conséquent qu’elles ne soient rien ? J’avoue que Descartes me choque, avec sa définition : Je pense, donc je suis. Il est certain que, si ◀les▶ bêtes avaient pu avoir connaissance ◀de▶ ce ridicule syllogisme & qu’elles eussent pu se faire entendre, elles lui auraient pu répondre : Nous pensons, donc nous sommes. Si ces bêtes ne sont que des machines, sans raison, sans aucun langage entre elles pour s’expliquer leurs pensées l’une à l’autre, comment ont fait ces rats pour convenir entre eux ◀de▶ ◀la▶ manière ◀de▶ voler ces œufs & ◀de▶ ◀les▶ emporter sans ◀les▶ casser ? Combien ◀la▶ justice humaine sacrifie-t-elle tous ◀les▶ jours ◀de▶ bandits & ◀de▶ voleurs, dont ◀les▶ vols ne sont ni si bien raisonnés ni si bien concertés ? ◀La▶ justice ne ◀les▶ punit pourtant pas comme bêtes, ni comme machines. ◀L’▶homme ne reconnaîtra-t-il jamais son ridicule orgueil, assez vain pour ◀le▶ pousser à vouloir connaître Dieu lui-même ? Malheureux que nous sommes, nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, & plus malheureux encore, ◀de▶ ce que nous ne cherchons point à nous connaître.
Du samedi 25 novembre 1690
Toujours bon petit vent, qui nous approche ◀de▶ Bengale, dont nous ne sommes éloignés que ◀de▶ quatre-vingt-dix lieues ; & nous avons vu aujourd’hui ◀les▶ dernières terres ◀d’▶Aracan.
C’était peu ◀d’▶avoir des malades, ◀la▶ mort s’en mêle : il nous est mort un ◀de▶ nos charpentiers, nommé Louis Le Cudon. ◀Les▶ fièvres chaudes ◀les▶ accablent & sont accompagnées, en partie, ◀de▶ charbons ◀de▶ peste, qui m’en font plus penser que je n’ose en dire. Il y a des navires dans ◀l’▶escadre (je ne veux pas nommer ◀le▶ Florissant, tant de sincérité ne convient point) qui n’ont plus du tout ◀de▶ rafraîchissements & qui sont réduits aux emprunts. Grâce à Dieu, nous ne sommes point dans un pareil état, parce que ◀le▶ commandeur, qui est un véritable père des matelots, a mieux aimé faire depuis longtemps très pauvre chère que ◀d’▶exposer son équipage à manquer ◀de▶ rien ; &, depuis notre départ ◀de▶ Balassor, ◀les▶ malades n’ont point eu ◀d’▶autre pot que celui ◀de▶ leur capitaine. Aussi, lui & ceux qui ont soin ◀d’▶eux, en sont-ils bénis & aimés. En mon particulier, j’ai eu ◀le▶ malheur ◀de▶ tomber à ◀la▶ mer en sortant du navire à Négrades : il n’y avait aucun péril ; mais je ne laissai pas ◀de▶ me voir secouru par plus ◀de▶ trente hommes, qui s’étaient jetés à ◀l’▶eau. Cela me fit un plaisir ◀d’▶autant plus grand que deux autres, dans ◀le▶ même poste que moi, ont été fort heureux ◀de▶ savoir nager pour gagner terre. ◀Les▶ ennemis domestiques qui sont répandus sur ◀l’▶escadre, qui sont ◀les▶ Hollandais venant des prises, souhaitent fort que leurs gens viennent, & se disent l’un à l’autre : Ils sont tous malades, on en aurait bon marché. J’assure pourtant qu’ils ne connaissent pas ◀les▶ Français, & que, dans une action, ◀la▶ vigueur du corps serait bientôt rappelée par celle du cœur.
◀L’▶aventure des rats voleurs ne nous a pas laissés manquer ◀de▶ conversation, ni hier, ni aujourd’hui. ◀Le▶ passager messin, que M. de La Chassée appelle Juif, s’est étendu sur cette matière ◀d’▶une manière qui prouve qu’il a autant ◀d’▶érudition & ◀de▶ lecture que ◀d’▶esprit. Il a si bien relevé ◀l’▶avantage des brutes & des connaissances infuses que ◀la▶ nature leur donne & qu’elle refuse à ◀l’▶homme qui ne sait rien ◀de▶ lui-même, & a si bien exalté ◀le▶ bonheur des animaux ◀de▶ n’être point frappés des terreurs ◀de▶ ◀la▶ mort, terreurs si fortes & si pressantes qu’elles font souvent mourir dans ◀le▶ désespoir un homme prêt ◀d’▶aller rendre compte ◀de▶ ce que ◀la▶ raison lui a fait faire ; il a si bien défini cette prétendue raison humaine & mondaine qui ne sert qu’à nous rendre plus criminels par ◀la▶ préférence que nous lui donnons & ◀la▶ supériorité que nous lui laissons prendre, non seulement sur ◀la▶ morale naturelle & ◀la▶ médiocrité que ◀la▶ nature nous inspire, mais aussi sur nos devoirs réciproques comme hommes, & sur ◀les▶ commandements du Sauveur, & ◀de▶ notre religion ; il a si bien fait connaître ◀l’▶abus que nous faisons ◀de▶ notre raison, qui ne sert qu’à nous rendre malheureux dans nous-mêmes & à aggraver ◀le▶ malheur ◀de▶ ceux qui dépendent ◀de▶ nous, au contraire des animaux qui ne s’écartent jamais ◀de▶ ◀l’▶instinct que ◀la▶ nature a attaché à leur espèce ; en un mot, il a tellement relevé ◀les▶ animaux au-dessus ◀de▶ ◀l’▶homme par rapport à ◀la▶ vie présente, & tellement humilié & avili ◀l’▶homme & sa prétendue raison par rapport à ◀l’▶éternité, que j’en vois plusieurs ici qui voudraient être nés brutes, & qui disent comme ◀le▶ fameux Des Barreaux :
Je veux devenir un oison,Je renonce à toute science,En buvant toujours du meilleur.Celui qui croît en connaissance,Ne fait qu’accroître son malheur.
Franchement, ce vol des rats nous a mené bien loin : il a épuisé nos spéculations & a donné lieu à rapporter ◀les▶ actions ◀de▶ quantité ◀de▶ bêtes qui ont témoigné, dans une infinité ◀d’▶occasions, plus ◀de▶ raison, plus ◀de▶ reconnaissance & plus ◀d’▶esprit que quantité ◀d’▶hommes n’auraient fait, ni pu faire.
Chacun a appuyé ce qu’il disait ◀de▶ quelque aventure qui lui était personnellement arrivée. J’y ai ajouté la mienne. Elle a des témoins très dignes ◀de▶ foi : ce sont MM. Colbert de Cinq-Mars, chef ◀d’▶escadre ; ◀de▶ Sommery, neveu ◀de▶ M. de Sommery, gouverneur ◀de▶ Chambord, capitaine ◀de▶ vaisseau ; ◀de▶ Beau-Regard, autre capitaine ; quatre gardes ◀de▶ ◀la▶ marine, & leurs valets à tous. Nous venions tous ◀de▶ ◀La▶ Rochelle à Paris. Ces messieurs venaient sur leurs chevaux & ne faisaient pas des journées plus longues que celles du messager, par ◀la▶ voiture duquel je m’étais mis. Nous arrivâmes au Port-de-Pile vers onze heures avant midi. ◀Les▶ gens des gabelles vinrent à ◀l’▶auberge ◀de▶ ◀la▶ Fontaine pour visiter mes hardes à ◀l’▶ordinaire, parce qu’on est là en Poitou, pays ◀de▶ franc-salé ; &. que, passé une petite rivière, qu’on traverse dans un bac, on entre en Touraine, pays ◀de▶ gabelle. ◀Le▶ capitaine ◀de▶ ces gardes y vint : c’ était un nommé Malroi, que j’avais vu capitaine ◀de▶ ◀la▶ patache à ◀La▶ Rochelle, avec qui j’avais fait une espèce ◀d’▶amitié. Nous nous embrassâmes, & j’allai dîner chez lui. Il en convia fort honnêtement ces messieurs, qui ◀le▶ remercièrent. Je n’en fus pas fâché, parce que j’eus tout ◀d’▶un coup à lui dire quelque chose qui ne voulait point ◀de▶ témoin.
Nous dînâmes donc ensemble ; &, quoiqu’il n’attendît qui que ce fût, je vis sa table couverte ◀d’▶une propreté si abondante que je suis convaincu que, si ◀les▶ abbés commendataires & ◀les▶ moines sont, comme on ◀le▶ dit, ◀les▶ cochons du pape, ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ maltôte sont ceux du diable. Après que Malroi & moi eûmes dit ce que nous avions à nous dire, nous nous mîmes à table, & y restâmes fort longtemps. ◀Le▶ messager, que par soubriquet on nommait Dur-à-cuire, vint m’avertir qu’on allait partir ; Malroi lui dit ◀de▶ laisser mon cheval, & ne se mît pas en peine du reste, parce qu’il me conduirait plus ◀de▶ deux lieues. Il partit donc, & tous ces messieurs avec lui ; & moi je restai à boire tant de santés que la mienne en était fort endommagée. Enfin, je montai à cheval, & Malroi me conduisit avec deux gardes, comme il me ◀l’▶avait promis.
Il faut savoir que cela se passa à ◀la▶ fin ◀de▶ novembre, qu’il faisait bien vilain & que ◀les▶ quatre lieues qu’il y a du Port-de-Pile, où dîne ◀le▶ messager, jusqu’au Mantelan, où il couche, ne sont que landes sans chemin que ceux qu’on fait à travers à sa fantaisie. Malroi me quitta à moitié chemin, & me dit que je n’avais qu’à laisser aller mon cheval. ◀La▶ nuit était si obscure que je n’en voyais pas ◀la▶ tête, bien loin de pouvoir distinguer où il mettait ◀le▶ pied. Cela, joint à ◀la▶ longueur du chemin, sans trouver ni maison, ni masure, sans voir aucun feu, ni lumière, & au vin qui s’était dissipé, me fit croire que je m’étais égaré. Je fus confirmé dans cette pensée en tâtant ◀l’▶aiguille ◀de▶ ma montre, qui m’indiquait huit heures, & plus ; &, crainte ◀d’▶aller me précipiter dans quelque fondrière, je me résolus ◀de▶ passer ◀la▶ nuit à ◀la▶ belle étoile. Bêtise à moi, qui devais savoir que ◀les▶ chevaux des messagers savent leur chemin.
Je mis donc pied à terre, au pied ◀d’▶un arbre. J’y attachai mon cheval par son licol ; &, ayant joint ◀la▶ bride au bout, je lui laissai ◀la▶ liberté ◀de▶ paître ; & moi, enveloppé dans mon capot ◀de▶ mer, & ma capuche sur ma tête, je m’assis sur ◀l’▶herbe & m’appuyai contre ◀l’▶arbre.
J’avais un chien barbet noir, ◀d’▶une beauté à faire plaisir à voir : on m’en avait fait présent au Port-Royal, capitale place ◀de▶ ◀l’▶Acadie. Il me vint flairer, & sans savoir ce qu’il était devenu, je ◀l’▶entendis japper ◀de▶ loin, & tout aussitôt il vint me tirailler par mon capot & japper en s’élançant devant moi. J’eus beau ◀l’▶appeler, il ne voulut jamais obéir, ni se laisser prendre ; &, en me tirant & jappant toujours, il s’élançait ◀de▶ l’autre côté ◀de▶ ◀l’▶arbre. Cette obstination ◀de▶ mon chien, qui était très obéissant, me fit concevoir qu’il avait trouvé quelque chose ; je me levai, je détachai mon cheval, &, passant ◀la▶ bride dans mon bras, je suivis mon chien, qui sautait devant moi en jappant & en me tirant à lui. Je ne fis pas plus ◀de▶ cent pas que je vis ◀les▶ feux du Mantelan, où, si on ◀l’▶aime mieux, ◀les▶ fenêtres éclairées ◀de▶ chandelles. Je remontai à cheval ; &, suivant toujours mon chien, j’arrivai à ◀l’▶auberge, où tous ces messieurs étaient rassemblés.
Je fus grondé ◀de▶ m’être fait attendre ; & M. ◀de
▶Cinq-Mars me dit qu’il y aurait longtemps qu’ils se seraient mis à table s’ils n’avaient pas vu Soliman, qui leur avait fait connaître que je n’étais pas loin, & qu’ils n’avaient pas voulu souper sans moi. Je leur dis à mon tour que sans mon chien, j’aurais passé ◀la▶ nuit à ◀l’▶air ; & leur racontai ◀de▶ quelle manière il m était revenu quérir. Je fus raillé ◀d’▶avoir moins ◀d’▶esprit que lui ; & son attachement pour moi & son industrie furent admirés. Que ◀le▶ lecteur lui rende justice : quand Landais, qui était allé à Nantes, eût été avec moi, aurait-il pu faire autre chose ? Encore aurait-il fallu que je lui eusse dit. Mais mon chien prend son parti ◀de▶ lui-même. Est-ce là une opération ◀de▶ machine, ◀d’▶instinct, ◀de▶ raison, ou ◀de▶ prudence ?
Du dimanche 26 novembre 1690
Pour achever ◀le▶ nombre des malades, notre chirurgien ◀l’▶est aussi. A mon égard, peu m’en chaut : Medice, cura te ipsuM. C’est ◀l’▶homme du navire qui m’est ◀le▶ moins nécessaire, & ◀le▶ monde ne finirait pas quand il ne serait pas inondé ◀d’▶aucune semblable espèce ◀de▶ bourreaux. Il a fait toute ◀la▶ nuit brume fort épaisse, & on a mis à ◀la▶ cape, crainte ◀d’▶aller donner sur quelqu’un des écueils qui sont proches. Il est mort encore ce matin un ◀de▶ nos charpentiers. Je crois que ◀la▶ mortalité est tombée sur eux. Il vaudrait bien mieux qu’elle se jetât sur ◀les▶ sectateurs ◀d’▶Esculape.
Du lundi 27 novembre 1690
◀Le▶ nombre ◀de▶ nos malades & ◀le▶ genre ◀de▶ ◀la▶ maladie augmentant, & notre aumônier & M. Charmot étant si bien hors ◀d’▶état ◀d’▶agir qu’il y a trois semaines qu’ils n’ont point célébré, & que nous n’avons point entendu ◀de▶ messes, depuis ◀le▶ dimanche douze du courant que nous y assistâmes à terre à Négrades, M. de Porrières m’a envoyé au Lion pour en amener M. de Quermener, aumônier & missionnaire, dont j’ai parlé, afin de donner à nos malades ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶âme, si on ne peut leur procurer ◀la▶ santé du corps. Sitôt qu’il a été à bord, il n’a point manqué ◀d’▶occupation : ◀la▶ confession ◀d’▶un côté, ◀l’▶extrême-onction ◀de▶ l’autre ◀l’▶ont si bien employé qu’il y est encore. En vérité, on aurait pitié ◀de▶ nous si on savait comme nous sommes. Nous n’avons plus ◀l’▶air ◀de▶ vaisseau du roi, ni ◀de▶ vaisseau ◀de▶ guerre, mais seulement ◀d’▶hôpital.
Je ne sais sur quoi en rejeter ◀la▶ faute. Ce ne doit point être sur ◀les▶ vivres : ils sont très bons ; &, outre cela, notre équipage n’a point encore manqué ◀de▶ viande fraîche, ni ◀les▶ malades ◀de▶ volaille, & ◀l’▶artimon a souvent été bordé. Peut-être ◀le▶ climat en est cause : mais ◀la▶ tortue ◀de▶ Négrades me revient en tête, avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ raison, ce me semble, que ◀les▶ Portugais n’en ont pris aucune & n’ont point voulu en manger, ayant mieux aimé se passer ◀de▶ riz & ◀de▶ poisson que ◀d’▶user ◀d’▶une viande que vraisemblablement ils connaissent n’être pas saine. J’ai dit ◀l’▶effet que cette nourriture a fait sur moi, qui n’en ai mangé que deux fois, & que, malgré ◀la▶ bonté ◀de▶ mon tempérament, j’ai ressenti en effet plus ◀de▶ huit jours ◀de▶ suite. Mais ◀les▶ matelots français mangent tout ; &, si on peut ◀le▶ dire sans insulter à leurs souffrances, ◀les▶ malheureux avalent leur mort en se remplissant ◀le▶ ventre.
Du mardi 28 novembre 1690
Nous avons eu aujourd’hui beaucoup de communiants, malades, convalescents & en bonne santé ; & M. de Quermener, qui ne nous a point quittés, a fait ici une petite mission, avec autant ◀de▶ zèle que ◀de▶ charité. Il nous est mort cette nuit un matelot, nommé René Dérien.
◀Le▶ cangé est bon & très salubre ; &, pour parler médecin, c’est un véritable fébrifuge. Je me trouve fort bien ◀de▶ m’en être servi ; &, si ◀la▶ fièvre me reprenait encore, soit ici, soit ailleurs, je ne me servirais pas ◀d’▶autre chose. Je me trouve à présent en très bonne santé. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ s’en est servi comme moi pendant huit jours, & s’en trouve de même. Nous récompensons ◀le▶ temps perdu, & buvons gouttelette, de temps en temps avec Rikwart, notre médecin. ◀Le▶ vent est assez bon, mais nous n’allons que fort peu, parce que ◀le▶ ciel couvert ne permet pas ◀de▶ distinguer où ◀l’▶on va. Il y a fort longtemps qu’on n’a pris hauteur : nous avons sondé ce soir, & avons trouvé fond par quarante-cinq brasses ◀d’▶eau.
Du mercredi 29 novembre 1690
Nous avons été toute ◀la▶ nuit à ◀la▶ cape, à cause que nous craignons ◀de▶ donner sur des rochers qui sont sur notre route. M.de Quermener est retourné au Lion, à ◀l’▶issue du souper, après nous avoir beaucoup édifiés par sa piété & sa charité depuis trois jours qu’il est avec nous. J’avais été ◀le▶ quérir : je ◀l’▶ai reconduit.
Du jeudi 30 & dernier novembre 1690
Nous avons avancé un peu pendant toute ◀la▶ journée. Sur ◀les▶ deux heures cet après-midi, nous avons vu terre : c’est ◀la▶ pointe des Palmiers ; si ◀le▶ temps était fin, nous verrions Balassor, qui n’est qu’à dix lieues d’ici ; mais il fait ◀de▶ ◀la▶ brume & ◀le▶ vent est tout à fait contraire pour y aller, n’étant que Nord. Nous avons cependant bon besoin ◀d’▶y être. J’ai soupé au Florissant. Il n’y a plus ◀de▶ viande fraîche ; officiers & malades sont réduits au bœuf salé & au lard. Ils se sont fait des mardi gras, & sont depuis longtemps, au mercredi des Cendres. ◀La▶ demande que m’a faite M. Blondel m’en fait très mal augurer, & me fait croire qu’ils manquent ◀de▶ tout. Je lui ai donné rendez-vous à demain matin. Landais travaille actuellement pour acquitter ma parole. Je serai grondé s’il est pris sur ◀le▶ fait.
Décembre 1690
Du vendredi 1er décembre 1690
◀La▶ chaloupe du Florissant m’est venu quérir ce matin ; &, sans que personne s’en soit aperçu ici, j’ai porté au commissaire ce que je lui avais promis hier au soir, & que je n’ai pas cru devoir lui refuser dans ◀le▶ besoin qu’il en a, étant presque à terre & à ◀la▶ veille ◀d’▶en avoir d’autres. Il est mort trente-deux hommes sur ce navire, tant à Négrades que depuis que nous en sommes partis.
Si ◀le▶ commandeur, qui n’aime guère ni M. Joyeux, ni ◀les▶ autres, s’était aperçu ◀de▶ ma manœuvre, j’aurais assurément été relance. Il n’aurait pas manqué ◀de▶ me dire qu’outre que nos poules sont accoutumées à ◀la▶ cage, il n’avait prétendu jeûner que pour nous & pour ses enfants. C’est ainsi qu’il appelle nos matelots ; aussi en est-il adoré ; &, quoique bien loin ◀d’▶avoir frappe, il n’en ait jamais menacé aucun, il en est si bien obéi, que je crois qu’ils se jetteraient à ◀la▶ mer s’il ◀le▶ leur ordonnait. Nous mîmes hier au soir à ◀l’▶ancre, & y avons été toute ◀la▶ journée, parce que ◀le▶ vent a toujours été contraire & trop fort pour nous abandonner au courant & nous laisser entraîner par lui ; surtout étant proche de terre.
Du samedi 2 décembre 1690
Ce matin, à ◀la▶ pointe du jour, nous avons remis à ◀la▶ voile, pour nous laisser entraîner au flot ou à ◀la▶ marée montante ; ◀le▶ vent était calme. Nous avons remouillé sur ◀les▶ onze heures, à cause du jusant ou reflux.
Du dimanche 3 décembre 1690
Même manœuvre qu’hier : à ◀la▶ voile ◀le▶ matin & à ◀l’▶ancre à midi. Un lascaris est mort ce matin ; & cet après-midi, Henri Couriou, l’un ◀de▶ nos meilleurs matelots, ◀l’▶a suivi. ◀La▶ chaloupe ◀de▶ ◀l’▶Amiral est allée à Balassor, dont nous tâcherons ◀de▶ nous approcher.
Du lundi 4 décembre 1690
Nous sommes présentement mouillés en rade, ayant fait aujourd’hui ◀la▶ même chose qu’hier : c’est-à-dire en nous laissant dériver, ou entraîner au courant, tant qu’il est favorable, & en mouillant lorsqu’il devient contraire. ◀Les▶ pilotes appellent ceci des courants : c’est qu’ils ne connaissent pas ◀les▶ œuvres ◀de▶ marée dans ◀les▶ mers d’ici ; car ce sont certainement flot & jusant, comme je ◀l’▶ai remarqué ci-dessus. Ce que j’ai vu depuis trois jours ne me laisse pas lieu ◀d’▶en douter. Nous attendons des rafraîchissements, dont tous ◀les▶ vaisseaux ont très grand besoin.
Du mardi 5 décembre 1690
Il nous est venu aujourd’hui quelques rafraîchissements : peu de chose ; & ◀le▶ meilleur ◀de▶ tout, c’est ◀l’▶ordre ◀de▶ mettre tous ◀les▶ malades à terre. Ils y seront mieux soignés & y recouvreront leur santé bien plus promptement qu’à bord. Ajoutez à cela que ◀l’▶air qu’on respire à terre guérit seul ◀le▶ scorbut qu’on gagne en mer, sans autre médicament que ◀la▶ viande fraîche, des saignées & ◀le▶ régime ◀de▶ vivre.
Du mercredi 6 décembre 1690
Nous avons envoyé nos malades à terre, au nombre ◀de▶ cinquante-six, & comme il faudra absolument que j’y aille demain matin tant pour leur faire donner ce qui leur sera nécessaire que pour recevoir & faire embarquer ◀les▶ marchandises qui seront livrées au vaisseau pour reconduire en France, je n’écrirai plus que je ne sois ◀de▶ retour, & ◀les▶ vaisseaux sous ◀les▶ voiles pour retourner à Pondichéry.
Du samedi 30 décembre 1690
Je n’ai point écrit depuis ◀le▶ six du courant, parce que j’ai toujours été extrêmement occupé, tant à terre qu ’à bord : à terre, pour demander ce qui nous était nécessaire, & à bord pour recevoir ◀les▶ marchandises que nous devons porter en France ; mais, ayant mis à ◀la▶ voile ce matin avant ◀le▶ jour, & ayant mes mémoires prêts sur mes tablettes & du temps à moi, je vais dire ce que je sais & que j ’ai appris, après avoir dit qu’un emploi ◀d’▶écrivain est très facile sous ◀les▶ voiles où il ne faut que deux lignes par jour avec ◀de▶ ◀la▶ ponctualité ; mais qu’à terre c’est ◀l’▶emploi ◀le▶ plus tuant & ◀le▶ plus fatigant qu’un homme puisse avoir lorsqu’il est ◀d’▶humeur à s’en acquitter par lui-même sans s’en reposer du tout sur autrui.
Je commencerai par ce qui nous regarde, & qui regarde aussi tous ◀les▶ navigateurs : c’est ◀le▶ scorbut, maladie très dangereuse. Quoique je n’aime ni ◀la▶ médecine ni ◀la▶ pharmacie, & encore moins à en parler, je ne puis m’empêcher ◀d’▶entendre ce qu’on dit ; & comme il y a ici quantité ◀d’▶officiers qui ont longtemps servi à terre, dans ◀les▶ armées, voici ce que j ’ai pu comprendre ◀de▶ leurs discours, & ◀de▶ ceux des chirurgiens auxquels ils parlaient. C’est qu’il y a ◀de▶ deux espèces, ou ◀de▶ deux genres ◀de▶ scorbut, qui, quoique différents entre eux, ont pourtant tous deux ◀la▶ même source, qui est dans ◀les▶ aliments & ◀la▶ paresse.
Que ◀le▶ scorbut ◀de▶ mer provient des salaisons dont ◀le▶ corps est nourri, ce qui fait que ◀la▶ guérison ne demande que des viandes rafraîchissantes & des légumes, qui par leur douceur dissolvent ◀les▶ coagulations que ◀le▶ sel forme dans ◀la▶ masse du sang, fomentées par ◀les▶ sels volatils, qui s’exhalent ◀de▶ ◀la▶ mer & qu’on respire sur ◀les▶ vaisseaux : coagulations qui rendent enfin ◀le▶ sang si épais, qu’il ne peut plus circuler, ni se raréfier par ◀le▶ cœur & ◀le▶ poumon ; ce qui fait que ◀le▶ corps ◀d’▶un homme qui en est attaqué devient comme un morceau ◀de▶ cire dans lequel ◀l’▶impression du doigt reste, & qui est partout si peu flexible qu’on est obligé souvent ◀d’▶avoir recours à des espèces ◀de▶ crics pour lui ouvrir ◀la▶ bouche.
Que ◀le▶ scorbut ◀de▶ terre provient du mauvais pain que ◀le▶ munitionnaire général donne aux soldats ; si vrai que tant qu’ils ont mangé ◀de▶ bon pain, c’est-à-dire pendant tout ◀le▶ temps que feu M. de Louvois a été en état ◀d’▶en faire ◀les▶ marchés, & ◀de▶ ◀les▶ faire exécuter, cette maladie ◀de▶ scorbut sur terre a été presque inconnue aux troupes du roi. Joint à cela, que ◀les▶ nourritures ordinaires ◀de▶ terre n’étant pas si bonnes, ni distribuées à des heures réglées comme celles ◀de▶ mer, cette maladie s’invétérait si bien dans ◀le▶ corps qu elle devenait insensiblement incurable, & par conséquent plus à craindre, que ◀le▶ scorbut ◀de▶ mer.
Que l’un & l’autre scorbut étaient encore fomentés par ◀la▶ paresse, où ◀le▶ soldat sans argent croupissait dans un camp, ou dans son branle sur un vaisseau ; ce qui était si vrai que ◀les▶ scorbutiques, sur nos navires, étaient presque tous soldats, cette maladie s’attaquant toujours à eux, & rarement aux matelots, qui sont toujours dans ◀le▶ mouvement & ◀l’▶agitation : ce qui avait donné lieu au proverbe, Vieux matelot, vieux ignorant ; & vieux soldat, vieux fainéant.
Notre second maître canonnier est mort ◀le▶ mardi 19. Il se nommait Pierre Hervé. Il a été enterré, ayant été mis à terre à cause de sa maladie. C’est dommage : nous perdons dans lui un brave homme, & ◀de▶ service ; il s’était trouvé dans plusieurs occasions. Je ◀l’▶ai vu deux fois dans ◀l’▶action, & je puis dire qu’il agissait avec autant ◀de▶ sang-froid & ◀de▶ tranquillité que s’il avait été simplement spectateur ◀d’▶un orage ◀de▶ coups ◀de▶ poing.
M. Le Vasseur, notre sous-lieutenant, ne lui a survécu que ◀de▶ quatre jours, étant mort ◀le▶ samedi 23. J’avais reçu son testament, & j’ai fait son inventaire, où je puis affirmer, en saine conscience, qu’il ne s’est pas trouvé ◀la▶ centième partie ◀de▶ ce que tout le monde savait qu’il avait. Il avait confié ses clefs à un homme que son caractère devait retenir dans ◀la▶ droiture ; & qui, je crois, n’a pas tout à fait rempli ◀la▶ confiance que ◀le▶ défunt avait eue en lui. Il ne s’est trouvé ni or, ni argent, ni monnaie, ni perles. Il est pourtant très vrai qu’il avait ◀de▶ tout cela. Je lui avais donné moi-même quarante pistoles ◀d’▶Espagne à Moali pour des piastres : il en avait encore d’autres. Je me suis enquis ◀de▶ ce qu’il en avait fait. ◀L’▶aumônier m’a répondu qu’apparemment il avait tout laissé à Pondichéry, pour lui acheter des marchandises. C’est ce que je ne crois point, lui-même m’ayant dit que tout est à meilleur compte à Bengale. Et, en effet, c’est ◀de▶ là qu’on envoie ◀les▶ marchandises à Pondichéry. Il y avait pris ◀de▶ très belles pièces ◀de▶ mousseline unies & brodées ; il y avait pris des courtepointes ◀d’▶une finesse & ◀d’▶une beauté exquises ; & on disait hautement qu’il avait eu ◀le▶ bonheur ◀de▶ trouver à ◀la▶ flûte, entre autres choses, une bourse pleine ◀de▶ perles & ◀de▶ coupans ◀d’▶or. Rickwart m’a dit que, pour des coupans, cela se peut ; mais qu’à l’égard des perles il n’avait aucune connaissance qu’il y en eût d’autres que celles qui appartenaient à Mlle Spelman. J’en ai parlé t. I, page 431. Quoi qu’il en soit, rien ◀de▶ tout cela ne s’est trouvé ; &, pour dire naturellement ce que j’en pense, c’est que notre aumônier a profité ◀de▶ tout.
Je n’avais pas pu me dispenser ◀de▶ recevoir ◀le▶ testament ◀de▶ ◀Le▶ Vasseur, &, en faisant ◀l’▶inventaire, j’ai fort bien connu que ce testament avait été exécuté par ◀la▶ prise ◀de▶ possession, avant ◀la▶ mort du testateur. Je n’ai pu m’empêcher ◀d’▶en dire ma pensée, assez crûment, à notre aumônier : il m’a paru déferré et confus. Je ◀l’▶ai dit aussi à MM. ◀de▶ Porrières & ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶. Le dernier m’a répondu, pour tous deux, en me demandant ◀d’▶où diable je venais, ◀de▶ ne pas connaître ce qu’un moine peut faire, & encore un moine bas-breton. Nous jurerions que tout est au Florissant, entre ◀les▶ mains ◀de▶ ◀l’▶aumônier ou dans ◀les▶ soutes aux poudres ◀de▶ notre vaisseau, entre ◀les▶ mains du maître canonnier & ◀de▶ ses deux frères ; & que toute cette manœuvre s’est faite à plusieurs fois, & toutes avant ◀la▶ mort ◀de▶ ◀Le▶ Vasseur.
J’étais ◀de▶ ses amis avant sa lâcheté du samedi 29 juillet, que j’ai rapportée t. I, p. 428-429 ; mais ◀les▶ reproches publics que je lui fis, & que j’ai rapportés aussi page 435, ◀l’▶ont tellement frappé, joints à ◀la▶ restitution dont j’ai parlé pages 443-444, qu’il n’a pas porté ◀de▶ santé depuis. Si cela est, je suis en partie cause ◀de▶ sa mort. On me ◀l’▶a dit en riant. J’ai répondu sur ◀le▶ même ton que je n’en croyais rien & qu’au contraire j’étais persuadé que sa vie & sa mort avaient été des prodiges ◀de▶ ◀la▶ nature, qui ◀l’▶avait fait vivre sans cœur & mourir sans rendre ◀l’▶esprit.
C’était un assez bon garçon, rond ◀de▶ toute manière, à son avarice & à sa lâcheté près ; mais cela n’était que ◀de▶ menus grains ◀de▶ sable sur son globe matériel, qui en relevaient avantageusement ◀la▶ circonférence. Il est mort fort chrétiennement, à ce qu’on dit ; du moins, il a fini sa vie par une bonne action, mais qui, je crois, sera oubliée par son exécuteur testamentaire ; c’est qu’il a donné aux pauvres, & pour faire prier Dieu pour lui, tout ce qu’il avait à bord à ◀l’▶heure ◀de▶ son décès, & a nommé ◀l’▶aumônier pour son exécuteur testamentaire : & ce qui s’est trouvé dans sa chambre ne valant pas ◀la▶ peine ◀d’▶être disputé, j’ai tout remis au père Querduff, qui m’en a donné ma décharge au pied ◀de▶ ◀l’▶inventaire, & tous ◀les▶ officiers ◀l’▶ont signé[e].
◀L’▶endroit où nous étions mouillés & ◀les▶ terres dont il est environné font partie ◀de▶ ◀l’▶ancien royaume ◀de▶ Bengale. C’est une grande anse, ou, si on ◀l’▶aime mieux, un golfe où se viennent perdre dans ◀la▶ mer plusieurs rivières, entre autres ◀le▶ fleuve du Gange, si fameux dans ◀l’▶Antiquité & si renommé dans ce temps-ci, par ◀les▶ vertus que ◀les▶ païens & ◀les▶ idolâtres ont toujours attribuées & attribuent encore à ses eaux, qui se transportent encore aujourd’hui par toutes ◀les▶ terres du Mogol & jusque bien avant dans ◀la▶ Perse ; mais, n’y ayant point été, il m’est impossible ◀d’▶en rien dire ◀de▶ nouveau. Il y a une rivière, dont ◀l’▶eau est douce à un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ son embouchure, qui se nomme Balaçor, ou Balassor : c’est elle qui donne son nom à ◀la▶ ville, qui est à deux bonnes lieues sur ses bords Nord & Sud. On ne peut y aller que pendant ◀le▶ flux ou marée montante, parce que ◀le▶ courant ◀de▶ cette rivière est trop fort & rapide pour pouvoir ◀le▶ vaincre à ◀la▶ rame, & qu’il est impossible ◀de▶ se servir ◀de▶ voiles, parce que cette rivière ne fait que serpenter par ◀de▶ forts petits contours. Elle est creuse, & peu large, & malsaine, & ◀de▶ mauvais goût. ◀Les▶ navires ◀de▶ sept & huit cents tonneaux montent jusque auprès des loges dont je parlerai, & en deçà de ◀la▶ ville. Cette ville n’est qu’un assemblage confus ◀de▶ maisonnettes ◀de▶ nègres, bâties ◀de▶ terre délayée avec ◀de▶ ◀la▶ paille hachée & enduite ◀d’▶une autre terre glaise, ou argile, très fine & fort grasse ; &, comme ils ont soin ◀de▶ laver tous ◀les▶ jours cette terre & et ◀la▶ mouiller souvent, cela rend ces maisonnettes fort propres & fort agréables à ◀la▶ vue. ◀Le▶ dedans est ◀le▶ ménage ◀de▶ Fanchon la Vermine, un pot égueulé, un autre sans anse, des selles à trois pieds comme celles des savetiers. Un morceau ◀de▶ planche sur des roches leur sert ◀de▶ table ; & deux bottes ◀de▶ paille à terre, avec un méchant morceau ◀de▶ grosse toile ◀de▶ coton dessus, leur servent ◀de▶ lit. Voilà ce qui m’a paru ◀de▶ ◀la▶ magnificence ◀de▶ leurs meubles.
À ◀l’▶impureté près, ils vivent policés & civilisés par des lois, comme ◀les▶ Européens. ◀La▶ volonté du prince y est absolue. C’est un point des plus essentiels ◀de▶ leur religion ◀de▶ ne point s’opposer à son autorité : ils en parlent pourtant avec toute sorte ◀de▶ liberté, mais n’en obéissent pas moins. Ceci est assez ◀le▶ caractère ◀d’▶une bonne partie des Européens. Il semble que ces peuples aient pris ◀de▶ M. de Montagne, ou que M. de Montagne ait pris ◀d’▶eux, cette belle & sage maxime : Nous devons notre obéissance à nos princes ; ils sont en droit ◀de▶ ◀l’▶exiger, & il est ◀de▶ notre devoir ◀de▶ ◀la▶ leur accorder ; mais, pour notre estime, nous ne ◀la▶ devons qu’à leurs actions. C’est encore là ◀le▶ caractère ◀de▶ tous ◀les▶ Européens, surtout du côté du Nord.
◀La▶ vertu est récompensée ici, & ◀les▶ criminels y sont punis, excepté ◀les▶ adultères, & même ◀les▶ incestes. On déserterait ◀le▶ pays si on ◀les▶ punissait ◀de▶ mort. ◀Les▶ lois ◀les▶ y condamnent, mais ◀les▶ magistrats, coupables eux-mêmes ◀de▶ ces crimes, se bouchent ◀les▶ yeux sur ◀les▶ déportements des autres & ◀les▶ laissent vivre là-dessus en pleine liberté, comme eux-mêmes y vivent.
◀Le▶ trafic est ici très grand & très riche, y ayant par ◀l’▶industrie des Bengalais tout ce que ◀la▶ nature produit à leur portée & que ◀l’▶art perfectionne ; & c’est d’ici qu’on envoie à Pondichéry & par toute ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel ◀les▶ marchandises ◀les▶ plus belles qui s’en transportent en Europe. ◀L’▶or & ◀l’▶argent n’y manquent point, & ils ont à souhait tout ce qu’il faut pour ◀la▶ vie.
Je n’y ai vu ni mangé ni bœuf, ni veau : je ne sais ce que ◀les▶ Asiatiques d’ici en font ; mais enfin, je n’y en ai point vu, ni pu en savoir ◀la▶ raison. Leurs vaches sont dures, aussi bien que toute autre viande, mais sans mauvais goût. Leurs moutons sont à peu près faits comme ceux ◀d’▶Europe, pas si bons, moins mauvais pourtant que ceux ◀de▶ Pondichéry ; ◀les▶ cabris, ◀les▶ oies, ◀les▶ poules, ◀les▶ canards & ◀les▶ pigeons, y sont faits comme ceux ◀d’▶Europe & y sont en très grande quantité, & ◀le▶ tout à fort bon prix. ◀Les▶ vaches deux roupies, quinze poules une roupie, canards comme ◀les▶ poules, cinquante pigeons une roupie, huit oies une roupie, quatre cabris ou quatre moutons une roupie, & ◀la▶ roupie vingt-huit sols ◀de▶ notre monnaie. Je ne vois pas qu’ils doivent se plaindre ◀de▶ ◀la▶ valeur des viandes.
Leur blé n’est pas si nourrissant que le nôtre, mais il est plus léger : ◀le▶ pain en est assez bon, du moins sans dégoût. Leur riz est très bon, parce qu’il est nouveau & n’est point transporté. ◀Le▶ mil, ◀l’▶orge, ◀les▶ pois, ◀les▶ fèves, ◀la▶ graine ◀de▶ moutarde & ◀la▶ navette, y sont comme en France. ◀La▶ citrouille, ◀le▶ poitiron, ◀le▶ concombre, ◀l’▶oseille, ◀la▶ laitue, & toutes nos légumes y viennent en abondance : ◀le▶ melon même n’y est pas mauvais, mais il n’approche point ◀de▶ nos melons ◀de▶ Langeais. Ils ont tous ◀les▶ fruits à noyau que nous avons, meilleurs que les nôtres mais point ◀de▶ fruits à pépin. En un mot, tout y est bon, & à bon prix ; & je ne vois pas qu’ils manquent ◀de▶ rien pour ◀la▶ vie.
J ’ignore quelle est ◀la▶ boisson du peuple ; mais ceux qui sont aisés boivent du vin, extrêmement cher, parce qu’il vient de loin ; mais il n’est pas possible ◀d’▶en boire ◀de▶ meilleur, parce que ◀le▶ monde n’en produit pas de plus exquis. J’en emporte environ deux cents pintes mesure ◀de▶ Paris. Il est dans ◀de▶ grosses bouteilles ◀de▶ Perse, claires comme notre cristal, qui tiennent trente-cinq pintes chacune ; dont ◀de▶ six je destine quatre à Versailles & deux à Paris : en un mot, c’est du vin ◀de▶ Chiras en Perse, si renommé par toute ◀la▶ terre, & si peu connu en Europe.
J’emporte aussi un cent ◀de▶ bâtons ◀d’▶encre ◀de▶ ◀la▶ Chine, tant pour faire des présents que pour moi.
◀La▶ laque, dont on fait ◀la▶ cire à cacheter, n’y revient qu’à un sol ◀la▶ livre.
Ils ont quantité ◀de▶ cire & ◀de▶ miel qui fait, à ce qu’on dit, ◀d’▶excellentes confitures. Je n’y ai point vu ◀de▶ gibier ; du moins, je n’en ai ni tué ni mangé.
J’ai dit, ci-dessus page 89 que si ◀le▶ crocodile & ◀le▶ caïman ne se faisaient pas ◀la▶ guerre, on ◀les▶ prendrait pour animaux de même espèce. ◀L’▶antipathie que ◀la▶ nature leur a inspirée est si forte que, d’abord que l’un voit l’autre, il faut qu’il en coûte ◀la▶ vie au plus faible. Je me promenais sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ rivière ◀de▶ Balassor lorsque je vis ◀d’▶un coup s’élancer dans ◀l’▶eau l’un ◀de▶ ces deux animaux : l’autre avait paru dans ◀la▶ rivière, & celui-ci se jeta à lui. ◀Les▶ deux commis du comptoir qui étaient avec moi me dirent que ◀le▶ combat ◀de▶ ces deux furieuses bêtes était assez ordinaire, mais était curieux. Je ◀les▶ regardais ; ils nagèrent quelque temps ◀la▶ tête hors de ◀l’▶eau, comme pour s’animer ; &, tout ◀d’▶un coup, se précipitèrent l’un à l’autre & se prirent gueule à gueule, en se secouant avec fureur. ◀La▶ rivière fut bientôt rougie ◀de▶ leur sang. Après s’être tenu à ◀la▶ gueule un bon quart d’heure, ils se lâchèrent, & plongèrent ; & ensuite s’élancèrent hors de ◀l’▶eau l’un contre l’autre à plus ◀de▶ six pieds de haut. Il me parut qu’ils voulaient tous deux prendre son ennemi par ◀l’▶extrémité ◀de▶ ◀la▶ tête, entre ◀le▶ corps, ou par-dessous ◀le▶ ventre. Après une infinité ◀de▶ sauts, l’un alla ◀d’▶un côté & l’autre ◀de▶ l’autre, pour reprendre ◀de▶ nouvelles forces en se délassant, mais sans se quitter ◀de▶ vue. Ils recommencèrent trois fois leur combat, qui dura près ◀d’▶une heure & demie ; & à la troisième, ◀le▶ crocodile fut vaincu & tué, eut ◀le▶ ventre déchiré, & ◀la▶ tête écrasée. Ce combat est également furieux & curieux.
Quoique ◀le▶ terroir ◀de▶ Bengale soit heureux & fertile, & que ◀les▶ gouverneurs que ◀le▶ Mogol y envoie s’y enrichissent, ils ne ◀le▶ regardent pourtant que comme un honorable exil, parce que ce gouvernement est éloigné de plus ◀de▶ trois cents lieues ◀d’▶Agra, demeure ordinaire du Mogol : tant il est vrai que, par toute terre, ◀les▶ gens ◀de▶ distinction aiment à être proches ◀de▶ leurs princes. Il n’y a pas longtemps qu’il y est arrivé un nouveau gouverneur, qui a envoyé son prédécesseur à Agra sous bonne garde, parce qu’il doit au Mogol plus ◀de▶ deux millions ◀de▶ piastres ; qu’il a fait plusieurs concussions ; qu’il est accusé ◀de▶ s’être entendu avec Sévagi, & ◀de▶ vouloir se lier avec lui par ◀le▶ mariage ◀de▶ sa fille, parfaitement belle, avec Remraja, fils ◀de▶ Sévagi. Beau sujet ◀de▶ roman pour ◀de▶ Visé, digne auteur du Mercure galant, & ◀de▶ ◀la▶ ridicule histoire ◀de▶ Cara Mustapha. Ce gouverneur ◀de▶ Bengale est toujours fort bien accompagné, & peut mettre sous ◀les▶ armes autant ◀d’▶hommes que bon lui semble ou qu’il y a ◀de▶ sujets du Mogol capables ◀de▶ ◀les▶ porter.
Il y a dans cette ville, ou plutôt à ses extrémités, plusieurs belles maisons bâties par ◀les▶ Européens ; entre autres une bâtie par ◀les▶ Anglais qui ressemble plutôt à un palais qu’à un comptoir ◀de▶ compagnie marchande. Je ne crois pas me tromper ◀de▶ dire que, pour en bâtir ◀la▶ face, on a pris ◀le▶ modèle ◀de▶ celle ◀de▶ Luxembourg, que Marie de Médicis, veuve ◀de▶ Henri le Grand, a fait bâtir à Paris : ces deux faces sont semblables. ◀Le▶ bâtiment des Anglais est fortifié ◀d’▶un fossé à fond ◀de▶ cuve, & on y entrait par quatre ponts-levis. Il était muni ◀de▶ canon & fortifié par quelques ouvrages en dehors ; mais ◀le▶ Mogol, qui, avec raison, ne trouve pas bon que ◀les▶ Européens construisent chez lui des lieux assez forts pour lui résister, a fait jeter à bas à coups ◀de▶ canon ce comptoir, ce palais, ou cette citadelle, comme on voudra ◀l’▶appeler, après une très vigoureuse défense de ◀la▶ part des Anglais, qui sont encore actuellement en guerre avec lui au sujet de ce fort. Ils demandent ◀la▶ paix avec instance & offrent ◀d’▶achever ◀de▶ raser ou ◀de▶ ruiner ce fort, ou ◀de▶ ◀le▶ lui céder. Ils ◀l’▶ont abandonné, il y a cinq ou six ans & il commence à tomber en ruine faute ◀d’▶être entretenu, à cause de cette guerre. Il est fort bien placé sur une hauteur, qui n’est commandée ◀de▶ rien ; & ◀l’▶eau qui remplit ◀les▶ fossés est une eau ◀de▶ source qui sort ◀de▶ ◀la▶ montagne où il est bâti : ainsi, c’est une eau qui ne tarit point, qui est très bonne, & qui en sortant du fossé retombe à ◀la▶ rivière par son ancien chemin. ◀Le▶ Mogol n’aurait jamais ruiné ce fort par ses propres forces seules. Ses sujets ne sont pas assez hardis pour en approcher ; mais ◀les▶ Hollandais, dont ◀la▶ politique est ◀de▶ ne pas souffrir dans ◀les▶ Indes des Européens aussi puissants qu’eux, lui ont par-dessous main fait avoir des canonniers portugais & hollandais, lesquels ont si bien servi son canon ◀de▶ cent & six-vingts livres ◀de▶ balle, & qui tirait ◀de▶ bien plus loin que celui des Anglais ne pouvait porter, qu’enfin ◀le▶ fort a été détruit. On croit même que ◀les▶ Anglais n’obtiendront pas ◀la▶ paix, à moins qu’ils ne ◀l’▶achètent bien cher ; parce qu’on croit que ◀les▶ Hollandais ne ◀la▶ souhaitent pas, quoiqu’ils fassent semblant ◀de▶ ◀la▶ désirer, & qu’ils s’y opposent par-dessous main, par présents secrets, & autres intrigues du cabinet.
Plus on pénétrera ◀la▶ politique ◀de▶ cette République, moins on verra qu’elle s’en écarte, & que je n’ai pas eu tort ◀de▶ dire t. I, p. 339 & suivantes qu’elle tend au commerce universel. Ce tour, qu’elle a joué aux Anglais en fournissant des canonniers au Mogol, est ◀le▶ même qu’elle nous a joué depuis à Siam, en fournissant à Pitrachard des canonniers, pour ◀chasser▶ ◀les▶ Français ◀de▶ Bangkok ; mais, pas si secrètement, parce qu’elle a dans ◀les▶ Indes bien moins ◀d’▶intérêt à nous ménager que toute autre nation ◀d’▶Europe.
◀Les▶ Bengalais sont assez affables, fort intéressés, mais pourtant ◀d’▶assez bonne foi. Leur religion est généralement parlant idolâtre : c’est ◀la▶ dominante. II y a quelques juifs, & quelques mahométans ; mais ils n’ont ni temple ni mosquée. ◀Les▶ catholiques romains y ont une église assez propre, quoique pauvre. Elle est desservie par un religieux augustin, portugais ◀de▶ nation ; il se nomme padre Bernard, ou père Bernard. Je suis ◀le▶ plus trompé du monde si ce padre Bernard n’est pas un ouvrier aussi subtil & aussi rusé que ◀le▶ froc en puisse couvrir & faire éclore. Il n’arrive ici aucun vaisseau ◀de▶ sa nation qui ne lui apporte, à ce qu’il dit, des reliques qui lui viennent en droiture ◀de▶ ◀la▶ propre main ◀de▶ Sa Sainteté, & qu’elle a ◀la▶ bonté ◀de▶ lui envoyer tous ◀les▶ ans.
Aussi en a-t-il lui seul plus que tous ◀les▶ trésors ◀de▶ ◀la▶ chrétienté n’en ont ensemble. Que ◀le▶ lecteur ne prenne pas ce que je vas dire pour un conte fait à plaisir : je ◀le▶ donne pour une vérité : & tous ◀les▶ Européens qui ont été à Bengale peuvent m’en démentir. ◀L’▶étoile des trois Rois ne lui a pas échappé : il en a du moins un rayon, qui, pour rendre ◀le▶ miracle plus étonnant, ne luit que pendant ◀les▶ nuits ◀de▶ Noël jusqu’à celle ◀de▶ ◀l’▶Épiphanie comprise. C’est ◀le▶ temps que ◀les▶ Mages employèrent à venir de chez eux à Bethléem : ils voyaient clair ◀le▶ jour ; &, dans ◀l’▶obscurité, ◀l’▶étoile ◀les▶ éclairait & ◀les▶ conduisait. Ce rayon est enfermé dans une fiole ◀de▶ cristal, & n’est rien autre chose que ◀de▶ ◀l’▶eau bien claire qu’il fait luire par ◀le▶ moyen ◀d’▶une bougie qu’il met par-dessous, & hors de ◀la▶ vue des spectateurs. Je lui en ai parlé ; & sa réponse a été en riant, Ad populum phaleras.
Outre ces reliques, ◀le▶ pape lui envoie encore des indulgences pour des temps très considérables. Cinquante ou soixante mille ans par-delà ◀l’▶éternité n’en troublent point ◀le▶ calcul. Cela ne fait rien au padre, pourvu qu’à la manière des Portugais il ◀les▶ vende argent comptant ; vente dont il tire un gros profit, aussi bien que ◀de▶ ◀l’▶eau du Gange, qu’il bénit, qu’il distribue pour ◀de▶ ◀l’▶argent à son troupeau, presque tout bengalais, qui croit encore que ◀l’▶âme est nettoyée ◀de▶ tout péché quand ◀le▶ corps est lavé ◀de▶ cette eau.
O nimium faciles, qui tristia crimina caedisFlumineâ tolli posse putatis aqua !
C’est un païen qui parle : c’est Ovide ; je ne ◀le▶ lui fais pas dire. ◀Le▶ pape souffrira-t-il longtemps que des fripons réveillent, pour leur utilité, ◀les▶ cérémonies ridicules des païens ; dont un poète, tout païen qu’il était, se moque ?
Il y a quelques Portugais dans ce troupeau. Ils viennent tous à ◀la▶ messe dans cette église : j’y ai assisté. Ils me paraissent tous également ignorants & dévots, & tous fort superstitieux ; &, si ce que Tacite dit est vrai, on n’en fera jamais ◀de▶ véritables catholiques. Gens Superstitioni obnoxia, Religionibus adversa. Mais ◀le▶ moyen ◀de▶ ◀les▶ défaire ◀de▶ leurs superstitions ? ◀Les▶ ecclésiastiques, qui devraient ◀les▶ en retirer, sont les premiers à ◀les▶ y plonger ; parce qu’ils y trouvent leur profit temporel. Cet excès frappe & scandalise tous ◀les▶ chrétiens. Est-ce ainsi qu’ils devraient vendre ◀les▶ âmes ?
Tous ceux qui, comme moi, ont été en Portugal, savent que ce n’est plus ◀la▶ religion ◀de▶ Jésus-Christ qui y prime ; mais seulement celle des moines, qui ◀la▶ font consister en indulgences, en reliques, en images, en confréries, en cordons, en chapelets & autres babioles condamnables par leur excès qui étouffe ◀la▶ parole du Sauveur. C’est ◀l’▶indigne & exécrable tribunal ◀de▶ ◀l’▶Inquisition qui entretient, multiplie & fomente ces abus. Il ne faut que lire ce qu’en écrit un savant capucin, qui a pensé y être grillé, & qui se plaint ◀de▶ ◀l’▶ignorance des juges aussi bien que Dellon. L’un & l’autre ont donné leurs relations au public : on peut y voir ◀la▶ source ◀de▶ ce qui défigure dans ◀le▶ Portugal & ◀l’▶Espagne ◀la▶ véritable religion & ◀l’▶Église ◀de▶ Jésus-Christ. J’ai vu à Lisbonne leur Atto dà Fè, ou leur Acte ◀de▶ Foi : ◀les▶ exécrables inquisiteurs y représentent Eaque, Rhadamanthe & Minos ; & ◀les▶ Portugais sont ◀les▶ diables qui perfectionnent ◀la▶ vive peinture ◀de▶ ◀l’▶Enfer des païens.
Je reviens aux catholiques ◀de▶ Bengale. Leurs signes ◀de▶ croix, avec leurs deux mains par-dessus leurs têtes jusqu’à leurs pieds semblent une bénédiction qu’ils donnent aux autres, & un reste ◀de▶ leur ancienne salutation aux idoles. Il est impossible ◀de▶ défaire tout ◀d’▶un coup ◀les▶ païens & ◀les▶ idolâtres ◀de▶ leurs coutumes : il faut ◀de▶ nécessité leur en souffrir quelqu’une ◀de▶ peu de conséquence pour gagner ◀l’▶essentiel. ◀Les▶ apôtres ont toléré quelques cérémonies des juifs pour ◀les▶ attirer plus facilement au christianisme ; & qui prétendrait défaire tout ◀d’▶un coup ◀les▶ peuples d’ici ◀de▶ leurs vaines superstitions ne gagnerait rien sur eux : c’est leur génie, ainsi que Plutarque ◀l’▶a remarqué ; Inclinant Naturâ ad Superstitionem Barbari. Mais c’est assez ◀de▶ tolérer une partie, ◀la▶ moins blâmable, ◀de▶ ces superstitions : on ne doit pas leur en inspirer d’autres. Saint Paul ne prêchait que Jésus-Christ, & icelui crucifié. Il a réussi. Pourquoi leur prêcher autre chose ?
◀Le▶ poisson ◀de▶ mer & ◀d’▶eau douce est bon, & en quantité, & fait presque seul ◀la▶ nourriture des deux tiers des habitants. Leur boisson est une espèce ◀d’▶eau-de-vie qu’ils appellent raque, liqueur très brûlante & très malsaine. On a voulu nous en donner, mais nous ◀l’▶avons refusée. ◀Les▶ autres écrivains auraient bien voulu que j’en eusse pris & m’ont demandé pourquoi je n’en prenais pas. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶, qui n’a aucun intérêt à ◀les▶ ménager, leur a répondu platement qu’il y avait assez ◀d’▶eau-de-vie dans ◀l’▶Écueil, parce qu’on n’en avait point vendu. Lui & moi avions goûté ◀de▶ cette raque à sept heures du matin. Nous n’en avions bu, à nous deux, que ◀la▶ moitié ◀d’▶un demi-setier : nous en étions encore hébétés à midi & en restâmes ◀le▶ feu dans ◀le▶ corps deux jours ◀de▶ suite. C’est ◀la▶ fontaine ◀d’▶Ovide :
Qui bibit inde furit. Procul hinc discedite queis estCura bonae mentis : qui bibit inde furit.
C’est par eux qu’on a du vin ◀de▶ Chiras. Ils ne trafiquent que très rarement avec ◀d’▶autre nation que ◀la▶ leur : quelquefois avec ◀les▶ Français, & jamais avec ◀les▶ Anglais ni ◀les▶ Hollandais, parce qu’ils ont ◀la▶ prévention ◀de▶ ◀les▶ regarder comme des excommuniés, & par conséquent des damnés. Innocent XI n’était pas si scrupuleux. ◀La▶ guerre ◀d’▶Europe préjudicie bien fort au commerce des Français dans ◀les▶ Indes, parce que ◀la▶ Compagnie, qui, à beaucoup près, n’est pas si forte que ◀les▶ autres nations, ne trafique à présent que par terre, ou sous pavillon & passeport portugais par mer. Quelle humiliation pour une nation aussi brave que ◀la▶ nôtre ◀d’▶être obligée ◀de▶ céder ◀le▶ pas, & même ◀de▶ mendier ◀l’▶assistance ◀de▶ gens qui sans nous languiraient encore dans ◀les▶ fers ◀d’▶une nation étrangère & dure !
Je ne puis m’empêcher ◀de▶ faire ici une digression, & ◀d’▶admirer ◀les▶ décrets ◀de▶ ◀la▶ providence. ◀L’▶abattement où Henri le Grand & Louis XIII son fils ont précipité ◀la▶ Maison ◀d’▶Autriche (effet ◀de▶ ◀la▶ politique ◀la▶ plus fine & ◀la▶ mieux suivie qu’on ait jamais vue, & qui fait toute ◀la▶ gloire du père & du fils), se tourne contre Louis XIV, leur fils & petit-fils : Il semble que ces princes n’ont travaillé qu’à lui préparer des ennemis. ◀La▶ Maison ◀de▶ Bragance & ◀les▶ Etats Généraux leur doivent leur souveraineté : Louis XIV y a contribué ; sans ◀les▶ troupes & ◀l’▶argent ◀de▶ France, ◀le▶ Portugal & ◀la▶ Hollande appartiendraient encore à ◀l’▶Espagne. Ces princes en ont fait des souverains & n’en ont fait que des ingrats, & des ennemis ◀d’▶autant plus nécessaires qu’ils connaissent parfaitement leurs véritables intérêts. Ajoutez à cela que notre nonchalance sur ◀le▶ commerce, & ◀le▶ peu ◀d’▶intelligence ◀de▶ ceux qui en ont eu ◀la▶ direction, depuis ◀la▶ mort du grand Colbert, & devant lui sous ◀le▶ cardinal Mazarin, a laissé prendre à ◀la▶ Hollande cette supériorité dont elle est tellement jalouse qu’elle ne peut souffrir que personne ◀la▶ partage ; parce qu’elle sait bien que c’est pour elle une source inépuisable ◀de▶ richesses qui ◀l’▶égalera toujours aux plus fortes puissances, comme elle en fait déjà ◀l’▶État du monde ◀le▶ plus riche.
Ce n’est pas seulement ◀le▶ commerce ◀de▶ ◀la▶ Hollande qui a abattu le nôtre : c’est nous-mêmes qui y avons ◀le▶ plus contribué, & y contribuons encore ◀le▶ plus par ◀l’▶indulgence que ◀les▶ juges ont pour ◀les▶ banqueroutiers, auxquels, aux dépens ◀d’▶un honneur que ces scélérats ont foulé aux pieds, ◀la▶ justice en France conserve ◀la▶ vie.
Un voleur ◀de▶ grand chemin est moins à craindre dans ◀le▶ public, & y fait sans comparaison moins ◀de▶ tort, qu’un marchand ◀de▶ mauvaise foi. ◀Le▶ voleur ne trompe pas ◀la▶ bonne foi, parce que personne ne s’y fie ; ◀le▶ marchand trompe ◀la▶ bonne foi, & ses amis les premiers. Il n’y a qu’un particulier qui se ressent du brigandage ◀d’▶un voleur : encore en est-il quitte pour ce qu’il a sur lui ; tout le monde se ressent du brigandage du banqueroutier, qui très souvent entraîne après soi ◀la▶ perte ◀de▶ plusieurs malheureux qui lui ont confié tout leur bien, qui sont ◀de▶ leur part dans ◀la▶ bonne foi & véritablement honnêtes gens. Cependant, ◀le▶ voleur est mis sur ◀la▶ roue, & l’autre, sans doute plus criminel, en est quitte pour ◀le▶ pilori : & on croit ◀le▶ châtier assez en infligeant une honte publique à un fourbe, qui, comme dit ◀le▶ proverbe, a toute honte bue.
Ces banqueroutes ne seraient pas si fréquentes si on réveillait, & si on exécutait ◀les▶ lois portées dans ◀les▶ capitulaires ◀de▶ Charlemagne & ◀de▶ Louis le Débonnaire son fils, en ce qu’elles prononcent contre ◀les▶ banqueroutiers. Pasquier dit dans ses Recherches, que celle-là n’a jamais été exécutée. Je ne puis pas prouver ◀l’▶affirmative ; mais je dis que, quand il serait vrai qu’elle n’eût point été exécutée, c’est une nécessité, dans un siècle aussi perverti que le nôtre, ◀de▶ ◀l’▶observer à ◀la▶ rigueur. Qu’on mette ◀le▶ banqueroutier entre ◀les▶ mains ◀de▶ ses créanciers indignement volés, & que chacun pour son argent lui coupe un morceau ◀de▶ chair : telle est ◀la▶ loi. Que si personne n’en veut faire soi-même ◀l’▶exécution, qu’on abandonne ◀le▶ scélérat, nu, & vivant, aux dents ◀de▶ dogues affamés : ils sauront, en ◀le▶ dévorant, ◀le▶ punir ◀d’▶avoir dévoré ◀les▶ autres. Ces genres ◀de▶ mort sont cruels, j’en conviens : mais ils rétabliront ◀la▶ bonne foi, ou du moins,
Oderunt peccare mali formidine poenae.
Ce que je viens de dire n’est point un épisode mendié : il faut ◀le▶ mettre en œuvre. ◀La▶ Compagnie des Indes orientales ◀de▶ France a trouvé pendant longtemps tout ce qu’elle voulait sur son seul crédit. ◀Les▶ banians lui ouvraient leurs coffres & leurs magasins. Ce qui était arrivé à ◀l’▶Arménien Rupli leur était un garant qui leur paraissait certain ◀de▶ ◀la▶ restitution ◀de▶ leur prêt, par ◀la▶ justice du roi ; &, ◀de▶ quelque côté que nos vaisseaux abordassent, soit à Ormus, Surate, Mazulipatan, Bengale, ou autres endroits des Indes, ils y trouvaient leurs charges en telles marchandises qu’ils voulaient ; tant ces peuples comptaient sur ◀l’▶intégrité des Français ◀la▶ justice du roi, & tant ils étaient frappés ◀de▶ ce qui était arrivé à ◀l’▶Arménien Rupli.
Comme peut-être on ne se souvient plus du procès qu’il eut à soutenir contre ◀les▶ fermiers généraux, j’en retracerai ◀l’▶idée avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ plaisir que sa décision influe sur ◀le▶ commerce, & que ◀le▶ lecteur en pourra tirer ◀les▶ conséquences. ◀Le▶ factum en est entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde ; mais je puis y ajouter quelques faits qui n’y sont point imprimés parce qu’ils se sont passés depuis son impression, ou, pour parler plus juste, parce qu’on n’a pas voulu ◀les▶ rendre publics, & dont je puis parler savamment, étant pour lors clerc chez M. Monicault, avocat au Conseil, que je vas introduire.
Rupli était Arménien, natif ◀d’▶ErzeruM. Il avait lié amitié & commerce avec Tavernier, baron d’Au-bonne, fameux voyageur. ◀Le▶ bien qu’il lui entendit dire ◀de▶ ◀la▶ nation, & ◀la▶ probité qu’il avait remarquée en lui, lui donnèrent envie ◀de▶ venir en France. Il prit beaucoup de pierreries, & son dessein étant ◀de▶ venir à ◀la▶ foire ◀de▶ Beaucaire, il débarqua à Marseille, & se rendit à Nîmes. Un nommé Martinon, très ardent fripon, y était directeur pour ◀les▶ fermiers généraux. Il vit ◀les▶ diamants ◀de▶ Rupli, & ◀les▶ garda : heureusement, il y avait des témoins, sans cela il aurait payé ◀de▶ négative. Rupli redemanda ses diamants. Martinon offrit ◀de▶ partager. ◀L’▶Arménien n’y voulut pas entendre ; & Martinon, pour ◀d’▶un côté n’en avoir pas ◀le▶ démenti, & sachant, ◀de▶ l’autre, que ◀les▶ fermiers généraux appuieraient ses friponneries à cause du gain, fit une saisie ◀de▶ ces diamants, sous prétexte qu’ils n’avaient pas été déclarés : saisie mal faite, puisque ce qui enrichit ◀le▶ royaume n’y doit aucun droit ◀d’▶entrée. Il ne put antidater cette saisie, à cause du contrôle des exploits, que M. Colbert avait sagement établi peu ◀d’▶années auparavant : elle fut faite seize jours après ◀la▶ rétention ; cependant, elle fut confirmée à ◀l’▶élection. Il ne faut pas s’en étonner, M. Colbert dit lui-même dans son Testament politique, que ces tribunaux sont pensionnaires des gens ◀d’▶affaires. Appel ◀de▶ cette sentence à ◀la▶ Cour des Aides ◀de▶ Montpellier ; mais ◀les▶ fermiers, ne comptant pas beaucoup sur leur crédit dans ◀le▶ Languedoc, évoquèrent ◀l’▶affaire à Paris, où ils comptaient ◀de▶ ◀l’▶emporter ◀de▶ haute lutte.
Rupli manquait ◀d’▶argent, & outre cela, avait pour procureur un très affamé fripon : c’était Arouard, dont ◀le▶ fils était dans ◀la▶ dépendance & aux appointements des fermiers. Je ◀l’▶ai vu receveur des douanes à ◀La▶ Rochelle en 1685, tout tel que son père, qui ◀de▶ sa part était, vraisemblablement, payé par ◀les▶ fermiers généraux, pour ne rien faire en faveur de Rupli & ◀le▶ laisser condamner par défaut, ou forclusion ; & ◀l’▶Arménien ◀l’▶aurait certainement été, si Dieu ne lui eût suscité une ressource à laquelle il ne s’attendait pas.
C’était M. Monicault, homme violent, savant, aimant ◀la▶ joie ; mais, vraiment chrétien, droit, ◀de▶ probité, & ennemi mortel des fourbes : en un mot, un génie gaulois ◀de▶ ◀la▶ vieille roche, actif & laborieux. Il entendit parler du procès, & fit en sorte ◀de▶ joindre Rupli au Palais. Il ◀le▶ mena déjeuner & s’informa ◀de▶ son affaire. ◀L’▶Arménien ◀la▶ lui expliqua ◀le▶ mieux qu’il put : à peine entendait-il ◀le▶ français, bien loin de ◀le▶ parler. Monicault lui demanda ses papiers. Ce fut ici qu’il fut instruit ◀de▶ ◀la▶ friponnerie : Rupli lui dit qu’il ne ◀les▶ avait pas, qu’il ◀les▶ avait remis à Arouard, qui refusait ◀de▶ ◀les▶ lui rendre parce qu’il n’avait pas ◀de▶ quoi ◀le▶ payer ◀de▶ quelques écritures qu’il avait faites, à ce qu’il disait. Monicault, frappé ◀d’▶horreur ◀d’▶un tel brigandage sous les yeux de ◀la▶ justice, alla lui-même chez ce procureur, dont il ne retira ◀les▶ papiers qu’en ◀le▶ menaçant ◀de▶ M. de Harlay. Rupli lui jeta trente louis, & lui dit ◀de▶ se payer & ◀de▶ lui donner quittance. Arouard eut ◀le▶ front ◀de▶ lui demander où il avait pris cet argent. Monicault, qui n’entendait pas raillerie, lui demanda ◀de▶ quoi il se mêlait, ◀le▶ traita comme il méritait ◀de▶ ◀l’▶être, prit ◀les▶ papiers, & sortit.
Il emmena son nouveau client dîner chez lui, & ayant examiné ◀les▶ papiers, il vit bien que Rupli était un homme perdu si ◀la▶ Cour des Aides décidait ◀de▶ son sort : non que ◀les▶ magistrats qui ◀la▶ composent ne soient très intègres ; mais parce que, par ◀la▶ malice d Arouard, très pendable en très bonne justice, ◀la▶ procédure était tellement vicieuse & insoutenable, que ◀la▶ forme aurait emporté ◀le▶ fond. Monicault prit son parti : il fit en peu de mots, mais expressifs, un narré ◀de▶ ◀l’▶affaire ; &, pendant qu’un clerc ◀le▶ mettait au net, il mena Rupli chez M. ◀le▶ duc ◀de▶ Lédiguières, en faveur duquel il avait, il n’y avait que trois mois, gagné un procès contre MM. ◀de▶ Créqui, l’un maréchal ◀de▶ France, & l’autre gouverneur ◀de▶ Paris.
Il lui conta ◀l’▶affaire ◀de▶ ◀l’▶Arménien, lui fit connaître ◀l’▶injustice criante qu’on voulait lui faire ; &, en même temps, qu’il n’y avait que ◀la▶ seule autorité du roi qui pût empêcher un vol si grand, si volontaire & si bien prémédité & soutenu ; & acheva, en ◀le▶ suppliant ◀de▶ présenter Rupli au roi. M.de Lédiguières ◀le▶ promit, & encore plus, puisqu’il promit ◀de▶ faire en sorte que M. de La Feuillade se joignît à lui. Monicault connaissait trop ◀l’▶aversion que ce maréchal avait pour ◀les▶ gens ◀d’▶affaires pour douter ◀de▶ son entremise. ◀Le▶ rendez-vous fut pris pour ◀le▶ lendemain matin, au lever du roi à Versailles, où M. de Lédiguières, autant bienfaisant que ◀la▶ France en ait jamais produit, alla coucher, pour disposer en soupant M. de La Feuillade. Monicault, accompagné ◀de▶ Rupli, revint chez lui, où il dressa un placet pour être présenté au roi, & ◀le▶ joindre au mémoire qu’il avait dressé.
À peine avait-il été sorti ◀de▶ chez Arouard ◀le▶ matin, que celui-ci avait été au bureau des Fermes, & avait instruit ◀les▶ fermiers généraux que cet avocat au Conseil entreprenait pour Rupli. Ces messieurs ◀le▶ connaissaient ◀d’▶autant mieux qu’il avait refusé ◀d’▶être leur avocat, ne ◀les▶ regardant tous que comme des gens sans foi ni probité. Ils connaissaient sa vivacité & son ardeur, & tâchèrent ◀d’▶écarter ◀de▶ leur chemin une pierre si dure. Ce fut Batonneau, l’un ◀d’▶eux, qui se chargea ◀de▶ négocier avec lui, & ◀de▶ lui porter parole. Il vint ◀le▶ trouver ◀l’▶après-midi sur ◀les▶ cinq heures, accompagné ◀de▶ trois ◀de▶ ses confrères : j’y étais présent. Je ne sais comment Monicault, rouge comme feu, se donna ◀la▶ patience ◀d’▶écouter sa harangue ; mais, je sais bien que, pour toute réponse, il jeta dans ◀la▶ cour une bourse ◀de▶ cuir pleine ◀de▶ mille louis, ne pouvant ◀les▶ jeter dans ◀la▶ rue parce que son cabinet était sur ◀le▶ derrière ; & ◀le▶ poussa lui & ◀les▶ autres hors de son cabinet, en ◀les▶ donnant à plus ◀de▶ charretées ◀de▶ diables que leurs louis ne valaient ◀de▶ deniers. Cet incident ne fut point oublié : ◀le▶ roi en fut informé, mais il n’a point été mis dans ◀le▶ factum, par des raisons faciles à deviner.
Dès ◀la▶ pointe du jour du lendemain, Monicault partit pour Versailles avec Rupli, bien instruit ◀de▶ ce qu’il devait faire. Ils trouvèrent MM. ◀de▶ Lédiguières & ◀de▶ ◀La▶ Feuillade dans ◀le▶ salon des peintures : celui-ci, capitaine des gardes, fit entrer ◀l’▶Arménien & son avocat. Rupli se jeta aux pieds du roi & lui présenta ◀le▶ placet. ◀Le▶ roi ◀le▶ lut : il n’était pas long ; en voici ◀la▶ substance. Il y félicitait ◀le▶ roi ◀de▶ ses victoires & ◀de▶ sa grandeur dame & ◀de▶ ◀la▶ modération ◀d’▶avoir mieux aimé accorder & prescrire ◀la▶ paix à ses ennemis que ◀d’▶achever ◀de▶ ◀les▶ assujettir (◀la▶ paix ◀de▶ Nimègue venait ◀d’▶être faite). Il continuait par lui représenter que tout ◀l’▶Orient était imbu ◀de▶ sa gloire, que tout en parlait, & que tout ◀l’▶admirait ; mais qu’on n’avait point encore entendu parler ◀de▶ sa justice, parce qu’il n’y avait que ses heureux sujets qui en ressentissent ◀les▶ effets. Qu’un malheureux Arménien, prêt ◀de▶ retourner dans ces climats éloignés, était sûr ◀de▶ ◀la▶ faire éclater par lui-même, parce qu’il espérait que Sa Majesté voudrait bien être elle-même son juge ◀d’▶un vol qu’on voulait lui faire, & des droits ◀d’▶hospitalité violés dans lui ; que Sa Majesté partageait ◀la▶ gloire ◀de▶ ses exploits militaires avec ses généraux & ses soldats, mais qu’elle jouirait seule ◀de▶ celle que lui acquererait sa justice ; & que, si sa sacrée bouche condamnait ◀le▶ suppliant, il offrait, pour réparation ◀de▶ sa témérité, sa vie, qui était ◀le▶ seul bien que ◀les▶ scélérats qui ◀l’▶avaient volé lui avaient laissé.
Après que ◀le▶ roi eut lu ◀le▶ placet, il s’informa ◀de▶ ◀l’▶affaire, M. de Lédiguières lut ◀le▶ mémoire en entier ; & Monicault, à qui ◀le▶ roi permit ◀de▶ parler, expliqua ce qui aurait rendu ce mémoire trop long : il n’oublia pas ◀la▶ visite des fermiers généraux, & ◀la▶ tourna ◀d’▶une manière si bouffonne que ◀le▶ roi, malgré son sérieux, ne se put empêcher ◀d’▶en rire. Sa Majesté mit ◀le▶ mémoire dans sa basque ; &, dès ◀le▶ jour même, il y eut arrêt, qui évoquait au Conseil ◀la▶ connaissance du procès, & ◀l’▶interdisait à tous autres. Cet arrêt fut signé & expédié ◀le▶ même jour, & dès ◀le▶ lendemain signifié aux fermiers généraux & au greffier ◀de▶ ◀la▶ Cour des Aides.
M. Colbert était chef du conseil des Finances ; il fallut ◀le▶ solliciter. ◀L’▶affaire, du côté de ◀l’▶Arménien, fut bientôt mise en état ◀d’▶être jugée ; mais, ◀les▶ fermiers généraux, qui avaient fait instance sur instance à ◀la▶ Cour des Aides, ralentirent leur ardeur au Conseil ; & c’est ce qui donna lieu à un autre incident digne ◀d’▶être su.
Rupli n’allait jamais chez M. Colbert que Monicault ne ◀l’▶accompagnât : c’était celui qui portait ◀la▶ parole ; &, pendant qu’il parlait, ◀l’▶Arménien reconnut au doigt du ministre un des diamants qui lui avaient été volés. Il ◀le▶ dit après ◀l’▶audience à Monicault, qui prévoyant ◀de▶ quelle vertu serait ◀le▶ diamant, y reconduisit Rupli, avec ordre ◀de▶ bien ◀l’▶examiner & ◀de▶ bien prendre garde à ne se pas méprendre, parce que ◀la▶ perte ou ◀le▶ gain ◀de▶ son procès en dépendait. Rupli ◀le▶ fit, & fut convaincu que c’était en effet un des siens Monicault ne demeurait qu’à un pas, puisque sa mai son est à côté de celle ◀de▶ M. de Charost, rue Montmartre.
Il y vint & dicta un placet très court adressé au ministre, auquel il représentait que quiconque lui avait vendu ◀le▶ diamant qu’il portait au doigt était un malheureux digne ◀de▶ ◀la▶ corde, puisqu’il lui avait vendu ce qui ne lui appartenait pas, étant un ◀de▶ ceux qui avaient été volés au suppliant Rupli ; que si c’était un présent qu’on lui eût fait, ce n’avait été qu’en vue de corrompre sa justice ; mais que lui, tout misérable qu’il était, lui en faisait un présent légitime, pour ◀la▶ solliciter ◀d’▶agir dans toute sa rigueur.
Jamais M. Colbert n’avait été si surpris qu’il ◀le▶ fut à ◀la▶ lecture ◀de▶ ce placet. Il avoua que c’était un présent : il ◀l’▶ôta ◀de▶ son doigt & voulut ◀le▶ rendre ; &, sur ◀le▶ refus ◀de▶ ◀l’▶Arménien ◀de▶ ◀le▶ reprendre, il ◀le▶ jeta à ses pieds. Monicault ◀le▶ ramassa. Rupli, qui avait ◀le▶ mot, dit que celui-là n’était qu’un des moindres ◀de▶ ceux qu’on lui avait volés. ◀L’▶avocat ◀le▶ posa sur ◀le▶ bureau ◀de▶ M. Colbert, & à un clin d’œil ils sortirent promptement tous deux & laissèrent ◀le▶ bijou. Cet incident alla encore au roi par ◀le▶ canal ◀de▶ M. de La Feuillade. Ce monarque en parla à M. Colbert dans des termes qui firent un effet admirable pour Rupli, ce ministre rejetant tous ses ressentiments sur ◀les▶ fermiers généraux.
Ceux-ci firent parler ◀d’▶accommodement à ◀l’▶Arménien, qui, fatigué & rebuté ◀de▶ tant de chicanes inconnues dans son pays, était en intention ◀d’▶y prêter ◀l’▶oreille ; mais Monicault lui fit comprendre qu’après avoir réclamé ◀la▶ justice du roi, ce serait ◀l’▶offenser que ◀de▶ n’en pas attendre ◀les▶ effets ; &, faisant agir MM. ◀de▶ Lédiguières & ◀de▶ ◀La▶ Feuillade, il y eut arrêt, qui ne donnait que huitaine aux fermiers généraux pour tout délai pour achever leurs écritures, lequel temps expiré il serait passé outre : & M. Ponce, rapporteur, eut ordre pour ce jour fixé, si ◀le▶ roi se trouvait au Conseil ; sinon, ◀d’▶en différer ◀le▶ rapport jusqu’à ce qu’il y fût, voulant être présent au jugement.
◀Les▶ fermiers généraux redoublèrent vainement leurs instances ◀d’▶accommodement. ◀Le▶ procès fut jugé à jour fixé : ◀l’▶arrêt est à ◀la▶ suite du factuM. ◀La▶ restitution fut ordonnée à quatre cent cinquante mille livres à quoi Rupli avait apprécié ses diamants, cent vingt mille livres ◀de▶ dommages & intérêts ; ◀les▶ fermiers généraux condamnés aux dépens, & Martinon à une prison perpétuelle. Si ◀le▶ Conseil condamnait à mort, il aurait dansé en Grève. ◀L’▶Arménien alla remercier ◀le▶ roi ◀d’▶un jugement si favorable, & Sa Majesté lui fît présent ◀de▶ son portrait.
Cet arrêt, qui fut traduit en toutes ◀les▶ langues orientales, y fit regarder ◀le▶ roi comme un nouveau Salomon, & releva si bien ◀le▶ nom français que ◀la▶ Compagnie pouvait se vanter que tout y était à sa discrétion. ◀Les▶ Orientaux se figuraient que, si elle ne ◀les▶ payait point, ils n’auraient qu’à recourir à ◀la▶ justice du roi : mais ils ont bien changé ◀de▶ sentiment, parce que ◀la▶ Compagnie, ayant souffert des banqueroutes, a été obligée ◀de▶ reculer ◀les▶ paiements ; & ◀les▶ intérêts courant toujours, elle doit à présent à Surate environ six millions ◀de▶ livres, & y est tellement perdue ◀de▶ crédit que qui que ce soit ne lui veut rien avancer : ce qui concerte avec ◀l’▶intérêt qu’ont ◀les▶ Hollandais, ◀les▶ Anglais, & ◀les▶ autres nations ◀d’▶Europe ◀de▶ perdre ◀la▶ nôtre ◀de▶ réputation. Aussi, ◀la▶ nôtre y est regardée comme ◀la▶ plus fourbe & ◀la▶ plus indigne du monde ; & ◀les▶ lâchetés qui se sont faites à Siam nous vont faire regarder par toutes ◀les▶ Indes comme ◀la▶ plus vile canaille ◀de▶ ◀la▶ terre.
Ceci n’est nullement concerté avec ◀de▶ Visé, auteur du Mercure galant, ni avec celui ◀de▶ ◀la▶ Gazette ◀de▶ France. Ils peuvent être payés pour mentir ; mais moi, je ne prétends dire que ◀la▶ vérité. Amicus patriae, magis arnica veritas. Qu’on tire ◀de▶ ce que je viens de dire ◀les▶ inductions naturelles, on verra que ◀la▶ mauvaise foi qui règne en France influe ici ; & c’est où j’en voulais venir, pour faire finir à une potence tous ◀les▶ banqueroutiers, sans en excepter un seul, & du moins faire rouer vifs ◀les▶ frauduleux. C’est par là qu’il faut commencer pour rétablir ◀le▶ commerce intérieur du royaume ; &, à l’égard du commerce extérieur, que ◀le▶ roi fasse ce qu’a fait Philippe le Bon, duc de Bourgogne, & que j’ai rapporté t. I, p. 344 : j’y renvoie ◀le▶ lecteur.
Il y a dans ◀la▶ rivière, devant ◀la▶ loge des Français, un navire qui a été bâti à Siam, plus grand, plus fort & plus beau qu’aucun ◀de▶ notre escadre. Il paraît ◀de▶ huit à neuf cents tonneaux, & on ◀l’▶appelle ◀le▶ Siam ; & on n’ose ◀l’▶exposer à ◀la▶ mer, crainte ◀d’▶accident. C’est certainement dommage qu’un si beau vaisseau reste inutile & à pourrir. ◀Les▶ autres nations y ont aussi des vaisseaux, & ont à présent autant de peur de nous que dans un autre temps ils peuvent en donner à un navire seul. Leurs vaisseaux naviguent, mais ◀le▶ Siam reste.
◀Les▶ loges des Anglais & Hollandais sont proches ◀de▶ celle des Français. Pendant ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ paix ◀d’▶Europe, ils étaient toujours ensemble bons amis, & se festinaient très souvent. À présent, chacun se tient clos dans sa chacunière. Ils voudraient bien se faire pièce l’un à l’autre, & ne manquent pas ◀de▶ bonne volonté ; mais, s’ils en venaient à quelque excès, ils ne s’en trouveraient pas bien ; car, outre que ◀le▶ Mogol donnerait congé à celle des nations qui aurait tort & qui aurait commencé ◀la▶ noise, son commerce serait interrompu sur toutes ◀les▶ terres qui sont dans ◀la▶ dépendance ◀de▶ ce prince, lequel obligerait ◀les▶ infracteurs ◀de▶ ◀la▶ paix à restituer à ceux qui auraient été vexés ◀le▶ centuple ◀de▶ ce qu’on leur aurait pris ; ce qui est déjà arrivé. ◀L’▶intention très judicieuse ◀de▶ ce prince étant que ◀les▶ Européens ne venant ici que pour ◀le▶ commerce, ils observent exactement entre eux ◀la▶ paix & ◀la▶ tranquillité que ◀le▶ négoce demande, sans se faire entre eux aucun tort, ni violence.
Je n’ai point vu ◀les▶ loges des nations étrangères : j’ai seulement vu celle des Français, qui est aussi bien que ◀les▶ autres à un quart ◀de▶ lieue ◀de▶ ◀la▶ ville, où se tient ◀le▶ bazar ou marché. C’est un bâtiment carré, sans force, sans canon & sans garnison, & très assurément hors ◀d’▶état ◀de▶ donner envie ni jalousie. Six Français & des pions ou valets y sont, & c’est tout. J’ai passé devant ◀les▶ autres loges, qui ne m’ont pas paru plus magnifiques.
J’ai vu dans celle des Français un oiseau ◀de▶ ramage très mélodieux, & fort beau. Il n’est pas plus gros que nos terrains, ◀d’▶un plumage gris ◀de▶ maure, avec des plumes blanches mêlées qui marquent ◀les▶ angles ◀d’▶un carré. Ce qu’il a de plus particulier c’est que ◀le▶ bec, fait comme celui ◀d’▶une linotte, est ◀d’▶un vermillon plus beau & plus vif que notre belle cire ◀d’▶Espagne. J’en ai vu au Port-Louis ; & j’en emporte douze avec du mil, pour leur nourriture.
◀Le▶ principal comptoir ◀de▶ ◀la▶ Compagnie est à Ougli, à soixante lieues plus haut sur ◀le▶ Gange ; ◀les▶ Français y ont un très bel établissement. Celui ◀de▶ Balassor est tout nouveau. C’est un nommé M. Pelé, très vilain monsieur mais aussi très honnête & très entendu, qui est directeur ◀de▶ Balassor. M.Bureau Des Landes, gendre ◀de▶ M. Martin, est directeur à Ougli, qui est, dit-on, ◀le▶ plus bel établissement que ◀les▶ Français ont sur ◀les▶ terres du Mogol. N’y ayant point été, je n’en parle que par ouï dire ; il n’est point fortifié, & il serait inutile qu’il ◀le▶ fût, ◀le▶ Mogol, comme j’ai dit, ne trouvant pas bon que ◀les▶ Européens construisent des bâtiments capables ◀de▶ lui résister : ce que j’ai dit des Anglais en est une preuve.
Pendant que nous avons été à Balassor, il est venu un exprès ◀de▶ Pondichéry, qui parle fort du Mogol. Comme nous y retournons, je ne dirai rien ici sur ◀la▶ guerre ◀de▶ ce prince contre Remraja, on m’en a promis ◀la▶ relation ; étant sûr ◀d’▶en savoir là plus que je n’en ai appris à Balassor, je me prépare à écrire ◀d’▶un seul article tout ce que j’aurai pu en apprendre.
Je dirai cependant que cette guerre du Mogol ne me paraît pas faire ◀l’▶unique motif ◀de▶ cet envoi ◀d’▶un exprès ; j’y soupçonne un autre sujet ; et cela avec ◀d’▶autant plus ◀de▶ raison, que nous n’avons pas pris ◀les▶ vivres qui avaient été demandés pour deux mois ◀d’▶augmentation ◀de▶ campagne. ◀La▶ suite me fera connaître si je me suis trompé ou si je suis juste ; mais je crois ne me pas tromper.
Nous sommes à ◀la▶ voile dès ◀le▶ matin, comme j’ai dit ; mais nous avons peu avancé, n’y ayant point eu ◀de▶ vent.
Du dimanche 31 & dernier décembre 1690
Il a fait beaucoup de brouillard ce matin : il est tombé, & à midi il faisait fort beau ; mais pas un souffle ◀de▶ vent.
Janvier 1691
Du lundi 1er janvier 1691
Je viens ◀d’▶assister à ◀la▶ messe, et après avoir donné à Dieu les premiers moments ◀de▶ ◀l’▶année, je donne les seconds à mes bienfaiteurs, à ma famille. Je voudrais que tous se portassent aussi bien que moi : personne n’y manquerait ◀de▶ bon appétit : et, marque que je suis en parfaite santé, c’est que je vas déjeuner, et envoyer in petto à Paris bien des santés à des gens que je souhaite qui jouissent ◀d’▶une parfaite. C’est notre cuisinier qui nous donne nos étrennes, pour avoir les siennes. Il a fait à Balassor un plat ◀de▶ son métier : qui que ce soit ne sait ce que c’est ; nous allons ◀le▶ voir.
C’était un pâté ◀d’▶un dinde, farci ◀de▶ poulets désossés, appuyé ◀de▶ six pigeonneaux & ◀d’▶autant ◀de▶ poulets, avec des ris ◀de▶ vaches entre deux : ◀le▶ tout couvert ◀d’▶huîtres marinées & ◀de▶ lard par-dessus, & une croûte bien fine & très délicate en surtout. Il était bon ; je ne suis pas ◀le▶ seul qui ◀l’▶ait trouvé de même.
Il n’a point du tout fait ◀de▶ vent ◀d’▶aujourd’hui. ◀Le▶ calme nous a pris. Très mauvais commencement ◀d’▶année.
Du mardi 2 janvier 1691
Toujours même temps : calme tout plat.
Du mercredi 3 janvier 1691
Même chose : toujours calme.
Du jeudi 4 janvier 1691
Même temps : ce calme-ci commence à nous ennuyer.
Du vendredi 5 janvier 1691
Même chose : tant pis.
Du samedi 6 janvier 1691
◀Le▶ vent est venu cette nuit assez frais & bon : mais nous ne portons pas toutes nos voiles, parce qu’il vient avec nous un bot, qui porte à Pondichéry des canons & des boulets du désarmement ◀de▶ SiaM. Nous lui servons ◀d’▶escorte, & il ne pourrait pas nous suivre si nous forcions ◀de▶ voiles. Cela a donné ◀le▶ temps à ◀l’▶Oiseau ◀de▶ nous rejoindre. Ce navire est ◀le▶ plus mauvais voilier ◀de▶ ◀l’▶escadre. Il était encore tellement derrière nous hier au soir qu’à peine pouvions-nous ◀l’▶apercevoir.
Du dimanche 7 janvier 1691
Du lundi 8 janvier 1691
Toujours bon vent : nous allons parfaitement bien ; & si ◀l’▶Écueil était seul, nous serions à présent à Pondichéry.
Du mardi 9 janvier 1691
Toujours bon vent : il a même rafraîchi ; & nous n’en allons pas plus vite à cause du bot & des autres, qu’il faut attendre : ce qui ne nous permet pas ◀de▶ nous servir ◀de▶ toutes nos voiles.
Du mercredi 10 janvier 1691
Même vent & bien bon frais. Nous venons ce soir ◀de▶ mettre à ◀la▶ cape, afin de ne point tant avancer ; parce que nous ne sommes pas à quarante lieues ◀de▶ Pondichéry, & qu’il vaut beaucoup mieux rester à ◀la▶ mer ◀d’▶un gros vent que ◀d’▶être à ◀l’▶ancre dans un lieu où il n’y a aucun abri & où ◀le▶ vent pourrait nous forcer à dérader & à prendre ◀le▶ large.
Du jeudi 11 janvier 1691
Nous avons ce matin remis en route & avons passé devant ◀la▶ forteresse ◀de▶ Madras, où nous livrâmes combat ◀le▶ vingt-cinq août dernier, que j’ai rapporté pages 42 & suivantes. Nous leur avons montré nos pavillons : ils nous ont montré ◀les▶ leurs. Nous avons continué notre chemin sans nous faire ◀d’▶autre mal ◀les▶ uns aux autres que sans doute nous donner mutuellement à tous ◀les▶ diables. Si ◀le▶ diable prenait tout ce qu’on lui donne, que ◀de▶ femmes & ◀d’▶hommes ◀de▶ toutes espèces ne feraient plus damner ◀les▶ autres !
Nous avons vu un navire sous ◀le▶ vent à nous : nous lui avons donné chasse toutes voiles dehors : bonnettes en étui, ralingues, perroquets, tout en était. C’était un anglais, lequel voyant qu’il ne pouvait pas nous échapper, parce que ◀l’▶Écueil, qui va fort bien, était prêt ◀de▶ ◀le▶ joindre, est allé à notre barbe mouiller dans un port nommé Sadraspatan, entre Madras & Pondichéry. ◀l’▶Écueil lui bouchait ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ mer, & ◀le▶ Dragon & ◀le▶ Lion qui ◀le▶ suivaient en queue tâchaient ◀de▶ se jeter entre ◀la▶ terre & lui : & eux & nous n’étions pas à deux portées ◀de▶ canon ◀de▶ lui, lorsqu’il nous a joué ◀le▶ tour.
Nous dévorions déjà des yeux ce navire & sa charge, & comptions dessus comme sur un acquêt certain & ◀de▶ bonne prise : mais, il a fallu ◀le▶ laisser là, parce que M. du Quesne, qui a apparemment des ordres qui ne sont connus qu’aux seuls capitaines, & qu’il croit inconnus & secrets à tout ◀le▶ reste, n’a point fait ◀de▶ signal ◀de▶ donner dessus.
Cette manœuvre convertit en certitude dans mon esprit ◀les▶ soupçons que j’ai formés, dès Balassor, ◀de▶ ◀l’▶envoi ◀de▶ cet exprès par terre ◀de▶ Pondichéry, & ◀de▶ ◀l’▶augmentation ◀de▶ vivres pour deux mois, que nous n’avons pas pris ; & assurément nous n’avons pas pris ce navire, par ◀la▶ seule crainte ◀d’▶offenser ◀le▶ Mogol, qui aurait pu se scandaliser & se venger sur Pondichéry si à la vue de ses troupes, qui bordent ◀la▶ terre, on lui avait fait ◀l’▶insulte ◀de▶ prendre un navire qui se serait retiré dans un ◀de▶ ses ports. Ainsi, nous aurions pu ◀le▶ prendre à ◀la▶ mer, & sous ◀les▶ voiles ; mais à terre, & sur ◀les▶ ancres, non.
Autant que nos matelots étaient joyeux ◀d’▶une prise qu’ils croyaient certaine, autant sont-ils étonnés ◀de▶ ne ◀l’▶avoir pas faite. C’est un plaisir ◀de▶ ◀les▶ voir se regarder l’un l’autre, ◀les▶ yeux fixes sans se rien dire. ◀Les▶ pauvres diables mâchent à vuide ; & cela me fait rire. Nous sommes à ◀l’▶ancre, pour ne point arriver ◀de▶ nuit.
Du vendredi 12 janvier 1691
Nous avons remis ce matin à ◀la▶ voile, & à midi avons mouillé devant Pondichéry. Il paraît un monde très grand sur ◀la▶ rive. Je dirai ce que c’est à mon retour.
Du mercredi 24 janvier 1691
Nous venons de mettre à ◀la▶ voile, pour notre retour en France. Le bon Dieu nous ◀l’▶accorde bon. Il est environ huit heures du matin, ◀le▶ vent est bon, mais bien faible.
Avant que de dire ce que j’ai appris ◀de▶ nouveau ◀de▶ ce pays, je ne puis passer sous silence que ◀le▶ procès-verbal ◀de▶ ◀la▶ prise du Monfort, qui est cette flûte dont j’ai tant de fois parlé, & ◀l’▶adjudication, n’étaient ni l’un ni l’autre dans ◀l’▶ordre ; que ceux qui ◀les▶ avaient dressés n’ont certainement aucune connaissance ni notion des ordonnances ◀de▶ ◀la▶ Marine à ce sujet. Signe évident qu’il ne se fait ici aucune prise sur ◀les▶ ennemis, puisqu’ils sont tous également ignorants sur ◀la▶ matière. M.du Quesne a reconnu le premier ◀le▶ vice ◀de▶ ces écritures ; ce qui n’a point fait ni ◀d’▶honneur, ni ◀de▶ plaisir au commissaire. Il était écrit que je m’en mêlerais. Ainsi, par ◀l’▶ordre ◀de▶ MM. du Quesne & Martin, j’ai refait ◀le▶ tout ; c’est-à-dire ◀le▶ procès-verbal ◀de▶ prise, ◀l’▶inventaire, ◀l’▶adjudication & ◀le▶ reste : ce qui n’a nullement flatté, ni ◀l’▶amour-propre, ni ◀la▶ vanité, ◀de▶ M. Blondel. ◀L’▶inventaire, refait par moi, lui a surtout plus donné ◀de▶ chagrin que ◀le▶ reste, parce qu’il se doutait bien que je m’apercevrais facilement qu’il s’était payé par ses mains avec excès ◀de▶ ses droits ◀de▶ présence. Je n’en ai pourtant rien dit à personne, & me suis contenté ◀de▶ lui faire connaître à lui-même, en riant, que cela ne m’était point échappé. En effet, qu’est-ce qu’une plus grande explication aurait opéré, sinon m’en faire un ennemi ? Je n’en ai pas plus ◀d’▶estime pour lui ; & c’est où je me borne. Je n’ai pris que ◀les▶ dates dont ils s’étaient servis, tout ◀le▶ reste est différent. Ce que j’ai fait a été transcrit & signé : c’est au greffier à faire ◀le▶ reste. Il me semble que ce ne serait pas un argent perdu pour ◀la▶ Compagnie que ◀les▶ appointements qu’elle donnerait à un légiste, quand ce ne serait que pour mettre ◀les▶ jugements en forme. Encore mieux, s’il avait séance au Conseil : du moins ◀l’▶ignorance ne paraîtrait pas tant ; & on ne serait pas obligé d ’avoir recours à des gens auxquels ce travail est aussi ingrat qu’indifférent.
Je ne puis taire non plus que ces écritures refaites ont donné lieu à plusieurs entretiens sur mon chapitre, dans lesquels M. Martin a appris que je faisais un journal, ◀d’▶une écriture menue, & qui pourtant paraissait assez gros pour un voyage chargé ◀d’▶aussi peu ◀d’▶événements que le nôtre. Il a voulu voir ce journal & me ◀l’▶a demandé avec tant ◀d’▶honnêteté & ◀d’▶instance que je n’ai pu me dispenser ◀de▶ ◀les▶ lui prêter tous trois, sous ◀le▶ secret. Il en avait bien d’autres à me dire : je ◀les▶ rapporterai dans ◀le▶ récit ◀de▶ ◀la▶ conversation que nous eûmes ensemble, seul à seul, mardi dernier, jour ◀d’▶hier, à ◀l’▶issue ◀de▶ laquelle il me ◀les▶ a rendus tous trois. Il m’a paru bon français ◀de▶ ◀la▶ vieille roche & très bon sujet ◀de▶ ◀la▶ Compagnie. Je dirai demain sur quoi roulait notre conversation ; & dirai, pour aujourd’hui, au sujet de M. Martin, qu’il n’aurait jamais eu ni l’un ni l’autre ◀de▶ mes journaux s’ils avaient été chargés ◀de▶ sa propre histoire, que je donne ici pour très vraie.
◀Le▶ long temps que j’ai été à Pondichéry m’a donné celui ◀de▶ m’informer ◀de▶ lui. ◀Le▶ nom ◀de▶ Martin est très commun : j’ignore s’ils sont parents ; mais j’ai trouvé des Martins partout ; et, comme ma famille est alliée à plusieurs MM. Martin, qui ne se sont ◀de▶ rien l’un à l’autre, j’ai tâché ◀de▶ savoir si ce M. Martin, général des Français aux Indes, touche à quelqu’un ◀d’▶eux. Je n’en ai pu rien apprendre ◀de▶ certain à mon premier passage ; mais, à celui-ci, M. de Saint Paul de La Héronne, qui a été, & serait encore, s’il voulait, conseiller au Conseil souverain ◀de▶ Pondichéry, & qui revient en France avec nous, n’ayant plus ◀d’▶intérêt à garder ◀le▶ secret, m’a appris ce que je voulais savoir, & que voici.
M. Martin est parisien, fils naturel ◀d’▶un gros marchand épicier ◀de▶ ◀la▶ Halle. Son père, puissamment riche, lui a donné une très bonne éducation dans ◀la▶ marchandise, & voulait en faire un marchand ; mais, ◀la▶ mort subite dont il fut prévenu ne lui laissa pas ◀le▶ temps ◀de▶ faire aucun testament, ni ◀de▶ lui faire aucun bien ; & son frère ◀de▶ père, seul enfant légitime ◀de▶ ◀l’▶épicier, ayant même du vivant de leur père commun acheté une charge ◀de▶ trésorier ◀de▶ ◀l’▶Ordinaire des Guerres, ◀le▶ mit à ◀la▶ porte, ne se trouvant pas dans ◀la▶ volonté ◀de▶ lui faire aucune part ◀d’▶uni très grosse succession, quoique peut-être moins légitime que lui, sa mère ayant eu ◀de▶ très mauvais bruits sur son compte, & ◀l’▶on disait publiquement à ◀la▶ Halle qu’on ◀chassait▶ ◀le▶ fils du père pour faire hériter ◀le▶ bâtard ◀de▶ ◀la▶ mère. Si Mme S*** avait quelqu’un qui charitablement ◀la▶ remît sur ◀les▶ traces ◀de▶ son origine, peut-être rabaisserait-elle ◀le▶ vent ◀de▶ sa vanité. C’est moi qui affirme celui-ci, & non M. de La Héronne, qui n’en savait rien. Je reviens au bâtard, qui est celui dont je parle.
◀La▶ mort ◀de▶ son père lui ôta toute espérance ◀d’▶être établi & ne lui laissa, pour tout héritage, que ◀le▶ nom ◀de▶ Martin, qui lui appartenait, & qu’il partageait avec un autre à qui peut-être il n’appartenait pas. Quoi qu’il en soit, ne sachant que faire, & dénué ◀de▶ tout, ayant toujours été trop fidèle à son père & trop honnête homme pour faire sa main, il fut réduit à se mettre garçon ◀de▶ boutique chez un autre épicier ; & y était encore âgé ◀de▶ vingt-huit à vingt-neuf ans, lorsqu’il se maria, douze ans après ◀la▶ mort ◀de▶ son père.
Il s’était amouraché ◀de▶ ◀la▶ fille ◀d’▶une maîtresse harengère, autrement marchande ◀de▶ poisson, qui ◀de▶ sa part s’était amourachée ◀de▶ lui. ◀L’▶affaire alla bon train, ◀le▶ cotillon enfla, il ◀l’▶épousa ; & sa mère à elle, ◀le▶ mariage fait, ne voulut plus entendre parler ni ◀de▶ sa fille ni ◀de▶ son gendre, & ◀les▶ mit tous deux à ◀la▶ porte ; &, d’un autre côté, ◀le▶ marchand chez lequel il était, ne voulant point ◀de▶ garçon ◀de▶ boutique marié, ◀le▶ congédia. Il vécut ainsi deux ans & plus avec sa femme, dans une union parfaite, mais dans une très grande nécessité ◀de▶ toutes choses ; ◀d’▶autant plus que ◀les▶ gains qu’elle pouvait faire étaient forts petits, faute ◀d’▶avance & non ◀d’▶esprit ; qu’il ne faisait rien ; qu’il ne gagnait rien ; qu’il n’y avait qu’elle qui tirât ◀la▶ charrue ; & que ◀la▶ famille augmentait tous ◀les▶ jours.
Enfin, réduit au désespoir, & ne pouvant s’accommoder ◀d’▶une vie si triste, il se présenta à messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ◀d’▶Orient ; & comme il a autant ◀d’▶esprit qu’un homme en peut avoir & qu’il entend parfaitement ◀le▶ change & rechange, ◀les▶ calculs & ◀les▶ livres ◀de▶ marchandises, il fut retenu pour ◀les▶ tenir à parties doubles. Ce fut ainsi qu’il passa aux Indes. ◀Les▶ fameux Marcara & Caron se servirent utilement ◀de▶ son habileté à Surate, à Mazulipatan, à Bengale, & dans tous ◀les▶ autres endroits des Indes où pour lors ◀le▶ commerce ◀de▶ ◀la▶ Compagnie florissait & était établi sous ◀les▶ auspices ◀de▶ feu Jean-Baptiste Colbert, qui, comme je crois ◀l’▶avoir déjà dit, était ◀l’▶homme ◀de▶ France qui connaissait ◀le▶ mieux ◀de▶ quelle utilité ◀le▶ commerce était au royaume.
◀Les▶ différents voyages que M. Martin fut obligé ◀de▶ faire par mer, & ◀les▶ actions où il s’est trouvé firent autant briller sa bravoure & son intrépidité que sa bonne conduite éclatait dans ses livres & dans ◀le▶ négoce. ◀La▶ Compagnie, très contente ◀de▶ ses services, ◀l’▶a élevé par degrés ; &, enfin, ◀le▶ voilà général des Français dans ◀les▶ Indes. M.du Quesne lui en a donné ◀les▶ patentes, & il fut reconnu & salué pour tel au bruit du canon & ◀de▶ ◀la▶ mousqueterie ◀le▶ jeudi 17 août ◀de▶ ◀l’▶année passée. Cette qualité ◀de▶ général n’a point augmenté son autorité, y ayant longtemps qu’il est chef ◀de▶ ◀la▶ nation dans toute ◀la▶ péninsule. Il ne serait pourtant encore que simple directeur si ◀la▶ mort du roi de Siam, notre allié, n’avait retenu ◀le▶ marquis d’Éragny en France.
M. Martin a plusieurs fois demandé à messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie un successeur & son rappel ; mais, lui étant trop nécessaire, il n’avait pu obtenir ni l’un ni l’autre. Il avait honte ◀de▶ découvrir sa naissance & son mariage ; mais enfin, ◀l’▶amour qu’il conservait & qu’il conserve encore pour son épouse, & ◀la▶ tendresse ◀d’▶un bon père pour ses enfants, ◀l’▶ont forcé ◀d’▶en venir à cet éclaircissement. Il espérait revenir dans sa patrie & dans ◀le▶ sein ◀de▶ sa famille jouir du fruit ◀de▶ ses travaux dans ◀les▶ Indes ; mais, voyant que c’était une chose impossible, il a lui-même écrit son histoire à ◀la▶ Compagnie, & demandé ◀l’▶alternative : ou ◀de▶ lui permettre ◀de▶ retourner en Europe, ou ◀de▶ lui envoyer sa femme & ses enfants. Qu’on donne à cette démarche tel nom qu’on voudra. Pour moi, je lui donne celui ◀d’▶action vraiment héroïque & vraiment chrétienne. ◀La▶ Compagnie a préféré le dernier parti au premier, mais ce n’a pas été sans peine qu’elle a réussi.
Il y avait vingt-deux ans & plus, qu’il était parti sans dire adieu à sa femme & sans lui dire où il allait, en un mot, qu’il ◀l’▶avait abandonnée ; &, depuis ce temps, ils n’avaient eu aucune nouvelle l’un ◀de▶ l’autre. Il ne savait si elle était morte ou vive : il ne pouvait même indiquer aucune marque qui pût ◀la▶ faire reconnaître, que ◀la▶ rue & ◀la▶ maison où elle demeurait à son départ ; mais, dans un si long espace ◀de▶ temps, ◀la▶ maison avait changé ◀de▶ propriétaire, & ◀de▶ tant de différents locataires qu’on n’avait ◀d’▶elle aucune idée : toutes ◀les▶ traces ◀de▶ ce qu’elle pouvait être devenue étaient perdues. Ceux même qu’une grosse récompense attachait à cette perquisition étaient rebutés ◀de▶ six semaines qu’ils y avaient inutilement employées, & étaient prêts ◀de▶ renoncer à ◀l’▶entreprise lorsque ◀le▶ seul hasard leur fit trouver dans un moment ce qu’ils cherchaient inutilement depuis longtemps.
En passant dans une rue proche de ◀la▶ Halle, ils entendirent appeler « Madame Martin ». Ils se retournèrent, & virent que cette Mme Martin, qu’on appelait, avait un éventaire devant elle, dans lequel elle portait des carpes & des anguilles, comme ces petites revendeuses ◀de▶ poisson qui courent Paris. ◀Les▶ instructions qu’on leur avait données ne ◀les▶ laissèrent point douter que ce ne fût elle. Ils lui laissèrent faire son marché avec ◀la▶ marchande qui ◀l’▶avait appelée, & achetèrent tout ce qu’elle avait, à condition de ◀l’▶apporter dans un cabaret tout proche. Ils n’avaient pas jugé à propos de lui rien dire en pleine rue ; mais, dans ◀le▶ cabaret où elle ◀les▶ avait suivis, lui ayant demandé ◀le▶ nom ◀de▶ son mari, où il était & ce qu’il faisait, & elle ne leur répondant que ◀les▶ larmes aux yeux, & par là ◀les▶ convainquant qu’ils ne se trompaient pas, elle apprit enfin avec une joie inexprimable ◀la▶ fortune ◀de▶ son mari & ce qu’il était, & ◀la▶ tendresse qu’il lui avait conservée. Celui des deux qui avait une lettre pour elle, qui n’était point cachetée, ◀la▶ tira ◀de▶ sa basque comme un papier indifférent. & en cachant ◀l’▶adresse ; mais, à peine vit-elle ◀le▶ caractère quelle sauta dessus en criant : Voilà son écriture ! & fut agréablement surprise ◀de▶ voir que c’était à elle-même que cette lettre était écrite.
Tant de témoins étaient croyables. Ils ◀la▶ prièrent ◀d’▶envoyer chercher ses enfants. Autres pleurs : elle dit qu’il ne lui restait qu’une fille, & que ses deux autres enfants étaient morts ; que sa fille travaillait à nettoyer ◀de▶ ◀la▶ morue & à aller chercher ◀de▶ ◀l’▶eau pour ◀la▶ faire dessaler. Elle est, à ce qu’on m’a dit, fort aimable : je ne ◀l’▶ai point vue, étant à Ougli avec M. Bureau Des Landes son époux. J’ai vu ◀la▶ mère, qui est à Pondichéry avec M. Martin, femme ◀d’▶environ cinquante ans, qui a des restes ◀d’▶une fort belle personne, & qui ne ressent en rien ◀la▶ crasse & ◀la▶ crapule ◀de▶ ◀la▶ Halle, où elle a si longtemps roulé.
Ceux qui ◀l’▶avaient trouvée lui donnèrent mille francs pour se faire habiller, elle & Mlle sa fille, afin de pouvoir se présenter avec décence à ◀la▶ Compagnie au premier jour qu’elle s’assemblerait, qu’ils lui indiquèrent. Elle ne manqua ni à l’un ni à l’autre, & mena sa fille avec elle. Elle y reçut tout ce qu’on ◀la▶ força ◀de▶ prendre, & qu’elle refusait, parce qu’elle ne se croyait pas si grande dame. Aujourd’hui. ce n’est plus cela : elle soutient fort bien son rang, & ◀les▶ perles & ◀les▶ diamants ◀la▶ couvrent avec plus ◀d’▶éclat que ◀les▶ écailles n’en avaient sur ◀les▶ carpes qu’elle revendait. ◀La▶ mère & ◀la▶ fille partirent par les premiers vaisseaux, avec un train ◀de▶ princesses. Elles sont heureusement arrivées, il n’y a pas plus ◀de▶ cinq à six ans. ◀La▶ mère a beaucoup ◀d’▶esprit, & ne parle nullement ◀le▶ jargon des harengères. On ◀l’▶appelle ici Madame tout court, ou on y joint ◀la▶ générale ; & ◀la▶ fille est très avantageusement mariée & est très heureuse.
C’est ainsi que M. Martin est parvenu, & que Dieu a récompensé son bon cœur, sa probité 61 son bon naturel. Au contraire, son frère dénaturé a vu son ample succession mangée & dissipée par sa faute & sa mauvaise conduite au jeu, & celle ◀de▶ sa femme. J’en puis, je crois, parler savamment, puisque ce M. Martin, trésorier ◀de▶ ◀l’▶Ordinaire des Guerres, monsieur R***, receveur général des Finances, & M. de Quirckpatrik, premier commis ◀de▶ M. de Louvois, ont épousé ◀les▶ trois sœurs, & que par conséquent ils étaient tous beaux-frères. C’est assez sur M. Martin.
◀Les▶ conjectures que j’ai tirées ◀de▶ ◀l’▶envoi ◀d’▶un exprès ◀de▶ Pondichéry à Balassor sont justes, j’en suis à présent certain. ◀Les▶ Anglais & ◀les▶ Hollandais, épouvantés des deux combats ◀d’▶Amzuam & Madras, ont eu recours au Mogol, & à force de présents ont fait en sorte que ce prince a envoyé ordre à son général ◀de▶ ◀les▶ prendre sous sa protection contre nous, si nous ◀les▶ attaquions sur ses terres & dans ses ports ; & ◀de▶ déclarer à M. Martin qu’il traiterait ◀les▶ Français qui sont à Bengale comme nous ◀les▶ traiterions, & ferait brûler tout ce qui appartenait à ◀la▶ nation à Ougli ; & qu’en effet, c était afin que M. du Quesne n’entreprît rien contre eux qu’à ◀la▶ mer, qu’il lui avait envoyé cet exprès par terre à Balassor, & que j’avais eu raison ◀de▶ soupçonner que c’était ◀la▶ cause qui nous avait empêché[s] ◀de▶ prendre ce navire anglais, qui. comme je ◀l’▶ai dit, s’est retiré à Sadraspatan ◀le▶ jeudi onze du courant, veille ◀de▶ notre arrivée à Pondichéry. J’en dirai davantage par ◀la▶ suite, en rapportant ◀la▶ conversation que j’ai eue avec M. Martin, dont j’ai ◀le▶ mémoire sur mes tablettes, & dont par conséquent je n’oublierai pas un article. Je viens à ◀la▶ guerre du Mogol.
Il a voulu rentrer dans ses droits, & reprendre sur Remraja ce que Sévagi a usurpé sur lui. Dans ce dessein, sitôt que Sévagi a été mort, il a envoyé dans ce pays-ci une armée ◀de▶ cinquante mille hommes ◀d’▶infanterie & ◀de▶ trente mille chevaux, avec soixante grosses pièces ◀de▶ canon & tout ◀l’▶attirail & ◀les▶ munitions ◀de▶ guerre nécessaires pour une expédition considérable. Il semblait, au commencement, que Remraja allait succomber sous une puissance si grande ; ◀d’▶autant plus qu’étant jeune & sans expérience, il ne pouvait pas avoir gagné ◀la▶ confiance ni ◀l’▶affection des peuples. Cependant, quoiqu’il n’ait que dix-sept à dix-huit ans, il a soutenu & soutient encore avec beaucoup de constance & ◀de▶ vigueur tous ◀les▶ efforts du Mogol. Il lui a livré plusieurs combats qui n’ont rien décidé parce que ◀la▶ fortune a été chancelante. Mais, afin que ◀l’▶armée du Mogol se ruinât ◀d’▶elle-même dans sa marche, si elle voulait pénétrer jusque dans ◀les▶ terres que Sévagi a fait révolter, il a fait faire à plus ◀de▶ trente lieues ◀de▶ chez lui un dégât général dans ◀les▶ pays restés fidèles au Mogol, depuis ◀la▶ côte ◀de▶ Malabar jusqu’à ◀la▶ côte ◀de▶ Coromandel, à travers toute ◀la▶ péninsule ; & ce dégât est de plus ◀de▶ soixante lieues ◀de▶ large. Il y a fait tuer tous ◀les▶ bestiaux. (Il faut que ◀le▶ lecteur remarque ici en passant que Remraja n’est point ◀de▶ ◀la▶ secte ◀de▶ Pythagore ou que, s’il en est, comme il en est en effet, étant idolâtre, il s’imagine, aussi bien que quantité d’autres grands, que ◀la▶ religion doit céder à ◀l’▶intérêt. Que ◀de▶ princes chrétiens, que ◀de▶ papes même ont été ◀de▶ ce sentiment ! ) Il a fait couper & brûler ◀le▶ riz ; &, enfin, a fait gâter & ruiner tout ce qui pouvait servir à son ennemi, & a fait couvrir ◀la▶ campagne ◀d’▶un très grand nombre ◀de▶ partis, tant pour être instruits des mouvements ◀de▶ ◀l’▶année du Mogol que pour résister aux partis que ◀le▶ général ◀de▶ cette armée envoie ◀de▶ tous côtés.
◀Les▶ deux armées ont été fort longtemps en présence l’une ◀de▶ l’autre, au passage ◀d’▶une petite rivière, sur ◀les▶ confins du royaume ◀de▶ Visapour. Remraja, quoique ◀le▶ plus faible, a passé à la vue de son ennemi, & ◀les▶ deux armées en sont enfin venues aux mains, il n’y a que six semaines, & n’ont encore rien décidé, ayant toutes deux décampé en même temps, & pris différentes routes. Celle du Mogol est allée se jeter devant Gingi, qu’elle tient encore assiégée. C’est une ville assez bien fortifiée pour ◀le▶ pays, & assez bien munie. Elle est bâtie sur ◀le▶ penchant ◀d’▶une montagne : en un mot, elle est ◀de▶ défense contre des Asiatiques, mais une gueuserie pour ◀l’▶Europe, & qui ne tiendrait pas contre trois cents pierrots, quoique tout ◀le▶ régiment ne soit bon qu’à faire peur aux vaches, aux poules, ou tout au plus aux petits enfants. Cependant, Remraja ◀l’▶a défendue & ◀la▶ défend encore avec vigueur, quoique ◀l’▶armée ◀de▶ son ennemi soit formidable, en comparaison de la sienne qui n’est composée que ◀d’▶environ vingt mille hommes. ◀Le▶ général du Mogol a plus ◀de▶ quatre-vingts canons ◀de▶ fonte ◀de▶ cent & six-vingts livres ◀de▶ balle ; &, malgré cette supériorité ◀de▶ forces & ◀d’▶artillerie, Remraja ◀l’▶a forcé ◀d’▶abandonner ses lignes & ses retranchements ; &, suivant toutes ◀les▶ apparences, ◀le▶ contraindra ◀d’▶abandonner ◀le▶ siège & ◀de▶ ◀le▶ lever tout à fait avec honte, & peut-être ◀le▶ battra dans sa retraite. On disait, à Balassor, que ◀le▶ Mogol était lui-même à son armée, & qu’il ◀la▶ commandait en personne. Cela est faux : c’est un ◀de▶ ses généraux qui ◀la▶ commande, & qui n’y gagnera pas beaucoup ◀d’▶honneur.
◀Le▶ dégât que Remraja a fait faire a fait extrêmement renchérir ◀les▶ vivres à Pondichéry. ◀Les▶ partis dont ◀le▶ général du Mogol & lui ont couvert ◀la▶ campagne rendent ◀les▶ chemins mal surs ; & leurs neyres ou cavaliers viennent jusqu’aux portes de Pondichéry & traitent assez mal tout ce qu’ils rencontrent. C’est ◀la▶ raison qu’on m’a donnée, & qui m’a empêché, cette fois-ci, ◀d’▶aller à ◀la▶ pagode ◀de▶ Ville-Nove, que j’avais bien envie ◀de▶ voir, crainte ◀de▶ tomber entre ◀les▶ mains ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre.
Pondichéry étant dans ◀la▶ terre qui fait partie ◀de▶ ◀l’▶usurpation ◀de▶ Sévagi, ◀les▶ Français ont été obligés ◀de▶ suivre ◀le▶ parti ◀de▶ Remraja, son fils, & ◀d’▶obtenir ◀la▶ neutralité ◀de▶ l un & ◀de▶ l’autre ; mais, parce que ◀les▶ neyres du Mogol venaient jusqu’aux portes du fort, & massacraient & pillaient ◀les▶ banians ou marchands & ◀les▶ noirs qui en sont proches, M. Martin s’est servi ◀de▶ ◀la▶ conjoncture ◀de▶ ◀l’▶ordre du Mogol en faveur des Anglais & des Hollandais, & a obtenu du général ◀de▶ ce prince que ◀les▶ banians & ◀les▶ noirs qui sont autour du fort, & ceux qui s’y retireraient à une certaine distance, jouiraient ◀de▶ ◀la▶ même neutralité & seraient à couvert des insultes des troupes du Mogol ; ce qu’il a obtenu non sans peine après plusieurs négociations. Cependant, comme ces banians & ces noirs sont extrêmement craintifs, ils se sont tous retirés ◀le▶ plus près qu’ils ont pu du fort ; & c’est ◀la▶ cause pour laquelle en arrivant ici nous avons vu tant de peuple sur ◀la▶ rive.
Il serait étonnant, en Europe, qu’une armée ◀de▶ quatre-vingt mille hommes, & ◀de▶ tant de canons, fût obligée ◀de▶ lever honteusement ◀le▶ siège ◀de▶ devant une bicoque, & une vilenie plutôt qu’une ville, selon que des Français qui ont été à Gingi me ◀l’▶ont représentée ; & qu’outre cela, elle ne fit rien ◀de▶ considérable pendant toute une campagne : mais il faut aussi savoir que ◀les▶ Asiatiques ou ◀les▶ Indiens ne se battent pas comme ◀les▶ Européens. Sitôt qu’ils voient un des leurs tué ou blessé, c’est-à-dire du sang, ils prennent ◀la▶ luite, & ne savent ce que c’est que ◀de▶ se battre ◀de▶ pied ferme. On tient cependant pour une chose constante qu’ils sont capables ◀de▶ discipline, & que s’ils étaient bien commandés, & que ◀les▶ officiers ne quittassent pas ◀la▶ partie les premiers en leur montrant ◀l’▶exemple ◀de▶ fuir, ils ne ◀la▶ quitteraient pas non plus. Cette chose, qu’on tient pour constante, me parait très incertaine, puisque je puis assurer que ◀les▶ Asiatiques ne sont nullement braves ; & si leurs ancêtres ne ◀l’▶étaient pas plus qu’eux, Alexandre roi ◀de▶ Macédoine, si chanté par Quinte-Curce, & surnommé ◀le▶ Grand, n’a pas eu beaucoup de peine, ni ◀de▶ périls à courir, pour se faire une réputation qui ne finira jamais.
Je n’ai point étudié ◀la▶ géographie ancienne : ainsi, je ne sais pas où était positivement situé ◀le▶ royaume ◀de▶ Porus, à qui Racine lait dire, en parlant ◀d’▶Alexandre & des Perses, ou Persans, comme il ◀les▶ nomme pour ◀la▶ rime :
Ennemis du repos qui perdit ces infâmes,
Ces vers-là sont harmonieux, quoique très mauvais. Je n’entreprends pas ◀d’▶en faire ◀la▶ critique, mais j’ai assez entendu parler ◀de▶ ◀la▶ bravoure des peuples ◀d’▶Orient pour assurer qu’ils ne sont pas difficiles à vaincre, & qu’ils sont abâtardis par leur propre mollesse à par une bassesse servile qui ne se ressent nullement ◀de▶ leur origine, supposé que leurs ancêtres aient été braves.
Fortes creantur fortibus...Nec imbellem ferocesProgenerant aquilae columbam
Je me suis un peu écarté ◀de▶ mon chemin ; & j’ai cru devoir ◀le▶ faire parce que ◀les▶ Indiens sont moins que des poules. Je reviens aux gens ◀de▶ guerre du Mogol. Un ◀de▶ ses partis était venu tout proche du fort ◀de▶ Pondichéry, & se retirait emmenant avec lui des hommes, des femmes & des enfants, & beaucoup de bestiaux. ◀Les▶ noirs coururent se plaindre à M. Martin, qui ◀les▶ avait pris sous sa protection. Il envoya au plus tôt un lieutenant avec douze soldats français courir après ◀les▶ fuyards : lesquels, d’abord qu’ils ◀les▶ virent, se mirent à fuir à toute bride, sans oser ◀les▶ attendre, quoique incomparablement plus forts en nombre, puisqu’ils étaient plus ◀de▶ soixante neyres ou cavaliers : & ce lieutenant, nommé ◀La▶ Touche, qui repasse avec nous en France, eut ◀l’▶honneur ◀de▶ ramener ◀les▶ hommes, ◀les▶ femmes, ◀les▶ enfants & ◀les▶ bestiaux, sans que ◀les▶ ennemis osassent leur tenir tête, ni défendre leur proie, quoiqu’ils fussent en état ◀d’▶attaquer, puisque, outre leur nombre, ils sont armés tous ◀de▶ sabres, ◀de▶ zagayes ou flèches, & quelques-uns ◀de▶ mousquets ou fusils. Voilà tout ce que je sais ◀de▶ ◀la▶ guerre du Mogol & du jeune Remraja.
Sévagi son père, pour ne se point rendre à charge aux peuples qui appuyaient sa révolte, ou qui se révoltaient avec lui, & trouver ◀le▶ moyen ◀de▶ faire subsister ses troupes & ◀les▶ enrichir ◀les▶ uns & ◀les▶ autres, avait trois fois pillé Surate, ◀la▶ plus riche ville des États du Mogol. parce que c’est ◀le▶ centre ◀de▶ presque tout ◀le▶ commerce des Indes. Il prenait son temps que ◀le▶ Mogol n’était point en état ◀de▶ ◀le▶ secourir. soit pour être trop éloigné, soit pour avoir été battu ; & prenait si bien son moment & ses mesures qu’il n’a jamais été surpris & a toujours surpris ◀les▶ autres en arrivant lorsqu’il était ◀le▶ moins attendu. Il ne disait rien du tout aux Européens : au contraire, leurs maisons, leurs magasins, leurs marchandises, leurs personnes & tout ce qui leur appartenait étaient pour lui des choses sacrées ; il leur vendait même ◀les▶ marchandises qu’il avait pillées aux sujets du Mogol ; &. n’ayant point ◀de▶ temps à perdre, & ne voulant que ◀de▶ ◀l’▶argent comptant, il ◀les▶ donnait à bas prix. Il obligeait ces sujets du Mogol ◀de▶ lui montrer leur or, leur argent & leurs marchandises. Quand ils agissaient avec lui ◀de▶ bonne foi, il n’en prenait que ◀la▶ moitié & leur laissait ◀le▶ reste pour entretenir leur négoce ; &, quand on ◀le▶ trompait, il faisait rafle ◀de▶ dix-huit. Il était toujours bien instruit par ses espions : ainsi, après avoir pillé & volé ◀d’▶ordre, & s’être rafraîchi lui & ses troupes pendant sept ou huit jours, il sortait ◀de▶ Surate, n’en emportant que ◀de▶ ◀l’▶argent, & laissant aux marchands, sujets du Mogol, ◀le▶ temps ◀de▶ se remettre ◀de▶ son pillage pour en venir faire un autre. Par ce moyen, il consommait ◀les▶ denrées ◀de▶ ses nouveaux sujets & alliés, ◀les▶ enrichissait en payant ces denrées, enrichissait ses troupes, s’en faisait aimer, & n’était à charge qu’à son ennemi à à ses sujets, aux dépens desquels il subsistait, sans vexer les siens ; & Surate était sa ressource. On prétend qu’il était ◀de▶ concert avec ◀le▶ gouverneur ◀de▶ Bengale ; ce qui n’a pas peu contribué à ◀la▶ perte ◀de▶ celui-ci. J’en ai déjà parlé.
Je ne sais si Sévagi avait connaissance ◀de▶ ◀la▶ vie ◀de▶ Georges Castriol, dit Scanderberg, ce fameux ennemi des Turcs, et dernier bouclier ◀de▶ ◀la▶ chrétienté, mais il y a beaucoup de conformité dans leur manière ◀de▶ faire ◀la▶ guerre. Après ces pillages,
Sévagi se retirait & revenait assez souvent sur ses pas tomber sur ◀les▶ troupes du Mogol, qu’il surprenait toujours, & qui ◀le▶ croyaient bien éloigné. Il ◀les▶ a toujours battues : son nom seul ◀les▶ faisait trembler : & ◀les▶ courses fatigantes qu’il taisait faire aux siennes, ◀les▶ tenant toujours dans ◀le▶ mouvement, en ont fait ◀les▶ meilleurs soldats ◀de▶ ◀la▶ péninsule des Indes. Ce sont encore celles qui accompagnent Remraja son fils. Ces troupes sont formidables à celles du Mogol ; & il n’y a point ◀d’▶apparence que ce prince rentre dans son ancienne possession, & ruine Remraja, si, comme on ◀le▶ croit, il est encore appuyé par-dessous main ◀d’▶une nation européenne. Je dirai qui elle est, en rapportant ◀la▶ conversation que j’ai eue avec M. Martin : je dirai seulement ici, que Raja, dans ◀l’▶empire du Mogol, est une qualité qui répond à celle ◀de▶ nos ducs-pairs, & non à nos ducs-pairs par brevet : ce n’est qu’une qualité passagère dans ◀la▶ personne ◀de▶ ceux-ci ; mais celle ◀de▶ ducs-pairs & ◀de▶ raja sont adhérentes & attachées au sang. ◀Le▶ Mogol peut en créer ◀de▶ nouveaux ; mais il ne peut pas en dépouiller ◀les▶ anciens. Ainsi, Raja Sévagi, ou Sévagi Raja ; & Rem Raja, ou Raja ReM. Rem est son nom, & Raja sa qualité : c’est ce que M. Martin m’a dit.
Il m’a dit encore que Sévagi, en se révoltant, n’avait point été poussé par un esprit ◀d’▶ambition, mais oui bien ◀de▶ vengeance, en ce que Aureng-Zeb, au lieu de ◀le▶ récompenser ◀d’▶une guerre heureuse qu’il avait faite pour lui, avait violé sa sœur & enlevé une jeune Circassienne qu il aimait & qu il voulait épouser ; qu’Aureng-Zeb avait forcé ◀le▶ palais où l’une & l’autre était renfermée ; & que Sévagi, pour se venger, avait fait ◀le▶ même outrage à ◀la▶ sœur du Mogol, & avait fait révolter contre lui ◀les▶ mêmes troupes qu’il avait commandées. Je ◀le▶ répète encore, ceci est un beau sujet ◀de▶ roman pour ◀de▶ Visé, ou tout au moins pour ses sots imitateurs.
Un peu avant que nous partissions ◀de▶ Pondichéry, on y avait reçu des nouvelles ◀de▶ Surate par terre, par lesquelles on a appris que ce qui s’est passé à Amzuam avait jeté ◀les▶ Anglais dans une très grande consternation, & que ◀le▶ combat ◀de▶ Madras avait causé partout une telle épouvante que des marchands arméniens autres, qui voulaient passer ◀de▶ Surate & ◀de▶ Bombay en Perse avec leurs marchandises, avaient tout tait débarquer ◀de▶ dessus ◀les▶ navires anglais & hollandais, & n’avaient pas osé s’exposer au trajet sur ces vaisseaux, ne ◀les▶ voyant pas en état ◀de▶ résister à six vaisseaux français, qu’on lait passer là pour six diables.
Il est constant que nous avons jeté ◀la▶ terreur & ◀l’▶épouvante, & que si nous restions seulement aux Indes pendant deux ans, nous ruinerions absolument ◀le▶ commerce & ◀la▶ réputation des Anglais & des Hollandais. On a encore appris qu’ils vont équiper quatorze navires pour venir nous trouver. Si cela est, nous ◀le▶ saurons, & nous nous verrons ◀de▶ près. Ils ont eu ◀le▶ temps ◀de▶ s’équiper & ◀de▶ nous attendre au passage ; mais on ne ◀le▶ croit pas : on ne doute point qu’ils n’en fassent courir ◀le▶ bruit uniquement pour conserver leur réputation.
On a aussi reçu des nouvelles ◀de▶ Siam par ◀la▶ voie des Portugais, qui disent que Pitrachard, à présent roi, est devenu plus traitable envers ◀les▶ ecclésiastiques. C’est tout ce que j en ai appris. En tout cas, il faut que M. Charmot en ail appris des nouvelles bien certaines, puisqu’il reste à Pondichéry en attendant ◀l’▶occasion ◀de▶ passer dans ce royaume ; car il n’est assurément pas homme à s’exposer au martyre par un zèle indiscret. Mais pourquoi cacher ces nouvelles qui nous auraient tous réjouis ? ◀Les▶ gens ◀d’▶Église sont toujours mystérieux. ◀Le▶ Père Tachard, très digne jésuite, reste aussi. Quel est leur dessein à tous ? Peut-être ◀de▶ se barrer, & ◀de▶ se faire ◀de▶ ◀la▶ peine ◀les▶ uns aux autres. Quoi qu’il en soit, ils restent, & je ne vois âme qui vive qui ◀les▶ regrette. MM. Charmot & Guisain sont sortis ◀de▶ ◀l’▶Ecueil sans cérémonies ; mais il n’en a pas été ainsi du très révérend Père Tachard : en partant du Gaillard pour rester à terre, son Excellence a été saluée ◀de▶ cinq coups ◀de▶ canon. Je veux pieusement croire que son humilité ne s’attendait point à cet honneur : que, même, il aurait empêché qu’on ◀le▶ lui rendît s’il avait prévu qu’on ◀le▶ lui rendrait ; car, dès son baptême, il a renoncé aux pompes du monde. Hélas ! sa modestie a été trompée ! Pour rendre compte ◀de▶ tous nos acteurs, notre Messin, ou Juif, est resté aussi à Pondichéry : nous en sommes fâchés, à cause de son mérite ; & ◀les▶ mandarins siamois sont restés à Bengale. Je ne ◀l’▶ai su qu’à Pondichéry : sans cela, je ◀l’▶aurais dit plus tôt.
J’y ai encore appris que M. Godeau dit vrai dans son troisième tome ◀de▶ ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀l’▶Église, quand il dit au sujet de ◀la▶ dispute ◀de▶ saint Cvprien et du pape saint Etienne, que ◀les▶ saints qui sont encore sur terre sont hommes, & que ◀le▶ zèle fait souvent faillir ◀les▶ plus sages.
Par occasion, ou parenthèse, saint Étienne était pape. Il voulait que ◀les▶ hérétiques lussent rebaptisés : saint Cyprien soutenait ◀le▶ contraire ; et un concile décida en faveur du sentiment ◀de▶ saint Cyprien. Donc ◀les▶ saints sur terre sont encore hommes, & peuvent se tromper. ◀Le▶ pape est homme : par conséquent il peut se tromper ; ergo, ◀le▶ pape n’est nullement infaillible. J’avoue que j’agis ici avec passion ; mais aussi j ’ai pour moi qu’on ne peut pas me prouver, ni à moi, ni à qui que ce soit qui ait ◀l’▶ombre du sens commun, cette ridicule infaillibilité. J’ai assez lu ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀l’▶Église pour savoir, ◀de▶ certitude, que ◀l’▶Église a donné seize démentis au pape ; à j’en conclus avec raison, je crois, que ◀l’▶Église n’a jamais cru ◀le▶ pape infaillible. J’ajoute même qu’elle ne croit point encore qu’il ◀le▶ soit, & qu’il n’y a qu’une poignée ◀de▶ canaille, qu’on appelle ◀les▶ docteurs ultramontains, qui soient assez effrontés pour donner en public des sentiments qu’ils démentent dans eux-mêmes. Ce sont des moines : c est tout dire. Dans ce nom ◀de▶ moines, je ne comprends pas ◀la▶ Société de Jésus ; car, à son égard, tantôt ◀le▶ pape est infaillible & tantôt c’est un vieux pécheur : c’est leur intérêt qui règle ses qualités & ses attributs, & point du tout sa dignité.
J’en reviens à mon thème ◀de▶ ◀la▶ brouillerie des plus saints ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres. ◀L’▶amour ◀de▶ Dieu & leur zèle pour ◀la▶ foi, à ce qu’ils disent, font brouiller ensemble messieurs des Missions étrangères & ◀les▶ jésuites. ◀Les▶ conquêtes que ◀les▶ uns font sur ◀l’▶ennemi du genre humain, en convertissant des idolâtres, déplaisant aux autres, chacun voudrait se réserver tout pour soi, & être ◀le▶ seul métayer dans une si ample moisson : plus délicats en cela que saint Paul, dont ils devraient en toutes choses suivre ◀l’▶exemple, puisque, comme lui, ils vont, à ce qu’ils disent, uniquement pour convertir ◀les▶ gentils & ◀les▶ idolâtres. Ce grand apôtre ne cherchait que ◀la▶ gloire ◀de▶ Jésus-Christ & ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀la▶ loi : il ne s’embarrassait point par qui ◀le▶ Sauveur lût annoncé, pourvu qu’il ◀le▶ fût ; Quid enim, écrit-il aux Philippiens, chap. 1, v. 18,
dum omni modo, sive per occasionem, sive per veritatem, Christus annuncietur, & in hoc gaudeo, sed & gaudebo.
Ces motifs ◀d’▶occasion ou ◀de▶ vérité ouvrent aux missionnaires & aux jésuites ◀les▶ prétextes du monde ◀les▶ plus spécieux pour se déchirer ◀les▶ uns ◀les▶ autres avec charité ; & ◀le▶ tout, dans un esprit ◀de▶ fraternité, à ◀de▶ christianisme. Ils sont sur ce sujet dans une mésintelligence perpétuelle. ◀Les▶ jésuites ont fait ◀chasser▶ ◀les▶ missionnaires ◀de▶ ◀la▶ Chine : ceux-ci ont fait ◀chasser▶ ◀les▶ autres du Tonkin ; & ◀les▶ jésuites, qui ne sont à Siam que depuis ◀les▶ missionnaires ont si bien fait, & leur politique y a si bien prévalu que bien loin d être persécutés, leur maison a été un lieu ◀d’▶asile & ◀de▶ refuge, & qu’on leur a donné ◀de▶ ◀l’▶argent dans ◀le▶ temps même qu’on persécutait ◀les▶ autres. Cette cruelle distinction n’est nullement du goût des missionnaires : ils sont trop politiques & trop concertés pour dire naturellement ce qu ils en pensent ; mais on ◀le▶ connaît assez, pour peu qu’on sache lire, dans ◀les▶ yeux & ◀l’▶altération du visage, ◀les▶ secrets du cœur.
Ce n’est pas depuis peu que cette brouillerie subsiste ; & voici ce que M. ◀le▶ chevalier ◀de▶ Chaumont, ambassadeur à Siam, en dit dans sa Relation, page 110.
« Dans une audience que ◀le▶ roi (◀de▶ Siam) me donna, je lui dis que j’avais amené avec moi six pères jésuites, qui s’en allaient à ◀la▶ Chine faire des observations ◀de▶ mathématique ; & qu’ils avaient été choisis par ◀le▶ roi mon maître comme ◀les▶ plus capables en cette science. Il me dit qu’il ◀les▶ verrait, & qu’il était bien aise qu’ils se fussent accommodés avec M. ◀l’▶évêque ◀de▶ Métellopolis. Il m a parlé plus ◀d’▶une fois sur cette matière. *
Un accommodement suppose nécessairement une brouillerie précédente, & il est fâcheux qu’un roi idolâtre, qu’on veut éclairer des lumières ◀d’▶un Évangile qui n’est que douceur, & qui ordonne, non seulement ◀de▶ pardonner à scs ennemis, mais encore ◀d’▶aller ◀les▶ rechercher, quand même on n’aurait rien contre eux sur ◀le▶ cœur, soit informé des mésintelligences & des disputes qui sont entre ◀les▶ prédicateurs ◀de▶ ce même Évangile. Il est même à craindre qu’il ne soit mal édifié, & n’augure mal du reste ◀de▶ ce même Évangile, en en voyant ◀les▶ ministres exécuter & observer si mal entre eux ce qu’ils ordonnent & enseignent aux autres.
Il serait à souhaiter, pour lever tout sujet ◀de▶ dispute entre eux, & tout sujet ◀de▶ scandale aux idolâtres, qu’ils eussent chacun leur département & qu’ils n allassent plus sur ◀les▶ brisées ◀les▶ uns des autres ; car certainement leurs brouilleries font un très mauvais effet, non seulement auprès des gentils, mais scandalisent aussi ◀les▶ chrétiens & font lâcher à tous, sans en excepter ◀les▶ plus dévots catholiques, des railleries piquantes qui donnent lieu ◀de▶ croire que ◀l’▶intérêt temporel a tout au moins autant ◀de▶ part à leurs travaux, que ◀le▶ zèle ◀de▶ ◀la▶ Foi.
En effet, il est certain que ◀le▶ salut ◀de▶ ◀l’▶âme ◀d’▶un simple particulier est aussi précieux, devant Dieu, que celui ◀d’▶un gros seigneur : tous deux sont égaux devant lui ; c’est une vérité dont qui que ce soit ne doute. Cela étant, ◀d’▶où vient qu’ils portent ◀les▶ uns & ◀les▶ autres leur zèle, dans ◀le▶ Japon, ◀la▶ Chine, ◀le▶ Tonkin, ◀le▶ Pégu, & d’autres pays où ◀l’▶or, ◀l’▶argent &les autres richesses mondaines abondent ? Pourquoi laissent-ils sans instruction toutes ces nations incultes & idolâtres qui sont sur leur chemin ? Pourquoi ne s’attachent-ils pas à Moali, peuples qui paraissent dociles, &parmi lesquels ◀l’▶Evangile ferait un très grand progrès, s’il y était cultivé ? Pourquoi ◀les▶ brusquent-ils, au lieu de ◀les▶ instruire ? Revoyez ◀les▶ pages 389-391 du t. I.Pourquoi passent-ils Pondichéry, où ◀l’▶idolâtrie règne si fort, & où il leur serait si facile ◀de▶ ◀la▶ détruire, puisqu’ils en connaissent parfaitement ◀l’▶état & qu’ils savent si bien, pour la plupart, ◀l’▶idiome des idolâtres, qu’il ne leur faudrait aucun truchement, & où, par conséquent, leurs convictions seraient sans retour ? Tous ces aveugles sont-ils indignes ◀de▶ leurs soins ? Ils ne pourraient, il est vrai, ◀les▶ combler ni ◀de▶ richesses ni ◀de▶ dignités ; mais aussi, ◀le▶ zèle ◀de▶ ces nouveaux apôtres ne serait plus soupçonné ◀d’▶avoir une autre vue que Jésus-Christ, & icelui crucifié : ce saint zèle éclaterait dans toute sa pureté & ils auraient en même temps pour témoins ◀de▶ leurs travaux évangéliques & pour admirateurs, leurs compatriotes, desquels ils pourraient tirer tous ◀les▶ secours nécessaires à un si saint œuvre.
Malgré ◀le▶ tort que ◀les▶ Anglais m’ont fait, je leur rends avec plaisir ◀la▶ justice qui leur est due. Pendant que j’ai été leur prisonnier dans ◀la▶ Nouvelle Angleterre, j’ai trouvé des sauvages fort bien instruits des vérités catholiques. Ils ont des ministres, qui ne s’occupent qu’à leur instruction. Ce n’est certainement point en vue ◀d’▶aucun gain, car ces sauvages ne possèdent quoi que ce soit au monde. Ces ministres s’y appliquent pourtant, & réussissent infiniment mieux que ne font ◀les▶ missionnaires, ◀les▶ pères de l’Oratoire, ◀les▶ jésuites, ◀les▶ récollets & ◀les▶ autres dans ◀le▶ Canada, qui est contigu. ◀D’▶où vient cela ? Oserais-je ◀le▶ dire ? Oui. C’est que leur zèle est pur, ou que du moins il est dénué ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ primatie & ◀de▶ commandement, & surtout d avarice & ◀de▶ luxure. Que ◀les▶ jésuites ◀le▶ prennent comme ils voudront : c’est un fait certain que j’avance, & qui sera prouvé par ◀la▶ même histoire que j’ai déjà promise, & que je rapporterai dans ◀la▶ conférence avec M. Martin : elle en fait partie & on ◀la▶ trouvera ci-dessous.
Je reviens à ces ministres qui instruisent ◀les▶ sauvages. Ils ne leur donnent, il est vrai, qu’une instruction hérétique ; mais ils ne peuvent leur donner pour des vérités ◀de▶ foi ce qu’ils ne croient pas eux-mêmes. Ils leur donnent ce qu’ils ont : ils ne peuvent pas plus ; & leur intention n’en est pas moins remplie ◀de▶ charité.
Jésus-Christ ne dédaigna pas ◀d’▶instruire ◀la▶ Samaritaine, qui, suivant toutes ◀les▶ apparences, était aussi gueuse que pécheresse, puisqu’elle était réduite à venir elle-même tirer ◀de▶ ◀l’▶eau à un puits. C’est que ◀le▶ Sauveur était venu pour tout ◀le▶ monde, sans acception ◀de▶ qualité ; à que ◀les▶ apôtres ◀d’▶aujourd’hui ne sont venus, ou du moins semblent n’être venus, que pour ◀les▶ riches, & négligent ◀de▶ suivre son exemple, quoiqu’il ◀le▶ leur ait expressément commandé. Que ne dirais-je point sur ce sujet, si j’y abandonnais ma plume ?
◀Les▶ missionnaires donnent rarement des relations des progrès ◀de▶ leurs missions. On y voit du moins briller ◀la▶ vérité ; ils ne s’étudient point à surprendre ◀la▶ bonne foi ni ◀la▶ religion du public. Je leur rends ◀la▶ justice qui leur est due en affirmant que je n’y ai jamais rien lu qui ne soit conforme à ◀la▶ vérité. Leur style est simple & naturel, & semble avoir tout à lait renoncé aux embellissements ◀de▶ ◀la▶ rhétorique.
◀Les▶ jésuites en donnent très souvent. Elles sont écrites d un style brillant, amusant, & même persuasif tant il est insinuant ; mais pourquoi y déguisent-ils ◀la▶ vérité ? Pourquoi écrivent-ils pour ◀l’▶Europe tout ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qu’on sait ◀de▶ certitude dans ◀les▶ Indes ? Pourquoi nous donnent-ils pour ◀de▶ saints martyrs ◀les▶ jésuites qui ont été punis dans ◀le▶ Japon, comme boutefeux ◀de▶ rébellion & ◀de▶ révolte contre ◀la▶ nature & contre ◀le▶ souverain ? Pourquoi écrivent-ils ◀l’▶histoire ◀de▶ cette révolte comme un effet ◀de▶ leur zèle pour ◀la▶ religion, dans ◀le▶ même temps que tous ◀les▶ Européens qui sont aux Indes, Français, Anglais, Portugais, Danois, Hollandais, savent que cette révolte n’est que ◀le▶ fruit ◀de▶ leur avarice, & ◀de▶ ◀l’▶envie qu’ils avaient ◀de▶ s’emparer ◀d’▶un bien très considérable & ◀d’▶une succession qui ne leur appartenait pas ?
Croient-ils qu’il suffit pour eux ◀de▶ donner en France un démenti à Tavernier pour que dans ◀les▶ Indes on donne un démenti à ce qu on sait ? Croient-ils que leurs relations ne repassent pas ◀la▶ Ligne ? Que personne [ne] ◀les▶ envoyera ici, ou ne ◀les▶ y apportera pas ? Que qui que ce soit ne s’informera ◀de▶ ◀la▶ vérité des faits ? Espèrent-ils que tout le monde ◀les▶ en croira sur leur seule parole ? Et qu’il ne se trouvera personne assez sincère pour assurer que ce démenti, qu’ils donnent avec tant de confiance à Tavernier, est un véritable mensonge, digne des deux mots du père Valérien, Mentiris impudentissime ? À quoi s’expose leur orgueil, tant de fois réprimé ?
Rien ne ◀les▶ force à déclarer ◀la▶ vérité puisqu’elle leur est contraire ; mais, du moins, qu’ils se taisent plutôt que ◀de▶ mentir. Par exemple, on ne veut pas, & on ne peut pas exiger ◀de▶ leur sincérité, ◀l’▶aveu qu’ils sont cause que ◀le▶ sacré nom ◀de▶ Jésus-Christ est en horreur dans ◀le▶ Japon, & que sa sainte religion y est en exécration. On leur passera volontiers que ◀les▶ Japonais disent que ce Jésus-Christ a un frère. On leur passera même, s’ils ◀le▶ veulent, que ce que ces Japonais croient & disent ◀de▶ ces deux frères, ◀les▶ aliène du christianisme. On avouera même que c’est une des principales causes ◀de▶ leur éloignement.
Mais qu’à leur tour ils avouent que, malgré cette prévention des Japonais, ◀le▶ nom ◀de▶ Jésus-Christ & ◀l’▶Évangile y étaient annoncés & y faisaient ◀de▶ très grands progrès. S’ils ◀le▶ nient, pourquoi ◀l’▶ont-ils avancé dans leurs relations imprimées. & qui sont encore entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde ? S’ils ◀l’▶avouent, on en conviendra, parce que cela était ainsi. Or, qui a troublé ce progrès, si ce ne sont ◀les▶ révoltes des sujets contre ◀le▶ souverain ? Qui a soufflé & fomenté ces révoltes, si ce ne sont eux, pour s’assurer par ◀la▶ force ◀la▶ possession ◀de▶ ce que ◀le▶ droit leur refusait ? C’est là-dessus que ◀le▶ nom ◀de▶ Jésus-Christ a été proscrit, que ◀la▶ religion chrétienne a été absolument bannie, & si bien anéantie qu’on ne croit pas, humainement parlant, qu’elle s’en relève jamais. ◀Les▶ jésuites y sont en exécration, leur seul habit y porte leur arrêt ◀de▶ mort : ceux qui y étaient y ont été suppliciés, non comme chrétiens, ◀la▶ religion n’y entrait en rien, mais seulement uniquement comme perturbateurs ◀de▶ ◀l’▶État. Leurs confrères en font des saints & des martyrs. Il n’y a rien ◀de▶ si touchant que leur style : c’est Rachel Ploratis filios suos pour inspirer ◀de▶ ◀la▶ compassion au pieux & pitoyable lecteur ; mais, ◀de▶ bonne foi, sont-ce des martyrs ◀de▶ Jésus-Christ, ou ◀de▶ ◀l’▶avarice & ◀de▶ ◀la▶ cupidité ? Je ◀le▶ répète encore, ◀la▶ religion n’y entrait en rien. Sont-ce des innocents persécutés, ou des criminels punis ? Combattaient-ils pour ◀l’▶héritage ◀de▶ Dieu, ou pour ◀l’▶héritage ◀d’▶un Japonais ? On ne va point en paradis par ◀la▶ révolte, ou bien ◀l’▶Évangile est faux. Quel chemin ont-ils donc pris, & quel chemin prendront aussi leurs imitateurs, leurs apologistes, & leurs apothéotistes ?
Voilà pourtant, à ce qu’affirment universellement & unanimement toutes ◀les▶ nations européennes, ◀la▶ véritable cause ◀de▶ ◀la▶ persécution qu’y souffrent tous ◀les▶ chrétiens, tant romains que calvinistes. Voilà pourquoi qui que ce soit n’est reçu dans cette belle île que, pour montrer qu’il n’est pas chrétien il n’ait jeté à terre ◀le▶ crucifix, qu’il n’ait craché dessus. & ne lui ait donné un coup de pied. C’est cette horrible profanation qui fait que ◀les▶ Hollandais seuls sont reçus dans ◀l’▶empire du Japon, & qu’ils ont une facturie à Nangasaki, port ◀le▶ plus fréquenté ◀de▶ ◀l’▶île. Ils font cette cérémonie ; & lorsqu’on leur demande ◀de▶ quelle religion ils sont, ils répondent qu’ils sont hollandais. Je ne sais si cela est pardonnable à une nation dont ◀le▶ commerce est en effet ◀l’▶unique divinité ; mais je crois que cela n’est pas supportable dans ◀les▶ jésuites, qui, ne pouvant se résoudre à lâcher prise, passent sur leurs vaisseaux, font ◀la▶ même cérémonie ◀de▶ jeter à terre un crucifix. ◀de▶ cracher dessus, & ◀de▶ lui donner un coup de pied, & prétendent ne faire insulte qu’au métal sans manquer ni s’écarter du respect dû à son prototype.
Hé quoi ! me voilà bien lourdement trompé ! ◀Les▶ disputes des missionnaires contre ◀la▶ Société m’avaient fait connaître que ◀la▶ fine direction ◀d’▶intention & ◀la▶ maudite restriction mentale avaient passé dans ◀la▶ Chine ; mais je croyais quelles y avaient borné leurs courses, & je ◀les▶ trouve dans ◀le▶ Japon ! Ces bons pères ont-ils beaucoup ◀d’▶auteurs graves pour rendre cette opinion probable ? Malheureux, par rapport au commerce, tous ◀les▶ autres peuples chrétiens, & surtout ◀les▶ Portugais & ◀les▶ Anglais, tout hérétiques que sont ceux-ci, qui ont mieux aimé abandonner leur négoce & ◀les▶ établissements qu’ils avaient dans ce riche & vaste empire que ◀de▶ se soumettre à cette maudite cérémonie, & ne ◀la▶ pas trouver archi-damnable, aussi bien que digne du tonnerre !
J’ai cru que ceci était une imposture qui n’existait que dans ◀l’▶imagination des quelque[s] ennemi[s] ◀de▶ ◀la▶ Société, & n’ai pas voulu y ajouter foi sans avoir des témoins ; &, comme ◀les▶ jésuites n’en croiront rien non plus, ou plutôt feront semblant ◀de▶ ne ◀le▶ pas croire, pour empêcher tout le monde ◀d’▶y ajouter foi. il est juste ◀de▶ leur donner ◀les▶ mêmes témoins qui m’ont assuré un fait si épouvantable. C’est tous ◀les▶ Européens qui sont aux Indes depuis quelques temps, soit Français, soit Hollandais. C’est ◀le▶ signor Antonio. Portugais, demeurant à Pondichéry chez son beau-frère : c’est ◀le▶ même qui m’a servi ◀d’▶interprète lorsqu’à notre premier passage j’interrogeai un noir, comme je ◀l’▶ai rapporté ci-devant page 36.
C est M. de Pressac, lieutenant du Lion, auquel ◀les▶ Portugais qui sont venus à Négrades ◀l’▶ont certifié, ◀l’▶ayant prié ◀de▶ ◀le▶ leur demander. Et c’est enfin Rickwart, qui revient en Europe avec nous, qui a assuré à table, en dînant, non seulement en présence de tous ◀les▶ officiers qui mangeons ensemble, mais aussi ◀de▶ ceux qui nous servent & des pilotes, qu’il avait lui-même passé ◀l’▶année dernière quatre jésuites à Nangasaki, qui s’étaient conformés à ◀la▶ coutume sans difficulté. Et Jean Lénard, notre pilote, voyant que j’étais étonné ◀d’▶une si horrible impiété, m’a assuré que cela n’était ignoré dans aucun port des Indes. A qui est-ce donc que ◀l’▶Inquisition destine son bois ? A-t-elle jamais fait rien brûler qui sentît plus ◀le▶ fagot que cette cérémonie ?
Je suis encore surpris ◀de▶ deux choses. La première, c’est ◀de▶ ce que ◀les▶ missionnaires, en un mot tous ◀les▶ thomistes, qui ◀les▶ ont déférés à Rome à Sa Sainteté & à ◀la▶ congrégation ◀de▶ Propaganda, n’aient pas compris dans leurs délations un fait si grave, & qu’on dit être si public ? La seconde, c’est ◀de▶ ce que, suivant ◀les▶ mêmes relations des jésuites dont j’ai parlé, ◀les▶ pères ◀de▶ leur Compagnie qui passent dans ◀les▶ Indes y mènent tous, à ce que disent ces relations, une vie angélique, dépouillée ◀de▶ tous vices & ◀de▶ toute faiblesse humaine ; enfin, à chacun desquels en particulier on peut sans impiété adapter ces paroles ◀de▶ Jésus-Christ, Euge serve bone& fidelis, & celles-ci aussi, Nulla culpa inventa est in illo. En un mot, ces relations en font des saints faits, parfaits & à miracles. Cependant, ◀les▶ Européens ne s’aperçoivent point ◀de▶ cette sainteté, & ne voient dans eux que des hommes très communs, & assez souvent valant moins que ◀le▶ commun des autres hommes. Est-ce en entrant sur ◀les▶ terres ◀de▶ leur mission qu’ils prennent cette sainteté ? car on ne s’aperçoit pas qu’ils en apportent beaucoup ◀d’▶Europe ; &, certainement, ils n’en amassent guère sur ◀les▶ vaisseaux. Et, en sortant des lieux ◀de▶ leur mission, laissent-ils dormir, dans un petit coin, cette même dévotion, jusqu’à ce qu’ils ◀la▶ reprennent & ◀la▶ réveillent à leur retour ? Car on m’a assuré qu’ils n’en rapportent point en Europe.
J’ai aussi appris qu’il se contracte à Siam des mariages fort aisés & très commodes. C’est que ◀le▶ père ni ◀la▶ mère ne donnent point ◀de▶ dot à leurs filles : au contraire, ils ◀les▶ vendent à qui il leur plaît, pour un prix dont on convient ; & ces filles, autorisées ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ leurs parents, se tiennent bien mariées, & gardent ◀la▶ fidélité ; & si elles n’étaient pas sages, elles ne seraient plus ◀les▶ femmes, mais seulement ◀les▶ esclaves ◀de▶ ceux qui ◀les▶ auraient achetées, &, outre cela, ses parents seraient obligés ◀de▶ rendre à leur prétendu gendre ◀l’▶argent qu’ils en auraient reçu, ou ◀de▶ lui donner encore une autre fille pour être sa femme : & un homme ainsi marié peut, en laissant son argent, rendre sa femme à ses parents, qui ◀la▶ reprennent sans difficulté. S’il y a des entants, lors de ◀la▶ séparation, ◀les▶ garçons restent au père, & ◀les▶ filles à ◀la▶ mère, qui ne manque pas ◀de▶ leur donner une éducation conforme à leur naissance.
Mère facileNe fit jamais cruelle fille.
C’est ◀La▶ Fontaine qui ◀le▶ dit, en quoi il a grandement raison. Je connais pourtant des filles & des femmes très sages, dont ◀les▶ mères ne ◀l’▶étaient guère ; mais, Rara avis in terris.
Ce n’est pas ◀le▶ simple peuple qui fait ◀de▶ ces sortes ◀de▶ mariages & qui vend ses filles ; ce sont aussi ◀les▶ plus considérables du royaume. Ceci est du génie universel des Orientaux : ◀les▶ plaisirs ◀de▶ ◀l’▶amour priment sur tout ; c’est leur passion dominante & favorite. Mahomet ◀le▶ connaissait bien, ce génie. S’il eût fait ◀de▶ son jardin ◀d’▶Éden un paradis pur, & un lieu inaccessible à toutes passions, il aurait échoué & n’aurait assurément trouvé aucun sectateur ; mais, ◀le▶ faisant consister dans ◀le▶ plaisir des sens, il a entraîné tout ◀l’▶Orient. Il ne m’importe, je trouve ◀la▶ manière ◀de▶ ces mariages à ◀la▶ siamoise très agréable & très facile, & si ◀la▶ mode en était établie en France, je me marierais & épouserais ◀le▶ lendemain ◀de▶ mon arrivée, & dès ◀le▶ jour même si je pouvais ; car je crois qu’une femme est un meuble qui ressemble au poisson ◀d’▶étang, excellent lorsqu’il est frais, rassasiant le second jour, &dégoûtant le troisième.
Puisque je suis sur ◀le▶ sujet du mariage, je n’en sortirai point qu’après avoir raconté ◀l’▶histoire ◀d’▶un Parisien que j’ai trouvé à Pondichéry à ma seconde arrivée, & que j’y ai laissé. Il est parfaitement honnête homme, fort bien fait, ayant ◀de▶ ◀la▶ science & du bien ; &, pourtant, plus cocu que Vulcain. Cela n’est pas rare ; & celui-ci étant peu connu dans ◀le▶ monde, son nom doit être indifférent au lecteur. J’ai fait mes études avec lui, du moins jusqu’à ◀la▶ physique, qu’il alla faire au collège ◀de▶ Beauvais, sous M. Guenon ; & moi je restai au collège ◀de▶ ◀la▶ Marche, sous M. Le Barbier. Nous nous fréquentions très souvent. Il embrassa une profession où il se serait assurément enrichi, s’y faisant déjà distinguer, si un mariage mal à propos fait, & dont il se repent encore, n’avait pas fait évanouir toute sorte ◀d’▶espérance.
On lui offrit à Paris plusieurs partis : il ◀les▶ refusa & fit mal. Il possédait un bien considérable : ce n’était pas cependant ce qui faisait ◀le▶ plus souhaiter son alliance ; ◀les▶ filles qu’on lui proposait en avaient autant que lui à proportion. Ce qui ◀le▶ faisait rechercher était un esprit toujours égal, tranquille & ferme : il en a eu besoin. Il avait ◀de▶ ◀la▶ complaisance sans bassesse, ◀de▶ ◀la▶ science sans orgueil : en un mot, il possède toutes sortes ◀de▶ bonnes qualités personnelles. Il y a certainement ◀de▶ ◀la▶ destinée dans ◀le▶ mariage. Son malheur voulut qu’il fut obligé ◀d’▶aller en Normandie, où il avait une très belle terre. Il y vit une fille ◀de▶ très vile extraction, mais véritablement parfaite, si elle avait eu autant ◀de▶ sagesse & ◀de▶ vertu que ◀de▶ beauté & ◀d’▶esprit. ◀La▶ voir, ◀l’▶admirer, en être charmé, ◀l’▶aimer, se déclarer, avoir son consentement, ◀la▶ demander, ◀l’▶obtenir, passer un contrat & ◀l’▶épouser sur une dispense, fut une affaire terminée ◀le▶ quinzième jour ◀de▶ son départ ◀de▶ Paris, où on apprit plus tôt son mariage, qu’on ne sut qu’il avait une maîtresse. C’est faire bien vite une sottise.
Ses parents ne furent nullement contents ◀d’▶une alliance si prompte, & encore moins ◀d’▶une si basse parenté ; mais, comme il ne dépendait que ◀de▶ lui, qu’il était ◀le▶ plus riche & comme ◀le▶ chef ◀de▶ sa famille, ils se crurent obligés ◀de▶ ◀l’▶en féliciter. Elle véquit assez bien pendant trois mois ; du moins, son libertinage ne parut pas pendant cet intervalle ◀de▶ temps. Elle donna enfin connaissance ◀de▶ sa mauvaise conduite ; & lui-même ◀la▶ surprit sur ◀le▶ fait trois fois en moins ◀de▶ six semaines, & toutes ◀les▶ trois fois avec des acteurs différents. Il ne jugeait pas à propos d’éclater, crainte ◀de▶ passer pour ◀la▶ fable ◀de▶ tout le monde & surtout donner sujet ◀de▶ rire à sa propre famille ; mais, un des amants ◀de▶ sa femme n’ayant pas gardé ◀le▶ secret, il lui fit querelle, & ◀le▶ blessa ; & ◀les▶ informations ayant découvert ◀la▶ source ◀de▶ ◀la▶ querelle, tout devint public. Il ne voulut pas ◀la▶ faire enfermer, comme on ◀le▶ lui conseillait ; & fut assez bon pour se fier aux serments qu’elle lui fit ◀de▶ mieux vivre. Un homme si vigoureux écarta un peu ◀les▶ soupirants, mais ne détruisit pas ◀les▶ caquets. Il n’en aurait pourtant pas été autre chose, & il se serait contenté ◀de▶ ◀l’▶emmener en province, si en un même jour il ne lui avait pas vu commettre un adultère nouveau, & un sacrilège.
Il avait pour voisin un jeune homme qu’on destinait à ◀l’▶Eglise, & dont ◀les▶ mœurs ne convenaient nullement à ◀la▶ sainteté ◀de▶ ◀l’▶état dont il portait ◀l’▶habit. Mon ami s’était aperçu ◀de▶ quelque minauderie entre sa femme & lui, & voulut s’en éclaircir. Pour en venir à bout, il perça ◀le▶ mur qui répondait ◀de▶ son cabinet à ◀la▶ chambre où couchait sa Messaline ; & ◀le▶ soir, en soupant, il lui dit qu’il monterait à cheval ◀le▶ lendemain à trois heures du matin. Il laissa sa femme sur sa bonne foi tout ◀le▶ temps qu’il fut à aller chercher des chevaux. Elle ◀l’▶employa à avertir ◀l’▶abbé ◀de▶ ne pas manquer ◀de▶ venir sitôt qu’il serait parti. Il revint chez lui, se coucha, & se leva à deux heures & demie. ◀Les▶ chevaux vinrent précisément à trois heures : il fit semblant ◀de▶ monter sur un, & donna son manteau à un homme aposté, qui partit avec ◀les▶ chevaux & ferma ◀la▶ porte, qui fit enfin tout ce qu’il aurait dû faire lui-même.
Il remonta doucement dans son cabinet, dont il avait laissé ◀la▶ porte ouverte. Sa femme était déjà à ◀la▶ fenêtre, qui donnait à son amant ◀le▶ passe-partout ◀de▶ ◀la▶ maison, attaché au bout d’une corde. ◀L’▶abbé monta doucement, sans que deux servantes & ◀le▶ laquais en vissent rien. Il prit ◀la▶ place que ◀le▶ mari venait de quitter : ◀le▶ reste est facile à s’imaginer. Mon ami (qu’on me permette ◀de▶ ◀l’▶appeler ainsi, son cocuage n’y fait rien : il n’ôte rien à sa probité ; & je ne puis concevoir pourquoi on prétend que ◀le▶ front ◀d’▶un honnête homme soit chargé des sottises ◀de▶ sa femme. Je suis là-dessus comme ◀le▶ paysan ◀de▶ Montfleury :
Mon ami donc, malgré son cocuage, content ◀de▶ ce qu’il avait vu, sortit sans bruit, alla rejoindre ◀les▶ chevaux, & alla effectivement à deux ou trois lieues ◀de▶ Paris où il avait à faire : & laissa en paix à sa gueuse et à ◀l’▶abbé tout ◀le▶ temps qu’il leur fallait, pour lui forger & polir duo cornua fronti.
J’avoue qu’il y a dans cette conduite quelque chose d étonnant, & que quoique ◀le▶ Parisien ne soit pas naturellement ni sanguinaire ni jaloux, il y en a peu qui poussassent ◀la▶ patience si loin. Il ◀le▶ fit pourtant : mais ◀la▶ vérité est qu’il avait résolu sa vengeance ; & que, pour y parvenir, il avait besoin ◀de▶ se boucher ◀les▶ yeux.
Il revint chez lui sur ◀les▶ neuf heures. Elle sortit peu après : il ◀la▶ suivit ; & n’ayant point entendu ◀la▶ messe, il entra dans ◀le▶ même couvent où il ◀l’▶avait vu[e] entrer. Un prêtre ne se trouva pas prêt si tôt : il alla se promener dans ◀le▶ cloître. Enfin, on en dit une : il y assista ; mais, quelle fut sa surprise quand il vit sa libertine communier à ◀la▶ fin ◀de▶ cette messe ! Il entra dans ◀le▶ cloître pour cacher son trouble, dont il fut assez ◀de▶ temps à se remettre, & revint chez lui en apparence tranquille : &, voulant voir jusqu’à quelle extrémité sa femme pousserait ◀la▶ scélératesse, il lui dit en dînant qu’il ◀l’▶avait vue à ◀la▶ Sainte Table.
Quot scelerata gerit fœmina mente dolos !
Elle eut ◀l’▶effronterie ◀de▶ lui dire qu’elle avait fait assez ◀de▶ mauvaises actions dans sa vie pour en demander éternellement pardon à Dieu, & à lui. ◀La▶ perfide disait cela ◀les▶ larmes aux yeux, & ◀d’▶un ton si contrit qu’il fallait que son mari fût aussi bien instruit qu’il ◀l’▶était pour n’être pas sa dupe davantage : & comme elle fourbait avec lui, il se résolut ◀de▶ ◀la▶ fourber aussi & ◀de▶ ◀la▶ punir en même temps ◀de▶ son damnable sacrilège & ◀de▶ sa lasciveté.
Il ◀la▶ traita pendant quinze jours en femme bien-aiméc & en maîtresse favorite ; & ce fut ◀le▶ temps qu’il employa à préparer tout pour sa vengeance. Il lui dit qu’il voulait acheter une charge pour se retirer en province, qu’il lui fallait encore beaucoup de comptant ; que malgré cela, il avait donné sa parole ◀de▶ payer en espèces, bien persuadé qu’elle-même lui faciliterait ◀le▶ moyen ◀d’▶en trouver, en consentant qu’il vendît ◀la▶ terre qu’il avait en Normandie, une autre dans ◀le▶ Maine, quatre maisons qu’il avait à Paris, & ses rentes sur ◀l’▶Hôtel de Ville ; qu’il trouvait des acheteurs, mais qu’ils voulaient tous qu’elle signât ◀les▶ contrats ◀de▶ vente, afin qu’elle ne pût leur faire aucun procès en restitution ◀de▶ dot & autres conventions matrimoniales ; qu’ils exigeaient tous cette précaution, parce qu’ils savaient qu’il ◀l’▶avait fort avantagée, quoiqu’ils sussent bien aussi qu’elle ne lui avait rien apporté.
Dans ◀le▶ dessein où elle était ◀de▶ quitter Paris, où elle était trop connue, & peut-être pour faire ◀de▶ nouveaux amants, les siens étant ou usés ou rebutés, elle promit ◀de▶ signer, & en effet signa tout ce qu’il voulut. Il fit ◀de▶ fausses ventes, & ayant mis tout son bien& ses effets à couvert, il jugea à propos d’y mettre aussi ses meubles & sa vaisselle ◀d’▶argent, qui valaient considérablement. Il vendit ◀la▶ vaisselle au même orfèvre ◀de▶ qui il ◀l’▶avait achetée, s’accommoda du reste avec un fripier, & leur donna parole au lendemain matin pour tout enlever ; &, afin que rien ne fût su ni soupçonné ◀de▶ sa femme, & qu elle se doutât moins du tour, il avait fait apporter chez lui tout ◀l’▶argent qu’il avait pu ramasser, & lui avait dit que c’était ce qui lui restait ◀de▶ ◀la▶ vente ◀de▶ ses effets, sa charge payée, & ◀les▶ frais acquittés.
Il ◀la▶ fit monter en carrosse à cinq heures du matin, sous prétexte ◀d’▶aller dire adieu à une sœur qu’il avait, religieuse à dix lieues ; &, à deux lieues ◀de▶ Paris, il feignit ◀d’▶avoir oublié dans son cabinet un petit paquet qu’il voulait, disait-il, donner à sa sœur en main propre. Il prit ◀la▶ poste, & laissa ordre à sa femme ◀d’▶aller ◀l’▶attendre à dîner à trois lieues par-delà ; ce quelle fit. Pour lui, il revint à Paris, livra tout à ◀l’▶orfèvre & au fripier, mit son argent en sûreté, remonta en poste, & alla retrouver sa digne créature, qui ◀l’▶attendait. Il était cette fois-là en véritables bottes ◀de▶ fatigue, n’ayant pas dessein ◀de▶ rentrer dans Paris ; comme en effet il n’y rentra pas. Il dîna avec elle, & lui dit qu’il avait changé ◀de▶ pensée ; qu’il ferait ses adieux à sa sœur aussi bien par écrit que ◀de▶ vive voix ; que même il s’exempterait par là ◀d’▶entendre mille pauvretés qu’elle pourrait lui dire ; qu’ainsi, il était résolu ◀de▶ retourner à Paris. Elle trouva qu’il avait raison, & consentit avec plaisir à tout. Ils revinrent donc.
Il ◀la▶ fit mettre pied à terre à un quart ◀de▶ lieue, sous prétexte de gagner ◀de▶ ◀l’▶appétit pour souper, & envoya ◀le▶ carrosse ◀l’▶attendre à ◀la▶ tête du faubourg. Deux chevaux ◀de▶ main parurent : il monta sur celui qui était à vuide ; & celui qui montait l’autre piqua par un sentier détourné. Étant seul avec elle, & assez tard, il lui reprocha ◀la▶ vie infâme & débordée qu’elle avait menée avec lui, son sacrilège digne du feu, & finit par lui dire qu’il ◀la▶ quittait pour jamais, bien certain qu’elle ne manquerait ◀de▶ rien si tous ses amants favorisés avaient ◀la▶ charité ◀de▶ lui donner seulement chacun un sol par jour ; qu’après tout, il était juste que ◀les▶ cavaliers nourrissent leur voiture ; qu’il ◀la▶ recommandait à elle-même, bien persuadé qu’elle aurait soin par sa mauvaise conduite ◀de▶ ◀le▶ venger plus grièvement. Après ce compliment, il ◀la▶ quitta à toutes jambes, & ne ◀l’▶a point vue depuis.
Il prit ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀La▶ Rochelle, ◀d’▶où il passa aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, où il porta beaucoup de marchandises sous ◀le▶ même nom qu’il porte à Pondichéry. Étant repassé ◀de▶ ◀la▶ Martinique à ◀La▶ Rochelle sur un des vaisseaux ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des Indes, ◀l’▶envie ◀de▶ voir ces Indes & ◀l’▶Asie lui prit ; &, ayant devant lui beaucoup de temps, il retourna incognito à Paris, dans ◀le▶ dessein d apprendre ◀le▶ sort ◀de▶ sa Messaline. Il s’y cacha à tout le monde, excepté à un seul ami. sur ◀la▶ discrétion & ◀le▶ secret duquel il avait toujours compté, & qui en effet ne l a point trahi.
Il apprit ◀de▶ lui que ◀le▶ désespoir ◀de▶ cette infâme avait été inexprimable à ◀la▶ vue du déménagement ◀de▶ sa maison, où elle avait passé ◀la▶ nuit sur ◀le▶ carreau ; que qui que ce soit ◀d’▶honnêtes gens n’avait voulu ni ◀la▶ recevoir ni entretenir commerce avec elle ; qu’elle avait nettement refusé d entrer dans un couvent, où ses parents à lui s’étaient offert ◀de▶ ◀l’▶entretenir pour sauver leur nom ◀de▶ ◀l’▶infamie où elle ◀le▶ précipitait ; qu’ils avaient voulu agir ◀d’▶autorité, & par assemblée ◀de▶ parents ; mais qu’ils n’avaient pas pu réussir, parce que, ◀le▶ mari ne s’étant pas plaint, ils n’avaient aucun droit ◀de▶ ◀le▶ faire, & qu’il leur en avait coûté des dommages & intérêts ; que sa beauté lui avait suscité des protecteurs, & qu’elle était actuellement publiquement entretenue par un homme tellement élevé qu’il doutait qu’il osât lui-même ◀la▶ redemander quand il serait assez fou & assez ridicule pour vouloir ◀la▶ reprendre & lui pardonner, après ◀l’▶éclat que son affaire avait lait dans tout Paris.
Il me dit qu’il comptait ◀de▶ partir ◀de▶ Pondichéry avec ◀le▶ gendre ◀de▶ M. Martin, qui devait y venir peu de temps après que notre escadre serait repartie pour ◀l’▶Europe ; qu’il ◀l’▶accompagnerait jusqu’à Ougli ; que ◀de▶ là, il achèverait ◀de▶ voir ◀les▶ États du Mogol, ayant dessein ◀de▶ voir Agra ; qu’il en sortirait par ◀la▶ Perse, qu’il traverserait, voulant voir Ispahan, Tauris, Tiflis & ce qu’il y avait de plus curieux ; qu’il sortirait ◀de▶ Perse pour traverser ◀le▶ Pont-Euxin & se rendre à Constantinople ; que ◀de▶ Constantinople il viendrait à Smyrne ; qu’après avoir vu ◀la▶ Palestine & ◀la▶ Judée, & visité tous ◀les▶ lieux saints, si Dieu lui donnait assez ◀de▶ vie, il retournerait à Smyrne, où il s’embarquerait pour Marseille ou pour Venise ; ◀d’▶où il écrirait à son ami, sur ◀la▶ réponse duquel il réglerait ◀le▶ reste ◀de▶ sa vie ; que. cependant, il me priait ◀de▶ me charger ◀d’▶un paquet ◀de▶ plusieurs lettres, tant pour ses parents que pour cet ami. Je l ai fait : j’ai ce paquet ; & si je retourne à Paris après ◀le▶ voyage fini, comme je n’en doute point si Dieu me conserve, je rendrai ◀le▶ tout en main propre, particulièrement à cet ami, parce que c’est encore une ◀de▶ mes connaissances ◀de▶ classe. Dans quelles cruelles extrémités une mauvaise femme ne précipite-t-elle pas un mari ! Plus il est honnête homme, plus il est à plaindre. J’en connais tant qui ne sont malheureux qu’à cause de leurs femmes, que si ce qu’en dit Martial n’était trop outré, je dirais comme lui :
Fœmina nulla bona est, vel si bona contigit ulla,Nescio quo fato, res mala Jacta bona est.
Puisque je suis sur ◀les▶ femmes, ◀le▶ moyen ◀de▶ s’en retirer si tôt ? J’ai dit qu’il y a plusieurs Français ici, qui ont épousé des filles ◀de▶ Portugais. Il y en a ◀de▶ très jolies, & peu cruelles. Je n’en sais rien que par ouï-dire : je sais seulement que ◀le▶ code dit : nulle terre sans seigneur, & que ◀la▶ glose ajoute : & sans cocus. Je sais encore que ces échappées ◀de▶ Portugais, que leur mariage a francisées, sont ◀de▶ très dégoûtantes madames. ◀L’▶arrek et ◀le▶ bétel qu’elles ont toujours dans ◀la▶ bouche leur font une salive plus rouge que du sang, qui leur coule tout le long du menton & sur ◀les▶ lèvres. Tout cela n’offre ensemble, dans leurs personnes, que des salopes qui se sont à coups ◀de▶ poing cassé ◀la▶ gueule l’une à l’autre.
Autre incident, encore sur ◀les▶ femmes. J’avais apporté ◀de▶ France deux chardonnerets : c’est à mon goût ◀le▶ plus beau ◀de▶ tous ◀les▶ petits oiseaux, & dont ◀le▶ ramage est fort agréable. Je ◀les▶ avais laissés à ◀la▶ garde d un Français & ◀d’▶une Portugaise sa femme, pour ne ◀les▶ pas exposer dans ◀le▶ climat du Pégu, ◀d’▶où nous sortons, & où ils seraient infailliblement morts : on me ◀l’▶avait lait craindre, & je n’en doute pas. ◀La▶ guerre du Mogol & ◀de▶ Remraja a, comme je ◀l’▶ai dit, attiré proche & dedans Pondichéry une infinité ◀de▶ gens qui s’y sont retirés, entre autres un banian, qui vit ces chardonnerets, & entendit leur ramage. Il résolut ◀de▶ ◀les▶ avoir, à quelque prix que ce fût ; si bien, qu’à notre retour ◀de▶ Balassor, il vint me joindre & me demanda si mes deux petits oiseaux étaient à vendre. ◀Le▶ Parisien vulcanisé dont je viens de parler était avec lui, & nous servait ◀d’▶interprète : il me parla latin, & me dit en deux mots ce que je devais faire. Il lui répondit, ◀de▶ concert avec moi, que mes chardonnerets n’étaient point à vendre ; que je ◀les▶ destinais à un parfaitement honnête homme, que j’estimais infiniment, & dont ◀l’▶amitié m’était plus précieuse que tout ◀l’▶or du monde ; & que j’étais certain que lui-même en conviendrait, lorsqu’il saurait qui était cet homme. Il me parut mortifié ◀de▶ ma réponse, qui sentait son refus ; mais, à son retour chez lui, il fut très agréablement surpris ◀de▶ ◀les▶ trouver dans sa maison, où je ◀les▶ avais envoyés par Landais. Il m’envoya dès ◀le▶ lendemain un présent qui valait tous ◀les▶ chardonnerets ◀de▶ France, quand on y comprendrait ceux ◀de▶ Picardie, qui sont ◀les▶ plus beaux & ◀les▶ meilleurs.
◀Le▶ cocu était incessamment avec ce banian et m’avertit ◀d’▶un régal qui devait se faire chez lui avec ◀le▶ commissaire et ◀l’▶écrivain du roi du Florissant. Il me dit que lui & moi y étions conviés, & me demanda ma parole pour ◀le▶ lendemain midi, qui était ◀l’▶heure prise. Je ◀la▶ lui donnai avec plaisir : il m’instruisit ◀de▶ ce que c’était que ces régals, & je résolus ◀de▶ profiter ◀de▶ ses avis. MM. Blondel & ◀Le▶ Mercier avaient pourvu à tout, c’est-à-dire qu’ils y avaient envoyé un cuisinier & du vin. ◀La▶ viande, ◀le▶ gibier, ◀le▶ poisson & leur accommodage tout cela fut aux dépens du banian, qui avait eu ◀la▶ précaution ◀d’▶envoyer des Français à ◀la▶ chasse, et des Noirs à ◀la▶ pêche. Nous fîmes ◀le▶ repas ◀le▶ plus propre que j’aie fait ◀de▶ ma vie. À tout moment, des plats & des assiettes neuves, ◀d’▶une très belle porcelaine, & des serviettes ◀d’▶une si belle & si fine toile ◀de▶ coton que, quoiqu’elles aient plus ◀de▶ cinq quartiers ◀de▶ large, elles passent avec facilité à travers une bague à mettre au petit doigt.
◀Le▶ banian ne se mit point à table : car, outre que ces gens ne mangent rien qui ait eu vie. c’est ◀la▶ coutume, par tout ◀l’▶Orient, que celui qui régale n’ait point ◀de▶ part au festin, & ait seulement ◀le▶ soin ◀de▶ faire servir ses hôtes. Après chair & poisson parut ◀le▶ dessert, ◀d’▶une propreté toute appétissante & ◀d’▶un goût si exquis, à ce que disent ◀les▶ autres, que nos plus habiles confiseurs devraient aller apprendre leur métier dans ◀la▶ péninsule.
Au milieu de ce dessert parurent huit filles fort blanches, belles bien faites, couvertes ◀de▶ pagnes fort légères, ayant ◀le▶ col, ◀les▶ bras, & ◀les▶ jambes chargés ◀de▶ carcans, bracelets & chaînes ◀d’▶or, & aux oreilles & aux doigts des bagues fort larges, enrichies ◀de▶ pierreries. Pour faire honneur au maître du logis, chacun ◀de▶ nous en devait prendre une à son choix, à en faire ce qu’Adam fit ◀d’▶Ève lorsqu’il planta ◀le▶ genre humain. Jusqu’à ce qu’on se soit déterminé, ces filles dansent ◀d’▶une manière à n’inspirer que..., ayant à leurs mains ◀de▶ petits tambours ◀de▶ basque & des castagnettes, dont elles jouent fort agréablement. ◀Le▶ commissaire sauta ◀le▶ fossé le premier : ◀l’▶honneur lui était dû ; c’était à lui à montrer ◀l’▶exemple ◀de▶ bien ou mal faire. Il se détermina en faveur d’une blonde, fort bien faite, & fort aimable. Elle ◀le▶ conduisit dans un salon, à côté de ◀la▶ salle ou nous mangions. Ils restèrent ensemble seuls près ◀d’▶une demi-heure : il n’est pas difficile ◀de▶ deviner à quoi ils employèrent leur temps.
Mercier suivit son exemple, & s’empara ◀d’▶une brune très aimable ; & moi je restai sage, malgré ◀les▶ tentations. Je n’en ai jamais guère senti de plus fortes : & ◀de▶ vérité je n’avais jamais tant vu à ◀la▶ lois ◀de▶ si belles & ◀de▶ si jeunes personnes à ma discrétion ; car ◀la▶ plus âgée ne pouvait avoir au plus que seize à dix-sept ans. ◀Le▶ commissaire & Mercier me poussaient à ◀les▶ imiter ; mais, j’avais pris ma résolution, fondé sur ce que mon cocu m’avait assuré que lui & moi y reviendrions seuls, quand je voudrais ; & sur ◀le▶ conseil qu’il m’avait donné ◀d’▶être sage en présence des autres, quand ce ne serait que pour ma réputation : ne devant point douter que ceci ne fut su, y ayant trop ◀de▶ témoins pour n’y avoir point ◀d’▶indiscret. Je résistai donc à leurs beaux discours, & à ◀la▶ nature, qui certainement n’avait jamais été mise à une épreuve si forte.
Il ne me parut pas que ◀le▶ banian fût content ◀de▶ mon indifférence ; mais je ◀le▶ payai ◀d’▶une maladie ◀de▶ commande, dont il parut se contenter, puisqu’il me regarda en souriant, après que ◀le▶ cocu lui eut expliqué ◀les▶ causes ◀de▶ ma froideur. ◀Les▶ belles se retirèrent : j’achevai ◀la▶ bouteille que je m’étais retenue pour mon dessert ; & mon cocu & moi en sortîmes aussi sages que nous y étions entrés, dont par ◀la▶ suite je me suis fort bien trouvé : non par rapport au corps ; car ces filles, toutes persanes ◀de▶ naissance, sont saines & nettes ; mais par rapport à ◀la▶ réputation. ◀Le▶ lecteur n’admire-t-il pas où se terminent ici ◀les▶ régals ? M. Martin m’a dit lui-même que cette coutume était répandue parmi tout ce qu’il y a ◀de▶ gens aisés dans ◀l’▶Orient, qui tous ont comme des sérails pour ◀les▶ étrangers ; et que c’était faire insulte à un homme que ◀de▶ ne s’y pas conformer & ◀de▶ ne faire aucun usage des belles qu’il offre. ◀Le▶ lecteur n’admire-t-il pas encore ◀de▶ quelle manière Mahomet s’est subtilement servi ◀de▶ ce génie universel des Orientaux pour y faire recevoir ◀les▶ impostures ◀de▶ son Alcoran ?
Dès ◀le▶ lendemain, mon cocu & moi retournâmes chez ce banian, où nous fûmes fort bien reçus, & où nous ne fûmes pas si sages que ◀la▶ veille. Il me tomba une petite brunette toute jeune, dont je tus tellement content que, pendant que nous sommes restés à Pondichéry, il ne s’est passé aucun jour que je n’aie été ◀la▶ voir ; et, si je suis content ◀d’▶elle, je ne crois pas qu’elle se plaigne ◀de▶ moi : en tout cas, je crois que mon départ lui coûte quelques larmes à présent ; car elle en versa qui me parurent sincères, lorsqu’elle apprit que j’allais partir. Celle-ci, qui est mahométane, mangeait ◀de▶ ◀la▶ viande avec moi, et buvait aussi ◀de▶ mon vin et ◀de▶ mon eau-de-vie.
Après ◀le▶ dessert, & quand nous fûmes prêts ◀de▶ nous retirer ◀de▶ chez ◀le▶ banian, il nous dit ◀de▶ prendre tout ce qui nous avait servi à dîner. Ces gens croiraient être impurs s’ils se servaient ◀de▶ ce qui nous a servi. Sachant celui-là, je n’hésitai point ◀d’▶être du partage. Nous avons eu chacun huit assiettes ◀de▶ porcelaine, douze nappes ou serviettes, & six tasses à thé : ◀le▶ cocu m’a fait présent ◀de▶ sa part. ◀Les▶ valets que nous avions menés ont eu tout ◀le▶ reste, pots à cuire, plats, thétière, bouilli, grande nappe, & ◀le▶ surplus du service. Quoiqu’on leur eût ordonné ◀de▶ garder ◀le▶ secret, tant à eux qu’au cuisinier, l’un des quatre a jasé, & tout a été su ; ce qui a attiré au commissaire & à Mercier une petite exultation à ◀la▶ turquoise, comme dit Gareau, qui ne m’aurait nullement plu, de la part de MM. du Quesne & Martin ; & à moi des compliments, que je prends pour des railleries, d une pudeur & ◀d’▶une continence ◀de▶ Joseph : vertus dont je ne me suis jamais piqué dont certainement je ne me pique point encore.
J’aurais bien pu ◀les▶ désabuser, si j avais voulu ; mais je n’ai pas jugé à propos de ◀le▶ faire : au contraire, je ◀les▶ ai confirmés dans leur bonne opinion ◀de▶ ma sagesse autant que je ◀l’▶ai pu, bien persuadé que mes actions ne seront seulement pas soupçonnées aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique où j’ai quantité ◀de▶ petites connaissances libidineuses. Si ce n’est pas là faire ◀le▶ Tartuffe, je n’y entends goutte. C’est lui qui dit que :
Que ce n ’est pas pécher, que pécher en silence.
Belle et chrétienne morale ! Au reste, pour ne plus parler ◀de▶ ces filles, ce sont des enfants qui sont arrachés des bras ◀de▶ leurs pères & mères pendant ◀la▶ guerre, ou par ◀les▶ Arabes : ◀les▶ juifs ◀les▶ achètent, et ◀les▶ revendent soit en Turquie, soit ailleurs ; & il n’y a que cette maudite race qui fasse cet infâme commerce ◀de▶ chair humaine. Il y a des banians, à Surate, qui en ont quantité, dont ils ne se servent point, à cause de ◀la▶ différence ◀de▶ religion ; car elles sont infiniment plus belles que ◀les▶ Mogolaises, et ◀d’▶un sang plus pur & plus beau. ◀La▶ moins belle passerait dans notre Europe pour une beauté parfaite, tant pour ◀le▶ visage que pour ◀la▶ taille. Nos Languedociennes tiennent un peu de leur manière ◀de▶ porter leur corps droit, mais n’approchent point ◀de▶ leur agilité, ni ◀de▶ leur beauté. ◀Le▶ plus beau teint ◀d’▶Angleterre & ◀de▶ Hollande paraîtrait fade auprès du leur.
◀Les▶ habillements des banians sont uniformes pour ◀la▶ façon : il n’y a que ◀la▶ couleur qui diffère. Je ne puis mieux ◀les▶ peindre qu’ils ◀le▶ sont dans ◀les▶ tableaux qui sont à Notre-Dame & ailleurs, & dans ◀les▶ tapisseries où ◀les▶ apôtres sont représentés. Deux grandes simarres l’une sur l’autre, qui leur tombent depuis ◀le▶ col jusqu’aux pieds & qui relèvent ◀la▶ hauteur ◀de▶ leur corps, font leur habillement. Un turban fort gros & fort beau, ◀de▶ mousseline très fine & très blanche, avec une barbe bien longue, mais bien coupée & bien parfumée, font ◀l’▶ornement ◀de▶ leur tête. Un sabre large & court, dont ◀le▶ fourreau est couvert ◀de▶ plaques ◀d’▶or & ◀la▶ poignée enrichie ◀de▶ diamants, pare leur côté, où il est soutenu par une grosse chaîne ◀d’▶or à deux endroits, à peu près comme ◀les▶ housards. Leurs souliers sont plats, pleins ◀de▶ courroies au talon & sur ◀le▶ coup du pied, & sur ◀le▶ devant un bouton d’or qui passe entre ◀le▶ gros & le second doigt ◀les▶ tient ferme. Tout cela est encore représenté dans ◀les▶ tapisseries. Cette manière ◀de▶ vêtement paraît d’abord étrange ; mais, plus on s’y accoutume, plus elle paraît majestueuse.
J’allai ◀le▶ mardi seize du courant au marché ou bazar qui se tient tous ◀les▶ mardis derrière ◀le▶ fort : j’y vis plus ◀de▶ dix mille noirs tout ◀d’▶un coup. On trouve abondamment dans ce marché ◀de▶ tout ce que ◀le▶ pays produit, & même ◀de▶ ce qui vient d’ailleurs ; ils vendent & achètent ◀les▶ uns des autres, & ◀l’▶or & ◀l’▶argent courent comme dans nos foires & nos marchés. Ceux qui vendent à crédit savent écrire. Je ne parlerai point ◀de▶ leur papier : ce ne sont que des feuilles ◀de▶ cannes sèches, qu’ils attachent à une corde qui passe à travers, & ◀les▶ enfile toutes, comme si on enfilait un jeu ◀de▶ cartes par une extrémité seulement. Leur manière d écrire est pareille à celle des insulaires ◀de▶ Moali, ◀de▶ gauche à droite ; mais, au lieu de plumes & ◀d’▶encre, c’est un morceau ◀de▶ fer, gros comme une plume, qui se termine en pointe, & qui grave sur ces feuilles plutôt qu’il n’y écrit. Ce fer est long ◀de▶ demi-pied : ils ◀le▶ manient ◀de▶ ◀la▶ main droite, & il est appuyé sur ◀l’▶ongle du pouce gauche, & ◀les▶ feuilles sont élongées sur le second doigt ◀de▶ ◀la▶ même main. Il n’y a point ◀d’▶Européen qui puisse ◀les▶ imiter : il faut y être élevé.
Quand j’aurai rapporté ◀le▶ brûlement ◀d’▶un noir, que j’ai vu à Pondichéry, ◀le▶ lecteur saura tout ce que je sais moi-même du pays dont je sors. Il était mort environ sur ◀les▶ huit heures du soir précédent. Pendant toute ◀la▶ nuit ce n’avait été que pleurs & heurlements effroyables. J’y allai ◀le▶ vendredi dix-neuf du courant sur ◀les▶ dix heures du matin. Je vis dans une cabane un corps couché sur ◀le▶ dos tout ◀de▶ son long, sur une natte assez fine, couvert, à ◀l’▶exception du visage, ◀d’▶une toile ◀de▶ coton fort fine & fort blanche ; il me parut âgé ◀de▶ quelque cinquante-cinq ans. Sa veuve était au chevet, ses enfants à ses pieds, & ses parents à ses côtés, sans proférer une seule parole & dans un triste & lugubre silence, qu’ils observaient depuis ◀le▶ lever du soleil. Un bon quart d’heure après que je fus arrivé, ◀la▶ femme se leva la première, ◀les▶ enfants ensuite, & ◀les▶ parents après ; car ils étaient tous assis sur leurs talons, comme nos vieilles dans ◀les▶ églises, en marmottant leurs patenôtres. Ils firent tous leurs harangues l’un après l’autre : voici comme on me ◀les▶ a expliquées. Celle ◀de▶ ◀la▶ femme était telle en substance :
Pourquoi m’as-tu quittée, mon cher mari ? Ai-je pas fait pour te plaire tout ce qui m a été possible ? Te plains-tu ◀de▶ ma complaisance ? Qu’est-ce qui te manquait ? Ton négoce n’allait-il pas bien ? Avais-tu pas assez ◀de▶ riz pour vivre ? Et une infinité d’autres questions ◀de▶ pareille nature, après quoi elle sortit. ◀Le▶ fils aîné lui fit sa harangue à son tour ; &, après presque ◀les▶ mêmes demandes, il ◀le▶ pria ◀de▶ lui dire dans quel corps son âme était passée, & si elle avait quitté sa famille ou sa caste. Ceci est une preuve convaincante & certaine que ces peuples croient ◀la▶ métempsycose ◀de▶ Pythagore. Après quantité ◀de▶ ridicules demandes, ce fils se laissa tomber, & resta avec ◀les▶ parents, qui étaient debout dans un silence & un repos si profonds que je ◀les▶ aurais plutôt pris pour des mumies en différentes attitudes, ou pour des figures ◀de▶ Mores représentés en sculpture sur une épitaphe que pour des hommes vivants, si je n’avais pas été bien sûr qu’ils n’étaient pas morts. Ils restèrent dans cet état lugubre, qui m’inspirait une espèce d horreur, environ un gros quart d’heure. Après cet espace ◀de▶ temps, un des vieux parents, portant ◀la▶ parole au fils, lui dit : Ton père ne répond point ni à toi, ni à ta mère, ni à nous, c’est qu’il est fâché que ce reste impur ◀de▶ lui-même n’est pas réduit en matière plus subtile & plus épurée, pour aller rejoindre son âme. Brûlons ce reste impur, afin qu’il ne soit plus tâché, que tout jouisse dans lui du même bonheur.
Ce conseil, très essentiel à ◀la▶ cérémonie, fut aussitôt suivi ; & voici comme ils ◀l’▶exécutèrent : mais un moment ◀de▶ réflexion. ◀Le▶ lecteur ne découvre-t-il pas là-dedans une infinité ◀d’▶absurdités & des contrariétés qui se détruisent l’une l’autre ? Si ◀l’▶âme est passée dans un nouveau corps, qu’a-t-elle besoin des restes subtils ◀de▶ celui qu’elle a laissé ? Ces restes subtils, sortant ◀de▶ ◀la▶ matière, sont ◀de▶ ◀la▶ matière aussi : comment donc s’incorporent-ils à ◀l’▶âme, qui, selon eux aussi bien que selon nous, n’est qu’un esprit & un souffle ? J’ai dit dès notre première arrivée ici, page 24, que ◀le▶ capucin qui est ici curé a découvert jusqu’à soixante-quinze opinions que ces Asiatiques ont sur ◀l’▶âme. Cela ne mériterait-il pas bien ◀l’▶attention des missionnaires & des jésuites, si ◀le▶ seul zèle du salut des âmes ◀les▶ amenait dans ces régions éloignées ? Que ◀le▶ lecteur se ressouvienne ◀de▶ ce qu’il vient de lire dans ◀les▶ pages 172 et suivantes. Si j’avais omis ce qui y est, je ◀le▶ mettrais ici. Je retourne au brûlement du noir.
Pendant ◀les▶ pleurs & ◀les▶ heurlements ◀de▶ ◀la▶ nuit & du matin, ◀les▶ femmes préparent une manière ◀de▶ brancard, qui est apporté à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ cabane du mort par huit hommes, deux devant, deux derrière & deux à chaque côte. Il y a au milieu de ce brancard une niche, qui ressemble parfaitement, je ne veux pas dire aux reposoirs des saints ◀de▶ villages, mais à ce qu’on appelle à Paris un soufflet, ou à une brouette qu’un homme tire, ou aux chaises à porteurs, excepté que cette niche est beaucoup moins profonde. Elle est couverte, en dehors, et revêtue, en dedans, ◀de▶ fort belle toile ◀de▶ coton, ◀de▶ pagnes ◀de▶ toutes couleurs, & ◀de▶ rameaux verts, finit en dôme, ou en arcade : ◀la▶ vue n’en est point désagréable. Ils mettent ◀le▶ corps dedans, assis comme sont leurs idoles, et nos tailleurs en France. ◀Les▶ membres ◀de▶ ces corps sont flexibles : ◀les▶ uns disent que ◀la▶ chaleur du climat en est cause, parce qu’elle empêche que ces corps ou leurs nerfs se raidissent en froidissant ; d’autres disent que c’est ◀la▶ vérole, dont ils sont bien farcis, qui ◀les▶ a pourris avant leur mort. Quoi qu’il en soit, ◀les▶ jointures des membres ◀de▶ ces corps sont flexibles. Pendant qu’on mit ce corps dans cette niche, un vieillard tout vêtu ◀de▶ blanc, & ◀la▶ tête nue, apparemment un bramène, me parut marmotter quelque chose tout bas, avec assez ◀de▶ recueillement & ◀de▶ modestie. Cela dura environ un bon gros quart d’heure ; après quoi chacun se mit à son rang, & on marcha.
Premièrement, deux hommes portant des clairons, ou espèces ◀de▶ trompettes droites & longues ◀de▶ quatorze pieds, dont ils firent un très grand bruit, non continuel, mais de temps en temps. J’ignore ◀de▶ quoi sont ces clairons : je sais seulement qu’ils sont fort légers, & qu’ils ressemblent parfaitement aux trompettes que Michel-Ange représente dans son Jugement & qu’il met à ◀la▶ bouche des anges, qui en sonnent ◀le▶ Vetute ad JudiciuM. Après ces deux-ci en vinrent six autres, qui faisaient un charivari ◀de▶ diable avec des tambours ◀de▶ basque & d autres instruments. ◀Les▶ parents suivirent, & ensuite vint ◀le▶ corps, porté, comme j’ai dit, par huit hommes & suivi du vieillard qui préside à ◀la▶ cérémonie ; après ◀le▶ vieillard, un bramène, une troupe ◀de▶ femmes & ◀d’▶enfants, qui marchent sans garder ◀d’▶ordre.
Tout ◀le▶ convoi marcha ainsi jusqu’à quelque trente pas du bûcher, ◀le▶ corps ayant ◀le▶ visage vers ◀le▶ chemin. Après quelque temps ◀de▶ pose, qui donne au bramène celui ◀de▶ réciter quelques prières, & ◀de▶ jeter du riz autour du corps, à terre & sur ◀le▶ chemin, on fait faire volte-face, ou demi-tour à gauche, au brancard ; & pour lors ◀le▶ corps marche à reculons & est précédé par ◀le▶ bramène, au lieu qu’il en était suivi. Lorsqu’ils furent arrivés au bûcher, ils posèrent ◀le▶ corps à terre & ◀le▶ couvrirent des mêmes toiles ◀de▶ coton & des pagnes qui avaient orné ◀le▶ brancard. Pendant ◀le▶ temps qui y fut employé, ◀le▶ bramène continua ses imprécations, ou ses prières, toujours à voix basse. Après cela, il fit fort posément trois tours autour du corps couché à terre ; à chaque tour, il jeta un peu de riz dessus, & recommença ses prières, étant aux pieds du corps, & tourné vers lui : cela dura environ deux Miserere. Après cela, on releva ◀le▶ corps ◀de▶ terre, on ◀le▶ posa sur ◀le▶ bûcher, étendu sur ◀le▶ dos tout ◀de▶ son long : on ◀l’▶y couvrit ◀de▶ toile blanche sans couleur. ◀Le▶ bramène fait encore trois autres tours, en continuant toujours sa prière.
On apporte deux pots ◀de▶ terre, sans pieds, du reste faits comme nos marmites, l’un plein ◀de▶ riz cru & l’autre ◀d’▶eau ; ces deux pots sont posés à terre ; & un noir qui sert tout le monde prend avec ses deux mains à trois reprises ◀de▶ ◀l’▶eau, qu’il fait ou laisse tomber à trois fois aussi sur celles du bramène. Ce vieillard, ayant ◀les▶ mains lavées, prend sans ◀les▶ essuyer, avec ◀les▶ trois premiers doigts ◀de▶ chaque main, du riz, à trois reprises, qu’il jette à trois reprises aussi sur ◀le▶ mort, justement sur ◀la▶ bouche, un linge bien blanc entre deux, en sorte que ◀le▶ riz reste sur ◀le▶ linge.
Tous ◀les▶ assistants, jusqu’aux enfants, font ◀la▶ même cérémonie, et sont tous servis par ◀le▶ même noir qui a servi ◀le▶ bramène ; et le dernier qui vient jeter ◀le▶ riz sert à son tour ◀le▶ noir qui a servi tous ◀les▶ autres. Lorsque cela est fini, ils ôtent ◀de▶ dessus ◀le▶ corps ◀le▶ linge qui lui couvrait ◀la▶ tête et ◀la▶ bouche, et qui a retenu ◀le▶ riz qui a été jeté dessus. Ce riz est porté à ◀la▶ veuve du défunt, ou à sa plus proche parente, qui ◀le▶ lait cuire, et ◀le▶ renvoie ou ◀l’▶apporte après soleil couché, avec un autre pot plein ◀d’▶eau, qui sont mis tous deux proche du bûcher, après que ◀le▶ corps est consommé ; et cela se continue pendant quarante jours, afin que ◀l’▶âme du défunt y vienne prendre sa réfection. J’ai dit que j’en avais cassé, et j’y ajoute une remarque que je prie ◀le▶ lecteur ◀de▶ relire : elle est à ◀la▶ page 19.
Je ◀le▶ prie ◀de▶ me permettre ◀d’▶en faire encore deux ici. La première, c’est que cette nourriture, portée proche ◀d’▶un cadavre mort, ne convient point chez des gens qui croient ◀la▶ métempsychose, parce qu’il faut qu’ils croient que ◀l’▶âme soit matérielle et qu’il lui faille des aliments pendant quarante jours, ◀le▶ corps où elle a passé ne lui en fournissant pas assez. N’est-ce point ◀de▶ là que nos ridicules médecins ◀d’▶aujourd’hui ont pris des premiers qui ont écrit ◀de▶ ◀la▶ médecine, & qui peut-être étaient imbus ou du moins avaient notion du pythagorisme, que ◀l’▶embryon n’est animé que ◀le▶ quarantième jour ◀de▶ sa formation ? & que ◀l’▶âme qui devait ◀l’▶animer était pendant cet espace ◀de▶ temps vagabonde, & pourtant vivant toujours aux dépens des parents du dernier corps dont elle était sortie ? L’un me parait tout aussi absurde que l’autre.
Après que ce linge & ce riz sont emportés ◀de▶ dessus, ◀le▶ corps, ils ◀le▶ retournent sur ◀le▶ ventre, ils lui élongent ◀les▶ deux bras le long du corps, & lui accommodent ◀les▶ cuisses & ◀les▶ jambes tout de même que nos pâtissiers accommodent celles ◀d’▶un lièvre qu’ils mettent en pâte. Ils couvrent ◀le▶ corps ◀de▶ toiles & ◀de▶ pagnes ; ils y jettent des bois aromatiques ; quelques-uns même y jettent ◀de▶ l or & ◀de▶ ◀l’▶argent. Ils couvrent ◀le▶ tout ◀de▶ bousées sèches ◀de▶ vaches. & font sur ◀le▶ tout un lit ◀de▶ terre glaise toute mouillée qu’ils unissent avec ◀la▶ main, qu’ils trempent dans ◀l’▶eau de temps en temps, afin que cette terre obéisse mieux & ne s’attache pas à leurs mains. Ainsi, on peut dire que ◀le▶ corps est véritablement comme un pâté.
Pendant tout ce temps-là, qui est assez long, ◀le▶ bramène continue toujours ses imprécations & ses prières. Enfin, on lui apporte du feu : ce sont trois bâtons allumés, qui brûlent comme des chandelles, mais dont ◀la▶ flamme est bien plus vive & bien plus étincelante. Sitôt qu’il ◀les▶ a en main, ◀le▶ plus proche parent prend ◀le▶ pot dans lequel ◀l’▶eau avait été apportée ; il y fait trois trous avec un caillou fort pointu, en versant cette eau comme par trois robinets, ou trois fontaines. Il fait à grands pas trois fois ◀le▶ tour du bûcher : après quoi, il élève au-dessus ◀de▶ sa tête ◀les▶ deux pots ◀de▶ riz & ◀d’▶eau & ◀les▶ jette à terre ◀de▶ toute sa force, où ils se brisent ; & lui & ◀les▶ autres du convoi achèvent ◀de▶ ◀les▶ écraser en marchant dessus & en ◀les▶ trépignant & broyant à coups ◀de▶ pieds. Ils ◀les▶ ont nus, &, par conséquent, il faut qu’ils ◀les▶ aient bien durs ; ou qu’ils soient insensibles. Je n’en ai vu aucun dont ◀le▶ pied saignât : ces morceaux ◀de▶ pots étaient pourtant bien pointus, & me paraissaient forts coupants. Pendant que cela se fait, plusieurs assistants fourrent dans ◀le▶ bois du bûcher des morceaux ◀de▶ bois ◀de▶ senteur, tels qu’ils ◀les▶ ont.
Après cela, ◀le▶ bramène, tenant ◀de▶ ◀la▶ main gauche ses trois petits bâtons allumés, en met un ◀de▶ ◀la▶ main droite au milieu du bûcher, du côté des pieds, & ◀les▶ deux autres aux deux coins. Dès que ◀le▶ feu est pris, ce qui est en moins ◀d’▶un Ave, chacun tâche ◀de▶ ◀l’▶augmenter en y jetant du bois sec ; & quand ◀le▶ feu a gagné jusqu’aux genoux, c’est-à-dire un moment après qu’il est pris, ils se jettent tous dans ◀les▶ bras ◀les▶ uns des autres, ◀les▶ larmes aux yeux, comme gens accablés ◀de▶ la dernière douleur ; après un bon gros quart d’heure ◀de▶ lamentations, chacun retourne chez soi ou à ses affaires ; mais tous disparaissent par différents chemins. Il y avait quelques femmes ; mais je ne me suis point aperçu qu’elles se soient mêlées ◀de▶ quoi que ce soit que ◀de▶ regarder.
Si ces gens sont si sensibles pour ◀les▶ morts, ils ◀le▶ sont bien peu pour ◀les▶ vivants ; & pas plus pour leur propre sang que pour celui ◀d’▶autrui ; ils vendent sans difficulté leurs enfants, sans espérance ◀de▶ ◀les▶ revoir jamais. M.de Porrières a acheté une petite fille ◀de▶ sept ans. Il l a fait baptiser : elle a été nommée Séraphine. Elle a ◀de▶ ◀l’▶esprit, & est active. ◀Le▶ père & ◀la▶ mère ◀de▶ cette entant ◀la▶ lui ont vendue. Il ◀l’▶a eue pour quatre piastres. Dieu permet sans doute cette insensibilité pour leurs enfants afin que ces innocents, passant au christianisme, puissent n’être pas ◀la▶ proie du démon après leur mort, ni ◀les▶ tristes victimes ◀de▶ ◀l’▶impureté pendant leur vie. Ce sont là ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ Providence, qui ◀d’▶un même limon forme des vases d honneur & d’autres ◀d’▶opprobre.
J’ai dit qu’il venait avec nous un bot, qui apportait ◀de▶ Balassor du canon à Pondichéry. M.Martin en a fait faire une batterie ◀de▶ dix-huit pièces, qui battent ◀la▶ mer. Je ne ◀l’▶ai point approuvée : j’en ai naturellement dit ma pensée à M. Martin, qui ne m’en a point su mauvais gré. J’ignore quel est celui qui se dit ingénieur dans ◀le▶ fort ; mais je sais bien qu’il n’y entendait quoi que ce soit. J’écrirai demain là-dessus : cela fait partie ◀de▶ notre conversation.
Il m’a fait présent ◀de▶ douze gargoulettes : c’est un présent ◀de▶ six liards pièce : on ne ◀les▶ paie pas plus au bazar. Ce sont des pots ◀d’▶une terre sigillée & grasse, extrêmement fine & rouge. Ils sont ◀de▶ différentes capacités : les miens ne tiennent qu’un peu plus ◀de▶ pinte, mesure ◀de▶ Paris. Cette terre transpire, & par son ferment & son nitre attire toute ◀la▶ mauvaise odeur ◀de▶ ◀la▶ liqueur qu’on lui confie, & en même temps ◀la▶ purifie & ◀l’▶éclaircit : ainsi, cela est bon pour mettre rafraîchir ◀de▶ ◀l’▶eau. ◀Les▶ autres ne sont pas plus chères, mais je leur préfère celles-ci, parce que ◀les▶ Noirs qui ◀les▶ achètent pour M. Martin s’y connaissent mieux que ◀les▶ Européens. Elles m’ont pourtant coûté plus cher qu’au marché ; mais j’ai eu un autre présent qui m’a dédommagé, tant du prix ◀de▶ ces gargoulettes que ◀d’▶un présent que je voulais faire ◀de▶ mon dédommagement : je dirai dans son temps ce que c’est.
◀Le▶ lecteur va me blâmer : je mérite ◀de▶ ◀l’▶être. Je n’écris point ceci pour m’attirer des louanges ; mais pour faire voir jusqu’où peut aller ◀la▶ force ◀d’▶un homme, quand ◀la▶ colère ◀l’▶anime. M.de Chalonge, ou Chalendra, garde-magasin, vint hier matin à bord pour me faire signer ◀la▶ facture des marchandises que nous portons en France. Nous avons chacun sur son état noté ◀les▶ ballots, lui ceux qu’il a envoyés, moi ceux que j’ai reçus, tous suivant leur numéro. Nous nous sommes trouvés justes à un ballot près, qu’il dit m’avoir envoyé, & que je n’ai certainement point reçu. Il voulait pourtant m’en faire signer ◀la▶ facture telle qu’il ◀l’▶avait dressée : je n’ai pas cru devoir étendre ma complaisance pour lui jusque-là. J’étais certain ◀de▶ ne m’être point trompé : je recevais ◀les▶ ballots qui venaient du magasin, je ◀les▶ voyais embarquer dans ◀les▶ chelingues. & j’envoyais dans chaque chelingue ◀l’▶état par numéro des ballots dont elle était chargée. M.de Bouchetière, ou M. de La Chassée, & toujours Landais qui écrit mieux que moi, ◀les▶ recevaient à bord sur ces états ; & M. de Porrières en prenait ou en faisait prendre ◀le▶ nota du nombre des ballots sans entrer dans ◀le▶ détail du numéro : ainsi, c’était trois receveurs pour un ; & nous nous trouvions conformes.
M. de Porrières était présent à notre dispute. Comptez, messieurs, a-t-il dit, combien il y a ici ◀de▶ ballots ; je suis sur qu’il y en est entré six cent treize, & pas plus. Landais & moi avons trouvé ◀le▶ même nombre ◀de▶ six cent treize ; ◀le▶ garde-magasin soutenait & voulait que nous en eussions six cent quatorze. Il fut lâché quelques paroles qui ne faisaient pas plaisir : nature pâtissait chez Chalonge & chez moi ; & si nous avions été à terre, ◀la▶ dispute aurait été écrite en rouge. M.de Porrières n’était pas content, M. de La Chassée encore moins, Landais rageait, & je n’étais pas mieux. ◀Le▶ commandeur dit au garde-magasin ◀de▶ se retirer sans se ◀le▶ faire redire ; que lui & moi allions trouver M. Martin ; & qu’il ferait plutôt décharger ◀le▶ vaisseau que ◀d’▶en avoir ◀le▶ démenti.
Cet officier en se retirant avait laissé son portefeuille sur ◀la▶ table ◀de▶ ◀la▶ dunette. Un maraud ◀de▶ Lascaris qu’il avait amené venait ◀le▶ prendre, & un mol ◀de▶ gavadcho qu’il lâcha ne me plut pas. Je ◀le▶ pris par son braver, & ◀le▶ jetai à ◀la▶ mer par-dessus ◀la▶ lice, avec autant ◀de▶ facilité que j’aurais jeté un bâton ◀de▶ cotret. Ce seul coup ◀de▶ force me fait regarder comme ◀l’▶homme du monde ◀le▶ plus robuste. Il est vrai que je suis dans toute ma force : mais, si ◀la▶ colère ne m’avait point animé, ◀le▶ maraud se serait brisé ◀le▶ corps sur un canon ou sur ◀le▶ vaisseau ; mais je ◀l’▶avais jeté plus loin, & il en a été quitte pour nager. Au surplus, ◀l’▶affaire a été décidée en ma faveur.
Nous sommes, comme j’ai dit, à ◀la▶ voile dès ce matin. Il ne fait que peu ou point ◀de▶ vent : il n’importe, ◀le▶ plus tort est fait, & nous ne respirons plus que ◀la▶ France. Nous n’avons aucun besoin ◀de▶ trouver ◀les▶ ennemis, n’étant point en état ◀de▶ nous battre, chargés ◀de▶ marchandises comme des coches, à toute notre batterie ◀de▶ bas hors de service, par ◀la▶ quantité ◀de▶ ballots qui sont dans ◀l’▶entre-deux-ponts & ◀la▶ sainte-barbe.
Du jeudi 25 janvier 1691
CONFÉRENCE AVEC M MARTIN
M. Martin m’a paru content ◀de▶ mon journal, & encore plus ◀de▶ s’être aperçu que j’ai quelque accès auprès de M. de Seignelay ; & moi je me suis aperçu que c’est à ce seul accès que je dois ◀l’▶empressement qu’il a eu ◀d’▶avoir avec moi une conférence.
Il ◀l’▶a commencée par me dire qu’il était ravi ◀de▶ voir qu’il se trouvait parmi ◀les▶ navigateurs des gens assez appliqués pour pénétrer, & même développer, dès leur premier voyage aux Indes, ◀la▶ politique que ◀les▶ Hollandais y observent ; qu’il était vrai que cette politique frappait. & qu’il ne fallait pas être fort pénétrant pour ◀la▶ connaître ; mais qu’il était étonnant que ◀les▶ puissances ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀les▶ laissassent jouir avec tant de tranquillité du fruit ◀de▶ cette politique si généralement connue. Que ◀les▶ Hollandais ne prenaient aucun soin ◀de▶ ◀la▶ cacher, pas même celui ◀de▶ ◀la▶ déguiser aux Européens, depuis que, par ◀la▶ supériorité ◀de▶ leurs forces & ◀de▶ leurs richesses dans ◀les▶ Indes, ils s’étaient mis à couvert des obstacles que toute ◀l’▶Europe y pourrait former, à moins que tous ◀les▶ souverains ne joignissent ensemble leurs forces maritimes pour abaisser dans ◀les▶ Indes celles ◀de▶ cette République, & ◀l’▶obliger ◀de▶ rendre aux souverains dans ◀l’▶Asie ◀les▶ États qu’elle leur a enlevés : tels que ◀le▶[s] royaumes ◀de▶ Ceylon, ◀de▶ Java, ◀de▶ Sumatra, & une infinité d autres, dont elle s’est emparée, & dont elle s’empare encore tous ◀les▶ jours.
Que cette idée avait cela ◀de▶ commun avec ◀la▶ République de Platon, que c’était un très beau projet dans ◀la▶ spéculation, mais absolument impossible ◀de▶ réduire en pratique : non seulement parce qu’une union si grande des souverains était impossible ; mais aussi parce que ce qui se passe dans ◀les▶ Indes est trop éloigné ◀d’▶eux pour ◀les▶ frapper aussi vivement que ◀les▶ objets présents, & parce que ◀l’▶argent des Hollandais leur fera toujours trouver des souverains dans ◀l’▶Europe, auxquels leurs établissements dans ◀les▶ Indes étaient tout à lait indifférents, par rapport à leurs États ; tels que sont ◀l’▶empereur, ◀les▶ ducs ◀de▶ Savoie, ◀de▶ Brandebourg, ◀de▶ Lorraine & d’autres, toujours prêts à se vendre, & qui, tirant des Hollandais ◀les▶ sommes immenses que celte République seule était en état ◀de▶ leur fournir, seraient toujours prêts, moyennant cet argent, ◀de▶ faire en sa faveur des diversions en Europe, comme ils ◀l’▶avaient déjà tait non seulement pour empêcher sa ruine en Europe, mais pour empêcher aussi que ses établissements & son commerce dans ◀les▶ Indes soient troublés, bien loin de contribuer à leur anéantissement : & qu’ainsi ◀les▶ Hollandais n’avaient rien à craindre, parce qu’à cet égard, ils seraient toujours en état ◀de▶ dire,
Saepe premente Deo, fert Deus alter opem.
Que j’avais eu raison ◀de▶ remarquer que ◀la▶ Hollande voulait par son Commerce, & sans effusion ◀de▶ sang, faire plus finement ce que Rome avait fait sous ses consuls : que ◀la▶ Hollande avait déjà plusieurs rois tributaires, qu’elle tenait plus bas & plus humiliés que n’avait lait ◀l’▶ancienne République romaine, ne leur laissant qu’un vain titre ◀de▶ roi. qu’ils traînaient plutôt qu’ils ne ◀le▶ portaient : que véritablement ils avaient droit ◀de▶ vie & ◀de▶ mort sur quelques-uns ◀de▶ leurs sujets, mais n’en avaient aucun sur ceux qui appartenaient aux Hollandais, ni sur ceux qui leur étaient alliés, pas même sur ceux qui se mettaient sous leur protection ; ce qui taisait que ces princes étaient abandonnés ◀de▶ ceux ◀de▶ leurs sujets qu’ils croyaient ◀les▶ plus fidèles & ◀les▶ plus attachés à leurs personnes, & qui relevait si hautement ◀l’▶autorité ◀de▶ cette République, que ces princes ne pouvaient faire aucun traité ◀de▶ paix, ni aucune déclaration ◀de▶ guerre qu’autant qu’il plaisait aux Hollandais, qui, comme médiateurs, en réglaient toujours ◀les▶ articles conformément à leurs intérêts, sans égard à celui ◀de▶ ces princes.
Que ces princes connaissent fort bien qu’ils sont véritablement esclaves, que plusieurs avaient voulu secouer ◀le▶ joug, et que tous voudraient bien pouvoir ◀le▶ secouer, mais qu’il leur était impossible ◀d’▶en venir à bout par eux-mêmes, et qu’ils avaient perdu toute espérance ◀de▶ secours, depuis que ◀les▶ Portugais avaient été honteusement ◀chassés▶ ◀de▶ Ceylon. Il est vrai que leur orgueil, leur dureté insupportable et leurs débordements impurs et bestiaux ont obligé ◀le▶ roi de Ceylon ◀d’▶appeler ◀les▶ Hollandais à son secours, pour ◀chasser▶ une nation si perverse et si corrompue ; mais il en est devenu plus esclave : et par rapport au commerce, qui ne se ressent en rien des crimes ◀de▶ ceux qui ◀l’▶exercent, il serait à souhaiter que ◀les▶ Portugais fussent encore à Trinquemalé et que ◀les▶ Hollandais ne fussent jamais venus à Ceylon.
Que ◀les▶ Hollandais ôtaient à ces princes ◀la▶ volonté ◀de▶ secouer ◀le▶ joug qu’ils leur imposaient, en ◀les▶ plongeant dans des guerres intestines ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres et en suscitant des révoltes dans ◀les▶ Etats ◀les▶ mieux affermis afin de ◀les▶ affaiblir et ◀de▶ s’établir sur leurs débris et leurs ruines. Qu’on croyait avec beaucoup de vraisemblance qu’ils avaient fomenté et nourri ◀la▶ révolte ◀de▶ Sévagi. Que du moins ◀les▶ banians ou marchands croyaient que c’était eux qui ◀l’▶avertissaient du temps propre à venir piller Surate ; que c’était par leur moyen qu’il savait quelles marchandises ◀les▶ banians avaient achetées ou vendues, à qui, combien, en quelles espèces ils avaient été payés, et ce qui leur en restait : et qu’enfin c’était eux qui avaient plus des trois quarts des marchandises que Sévagi avait prises aux sujets du Mogol ; que c’était eux encore qui soutenaient Remraja, son fils, contre toutes ◀les▶ forces du Mogol, en lui envoyant en cachette ◀de▶ bons canonniers déguisés, qu’ils disaient au Mogol être des déserteurs qui s’étaient luis d’entre eux pour échapper au châtiment ◀de▶ leurs crimes ; que ces canonniers hollandais infiniment plus habiles, plus adroits et plus braves que ◀les▶ Asiatiques du Mogol, ruinaient toutes leurs batteries, et ◀les▶ empêchaient ◀de▶ ◀les▶ approcher assez pour faire aucun effet ; et que c’était ce qui donnait lieu ◀de▶ croire que ◀le▶ Mogol ne ruinerait jamais Remraja.
Que ◀les▶ Hollandais trouvaient doublement leur intérêt à soutenir cette révolte, en ce qu’elle mettait ◀le▶ Mogol hors ◀d’▶état ◀d’▶empêcher ◀les▶ fortifications qu’ils faisaient dans son Empire sur ◀les▶ bords ◀de▶ ◀la▶ mer ◀de▶ ◀la▶ presqu’île, tant dans ◀l’▶Est que dans ◀l’▶Ouest ; fortifications qu’ils sauront bien défendre contre lui, si Remraja succombe, & qui serviront aussi à tenir Remraja en bride & dans leur dépendance, & ◀l’▶empêcheraient ◀de▶ rien entreprendre contre eux, supposé que ◀le▶ Mogol fût enfin obligé ◀de▶ lui céder en propre ◀la▶ péninsule ; fortifications qu’ils poussaient à leur perfection avec tant ◀d’▶ardeur & ◀d’▶assiduité qu’il y avait actuellement huit places en état ◀de▶ se défendre & ◀de▶ se soutenir contre une armée royale venant ◀d’▶Europe ; & fortifications, enfin, si utiles à ◀la▶ République, que non seulement elles mettaient son commerce en sûreté dans ◀les▶ Indes, mais aussi mettraient un jour également ◀le▶ Mogol, & Remraja. dans leur absolue dépendance, dans toute ◀la▶ grande péninsule des Indes, depuis Surate dans ◀l’▶Ouest & Bengale dans ◀l’▶Est jusqu’à ◀la▶ pointe ◀la▶ plus méridionale ◀de▶ ◀l’▶île de Ceylon.
Que sur ce fondement, & ◀l’▶apparence, il ne doutait point qu’avant peu de temps ◀les▶ Français, ◀les▶ Anglais, ◀les▶ Danois, peut-être même ◀les▶ Portugais & ◀les▶ autres nations européennes ne soient forcés ◀d’▶abandonner leurs établissements. Qu’il ne savait aucun moyen ◀de▶ prévenir ce rude coup qu’en prenant ◀les▶ intérêts du Mogol, & en ◀les▶ chassant les premiers ; ce qu’il ne prévoyait pas devoir jamais arriver, pour plusieurs raisons, telles que ◀les▶ forces maritimes, ◀la▶ quantité ◀de▶ soldats à terre, ◀les▶ différences des mœurs, des vivres, des climats, ◀de▶ ◀la▶ religion, & surtout ◀l’▶impatience des Français, trop grande pour achever une entreprise ◀de▶ longue haleine : que cependant, si on ◀l’▶entreprenait, on pourrait faire fond sur tous ◀les▶ princes ◀de▶ ◀l’▶Orient, n’y en ayant aucun qui ne gémisse dans ◀les▶ fers ◀de▶ cette avare & avide République, ou qui du moins ne craigne ◀d’▶y être un jour assujetti.
Que ◀la▶ protection que ◀le▶ Mogol leur a accordée pour leurs vaisseaux retirés dans ses ports est un effet ◀de▶ deux causes : la première, ◀de▶ ◀la▶ crainte qu’il a qu’ils ne prennent hautement & sans ménagement ◀les▶ intérêts ◀de▶ Remraja contre lui, ne ◀l’▶ayant jusqu’ici servi qu’à plat couvert & en cachette : & la seconde, des présents qu’eux & ◀les▶ Anglais ont laits aux gens du Conseil du Mogol. & à ceux qui approchent ◀de▶ sa personne ; n’y ayant rien de plus facile à corrompre que ◀les▶ Asiatiques, qui sont tellement avares & avides ◀de▶ présents qu’ils ◀les▶ demandent. sans honte ni pudeur : étant chez eux un compliment très usité. Quand j’irai te voir, que me donneras-tu ? Et quand tu viendras me voir, que m’apporteras-tu ?
Que ◀les▶ princes orientaux, aussi bien que leurs sujets, étaient tous sans exception frappés ◀de▶ cet esprit d intérêt sordide ; & qu’il n’y avait rien qui leur parût infâme, pourvu qu’ils y trouvassent leur profit. Que j’avais bien pu ◀le▶ voir, par ◀l’▶endroit que j’avais rapporté moi-même du roi de Golconde, & des sept mille écus qu’il avait tirés ◀d’▶un Hollandais pour un pucelage peut-être déjà vendu et revendu. Cette histoire est rapportée à ◀la▶ page 40. Et qu’à l’égard de leurs sujets, j’avais bien pu reconnaître leur génie dans ◀le▶ pillage ◀d’▶un navire anglais, peu après notre combat ◀de▶ Madras. Ceci est mis au 1er septembre, page 54.
Que ma remarque était juste sur ◀le▶ fort ◀de▶ Pondichéry, qu’il en avait plusieurs lois écrit au ministre et à ◀la▶ Compagnie, qu’il me priait ◀de▶ ◀les▶ en faire souvenir ; qu’il leur avait toujours représenté que ce fort n’était point du tout en état ◀de▶ défense ; que tous ◀les▶ officiers s’étaient joints à lui, & avaient tous écrit ◀la▶ même chose, tant en commun qu’en particulier, & avaient détaillé ◀les▶ défauts qui sont à ce fort ; qu’ils avaient envoyé un nouveau plan du terrain & un modèle ◀de▶ tort qu’ils avaient dressé ◀le▶ mieux qu’ils avaient pu ; qu’ils avaient instamment & plusieurs fois demande un ingénieur entendu & versé dans ◀les▶ fortifications pour dresser sur ◀les▶ lieux ◀le▶ plan ◀d’▶un nouveau fort régulier, qui fût ◀de▶ défense tant du côté de terre que ◀de▶ mer, & qu’il amenât avec lui des gens entendus pour conduire ◀l’▶ouvrage sous lui, se trouvant sur ◀les▶ lieux tous ◀les▶ ouvriers dont on aurait besoin & ◀les▶ matériaux nécessaires ; qu’il ne savait pas pourquoi ni ◀le▶ ministre, ni ◀la▶ Compagnie, n’avaient eu aucun égard à tant de remontrances, ni à tant ◀d’▶instances ; qu’il savait seulement qu’on ne leur avait répondu que par des remises sans effet, avec ordre ◀de▶ continuer ◀le▶ fort commencé ; qu’il avait été obligé ◀d’▶obéir bien malgré lui ; & que ce fort ne pouvait pas être bien, puisque celui qui en avait tait ◀le▶ plan & ◀la▶ construction n’avait point ◀d’▶autre notion des fortifications que celle qu’il avait pu tirer ◀de▶ Manesson Mallet, qui a longtemps servi en Espagne pour ◀le▶ Portugal, & qui a donné au public son Art militaire en trois tomes, ce qui ne pouvait fournir qu’une idée imparfaite ◀de▶ ce dont on avait besoin, parce que cet ingénieur, habile pour son temps, ne donne que quelques plans ◀de▶ lieux irréguliers, qu’il a mis en état ◀de▶ quelque défense : ce qui est ce dont il ne s’agissait pas, puisque c’était ici un terrain vuide, vague & inculte, sur lequel on pouvait élever telle fortification qu’on eût voulu, & dans tel endroit qu’on eût choisi pour avoir une bonne place tant du côté de ◀la▶ terre que ◀de▶ ◀la▶ mer.
Qu’il n’espérait pas non plus un grand secours des dix-huit canons que nous avions amenés ◀de▶ Balassor, & dont il avait fait une batterie sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer plutôt par ostentation que pour aucune utilité qu’il en prévît ; que j’avais moi-même bien remarqué que cette batterie était inutile, & même plus capable ◀de▶ faire du mal que du bien et que je lui en avais dit ◀les▶ raisons ; que je n’en avais pourtant pas ◀les▶ gants, puisqu’il y avait deux ans qu’il ◀les▶ avait écrites à M. de Seignelay et à ◀la▶ Compagnie, et qu’il me priait ◀de▶ ◀les▶ en faire souvenir.
Que cette batterie sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ mer serait plus dommageable au fort qu’avantageuse, en ce que, pour ◀la▶ servir, il faudrait dégarnir ◀le▶ fort ◀d’▶autant ◀d’▶hommes qu’il en faudrait pour ◀la▶ mettre en action & ◀la▶ défendre ; que ces hommes pourraient être utiles dans ◀le▶ fort, & ne serviraient ◀de▶ rien sur ◀la▶ rive, dont ◀l’▶abordage était naturellement défendu par ◀les▶ brisants ◀de▶ ◀la▶ mer, seuls capables ◀d’▶abîmer & ◀de▶ faire noyer ceux des ennemis qui seraient assez téméraires pour s’exposer à gagner ◀la▶ terre.
Que s ils ◀l’▶entreprenaient, quatre embuscades ◀de▶ douze hommes chacune, ◀le▶ ventre à terre, ou cachés derrière un rideau ou une simple petite muraille, avec deux pierriers à mitraille, ◀les▶ obligeraient ◀de▶ se rembarquer plus vite qu’ils ne seraient descendus, ou ◀les▶ empêcheraient ◀de▶ descendre. Qu’il ne fallait pour cela que ◀de▶ bons fusiliers, dont on ne manquait point dans ◀le▶ fort, pour ◀les▶ mirer & ◀les▶ choisir à leur descente.
Que si ◀les▶ ennemis se contentaient ◀de▶ faire feu ◀de▶ leurs vaisseaux au large, ils ne feraient pas grand mal, puisque, ◀le▶ tort étant caché, ils ne pourraient tirer qu’à coup perdu ; qu’on pourrait même leur répondre avec utilité, & qu’une simple batterie élevée sur une plate-forme, en dedans du fort, ◀les▶ forcerait à se retirer.
Que tout cela était si palpable & si visible qu’il osait répondre, sur sa vie, que ◀le▶ fort ne courait aucun risque du côté de ◀la▶ mer : que par conséquent cette batterie ◀de▶ dix-huit pièces ◀de▶ canons qu’il avait fait élever était tout à fait inutile où elle était placée, & que c’était un ouvrage qu’il avait fait faire à contrecœur, & un pur effet ◀de▶ son obéissance.
Qu’il leur avait encore représenté que ce n’était que du côté de terre qu’il appréhendait ◀les▶ ennemis, auquel cas il était certain que, quelque vigoureuse défense qu’on pût faire, ◀le▶ fort ne pourrait pas résister longtemps. Que ◀les▶ Hollandais venant par terre, le long de ◀la▶ Côte, se joindraient aux Anglais, qui ne respiraient que vengeance. Que ces deux nations jointes ensemble pourraient conduire du canon, ou surprendre si bien ◀les▶ Français que ceux qui seraient à ◀la▶ garde ◀de▶ cette batterie ◀de▶ dix-huit pièces n’auraient pas ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la▶ retirer dans ◀le▶ tort ; & qu’ainsi ◀les▶ ennemis trouveraient une batterie toute dressée, dont ils se serviraient utilement pour foudroyer ◀le▶ fort, qui, n’étant ni flanqué ni couvert, en un mot hors ◀d’▶état ◀de▶ défense, serait réduit & forcé à succomber sous ◀les▶ armes que lui-même aurait préparées pour sa perte. Qu’à l’égard de cette surprise, il ne voyait pas comment ◀la▶ parer dans un pays dont presque tous ◀les▶ peuples n’avaient pour principale divinité que ◀l’▶argent ; & que j’avais moi-même reconnu ce génie sordide dans ce que je disais ◀de▶ leurs prostitutions ◀de▶ leurs tilles, ◀de▶ leurs femmes & ◀de▶ leurs sœurs, & dans ◀la▶ vente ◀de▶ leurs enfants : M. de Porrières en ayant acheté une, il n’y avait que quatre jours ; & qu’ils vendraient tous ◀les▶ autres s’ils pouvaient.
Qu’il semblait que ◀la▶ Compagnie se reposait sur ◀la▶ foi des promesses du Mogol & sur ◀l’▶alliance que ◀les▶ Français avaient contractée avec Remraja, dont ils avaient pris ◀le▶ parti. Que si ◀la▶ Compagnie dormait en repos sur cette confiance, elle pourrait bien être ◀la▶ dupe ◀de▶ sa bonne foi ; qu elle connaissait bien peu ◀le▶ génie & ◀le▶ caractère des princes orientaux, qui ne respectent jamais leurs serments, qu’autant qu’ils sont conformes à leurs intérêts présents ou futurs, mais que dans leur esprit ◀le▶ présent prévalait toujours sur ◀l’▶avenir, & que pour n’être point trompé par leurs serments, c’est qu’il ne faut jamais s’y lier.
◀Les▶ Anglais & ◀les▶ Hollandais, a poursuivi M. Martin, feront comprendre au Mogol que ◀les▶ vaisseaux français lui ont manqué ◀de▶ respect en allant attaquer Madras, qui est un port ◀de▶ sa dépendance ; ils offriront ◀de▶ ◀le▶ venger en nous attaquant à leur tour ; ils lui feront entendre qu’il ne doit rien craindre du ressentiment ◀de▶ ◀la▶ France, si faible & si abattue que pour se défendre en Europe ◀l’▶année dernière, c’est-à-dire en 1689, elle a été obligée d abandonner ◀l’▶Asie, & ◀de▶ joindre à ses forces ◀de▶ mer celles ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ; que ce que nous avons fait n’est qu’un feu ◀de▶ paille sans suite, & un témoin des forces mourantes ◀de▶ ◀la▶ France, qui a voulu jouer ◀de▶ son reste sans rien risquer, en surprenant ses ennemis ; ce qui est si vrai, que ◀les▶ six navires, qui sont venus comme ◀de▶ simples aventuriers, s’en sont luis comme des poules au simple bruit ◀d’▶un armement qu’on faisait contre eux à Surate. Voilà, m’a dit M. Martin, ◀de▶ quelle manière ils feront entendre votre course dans ces mers, & votre départ ; leurs présents, dont ils ne sont point avares dans ◀les▶ occasions, achèveront ◀de▶ ◀les▶ faire croire, & persuaderont : ils auront un désistement ◀de▶ protection, & ◀la▶ Compagnie & ◀les▶ Français qui restent ici, seront ◀les▶ tristes victimes ◀de▶ sa confiance en elle & ◀de▶ ◀la▶ vengeance des ennemis. C’est ainsi que je prévois que ◀les▶ choses tourneront du côté du Mogol : à l’égard de Remraja, ils lui feront entendre ◀les▶ mêmes choses ; & ◀l’▶offre qu’ils lui feront ◀de▶ partager avec lui nos dépouilles, à ce qu’ils prendront dans ◀le▶ fort ◀le▶ persuadera mieux que tous ◀les▶ plus beaux discours du monde.
Vous voyez bien par là, qu’il vaudrait mieux que vous ne fussiez point venus ici, que ◀de▶ n’y pas rester. Vous ◀l’▶avez fort bien remarqué vous-même quand vous avez dit qu’il était facile ◀de▶ ruiner ◀le▶ commerce des Hollandais. Oui, sans doute, il est facile, & je pose en lait (c’est toujours M. Martin qui parle) ◀la▶ vérité ◀de▶ ce que j’en ai plusieurs fois écrit à feu M. Colbert, à M. de Seignelay, & à ◀la▶ Compagnie ; que dans un temps ◀de▶ guerre six vaisseaux armes, & rôdant en armateurs & en corsaires dans ces mers des Indes, rétabliront en même temps ◀la▶ réputation ◀de▶ ◀la▶ France, ◀la▶ feront craindre & respecter ◀de▶ toutes ◀les▶ nations orientales, feront plus ◀de▶ tort aux Hollandais & aux Anglais dans leur commerce, en moins ◀de▶ quatre ans, que trente années ◀de▶ guerre en Europe, & soixante vaisseaux dans ◀les▶ mers ◀de▶ ◀l’▶Europe ne sauraient taire. J’ai encore envoyé un mémoire exact & étendu sur ce sujet. J’y marque ◀les▶ endroits ◀de▶ rafraîchissement & ◀d’▶hivernement, où on pourrait faire des entrepôts & des magasins utiles & nécessaires, & en empêcher ◀l’▶accès aux Hollandais, comme ils nous bouchent celui du cap de Bonne-Espérance.
Je pose en fait certain que ces endroits étant fortifiés, & ◀les▶ armateurs pouvant s’y retirer en tout temps, ◀les▶ prises qu’ils feraient sur ◀les▶ ennemis ◀les▶ enrichiraient, par ◀la▶ part qu’ils y auraient, & qu’il faudrait leur donner, s’ils étaient équipés par ◀la▶ Compagnie ; & si ◀la▶ Compagnie n’était pas assez puissante pour faire des armements si considérables, il faudrait permettre à tous ◀les▶ corsaires français ◀de▶ venir en course dans ◀les▶ Indes ; auquel cas ◀la▶ Compagnie pourrait prendre des arrangements avec eux pour ses intérêts : mais du moins ◀les▶ prises que ces corsaires feraient des vaisseaux anglais & hollandais empêcheraient ◀la▶ France ◀d’▶être obligée ◀d’▶avoir recours à ces nations pour en tirer ◀les▶ épiceries & ◀les▶ autres marchandises des Indes, dont elle ne peut se passer, & qui font sortir du royaume un nombre infini ◀d’▶espèces.
Car, monsieur, il faut que je vous fasse une observation qui me paraît assez juste. Que ◀la▶ France batte ◀les▶ Hollandais dans ◀les▶ mers ◀d’▶Europe, qu’elle leur coule à fond tant de vaisseaux qu’elle voudra : je suppose qu’elle ◀le▶ puisse, qu’y gagnera-t-elle ? & ◀les▶ Hollandais, qu’y perdront-ils ? ◀La▶ France y gagnera ◀de▶ ◀l’▶honneur sans profit, & c’est tout. Et ◀les▶ Hollandais n’y perdront pas grand-chose ; parce qu’outre que cette République a un nombre infini ◀de▶ vais seaux, ◀les▶ richesses qu’elle tire des Indes lui donneront toujours ◀le▶ moyen ◀de▶ remettre ◀de▶ nouvelles flottes à ◀la▶ mer. Annibal disait qu’on ne vaincrait jamais ◀les▶ Romains que dans Rome ; ◀la▶ suite des temps a montré ◀la▶ vérité ◀de▶ cette prédiction : & moi j’ose dire qu’on ne vaincra jamais ◀la▶ Hollande qu’à Batavia, c’est-à-dire dans ◀les▶ Indes, en y ruinant son commerce, à quoi ◀les▶ armateurs réussiront mieux que des armées réglées ; &, sur ce fondement, qui est vrai & indubitable, j’ose assurer qu’en quatre ans ◀de▶ pareille guerre, cette République ne serait plus en état d acheter des protecteurs, ni ◀de▶ se vouloir égaler aux souverains.
Je voudrais ◀de▶ bien bon cœur avoir ◀les▶ brouillons des mémoires que j’ai envoyés, qui contiennent tout au long ce que je viens de vous dire. Je vous en donnerais copie, pour ◀l’▶emporter avec vous ; mais je ◀les▶ ai confiés à mon gendre, qui ne doit me ◀les▶ rapporter qu’à son retour ici. Quoi qu’il en soit, vous me faites un sensible plaisir ◀de▶ prendre sur vos tablettes ◀les▶ notes ◀de▶ ce que je vous confie. Je vous sais bon gré ◀de▶ votre application, qui m’est un garant certain que vous êtes assez instruit pour entretenir M. de Seignelay ◀de▶ tout ce que je viens de vous dire. Donnez-lui-en même un mémoire, & ◀l’▶appuyez ◀de▶ vive voix : je m’en repose sur vos soins ; mais, je vous prie, avant que de ◀le▶ présenter, ◀de▶ ◀le▶ communiquer à MM. ◀de▶ Lagny, Soullet, & Gouault. Je n’attends pas beaucoup de secours du premier : non qu’il ne soit très honnête homme, & parfaitement bien intentionné ; mais c’est qu’il est intendant du commerce, & qu’étant intéressé dans ◀la▶ Compagnie, s’il parlait avec feu en sa faveur, il pourrait être soupçonné ◀d’▶agir pour ses intérêts particuliers. À l’égard de MM. Soullet & Gouault, ce sont ceux qui me paraissent prendre ◀le▶ plus à cœur ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ Compagnie & du royaume, qui certainement sont ici confondus ensemble.
Je répète tout cela dans ◀les▶ dépêches que M. du Quesne emporte : j écris aussi à M. de Seignelay ; & je vous prie ◀de▶ ne pas oublier ◀de▶ lui taire connaître ◀la▶ nécessité qu’il y a ◀de▶ soutenir, par un nouvel armement, ce que celui ◀de▶ cette campagne a fait. Faute ◀de▶ quoi il peut compter aussi bien que ◀la▶ Compagnie, que ◀les▶ Anglais & ◀les▶ Hollandais se vengeront & se payeront, aux dépens des Français, du tort que vous avez fait aux premiers, & ◀de▶ ◀la▶ prise que vous avez faite sur ceux-ci. Je suis certain que M. de Seignelay vous donnera une audience favorable : non seulement par ◀la▶ confiance qu’il a en vous ; mais aussi parce que ◀la▶ matière ◀le▶ mérite, & qu’il aime ◀le▶ commerce ; persuadé, aussi bien que feu M. Colbert son père, que ◀l’▶argent ne vient en France que par cette porte, & qu’il n’y a que ce seul canal qui y fasse entrer ◀les▶ richesses.
Vous pouvez recueillir ◀de▶ notre conférence qu’il est également ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ France ◀de▶ rétablir sa réputation dans ◀les▶ Indes : & ◀de▶ celui des Hollandais ◀d’▶achever ◀de▶ perdre ce qui lui en reste : surtout auprès des souverains d’ici, qui, mal informés ◀de▶ ◀l’▶état véritable ◀de▶ ◀la▶ supériorité ◀de▶ ◀la▶ France en Europe, n’en jugent ici que sur ce que leur montre ◀l’▶apparence : &, comme ils voient que ◀les▶ Hollandais priment sur nous par leur faste, qui même surpasse celui ◀de▶ ces princes presque partout, par ◀la▶ beauté, ◀la▶ richesse, & ◀les▶ ornements ◀de▶ leurs loges ou comptoirs ; par ◀la▶ somptuosité du palais ◀de▶ leur général à Batavia, où vont leurs ambassadeurs ; par leur dépense ; par ◀le▶ nombre ◀de▶ leurs valets ; par celui ◀de▶ leurs soldats, tous toujours bien vêtus ; par ◀la▶ magnificence ◀de▶ leurs forts ; par ◀la▶ quantité ◀de▶ leurs établissements, tous bien munitionnés, & défendus par des soldats & des officiers braves & expérimentés, réglés dans leurs mœurs, & ◀d’▶une discipline uniforme ; par ◀la▶ quantité ◀de▶ leurs vaisseaux, ◀de▶ leurs magasins, toujours remplis ; en un mot, qu’ils ◀l’▶emportent sur nous en tout & par tout dans ces climats : ils croient avec facilité que ◀les▶ Hollandais sont en effet aussi puissants en Europe à notre égard qu’ils ◀le▶ sont en Asie, & qu’ainsi nous sommes obligés ◀de▶ leur céder partout.
Je n’ai jamais écrit qu’une faible partie ◀de▶ ce que je vas vous dire, me dit-il en poursuivant ; mais ce que vous dites sur ◀la▶ brusquerie ◀d’▶un jésuite à Moali fait que je vas vous confier quelques secrets dont je n’ai parlé qu’à peu de gens, et écrit fort sobrement à peu d’autres : mais je me fie sur votre discrétion, pour ◀l’▶usage que vous en pourrez faire, sans vous commettre ni vous ni moi ; parce que ◀la▶ vengeance des gens dont je vas vous parler est implacable, que leur colère est terrible, & qu’ils ne savent ce que c’est que ◀de▶ pardonner ni aux vivants, ni aux morts. Je ne pus m’empêcher ◀de▶ sourire à ce prélude. Vous riez, me dit-il en s’en apercevant : quel en est ◀le▶ sujet ? Poursuivez, monsieur, lui répondis-je ; votre pinceau me fait reconnaître ◀les▶ jésuites ; & je suis fort trompé si ce ne sont pas eux que vous avez voulu peindre, et dont vous voulez parler : vous ◀les▶ caractérisez trop bien pour ◀les▶ méconnaître. Il est vrai, me répliqua-t-il ; mais puis-je achever sans crainte ? Non seulement vous ◀le▶ pouvez, lui repartis-je, mais même je vous en conjure & vous assure ◀de▶ tout ◀le▶ secret ◀d’▶un homme ◀de▶ probité & ◀d’▶honneur, qui n’a jamais trahi ◀la▶ confiance ◀de▶ qui que ce soit ; & qui, peut-être, vous rendra secret pour secret. Cela étant, dit-il, je poursuis.
Je ne sais, dit-il, par quel charme ils ont surpris & surprennent encore tant de monde, sous ◀le▶ faux prétexte ◀d’▶une dévotion & ◀d’▶un zèle dont ils ne sont nullement animés, 61 qui ne leur sert que ◀de▶ manteau, & non pas ◀d’▶objet. Ils font seuls autant ◀de▶ tort pour ◀le▶ moins au commerce ◀de▶ ◀la▶ Compagnie des
Indes que toutes ◀les▶ nations européennes ensemble. Joignez-y ◀les▶ missionnaires & vous trouverez dans ces deux espèces ◀d’▶hommes ◀la▶ vraie source et ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ haine & du mépris des Asiatiques pour ◀les▶ Français. Parlons des deux séparément : je ◀les▶ ramènerai ensuite ensemble ; & comme je ◀les▶ ai étudiés avec attention, je ne crois pas m’y être trompé.
Il est constant qu’après ◀les▶ Hollandais je ne connais que ◀les▶ jésuites qui fassent ◀le▶ plus fort commerce des Indes, & ◀le▶ plus riche : il surpasse celui des Anglais, des Danois & des autres nations ; & je ne sais s’il ne ◀l’▶emporte point aussi sur celui des Portugais, qui ◀les▶ y ont les premiers amenés. J’avoue qu’il y en peut avoir quelques-uns parmi eux qui viennent dans ◀l’▶Orient uniquement guidés par ◀l’▶esprit & ◀l’▶étoile ◀de▶ ◀l’▶Évangile : c’est à ceux-là que ◀la▶ Société laisse ◀le▶ soin des conversions ; mais ◀le▶ nombre en est très rare, & ce ne sont pas ceux qui connaissent ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ Société : ce sont ceux qui sont véritablement jésuites séculiers & qui ne paraissent pas ◀l’▶être parce qu’ils n’en portent pas ◀l’▶habit ; & qui sont pris à Surate, à Goa, à Agra, & partout ailleurs où ils sont établis pour ce que ◀l’▶apparence montre, c’est-à-dire pour marchands ◀de▶ ◀la▶ nation dont ils sont : car il est ◀de▶ fait qu’il y en a ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ nations, même des Arméniens & des Turcs, & ◀de▶ toute autre qui peut être nécessaire à ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀la▶ Société.
Ces jésuites déguisés s’intriguent partout & savent chez quel marchand & banian il y a ◀le▶ plus ◀de▶ telle ou telle marchandise. ◀La▶ secrète correspondance & ◀la▶ relation qu’ils entretiennent entre eux, & qui n’est point interrompue parce que ◀le▶ secret y est étroitement gardé, ◀les▶ instruit mutuellement des marchandises qu’ils doivent acheter ou vendre, & à quelle nation, pour y faire un plus gros gain ; en sorte que ces jésuites cachés font un profit immense à ◀la
▶Société, & ne sont responsables qu’à elle, clans ◀la▶ personne des autres véritables jésuites, qui courent ◀le▶ monde sous un vénérable habit ◀de▶ saint Ignace, qui ont ◀la▶ confidence, ◀le▶ secret & ◀l’▶ordre des supérieurs ◀d’▶Europe, révérends pères des trois vœux, qui leur prescrivent ce qu’ils doivent faire ; & leur ordre est exécuté sans aucune contrariété, parce que ces jésuites déguisés, outre leur vœu ◀d’▶obéissance aveugle, ont encore serment ◀de▶ garder ◀le▶ secret & ◀de▶ contribuer en tout & partout à ◀l’▶avancement & à ◀l’▶intérêt temporel ◀de▶ ◀la▶ Société.
Ces jésuites déguisés & dispersés par toute ◀la▶ terre, & qui se connaissent tous par des marques & des signaux circulaires, agissent tous sur ◀le▶ même plan. Ainsi, c’est chez eux que n’a point lieu ◀le▶ proverbe qui dit : autant ◀d’▶hommes autant ◀de▶ sentiments : car ◀l’▶esprit des jésuites est toujours ◀le▶ même, & ne change point, surtout pour ◀le▶ commerce.
Outre ◀le▶ gain qu’ils font dans ◀les▶ Indes, ils en font encore un autre sur ◀les▶ marchandises qu’ils en font passer en Europe, toujours sous ◀le▶ faux prétexte ◀de▶ leurs missions, dans lesquelles ils sont soutenus par ◀les▶ princes & ◀les▶ compagnies ◀de▶ ◀la▶ communion romaine ; ou desquelles ils payent ◀les▶ frais dans ◀les▶ États luthériens & calvinistes ; & qu’ils envoient en droiture à d’autres jésuites déguisés, qui y font un gros profit pour ◀la▶ Société, ◀les▶ ayant ◀de▶ la première main. Que cependant ce commerce, tout considérable qu’il était, était tellement caché, ou paraissait si peu de chose par ◀l’▶adresse des jésuites, que personne ne s’en était encore publiquement plaint en Europe, parce que personne ne s’était vu en état ◀de▶ ◀le▶ prouver en France, à qui seul ce commerce faisait tort. ◀Les▶ autres nations, qui en tiraient du profit par ◀le▶ fret, se souciant fort peu du dommage qu’il causait à ◀la▶ Compagnie française.
Qu’il avait plusieurs fois écrit et prouvé ce qu’il venait de me dire. Que ◀les▶ mémoires qu’il en avait envoyés étaient également sincères et circonstanciés ; que c’était tout ce qu’il avait pu faire là-dessus ; mais que, bien loin que ◀la▶ Compagnie se fût mise en devoir ◀d’▶empêcher des abus qui lui étaient si préjudiciables, il avait reçu ◀d’▶elle des ordres très précis, et souvent réitérés, ◀d’▶accorder et ◀d’▶avancer à ces pères tout ce qu’ils lui demanderaient. Ce qu’ils avaient porté à un tel excès que ◀le▶ seul père Tachard, qui est venu de France avec nous, & qui reste à Pondichéry, doit actuellement à ◀la▶ Compagnie plus ◀de▶ cent cinquante mille piastres, qui, à trois livres chacune, monnaie ◀de▶ France, valent quatre cent cinquante mille livres, sans autre assurance ◀de▶ paiement que des comptes arrêtés.
Que j’avais bien pu voir par mes yeux à mon embarquement en Europe, & à notre débarquement ici, que ◀les▶ cinquante-huit ballots, dont ◀le▶ moindre était plus gros qu’aucun ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, & qui avaient été distribués sur toute ◀l’▶escadre, n’étaient pas remplis ◀de▶ reliquaires, ◀de▶ chapelets, ◀d’▶Agnus Dei, ni d’autres armes ◀de▶ mission apostolique. Que c’était belles & bonnes marchandises ◀d’▶Europe, qu’il m’en assurait, & qu’il en était de même à tous ◀les▶ armements, à proportion du nombre des navires. Qu’il en avait pris droit pour prouver ◀le▶ commerce indu que ces pères faisaient dans ◀les▶ Indes, & ◀l’▶abus qu’ils faisaient ◀de▶ ◀la▶ condescendance & ◀de▶ ◀la▶ bonté ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, qui ne voyait jamais, ou très rarement, et bien peu, ◀le▶ retour ◀de▶ ◀la▶ valeur ◀de▶ tant de marchandises, parce qu’ils se servaient d’autres canaux pour ◀les▶ faire passer en Europe. Qu’après tant de mémoires, & ◀de▶ remontrances inutilement envoyées, il s’était trouvé réduit à laisser ◀les▶ choses aller leur courant, ne pouvant ◀les▶ faire remonter à leur source.
Ceux des jésuites qui courent au diable ◀de▶ vauvert (ce sont ◀les▶ propres mots ◀de▶ M. Martin), c’est-à-dire ceux qui vont avec ◀les▶ banians, & d’autres à ◀la▶ recherche des diamants, & des perles, ne sont pas ceux qui font ◀le▶ moins ◀de▶ tort à ◀la▶ Compagnie française, & sont ceux qui ternissent ◀le▶ plus ◀le▶ nom chrétien, quoique pourtant ils ne fassent pas sur ◀le▶ théâtre du monde une figure si éclatante que ◀les▶ autres. Ils s’habillent comme ◀les▶ banians, parlent leur idiome aussi bien qu’eux, vivent & mangent avec eux & comme eux, font leurs mêmes cérémonies : en un mot, ceux qui ne ◀les▶ connaissent pas ◀les▶ prennent pour ◀de▶ vrais banians ; & toujours sous ◀le▶ faux mais spécieux prétexte ◀de▶ convertir ces banians, ils ◀les▶ suivent partout, et font avec eux un commerce ◀d’▶autant plus riche qu’il est sourd, et, preuve que ce n’est nullement ◀le▶ zèle ◀de▶ ◀la▶ foi qui ◀les▶ conduit, c’est qu’on n’en a jamais vu aucun converti par leurs soins : & que ◀le▶ banian qui vous a donné à dîner m’a personnellement assuré que ◀la▶ religion était ce dont ils avaient parlé ◀le▶ moins, dans trois courses qu’ils avaient faites ensemble. ◀Les▶ jésuites dont j’entends vous parler sont venus ici ◀de▶ Porte-Nove, & en ont emporté avec eux trente ballots ◀de▶ cinquante-huit que ◀l’▶escadre a apportés ◀de▶ France, &, après plusieurs entretiens particuliers avec ◀le▶ Père Tachard, sont partis avec ◀les▶ ballots pour aller à Madras, où ils sont encore. Cela seul ne prouve-t-il pas leur commerce, & en même temps leur criminelle intelligence avec ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀la▶ France ? J’avoue pourtant que ces deux jésuites sont portugais ; mais pourquoi ◀le▶ Père Tachard leur a-t-il donné ces ballots ? & eux, pourquoi ◀les▶ portent-ils dans une forteresse anglaise ? Tout cela ne crève-t-il pas ◀les▶ yeux ?
Ce sont ceux-ci qui vont à ◀la▶ recherche des diamants & d ’autres joyaux ◀de▶ grande valeur & ◀de▶ peu de volume, ou ceux qui ordonnent ◀les▶ achats des marchandises indiquées & demandées par ◀les▶ jésuites déguisés, qui disposent des marchandises qui viennent ◀d’▶Europe, & qui ◀les▶ retirent des mains des autres, qui leur servent ◀de▶ facteurs, & qui sont répandus par toutes ◀les▶ Indes, afin de payer ◀les▶ raretés qu’ils ont achetées, soit en marchandises, soit en argent, aux choix des vendeurs : & ceux qui, comme ◀le▶ Père Tachard, vont & viennent ◀d’▶Europe, sont comme ◀les▶ directeurs & ◀les▶ receveurs généraux ambulants ◀de▶ ◀la▶ banque et du trafic. Cependant, ils cachent ce trafic ◀le▶ plus qu’ils peuvent, parce qu’il est directement contraire aux préceptes ◀de▶ Jésus-Christ sur ◀les▶ missions ; qu’il est encore expressément opposé à ◀l’▶esprit ◀de▶ leur institut ; & qu’outre cela, qui ne serait rien pour eux, ◀l’▶honneur ◀de▶ leur Société en serait terni, qui est tout ce qu’ils craignent, préférant leur réputation temporelle au salut ◀de▶ ◀l’▶âme.
Ils ont trouvé, pour dérober à tout le monde ◀la▶ connaissance ◀de▶ ce commerce ◀de▶ diamants, un secret, sur lequel je crois que ◀le▶ diable lui-même, tout subtil qu’il est, aurait été pris pour dupe, ou aurait pris ◀le▶ change : si ce secret n’avait pas été mal à propos découvert par un ◀de▶ leurs prosélytes, très dévot serviteur ◀de▶ ◀la▶ Société en général, & très humble admirateur ◀de▶ chacun ◀de▶ ses membres en particulier, qui certainement n’y entendait ni finesse, ni malice, je ne vous ◀le▶ révélerais peut-être pas, quoique ◀l’▶histoire en soit toute risible. J’étais à Surate lorsqu’elle arriva.
Vous avez à vos pieds des souliers du pays. Nos nègres ◀de▶ Pondichéry travaillent aussi bien & aussi délicatement que ◀les▶ cordonniers ◀de▶ ◀l’▶Europe, & ◀de▶ Paris même, qui est ◀le▶ centre du bon goût. ◀Les▶ talons en sont ◀de▶ bois, & ce bois est recouvert ◀de▶ cuir noir, ou ◀d’▶autre couleur, au choix ◀de▶ celui qui se fait chausser. ◀Les▶ talons sont aussi ◀de▶ telle hauteur, grosseur & largeur qu’on ◀les▶ demande à ◀l’▶ouvrier. Cette sorte ◀de▶ chaussure est commune par toutes ◀les▶ Indes : ce sont ◀les▶ Portugais, qui en ont apporté ◀la▶ mode ◀de▶ leurs pays ; &. c’est pour cela, qu’on ◀les▶ nomme souliers à ◀la▶ portugaise. (Par parenthèse, moi qui écris en ai vu & porté ◀de▶ semblables à Paris ; &, n’y ayant pas longtemps, ils n’y sont pas encore oubliés).
C’est sur ces talons, a poursuivi M. Martin, que ces bons & inventifs pères ont tablé. Ils ont ôté ◀de▶ ces souliers ◀les▶ talons ◀de▶ bois hauts & larges qu’ils y avaient fait mettre, & ont substitué à leur place des talons ou petits coffrets ◀de▶ fer, qu’ils avaient fait faire en Europe sur des modèles qu’ils avaient donnés apparemment à quelque serrurier ; & c’était dans ces coffres ou talons ◀de▶ fer, bien recouverts du même cuir noir qui avait été mis sur ◀le▶ bois, qu’ils renfermaient ◀les▶ diamants & autres joyaux riches qu’ils avaient achetés. Eh bien ! ai-je tort ◀de▶ dire que ◀le▶ diable aurait pris ◀le▶ change ? Se serait-il imaginé que ◀les▶ jésuites eussent été savetiers dans ◀les▶ Indes, & qu’ils se fussent humiliés jusqu’à raccommoder des souliers ? Si c’est ainsi qu’ils ◀l’▶entendent, lorsqu’ils affirment avec tant de confiance aux chrétiens ◀d’▶Europe, & à leurs crédules dévots, qu’ils foulent aux pieds ◀les▶ richesses des Indes, ils ont certainement raison ; & on ne peut pas mieux pratiquer leur morale pratique. Ô sainte restriction mentale ! bienheureux est ◀le▶ jésuite Escobar, qui vous a inventée ! C’est par votre moyen que ◀les▶ plus grands imposteurs ont ◀le▶ droit ◀de▶ se donner pour saints & ◀de▶ tromper ◀les▶ chrétiens sans faire que ce qui leur vient en tête, & qui plus est, sans commettre aucun péché.
Je ne sais s’ils se servent encore ◀de▶ ce secret : je sais seulement qu’il fut découvert lorsqu’eux mêmes y songeaient ◀le▶ moins. Un ◀de▶ leurs nouveaux convertis, qui ◀les▶ regardait comme des saints, s’humilia à Surate jusqu’à vouloir décrotter leurs souliers. ◀La▶ peine n’était pas grande ; on s’y crotte peu : n’importe, c’est toujours une humiliation pour un superstitieux. Celui-ci craignit que ces bons pères lui refusassent cette grâce. Il prit subtilement dans leur chambre deux paires ◀de▶ souliers, & s’éloigna, crainte ◀d’▶être pris sur ◀le▶ fait. Il commença son ouvrage, & sentit remuer quelque chose dans ◀le▶ talon du soulier qu’il tenait.
Vanos sollicitis incitat umbra metus.
◀La▶ peur ◀le▶ prit : il crut avoir fait un grand crime, & que ◀le▶ diable allait ◀le▶ saisir au collet pour ◀le▶ punir d ’avoir mis ses mains profanes sur ◀les▶ hardes ◀de▶ ces saints apôtres, qu’il ne devait regarder que comme des reliques. Il se mit à crier à son secours, comme si ◀le▶ diable ◀l’▶avait en effet saisi. Par hasard un Portugais passait : je dis par hasard, parce que ◀l’▶endroit où cela se passait est peu fréquenté, étant fort éloigné. Il alla au cri, & demanda au More ce qu’il avait à crier. Celui-ci lui conta son aventure avec autant ◀de▶ gémissements, que s’il y avait eu matière à Inquisition. ◀Le▶ Portugais, moins scrupuleux, ouvrit ◀le▶ talon, & y trouva six gros diamants bruts : il ouvrit ◀les▶ autres ; &, y ayant trouvé ◀la▶ même chose, il emporta toutes ces pierreries, & empêcha ◀le▶ More ◀de▶ ◀les▶ jeter comme il voulait ◀le▶ faire, croyant que ce n’était que des cailloux que ◀le▶ mauvais esprit y avait mis.
Il est impossible ◀de▶ s’imaginer à quel excès ◀de▶ fureur ces pacifiques pères se portèrent contre ce More, & son humilité mal placée. Ils restèrent tout ◀le▶ reste du jour & ◀le▶ lendemain à se résoudre à perdre leurs diamants pour sauver leur réputation, ou à perdre leur réputation pour sauver leurs pierreries. Ils se déterminèrent pourtant, & ◀l’▶utile ◀l’▶emporta sur ◀l’▶honnête :
Gemmas impia gens Numinis instar habet.
Ils allèrent trouver ◀le▶ Portugais ; &, lui offrant d’une part un présent & leur appui, & ◀de▶ l’autre ◀le▶ menaçant ◀de▶ toute leur colère, & ◀de▶ leur ressentiment, & même ◀de▶ ◀l’▶Inquisition ◀de▶ Goa, aussi terrible que celle ◀de▶ Lisbonne, ils retirèrent ◀de▶ ses mains ◀les▶ vingt-quatre diamants bruts, avec promesse du secret. Il ◀le▶ leur a gardé, n’ayant jamais rien dit ◀de▶ ◀l’▶aventure ; mais ◀le▶ More s’étant hautement plaint des mauvais traitements des révérends pères au sujet de vingt-quatre petits cailloux qu’il avait trouvés dans ◀les▶ talons ◀de▶ leurs souliers, qui étaient autrement faits que ◀les▶ autres, étant ◀de▶ fer creux, on s’est douté ◀de▶ ce que c’était ; & leurs démarches envers ◀le▶ Portugais, jointes à un ballot ◀d’▶écarlate qui avait été porté ◀de▶ chez eux chez lui, ont changé en certitude ◀les▶ soupçons qu’on avait conçus.
Que ces jésuites vagabonds meurent pendant leurs courses, ce sont toujours pour ◀la▶ crédule populace ◀d’▶Europe, & ◀les▶ dévots ◀de▶ leur Société, des saints auxquels ◀les▶ travaux évangéliques ont coûté ◀la▶ vie. Qu’ils soient assommés, ou qu’ils meurent ◀d’▶un autre genre ◀de▶ mort violente, ce sont des martyrs. Mais ◀le▶ malheur est pour tout ◀le▶ monde en général que, pour ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ Société, il ne meurt dans ces pays éloignés que ◀les▶ saints ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ; & que ceux qui en reviennent sont tous, sans exception, gens capables ◀de▶ faire enrager leur prochain & ceux qui malheureusement ont affaire à eux, par leur avidité du gain temporel, & à déshonorer leur
Société, si on osait leur rendre justice. À l’égard de ceux qui viennent ◀d’▶Europe ici pour aller en mission, à ce qu’ils disent, ils imposent à ceux qui ne ◀les▶ connaissent pas ; car si ◀l’▶amour ◀de▶ Jésus-Christ était véritablement gravé dans leur cœur, ils ne feraient pas damner ◀les▶ chrétiens pendant ◀le▶ voyage, en se mêlant ◀de▶ tout, en suscitant des querelles, pour se donner ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀la▶ réconciliation, & en jetant ◀le▶ divorce & ◀la▶ confusion partout ; étant très vrai que ◀la▶ paix & un jésuite sont aussi peu compatibles ensemble que ◀le▶ diable & ◀l’▶eau bénite. Je ne veux pour témoin ◀de▶ ceci que tous ◀les▶ navigateurs, sans exception, qui ont eu ◀le▶ malheur ◀d’▶avoir un jésuite dans leur compagnie. Tous ◀les▶ officiers ◀de▶ ◀la▶ Compagnie s’en sont plaints à moi, & ceux ◀de▶ votre escadre ne s’en louent point. Aussi, s’il y avait eu des jésuites du temps ◀de▶ Juvénal, je croirais qu’il aurait voulu parler ◀d’▶eux dans ces deux vers ◀de▶ différents endroits ◀de▶ ses œuvres :
Impiger extremos currit mercator ad Indos...Quis metus aut pudor est unquam properantis avari.
Cela ne fait rien au corps ◀de▶ ◀la▶ république des indignes enfants ◀de▶ saint Ignace. Ce corps ne prend aucune part aux fautes des particuliers, qui sont peccadilles personnelles, & sujettes à désaveu. ◀La▶ masse ◀de▶ ◀la▶ Société prise in globo se contente ◀de▶ s’approprier ◀le▶ fruit ◀de▶ ces fautes & ◀de▶ s’enrichir ; & il se trouve que ceux qu’elle charge du ménagement & ◀de▶ ◀la▶ direction ◀de▶ ses intérêts se livrent à tous ◀les▶ diables avec plaisir, pour faire son utilité, & vérifient par leur vie, leur conduite & leur mort, qu’une communauté n’est jamais riche à moins que ◀les▶ pères temporels ou ◀les▶ procureurs n’en soient ◀les▶ âmes damnées.
On m’a dit là-dessus à Goa une chose très particulière. Je suis en état ◀de▶ prouver qu’on me ◀l’▶a dite, & que ç’a été un très bon religieux dominicain, officier ◀de▶ ◀l’▶Inquisition, qui me ◀l’▶a assurée. C’est que ceux qui vont à ◀la▶ recherche des pierreries, ceux qui sont déguisés en séculiers, & ◀les▶ autres qui, par leur travail, ou leur industrie, contribuent au profit ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ◀de▶ Jésus, ne craignent ni enfer, ni diable, pas même ◀le▶ purgatoire, parce que ◀les▶ supérieurs ◀les▶ arment ◀d’▶indulgences et ◀d’▶absolutions bien signées et scellées, par lesquelles tous leurs péchés généralement, ◀de▶ quelque nature qu’ils soient, tant commis qu’à commettre, leur sont remis, et qu’au bas de ces indulgences & absolutions il y a un ordre ◀de▶ ◀la▶ glorieuse Vierge Mère de Dieu, adressé à saint Pierre, ◀de▶ ◀les▶ recevoir en paradis sans aucune information ◀de▶ vie ni ◀de▶ mœurs, attendu qu’ils sont morts au service & pour ◀l’▶utilité ◀de▶ ◀la▶ sacro-sainte Compagnie ◀de▶ Jésus.
Je vous ◀le▶ répète encore, a poursuivi M. Martin, je ne vous donne pas celui-ci pour un fait véritablement certain, n’ayant jamais vu ◀de▶ ces sortes ◀de▶ pancartes qui sentent ◀la▶ superstition moscovite : mais je puis vous assurer qu’un dominicain, officier ◀de▶ ◀l’▶Inquisition ◀de▶ Goa, me ◀l’▶a assuré à moi-même ; que ce religieux, parfaitement honnête homme, n’avait ni sujet ni raison ◀de▶ me faire croire une fausseté ; & que je crois en mon particulier ce qu’il m’a dit, ◀d’▶autant plutôt que ◀la▶ conduite ◀de▶ ces pères paraît cadrer, & même se fonder sur ces indulgences & ces absolutions. Mais, monsieur, êtes-vous pas saisi ◀d’▶horreur ◀de▶ ◀l’▶effroyable impiété ◀de▶ ◀la▶ Société, ◀d’▶oser, si cela est, comme je n’en doute point, mêler dans ses horribles blasphèmes ◀le▶ nom auguste ◀de▶ ◀la▶ Sacrée Vierge ? Peut-on accorder cela, & leur entrée dans ◀le▶ Japon, avec ◀la▶ moindre ombre ◀de▶ christianisme ? J’ignore lequel est ◀le▶ plus criminel.
Il n’y a rien que ces pères ne soient prêts à faire & à entreprendre, lorsqu’il s’agit ◀de▶ ◀l’▶intérêt temporel ◀de▶ leur Compagnie. C’est un capucin, qui remplit ici ◀les▶ fonctions curiales, très bon religieux, & très honnête homme ; vous ◀le▶ connaissez, & je vous ai vu parler avec lui. Outre ◀la▶ chapelle qu’il a dans ◀le▶ fort, il en a fait bâtir une autre sur un fonds qu’un banian lui a laissé, destiné à cet usage par ce banian, &, pour ◀la▶ faire construire, il s’est servi ◀de▶ ◀l’▶argent que ce même banian lui avait mis en main avant sa mort, & qu’il avait aussi destiné à cette construction. Ce banian avait été converti par notre capucin, & c’était une espèce ◀de▶ reconnaissance qu’il faisait à Notre-Dame ◀de▶ sa conversion. Cette chapelle lui est en effet dédiée.
◀Le▶ bon père Félix y a apporté tous ses soins ; &, pour qu’elle ne soit point profanée par ◀les▶ idolâtres, il ◀l’▶a fait entourer ◀d’▶une muraille : elle est située hors du fort. ◀Le▶ capucin y a fait transporter ◀le▶ corps du banian fondateur, qu’il avait empêché qu’on brûlât à la manière des idolâtres, & il garde ◀les▶ clefs des deux portes ◀de▶ ◀la▶ muraille & ◀de▶ ◀la▶ chapelle.
Cette chapelle est petite, mais elle est fort proprement bâtie, & il y a derrière & à côté une belle & grande pièce ◀de▶ terre qui en dépend, faisant partie ◀de▶ ◀l’▶achat du fonds sur lequel ◀la▶ chapelle est construite. ◀Les▶ jésuites ont cru que cette chapelle pouvait leur être utile, & pourrait par ◀la▶ suite du temps leur procurer quelque établissement considérable. Ainsi, comme tout leur convient, jusqu’à un chapeau ◀de▶ paille dont ils se servent à ◀la▶ farce, s’ils ne peuvent s’en servir à ◀la▶ tragédie ; que ◀le▶ bâtiment ◀de▶ ◀la▶ chapelle était fait ; que cette chapelle est ornée & garnie ; que ◀la▶ distance ◀de▶ cette chapelle au mur qui ◀l’▶enferme leur offrait assez ◀de▶ terrain pour y construire une maison pour eux & y faire deux jardins, ils crurent pouvoir en ◀chasser▶ ◀le▶ capucin & s’en emparer.
Dans ce dessein, ils ◀le▶ flattèrent sur sa dévotion à ◀la▶ Sainte Vierge, qui, disent-ils, est la première protectrice ◀de▶ leur sainte Société auprès de Jésus-Christ son fils ; & enfin, lui demandèrent ◀les▶ clefs ◀de▶ cette chapelle pour y célébrer une neuvaine. ◀Le▶ pauvre père Félix, qui n’y entendait aucune finesse, ◀les▶ leur donna avec plaisir, & leur mit entre ◀les▶ mains ◀les▶ vases sacrés, toute ◀l’▶argenterie & ◀les▶ ornements ◀d’▶église, pour célébrer. ◀La▶ neuvaine étant expirée, il leur redemanda ◀les▶ clefs, qu’ils ne voulurent pas rendre. Il fut plus ◀de▶ deux mois à ne se servir que ◀de▶ voix priantes ; mais, voyant qu’il n’avançait rien par ◀la▶ douceur, ◀la▶ patience lui échappa. Il prit un jour ◀de▶ dimanche, que tous ◀les▶ Français officiers du Conseil & autres commis & soldats étions à sa messe. Il se tourna devers nous avant que de dire le dernier Évangile & nous pria ◀de▶ ne point sortir, ayant quelque chose ◀de▶ conséquence à nous dire. Tout le monde resta ; &, sitôt qu’il eut ôté sa chasuble & son étole, il se retourna vers nous, revêtu ◀de▶ son aube ; &, après nous avoir fait une récapitulation ◀de▶ sa chapelle ◀de▶ Notre-Dame, que nous savions aussi bien que lui, il ◀la▶ termina par dire qu’il avait été assez simple pour en prêter ◀les▶ clefs aux pères tel & tel, qu’il nomma ; mais que c’était assurément des fripons, puisqu’ils refusaient ◀de▶ ◀les▶ lui rendre.
Vous riez, me dit-il en s’interrompant. Hé parbleu ! oui, je ris, lui dis-je. Eh ! ◀de▶ quoi ? me demanda-t-il. ◀De▶ ce que, répondis-je, ◀les▶ pères jésuites ne sont pas plus heureux ici en capucins, qu’ils ◀l’▶ont été en Europe il y a trente-cinq ans. Votre bon père Félix ◀les▶ traite ◀de▶ fripons en Asie ; & ◀le▶ bon père Valerian ◀les▶ a traités ◀d’▶imposteurs en Allemagne, à ce que disent ◀les▶ Lettres au Provincial. Ne plaisantons point, dit-il, en m’interrompant. Nous lui pardonnâmes ◀le▶ terme, poursuivit-il, bien persuadés que c’était plutôt un effet ◀de▶ son zèle que ◀de▶ sa mauvaise volonté. Il nous pria tous ◀d’▶interposer nos offices pour ◀les▶ lui faire rendre par douceur ; sinon, ◀d’▶user ◀de▶ ◀l’▶autorité que ◀le▶ roi & ◀la▶ Compagnie nous avaient donnée.
Nous nous concertâmes en Conseil. ◀La▶ demande avait été faite devant trop ◀de▶ monde & était trop juste pour n’y point avoir ◀d’▶égard. Nous en parlâmes aux quatre jésuites, qui ne nous payèrent que ◀de▶ défaites. On eut beau leur représenter ◀le▶ scandale que causait une semblable invasion du bien ◀d’▶autrui, il est constant que toutes nos raisons n’avançaient rien, & n’auraient peut-être rien du tout opéré si ◀les▶ soldats, qui prenaient ◀le▶ parti du père Félix, ne leur avaient pas fait mille insultes ; ce qui me faisant craindre une espèce ◀de▶ soulèvement, je ◀les▶ envoyai quérir tous quatre, &, en présence des officiers, qui leur faisaient une infinité ◀de▶ reproches, je leur dis affirmativement que je n’empêcherais point ◀les▶ effets du zèle des soldats, & que ◀les▶ officiers ne s’y opposeraient point non plus ; que ◀le▶ père Félix voulait mettre ces soldats en œuvre pour repousser ◀la▶ force par ◀la▶ force ; qu’ils ◀le▶ regardaient tous comme leur pasteur, & que qui que ce soit n’entreprendrait ◀de▶ ◀les▶ arrêter ◀de▶ ◀le▶ suivre & ◀de▶ lui obéir. J’y ajoutai qu’outre que peut-être quelqu’un ◀d’▶eux y serait assommé, dont je ne répondais pas, cela faisait croire que ce qu’on disait du Japon, ◀de▶ ◀la▶ Chine & ◀de▶ Siam, était vrai, & qu’ils portaient partout leur esprit ◀de▶ rapine.
Ils me remirent donc ces clefs. Je ◀les▶ rendis à notre capucin qui courut au plus vite à sa chapelle pour voir si on n’en avait rien emporté. Il trouva tout ce qu’il y avait laissé, & avec cela ◀les▶ deux côtés ◀de▶ ◀la▶ chapelle labourés ou bêchés & semés ◀de▶ fèves ; signe que ◀les▶ jésuites ne voulaient pas déguerpir. Il a fait changer ◀les▶ gardes des serrures ; &, depuis ce temps-là, c’est-à-dire depuis cinq à six mois, il n’a point voulu du tout qu’aucun jésuite y entrât, pas plus qu’un idolâtre.
Après vous avoir parlé des jésuites en particulier, joignons-y ◀les▶ missionnaires. Il est juste ◀de▶ vous instruire ◀de▶ tout, puisque vous faites un journal exact pour M. de Seignelay. Ces missionnaires ne sont certainement point si scandaleux que ◀les▶ jésuites. ◀La▶ doctrine ◀de▶ ceux-ci s’accommode avec tout le monde : à peine ont-ils baptisé un idolâtre qu’ils ◀l’▶admettent à ◀la▶ participation des saints mystères, en un mot à ◀la▶ Sainte Table ; & c’est par cet endroit que tous ces idolâtres imparfaitement convertis forment en Europe ◀le▶ nombre prodigieux des âmes qu’ils se vantent ◀d’▶avoir gagnées à Dieu dans ◀les▶ Indes. Si ceci vient à leur connaissance, & qu’ils ◀le▶ trouvent mauvais, je leur donne ◀le▶ conseil ◀de▶ M. Pascal : qu’ils n’écrivent plus que pour leurs dévots, s’ils veulent être crus, ou bien qu’ils empêchent qu’on leur réponde. A ◀l’▶égard ◀de▶ ceci, ◀les▶ bons & véritables catholiques en sont scandalisés parce qu’ils sont persuadés que c’est profaner ◀le▶ Saint des Saints que ◀d’▶en faire participants des gens qui certainement n’ont rempli, ni pu remplir ◀les▶ versets 27, 28, & 29 du chap. XI ◀de▶ la première aux Corinthiens, comme cela va vous être prouvé tout à ◀l’▶heure :
27. Itaque qui cumque manducaverit panem hunc, vel biberit Calicem Domini indigne, Reus erit corporis & sanguinis Domini.29. Qui enim manducat bibit indigne, judicium sibi manducat & bibit, non dijudicans Corpus Domini.
◀Les▶ missionnaires, bien moins faciles & plus attachés à ◀l’▶Évangile, ne font pas à beaucoup près tant de prosélytes, parce que leur morale est véritablement chrétienne, & ainsi bien plus resserrée ; qu’ils prêchent un Dieu mort en croix avec ignominie ; & non un Jésus-Christ sur ◀le▶ Tabor, rayonnant ◀de▶ gloire & ◀de▶ splendeur. Il semble que, dans leurs sermons & leurs exhortations, ils bornent toute leur science à prêcher avec saint Paul un Jésus-Christ, à icelui crucifié. Leurs prosélytes ne sont pas si nombreux ; mais en récompense ils sont bien plus constants dans ◀la▶ foi, parce qu’ils sont mieux & plus précisément instruits. Cette différence s’est remarquée dans ◀la▶ révolution ◀de▶ Siam, arrivée en 1688, il y a un peu plus ◀de▶ deux ans. Tous ◀les▶ officiers & soldats qui sont venus ici en sortant ◀de▶ ce royaume ont tous dit que M. Poquet, missionnaire, n’avait été, non plus que ◀les▶ autres persécutés, abandonné ◀d’▶aucun Siamois converti par leurs soins : que ◀le▶ clergé avait redoublé son zèle à mesure que ◀la▶ persécution avait augmenté ; que ◀le▶ clergé très nombreux, quoique caché, avait secouru par ses aumônes & celles des fidèles Siamois, non seulement M. Poquet, mais aussi tous ◀les▶ nouveaux chrétiens persécutés ; qu’ils avaient tous ensemble, tant ecclésiastiques que séculiers, & tous Siamois, puissamment assisté Mme Constance & sa mère, auxquelles ils avaient donné tous ◀les▶ secours humains qu’ils avaient pu, non seulement par rapport à ◀la▶ vie présente, mais aussi par rapport à ◀l’▶éternité ; qu’ils lui avaient abondamment fourni en espèces ◀de▶ quoi apaiser ◀la▶ fureur des bourreaux qui persécutaient sa mère & elle, & lui avaient même fourni ◀de▶ quoi ◀les▶ corrompre, jusqu’au point ◀de▶ souffrir son évasion ◀de▶ ◀la▶ prison où elle était retenue, ◀d’▶emporter son fils avec elle, & ◀de▶ se retirer à Bangkok.
Vous savez comme elle y fut reçue, & avec quelle lâcheté elle & son fils furent rendus à ◀l’▶opra Pitrachard. Il est certain que ◀le▶ clergé ◀de▶ Siam, presque tout siamois, & ◀les▶ nouveaux chrétiens y ont souffert avec une constance égale à celle des saints martyrs ◀de▶ ◀la▶ primitive Église, & sans se démentir, toute ◀la▶ fureur que peut inspirer dans des âmes barbares ◀le▶ zèle ◀d’▶une idolâtrie inspirée par ◀le▶ père ◀de▶ ◀l’▶erreur, soutenu & animé par ◀la▶ révolte, ◀la▶ rébellion, ◀l’▶ambition & ◀l’▶avarice : ◀le▶ tout fomenté par ◀les▶ talapoins, prêtres ◀de▶ leurs idoles, dont ◀la▶ fureur n’a rien épargné ; car, monsieur, il faut vous figurer à vous-même & vous convaincre que ◀les▶ plus affreuses cruautés n’ont rien ◀d’▶horrible pour ◀les▶ gens qui se dévouent aux autels, ◀de▶ quelque culte que ce soit, pourvu qu’ils ne soient pas eux-mêmes ◀les▶ victimes ◀de▶ cette cruauté. Ils ◀la▶ condamnent dans ◀les▶ autres, lorsqu’ils y sont exposés, & qu’ils ne peuvent s’en sauver ; mais ils ◀l’▶exercent eux-mêmes lorsqu’ils ont ◀la▶ force à ◀la▶ main. Nos histoires, tant anciennes que modernes, en sont des garants qu’on ne peut pas ni démentir ni récuser. Je me suis écarté ◀de▶ Siam ; ◀le▶ génie des talapoins m’a emporté : retournons trouver ◀les▶ missionnaires & ◀les▶ jésuites.
Il est très vrai que ◀les▶ jésuites n’ont pris aucune part aux tourments des autres chrétiens leurs frères. Il est très vrai qu’au lieu d’être persécutés ni maltraités à Siam, ◀le▶ parricide usurpateur Pitrachard leur a fait des présents très considérables, tant à eux tous en général qu’à chacun ◀d’▶eux en particulier. Il est très vrai que qui que ce soit ne s’est ressenti ◀de▶ ces libéralités ; que ◀les▶ officiers & soldats français, réduits à la dernière misère, n’en ont tiré aucun secours, quoique tous en eussent besoin, puisque plus des deux tiers y sont morts, & qu’ils fussent tous à ◀la▶ portée des jésuites qui pouvaient ◀les▶ secourir. Il est encore très vrai que tous leurs nouveaux convertis, sans en excepter un seul, ont abandonné ◀la▶ religion ◀de▶ Jésus-Christ dès que ◀la▶ persécution a commencé ; signe évident du peu ◀d’▶instruction que ces indignes enfants ◀de▶ Jésus leur avaient donné. Qu’ils en citent un seul qui ait résisté, qu’ils ◀le▶ prouvent, que ◀les▶ Français qui ont été à Siam en conviennent ; & je conviendrai que tous ◀les▶ officiers, M. Des Farges, ses enfants, & ◀les▶ autres, qui leur ont soutenu ◀le▶ contraire en ma présence & à ma table, sont des imposteurs, & que j’en suis un moi-même ◀d’▶ajouter foi à des témoignages unanimes qui ont confondu leur orgueil & leur hardiesse sans ◀les▶ faire rougir, quoiqu’on parlât à eux-mêmes, & qu’on leur ait lâché ◀le▶ mot ◀d’▶imposteurs & ◀de▶ visionnaires. Tous ◀les▶ Français qui sont retournés en France sur ◀l’▶Oriflamme, il y a environ un an, m’ont assuré ce que je viens de vous dire ; et qu’il n’y a eu que ◀les▶ Siamois instruits par ◀les▶ missionnaires qui conservent et professent ◀le▶ christianisme en cachette pour ◀les▶ mystères, et publiquement pour ◀la▶ foi, sans commerce avec ◀les▶ idoles, c’est-à-dire sans mettre ◀le▶ pied dans leurs temples.
Voilà tout ◀le▶ bien qu’on peut dire des missionnaires ; ce qui n’est pas peu : & je ◀le▶ dis avec plaisir, parce qu’en effet c’est ◀la▶ pure vérité. Je rends justice à leur zèle, que je nommerais zèle vraiment apostolique, si, comme ◀les▶ apôtres, ils se contentaient, suivant ◀l’▶ordre du Sauveur, ◀de▶ secouer ◀la▶ poudre ◀de▶ leurs pieds contre ◀les▶ villes qui ne ◀les▶ auraient pas bien reçus, & ◀de▶ ◀les▶ abandonner à ◀la▶ malédiction que ◀le▶ même Sauveur prononce contre elles dans le dixième chapitre ◀de▶ saint Matthieu. Mais ils s’y attachent trop ; & n’obéissant qu’à leur zèle, que dans plusieurs occasions on pourrait nommer indiscret, ce dont ils ne conviennent point & dont ils ne conviendront jamais, il semble qu’il leur suffit ◀de▶ trouver des obstacles pour leur inspirer une envie & une obstination nécessaires ◀de▶ ◀les▶ surmonter.
Ces obstacles viennent toujours, à ce qu’on dit, de la part des pères jésuites, qui ◀les▶ leur suscitent directement ou sourdement. ◀Les▶ missionnaires s’y opposent ◀de▶ tout leur pouvoir, mais bien faible en comparaison du pouvoir des jésuites : &, n’étant pas à beaucoup près si politiques que leurs antagonistes, & ne possédant pas comme eux un accès libre auprès des souverains, ils sont très souvent, ou bien plutôt ils sont toujours obligés ◀de▶ céder & ◀de▶ quitter ◀le▶ pays en entier, quelques établissements qu’ils y aient, & quelques saints fondements qu’ils y aient jetés du christianisme & ◀de▶ ◀la▶ foi ; & cela, parce qu’ils ne veulent point avoir ◀les▶ jésuites pour maîtres, leur morale étant trop corrompue, & que ◀les▶ jésuites ◀de▶ leur part ne veulent point ◀d’▶égaux.
Ce qu’il y a ◀d’▶étonnant, c’est que, ◀d’▶une cause qui certainement n’a eu que ◀le▶ point ◀d’▶honneur, & peut-être quelque intérêt temporel pour objet dans son principe, ils en ont fait une cause ◀de▶ religion, qui intéresse tout le monde chrétien. ◀Les▶ missionnaires n’ont pas osé attaquer ◀les▶ jésuites dans leur trafic ou dans leur commerce : ◀la▶ Société est trop puissante & trop riche pour appréhender leurs atteintes ◀de▶ ce côté-là ; ils n’en ont pas même parlé ici, & il ne me paraît pas qu’ils s’en soient non plus ouvertement plaints en Europe. Deux raisons ◀les▶ en ont empêchés : ils disent eux-mêmes la première, & ◀le▶ bon sens dicte l’autre.
C’est, disent-ils, que ce serait donner un vrai sujet ◀de▶ scandale aux hérétiques, aussi bien qu’aux chrétiens, si des missionnaires qui se dévouent à ◀l’▶apostolat montraient & prouvaient à jeu découvert ◀l’▶abus que ◀les▶ jésuites, qui paraissent comme eux dévoués à ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀l’▶Evangile, font ◀de▶ leur sacré ministère, & en même temps ◀l’▶indigne sacrifice qu’ils en font à un vil intérêt sordide & temporel ; que c’est ce qui ◀les▶ empêche ◀de▶ lever & découvrir ◀le▶ manteau ◀de▶ ◀la▶ charité dont ils ont toujours couvert & caché ◀la▶ honte et ◀la▶ turpitude ◀de▶ ◀la▶ Société.
Je veux pieusement croire qu’ils agissent dans cette vue, qui est certainement toute louable & toute chrétienne ; mais leur silence ne serait-il pas fondé sur une autre cause, qui est la seconde raison, que j’ai dit que ◀le▶ bon sens dictait ? ◀Le▶ commerce des jésuites est certain : on en connaît une bonne partie ; ◀les▶ missionnaires sont ◀les▶ seuls qui connaissent & puissent faire connaître ◀le▶ reste. Ne craignent-ils point que, s’ils instruisaient ◀le▶ public ◀de▶ cette découverte, & ◀de▶ ◀l’▶usage qu’ils font si utilement dans ◀les▶ Indes du contrat mohatra, & surtout à Siam, ◀les▶ jésuites, pour se venger, ne découvrissent ◀le▶ leur, & ne leur rendissent ◀la▶ pareille ? Pour moi, je crois que c’est ◀l’▶unique cause ◀de▶ leur silence sur ce chapitre, tant cette vindicative Société a trouvé ◀le▶ secret ◀de▶ se faire craindre.
◀Le▶ commerce des missionnaires est très caché, supposé qu’ils en fassent ; c’est ce que je n’assurerai point, n’en étant ni instruit, ni informé ; mais je ne puis me persuader qu’ils n’en fassent point. ◀Les▶ fiacres ou carrosses ◀de▶ louage à Paris, sur lesquels on m’a dit qu’ils ont un droit fixé, ne sont point assez nombreux pour leur faire un revenu assez considérable, & si fort qu’il puisse seul nourrir & entretenir tant de bouches, & subvenir aux dépenses qu’ils sont indispensablement obligés ◀de▶ faire pour ◀l’▶intérêt spirituel ◀de▶ tant de missions, pour acheter des protections auprès des souverains ◀d’▶Asie, & pour soutenir ◀les▶ accusations qu’ils intentent journellement contre ◀les▶ jésuites, devant ◀les▶ tribunaux ◀de▶ Rome, principalement à celui nommé ◀la▶ Congrégation ◀de▶ Propaganda Fide : tribunaux, où ◀l’▶on ne fait rien pour rien, & où, à ce que disent presque tous ceux qui y ont eu à faire, ◀la▶ brigue ou ◀l’▶argent donnent gain ◀de▶ cause ; & où, à ◀la▶ honte du nom chrétien, ◀la▶ forme emporte ◀le▶ fond. Je n’ai jamais été à Rome : outre cela, mon dessein n’étant pas ◀d’▶en contrôler ◀les▶ usages qui me sont inconnus, j’en reviens aux missionnaires, qui peut-être appréhendent que s’ils parlaient du commerce des jésuites, ceux-ci ne parlassent du leur, & que, grossissant ◀les▶ objets, suivant leur coutume, ils ne leur rendissent fèves pour pois.
Mais, monsieur, n’admirez-vous pas ◀le▶ pieux usage ◀de▶ ce vil impôt sur ◀les▶ carrosses ◀de▶ louage ? On est si convaincu ◀de▶ ◀l’▶usage ordinaire ◀de▶ ces voitures que ◀de▶ mon temps on ◀les▶ nommait des bordels ambulants. Cependant, en voilà ◀le▶ produit sanctifié. Sont-ce là des offrandes à faire à un Dieu tout pur ? Elles pourraient convenir aux idoles d’ici : mais je ne conviendrai jamais que cela puisse convenir ni à ◀la▶ pureté ◀de▶ Jésus-Christ, ni à ◀la▶ sainteté ◀de▶ ses apôtres : parce que ce Divin Sauveur leur a ordonné, & qu’eux-mêmes ont ordonné aux chrétiens, dans le premier concile, ◀de▶ s’abstenir ◀de▶ ce qui avait été immolé aux idoles ; que ◀la▶ meilleure part ◀de▶ cet argent provenant des carrosses ◀de▶ louage a été sacrifiée, non seulement à des idoles, mais au démon ◀de▶ ◀l’▶impureté lui-même ; que c’est un fruit du crime & du péché, & dont par conséquent ◀l’▶usage ne peut attirer après soi ◀la▶ bénédiction ◀de▶ Dieu, parce qu’il ne lui peut pas plaire, ni être transformé en encens digne ◀d’▶être brûlé devant sa face.
◀Les▶ missionnaires, hors ◀d’▶état ◀de▶ surmonter ◀les▶ jésuites en richesses en Asie, se sont retranchés à attaquer, ou plutôt se sont réduits à poursuivre ◀l’▶accusation formée contre eux dès il y a longtemps ◀d’▶être idolâtres dans ◀la▶ Chine ; &, par leurs écrits, ont chrétiennement & pieusement, mais à mon sens peu charitablement, prouvé à tout le monde chrétien, & aux jésuites eux-mêmes, s’ils étaient gens capables ◀de▶ se rendre à ◀la▶ vérité, qu’ils sont vraiment idolâtres. ◀De▶ très bonnes & ◀de▶ très savantes plumes s’en sont mêlées. À ces idolâtries bien prouvées, a été jointe ◀la▶ morale relâchée, mais très accommodante, ◀de▶ ◀la▶ Société, tant en Europe qu’ici. Bauni, Escobar, Sanchez, Jouvenci, & ◀les▶ autres casuistes ◀de▶ ◀la▶ Compagnie ◀de▶ Jésus, tous gens brûlables en bonne justice, ont été remis sur ◀les▶ rangs. Leurs saints favoris, qui sont, dit-on, saint Jacques Clément, saint Jean Châtel, saint Ravaillac, & d’autres scélérats de même farine, y ont reparu sur ◀le▶ théâtre du monde. En un mot, rien n’est échappé à ces esprits zélés, selon moi un peu inquiets.
◀Les▶ jésuites ont toujours suivi leur même plan à l’égard de leurs saints ; c’est-à-dire qu’ils ont déclaré, & déclareront toujours, en France, que ces saints étaient ◀d’▶exécrables scélérats, aux actions desquels ◀la▶ sainte Compagnie ◀de▶ Jésus ne prend aucune part, pas plus qu’au pendard Jean d’Alba. Ils mentent pourtant, puisque ces saints sont compris dans ◀le▶ martyrologe imprimé à Rome, & par leurs soins, & pour eux. Ils placent là ces trois saints maudits dans ◀le▶ paradis. J’ignore, n’en ayant point vu, si leurs bréviaires imprimés à Rome ne leur donnent pas une fête, ou un office double à neuf leçons, & s’ils ne leur accordent pas une place ◀de▶ distinction dans ◀la▶ gloire éternelle. En France, ils mettent ces saints ◀de▶ Rome avec Judas Iscariote, c’est-à-dire qu’ils ◀les▶ abandonnent publiquement à tous ◀les▶ diables. Ainsi, ils chantent ◀la▶ Palinodie, & par là se déclarent indignes ◀de▶ monter sur ◀la▶ Sainte Montagne, où n’est reçu que celui qui ne prête sa langue ni à tromperie, ni à mensonge. Quoi qu’il en soit, ils ont chanté, & chantent encore, & chanteront toujours ◀la▶ Palinodie.
Ces pères ont cela ◀de▶ bon : ils sont ◀de▶ tout pays : Italiens à Rome ; Français en France ; chrétiens avec ◀les▶ chrétiens ; mathématiciens, marchands et soldats partout ; et idolâtres avec ◀les▶ idolâtres.
À l’égard de leurs casuistes, & des idolâtries des Chinois, & des leurs, dans ◀la▶ Chine, ne pouvant démentir des faits si graves, & si bien prouvés, ils se sont mis sur ◀le▶ pied ◀de▶ vouloir ◀les▶ justifier. Cependant, malgré leurs équivoques, leur restriction mentale et leur direction ◀d’▶intention, ils ont été provisionnellement condamnés à Rome, où ◀l’▶on dit que ◀les▶ missionnaires poursuivent encore actuellement une condamnation décisive ◀de▶ tous ◀les▶ points qu’ils ont dénoncés dans leurs accusations.
Je suppose qu’ils ◀l’▶obtiendront, du moins, qui que ce soit ne voit ce qui pourrait ◀les▶ empêcher ◀de▶ ◀l’▶obtenir ; mais à quoi servira-t-elle dans ◀les▶ Indes, à ◀la▶ Chine, & ailleurs ? A rien. ◀Les▶ jésuites ne sont pas gens assez dociles pour céder ; &, quoiqu’ils disent & soutiennent, à Rome, que ◀le▶ pape est infaillible, ils ne feront ici aucun état ◀de▶ sa décision, & diront à leur ordinaire que ◀le▶ pape a été mal informé, ou que c’est un vieux fou qui ne fait que radoter. J’ai une infinité ◀de▶ livres pour & contre cette accusation. Ces livres sont assez publics puisque je ◀les▶ ai. Je conviens que presque tous ceux qui soutiennent ◀l’▶accusation intentée contre ◀les▶ jésuites sont imprimés en Hollande : mais, certainement, ils ont été composés par des Français, qui sont assez bien & pertinemment instruits ◀de▶ ce qui se passe dans ◀les▶ Indes, où il est très vrai que ◀les▶ jésuites traitent ◀le▶ pape ◀de▶ fou, ◀d’▶insensé, ◀de▶ radoteur, ◀d’▶hébété, & d’autres termes infâmes, pour peu qu’il leur soit contraire ; au lieu qu’ils en font un saint, & un très digne successeur ◀de▶ saint Pierre, lorsqu’il décide conformément à leurs intentions. Ce que je vous dis est une chose si publiquement connue que tous ◀les▶ chrétiens orthodoxes qui sont aux Indes sont scandalisés & étonnés ◀de▶ ◀l’▶effronterie ◀de▶ ces pères, & ◀de▶ ce que ◀l’▶Inquisition ◀de▶ Goa ne venge pas Sa Sainteté & ◀les▶ archevêques & évêques, que ces jésuites n’épargnent pas plus, & dont ils méprisent également ◀la▶ sagesse, ◀les▶ remontrances, ◀le▶ caractère, & ◀l’▶autorité.
◀De▶ quoi servira donc, dans ◀la▶ Chine & ailleurs, où ◀les▶ jésuites priment, cette condamnation prononcée à Rome ? Je ◀l’▶ai déjà dit. Elle ne servira ◀de▶ rien du tout, qu’à animer ◀d’▶autant plus & ◀de▶ nouveau ◀le▶ ressentiment ◀de▶ ◀la▶ Société contre ◀les▶ missionnaires, & ◀les▶ jansénistes, qu’ils mettent dans ◀la▶ même classe, & qu’ils haïssent à ◀la▶ jésuite, je ne peux pas dire plus ; parce que ◀les▶ jansénistes, ou ceux qu’ils regardent comme tels, ont osé attaquer les premiers ◀les▶ relâchements ◀de▶ leurs casuistes & ◀le▶ poison ◀de▶ leur morale, & que ◀les▶ missionnaires prouvent, à jeu découvert, que ◀la▶ conduite ◀de▶ ◀la▶ Société est conforme dans ◀les▶ Indes aux erreurs ◀de▶ leurs casuistes, & à ◀la▶ corruption ◀de▶ leur morale impie. Je vous avoue que quoique j’aie lu & relu vingt fois ◀les▶ Lettres au Provincial, ◀les▶ Remontrances des curés ◀de▶ Paris & ◀de▶ Normandie, Vendrok qui en est ◀le▶ Commentaire, ◀la▶ Morale des jésuites & leur Morale pratique, je ne puis m’empêcher ◀de▶ ◀les▶ relire, & que j’y trouve toujours quelque chose ◀de▶ nouveau & ◀d’▶attachant, & rempli ◀d’▶un certain sel qui charme & enlève, & qui agite & remue en même temps ◀la▶ mémoire, ◀l’▶esprit, & ◀la▶ conscience.
C’est ce peu de concorde qui règne entre ◀les▶ missionnaires & ◀les▶ jésuites, & ◀les▶ disputes éternelles qu’on voit entre eux qui achèvent ◀de▶ perdre dans ◀les▶ Indes ◀la▶ réputation du nom français, & qui même ◀l’▶y rend odieux. ◀Les▶ Hollandais, ardents à nuire ◀de▶ toute manière à notre nation, & à notre commerce, nous rendent suspects à tous ◀les▶ souverains d’ici, comme gens qui ne peuvent vivre en repos avec qui que ce soit, & qui aiment mieux se faire ◀la▶ guerre ◀les▶ uns aux autres que ◀de▶ rester en paix. Ils nous représentent comme gens partagés en une infinité ◀de▶ religions, que nous n’entendons pas nous-mêmes, & que nous voulons forcer ◀les▶ autres ◀d’▶entendre. Là-dessus, ◀l’▶Histoire ◀de▶ ◀la▶ révocation ◀de▶ ◀l’▶édit ◀de▶ Nantes est citée avec tout ◀le▶ fiel que Jurieu a pu mêler dans ◀les▶ libelles manuscrits qui ont couru sur ce sujet, & dans ceux qui ont été imprimés en anglais, en allemand, & en flamand, translatés du français, & que ◀les▶ Hollandais ont grand soin ◀de▶ porter par toute ◀la▶ terre, & surtout aux Indes. Ils ◀les▶ distribuent à propos ; & cela donne très mauvaise impression ◀de▶ ◀la▶ douceur ◀de▶ notre nation.
Cette mauvaise impression est augmentée par ◀l’▶acharnement que ◀les▶ missionnaires à ◀les▶ jésuites ont ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres, & qu’ils portent & font éclater jusqu’aux extrémités ◀de▶ ◀la▶ terre. Cela aliène encore ◀l’▶esprit des Indiens en général ◀de▶ notre religion, parce que naturellement ◀l’▶homme aime à être prêché ◀d’▶exemple, & qu’ils ne remarquent point dans ◀la▶ conduite ni des uns ni des autres cette charité fraternelle & cette mutuelle dilection qu’ils leur prêchent. Sur ce fondement, ◀les▶ souverains & ◀les▶ gens élevés regardent ◀la▶ religion comme une mômerie, & s’en rient ; & ◀le▶ peuple ◀la▶ méprise.
Pour donner encore plus ◀d’▶horreur ◀de▶ notre nation, ◀les▶ Hollandais ◀la▶ font regarder comme ◀la▶ plus turbulente qui soit sous ◀le▶ soleil, uniquement propre à fomenter, à persuader & à entretenir ◀les▶ révoltes des sujets contre leurs souverains, dans tous ◀les▶ lieux où elle est établie. Ils ◀la▶ font passer pour une nation sanguinaire, & tellement attachée à ses intérêts, & si portée à ◀la▶ violence qu’elle est toujours prête à sacrifier, à une légère apparence ◀de▶ gain, ◀l’▶honneur, ◀la▶ vertu, ◀le▶ sang, ◀la▶ bonne foi, en un mot tous ◀les▶ devoirs ◀les▶ plus sacrés, & que ◀les▶ peuples ◀les▶ plus féroces & ◀les▶ plus barbares respectent. Là-dessus, ce que ◀la▶ Compagnie doit à Surate, & ailleurs, est cité ; & ◀les▶ Hollandais ne manquent pas ◀de▶ lui donner ◀l’▶air ◀de▶ banqueroute, & ◀de▶ brigandage. ◀Les▶ révoltes dans ◀le▶ Japon ne sont pas oubliées, & servent ◀de▶ témoins irréprochables ◀d’▶avidité & ◀de▶ violence, parce qu elles sont connues dans tout ◀l’▶Orient jusqu’à ◀la▶ moindre circonstance. ◀Les▶ Hollandais se donnent bien ◀de▶ garde ◀de▶ dire que ◀les▶ jésuites seuls ont eu part à ces révoltes : ils se servent du nom copulatif ◀de▶ Français, sans faire même mention des jésuites portugais qui étaient dans ◀le▶ Japon ; afin de rendre notre nation généralement odieuse, partout où elle pourrait s’établir dans ◀les▶ Indes, & faire tort à leur commerce, qu’ils portent partout.
Après tout, a continué M. Martin, voilà ◀l’▶obligation que ◀la▶ France & son commerce ont aux jésuites ; mais n’en déplaise aux missionnaires, ils me paraissent avoir tort ◀de▶ ◀les▶ pousser avec tant de violence, & ◀de▶ ◀les▶ donner à tout ◀le▶ genre humain pour des idolâtres. Je ne suis point théologien, ce n’est point mon fait, je me contente ◀d’▶être chrétien, ◀le▶ reste est au-dessus ◀de▶ moi pour ce qui regarde ◀la▶ religion. Je suis même certain, suivant ◀les▶ livres que j’ai, qu’aucun théologien thomiste ne m’octroiera ◀la▶ condescendance que je voudrais que ◀les▶ missionnaires eussent pour ◀les▶ jésuites, & réciproquement ◀les▶ jésuites pour ◀les▶ missionnaires : c’est-à-dire que pour vivre ensemble en paix, & ne plus scandaliser ni ◀les▶ chrétiens ni ◀les▶ idolâtres, ils se pardonnassent mutuellement ◀les▶ uns aux autres leur manière ◀d’▶instruire ◀les▶ peuples ; sans être à ◀l’▶affût pour se contrôler, avec une assiduité qui ne se ressent point ◀de▶ ◀la▶ charité que ◀l’▶Évangile ordonne.
Je crois que ◀la▶ manière des jésuites s’accommode trop au goût des souverains & des peuples : j’avouerai même qu elle me paraît trop mondaine, & trop flatter ◀les▶ sens & ◀la▶ cupidité. Sur ce pied, je conviendrai que ◀la▶ manière des missionnaires est ◀la▶ plus pure, ◀la▶ plus sainte, & ◀la▶ plus conforme à ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀l’▶Église, & à ◀la▶ sévérité des anciens canons : mais ◀la▶ nature est à présent tellement corrompue que ce serait vouloir absolument perdre son temps & sa peine, ◀d’▶entreprendre ◀de▶ ranimer ◀les▶ hommes à ◀la▶ discipline & à ◀la▶ pureté ◀de▶ ◀l’▶Église primitive ; à plus forte raison des idolâtres imbus ◀de▶ maximes toutes contraires.
Que ◀les▶ jésuites fassent ◀de▶ fausses conversions, que cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils s’en lavent ◀les▶ mains, & qu’ils ◀les▶ laissent. Qui que ce soit, je crois, ne ◀les▶ a établis leurs contrôleurs ni leurs pédagogues. Ils ont donné leurs délations des abus des jésuites. Qu’ils s’en tiennent là : que ◀les▶ jésuites agissent à leur guise, & eux à ◀la▶ leur. Ils répondront à Dieu ◀de▶ leurs actions, mais non ◀de▶ celles des jésuites, desquels ils peuvent ignorer ◀les▶ motifs. Ils devraient se souvenir, pour justifier leur silence là-dessus, que ◀la▶ Sainte Écriture dit que Dieu seul connaît ◀le▶ secret des cœurs ; & se souvenir aussi ◀de▶ ce que dit ◀l’▶Imitation ◀de▶ Jésus-Christ, que ◀l’▶homme ne considère que ◀les▶ actions, mais que Dieu pèse ◀les▶ intentions. S’ils en agissaient ainsi, ils vivraient en repos, & toute ◀la▶ terre ne serait pas abreuvée ◀de▶ leurs dissensions sur des sujets qui certainement sont capables ◀de▶ jeter ◀le▶ trouble dans ◀les▶ consciences délicates timorées ; ◀d’▶autant plus qu’une plainte en attire une autre, & que toutes ensemble, tant en accusations qu’en justifications, dégénèrent dans une aigreur & une animosité très souvent personnelles, & toujours contraires à ◀l’▶esprit ◀de▶ douceur, ◀d’▶union & ◀de▶ paix que Jésus-Christ a tant recommandé. ◀L’▶Évangile n’est qu’un ; cependant chacun prétend ◀l’▶avoir ◀de▶ son côté ; ce qui peut enfin entraîner après soi des conséquences funestes, & dont ◀l’▶État pourrait se ressentir.
◀L’▶Alcoran n’est qu’un informe composé ◀d’▶absurdités ridicules & impertinentes : cependant, quoique une partie ◀de▶ ses sectateurs en connaissent ◀la▶ vanité, ils se tiennent dans ◀le▶ silence, & ne causent aucun trouble par leurs controverses. ◀Les▶ Constantinopolitains & ◀les▶ autres Grecs, dont ◀l’▶esprit toujours porté aux disputes & aux ergoteries ◀de▶ ◀l’▶École a engendré toutes ces erreurs & ces hérésies, qui ont déchiré ◀la▶ robe ◀de▶ Jésus-Christ, & ont presque causé ◀la▶ perte ◀de▶ ◀l’▶Église naissante, sont obligés ◀de▶ se soumettre aux rêveries ◀de▶ ◀l’▶Alcoran. Pourquoi cela ? C’est que Mahomet, qui voyait bien que ◀les▶ disputes qui approfondiraient son système ◀le▶ ruineraient ◀de▶ fond en comble, & confondraient son indigne doctrine, a trouvé d abord ◀le▶ secret ◀de▶ fixer ◀les▶ esprits inquiets en défendant ◀de▶ disputer des points ◀de▶ son Alcoran autrement qu’à coups ◀de▶ sabre.
Il savait bien que ◀les▶ faiseurs ◀de▶ livres ne s’accommoderaient pas ◀de▶ cette manière ◀de▶ disputer ; &, en effet, lorsqu’ils ont été subjugués, ils ont tous mieux aimé croire, ou faire semblant ◀de▶ croire, des impostures, que ◀de▶ s’exposer à une dispute que ◀la▶ force terminait, & non pas ◀la▶ raison. ◀La▶ religion n’en vaut rien ; mais ◀la▶ manière ◀de▶ ◀la▶ soutenir est admirable : & quand Mahomet n’aurait fait que ce seul coup ◀de▶ tête, je ◀le▶ prendrais pour un très habile & très fin politique ; & cela parce qu’il a mis ◀les▶ peuples en repos du côté de ◀la▶ conscience & ◀de▶ ◀la▶ religion, ce qui est ◀le▶ plus puissant lien ◀de▶ ◀la▶ société civile. En effet, toutes ◀les▶ hérésies qui ont déchiré ◀l’▶Occident & ont tant fait verser ◀de▶ sang, seraient-elles arrivées, ou auraient-elles osé paraître sans ◀les▶ disputes à ◀la▶ plume & ◀de▶ ◀la▶ langue ? ◀La▶ maxime ◀de
▶Mahomet ◀les▶ aurait d’abord éteintes dans ◀le▶ sang des hérésiarques ; & c’eût été sagement fait.
◀Le▶ passage ◀de▶ ◀l’▶Imitation, que je viens de citer, me donne une pensée qu’il faut que je vous dise. Il n’est pas à croire qu’il y ait personne au monde qui volontairement & ◀de▶ gaîté ◀de▶ cœur veuille se damner. Mahomet n’avait aucune légation : il s’en est attribué une ; & par ◀la▶ force & ◀la▶ violence ◀d’▶un côté, & par des promesses ◀d’▶un paradis conforme au génie des peuples ◀de▶ l’autre, il a établi ses impostures. Malheur à lui & à ses sectateurs. Il n’en est pas de même ◀de▶ nous. ◀Le▶ Sauveur avait reçu sa mission ◀de▶ Dieu son père : il ◀l’▶a transmise à ses disciples ; &, ◀de▶ ◀la▶ main à ◀la▶ main, elle a été par eux transmise jusqu’à nous dans ◀la▶ personne du pape, des évêques, & des curés, qui sont à présent nos apôtres, nos pasteurs & nos docteurs, dans lesquels nous devons reconnaître Jésus-Christ, notre premier législateur. C’est à nous à croire ce qu’ils nous enseignent, & à régler nos mœurs en conformité de ◀la▶ doctrine qu’ils nous prêchent : &, pourvu que nos actions soient innocentes, & notre foi vive, Dieu, sans doute, du moins je ◀le▶ crois ainsi, jugera ◀de▶ notre croyance sur notre intention ◀de▶ nous sauver ; & ce sera sur ce plan qu’il examinera nos actions. Ainsi, ◀les▶ pasteurs ont ◀le▶ droit ◀d’▶instruire ◀les▶ peuples, & ◀les▶ peuples ont ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀la▶ foi. Il n’en faut pas davantage pour notre salut : par conséquent, ◀les▶ disputes ◀de▶ ◀l’▶école sur Jansénius & sur ◀les▶ idolâtries chinoises nous doivent être indifférentes.
Pourquoi donc ◀les▶ missionnaires ◀d’▶un côté, & ◀les▶ jésuites ◀de▶ l’autre, viennent-ils par leurs disputes éternelles nous inspirer des scrupules qui nous inquiètent & qui ne nous servent ◀de▶ rien ; puisque nous n’avons aucun droit ◀d’▶y prendre part ; & que même il est ◀de▶ ◀l’▶intérêt ◀de▶ notre conscience que nous n’y en prenions point ? Qu’ils disputent tant qu’ils voudront ; mais qu’il n’y ait qu’eux, & ceux qui peuvent ◀les▶ mettre d’accord, soit par voie ◀d’▶accommodement, soit par autorité, qui connaissent qu’ils disputent, et qui sachent ◀le▶ sujet ◀de▶ cette dispute. Mais que ◀les▶ missionnaires & ◀les▶ jésuites s’épargnent ◀la▶ peine ◀d’▶écrire tant de livres, qui nous instruisent seulement qu’ils disputent, puisque nous ne pouvons pas mettre ordre à leurs disputes : ◀la▶ matière ◀de▶ ces disputes étant au-dessus ◀de▶ notre portée, & n’étant point ◀de▶ notre compétence, n’y voulant rien comprendre, & n’y comprenant rien, si ce n’est que nous sommes vraiment scandalisés ◀de▶ ◀les▶ voir se déchirer ◀les▶ uns ◀les▶ autres, sans aucun respect du public ni ◀d’▶eux-mêmes ; & ◀le▶ tout, à ce qu’ils disent, pour ◀l’▶amour ◀de▶ Dieu.
Si ◀les▶ missionnaires veulent rendre ◀les▶ jésuites suspects & odieux en Europe, comme gens convaincus ◀d’▶une mauvaise doctrine & ◀d’▶une morale parfaitement relâchée, & même fort corrompue, ils ◀le▶ peuvent ; ◀les▶ jésuites leur en ont ouvert un champ très vaste & très fertile ; mais pour ◀les▶ perdre dans ◀l’▶esprit des princes ◀de▶ ◀l’▶Orient, c’est à quoi très certainement ils perdront absolument leur temps & leurs peines, par trois raisons, qui m’ont toujours paru & me paraissent encore convaincantes.
La première, c’est que ◀les▶ souverains des Indes ne prennent aucune part à ◀la▶ religion chrétienne, & qu’ils ◀la▶ laissent librement faire son chemin, pourvu qu’elle ne se porte pas aux excès qu’elle s’est permis dans ◀le▶ Japon, ou, pour parler plus juste, que ◀les▶ jésuites ont exercés sous son noM. Ainsi, ne considérant ◀le▶ christianisme que comme une pure fable, ils ne prennent dans ◀les▶ disputes d’entre ◀les▶ missionnaires & ◀les▶ jésuites que ce qui peut contribuer à leur divertissement ; &, ne faisant aucune attention à ces disputes, ni à leur sujet, ce ne sera jamais cela qui ◀les▶ obligera ◀d’▶éloigner ◀les▶ jésuites.
La seconde raison, c’est qu’eux & ◀les▶ grands ◀de▶ leurs cours, mandarins, opras & autres, qui approchent ces princes, reçoivent très souvent ◀de▶ ◀la▶ main des jésuites des présents ◀d’▶ouvrages très curieux, que ces pères font venir ou apportent ◀d’▶Europe, ce que ◀la▶ pauvreté des missionnaires ne leur permet pas ◀de▶ faire.
La troisième enfin, c’est que ◀les▶ jésuites ne se présentent pas dans ◀les▶ cours des princes ◀de▶ ◀l’▶Orient comme missionnaires ni prédicateurs, mais simplement comme gens entendus & versés dans ◀les▶ mathématiques & dans ◀les▶ autres sciences qui en dépendent ; c’est-à-dire, dans toutes ◀les▶ sciences profanes dont on peut faire usage, & dont ◀les▶ princes d’ici sont très curieux : & c’est par ◀le▶ moyen ◀de▶ ces sciences, qu’ils se sont introduits auprès des empereurs ◀de▶ ◀la▶ Chine & du Japon, & auprès du feu roi de SiaM. Il faut leur rendre ◀la▶ justice ◀de▶ dire qu’ils y excellent : aussi sont-ils très considérés ; &, on en a vu qui se sont élevés jusqu’au mandarinat du premier ordre, ce qui est la première dignité ◀de▶ cet empire. Ainsi, ce serait inutilement que ◀les▶ missionnaires prétendraient ◀les▶ en faire ◀chasser▶ sur des disputes très indifférentes à ces princes : & ce serait tout aussi inutilement qu’ils espéreraient que ◀les▶ jésuites s’en retirassent, quand même cinquante mille conciles œcuméniques ◀le▶ leur ordonneraient. Ils s’y tiendront malgré ciel & terre : en effet, ils auraient tort ◀d’▶en sortir, puisqu’ils s’y trouvent bien.
Ils ne s’abaissent point à ◀la▶ conversation, ni par conséquent à ◀la▶ conversion du peuple ; c’est un objet trop bas & trop vil pour mériter leurs soins ; ils ne couchent en joue que ◀les▶ gros seigneurs & ◀les▶ riches veuves. Celles-ci, à ce qu’on dit, leur fournissent un peu plus que ◀le▶ nécessaire pour leur vie, leur logement & leur entretien. Il n’importe, ◀le▶ superflu trouve ◀la▶ place ; car ces pères économes font si bien qu’il n’y a rien ◀de▶ perdu.
◀La▶ dame Hiu, dont leurs relations font une sainte, leur a laissé des biens immenses dans ◀la▶ Chine ; ainsi, des trésors dignes ◀d’▶un prince souverain en Europe. Ils ◀l’▶y feraient bien canoniser, si ce qu’ils en disent est vrai : tout le monde n’en convient pas ; mais il n’importe, cet obstacle serait bientôt surmonté, s’ils y voulaient employer seulement la sixième partie ◀de▶ ce qu’ils en ont eu. Ces bons pères ne sont pas cartésiens en tout : cependant, ils abhorrent ◀le▶ vuide dans leurs coffres ; & ◀la▶ dépense ◀de▶ ◀la▶ canonisation y en mettrait un, qui ne leur plairait pas. Ils font ici des saints à tas & à pile pour ◀l’▶Europe, pourvu qu’il ne leur en coûte que ◀l’▶écriture, & beaucoup ◀d’▶amplification ; mais quand il y va ◀de▶ débourser ◀de▶ ◀l’▶argent, ils laissent ◀les▶ saints pour ce qu’ils sont. Quoi qu’il en soit, bien des gens chrétiens européens n’ont pas tout à fait approuvé cette donation ◀de▶ Mme Hiu, ni ◀l’▶ascendant que ces pères avaient pris sur son esprit & dans sa maison ; mais, ◀les▶ jésuites se sont moqués ◀de▶ ce qu’eux & ◀les▶ parents ◀de▶ ◀la▶ défunte, qui espéraient être ses héritiers, en ont pu dire. Us avaient si bien étudié ◀les▶ lois ◀de▶ ◀l’▶Empire, & ◀le▶ testament était si bien dressé & si bien revêtu ◀de▶ toutes ◀les▶ formalités, qu’ils ont tout eu. Ils lui ont donné ◀la▶ vie éternelle, à elle leur a donné ses biens temporels. ◀Le▶ change est légitime : Sancta Sanctis, Profana Profanis.
Mista fuit flamma, flamma profana piae.
C’est dans cette maison qu’ils ont parfaitement exécuté ◀l’▶ordre que ◀le▶ Sauveur donne à ses apôtres, en ◀les▶ envoyant en mission, rapporté par saint Luc vers. 7.du 10e chapitre. In eadem autem domo manete, edentes & bibentes quae apud illos sunt, dignus est enim operarius mercede suâ. Nolite transire ◀de▶ domo in domuM. Ils s’y sont fort bien trouvés ; ils n’en ont point déguerpi.
À l’égard du peuple & des pauvres, qui ne leur paraissent pas dignes ◀de▶ leurs soins, ils en laissent ◀la▶ conversion à ceux qui veulent s’en donner ◀la▶ peine, tels que sont ◀les▶ moineaux (c’est ◀l’▶honnête soubriquet que ces humbles pères ont donné aux dominicains, aux cordeliers, aux capucins & aux autres religieux réguliers ◀de▶ quelque ordre que ce soit), qui passent aux Indes pour y vaquer à ◀la▶ conversion des idolâtres, qui tous y mènent une vie véritablement apostolique, & toute autre que celle des jésuites, qui comptent que, quand une fois ils auront attiré ◀les▶ grosses têtes & ◀les▶ chefs du troupeau, ◀le▶ reste viendra de lui-même se rendre au bercail du bon pasteur, sans qu’on se donne ◀la▶ peine ◀d’▶aller lui chercher ses brebis égarées.
Que ◀les▶ missionnaires fassent de même, qu’ils portent des présents plus rares et plus riches que ceux des jésuites, qu’ils ◀les▶ distribuent à propos, ils s’attireront des protecteurs : qu’ils soient comme eux ◀de▶ tous états, ◀de▶ tous métiers, & ◀de▶ toutes professions. Saint Pierre n’était-il pas marinier ou pêcheur, saint Paul était-il pas tisserand, saint Yves était-il pas avocat, saint Matthieu était-il pas maltôtier, saint Éloi maréchal, saints Côme & Damien médecins, & saint Crépin & saint Crépinian savetiers ou cordonniers ? Ont-ils peur ◀de▶ s’égarer sur leurs traces ? Qu’ils contribuent, comme ◀les▶ jésuites, au divertissement du prince & des grands ; qu’ils se rendent nécessaires, comme eux, aux plaisirs & au cabinet ; qu’ils étudient bien comme ◀les▶ jésuites ◀les▶ almanachs, pour prévoir dans ◀les▶ Indes en prophète une éclipse, dont ◀les▶ almanachs ◀de▶ deux liards leur indiqueront ◀le▶ moment, ◀l’▶évolution, & ◀la▶ fin ; qu’ils apprennent comme ◀les▶ jésuites ◀la▶ science des artifices, qui plongent cinq ou six fois dans ◀l’▶eau sans s’éteindre ; qu’ils sachent ◀l’▶usage du camphre & ◀de▶ quelle manière on représente toutes sortes ◀d’▶animaux dans ◀l’▶artifice en feu : cette science est ◀de▶ très grand mérite dans ◀la▶ Chine : elle élève aux dignités, ◀les▶ jésuites ◀l’▶y ont cultivée, & y excellent. Que ◀les▶ missionnaires ◀les▶ surpassent dans cette science : elle est si digne ◀de▶ prédicateurs du nom ◀de▶ Jésus-Christ & si sérieuse, qu’elle paraît mériter leurs soins, aussi bien que ceux des jésuites.
Que, comme ◀les▶ jésuites, ils ne parlent ◀de▶ ◀la▶ religion que par manière ◀de▶ conversation, jusqu’à ce que ◀la▶ matière soit bien préparée. Qu’ils parlent avec respect ◀de▶ Confucius ; qu’ils ◀le▶ traitent même ◀de▶ saint, dont ◀la▶ morale est conforme à celle ◀de▶ Jésus-Christ. Ceci est un peu impie, & digne du fagot en Europe : n’importe, il passera. Qu’ils lui offrent des sacrifices, avec un petit crucifix sur eux bien caché ; qu’ils souffrent, du moins, que leurs prosélytes ◀le▶ fassent & par direction ◀d’▶intention, qu’ils offrent au crucifix ◀les▶ prières & ◀les▶ cérémonies faites en ◀l’▶honneur ◀de▶ ce saint Confucius. Qu’il en soit de même pour ◀les▶ sacrifices que font ◀les▶ Chinois aux esprits ou aux génies des fleuves, des montagnes, & des rivières : que, comme ◀les▶ jésuites, ils ne paraissent pas s’embarrasser du Créateur, en invoquant ses viles créatures ; &, par restriction mentale, qu’ils adressent toujours en cachette leurs adorations au Créateur. Je sais bien que tout cela est contraire au précepte & même au commandement ◀de▶ Jésus-Christ, qui dit qu’il reniera devant son Père ceux qui ◀l’▶auront nié pendant leur vie : je sais bien que, dans ◀le▶ IVe chapitre des Actes des Apôtres, ◀les▶ apôtres demandèrent à Dieu ◀la▶ grâce ◀de▶ pouvoir annoncer sa parole avec confiance, que ◀la▶ maison trembla, & que cette grâce leur fut accordée par ◀le▶ Saint-Esprit. Mais que tout cela fait-il aux missionnaires ? Qu’ils fassent comme ◀les▶ jésuites : je ◀les▶ leur offre pour garants que tout cela passera partout, malgré ◀l’▶Évangile, ◀la▶ Sorbonne, & ◀la▶ Congrégation ◀de▶ Propaganda ; & que même on ne voudra pas prendre garde à ces minuties, qui pourtant révoltent tellement d’abord une âme chrétienne qu’elle trouve ces impiétés horribles & dignes du feu.
Que ◀les▶ missionnaires ne se brouillent point avec ◀les▶ morts, nation autant terrible que respectable, dans ◀la▶ Chine : qu’ils leur fassent des révérences & des encensements au prorata ◀de▶ leur antiquité ; & surtout, qu’ils ne se faufilent point avec ce que ◀les▶ jésuites appellent vile crapule & canaille ignorante. En un mot, qu’ils imitent ◀les▶ jésuites, & même ◀les▶ surpassent, si faire se peut, par des casuistes & une morale plus relâchée que ◀la▶ leur : & j’assure qu’ils réussiront, qu’ils feront, comme eux, quantité ◀de▶ petits saints ; &, qui plus est, j’assure qu’ils deviendront bons amis, ◀les▶ jésuites étant prêts ◀de▶ s’accommoder avec eux pourvu qu’ils veuillent suivre leur exemple & leur doctrine. Mais tant qu’ils se mettront sur ◀le▶ pied ◀de▶ suivre ◀l’▶Évangile à ◀la▶ lettre, ◀d’▶imiter exactement saint Paul & ◀les▶ autres, qu’ils ne se dispenseront point ◀de▶ ◀la▶ sévérité ◀de▶ leur morale & qu’ils n’auront pas ◀de▶ casuistes faciles pour leurs guides, ou qu’ils ne voudront pas se servir des vingt-quatre vieillards ◀de▶ ◀la▶ Société, ou du moins ◀de▶ Caramuel leur bon ami, j’entends des pères jésuites, j’assure qu’ils resteront toujours tels qu’ils sont dans ◀les▶ Indes.
Je parle, comme vous voyez, monsieur, en homme instruit & porté pour ◀le▶ commerce, & en très ignorant théologien. Aussi, ◀la▶ théologie n’est-elle pas mon fait : je n’en sais que ce que j’en ai lu dans des livres, qui accusent ◀les▶ jésuites ◀de▶ n’en savoir pas beaucoup. Ils savent à mon sens ◀la▶ science du monde & du commerce. Ils connaissent parfaitement l’un & l’autre, & mettent leur science à profit. Ils ont passé dans ◀l’▶alambic ◀la▶ science du monde & celle du commerce, & en ont tiré ◀la▶ quintessence. En voici ◀la▶ preuve.
Ils ont gardé fort longtemps en France ◀les▶ mandarins, qui sont revenus par votre escadre. Puisqu’ils ne pouvaient pas ◀les▶ emmener à Siam avec eux, il me semble qu’ils devaient ◀les▶ ramener à Pondichéry, & ◀les▶ y laisser ; je leur aurais fait tout ◀l’▶honneur & ◀le▶ bon traitement qu’il m’aurait été possible, jusqu’à ce que j’eusse trouvé quelque vaisseau portugais, pour ◀les▶ reconduire à SiaM. J’aurais, ou plutôt ◀la▶ Compagnie aurait eu ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀les▶ faire conduire chez eux ; je m’en serais fait des amis ; & peut-être aurais-je lié avec eux quelque intelligence pour réveiller ◀le▶ commerce à SiaM. Du moins j’y aurais fait mes efforts, & cette intelligence aurait pu par ◀la▶ suite être utile à ◀la▶ Compagnie, & à notre nation ; ce qui est ◀l’▶unique but où je tends ; & ◀les▶ jésuites, qui devraient me prêter ◀la▶ main dans cette intention, & me seconder, sont les premiers à me barrer. Est-ce là ◀la▶ reconnaissance qu’ils devraient avoir pour ◀le▶ roi, pour ◀l’▶État & pour ◀la▶ Compagnie ? Ce n’est point là leur caractère. Ils ont laissé ces mandarins à Balassor, dans ◀le▶ dessein ◀de▶ leur rendre service, à eux jésuites en particulier, lorsqu’ils seront arrivés à Siam, & ◀d’▶achever ◀d’▶y perdre ◀la▶ réputation du nom français. Comme je sais leur politique sur ◀le▶ bout du doigt pour ◀l’▶avoir attentivement étudiée, voici ce qu’ils vont faire.
Ils ont intérêt ◀de▶ se ménager avec ◀les▶ Hollandais & ◀les▶ Anglais, parce que c’est sur leurs vaisseaux qu’ils passent souvent ◀d’▶Europe en Asie, ou ◀d’▶Asie en Europe. ◀Les▶ missionnaires se servent aussi ◀de▶ cette voie, mais moins fréquemment ; & c’est toujours par l’une ◀de▶ ces deux nations que ◀les▶ jésuites font passer ◀d’▶Asie en Europe ◀les▶ marchandises que leurs facteurs ou ◀les▶ jésuites déguisés ont trafiquées dans ◀les▶ Indes : ainsi, ils n’ont garde ◀de▶ se brouiller avec. Tout au contraire, ils leur font leur cour & leur rendent service en toutes occasions, particulièrement lorsqu’elles concertent avec leur profit.
◀Le▶ passage ◀de▶ ces mandarins leur en offre une, & ils n’ont garde ◀de▶ ◀la▶ manquer. Ils leur ont confié ces mandarins à Balassor ; &, sans parler en aucune manière des efforts que votre escadre a faits pour attraper Mergui, afin de ◀les▶ remettre chez eux avec honneur, ils leur auront dit qu’ils ne devaient point s’attendre à retourner à Siam par ◀les▶ vaisseaux français ; & auront ajouté qu’en ◀les▶ remettant entre ◀les▶ mains des Hollandais, ils leur assuraient leur retour prompt & certain, soit à Mergui, soit à Bangkok, soit même à Louvau. ◀Les▶ Hollandais s’en chargeront avec plaisir : ils ◀les▶ reconduiront chez eux en triomphe ; & ◀les▶ autres diront que ◀la▶ peur des Hollandais aura fait fuir ◀les▶ navires ◀de▶ France. Sur ce pied, ◀les▶ mandarins croiront avoir obligation aux Hollandais ◀de▶ leur retour dans leur patrie, & aux jésuites celle ◀de▶ ◀les▶ avoir sauvés ◀de▶ nouveaux périls. Ils en redoubleront leur reconnaissance pour ◀les▶ uns à pour ◀les▶ autres ; & ◀les▶ discours uniformes ◀de▶ ces mandarins & des Hollandais achèveront ◀de▶ perdre ◀la▶ réputation des Français, à laquelle ◀l’▶abandonne-ment ◀de▶ Mme Constance & ◀de▶ son fils, ◀la▶ reddition infâme & lâche ◀de▶ Bangkok, ◀la▶ sortie forcée ◀de▶ Mergui & du royaume après ◀la▶ mort tragique du roi de Siam & celle ◀de▶ M. Constance, qu’il n’a tenu qu’aux Français ◀de▶ sauver, ont déjà donné une cruelle atteinte. Ce qui me force à vous répéter qu’il vaudrait infiniment mieux que vous ne fussiez point venus ici que ◀de▶ n’y pas rester ; & qu’il serait très avantageux ◀de▶ toutes manières que ◀les▶ jésuites n’y fussent jamais venus, & n’y vinssent jamais ; puisque très assurément on peut ◀les▶ compter au nombre ◀de▶ nos plus mortels ennemis, ou du moins ◀de▶ nos plus dangereux espions & commerçants sans risque ◀de▶ se tromper.
◀Les▶ missionnaires, ◀le▶ père Tachard, & ◀les▶ autres jésuites restent ici : qu’y vont-ils faire ? Je n’en sais rien. Je ne sais certainement point ◀le▶ dessein ni des uns ni des autres. Ils observent entre eux une civilité & une paix apparente, qui ◀les▶ ferait prendre pour ◀les▶ meilleurs amis du monde si on ne ◀les▶ connaissait pas. Quoi qu’il en soit, ils restent à Pondichéry : peut-être y vont-ils rêver & songer aux moyens ◀de▶ se faire mutuellement ◀de▶ ◀la▶ peine en Europe, où je voudrais ◀de▶ bien bon cœur qu’ils restassent tous ; & surtout ◀les▶ jésuites, qui sont ici haïs comme ◀le▶ diable, & cependant respectés ◀de▶ tout le monde parce que tout le monde ◀les▶ craint.
Voilà, monsieur, lui dis-je, voyant qu’il avait fini, leur caractère universel par toute ◀la▶ terre. Haïs, craints, & respectés : c’est leur définition ; mais ce ne sont pas ◀les▶ seuls particuliers qui ◀les▶ regardent ◀de▶ ce point de vue : ce sont aussi ◀les▶ plus puissants princes du monde ; &, lorsque vous m’avez vu rire au commencement ◀de▶ votre discours, & que je vous ai promis ◀de▶ vous rendre secret pour secret, c’est que j’ai bien vu que vous m’alliez parler des jésuites : & cela m’a fait souvenir ◀d’▶une chose, qui va sans doute vous surprendre & que je tiens ◀de▶ M. de Seignelay lui-même, & en particulier.
J’étais à Montréal en Canada en 1682 lorsque M. de La Barre, vice-roi, fit ◀la▶ paix avec ◀les▶ Iroquois. ◀Le▶ Père Bêchefer, supérieur des jésuites, y était aussi. Un sauvage que ◀les▶ Français à cause de ◀la▶ longueur ◀de▶ sa bouche avaient surnommé Grand-Gula, & dont ◀le▶ nom sauvage était Aroüim-Tesche, portait ◀la▶ parole pour toutes ◀les▶ nations iroquoises. J’appris, ce jour-là, quantité ◀de▶ choses qui regardaient ◀la▶ Société de Jésus, qui faisaient enrager ◀le▶ père Bêchefer, & rire tous ◀les▶ auditeurs ; car ◀le▶ sauvage y parla en sauvage, c’est-à-dire sans flatterie ni déguisement. ◀Les▶ jésuites étaient démontés ◀de▶ ◀l’▶effronterie ◀de▶ sa harangue, & perdirent tout à fait patience à ◀la▶ conclusion ◀de▶ leur article, qui fut, que tous ◀les▶ sauvages ne voulaient plus ◀de▶ jésuites chez eux. On lui en demanda ◀la▶ raison ; & il répondit, aussi brutalement qu’il avait commencé, que ces jaquettes noires n’iraient pas, s’ils n’y trouvaient ni femmes ni castors.
◀Le▶ père Bêchefer prétendit que ◀l’▶interprète ◀de▶ M. de La Barre se trompait. Celui-ci, voyant sa bonne foi suspecte, fit répéter ◀la▶ même chose, en illinois, en algonquin, en huron, & en tous ◀les▶ autres idiomes iroquois, que tous ◀les▶ Français présents entendaient parfaitement, aussi bien que ◀les▶ jésuites, auxquels ◀la▶ confusion en demeura en entier, en présence de plus ◀de▶ deux cent cinquante Français, outre tous ◀les▶ pères de l’Oratoire, qui ont à Montréal un établissement très beau. Je ◀les▶ prends tous pour témoins, & cet interprète, qui se nomme M. Denizy, à présent médecin à Compiègne, très recherché. Il avait été douze ans entiers avec ◀les▶ sauvages quand nous revînmes ensemble du Canada ; &, en 1713, je ◀le▶ trouvai à Compiègne, où j’étais allé voir une sœur religieuse, & lui parlai ◀de▶ cette aventure, qu’il répéta en présence de quantité ◀de▶ monde à moi inconnu, excepté un nommé M. Auvrai, directeur des Aides.
(Cette histoire est celle que j’avais promise, & qui m’a convaincu que ◀les▶ jésuites ne sont conduits dans ◀le▶ Canada, & ailleurs, que par ◀le▶ commerce & ◀le▶ plaisir des sens, & nullement par ◀le▶ zèle ◀de▶ ◀la▶ propagation ◀de▶ ◀l’▶Évangile. )
Je contai cette histoire à M. de Seignelay, poursuivis-je en continuant ◀de▶ parler à M. Martin : il me dit qu’il ◀la▶ savait bien. Enfin, sur le point de partir au mois ◀de▶ janvier 1688 pour venir ici, j’allai prendre congé ◀de▶ lui. Je vis des jésuites sortir ◀de▶ son cabinet : je lui demandai s’il en passait aux Indes. Il me dit qu’il en venait six ; & m’ordonna ◀de▶ lui faire un journal avec des remarques sur tout ce que j’apprendrais. Je ◀le▶ tais. Vous en avez vu une bonne partie : notre conversation sera comprise dans ◀le▶ reste. Je lui reparlai encore des jésuites : &, donnant carrière à ◀la▶ raillerie, je ramenai ◀l’▶histoire ◀de▶ ceux du Canada, & ajoutai brusquement que ◀l’▶argent du roi était bien mal employé pour ces gens-là, plutôt capables ◀de▶ perdre ◀la▶ France ◀de▶ réputation chez ◀les▶ étrangers que ◀de▶ ◀l’▶y mettre en bonne odeur.
Ceux qui ont connu M. de Seignelay savent que c’était ◀le▶ meilleur cœur ◀d’▶homme qui fût au monde ; mais ◀d’▶une vivacité & ◀d’▶une promptitude inexprimables, & qui, dans son premier feu, rimait richement en Dieu. Il se mit en colère à son tour, & me dit, bien plus vivement que je ne lui avais parlé, à en jurant Mort-D..., nous savons tout cela mieux que toi, & nous en savons encore cent fois plus. Nous ◀les▶ haïssons plus que ◀le▶ diable : trouve ◀le▶ secret ◀de▶ mettre ◀la▶ vie du roi en sûreté contre ◀le▶ poison & ◀le▶ poignard ; & je te jure, sur ma damnation, qu’avant deux mois il n’y en aura pas un en France. Quoi ! lui dis-je, monsieur, il semble que vous voulez me faire entendre que ◀le▶ roi ◀les▶ craint ? Oui, il ◀les▶ craint, ajouta-t-il : il n’a que cette seule faiblesse. Il ◀les▶ hait au fond du cœur, & ne ◀les▶ estime point : cependant, lui, qui fait trembler tout le monde, tremble sous cette exécrable Société, toujours fertile en Cléments, en Châtels & en Ravaillac. Il tremble aux morts ◀d’▶Henri III, & ◀d’▶Henri IV ; & n’en veut point courir ◀les▶ risques. C’est ◀la▶ crainte qu’il a ◀d’▶eux qui est ◀la▶ source ◀de▶ tous ◀les▶ biens qu’il leur fait, & qui est cause qu’il leur accorde tout ce qu’ils ont ◀le▶ front ◀de▶ lui demander, quelque injuste qu’il soit ; parce qu’il ne veut pas s’exposer au ressentiment que cette cruelle Compagnie aurait ◀de▶ ses refus : étant lui-même convaincu, par des lettres interceptées, que ◀le▶ plus grand & ◀le▶ plus juste prince du monde devient pour cette sanguinaire Société un homme commun & digne ◀de▶ mort, sitôt qu’il s’oppose à ses desseins. Table là-dessus ; tu ne te tromperas pas.
Je suis ravi, monsieur, me dit M. Martin, que vous ayez tant ◀d’▶accès auprès de M. de Seignelay, & que cela aille jusqu’à une espèce ◀de▶ familiarité qui tire après soi une pareille confidence. J’ai bien vu, par ◀la▶ lecture du commencement ◀de▶ votre journal pour lui, que vous n’êtes pas mal dans son esprit : & c’est ce qui m’a obligé à m’expliquer nettement avec vous, afin qu’en cas que ◀l’▶occasion s’en présente, comme j’espère que vous voudrez bien ◀la▶ rechercher, ainsi que je vous en prie, vous puissiez ◀l’▶instruire à fond ◀de▶ tout ce qui se passe ici. Feu M. Colbert, son père était celui du commerce : &, s’il avait ◀les▶ mêmes inclinations, il aurait ◀la▶ satisfaction ◀d’▶empêcher ◀de▶ sortir du royaume une quantité prodigieuse ◀d’▶argent dont ◀les▶ Anglais & ◀les▶ Hollandais, nos ennemis, profitent. J’en écris dans ce sens, à lui & à messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie : M. du Quesne est chargé ◀de▶ mes paquets, & je lui ai parlé ◀de▶ ce qu’il devait dire pour appuyer ce que j’écris : mais, comme il m’a paru un peu jésuite, je ne lui ai rien dit qui regarde ces pères ; & vous êtes ◀le▶ seul à qui j’ai parlé sans réserve, espérant beaucoup plus du succès ◀de▶ votre conversation particulière avec M. de Seignelay que ◀de▶ ce qu’il pourra lui dire. On ne vous a fait aucun remerciement ◀de▶ votre peine ◀d’▶avoir refait ◀les▶ écritures qui regardent ◀la▶ flûte, voici un présent que je vous fais, tant pour cet article que pour ◀le▶ mémoire que je vous ai prié & vous prie encore ◀de▶ faire pour M. de Seignelay : &, en achevant, il m’a donné ◀la▶ plus belle pièce ◀de▶ mousseline brodée que j’aie encore vue ; & nous nous sommes quittés très satisfaits l’un ◀de▶ l’autre.
Voilà ◀le▶ résultat ◀de▶ ◀la▶ conversation que j’ai eue avec M. Martin, sur laquelle ◀le▶ lecteur peut faire ses réflexions ; lui assurant, ◀de▶ ma part, que je n’y ai ajouté quoi que ce soit ◀de▶ mon invention, si ce n’est ◀le▶ latin, que M. Martin n’entend pas : mais, en cette occasion, je n’ai été que traducteur, & nullement inventeur ; n’ayant fait que rendre ◀le▶ sens ◀de▶ M. Martin, encore bien faiblement, ne possédant pas cette délicate ironie dont j’ai été charmé dans lui.
Comme il était encore assez bonne heure lorsque je ◀le▶ quittai, je crus devoir aller voir pour la dernière fois ◀le▶ banian & mon aimable Persane, & leur porter des marques ◀de▶ ma reconnaissance. J’y allai, & y fus reçu à mon ordinaire, & ni l’un ni l’autre ne voulut rien prendre ◀de▶ moi. J’en sortis assez tard, charmé ◀de▶ leur générosité, & très convaincu que, si je quittais avec peine ◀la▶ Persane, elle ne me vit pas partir sans chagrin. Je soupai avec ◀le▶ cocu, & ne ◀les▶ ai pas vus depuis ni ◀les▶ uns ni ◀les▶ autres.
Il a fait calme tout plat toute ◀la▶ journée, & il ne fait pas encore un souffle ◀de▶ vent : mauvais commencement ◀de▶ voyage. J’ai dit que nous sommes chargés comme ◀de▶ roches ; j’ajoute que notre pont est une véritable basse-cour. Dieu nous préserve ◀de▶ trouver des ennemis, n’étant point en état ◀d’▶attaquer, & assez mal pour nous défendre.
Du vendredi 26 janvier 1691
Calme encore tout plat : tant pis ; ◀le▶ voyage devant être long avant que de prendre terre à ◀l’▶île de l’Ascension, où est notre rendez-vous en cas ◀de▶ séparation, & où il y a plus ◀de▶ deux mille cinq cents lieues d’ici. On a réglé ◀l’▶eau aujourd’hui, tant pour ◀les▶ hommes que pour ◀les▶ bestiaux, dont nous avons une quantité prodigieuse. Quand je n’en aurais pas ◀les▶ clefs, cela ne m’embarrasserait nullement, bien sûr que j’aurai plus ◀d’▶eau ◀de▶ pluie que je n’ai envie ◀d’▶en boire.
Du samedi 27 janvier 1691
Du dimanche 28 janvier 1691
◀Le▶ vent s’est rafraîchi, & nous allons à merveille. ◀Le▶ petit sanglier que j’ai fait saler à Négrades est excellent : je ne suis pas ◀le▶ seul qui ◀le▶ trouve de même. Nous n’avons plus avec nous ni missionnaires ni marchands ni passagers, ni autre bâtard du vaisseau. Nous sommes tous enfants légitimes, c’est-à-dire que nous n’avons plus que notre équipage, dont M. de La Touche, ◀le▶ même dont j’ai parlé ci-dessus, fait partie, remplissant ◀la▶ place ◀de▶ feu ◀Le▶ Vasseur. Nous portons au Sud-Est, pour parer ◀les▶ terres du royaume ◀de▶ Bisnagar dans ◀la▶ péninsule. On dit que nous passerons dans ◀l’▶est ◀de▶ Madagascar fort au large, & que nous pourrons bien aller à Mascarey : je ◀le▶ souhaite ; mais, comme cela dépendra du vent, c’est une chose très incertaine.
Du lundi 29 janvier 1691
Nous avons aujourd’hui mangé la dernière vache ◀de▶ celles que nous avons apportées ◀de▶ France. C’est ◀la▶ même qui a donné du lait pendant toute ◀la▶ traversée. Son lait s’est tari, sa mort a été jurée : belle récompense, ou plutôt belle marque ◀de▶ ◀l’▶ingratitude ◀de▶ ◀l’▶homme !
Du mardi 30 janvier 1691
Toujours bon vent, & nous allons bien.
Du mercredi 31 dernier janvier 1691
Toujours bon vent ; nous commençons à retrouver ◀les▶ pluies ◀de▶ ◀la▶ Ligne.
Février 1691
Du jeudi 1er février 1691
Toujours bon vent : & fort beau temps. Quinze jours de même, je me compte à Mascarey. ◀Le▶ Père La Chassée & moi sommes également très fort mortifiés : nous n’avons plus du tout ◀de▶ vin ◀de▶ Cahors, ni ◀de▶ celui ◀de▶ Saint-Yago. Il n’en est pas content, ni moi non plus. Nous buvons de temps en temps bouteille du vin ◀d’▶Espagne que nous avons acheté en commun en Europe ; mais, comme il nous coûte notre argent, il ne nous paraît pas si bon. Notre vin ◀de▶ Bordeaux ou ◀de▶ Grave, & ◀de▶ Tursan, n’est point mauvais ; mais, comme à force ◀d’▶avoir été battus, l’un & l’autre tire sur ◀l’▶aigre, & qu’il y faut mettre ◀de▶ ◀l’▶eau, ce qui n’est nullement son goût ni le mien, il me désespère sur ◀le▶ vin ◀de▶ Chiras que j’ai acheté à Bengale : il me prédit qu’il se gâtera, à moins que je ne lui donne vent. Je ne trouve point bon ni sa prophétie, ni son gourmétage. Ma réponse est tirée du Poëma maccaronicum :
Ite, Ite, ad Rhenii fontes silibunda propago :Ite nec in nostrum tam dulce recurrite vinum.
Son obstination & ses récidives me font rire, & mes refus ◀le▶ font enrager.
Du vendredi 2 février 1691
◀Le▶ vent est toujours bon, & nous commençons à ressentir ◀les▶ chaleurs étouffantes ◀de▶ ◀la▶ Ligne.
C’est aujourd’hui ◀le▶ jour ◀de▶ ◀la▶ Purification, ou ◀de▶ ◀la▶ Chandeleur. Notre aumônier a prêché ce matin, & a pris son texte du premier verset ◀de▶ ◀l’▶Évangile ◀d’▶aujourd’hui, qui est ◀le▶ 22 du second chapitre ◀de▶ saint Luc. Je lui ai malicieusement dit, en soupant, que c’était pour tous ◀les▶ hommes une leçon ◀de▶ se purifier ; & lui ai demandé si ◀la▶ succession ◀de▶ ◀Le▶ Vasseur ne lui tenait pas un peu au cœur, & s’il ne s’en purifierait pas, du moins pour nous édifier ? M. de La Chassée, qui ne lui passe rien, s’est mis ◀de▶ ◀la▶ partie, autant a fait M. de Porrières : &, tout en riant, nous avons prêché ◀le▶ prédicateur : mais c’est un moine, & moine bas-breton. Une pomme cuite s’attacherait à du marbre ; & ici, il ne reste ni impression, ni vestige des Advertatur.
Du samedi 3 février 1691
Toujours fort bon vent, & nous portons au Sud, avec moins ◀de▶ voiles que ◀les▶ autres ; car, quoique nous soyons chargés à morte charge, nous allons toujours mieux que ◀les▶ autres beaucoup moins chargés que nous. Il a plu toute ◀la▶ journée, & ◀la▶ pluie redouble. Je ne sais si je m’accoutume à ◀la▶ chaleur ; mais celle-ci me paraît plus supportable que celle ◀de▶ ◀l’▶année passée.
Du dimanche 4 février 1691
Il a calmé cette nuit, & il a fait fort peu de vent toute ◀la▶ journée. Je ne m’accoutume point à ◀la▶ chaleur ; car celle ◀d’▶aujourd’hui m’a paru fort étouffante. Si ce n’était pas de même hier, c’est qu’il y avait du vent & qu’il n’en a point fait aujourd’hui. Nous sommes à trente-huit minutes ◀de▶ ◀la▶ Ligne.
Du lundi 5 février 1691
Il n’a presque point fait ◀de▶ vent. Nous avons cependant passé ◀la▶ Ligne sur ◀les▶ cinq heures du soir ; mais, ◀le▶ soleil n’est pas encore entre vous & nous : il est encore à onze degrés au Sud. Il fait une chaleur excessive : & c’est aujourd’hui le dernier jour ◀de▶ ◀l’▶hiver pour vous, & pour tout ce qui est au nord ◀de▶ ◀la▶ Ligne ; comme c’est le dernier jour ◀de▶ ◀l’▶été pour tous ◀les▶ climats qui en sont au sud.
Du mardi 6 février 1691
Je dis hier que tous ◀les▶ lieux ◀de▶ ◀la▶ terre qui sont au nord ◀de▶ ◀la▶ Ligne, c’est-à-dire ◀la▶ moitié du globe terrestre, entrait aujourd’hui dans ◀le▶ printemps. En voici ◀l’▶explication, c’est notre premier pilote qui m’a donné ce système qui me paraît assez juste.
Nous savons tous que ◀le▶ calendrier réformé par Grégoire XIII en 1582, & qui à cause de ce pape porte ◀le▶ nom ◀de▶ calendrier grégorien, fixe ce premier jour ◀de▶ printemps au 21 mars, qui est ◀le▶ jour que ◀le▶ soleil entre dans ◀le▶ signe du Bélier, c’est-à-dire que ◀le▶ soleil est au milieu du monde ◀d’▶un pôle à l’autre ; & que ◀les▶ jours sont égaux partout ; mais, nous savons aussi que cette fixation n’a été faite que par rapport à ◀la▶ fête ◀de▶ Pâques, & nous savons encore que cette fixation n’est pas toujours juste, puisque assez souvent cet équinoxe arrive dès ◀la▶ nuit du 18 au 19 mars, & qu’ainsi cette époque du 21 cadre rarement au cours du soleil.
Mais si, sans avoir égard à ◀la▶ religion, à laquelle ◀les▶ saisons ◀de▶ ◀l’▶année ne font rien, on voulait donner une époque fixe & certaine à ces quatre saisons ◀de▶ ◀l’▶année, ne pourrait-on pas ◀les▶ fixer sur ◀le▶ plus ou ◀le▶ moins ◀d’▶éloignement du soleil ; & suivant cela, composer ◀l’▶hiver des quatre-vingt-onze jours que ◀le▶ soleil serait ◀le▶ plus éloigné ◀de▶ nous, tant à se retirer qu’à revenir, ce qui tomberait du 5 novembre au 6 février ◀de▶ ◀l’▶année suivante exclus ? Commencer ◀le▶ printemps ◀le▶ 6 février, & ◀le▶ finir ◀le▶ 5 mai, qui sont ◀les▶ quatre-vingt-onze jours que ◀le▶ soleil met à venir du onzième degré quarante-cinq minutes Sud, jusqu’au onzième degré quarante-cinq minutes Nord ou vers ◀l’▶Europe, & composer notre été des quarante-cinq jours & demi qu’il est à venir de ce onzième degré quarante-cinq minutes Nord jusqu’au tropique du Cancer, que nous nommons solstice ◀d’▶été, & des quarante-cinq autres jours & demi, qu’il emploie à retourner ◀de▶ ce tropique du Cancer à ce même onzième degré quarante-cinq minutes Nord, ce qui tomberait du 6 mai au 5 août inclus, ce qui formerait un espace ◀de▶ quatre-vingt-onze jours pour notre été ◀d’▶Europe ; & laisser ◀les▶ quatre-vingt-onze autres jours pour notre automne, qui commencerait ce même jour six août & qui finirait ◀le▶ cinq novembre, ce qui est ◀le▶ temps que ◀le▶ soleil met à parcourir ◀les▶ vingt-trois degrés & demi qui sont depuis ce onzième degré quarante-cinq minutes Nord jusqu’à pareil degré quarante-cinq minutes Sud ?
Je ne parle point des deux jours & quelques heures pour remplir ◀l’▶année bissextile : cela me mènerait trop loin ; & ◀les▶ astronomes ◀les▶ régleraient par leurs cartes astronomiques. Cette année bissextile aurait toujours son cours, & ◀le▶ jour ◀de▶ Pâques serait également fixé au dimanche d’après ◀la▶ pleine lune ◀de▶ ◀l’▶équinoxe, & ceci ne regarderait uniquement que ◀les▶ saisons & nullement ◀l’▶année chrétienne.
Ce système serait assez inutile ◀de▶ lui-même. ◀Le▶ calendrier grégorien est ◀d’▶une justesse ◀la▶ plus recherchée qu’on a pu : du moins, j’ai ouï dire qu’il est naturellement impossible ◀de▶ ◀le▶ porter à un plus haut degré ◀de▶ perfection ; & il faut que cela soit, puisque ◀les▶ jésuites, sur lesquels je m’en reposerais volontiers comme ◀de▶ toutes autres sciences ◀de▶ mathématiques, en conviennent, eux qui ne sont pas prodigues ◀d’▶encens pour ◀les▶ productions ◀d’▶autrui. Cependant, celui-ci que notre pilote m’a donné ne dérangerait rien dans ◀le▶ ciel. ◀Le▶ soleil, ◀la▶ lune, ◀les▶ astres & ◀les▶ planètes auraient toujours ◀le▶ même cours que Dieu leur a fixé ◀de▶ toute éternité ; mais ◀les▶ saisons seraient mieux distinguées ; & si on ◀les▶ commençait quarante-cinq jours plus tôt qu’on ne ◀les▶ commence, elles cadreraient mieux avec ◀le▶ temps que ◀la▶ nature agit. ◀Les▶ fleurs paraîtraient avec ◀le▶ printemps ; ◀l’▶été ferait croître ◀les▶ fruits & ◀les▶ mûrirait en partie ; ◀l’▶automne ◀les▶ recueillirait [sic], & ◀la▶ terre se reposerait pendant ◀l’▶hiver. Au lieu que nous avons des fleurs au milieu de ◀l’▶hiver, & des fruits au printemps, & presque tout en cave & en grenier à ◀la▶ mi-automne.
Du mercredi 7 février 1691
Toujours très peu de vent & beaucoup de pluie, avec une chaleur excessive. Nous prenons des dorades et des bonites en quantité ; mais elles ne sont pas si bonnes, à beaucoup près, que celles des mers ◀de▶ ◀l’▶ouest ◀de▶ ◀l’▶Afrique.
Du jeudi 8 février 1691
Même chose.
Du vendredi 9 février 1691
Même chose pour ◀le▶ temps. Quoique ◀les▶ bonites ne soient ici ni si fréquentes, ni si grasses que celles que nous avons pêchées en venant, je n’ai pas laissé ◀d’▶en faire mariner une cinquantaine. Si elles réussissent, tant mieux pour nous : sinon, d’autres auxquels tout est propre ◀les▶ mangeront : je veux dire nos matelots.
Du samedi 10 février 1691
◀Le▶ vent est revenu bon ; il est faible : il y a apparence qu’il affraîchira. Il a fait beau pendant ◀le▶ jour ; il a beaucoup plu ce soir, & il pleut encore.
Du dimanche 11 février 1691
Il a plu toute ◀la▶ nuit & ce matin : cet après-midi ◀le▶ temps est revenu très beau. ◀Le▶ vent est bon & bon frais. Nous allons, grâce à Dieu, parfaitement bien.
J’ai entendu à ◀l’▶issue du dîner une chose qui m’a fait rire, & qui je crois divertira ◀le▶ lecteur. Il y avait une baille ou un baquet plein ◀d’▶eau ◀de▶ ◀la▶ pluie qui ne faisait que ◀de▶ cesser : elle était sous ◀la▶ ralingue ◀de▶ ◀la▶ grande voile, appuyée sur une barre ◀d’▶anspect. Un matelot a voulu ôter cette barre, qui traversait ◀le▶ chemin ; &, ne prenant pas garde au baquet qui portait dessus, il a cru ◀l’▶enlever tout ◀d’▶un coup : il a tiré ◀de▶ toute sa force, & a perdu son temps. Un autre matelot s’en est mêlé ; &, en levant ◀la▶ barre, il a fait couler ◀le▶ baquet : & ◀la▶ barre étant libre, il en a fait ce qu’il a voulu. Après cela, il a accusé son camarade ◀de▶ peu ◀d’▶esprit, & ◀de▶ moins ◀de▶ force. Ho ! je ◀le▶ crois bien, lui a dit celui-ci, tu ressembles à notre curé : tu porterais volontiers le bon Dieu à ta main, & tous ◀les▶ diables à ton cou. Je me suis informé ◀de▶ ce que cela voulait dire, après en avoir bien ri. C’est que ces deux matelots sont ◀de▶ Quimper, que ◀le▶ curé du même lieu a été obligé ◀de▶ plaider contre ◀les▶ habitants ◀de▶ sa paroisse, qu’il a gagné son procès, et que ◀le▶ père ◀de▶ celui qui a fait ◀la▶ réponse était pour lors marguillier, et qu’il a été exécuté pour ◀les▶ dépens, ◀le▶ curé n’ayant voulu faire ni quartier ni remise.
◀Le▶ lecteur peut juger, là-dessus, du génie breton. Notre pilote, qui ◀l’▶est, mais qui est revenu ◀de▶ ces bagatelles, dit qu’un paysan croit que ◀la▶ fortune ◀de▶ sa famille est solidement établie quand son fils aîné est procureur & le second prêtre : qu’ainsi il donne ◀le▶ cadet à Dieu & l’autre au diable ; mais que Belzébut fait si bien son compte que tous deux sont pour lui. Je sais bien que dans ◀le▶ bréviaire ◀de▶ Rennes, & celui ◀de▶ Vannes, dans ◀l’▶Hymne ◀de▶ saint Yves, il y a cette strophe-ci :
Sanctus Ivo erat Britto,Advocatus & non latro.Res miranda !
C’en est assez pour caractériser ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ basse robe, &, puisqu’il faut rendre justice à ◀la▶ vérité, notre aumônier ne laisse aucun doute sur ◀le▶ bas clergé.
Du lundi 12 février 1691
Il a encore fait une très forte pluie toute ◀la▶ nuit, à toute ◀la▶ journée ; ce qui a fait tout à fait calmer ◀le▶ vent : &, comme nous allons au-devant du soleil, & que nous sommes presque sous lui, ◀la▶ chaleur nous étouffe.
Du mardi 13 février 1691
◀Le▶ vent s’est jeté à Ouest-Sud-Ouest : ils n’est ni bon ni mauvais, parce que ◀la▶ bordée est longue. Nous avons viré ◀de▶ bord pour la première fois depuis notre départ ◀de▶ Pondichéry : nous portons au Sud. Il pleut presque toujours.
Du mercredi 14 février 1691
Calme tout plat, pas un nuage en ◀l’▶air, & chaleur excessive. Ce n’est pas là ◀le▶ moyen ◀d’▶aller à Mascarey.
Du jeudi 15 février 1691
Il a fait fort beau toute ◀la▶ journée, mais peu de vent : il n’a cependant pas laissé ◀de▶ nous avancer un peu : nous ne sommes qu’à trois degrés ou soixante lieues du soleil.
Du vendredi 16 février 1691
◀Le▶ temps a été beau, il ◀l’▶est encore. ◀Le▶ vent est venu bon, & nous allons fort bien.
J’ai remarqué une chose cette nuit, environ sur ◀les▶ onze heures & demie. ◀La▶ lune dans son plein était justement au-dessus ◀de▶ notre tête ; & quoique ses rayons fussent à plomb & perpendiculaires, il ne nous lançaient qu’une lumière fusque & sombre ; au lieu qu’avant qu’elle fût à notre zénith ou après qu’elle ◀l’▶a eu passé, sa lumière était belle & claire. Je voudrais bien savoir pourquoi ces rayons ◀de▶ ◀la▶ lune sont plus clairs obliques que perpendiculaires ? Si ◀la▶ terre y faisait obstacle, ◀la▶ lune aurait souffert une éclipse en tout ou en partie : ce qui n’a point été. Si ce sont ◀les▶ exhalaisons ◀de▶ ◀la▶ mer, il y en a plus, entre cet astre & nous, lorsqu’il nous regarde ◀de▶ côté que lorsqu’il nous regarde en face. Que ◀de▶ choses ◀l’▶homme ignore ! Ses sens sont frappés sans qu’il en comprenne ◀la▶ cause. Il se forme des raisons ◀de▶ tout : son amour-propre & son orgueil ◀l’▶y clouent. Je crois ◀l’▶avoir déjà dit, je pardonnerais à ◀l’▶homme ◀de▶ ne croire point ce qu’il ne voit pas s’il pouvait rendre raison ◀de▶ ce qu’il voit.
Du samedi 17 février 1691
Nous étions hier au soir à quarante lieues du soleil ; nous ◀l’▶avons passé aujourd’hui : imaginez-vous s’il fait chaud. Mes souliers ont deux semelles ◀de▶ gros cuir ◀de▶ pompe, & ◀l’▶ardeur me brûle à travers. ◀Le▶ lecteur peut se figurer ◀le▶ reste. Il a plu tout ◀le▶ matin : ◀l’▶après-midi, ◀le▶ vent est venu bien fort, mais il est bon.
Du dimanche 18 février 1691
◀Le▶ vent a été bon toute ◀la▶ journée, & ce soir ◀la▶ pluie ◀l’▶a fait tout à fait calmer.
Du lundi 19 février 1691
Calme tout plat, ◀la▶ nuit passée, & toute ◀la▶ journée ; mais ce soir ◀le▶ vent est revenu fort bon, & bon frais.
Du mardi 20 février 1691
Notre hunier a crevé cette nuit, non par ◀la▶ force du vent, qui était bien faible, mais par ◀la▶ vieillesse. Il ne faut pas lui plaindre son temps : c’est ◀le▶ même qui nous a conduits ◀de▶ France ici, & qui avait été raccommodé après notre combat ◀de▶ Madras. ◀Le▶ vent a rafraîchi ce matin. Nous étions à midi à seize degrés au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. Il faut que ◀les▶ courants aient été pour nous, parce que nous avons avancé beaucoup plus que ◀les▶ pilotes ne croyaient : ◀le▶ plus ◀de▶ ◀l’▶avant ne se faisait qu’à quatorze degrés & demi.
Du mercredi 21 février 1691
Toujours bon vent & beau temps, nous sommes à dix-sept degrés & demi au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. Nous n’allons point à Mascarey. J’en suis fâché, par des raisons qu’il est inutile que je dise.
Du jeudi 22 février 1691
Toujours bon vent & beau temps. ◀La▶ fièvre commence à me tenir à mon tour. J’en ai été accablé depuis hier à midi : j’ai un si grand mal ◀de▶ tête que je ne vois goutte. Je dirai demain ◀le▶ remède que je vas prendre. Je prendrais bien du cangé, mais notre riz est échauffé & ne me convient pas par son odeur. Nous étions à midi à dix-neuf degrés juste au sud ◀de▶ ◀la▶ Ligne. ◀Le▶ vent ◀de▶ Sud-Est nous bouche ◀le▶ chemin ◀de▶ Mascarey. Nous courons ◀le▶ Sud-Ouest.
Du vendredi 23 février 1691
J’ai lu ◀les▶ Mémoires ◀de▶ M. de Bassompierre, et me suis servi ◀de▶ son remède allemand ; c’est-à-dire qu’hier au soir, sans en rien dire à qui que ce soit, je vuidai moi seul quatre bouteilles ◀de▶ vin ◀de▶ Grave, & en bus plus ◀de▶ cinq pintes mesure ◀de▶ Paris, sans rien manger du tout. J’ai sué, vomi & dormi comme un porc : je suis bien faible, & j’ai ◀la▶ tête entre deux marteaux ; mais je n’ai point eu ◀de▶ fièvre. Je donne ceci au changement ◀de▶ climats qui dérangent ◀la▶ machine. Toujours beau temps & bon vent.
Du samedi 24 février 1691
Toujours beau temps & bon vent. Mon remède allemand m’a tiré ◀d’▶intrigue ; quelque soif qui m’ait brûlé, je n’ai point voulu boire. J’ai encore brusqué notre chirurgien, qui peut-être voudrait que je fusse crevé, pour ◀l’▶honneur ◀d’▶Esculape, mais malgré lui je suis hors ◀d’▶affaire. ◀Les▶ dents commencent à me démanger : demain je ◀les▶ gratterai, & pas plus tôt.
Du dimanche 25 février 1691
◀Le▶ vent est toujours bon, & s’il continue, nous passerons demain ◀le▶ tropique du Capricorne, & même ◀de▶ bon matin ; étant aujourd’hui à midi par vingt-deux degrés quinze minutes au Sud.
Il y avait trois jours entiers que je n’avais rien pris que du vin ◀le▶ jeudi au soir : il fallait me voir à déjeuner. Madame la Nature ne veut rien perdre. ◀La▶ Fargue dit que j’ai ◀le▶ corps ◀d’▶acier. Je n’en sais rien ; ma chair est flexible : mais il est vrai que je me trouve fort bien ◀de▶ ne prendre pour médecin que moi-même, & que ◀la▶ sueur & ◀la▶ diète, qui ne coûtent rien, & valent incomparablement mieux que toutes ◀les▶ drogues ◀d’▶un apothicaire.
Du lundi gras 26 février 1691
Nous avons en effet passé ◀le▶ tropique : ◀le▶ vent, qui est bon & qui s’est renforcé, nous fait faire plus ◀de▶ trois lieues par heure. ◀La▶ chaleur est modérée ; mais, sans être au bal comme on est en France, ◀le▶ roulis nous fait danser & sauter, qu’il ne nous manque que des violons.
Du mardi gras 27 février 1691
◀Le▶ vent nous donne toujours ◀le▶ bal & nous fait faire des sauts & des caprioles dont certainement nous nous passerions fort bien. Nous avançons cependant bien vite & bien fort : & si ◀l’▶Écueil était seul, nous avancerions encore davantage ; & cela, parce que nous porterions plus ◀de▶ voiles. Nous ne souffririons même pas tant, parce que ces voiles soutiendraient ◀le▶ vaisseau contre ◀le▶ vent, & que nous sommes obligés ◀d’▶en porter peu pour attendre ◀les▶ autres.
Du mercredi des Cendres 28 & dernier février 1691
Nous avons vu ce matin une éclipse ◀de▶ soleil : elle a commencé vers ◀les▶ sept heures & demie, & a fini vers ◀les▶ neuf heures un quart, ou environ. ◀Le▶ soleil a paru couvert ◀de▶ ◀la▶ moitié ◀de▶ son disque ; mais ◀le▶ temps n’étant pas sans nuages, & n’y ayant point ◀de▶ jésuite avec nous, on n’a pas pu ◀l’▶examiner. Cette éclipse n’a pas pu paraître à Paris, ◀le▶ soleil n’y étant pas encore levé & n’y pouvant être au plus que deux heures du matin, parce que ◀de▶ sa longitude à ◀la▶ nôtre il y a soixante-treize degrés ◀de▶ différence, qui à quinze degrés par heure en font cinq : ainsi, il est midi ici, lorsqu’il n’est que cinq heures du matin en France.
Mars 1691
Du jeudi 1er mars 1691
◀Le▶ vent est encore devenu plus fort : on ne peut ◀le▶ tenir. C’est un vent ◀de▶ diable : notre misaine a été emportée.
Du dimanche 4 mars 1691
Je n’écrivis point hier ni avant-hier parce que je ne ◀l’▶ai pas pu. Nous avons essuyé jeudi, vendredi, & hier samedi, ce qu’on appelle à ◀la▶ mer un ouragan, c’est-à-dire, un coup de vent terrible. Je me souviens ◀d’▶avoir lu, dans ◀le▶ Journal du règne ◀de▶ Henri III, que ◀les▶ huguenots disaient qu’il avait fait bon mourir ◀la▶ nuit que mourut ◀le▶ cardinal de Lorraine, qu’il fit très mauvais temps, parce, disaient-ils, que tous ◀les▶ diables ◀de▶ ◀l’▶enfer étaient en ◀l’▶air à attendre ◀l’▶âme ◀de▶ ce prélat, & ne songeaient point aux autres mourants. Si cela était ainsi, il a certainement fait bon mourir en Europe & dans ◀l’▶Amérique ces trois derniers jours-ci ; car ce n’étaient pas ◀les▶ vents qui soufflaient, c’étaient tous ◀les▶ esprits aériens & infernaux qui étaient venus tenir leur assemblée générale, ou leur sabbat universel, dans ◀l’▶extrémité des mers ◀de▶ ◀l’▶Asie & ◀de▶ ◀l’▶Afrique.
On n’a jamais vu ◀de▶ temps si furieux : tout le monde ici en convient ; &, quelque tempête où je me sois trouvé, sur ◀le▶ grand banc & ◀les▶ côtes ◀de▶ Terre-Neuve, & même dans ◀le▶ Nord aux voyages ◀de▶ Copenhague & ◀de▶ Stockholm, je n’ai rien vu qui puisse être mis en comparaison avec ce que nous venons de souffrir. ◀Le▶ vent, ou plutôt ◀les▶ vents, n’avaient aucune assiette, ni tenue : ils soufflaient ◀de▶ tous ◀les▶ côtés du monde ; & on pouvait justement dire comme Ovide,
Nescit cui vento pareat unda maris.
Nous nous sommes vus, cinq fois en deux jours, dans ◀le▶ péril imminent ; notre barre ◀de▶ gouvernail ayant cassé autant ◀de▶ fois, & notre gouvernail, qui n’était point retenu, donnant ◀de▶ si furieux coups dans notre arcasse que nous avons cru cent fois que ◀le▶ derrière ◀de▶ notre navire allait être emporté.
Quinault a raison ◀de▶ faire chanter dans un ◀de▶ ses opéras :
Quand on est au port !
Oui, sans doute, c’est un plaisir ; mais, si grand puisse-t-il être, il ne vaut pas ◀la▶ peine ◀d’▶être acheté. ◀La▶ nature fait ◀de▶ très mauvais sang, & certainement ◀la▶ différence est très grande entre en être instruit par ◀les▶ autres & ◀le▶ savoir par soi-même. Je ne sais si Ovide & Lucain parlaient par eux-mêmes ou pour ◀l’▶avoir appris ◀d’▶autrui ; mais, tout ce que le premier dit dans la seconde élégie du premier livre des Tristes, et celui-ci dans le cinquième ◀de▶ ◀la▶ Pharsale, m’a paru très exactement vrai. Peut-être qu’à la manière des poètes, ils ont grossi ◀les▶ objets sur ◀la▶ Méditerranée, où ◀les▶ flots ne sont point si gros que sur ◀l’▶Océan, mais où aussi ils sont plus vils & plus serrés : c’est ◀de▶ quoi tous ◀les▶ navigateurs conviennent, & que l’un vaut l’autre ; mais il est impossible ◀de▶ ◀les▶ grossir sur ce qui vient de nous arriver, & s’ils avaient voulu nous peindre dans leurs descriptions ◀de▶ tempêtes, je dirais qu’on ne pouvait pas faire un tableau plus ressemblant.
Comme je viens de ◀les▶ relire, en attendant que ◀la▶ mer un peu plus calme me permît ◀d’▶écrire, j’ai remarqué dans leurs descriptions une chose à laquelle je n’avais fait encore aucune réflexion.
C’est sur le dixième flot, qu’ils prétendent plus fort que ◀les▶ autres. Voici ce que dit Ovide :
Qui venit hic fluctus, fluctus supereminet omnes, Posterior nono est, undecimoque prior.
Lucain n’y cherche point ◀de▶ paraphrase ; &, parlant du flot qui enleva ◀la▶ chaloupe sur laquelle Jules César passa ◀de▶ Grèce en Italie, & qui était échouée, voici ce qu’il dit :
Ha fatum ! Decimus, dictu mirabile, fluctusInvalidâ cum puppe levat : nec rursus ab altoAggere dejecit pelagi, sed pertulit unda,Scruposisque, angusta vacant ubi litiora, saxis,Imposuit terrae.
Y a-t-il du miraculeux, ou du merveilleux dans ce dixième flot ? Quoi qu’il en soit, c’est être ◀d’▶un esprit bien tranquille que ◀de▶ compter ◀les▶ Ilots pendant une tempête. Le mien n’était pas dans cette situation toute heureuse : il était trop agité, aussi bien que celui ◀de▶ quantité d’autres. Je n’ai pourtant pas pu m’empêcher ◀de▶ rire ◀d’▶une simplicité ◀de▶ notre aumônier. qui est venu bonnement dire à M. de Porrières, comme nous étions tous dans ◀la▶ sainte-barbe à travailler au gouvernail, où on n’avait laissé entrer que des gens nécessaires, & résolus. Il faudrait, monsieur, faire mettre tout le monde en prière. Je tenais un bout ◀de▶ grélin pour tenir ◀le▶ gouvernail assujetti : nous étions douze hommes dessus, entre autres M. de La Chassée, qui, sans rire comme moi, ◀l’▶a envoyé prier Dieu lui seul, & songer à sa conscience ; que pour nous, qui ◀l’▶avions nette, nous travaillions dans ◀la▶ nuit, & prierions Dieu demain. J’y ai ajouté, voyant sa confusion, ce qu’entre autres choses Didon dit à Ænée, ou qu’Ovide, que je sais presque par cœur, lui fait dire :
Perfïdiae paenas exigit iste locus.
Je reviens à lui, & à Lucain. J’ignore quelle vertu ils attribuaient à ce dixième Ilot ; mais ils m’ont tous paru égaux, & tous bien furieux. M.Pavillon dit dans une ◀de▶ ses odes :
On est roi, quand on se maîtrise,Qu’on sait vaincre ses passions,
Cela étant, il n’y a guère ◀de▶ gens ici qui soient capables ◀de▶ ◀l’▶être ; car, je puis assurer que tous, sans exception, laissaient voir sur leur visage des marques ◀de▶ ce que souffrait ◀le▶ dedans. Ce n’est rien ◀d’▶affronter, ◀les▶ armes à ◀la▶ main, une mort qu’on va chercher pour ◀l’▶honneur, ou ◀la▶ gloire : ◀l’▶ardeur ◀d’▶attaquer, ou ◀le▶ soin ◀de▶ se défendre, laisse toujours ◀l’▶espérance ◀d’▶en revenir & dissipe une bonne partie ◀de▶ ◀la▶ peur. Bien plus, cette terreur ne surprend qu’au commencement ◀d’▶un combat, étant très certain que ◀l’▶animosité & ◀la▶ dissipation ◀la▶ fait évanouir dans un moment ; mais ce n’est pas ◀la▶ même chose dans un naufrage disputé. Notre gouvernail sans barre & ses coups doubles à droit & à gauche ne nous présentaient qu’une mort également horrible à certaine, & dont nous goûtions toute ◀la▶ cruauté avant que ◀l’▶assouvir ; & je prenais pour moi ce que j’ai dit au sujet de Jacques Nicole & que ◀le▶ lecteur peut revoir, pages 230 & suivantes du t. I.
Cela me fait souvenir des beaux vers que M. Corneille fait dire à Andromède lorsqu’elle est attachée à un rocher, pour servir ◀de▶ proie à un monstre. Pour connaître toute ◀la▶ beauté ◀de▶ cette stance, il faut observer qu’elle vient de consoler son père & sa mère, avec une constance digne ◀de▶ ◀l’▶élévation ◀de▶ génie du poète qui ◀la▶ fait parler.
Affreuse image du trépas,Qu’un triste honneur m’avait fardée !Surprenantes horreurs, épouvantable idée,Qui tantôt ne m’ébranliez pas !Lorsqu’on touche au dernier moment !
Oui, sans doute, on conçoit bien mal ces horreurs ◀de▶ ◀la▶ mort lorsqu’on ne ◀la▶ voit que ◀de▶ loin : il faut avoir été aussi près ◀d’▶en être ◀la▶ victime que nous ◀l’▶avons été pendant plus ◀de▶ cinquante-quatre heures, pour ◀les▶ bien comprendre. MM. ◀le▶ commandeur, ◀de▶ Bouchetière, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ & tous ◀les▶ autres, oui ◀l’▶ont affrontée au canon, au mousquet & à ◀l’▶épée, n’en ont point été exempts ; & tel ◀d’▶eux, qui passe pour être, & est en effet, intrépide, se battait ◀la▶ tête contre ◀la▶ lice, en levant ◀les▶ mains & ◀les▶ yeux au ciel.
Pour moi, qui ai toujours regardé ◀la▶ mort comme un mal nécessaire, & en stoïque, je ◀l’▶ai regardée ici comme si certaine & immanquable que pour me ◀la▶ faire ◀la▶ plus prompte qu’il m’était possible, j’avais mis sur mon lit six pistolets chargés à balle ◀de▶ calibre, où j’aurais mis ◀le▶ feu si ◀le▶ navire eût coulé bas, comme j’y voyais apparence.
Une ◀de▶ nos soutes a été entièrement gâtée & nous avons perdu plus ◀de▶ trois milliers ◀de▶ pain, ce qui me fait fort craindre qu’on sera obligé ◀d’▶en retrancher un quart par jour. Notre riz est pourri : ◀les▶ deux tiers ◀de▶ nos bestiaux sont morts, ou ont été emportés par ◀les▶ coups ◀de▶ mer, dont ◀les▶ vagues ou ◀les▶ flots étaient & montaient plus haut que notre fanal, qui en a aussi été emporté ; &, pour comble ◀de▶ malheur pour messieurs ◀de▶ ◀la▶ Compagnie, c’est que ◀le▶ navire faisait eau de toutes parts, & que plusieurs ballots ◀de▶ marchandises ont été mouillés, & par conséquent gâtés.
Notre gouvernail n’est point encore raccommodé, & ne peut pas ◀l’▶être, que ◀d’▶une mer plus unie & plus tranquille. Nos charpentiers préparent tout, & cependant nous gouvernons à ◀la▶ voile. Ils espèrent que demain tout sera raccommodé, pourvu que ◀la▶ mer ◀le▶ permette. En un mot nous sommes mal, si Dieu n’a pitié ◀de▶ nous. Grâce à sa bonté, ◀le▶ vent a calmé à ◀la▶ pointe ◀de▶ jour : au lever du soleil, ◀le▶ temps s’est éclairci, & ce soir il ne vente presque point du tout. Nous nous sommes rejoints cet après-midi vers ◀les▶ cinq heures ; mais, bien éloignés la plupart. Nous ne sommes plus que cinq navires, dont ◀le▶ Gaillard n’est point du nombre. Nous ne savons ce que peut être devenu M. du Quesne : Dieu veuille qu’il ne lui soit point arrivé ◀de▶ malheur ! Nous avons vu un mât ◀de▶ hune à ◀l’▶eau ; il a passé proche de nous : plaise à ◀la▶ bonté divine que ce soit un mât ◀de▶ rechange, qu’il ait volontairement jeté à ◀la▶ mer pour soulager ◀d’▶autant un des côtés ◀de▶ son navire. Nous ◀le▶ croyons & ◀l’▶espérons ainsi ; ◀d’▶autant plus que ce mât ◀de▶ hune n’entraînait après lui ni agrès ni cordage.
◀Les▶ quatre autres vaisseaux que nous avons rejoints étaient aussi bien que nous à sec, c’est-à-dire sans voiles ; &, suivant toutes sortes ◀d’▶apparences, ont été très mal traités ◀de▶ ◀la▶ tempête. Qu’ils soient tels que ◀le▶ vent a voulu ◀les▶ laisser, ils ne peuvent pas être plus mal que nous. Notre commandant, qui est à présent M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire, a fait signal pour faire approcher ◀les▶ navires du sien. Nous y avons été : il est encore plus mal que nous. Il a perdu beaucoup de pain ; son gouvernail a fait comme le nôtre, ses bestiaux ont fait ◀la▶ même chose ; &, plus que tout cela, c’est que ◀l’▶eau ne tarit point chez lui, qu’il en a eu jusqu’à six pieds dans son fond ◀de▶ cale, qu’il a une voie ◀d’▶eau qu’on n’a point encore pu boucher parce qu’elle est presque sous ◀la▶ quille, & qu’il est obligé ◀d’▶entretenir toujours quatre pompes. Si cela est, il est à plaindre, n’en fallant pas plus pour mettre un équipage sur ◀les▶ dents. Seize hommes — ce sont huit ◀de▶ chaque quart, qui se relèvent ◀de▶. deux heures en deux heures, toujours occupés à un travail rude & pénible — font bien ◀de▶ ◀la▶ diminution sur ◀le▶ reste, outre ceux qui vont être occupés à son gouvernail. ◀Les▶ matelots gagnent-ils bien leur pain & leurs gages ? Ce navire a tant souffert pendant ◀le▶ mauvais temps que pour ◀le▶ soulager M. d’Aire a été obligé ◀de▶ faire jeter à ◀la▶ mer quatre grosses pièces ◀de▶ canon ◀de▶ trente-six livres ◀de▶ ◀la▶ batterie du tillac par ◀le▶ travers du mât ◀d’▶artimon.
Nous avons parlé ce soir à messieurs du Lion, qui sont, comme par gageure, dans ◀le▶ même état que nous ; &, outre cela, leur éperon a été emporté. Ils ont fait, comme ◀les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶Oiseau & nous, un vœu ◀de▶ bien bon cœur à Notre-Dame & à sainte Anne d’Auraz. Mais zest : Passato pencolo, gabbato il Santo, dit ◀l’▶Italien.
Si nous nous souvenions des vœux qu’ils nous font faire.
◀La▶ Fontaine, qui ◀le▶ dit, a raison aussi bien que ◀l’▶Italien. Quelques officiers, par honneur ; quelques autres, mais en très petit nombre, pourront par dévotion faire ◀le▶ pèlerinage : & ◀le▶ reste, ne composant pas ◀la▶ plus saine & meilleure partie du troupeau, quoique ◀la▶ plus nombreuse, se souviendra du vœu comme ◀de▶ Jean de Wert, puisqu’ils ◀l’▶ont si tôt oublié qu’ils se demandaient en dînant ce qu’on avait promis. Qu’on ajoute à cela ◀la▶ dévotion bretonne & on croira, tout aussi bien que moi, que sainte Anne d’Auraz n’en sera guère plus riche.
Nous ne savons dans quel état sont ◀le▶ Florissant & ◀le▶ Dragon, n’ayant pu leur parler, parce que ◀le▶ vent est faible & ◀la▶ mer fort émue.
Je garde ◀le▶ bon, ou plutôt ◀le▶ surprenant, pour dernier article. Samedi, hier, sur ◀les▶ deux heures après midi, un matelot travaillant avec ◀les▶ pilotes après ◀le▶ reste du fanal qui avait été emporté, est descendu ◀de▶ dessus ◀les▶ cages à poules sur ◀la▶ haute dunette ; &, dans ce moment, ◀le▶ gouvernail, qui avait brisé sa barre, a donné un si furieux coup dans ◀l’▶arcasse ou étambot que tout ◀le▶ derrière du vaisseau en a été ébranlé. Ce matelot a été saisi ◀d’▶une telle peur qu’il est tombé roide mort, blanc comme albâtre & froid comme glace. ◀Le▶ chirurgien ni ◀l’▶aumônier n’avaient rien à faire après lui qu’à prier Dieu. On ◀l’▶a porté dans ◀la▶ fosse du chirurgien, & ◀le▶ vent ayant un peu calmé au jour, il ◀l’▶a ouvert. Je m’y suis trouvé. Tout ◀le▶ sang était retiré & figé autour du cœur, & ◀les▶ veines des quatre membres toutes vides.
Je n’aurais jamais cru, si je ne ◀l’▶avais vu, que ◀la▶ peur pût faire une impression si vive, & qui nous a tous surpris, nous ayant toujours paru bon enfant, & brave garçon.
Du lundi 5 mars 1691
Toujours même vent bien faible & contraire, & ◀la▶ mer aussi unie que ◀la▶ Seine. ◀Le▶ navire est déguisé en friperie, chacun ayant mis ses hardes à ◀l’▶air, parce que tout a été mouillé dans ◀l’▶entre-deux-ponts, où ◀les▶ coffres nageaient comme ils auraient fait à ◀la▶ mer. Notre gouvernail n’est pas tout à fait raccommodé : & tout ◀le▶ mauvais temps n’est pas passé, puisqu’il nous reste ◀le▶ cap de Bonne-Espérance à passer ; & je désespère presque ◀de▶ retourner en France s’il en faut souffrir ◀la▶ centième partie ◀de▶ ce que nous avons souffert ici.
Du mardi 6 mars 1691
Dieu sur tout : ce qu’il garde est bien gardé. ◀L’▶équipage a été régalé aujourd’hui pour ◀le▶ dédommager ◀de▶ ce qu’il a souffert pendant ◀l’▶ouragan ; & un bordage ◀d’▶artimon cet après-midi a achevé ◀de▶ ◀le▶ faire oublier. Chacun chante ◀l’▶air ◀d’▶opéra ◀le▶ mieux qu’il peut, & ne se souvient ◀de▶ ◀la▶ tempête qu’à cause des gros bestiaux qu’elle a tués ou emportés. Ce qui est pour chacun autant ◀de▶ rafraîchissement perdu. Il faut ◀le▶ dire à ◀la▶ louange, & à ◀la▶ honte ◀de▶ notre nation, rien ◀de▶ si prompt & ◀de▶ si vif au travail, rien ◀de▶ si entreprenant ; mais aussi rien ◀de▶ si sensible dans un péril où ◀la▶ défense est inutile, ou plutôt contre lequel il n’y en a point ; mais aussi rien ◀de▶ si tôt consolé, & si sujet à ◀l’▶oubli. Je parierais cent contre un qu’il n’y a pas quatre hommes ici qui se souviennent du vœu, entre lesquels je ne mets point ◀l’▶aumônier. Il a fait beau toute ◀la▶ journée : ◀le▶ vent est contraire, mais, grâce à Dieu, bien faible.
Du mercredi 7 mars 1691
Calme tout plat, & beau temps ; tant mieux : cela, s’il plaît à Dieu, nous amènera bon vent. ◀La▶ beauté du temps nous a conviés ◀de▶ mettre à ◀l’▶air une partie du pain qui a été mouillé dans ◀la▶ soute, & on a proposé à ◀l’▶équipage ◀d’▶en retrancher un tiers par repas & ◀de▶ jeter celui-là. Parler à des matelots ◀de▶ jeûner, c’est comme si on parlait aux cardinaux à Rome ◀de▶ faire carême. Ils ont rejeté ◀la▶ proposition ; & ont dit que tant que ce pain-là durerait, ils en mangeraient ◀le▶ soir dans leur chaudière, recuit avec ◀la▶ graisse du dîner, & assaisonné ◀de▶ vinaigre. ◀Le▶ chirurgien a été consulté ; & ayant dit que cela ne pouvait faire aucun mal, M. de Porrières y a consenti : bien résolu pourtant ◀de▶ ne s’y pas tenir si cela nous donne des maladies.
Du jeudi 8 mars 1691
◀Le▶ temps, dès ◀les▶ deux heures du matin, s’est tout a fait couvert : il fait une brume fort épaisse & une petite pluie bien froide ; ce qui, pour me servir du terme ◀de▶ Paris, nous a donné un temps bien maussade, & comme aucun vent ne dissipait ces vapeurs, on ne voyait pas à une demie-lieue devant soi.
Du vendredi 9 mars 1691
◀Le▶ vent est revenu tel qu’il était mardi dernier Sud-Sud-Ouest ; ainsi contraire. ◀Le▶ temps est toujours couvert & embrumé : celui qu’il a fait hier, joint à ◀l’▶obscurité ◀de▶ cette nuit, nous ont fait perdre ◀le▶ Lion ◀de▶ vue : nous ne voyons plus que ◀le▶ Florissant, ◀l’▶Oiseau & ◀le▶ Dragon.
Du samedi 10 mars 1691
On acheva enfin hier au soir fort tard ◀d’▶accommoder notre gouvernail, & cela très à propos pour nous ; car, s’il avait encore manqué, nous aurions été très embarrassés à soutenir ◀le▶ vent contraire & violent qui a soufflé cette nuit. Nous avons tous extrêmement fatigué. Notre grand mât a couru risque ◀de▶ casser ; &, pour nous achever, notre soute a fait ◀de▶ ◀l’▶eau sur nouveaux frais. ◀D’▶où diable vient-elle ? Car il n’a point fait ◀de▶ pluie. ◀Les▶ charpentiers & ◀les▶ calfats en cherchent ◀la▶ voie ; & moi, si ◀l’▶on pouvait m’entendre ◀d’▶Europe, je prierais ◀la▶ Compagnie & ma famille ◀de▶ faire prier Dieu pour nous
Du dimanche 11 mars 1691
◀Le▶ vent a calmé à minuit, & ce matin est revenu, ni bon, ni mauvais. ◀Le▶ temps s’est éclairci cet après-midi. Nous ne voyons encore que trois navires avec nous. Où sont ◀le▶ Gaillard & ◀le▶ Lion ? Hon ! si ◀le▶ troupeau se disperse, gare des loups !
Du lundi 12 mars 1691
Point du tout ◀de▶ vent ; mais beau temps. Nous avons revu ◀le▶ Lion : il n’était pas à une lieue ◀de▶ nous ; mais ◀la▶ brume ◀le▶ cachait.
Du mardi 13 mars 1691
◀Le▶ vent est venu bon sur ◀le▶ midi, mais bien faible : c’est du Sud-Est.
Du mercredi 14 mars 1691
Toujours bon petit vent, & temps couvert. ◀Le▶ commandeur, avec tous ◀les▶ officiers mariniers & moi, avons été à bord de ◀l’▶Oiseau parler à M. d’Aire, à présent notre commandant. Je lui ai lu à haute voix ◀le▶ procès-verbal ◀de▶ ◀l’▶état où nous sommes, & tous ◀l’▶ont assuré très sincère. Ensuite M. de Porrières lui a dit qu’attendu ◀le▶ mauvais état du vaisseau, plus ◀de▶ trente hommes malades ou hors de service, toutes nos légumes, & beaucoup de pain pourris & jetés à ◀la▶ mer, ◀la▶ disette ◀de▶ vivres dont nous sommes menacés, ◀le▶ peu ◀d’▶eau que nous avons en ayant déjà consommé plus ◀de▶ ◀la▶ moitié, & plus que tout cela notre gouvernail hors ◀d’▶état ◀de▶ soutenir un gros temps, son dessein était ◀de▶ se séparer du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre pour gagner ◀les▶ devants, nous étant absolument impossible ◀de▶ tenir longtemps ◀la▶ mer sans nous raccommoder, & un navire faisant seul beaucoup plus ◀de▶ chemin que lorsqu’il est en compagnie obligé ◀de▶ retarder sa route.
À cela, M. ◀le▶ chevalier ◀d’▶Aire a répondu que M. de Porrières ne devait pas douter qu’il n’eût aussi bien que lui quantité ◀de▶ malades, & quantité ◀de▶ vivres gâtés ; qu’il avait même bien plus souffert, ayant été obligé ◀de▶ jeter à ◀la▶ mer quatre grosses pièces ◀de▶ canon du travers ◀de▶ son artimon, pour alléger son navire, dans ◀le▶ fond ◀de▶ cale duquel il y avait eu jusqu’à cinq pieds & demi ◀d’▶eau, & trois dans son entre-deux-ponts : ce qui avait duré pendant tout ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶orage, à cause de deux voies ◀d’▶eau ; & que son gouvernail n’était pas en meilleur état que le nôtre.
Après quoi il a ajouté : Vous êtes ◀le▶ maître, monsieur, ◀de▶ faire ce qu’il vous plaira ; mais, ce ne sera assurément pas ◀de▶ mon consentement que nous nous séparerons. Il est encore à présent ◀de▶ la dernière conséquence ◀de▶ ne nous point quitter, & même plus qu’en venant ; parce que nous pouvons trouver vers ◀le▶ Cap une escadre ◀de▶ vaisseaux anglais ou hollandais venant ◀d’▶Europe, qui insulteront un navire seul, mais qui auront ◀les▶ trois quarts ◀de▶ ◀la▶ peur s’ils nous trouvent ensemble. Pour ce qui est ◀de▶ votre gouvernail, prenez mes charpentiers si vous en avez besoin, comme je prendrais les vôtres, si je n’avais pas fait faire au mien tout ce qu’on peut humainement y faire à ◀la▶ mer ; &, à cet égard, j’ai autant ◀de▶ besoin que vous ◀de▶ trouver terre pour ◀le▶ raccommoder sur ◀les▶ ancres.
Pour ◀les▶ vivres, pourvu que nous en ayons tous suffisamment pour gagner ◀les▶ îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, nous en aurons assez, parce que nous y en trouverons pour nous conduire en France. Il en est de même ◀de▶ ◀l’▶eau : si vous en manquez avant moi, je vous en donnerai autant que je ◀le▶ pourrai ; je ne crois pourtant pas en avoir plus que vous, mais il n’est pas temps ◀de▶ dire : c’est du pain ou ◀de▶ ◀l’▶eau ◀d’▶un tel navire ; il est seulement question, à présent, que celui qui en aura en aidera celui qui en manquera.
Ce n’est pas seulement par ◀le▶ travers du Cap que nous devons craindre ◀de▶ trouver des ennemis ; c’est, bien plus que tout cela, à notre abordage des îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, où ◀les▶ câpres anglais & hollandais croisent incessamment, & où ils entretiennent aussi des escadres qui en bouchent ◀l’▶atterrage. En y allant, nous passerons à ◀l’▶île de l’Ascension, où nous trouverons une bouteille que M. du Quesne y aura laissée en cas qu’il y ait passé avant nous, ce que je ne crois pas ; puisque au contraire je crois, avec beaucoup ◀d’▶apparence ◀de▶ raison, qu’il est ◀de▶ ◀l’▶arrière & peu éloigné. Quoi qu’il en soit, s’il y a passé, il y aura laissé une bouteille. Nous saurons où il sera & nous pourrons aller ◀le▶ joindre. Si au contraire nous y passons les premiers, nous y en laisserons une qui ◀l’▶instruira ◀de▶ ◀la▶ route que nous aurons prise, & du lieu où il pourra nous trouver, ou bien nous ◀l’▶y attendrons, ce qui dépendra du conseil ◀de▶ guerre. En tout cas, monsieur, je compte sur vous, comme je suis persuadé que vous me rendez ◀la▶ justice ◀de▶ compter sur moi ; je suis persuadé que vous me défendrez bien si je suis attaqué : soyez persuadé aussi que je ne vous manquerai pas. Ainsi, faisons en sorte ◀de▶ partager ensemble ◀la▶ bonne ou mauvaise aventure ; &, pour cela, ne nous séparons point.
Enfin, M. d’Aire a parlé Évangile. ◀Le▶ résultat ◀de▶ ◀la▶ conférence a été que nous ne nous quitterons point & que nous nous secourerons mutuellement. Notre maître-charpentier a visité ◀le▶ gouvernail du vaisseau, & ◀l’▶a trouvé tout de même que le nôtre. ◀La▶ quantité ◀d’▶eau que ce navire a eu dans son fond ◀de▶ cale a fait fondre une très grande partie du salpêtre dont il était chargé ; ce qui est une bien grosse perte, surtout en temps ◀de▶ guerre : &, par leur propre confession, ils ont fait comme nous un vœu à sainte Anne d’Auraz, je crois en avoir déjà parlé.
Nous sommes revenus à bord après ◀la▶ conférence, suivie ◀d’▶une collation assez frugale. Quelque mot, lâché à table en soupant, me fait croire que cette visite sera sans fruit ; ne m’apercevant pas que ◀les▶ intentions soient changées, ni que ◀l’▶esprit ◀de▶ séparation nous ait tout à fait quittés. J’en dirai demain des nouvelles : pour aujourd’hui, je suis las ◀d’▶écrire.
Du jeudi 15 mars 1691
On a vu ce qui se passa hier après-midi à bord de ◀l’▶Oiseau. ◀Le▶ soir, en soupant, M. de Porrières en fit ◀le▶ rapport en pleine table ; &, sans dire ouvertement son dessein que nous prévoyons, il en dit plus qu’il n’en fallait pour se taire entendre. Il ne parla ni du manque des vivres, ni ◀de▶ celui ◀de▶ ◀l’▶eau ; il savait bien que cet article aurait été contrarié : au contraire, il dit qu’il avait plus ◀de▶ crainte ◀d’▶en donner aux autres que ◀de▶ peur ◀d’▶être obligé ◀de▶ leur en demander. Il parla du gouvernail. Je lui dis que celui ◀de▶ ◀l’▶Oiseau était dans ◀le▶ même état ; il me répondit qu’il était vrai, mais que ◀le▶ mal ◀d’▶autrui ne guérissait point le sien. Il ajouta que ce vaisseau qui n’allait pas plus qu’une roche faisait perdre à ◀l’▶Écueil & à toute ◀l’▶escadre un temps précieux qu’un navire seul mettrait à profit. Il n’y avait rien à répondre là-dessus, étant très vrai qu’il va très mal, malgré tout ce que M. ◀l’▶abbé ◀de▶ Choisy pouvait en dire dans sa relation, qui sur ce fait ne s’accorde point du tout avec ◀la▶ vérité. M.de Porrières ajouta que, pour ce qui était des vaisseaux ennemis venant ◀d’▶Europe, il ne voyait aucune apparence ◀d’▶en trouver vers ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, puisqu’à peine pouvaient-ils être à présent sortis ◀de▶ ◀la▶ Tamise ou du Texel, ◀la▶ saison n’étant pas assez avancée. Qu’à l’égard de ceux qu’on pouvait trouver à ◀l’▶atterrage des îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, ◀la▶ France y en entretenait aussi ; & qu’on pourrait tout aussi bien trouver ceux-ci que ceux-là.
Il ne s’est pas plus expliqué : mais je ne crois pas qu’il faille être prophète ni sorcier pour tirer juste ◀l’▶horoscope ◀de▶ son discours. J’avoue que cette séparation ne me plaît point, & que, si j’en étais ◀le▶ maître, je m’y opposerais ◀de▶ tout mon possible.
◀Le▶ ciel est toujours couvert, & nous donne ◀de▶ ◀la▶ pluie de temps en temps. Cependant ◀le▶ vent est venu assez bon cet après-midi. ◀Le▶ Lion était fort éloigné devant nous & semblait vouloir s’écarter ◀de▶ ◀la▶ bande ; mais M. d’Aire a tiré un coup ◀de▶ canon sous ◀le▶ vent pour ◀le▶ faire approcher ◀de▶ lui. Cela marque qu’il ne veut pas qu’on ◀le▶ quitte. Je trouve qu’il a, comme dit ◀le▶ docteur Balouarde, raison vingt fois plus que davantage.
Du vendredi 16 mars 1691
Il a calmé tout plat dès hier au soir, & il n’a pas fait un souffle ◀de▶ vent ni cette nuit ni toute ◀la▶ journée. Du reste, ◀le▶ temps a été très beau ; & ce soir vers ◀les▶ sept heures, il s’est levé un petit vent ◀d’▶Est-Sud-Est, c’est-à-dire du bon côté : s’il rafraîchissait, nous serions très heureux.
Du samedi 17 mars 1691
Nous avançons toujours un peu, quoique ◀le▶ petit vent qu’il fait soit très variable. Nous espérons pourtant, qu’avec ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu, nous passerons ◀le▶ cap de Bonne-Espérance avant ◀la▶ fin du mois.
Du dimanche 18 mars 1691
Notre aumônier n’est nullement content ◀de▶ ◀la▶ relation que M. de Porrières fit mercredi au soir à table, ni ◀de▶ ◀la▶ résolution qu’il semble avoir prise ◀de▶ se séparer du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre. Il en est très intrigué ; & M. de La Chassée, son fléau, homme autant railleur qu’il y en ait au monde, ◀l’▶a turlupiné ◀d’▶une terrible force. Ils étaient venus ensemble dans ma chambre, & ◀le▶ chevalier ◀de▶ Bouchetière y est entré. Nous y avons bu deux bouteilles ◀de▶ vin ◀de▶ Tursan, outre ◀le▶ déjeuner ◀d’▶où nous sortions ; & y avons ri de bon cœur aux dépens de ◀l’▶aumônier, qui ne savait à quel saint se vouer pour se tirer ◀de▶ nos brocards.
M. de La Chassée lui demandait s’il craignait que ◀les▶ Anglais ou ◀les▶ Hollandais profitassent ◀de▶ ◀la▶ succession ◀de▶ ◀Le▶ Vasseur, en nous prenant ? Bouchetière disait à ◀La▶ ◀Chassée▶ qu’il se trompait, que ◀la▶ prudence du pater avait été au-devant ◀de▶ ce coup-là, ayant fait transporter sur ◀le▶ Florissant & ◀le▶ Dragon ◀les▶ plus gros effets. Je disais, ◀de▶ ma part, que pour lui mettre ◀la▶ conscience en repos, j’offrais ◀d’▶en refaire ◀l’▶inventaire sous sa dictée ; que je lui laisserais tout en main, à condition de s’en rendre dépositaire comme ◀de▶ bien ◀de▶ Justice, sauf à ◀le▶ représenter à qui il appartiendrait, à condition de ne point parler ◀de▶ testament. Bon, disait ◀La▶ ◀Chassée▶, tu ne ◀l’▶entends pas mal : ne serait-ce pas là vouloir rendre ; & ◀les▶ moines rendent-ils rien ? Et où diable notre pater, s’il avait rendu, trouverait-il ◀de▶ quoi se faire recevoir docteur, afin d’avoir une cure ◀de▶ ◀la▶ dépendance ◀de▶ son ordre, & y vivre en papimane, après être sorti ◀de▶ ◀l’▶île sonnante ! Qu’entendez-vous par là ? lui a demandé Bouchetière. Je veux dire, a repris ◀La▶ ◀Chassée▶, que tous ◀les▶ religieux, ou moines, ou soi-disant tels, ont aussi peu de charité l’un pour l’autre que ◀le▶ diable en avait pour Job ; qu’ils ne se facilitent rien, et ne se pardonnent rien ; que Rabelais a raison ◀de▶ dire que ◀l’▶île sonnante n’est habitée que par des gens du pays ◀de▶ trop ◀d’▶iceux, et qu’ils sont dévorés ◀d’▶ambition. Voici leur véritable définition : gens rassemblés sans se connaître… Vivant ensemble sans s’aimer… Se quittant sans se regretter… Se trahissant par charité & s’enterrant en chantant : du reste, aussi attirants que des éponges & aussi peu secourables que ◀le▶ rat ◀de▶ ◀La▶ Fontaine, qui ◀les▶ a peints dans cet apologue.
Par exemple, a-t-il poursuivi, voilà notre patriarche résolu ◀d’▶aller à Paris pour se mettre sur ◀les▶ bancs & prendre ◀le▶ bonnet. Je me donne au diable s’il tire aucun secours ◀de▶ ses frères ; j’entends ◀les▶ religieux ◀de▶ son ordre. Il fait bien ◀de▶ se munir ◀d’▶argent, car il faudra qu’il paie sa pension aux dominicains ◀de▶ ◀la▶ rue Saint-Jacques, qui ne lui feraient pas crédit ◀d’▶un sou, & qui pourtant ne lui donneront ◀le▶ soir que deux onces ◀de▶ pain, un demi-setier ◀de▶ vin & six pruneaux. S’il ne s’en contente pas, ◀les▶ cabarets ne sont pas loin ; mais il faudra qu’il y aille bien secrètement, ou qu’il se fasse apporter bien secrètement aussi ce qu’il voudra avoir : encore faudra-t-il gagner ◀le▶ portier. Savez-vous, père, ◀la▶ chanson du portier du couvent, dans ◀la▶ comédie des Moines ? ◀La▶ voici.
Quoi qu’il entre ou quoi qu’il sorte,Pon patapon, tarare ponpon.Je me moque du cellierJ’avale ce qu’on apporte...Pon patapon, tarare ponpon.
Ai-je menti, père ? a-t-il continué en apostrophant ◀l’▶aumônier. Celui-ci, en riant du bout des lèvres, a été obligé ◀de▶ convenir qu’une partie ◀de▶ ce qu’il disait était vrai, & qu’il était fort bien instruit.
J’avais lu une partie ◀de▶ ce caractère des moines dans M. ◀l’▶évêque du Bellay, ai-je dit ; et je me souviens qu’il dit, entre autres choses, qu’ils ressemblent ◀les▶ cruches qui ne se baissent que pour se remplir ; et je me souviens bien encore que ◀l’▶abbé Trithème dit qu’il faut ◀les▶ considérer, dans ◀l’▶Église, comme on considère ◀les▶ rats et ◀les▶ souris dans une vieille maison, uniquement comme une marque certaine ◀de▶ sa prochaine destruction ; et, en effet, combien ◀d’▶abus et ◀de▶ fraudes pieuses se sont introduits dans 1 ’Église depuis qu’ils ont été tirés ◀de▶ ce qu’on nommait autrefois monstiers !
Je ne sais ce que c’est que ◀l’▶évêque du Balai, non plus que ◀l’▶abbé Tiretaine, a dit Bouchetière : je ne m’amuse point à lire ; mais, je sais bien que ◀les▶ moines ◀d’▶Espagne ne valent rien, & que j’aimerais mieux parler devant eux du diable, ◀d’▶une putain ou ◀d’▶un bardache que ◀de▶ Dieu, ◀de▶ ◀la▶ Vierge, des saints, du pape ou ◀d’▶eux-mêmes. ◀Les▶ b… ont voulu me faire mettre à ◀l’▶Inquisition, et si je veux que ◀le▶ diable m’étrangle, si je me souviens ◀de▶ ce que j’avais dit. Nous avons ri du balai, ◀de▶ ◀la▶ tiretaine, & ◀de▶ ◀l’▶air naïf dont il parlait ; & comme ◀le▶ sujet a été mené fort loin par ◀La▶ ◀Chassée▶, qui ne ménageait point ◀les▶ moines, notre aumônier, croyant ◀le▶ faire taire, a été chercher une petite bouteille ◀de▶ fenouillette ◀de▶ Ré. Bien loin de lui imposer silence, il n’a fait que ◀l’▶animer. Morbleu, a-t-il dit après en avoir bu, celle-là vient de ◀Le▶ Vasseur (elle en venait en effet). Comptez, père, que je vas vous faire enrager si vous ne nous en donnez pas chacun un gros flacon : vous en avez eu dix-huit. ◀Le▶ père a voulu nier. Vous ◀le▶ voulez comme cela, lui a dit ◀La▶ ◀Chassée▶ : soit, il faut vous montrer que je suis ◀de▶ parole. Ferme ta porte & ôte ta clef, m’a-t-il dit : il faut qu’il entende malgré lui, dépêche-toi. Je ◀l’▶ai fait malgré ◀le▶ père, qui voulait m’en empêcher, très impatient ◀de▶ savoir ce qu’il avait à dire.
Ho, ma foi, béat père, vous allez enrager, lui a-t-il dit, ◀de▶ n’avoir pas voulu nous donner à chacun notre flacon ; mais quand j’aurai une fois commencé, il ne sera plus temps ◀de▶ me demander quartier. Je parie, m’a-t-il dit, que tout subtil & examinant que tu es, tu n’as pas pris garde à ◀la▶ manière dont ◀les▶ dominicains ou jacobins communient en France ? Notre aumônier a voulu sortir ; mais ◀la▶ porte fermée ◀l’▶en a empêché. Il m’a prié ◀de▶ ◀la▶ lui ouvrir : ◀La▶ ◀Chassée▶ me ◀l’▶a défendu & m’a dit ◀de▶ lui jeter ma clef ; je ◀la▶ lui ai jetée. Ho ! Mon très cher révérend, lui a-t-il dit, vous êtes trop prompt & trop impatient : ne savez-vous pas bien qu’une comédie a cinq actes ? Et vous voulez quitter ◀le▶ théâtre dès ◀le▶ commencement du premier ! Vous écouterez pourtant, ou vous irez nous quérir chacun notre flacon ; auquel cas je me tairai : sinon, je me donne au diable si je n’introduis sur ◀la▶ scène votre aimable chanteuse ◀de▶ Morlaix, ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀la▶ tante, & ◀la▶ jalousie ◀de▶ votre prieur ; j’y mêlerai ◀la▶ surveillance ◀de▶ vos frères sur celle du portier ; j’y parlerai ◀de▶ ◀la▶ fouace. Cela composera ◀les▶ quatre premiers actes ; et, au cinquième, pour éviter tout ◀le▶ scandale, malgré parents et amis ◀de▶ ◀la▶ belle, malgré ◀les▶ jaloux et ◀l’▶indiscrète vigilance des autres religieux, je vous marierai ensemble. ◀Le▶ pauvre pater, tout défait et confus, a mieux aimé qu’il lui en coûtât trois flacons ◀de▶ sa cave, que ◀de▶ laisser achever notre vieux reître, qui a, je crois, aussi bien que ◀La▶ Rancune du Roman comique ◀de▶ Scarron, des mémoires ◀de▶ ◀l’▶histoire scandaleuse ◀de▶ tout ◀le▶ genre humain.
Pendant que notre aumônier a été sorti, j’ai demandé à ◀La▶ ◀Chassée▶ ce qu’il avait voulu dire sur ◀la▶ manière ◀de▶ communier des dominicains. C’est, m’a-t-il répondu, qu’ils ne touchent point en France dans cette action ◀la▶ Sainte Hostie ◀de▶ ◀la▶ main droite, & qu’ils ne se communient que ◀de▶ ◀la▶ gauche, en mémoire de Henri III, qui a été assassiné par Jacques Clément, moine ◀de▶ leur ordre ; mais taisons-nous, j’entends notre patriarche, parlons ◀d’▶autre chose ; et en même temps changea ◀de▶ discours.
Il rentra en effet, & Bouchetière, continuant ◀la▶ conversation qui avait été commencée, dit que cette séparation ◀de▶ notre vaisseau du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre ne lui agréait pas non plus. Qu’il n’en savait point ◀la▶ cause, & que tout ce qu’il en pouvait dire n’était fondé que sur ◀de▶ simples soupçons, peut-être mal conçus. Nous ◀l’▶avons prié ◀de▶ nous en faire part : il ◀l’▶a fait, & voici ce qu’il nous a dit. Que ◀le▶ commandeur et M. d’Aire n’avaient jamais été bons amis, quoique jamais ils n’eussent eu ◀de▶ querelle ensemble ; que ◀le▶ commandeur avait espéré s’embarquer pour ◀les▶ Indes comme capitaine en chef & non comme capitaine en second. Que ◀l’▶Oiseau avait été donné à M. d’Aire comme au plus ancien, & que c’était en cette qualité qu’il commandait ◀l’▶escadre en chef en ◀l’▶absence ◀de▶ M. du Quesne. Qu’il croyait que M. de Porrières, sur ce pied, aimerait mieux être commandé par tout autre que par M. d’Aire, qui n’était que simple chevalier ◀de▶ Malte, auquel il était obligé ◀d’▶obéir sur ◀les▶ vaisseaux français, parce que ◀les▶ commandeurs & ◀les▶ chevaliers ◀de▶ ◀l’▶Ordre n’y sont placés que par ◀la▶ volonté ◀de▶ ◀la▶ cour indistinctement des autres Français à son choix, ou suivant leur ancienneté ◀de▶ service ; au lieu que si ◀les▶ vaisseaux étaient navires ◀de▶ ◀l’▶Ordre, M. d’Aire, comme simple chevalier, serait obligé ◀de▶ suivre les siens, comme venant ◀d’▶un commandeur. Qu’il croyait que c’était cette jalousie du commandement qui ◀le▶ faisait éloigner ◀de▶ lui. Qu’elle avait fait perdre à ◀l’▶Espagne une très grande quantité ◀d’▶officiers braves & expérimentés ; & qu’il ne doutait pas qu’elle ne régnât en France aussi bien qu’en Espagne & ailleurs.
Cette réflexion du chevalier ◀de▶ Bouchetièrc nous a paru ◀de▶ très bons sens, & sa franchise nous a charmés ; car ce n’est plus ◀le▶ même homme qui s’est embarqué avec nous : il est redevenu français & a changé du noir au blanc. Il m’appelle quelquefois en riant son précepteur, & ◀La▶ ◀Chassée▶ son gouverneur ; & ◀la▶ concorde est entière. ◀La▶ conversation est insensiblement retombée sur ◀les▶ moines, & Bouchetière a demandé à ◀La▶ ◀Chassée▶ par quel endroit ◀les▶ moines lui étaient si bien connus, & qui ◀l’▶en avait si bien instruit ; ajoutant que ◀le▶ calvinisme, dans lequel il avait été élevé, pouvait bien lui en avoir inspiré ◀de▶ ◀la▶ haine, mais n’avait pas pu lui donner une parfaite connaissance ◀de▶ leur intérieur domestique ou conventuel, qu’ils cachent ◀le▶ plus qu’il leur est possible, & surtout aux séculiers.
Ho ! mordi, a répondu ◀La▶ ◀Chassée▶ à qui ◀la▶ langue démangeait, ç’a été aussi un moine qui m’en a instruit. Il m’a volé, il m’a fait pâtir comme un chien, il est cause qu’on s’est moqué ◀de▶ moi ; &, malgré tout cela, nous sommes lui & moi ◀les▶ meilleurs amis du monde. Il m’en a payé ◀l’▶intérêt avec usure ; & il y a environ quatre ans que, pour marque ◀de▶ réconciliation entière, je lui ai emprunté vingt-cinq pistoles ◀d’▶Espagne, que je lui dois & que je lui devrai toujours : ayant bien résolu ◀de▶ ◀les▶ garder, quand ce ne serait que pour me souvenir ◀de▶ lui comme ◀d’▶un fripon. Ecoutez, messieurs, a-t-il poursuivi, & vous allez savoir ce que vous voulez apprendre ; bien entendu, pourtant, que cela ne choquera pas notre patriarche, puisque ◀l’▶homme en question n’était pas ◀de▶ son ordre, mais ◀de▶ celui ◀de▶ saint François.
Avant ◀la▶ guerre ◀de▶ Hollande, c’est-à-dire vers ◀la▶ lin ◀de▶ ◀l’▶année 1671, je vins en France pour quelques affaires domestiques : je n’y restai que fort peu de temps & me mis en chemin pour retourner à Utrecht, où ◀le▶ régiment était en garnison, au service des Etats Généraux. Il y avait longtemps que j’étais dans ce régiment, duquel un oncle que j’avais était lieutenant-colonel. J’eus quelque peine à obtenir mon passeport, mais enfin je ◀l’▶eus ; & ayant quelque connaissance à Béthune, j’en pris ◀la▶ route. Je trouvai à Péronne, au Grand Cerf, un cordelier nommé ◀le▶ père Germain : c’est mon homme. Nous dînâmes ensemble, & j’appris qu’il allait à Mons. Comme je n’étais pas pressé, je lui dis que s’il voulait venir avec moi jusqu’à Béthune je ◀le▶ conduirais jusqu’à Mons. Il en fit quelque difficulté, mais une bouteille ◀de▶ vin ◀de▶ champagne que je fis venir, & une bourse bien remplie que je lui montrai en lui disant qu’elle nous garantirait ◀de▶ ◀la▶ soif & ◀de▶ ◀la▶ faim, ◀le▶ firent résoudre ; car il manquait ◀d’▶espèces sonnantes ◀de▶ passage.
Nous fîmes seuls ◀le▶ chemin avec plaisir : il n’avait point ◀de▶ compagnon. Sa conversation me plaisait, il n’était point façonnier, il avait ◀le▶ mot pour rire, il aimait à boire ◀la▶ gouttelette, en un mot j’étais fâché que nous serions bientôt obligés ◀de▶ nous quitter. Après ma tournée, et nous [être ? ] fort bien divertis à Arras, à Béthune & à Lens, nous arrivâmes à Douai, où je ne connaissais pas une âme. Nous allâmes loger au Loup sur ◀la▶ grand-place, & comme je comptais ◀de▶ ◀le▶ laisser à Mons, & que ce serait à Douai que se ferait notre dernier repas, je résolus ◀de▶ ◀le▶ solenniser bachiquement. ◀Le▶ cordelier buvait mieux que moi, cependant, après deux coups ◀de▶ bière & ◀le▶ vin ◀de▶ bourgogne, à la manière des Flamands, ◀le▶ vin ◀de▶ champagne, ◀le▶ ratafia & ◀l’▶eau-de-vie eurent leur tour. ◀Le▶ cordelier se tuait ◀de▶ me dire devant ◀les▶ gens qui nous servaient que nous buvions trop, & que nous nous en sentirions ◀le▶ lendemain ; mais, en particulier, il me faisait boire comme une éponge, & s’excusait ◀de▶ boire sur ce que ◀les▶ Parisiens n’étaient pas grands buveurs.
Enfin, après bien des simagrées, ◀le▶ maître ◀de▶ ◀l’▶auberge & une grosse servante étant dans notre chambre, il se laissa tomber comme ivre mort, rendit du vin & autre chose, joua ◀la▶ comédie en perfection, & nous eûmes tous trois bien ◀de▶ ◀la▶ peine à ◀le▶ mettre au lit, où un moment après il nous parut ronfler comme une pédale ◀d’▶orgue. Je me mis au lit à mon tour, où je dormis jusqu’à plus ◀de▶ neuf heures du lendemain.
Je voulus m’habiller ; mais quel fut mon étonnement ◀de▶ ne trouver pour tout vêtement que ◀de▶ gros bas & des guêtres, ◀de▶ méchants souliers, des culottes ◀de▶ peau, & ◀la▶ jaquette ◀d’▶un cordelier avec ◀le▶ capuchon ; & ◀le▶ tout attaché ensemble par une corde ◀de▶ crin ! J’appelai mon cordelier, qui ne pouvait pas m’entendre, devant être déjà à Mons. Je me mis à crier À moi ! ◀L’▶hôte monta & me demanda, avec un froid ◀de▶ Flamand, si j’avais bien dormi ? Où est ◀le▶ cordelier ? lui demandai-je. Etes-vous encore saoul ? me répondit-il. Croyez-vous avoir changé ◀d’▶état ? C’est vous qui êtes cordelier. ◀L’▶officier avec qui vous avez soupé hier est parti ce matin à porte ouvrante : &, ma foi, c’est un brave homme, car, après avoir tout payé, il m’a ordonné ◀de▶ vous laisser dormir & ◀de▶ vous bien donner à déjeuner, & m’a encore laissé quatre escalins.
Je ne sais comment je lui laissai ◀le▶ temps ◀d’▶achever ; mais je me mis à jurer ◀d’▶une manière qui ne convenait point à ◀l’▶habit qu’on voulait qui fût à moi. ◀Le▶ bruit que je fis fit monter des officiers ◀de▶ ◀la▶ garnison, & d’autres qui déjeunaient en bas. Ils rirent ◀de▶ mon aventure à gorge déployée ; entre autres un capitaine dans ◀le▶ régiment ◀d’▶infanterie ◀de▶ ◀la▶ reine. Ce capitaine, nommé Cauvreville, très brave homme, est passé depuis peu en Hollande, à cause ◀d’▶un duel où il a tué son homme. Celui-ci, aussi malin qu’un diable, fit semblant ◀de▶ me vouloir consoler, & fit ◀l’▶inventaire des hardes du cordelier. Il y trouva un quart ◀de▶ bréviaire, dont ◀l’▶oubli prouvait que celui auquel il appartenait ne voulait plus s’en servir. Il y trouva une obédience au nom de frère Étienne Germain, qui était son nom, pour aller régenter en théologie à Bruxelles, & une lettre, écriture ◀de▶ femme, qui nous instruisit que ce saint religieux avait débauché une fille nommée Marie Coignet qui lui promettait ◀de▶ ◀le▶ suivre partout.
Cette lettre était à ◀l’▶adresse du RP Germain, cordelier, au grand couvent à Paris ; sans date ni nom du lieu ◀d’▶où elle avait été écrite : mais ce nom ◀de▶ Germain cadrait à celui ◀de▶ son obédience, & qu’il portait. Il est très vrai que si j’avais su quelle était cette Marie Coignet j’aurais averti ses parents ◀de▶ prendre part à sa conduite, & leur aurais envoyé sa lettre. ◀L’▶oubli ◀de▶ cette lettre était une marque du trouble ◀de▶ mon fripon & ◀de▶ son impatience. Il m’a avoué depuis que ni ◀les▶ autres, ni moi, qui ◀l’▶avions cru ainsi, ne nous étions pas trompés, & que cette lettre ◀l’▶avait mis dans une terrible inquiétude. Revenons à moi : je ◀le▶ retrouverai quand il en sera temps.
Tous ces officiers ajoutèrent foi à mon rapport & me promirent ◀de▶ me prêter un habit ◀de▶ ma taille. Cauvreville envoya m’en chercher un. Son valet vint dire que ◀la▶ doublure du justaucorps ◀de▶ son maître était décousue : qu’il allait chez ◀le▶ tailleur, à qui il ◀l’▶avait donné pour ◀la▶ recoudre, & que je ◀l’▶aurais dans une heure au plus tard. Je pris donc patience, dans ◀l’▶espérance ◀de▶ jeter bientôt ◀le▶ froc aux orties, mais il me fallut essuyer deux scènes, dont la dernière fut très mortifiante, & la première toute risible.
Ils me firent lever pour dîner ; &, faute ◀d’▶autre habit, il me fut force ◀de▶ prendre celui que ◀le▶ cordelier avait laissé ; mais je ne comptais pas ◀de▶ sortir ◀de▶ ma chambre où l ’on avait servi. Autre redoublement ◀de▶ rire, tant de ◀la▶ part ◀de▶ ces messieurs que ◀de▶ la mienne, ◀de▶ me voir si bien déguisé en mascarade papale : chacun en riait ◀de▶ tout son cœur, & moi-même le premier. Voilà la première scène ; & voici la seconde.
◀Les▶ diables avec qui j’étais avaient fait avertir ◀le▶ gouverneur ◀de▶ Douai ◀de▶ mon aventure. Il voulut avoir sa part du divertissement. C’était un Seigneur wallon qui y commandait pour ◀l’▶Espagne, & ◀l’▶homme ◀le▶ plus railleur qu’on puisse voir. Il vint comme nous allions nous mettre à table ; & tabla, lui, par dire qu’il y avait ◀de▶ ◀la▶ trahison, & que sans cela six officiers français, qui se disaient tous bons catholiques, ne se trouveraient pas à point nommé avec un cordelier, qui se disait huguenot, dans une ville qui n’appartenait pas à ◀la▶ France. Il poursuivit par dire qu’il me voulait interroger lui-même, & me fit traverser à sa suite tout ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ grande place au gouvernement.
Un religieux prisonnier dans une ville espagnole était un spectacle tout nouveau. Aussi fus-je regardé par tout le monde, & j’enrageais ◀de▶ toute mon âme, non seulement ◀de▶ servir ◀de▶ jouet aux regardants, mais aussi ◀de▶ me voir enguenillonné comme j’étais. Enfin, ma confusion cessa. Je fus présenté à ◀la▶ gouvernante, Flamande toute belle & toute jeune. On m’y prêta un habit complet, une perruque, du linge, & tout ◀le▶ reste qui convient à un officier français ; & ce fut Cauvreville qui m’accommoda ◀de▶ pied en cap. Je n’ai jamais pu savoir ◀de▶ lui ce qu’il faisait à Douai, quoique ce n’a été que fort longtemps depuis qu’il a quitté ◀le▶ service ◀de▶ France. Nous dînâmes tous chez ◀le▶ gouverneur, qui nous régala fort bien, & qui me dit qu’il savait tout ce qui m’était arrivé, & qu’il ne m’avait donné ◀la▶ confusion que j’avais eue que pour m’apprendre à ne me jamais fier à moine ; &, qu’en homme sincère, ◀l’▶Espagnol avait raison ; qu’il y avait en effet trois choses dans ◀le▶ monde dont son proverbe avertissait ◀de▶ se défier : du devant ◀d’▶une femme, du derrière ◀d’▶une mule, & ◀d’▶un moine ◀de▶ tous ◀les▶ côtés, parce que ◀le▶ tout n’est que tromperie & malice.
Ce gouverneur me donna un homme ◀de▶ confiance que j’envoyai à Utrecht. Cauvreville me prêta ◀de▶ ◀l’▶argent, jusqu’à son retour ; &, quelque prière que je leur eusse faite à tous ◀de▶ tenir mon aventure secrète, elle y fut sue ; &, sitôt que je fus arrivé, ◀l’▶officier ◀de▶ garde me salua du nom ◀de▶ Mon Révérend Père. Je vis bien que si je m’en fâchais il faudrait me résoudre à quereller avec tout le monde. Je pris ◀le▶ meilleur parti, qui fut ◀d’▶en rire, & ◀de▶ garder ma rancune contre ◀le▶ Père Germain.
Je ◀le▶ trouvai à Amsterdam, six ans après, peu avant ◀la▶ paix ◀de▶ Nimègue. Un léger intérêt du régiment m’y avait mené ; &, malgré ◀l’▶intervalle ◀de▶ temps, on s’y souvenait ◀de▶ mon aventure. Je parlai au trésorier des États, qui dit à son premier commis : dépêchez-◀le▶, car c’est un cordelier, & il ne faut qu’un moine pour nous faire enrager tous. Il est vrai, lui dis-je en riant, qu’on m’en a fait prendre ◀l’▶habit mais je ne ◀l’▶ai pas gardé : & tout ◀le▶ vœu que j’ai fait dedans, c’est ◀de▶ ◀les▶ bien battre, s’il en tombe quelqu’un entre mes mains.
Vous seriez bien surpris, me dit ce commis, si je vous offrais à dîner chez M. Germain & qu’il vous rendît avec usure tout ce qu’il vous a pris ? A ce nom ◀de▶ Germain, je vis tout ◀d’▶un coup ce qui en était. Je ◀le▶ pris au mot, & nous y allâmes. Je vis une maison très propre & fort bien meublée ; une femme ◀d’▶environ trente ans, belle, bien faite, & ◀d’▶un air très vif & très animé. M.Germain, puisque Germain y a, me reconnut tout ◀d’▶un coup, & m’embrassa. Je fus quelque temps à me ◀le▶ remettre. Il ne faut pas s’en étonner : je ne ◀l’▶avais vu qu’en moine, & jamais en habit décent, ou du monde. Il me demanda mille pardons, m’obligea ◀de▶ prendre deux fois plus que ◀la▶ valeur ◀de▶ ce qu’il m’avait pris, m’accabla ◀d’▶offres ; & voici son histoire telle qu’il me ◀l’▶a contée.
Qu’il était confesseur dans son couvent, & qu’entre ses pénitentes il y avait une demoiselle qui lui parut ◀d’▶une conscience autant délicate que ◀la▶ beauté ◀de▶ sa personne était charmante. Qu’il ◀l’▶avait entretenue ◀de▶ mystères plus hauts que ◀la▶ capacité ◀d’▶une fille ne doit monter : qu’il lui avait inspiré des scrupules sur sa religion ; & qu’enfin, toujours sous ◀le▶ sceau ◀de▶ ◀la▶ confession, voyant ◀la▶ matière bien disposée à ◀la▶ forme qu’il voulait lui faire prendre, il lui avait déclaré que ◀la▶ religion réformée ◀de▶ Calvin était ◀la▶ meilleure ; qu’il était résolu ◀de▶ ◀la▶ suivre, & pour cela, ◀de▶ quitter son couvent ; & que lui parlant toujours à son confessionnal, il lui avait dit qu’il était prêt ◀d’▶exécuter son dessein ; qu’il s’était enfin déclaré plus ouvertement. Sans entrer dans ◀le▶ détail qu’il me fit ◀de▶ leurs conversations, poursuivit ◀La▶ ◀Chassée▶, que je pris pour lors en véritable calviniste, & qui me paraissent à présent abominables, contentez-vous ◀de▶ savoir qu’il ◀la▶ pervertit, & ◀la▶ résolut à ◀le▶ suivre ; que ◀la▶ peur qu’il avait qu’elle ne lui échappât ◀l’▶avait obligé à s’en assurer par des faveurs sensibles ; que pour cela, il lui avait donné rendez-vous dans une maison où il était ◀le▶ maître ; qu’il s’y était trouvé en habit ◀de▶ cavalier ; & qu’enfin, s’étant promis ◀de▶ s’épouser, ils y étaient devenus mari et femme.
Qu’après cela, il avait tout mis en œuvre pour partir ; qu’il avait pris des lettres ◀de▶ change à Paris sur Amsterdam, pour ◀le▶ plus ◀d’▶argent qu’il avait pu, qui n’aurait pas été grand-chose sans sa maîtresse, & n’avait réservé sur lui que ce qu’il lui fallait ◀de▶ comptant tant pour faire ◀le▶ voyage & avoir un habit du monde. Qu’il avait postulé, auprès du provincial général, ◀la▶ chaire ◀de▶ théologie à Bruxelles ; qu’il ◀l’▶avait obtenue avec bien ◀de▶ ◀la▶ peine ; & qu’il était en chemin, lorsque, malheureusement pour moi, il m’avait trouvé à Péronne. Qu’il y avait tout ◀d’▶un coup formé ◀la▶ résolution qu’il avait exécutée à Douai ; & qu’en sortant ◀de▶ cette ville, il s’était servi ◀de▶ mes passeports, pour venir directement à Amsterdam.
Je sais tout ce qui vous est arrivé à Douai, monsieur, poursuivit-il ; mais vous ne pouvez comprendre quel fut mon désespoir ◀de▶ ne pas trouver ◀la▶ lettre que j’avais laissée dans ◀la▶ manche ◀de▶ ◀l’▶habit que je vous avais laissé. Il fut tel que je fus prêt ◀de▶ retourner sur mes pas ; mais tout ◀l’▶éclat ayant dû être fait, ne m’étant aperçu qu’à Rotterdam ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ cette lettre, que je croyais avoir mise avec mes billets ◀de▶ change, je craignis ◀de▶ me perdre inutilement en m’exposant aux pénitences du couvent, mille fois plus terribles que ◀la▶ roue & ◀le▶ feu. Enfin, j’arrivai ici quinze jours après vous avoir laissé à Douai. J’y reçus ◀la▶ valeur ◀de▶ mes billets, que j’avais toujours conservés dans une bourse pendue à mon cou ; & restai plus ◀de▶ trois semaines dans des inquiétudes mortelles dont je ne fus tiré que par des lettres que je reçus ◀d’▶Anvers.
◀La▶ demoiselle que j’avais laissée à Paris n’avait plus ni père ni mère, & peut en avoir hérité environ deux cent mille francs ◀de▶ bien. Elle était âgée ◀de▶ vingt-trois à vingt-quatre ans, & demeurait chez un homme ◀de▶ fortune, dont ◀la▶ femme était sa tante à ◀la▶ mode ◀de▶ Bretagne, c’est-à-dire qu’elle avait ◀le▶ germain sur elle. Cette femme avait six enfants & était seule & unique héritière ◀de▶ ◀la▶ demoiselle : & ◀le▶ mari & ◀la▶ femme, qui ne voulaient pas qu’elle se mariât, faisaient, par un esprit ◀d’▶intérêt, tout leur possible pour ◀l’▶engager à se faire religieuse. C’était dans ce dessein qu’ils souffraient son assiduité à ◀l’▶église & à mon confessionnal, ne doutant point qu’un religieux qui avait acquis quelque réputation dans ◀la▶ chaire ne ◀la▶ fortifiât dans ◀le▶ mépris du monde & ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ retraite, si elle me découvrait qu’elle voulût quitter celui-là pour embrasser celle-ci. Ils m’avaient découvert eux-mêmes leur intention ; & ce ne fut pas une des moindres raisons dont je me servis pour ◀la▶ déterminer à me suivre. Ainsi, bien loin que je contribuasse à leur dessein, ils m’armèrent contre eux-mêmes pour faire plus facilement réussir le mien ; & c’est à quoi je ne m’endormis pas.
Je détruisis, après que je ◀l’▶eus possédée, tous ◀les▶ scrupules qu’elle pouvait avoir, & dans ◀l’▶Eglise, & au confessionnal même ; crime digne du feu si elle & moi n’avions pas été assurés l’un ◀de▶ l’autre : & ainsi, hors de toute crainte, je lui lis comprendre que ce qu’elle pouvait emporter appartenant à ses gens ne vaudrait jamais ce que sa fuite leur laisserait ; & que, n’étant engagée à personne, elle pourrait dire, si elle était arrêtée, qu elle se sauvait des mains ◀de▶ parents tyranniques ; qu’ainsi il n’y avait rien à craindre pour elle. Et, si je puis me flatter, ◀l’▶amour qu’elle avait pour moi achevant ◀de▶ ◀la▶ résoudre, elle consentit à tout ce que je voulus qu’elle fit ; & un nouveau rendez-vous, que nous primes dans ◀la▶ même maison que la première fois, ◀l’▶ayant mise pour moi dans ◀la▶ même ardeur que j’avais pour elle, elle fut la première à me presser ◀de▶ partir pour aller goûter ailleurs avec tranquillité des plaisirs qui nous paraissaient si doux. Je lui donnai un plan ◀de▶ ce qu’elle devait faire ; & elle ◀l’▶a fort bien exécuté.
Son parent était un gros caissier, toujours fourni ◀d’▶or, ◀d’▶argent & ◀de▶ pierreries qu’il avait en gage : en un mot, un usurier, dans ◀le▶ cabinet duquel elle pouvait entrer quand bon lui semblait, en ayant une clef, parce que ce cabinet lui avait servi ◀de▶ chambre & que ◀la▶ porte se fermait par ◀le▶ dedans à un pêne qui obéissait à ◀la▶ chute. Elle y avait tait faire deux clefs sans que personne ◀le▶ sût, afin de n’être plus grondée quand il fallait qu’elle envoyât chercher un serrurier pour ouvrir sa porte ; & ◀de▶ ces deux clefs elle n’en avait rendu qu’une. Elle s’était accusée ◀de▶ garder l’autre ; &, ayant mon dessein, je lui avais, au contraire, ordonné ◀de▶ ◀la▶ garder, par des raisons convenables à un esprit aussi timide que le sien. Ainsi, c’était ◀de▶ ce côté-là une affaire immanquable.
Je m’étais assuré avant que de partir ◀d’▶un zélé huguenot, à qui j’étais sûr que je pouvais me découvrir sans risque. Il ne manqua pas ◀d’▶approuver mon dessein, & me promit ◀de▶ me seconder ◀de▶ tout son possible. Je ◀les▶ fis parler l’un à l’autre, & leur répétai ◀le▶ plan qu’ils devaient suivre. À peine fus-je hors de Paris qu’il sollicita un passeport pour lui & son fils. Il ◀l’▶obtint. Il acheta une chaise ◀de▶ poste à deux personnes ; & ◀le▶ rendez-vous étant pris, elle sortit habillée en homme. Ils montèrent en chaise & ne se sont point arrêtés qu’ils n’aient été en sûreté, hors des terres ◀de▶ ◀la▶ domination ◀de▶ France. Elle a repris ses habits ◀de▶ femme à Anvers, où j’ai été ◀la▶ quérir sous un passeport ◀de▶ messieurs ◀les▶ Etats.
Je ◀l’▶ai trouvée plus belle qu’elle ne m’avait jamais paru, & résolue à tout événement ; & dès ◀le▶ lendemain que nous avons été ici, je ◀l’▶ai épousée. Je m’étais résolu à me borner ici à être simplement maître d’école, & à enseigner ◀la▶ jeunesse & ◀les▶ langues, comme font une infinité d’autres moines qui comme moi ont franchi ◀les▶ murs ◀de▶ leur couvent ; mais plus ◀de▶ cinquante mille écus qu’elle m’a mis en main m’ont fait jeter dans ◀le▶ commerce, où je fais assez bien mon compte pour ne point regretter ◀le▶ peu de bien que mes vœux ont laissé à mes frères.
Après ce que je viens de vous dire, monsieur, il est je crois inutile que j’ajoute que c’est avec ma femme que vous venez de dîner. Elle est présente & peut vous dire ce qu’elle pense ; mais, je ne crois pas qu’elle regrette, non plus que moi, ce qu’elle a laissé à Paris. Notre union est parfaite, quatre enfants vivants, & un cinquième dont elle est prête ◀d’▶accoucher, en sont des preuves réelles. Je ne lui ai point caché ◀le▶ tour ◀de▶ fripon que je vous ai joué : je vous avoue qu’elle en a ri, mais pourtant sans blesser ◀la▶ charité chrétienne ; &, pour vous ◀le▶ faire oublier, elle & moi vous offrons, ◀d’▶un cœur vraiment sincère, notre maison, notre table, notre bourse & tout ce qui nous appartient, qui sera toujours à votre service, ◀de▶ vous & ◀de▶ vos amis.
Voilà, messieurs, a continué ◀La▶ ◀Chassée▶, ◀l’▶histoire ◀de▶ mon cordelier & ◀de▶ sa femme, fort belle, fort aimable, &l pourtant, à ce que je crois, fort sage, quoique fort éveillée & fort libre. Caractère tout opposé à celui quelle avait à Paris : aussi était-elle la première à dire qu’il suffisait à une femme ◀d’▶avoir quelque chose ◀de▶ commun avec un moine pour devenir aussi effrontée que lui.
Toutes les fois que j’ai été depuis à Amsterdam, je n’ai pas eu ◀d’▶autre logement que chez eux, ni ◀d’▶autre table que ◀la▶ leur, à laquelle tous mes amis étaient bienvenus, & où tout était en abondance, tant pour ◀les▶ plats que pour ◀les▶ vins & ◀les▶ liqueurs ◀de▶ tout pays. C’est là que j’ai été à fond instruit ◀de▶ ◀l’▶histoire des couvents, des cruautés qui s’y pratiquent, & des tours ◀d’▶une infinité ◀de▶ moines ◀de▶ tous ordres, qui ont jeté ◀le▶ froc au diable, qui en disent des choses horribles, & qui aiment mieux vivre malheureux & misérables en Angleterre, où ils se retirent ordinairement aussi bien qu’en Hollande, que ◀de▶ retourner dans leurs couvents, dont très souvent ils se repentent ◀d’▶être sortis, parce qu’ils y seraient mis dans une pénitence éternelle, dont ◀la▶ seule idée ◀les▶ fait trembler & ◀les▶ force à persévérer dans leur apostasie.
Je veux croire que, pour leur honneur, & se rendre excusables, ils ont grossi ◀les▶ objets sur ces pénitences du couvent ; mais, quand il n’y aurait que ◀le▶ quart ◀de▶ vrai ◀de▶ ce qu’ils m’en ont dit, il faut que ◀les▶ moines soient plus durs, plus cruels & plus féroces que ◀le▶ plus mauvais ◀de▶ tous ◀les▶ diables ◀de▶ ◀l’▶enfer. Nous en parlerons un ◀de▶ ces jours. Pour aujourd’hui allons dîner, a-t-il dit en se levant : nous ◀l’▶avons suivi.
Il n’a fait que très peu de vent pendant ◀la▶ journée ; encore a-t-il été contraire.
Du lundi 19 mars 1691
Toujours beau temps & mauvais vent. ◀Le▶ chirurgien du Florissant est venu à bord voir le nôtre, qui est très mal. Je ◀l’▶ai déjà dit, c’est ◀l’▶homme du vaisseau qui m’est ◀le▶ moins nécessaire. Mais quelle sottise que cette chirurgie ; ou plutôt quelle impertinence que cette médecine ! Je ◀l’▶ai dit au t. I, p. 139, que lorsque nous allâmes chez Foulquier apothicaire, il n’y a pas un seul chirurgien sur ◀l’▶escadre qui ne traitât l’autre ◀d’▶ignorant.
Ne mette son voisin aux Petites Maisons.
Peut-être devrais-je y être mis le premier, quand ce ne serait que parce que je m’arrête sur une folie. Malgré cela, ces dignes messieurs, gens habiles, sensés, experts, & véritables Esculapes sur ◀les▶ maladies ◀d’▶autrui, sont en effet, & conviennent qu’ils ne sont en effet, que des ânes sur ◀les▶ leurs. Je désespère le nôtre : je ne lui cite pourtant que ◀l’▶Évangile ; Medice, cura te ipsum.
Celui du Florissant, qui est venu, a dîné avec nous : il est latin ; & nous avons eu ensemble une conversation à être mise dans ◀le▶ Malade imaginaire. Je lui ai remontré que tous ◀les▶ remèdes ne sont que vanité. Il m’a cité, pour excuser ◀la▶ médecine, ◀le▶ vers que voici :
Non est in medico semper relevetur ut aeger.
Et moi, pour ◀la▶ confondre, j’y ai ajouté ◀le▶ suivant qui en est ◀la▶ suite :
Nam semper doctâ plus valet arte malum.
Et lui ai soutenu que ◀l’▶épithète doctâ était ironique.
◀Le▶ M. de La Touche qui repasse avec nous en France était à Siam lors de ◀la▶ révolution, & y a été pris prisonnier. Il a fait ◀de▶ tout une relation que j’ai fait en sorte ◀d’▶avoir : on ◀la▶ trouvera à ◀la▶ fin ◀de▶ mon journal. Nous disputons ensemble fort & ferme sur ◀le▶ fruit ◀de▶ nos prisons. Il soutient qu’il a eu plus ◀de▶ coups ◀de▶ rotin des Siamois que je n’ai eu ◀de▶ coups de bâton des Anglais. Beau sujet ◀de▶ dispute ! M. de La Chassée, pour nous consoler, dit que ◀les▶ Siamois & ◀les▶ Anglais ont également tort ; qu’ils devaient nous assommer tous deux ; & qu’ils auraient délivré ◀le▶ monde ◀de▶ deux mauvaises bêtes.
J’ai encore d’autres relations, que je vous destinais ; mais celle ◀de▶ M. de La Touche m’a paru ◀la▶ plus sincère : c’est pourquoi je ◀la▶ préfère aux autres. ◀Le▶ lecteur saura seulement aussi que ◀la▶ qualité ◀d’▶opra répond à celle des anciens connétables ◀de▶ France, parce qu’en ◀l’▶absence du roi elle donne un commandement absolu sur tous ◀les▶ gens ◀de▶ guerre, & que Pitrachard en avait augmenté ◀le▶ lustre & ◀l’▶autorité par celle ◀de▶ grand maître ◀de▶ ◀la▶ maison du roi, dont il était revêtu, & qu’il y avait réuni dans sa personne ; & qu’ainsi, ◀le▶ dedans du palais & ◀le▶ dehors étaient soumis à ses ordres.
◀Le▶ lecteur saura encore que cangue est une fourche ◀de▶ ◀la▶ hauteur des pieds jusqu’au col, portant à son haut trois gros bâtons qui se croisent & forment entre eux un triangle équilatéral, soutenu par trois fourches, une chacune au milieu de ◀la▶ face ◀de▶ chaque triangle, c’est-à-dire entre deux ◀de▶ ces triangles ; qu’aux deux angles du devant & à côté de ◀la▶ fourche il y a une mortaise à droite & à gauche, ce qui fait deux, dans chacune desquelles on passe un bras du suppliant, qui est, à cet égard, comme au pilori à Paris, mais plus gêné, à peu près comme était ◀l’▶exécrable Ravaillac dans son travail, qui se voit encore dans ◀la▶ tour ◀de▶ Montgomery à ◀la▶ Conciergerie.
Il saura encore que rotin sont des cannes fort menues & fort longues, dont ◀les▶ Siamois se servent au lieu de verges, & qui coupent comme des couteaux ; en sorte que ◀la▶ peau du corps est bientôt en lanières. ◀Les▶ sièges & ◀les▶ fauteuils ◀de▶ Siam, ou qu’on a fort bien imités, surtout dans ◀le▶ lacis, ne sont pas rares en France : ◀les▶ fonds ou ◀les▶ sièges & ◀les▶ dossiers sont ◀de▶ ces mêmes cannes. Il faut aussi qu’il sache que ce qu’on y nomme bras peints sont ◀les▶ bourreaux, qui ont effectivement ◀les▶ bras peints ◀de▶ diverses couleurs, & ◀de▶ figures ; & que dans ces couleurs, ◀le▶ noir & ◀le▶ rouge dominent par leur quantité.
J’ai été surpris que dans aucune des relations que j’ai lues on ne parlait point ◀de▶ ce que pouvait être devenue ◀la▶ princesse de SiaM. Je m’en suis informé à ce M. de La Touche, qui m’a dit que ni lui ni personne ne pouvait en rien dire ◀de▶ certain. Que tout ce qu’on en savait, par un bruit sourd, était que Pitrachard avait voulu ◀l’▶épouser ; qu’elle ◀l’▶avait rejeté avec mépris, ne pouvant se résoudre à voir ◀le▶ meurtrier ◀de▶ son père, & moins encore à se donner à lui, ou à son fils : à quoi Pitrachard prétend ◀la▶ réduire par ◀les▶ tourments ; sinon ◀la▶ faire mourir : étant trop bon politique pour ◀la▶ mettre entre ◀les▶ bras ◀d’▶un autre, qui pourrait réveiller ses droits.
Du mardi 20 mars 1691
Il fait calme tout plat, & ◀la▶ mer est unie comme une table.
Du mercredi 21 mars 1691
◀Le▶ vent est devenu variable, du Sud au Ouest : pas bon, mais pas tout à fait mauvais.
Du jeudi 22 mars 1691
Calme tout plat jusqu’à ce soir, que ◀le▶ vent est venu Nord-Ouest, bien faible. Ce n’est pas ◀le▶ moyen ◀de▶ passer ◀le▶ Cap dans ◀le▶ mois.
Du vendredi 23 mars 1691
◀Le▶ vent est venu cette nuit Nord-Nord-Est, bon frais : c’est ce qu’il nous faut. Nous allons vent largue, en bonne route. Dix jours de même, ◀le▶ cap de Bonne-Espérance sera passé & repassé. C’est ◀le▶ seul endroit qui nous reste à craindre pour ◀le▶ mauvais temps. ◀Le▶ ciel est couvert & il pleut de temps en temps.
Du samedi 24 mars 1691
Il a fait beau tout ◀le▶ jour, & surtout cet après-midi. ◀Le▶ vent a un peu calmé ; mais nous allons bien.
Du dimanche 25 mars 1691
Encore un peu calmé ; mais nous allons bien, vent arrière. ◀La▶ mer est belle & unie, & un temps à charmer, & ◀le▶ vrai printemps.
Du lundi 26 mars 1691
◀Le▶ vent cette nuit a achevé ◀de▶ calmer, & cet après-midi il est venu Ouest-Sud-Ouest, directement contraire.
Du mardi 21 mars 1691
Calme tout plat, quelques petites risées, ou souffles, de temps en temps, & contraires. On n’avance point.
Du mercredi 28 mars 1691
◀Le▶ vent a presque toujours été calme, ou il a si peu venté que rien. ◀Le▶ vent est enfin revenu bon sur ◀les▶ huit heures du matin ; & cet après-midi, il a rafraîchi, & nous allons assez bien, vent arrière. Si ◀le▶ vent était un peu plus fort, nous irions encore mieux. On dit que nous ne sommes plus qu’à deux cent cinquante lieues du Cap & que, si ce vent-ci continue, tout faible qu’il est, c’est une affaire ◀de▶ huit jours. Avec un si, je ferais entrer un âne dans une bouteille.
Du jeudi 29 mars 1691
C’était hier le premier jour ◀de▶ ◀la▶ lune : ◀le▶ vent avait rafraîchi ; c’était bon signe. Il a encore augmenté & nous avons fort bien été. Quatre jours de même, ◀le▶ Cap sera derrière nous. C’est ◀le▶ seul trajet qui nous reste pour être sûrs ◀de▶ notre retour en France. J’avoue qu’il me donne ◀de▶ ◀l’▶horreur, ne pouvant me figurer que tant de gens qui en ont écrit se soient concertés pour mentir.
Du vendredi 30 mars 1691
◀Le▶ vent a changé sur ◀les▶ deux heures du matin & est devenu tout à fait contraire : il n’est que Ouest, mais si fort que nous avons été obligés ◀de▶ mettre à ◀la▶ cape. Il a plu, tonné, venté & brumé. Ceci est-il un avant-coureur du Cap ? ◀Les▶ navires se sont encore dispersés. Nous ne sommes plus que trois : je ne sais où sont ◀les▶ deux autres ; & ceux que nous voyons étant aussi à ◀la▶ cape, & fort éloignés, on ne peut dire lesquels ce sont.
Du samedi 31 & dernier mars 1691
◀Le▶ vent est revenu bon sur ◀le▶ minuit, nous avons fait bonne route ; & ◀de▶ dessein formé, nous avons laissé ◀l’▶escadre. Je ne sais si nous avons bien fait ; mais je sais bien qu’il n’a tenu qu’à nous ◀de▶ nous rallier aux autres, parce que ◀l’▶Oiseau & ◀le▶ Florissant paraissaient encore ce matin au vent à nous. Ils
étaient à plus ◀de▶ six lieues ◀de▶ ◀l’▶arrière : mes longues-vues en portent douze, & on a distingué par leur moyen ces deux vaisseaux ◀de▶ notre grande hune ; & au lieu de ◀les▶ attendre nous avons forcé ◀de▶ voiles pour avancer, malgré ◀la▶ résolution prise avec M. d’Aire ◀le▶ 14 du courant, ◀de▶ ne nous point quitter. Dieu veuille qu’il ne nous en arrive point ◀de▶ mal. À mon égard, je suis résolu à tout événement ; &, quand je devrais mettre seul ◀le▶ feu au vaisseau, ◀les▶ Anglais ne me régaleront plus. Si nous avons à faire à eux, mon parti est pris : si ce sont des Hollandais, nous tâcherons ◀de▶ nous vendre tout ce que nous pourrons valoir ; mais si ce sont des Anglais, je tâcherai ◀de▶ ne pas périr seul. J’aimerais mieux être vingt fois pris par ◀les▶ Algériens que ◀de▶ ◀l’▶être encore une par ◀les▶ Anglais, nation cruelle, tigresse & traîtresse. J’ai été pris par ◀les▶ Turcs, vous ◀le▶ savez, & j’ai éprouvé dans ces barbares mille fois plus ◀d’▶humanité & ◀de▶ charité que dans ◀les▶ Anglais, qui ne pratiquent pas ◀l’▶ombre ◀de▶ ces vertus. Nous ◀les▶ prenons aussi bien qu’ils nous prennent ; &, quoiqu’ils exercent sur nous toute sorte ◀de▶ cruautés, nous n’avons pas ◀le▶ cœur assez mauvais, ou plutôt ◀la▶ barbarie ◀de▶ leur rendre ◀le▶ change : leurs humiliations nous désarment. Ce sont en effet ◀de▶ véritables chiens couchants ; & ◀le▶ proverbe ◀de▶ Pétrarque définit juste leur caractère :
Anglica Gens est optima flens, sed pessima ridens
Que ◀le▶ lecteur compare ◀l’▶histoire ◀de▶ Henri VIII, ◀de▶ Marie et ◀d’▶Elizabeth ses filles, & ◀de▶ Cromwell, qui y ont tous quatre fait couler des ruisseaux ◀de▶ sang. Il verra qu’ils en ont fait tout ce qu’ils ont voulu ; ayant trouvé, dans leur sévérité, ◀le▶ secret ◀de▶ se faire craindre & obéir : au lieu que ◀la▶ douceur & ◀la▶ bonté des Stuarts n’ont servi qu’à conduire Charles I sur un échafaud, & détrôner Jacques II, actuellement abandonné & retiré à Saint-Germain.
Puisque j’ai du temps & que je parle du génie des Anglais, je ne puis m’empêcher ◀de▶ dire une chose, que je sais ◀d’▶original. J’ai parlé ci-dessus ◀de▶ M. de La Barre, vice-roi en Canada. Avant que de se jeter dans ◀l’▶épée, il avait été maître des requêtes, & intendant en Bourbonnais. Il y avait eu une amourette, dont il était venu une fille, qu’il a mariée à un nommé M. de La Pommeraie, gentilhomme ◀de▶ ◀la▶ Marche ou Marchois. Ce M. de La Pommeraie était en Canada avec M. de La Barre son beau-père, & était, comme moi, présent à ◀la▶ confusion que ◀les▶ jésuites eurent à Montréal. C’est ◀de▶ lui que je sais ce que je vas dire.
Avant que ◀d’▶être vice-roi en Canada, M. de La Barre avait été gouverneur des îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique ; &, pendant son temps, ◀les▶ Anglais, infiniment plus forts que ◀les▶ Français, ne leur faisaient aucun quartier & jetaient à ◀la▶ mer tous ceux qu’ils pouvaient prendre. M.de ◀La▶ Barre jugea à propos de passer ◀de▶ ◀la▶ Martinique à Saint-Christophle, île à laquelle ◀les▶ Anglais en ont toujours voulu, non seulement, parce qu’ils en possèdent une partie 61 qu’ils voudraient avoir ◀le▶ reste, mais parce que c’est celle ◀de▶ toutes ◀les▶ Antilles qui produit ◀le▶ meilleur sucre. Ils avaient des vaisseaux qui menaçaient descente, & M. de La Barre ne crut pas ◀la▶ devoir laisser prendre sans coup férir, & résolut ◀d’▶y aller lui-même. ◀La▶ Pommeraie, son gendre, ◀l’▶accompagna, & fut témoin ◀de▶ ◀l’▶action.
Entre Nièves et Sainte-Alucie, ils trouvèrent une frégate anglaise ◀de▶ vingt-huit canons, ◀d’▶égale force à celle que M. de La Barre montait, qui n’en avait que vingt-huit non plus mais qui avait bien moins ◀d’▶équipage & ◀d’▶hommes. ◀Les▶ officiers qui étaient sur cette frégate avec M. de La Barre voulurent lui persuader ◀de▶ mettre sa personne en sûreté & ◀de▶ se sauver à Nièves, qui était sous ◀le▶ vent ; &, pour cela, ◀de▶ se servir ◀de▶ ◀la▶ chaloupe, qui était en toue ◀de▶ ◀la▶ frégate. Pour toute réponse, M. de La Barre mit ◀le▶ sabre à ◀la▶ main & ◀d’▶un seul revers coupa ◀le▶ cablot qui retenait cette chaloupe, qui ensuite alla au gré du vent & ◀de▶ ◀la▶ mer. Je viens, dit-il ◀d’▶un visage riant aux officiers & à ◀l’▶équipage, ◀d’▶ôter toute occasion ◀de▶ tentation ◀de▶ se sauver : il faut vaincre ou périr, tous ensemble.
Una salus victis, nullam sperare salutem.
Allons, messieurs & mes enfants ; ne faisons pas ◀les▶ b… ; sautons ◀de▶ bonne grâce.
Il se fit apporter ◀les▶ deux orgues & ◀les▶ gouverna lui-même, & défendit ◀de▶ tirer qu’à ◀l’▶abordage. ◀Les▶ Anglais en firent deux, & furent si vivement reçus qu’ils abandonnèrent ◀l’▶entreprise. M.de ◀La▶ Barre qui avait gouverné ◀les▶ orgues leur avait tué plus ◀de▶ six-vingts hommes. ◀Les▶ Anglais rebutés se retiraient ; mais il ne crut pas devoir ◀les▶ laisser partir sans ◀les▶ attaquer à son tour. Il fit virer ◀de▶ bord sur eux, ◀les▶ aborda par ◀le▶ devant & sauta le premier, ◀le▶ sabre à ◀la▶ main & ses pistolets à sa ceinture, dans leur frégate sans être ébranlé par ◀le▶ feu qui se faisait à bout portant.
Il fut secondé ; & ◀les▶ Anglais, voyant sur leur vaisseau ◀les▶ Français dont ils craignent, ont toujours craint & craindront toujours ◀la▶ pointe & ◀la▶ fureur, n’eurent point ◀d’▶autre parti à prendre que ◀de▶ mettre ◀les▶ armes bas & ◀d’▶implorer à genoux ◀la▶ grâce du vainqueur ; mais ils avaient trop fait périr ◀de▶ Français pour en être dignes. M.de ◀La▶ Barre ◀les▶ fit tous jeter à ◀la▶ mer, au nombre ◀de▶ quatre-vingt-six. Ce qu’il y eut ◀de▶ surprenant dans ce combat, c’est que M. de La Barre n’avait que quatre-vingt-dix hommes en partant ◀de▶ ◀la▶ Martinique, dont il ne lui restait que cinquante-huit lorsqu’il se rendit maître des Anglais, encore plus forts que lui ◀de▶ vingt-huit hommes, & qui étaient partis ◀la▶ veille ◀de▶ Saint-Christophle au nombre ◀de▶ trois cents hommes effectifs, dans ◀l’▶intention ◀de▶ faire une descente à ◀la▶ Martinique afin qu’on ne pût pas secourir Saint-Christophle, qu’ils voulaient prendre. Ce fut assurément ◀l’▶usage des orgues qui ◀les▶ réduisit à si peu.
Comme ◀le▶ lecteur peut ne pas savoir ce que c’est qu’une orgue, je crois devoir ◀l’▶en instruire. C’est un assemblage ◀de▶ quatre cent soixante-cinq canons ◀de▶ fusils posés ◀les▶ uns sur ◀les▶ autres. ◀La▶ base est ◀de▶ trente, le second rang ◀de▶ vingt-neuf, le troisième ◀de▶ vingt-huit ; ainsi du reste jusqu’au sommet, qui finit par un : en sorte que tous ces canons forment un triangle parfait. Ces canons sont assujettis par deux barres ◀de▶ fer pliées en triangle, & qui ◀les▶ embrassent à leur volée & à leur culasse.
On passe entre ◀les▶ rangs une corde ◀d’▶amorce ; & celui qui gouverne ◀l’▶orgue fait partir plus ou moins ◀de▶ coups ; & ◀le▶ tout étant posé sur un chandelier dont ◀la▶ vis est jouante, il peut mirer haut & bas, & ◀de▶ tel côté que bon lui semble. On peut voir que ceci est une arme bien meurtrière dans un abordage. Aussi, M. de La Barre employa-t-il utilement ◀les▶ 930 coups ◀de▶ ses deux orgues.
Il fit, comme j’ai dit, jeter à ◀la▶ mer ◀les▶ quatre-vingt-six Anglais qui restaient, où ◀les▶ Français eurent ◀la▶ bonté ◀de▶ ◀les▶ tuer à coups de fusil. Que ◀le▶ lecteur ne s’y méprenne pas : je dis ◀la▶ bonté ◀de▶ ◀les▶ tuer ; car cette nation diabolique n’en usait pas si humainement envers ◀les▶ Français. Ces chiens, plus cruels que leurs dogues, ◀les▶ liaient ◀les▶ mains derrière ◀le▶ dos & leur passaient des vessies ou des barils sous ◀les▶ aisselles, comme j’ai dit ci-dessus que nos matelots ont traité un requien & cela, afin de se divertir ◀de▶ leur mort & que ◀l’▶horreur ◀les▶ en frappât davantage. Heureux, dans ce cruel temps, celui qui était promptement dévoré par quelque monstre !
Entre ceux qui furent jetés à ◀la▶ mer, il y eut un jeune homme ◀de▶ vingt-deux ou vingt-trois ans, qui se jeta aux pieds ◀de▶ M. de La Barre, & lui dit en bon français qu’il était véritablement anglais ◀de▶ naissance, mais bon catholique romain ; qu’il avait toujours été en France auprès ◀d’▶un oncle établi à Rouen ; qu’ayant débarqué à Douvres pour aller à Londres voir son père, qu’il n’avait pas vu depuis quinze ans, il avait été pris & forcé ◀de▶ s’embarquer malgré lui. C’est fort bien plaider, lui répondit M. de La Barre. Tu n’avais qu’à rester à Rouen & t’y faire procureur : tu y aurais gagné ◀la▶ vie ; mais que diable allais-tu faire dans cette galère ? Ho bien, poursuivit-il en parlant à un des quartiers-maîtres qui jetaient ◀les▶ Anglais, sais-tu bien ce qu’il faut faire ? Tout le monde croyait qu’il allait lui donner ◀la▶ vie ; &, dans ce sens, cet officier marinier lui répondit que ce pauvre diable avait ◀la▶ mine ◀de▶ savoir bien gagner son pain. Eh ! il est Anglais ! lui répliqua M. de La Barre ; mais parce qu’il est bon catholique, jette-◀le▶ plus doucement que ◀les▶ autres, & ◀le▶ fit effectivement jeter à ◀la▶ mer ; & toute ◀la▶ grâce qu’il lui fit fut ◀de▶ lui faire attacher au cou un boulet à deux têtes. Il poursuivit son chemin, sauva ◀l’▶île de Saint-Christophle, où il fit mettre ◀le▶ feu à une sucrerie, dans laquelle il fit brûler quarante Anglais qui s’y étaient enfermés & qui refusaient ◀de▶ se rendre : ce qui épouvanta tellement ◀les▶ autres qu’ils furent les premiers à proposer un cartel, que M. de La Barre accepta avec plaisir, n’ayant fait ces cruautés que pour ◀les▶ empêcher ◀de▶ continuer ◀les▶ leurs. Je ne puis mieux achever leur portrait que par un vers du Poëma Maccaronicum.
Stellarum mala rassa virum, bona salsa Diabli.
Avril 1691
Du dimanche 1er avril 1691
Depuis minuit, vent contraire. ◀L’▶Oiseau & ◀le▶ Florissant ne veulent point nous quitter. Mes longues-vues disent ◀de▶ ◀la▶ hunette qu’il y a un signal ; & on dit en bas qu’elles ne peuvent pas porter si loin. Si nous ne nous rallions pas à eux, c’est que nous ne ◀le▶ voulons pas.
Du lundi 2 avril 1691
Toujours vent contraire. Nous avons encore vu deux navires, mais si éloignés derrière nous qu’on ne peut ◀les▶ distinguer. Ce sont encore ◀l’▶Oiseau & ◀le▶ Florissant : du moins, ◀l’▶apparence ◀le▶ dit ; & ce soir, on ne ◀les▶ voyait plus du tout.
Du mardi 3 avril 1691
Après du vent assez bon depuis minuit jusqu’à neuf heures du matin, calme tout plat. On ne voit plus ◀de▶ navires que le nôtre.
Du mercredi 4 avril 1691
Nous ne verrons plus nos vaisseaux qu’au rendez-vous. ◀Le▶ froid nous saisit & nous paraît ◀d’▶autant plus sensible que nous sortons des chaleurs. Un matelot, nommé René Le Penneven, vient de mourir.
Du jeudi 5 avril 1691
Toujours vent bien près, & presque contraire : cependant nos pilotes, ayant assuré que nous sommes sur ◀le▶ banc des Aiguilles, ont sondé ce soir, & ont trouvé terre à 85 brasses ◀d’▶eau. Ainsi, nous ne sommes qu’à trente lieues ◀d’▶Afrique. J’admire leur habileté, ◀de▶ se trouver si justes, après ◀l’▶ouragan du mois passé.
Du vendredi 6 avril 1691
On a encore sondé ce matin, & on a trouvé terre à soixante-quinze brasses. Il n’a presque point fait ◀de▶ vent cette nuit, & fort peu pendant ◀le▶ jour. Nous avons vu ce soir à soleil couché ◀les▶ terres ◀d’▶Afrique, qu’on appelle cap des Aiguilles, dont nous sommes encore fort éloignés dans ◀l’▶Est.
Du samedi 7 avril 1691
◀Le▶ vent est devenu bon vers ◀les▶ deux heures du matin. Nous avons toute ◀la▶ journée côtoyé ◀la▶ Cafrerie ou ◀les▶ terres ◀de▶ ◀l’▶extrémité ◀de▶ ◀l’▶Afrique, dans ◀le▶ Sud-Est : ce sont celles qui ceintrent du côté de ◀la▶ mer une partie ◀de▶ ◀l’▶empire du Monomotapa. Si ◀le▶ vent continue, nous passerons cette nuit ◀le▶ cap de Bonne-Espérance ; &, demain matin, tout péril ◀de▶ navigation sera évité. Nous ne sommes au plus qu’à cinq lieues ◀de▶ terre. Je n’ai vu, par mes longues-vues, qu’une terre couverte ◀de▶ bois, & pas une seule habitation. On dit, cependant, que cet endroit est fort peuplé.
Du dimanche 8 avril 1691
◀Le▶ vent a calmé : cependant, nous avons toujours été un peu. Nous avons toujours côtoyé ◀la▶ terre ; & ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, que nous voyons, n’est pas à plus ◀de▶ neuf lieues ◀de▶ nous. Si ◀le▶ vent renforçait, ce serait du chemin jusqu’à minuit. J’espère cependant qu’à ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ messe nous chanterons demain ◀le▶ Te DeuM. Du calme au cap de Bonne-Espérance ! Cela me paraît si peu vraisemblable que j’accuserais volontiers ◀de▶ vanité & ◀de▶ mensonge tous ceux qui en ont écrit des choses si horribles ; entre autres Maffée que je tiens ouvert sur ◀le▶ naufrage ◀d’▶Eléonor. Ce que j’en peux croire, c’est qu’ils ont eu ◀le▶ malheur ◀de▶ s’y trouver à ◀la▶ fin ◀de▶ février ou au commencement ◀de▶ mars, qui est immanquablement ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶ouragan : Rikwart nous ◀l’▶a assuré en dînant. ◀Les▶ Hollandais savent que nous sommes ici, car ils ont des gens exprès sur trois différentes montagnes, qui font du feu, ou d’autres signaux, lorsqu’il paraît quelque navire. Je crois qu’ils voudraient bien nous couper chemin, surtout ◀les▶ scélérats qui, après avoir dit leur Credo en France, se sont retirés parmi eux, où ils ont en même temps renié leur religion, leur roi & leur patrie. Rikwart dit qu’il y en a plus ◀de▶ trois cents ; & que ce sont ceux que ◀la▶ Compagnie hollandaise envoie s’établir dans ◀les▶ terres nouvellement découvertes en Afrique, & dont j’ai parlé à ◀la▶ fin du premier volume.
Du lundi 9 avril 1691
C’est ce matin que, grâce à Dieu, nous avons doublé & dépassé ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, ◀d’▶une mer belle & unie, & ◀d’▶un bon vent. Nous ◀l’▶avons perdu ◀de▶ vue sur ◀le▶ midi ; mais ◀le▶ vent, qui est devenu contraire sur ◀les▶ deux heures, nous empêche ◀de▶ quitter ◀de▶ vue ◀les▶ terres ◀d’▶Afrique. En tout cas ◀le▶ plus fort est fait, puisque nous ne sommes plus dans ◀les▶ mers des Indes & que nous sommes certains ◀de▶ ne point relâcher. Nous avons chanté ◀le▶ Te DeuM. Dieu nous conserve jusqu’en France : il y sera chanté encore ◀de▶ meilleur cœur.
Du mardi 10 avril 1691
Calme tout plat depuis hier au soir.
Du mercredi 11 avril 1691
Nous avons enfin perdu ◀de▶ vue ◀les▶ terres ◀d’▶Afrique, parce que ◀le▶ vent est venu bon cette nuit & nous a avancés & nous avance encore. Quinze jours de même, nous serons à ◀l’▶Ascension : notre rendez-vous y est. Nous sommes seuls à présent. & un vaisseau seul avance beaucoup plus que lorsqu’il est en compagnie, parce qu’il fait route directe, sans attendre personne. Ajoutez à cela que ◀l’▶Écueil va parfaitement bien & est un des meilleurs voiliers ◀de▶ tous ◀les▶ vaisseaux qui sont à ◀la▶ mer. Dieu nous préserve ◀de▶ trouver des ennemis plus forts que nous : ◀la▶ résolution ◀de▶ se faire sauter ne plaît pas multis.
Du jeudi 12 avril 1691
◀Le▶ vent continue toujours bon & nous allons à souhait. Dieu sait ce qu’il nous faut ; car, certainement, nous avons besoin ◀d’▶être bientôt à quelque bon endroit, étant fort près de nos pièces sur ◀le▶ pain. ◀Le▶ reste ne nous manque point ; &, Dieu aidant, ne nous manquera pas.
Du vendredi saint 13 avril 1691
Toujours bon vent : tout le monde en est réjoui, & très peu content du jeûne austère ◀d’▶aujourd’hui & ◀de▶ celui qui se fera demain. C’est comme ◀l’▶année passée, mais par une autre raison : c’est que nous avons fait gras pendant tout ◀le▶ carême.
Du samedi 14 avril 1691
◀Le▶ vent s’est jeté cette nuit au Nord-Ouest, justement contraire.
Du dimanche ◀de▶ Pâques 15 avril 1691
Il a fait calme toute ◀la▶ journée & ◀le▶ vent s’est jeté ce soir au Nord. Il a fait fort beau & pas plus chaud ni froid qu’il fait ordinairement en France à pareil jour : aussi sommes-nous à trois degrés près au même éloignement du soleil, ◀de▶ lui à Paris & ◀de▶ lui à nous.
Toujours même chose que ◀l’▶année passée pour ◀la▶ conscience ; je n’ai rien à ajouter à ce que j’en ai déjà dit dans ◀le▶ tome I. Vols journaliers, dont on a ◀la▶ tête rompue : pas une restitution ; & tout le monde a communié. Cela a attiré une nouvelle persécution à notre aumônier de la part de M. de La Chassée, qui est son fléau, & qui ne lui passe rien. ◀La▶ nation basse-bretonne & ◀le▶ monachisme ont éclaté sur ◀la▶ scène. Il en souffrira pourtant une autre, dont ◀La▶ ◀Chassée▶ est inventeur : c’est un procès dans ◀les▶ formes, auquel il ne s’attend pas, & qui sera plaidé tout aussitôt que ◀les▶ avocats auront appris leur plaidoyer.
Du lundi 16 avril 1691
Calme tout plat, pendant toute ◀la▶ journée. Nous avons pris du poisson ; &, pendant la dernière semaine ◀de▶ carême, nous n’en avons pas vu un seul : en sorte que nous ◀l’▶aurions fait fort triste si je n’avais fait servir gras. Personne n’a eu peine à se rendre à un si doux ramage. En effet, il faut avoir lame tournée du côté de Rome, ou ◀de▶ ses décisions (car aucun ecclésiastique considérable n’y fait maigre). ◀Le▶ salut éternel, à ce que ◀le▶ peuple croit, y est attaché ; mais, pour se bien porter, il est du bon naturel ◀d’▶avoir ◀l’▶estomac & ◀les▶ boyaux tournés du côté de Genève. Point ◀de▶ poisson, point ◀de▶ légumes, point ◀de▶ beurre, ◀de▶ ◀l’▶huile puante. Hé ! comment diable aurions-nous fait ?
Du mardi 17 avril 1691
Encore calme tout plat, jusque sur ◀les▶ trois heures après-midi, qu’il vente Ouest-Sud-Ouest, pas bon.
Du mercredi 18 avril 1691
Calme tout plat, depuis minuit. ◀La▶ chaleur commence à se faire sentir. On dit que ◀les▶ courants sont pour nous : tant mieux.
Du jeudi 19 avril 1691
Jour des plaidoiries. Avant que ◀d’▶en parler, je dirai que ◀le▶ vent est devenu fort bon sur ◀les▶ deux heures du matin : c’est ◀de▶ ◀l’▶Est-Nord-Est ; nous avons bien été, & nous allons bien encore.
◀Le▶ procès s’est mû en dînant, entre MM. ◀de▶ Bouchetière, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, procureur général, & moi, demandeurs & accusateurs, d’une part.
Contre frère François Querduff, religieux dominicain, ou soi-disant tel, notre aumônier, d’autre part.
Nous lui gardions ce procès pour ses œufs ◀de▶ Pâques, & tous ◀les▶ acteurs étaient concertés ; Bouchetière, ◀La▶ ◀Chassée▶ & moi, lui avons rendu vuides ◀les▶ trois flacons ◀de▶ fenouillette qu’il nous avait donnés pleins ◀le▶ dimanche 18 du mois passé.
J’ai commencé ma plainte & ◀le▶ plaidoyer au dessert, fondé sur ce que j’avais travaillé pour ◀le▶ commun, & non pour moi seul, en faisant mariner ◀de▶ ◀la▶ bonite à ◀la▶ mer, & saler du sanglier à Négrades ; que notre aumônier ne pouvait pas disconvenir ◀de▶ cette vérité, puisqu’il en avait mangé sa bonne part ; que je ◀l’▶avais donné à ◀la▶ table, sans en avoir rien réservé pour moi ; ce que j’avais fait dans ◀la▶ prévention où j’avais toujours été, & où j’étais encore, que ◀les▶ gens qui mangent ensemble à ◀la▶ mer ne devaient avoir qu’un même plat, auquel chacun devait contribuer ◀de▶ sa peine & ◀de▶ ses soins, pour ◀l’▶utilité commune ; que, sur ce pied, j’étais surpris ◀d’▶avoir appris qu’agissant sur un autre plan, notre aumônier, frère François Querduff, avait fait un vol & un brigandage public en retenant pour lui seul du gingembre confit ; que je requérais que ce gingembre lût apporté à ◀l’▶office du dessert commun, sauf à ◀la▶ cour & à M. de La Chassée, procureur général en icelle, à prendre pour ◀la▶ vengeance publique telle conclusion qu’il aviserait bon être ; & ce, afin que ◀la▶ peine qui serait infligée au coupable empêchât que désormais pareil brigandage arrivât parmi ◀les▶ navigateurs mangeant[s] ensemble.
J’acquiesce aux conclusions prises par ◀l’▶écrivain du roi, a repris Bouchetière, & demande à ◀la▶ cour ◀d’▶être reçu partie intervenante. Je ne conçois pas par quel droit ◀de▶ friandise notre aumônier a prétendu s’approprier du gingembre, où il n’a rien apporté du sien que ◀le▶ seul soin ◀d’▶ordonner ◀la▶ sauce. C’est moi qui lui ai donné ◀le▶ gingembre ; c’est moi qui lui ai fait avoir du sucre ◀de▶ notre maître d’hôtel : sucre très cher, sucre admirable, & sucre ◀d’▶autant meilleur qu’il ne coûtait rien puisque c’était ◀le▶ reste ◀de▶ ce qui m’en avait été donné au Poil-Louis. Ç’a été moi encore qui lui ai donné un soldat pour aller chercher ◀le▶ bois propre à faire & entretenir ◀le▶ feu sous ◀le▶ pot : pot que je lui avais encore fait prêter par notre maître d’hôtel.
Il y a plus : c’est que ◀le▶ vin dont il s’est servi provient ◀d’▶une menterie qu’il m’a obligé ◀de▶ faire. Ses adulations (eh ! qu’est-ce qu’un moine n’est pas capable ◀de▶ faire faire à son pénitent lorsqu’il y trouve ◀l’▶utilité ◀de▶ son ventre & ◀la▶ délicatesse ◀de▶ son goût ? ), ses adulations, dis-je, m’ont persuadé que ce serait un si léger péché qu’il m’en donnerait ◀l’▶absolution sans confession, si je demandais à ◀l’▶écrivain du roi deux pots ◀de▶ bon vin vieux, sous tel prétexte que je voudrais, & que je lui remisse ce vin. Je ◀l’▶ai fait, sous prétexte ◀d’▶en faire présent à feu ◀La▶ Ville aux Clercs ; & 1 écrivain du roi, qui m’en offrit autant que j’en voudrais, a toujours cru que j’en avais aidé un malade. ◀L’▶aumônier me promit ◀de▶ ◀les▶ employer au gingembre ; mais je crois qu’il ◀les▶ employa à déjeuner avec ◀l’▶aumônier du Florissant & ◀le▶ maître canonnier d’ici, ses frères, en mangeant des perdrix que celui-ci avait tuées ; & qu’il s’est frauduleusement servi du vin des malades pour faire ses confitures.
Non, monsieur, repris-je, ◀le▶ vin que vous lui avez donné a été mis au gingembre ; & je lui en donnai trois autres bouteilles pour déjeuner avec ses frères, duquel déjeuner je devais être si je n’avais pas été retenu par M. Blondel. Tant mieux, a repris Bouchetière, puisqu’il n’y a point eu là-dessus ◀de▶ tricherie : ◀les▶ confitures n’en doivent être que meilleures. Je serais en droit ◀de▶ tout répéter en mon particulier, puisque ◀le▶ sucre, ◀le▶ gingembre, ◀le▶ pot dans lequel tout a été cuit, ◀le▶ vin qui en a fait ◀la▶ sauce, ◀le▶ bois & ◀les▶ soins du soldat qui a entretenu ◀le▶ feu ne sont dus qu’à moi ; mais ◀le▶ mensonge que j’ai fait m’en rendant indigne, j acquiesce aux premières conclusions.
Comptez-vous pour rien ◀le▶ gérofle, ◀la▶ cannelle & ◀la▶ muscade, qui sont entrés dans ces confitures ? a ajouté ◀le▶ maître d’hôtel. J’en avais confié ◀les▶ clefs à Landais, qui a eu ◀la▶ bonne foi ◀de▶ ◀les▶ remettre au révérend père, lequel a lait ◀de▶ ces aromates comme des choux ◀de▶ son jardin, & qui a laissé dans ◀les▶ boites un si grand vuide, que j’ai été prêt ◀de▶ m’en plaindre ; & m’en serais effectivement plaint si ◀le▶ même Landais ne m’avait apaisé en me faisant boire trois coups ◀d’▶un ratafia admirable.
Vous m’allez brouiller, lui a dit Landais, avec notre aumônier, à qui j’avais promis ◀le▶ secret ; & cela sera cause que je ne dirai à personne que je lui ai encore donné deux autres livres ◀de▶ sucre, qu’il m’a prié ◀de▶ voler dans ◀la▶ dépense. Je ne dirai point non plus que ◀le▶ ratafia que je vous fis boire, & dont je bus aussi, était ◀le▶ reste ◀d’▶un flacon ◀de▶ ◀la▶ petite cave ◀de▶ feu M. Le Vasseur, qu’il avait vuidé dans ◀le▶ gingenvre qu’il faisait dans un endroit caché fort éloigné du camp, dont lui seul, Francœur & moi avions connaissance ; &, quand tous ◀les▶ juges du monde s’en mêleraient, je ne dirai, ◀de▶ ma vie, qu’il y a trois grands pots renfermés dans ◀le▶ grand coffre ◀de▶ M. Le Vasseur, dont celui que j’ai vu ce matin est ◀le▶ plus petit, & que ◀le▶ gingembre est ◀d’▶une odeur si délicieuse qu’elle embaume ◀la▶ sainte-barbe. Voilà ce que votre indiscrétion a attiré. J’aurais tout dit, si on me ◀l’▶avait demandé ; & à présent, quand ◀le▶ diable s’en mêlerait, je n’en dirai pas un mot.
Que ◀de▶ crimes entassés l’un sur l’autre & découverts dans ◀le▶ même moment ! a dit ◀La▶ ◀Chassée▶, avec un ton ◀d’▶admiration qui nous a tous fait rire. Voilà, père, ◀la▶ confusion que votre avidité, votre gloutonie, votre peu de charité pour votre prochain & votre amour-propre vous causent. Gingembre surpris, sucre extorqué & volé, vin acheté par ◀l’▶indigne prix ◀d’▶une menterie, épiceries volées, corruption du dépositaire & ◀de▶ son facile mais sincère confident, travail caché comme celui ◀d’▶un faux monnayeur ! Voilà, père, une partie des crimes dont Votre Révérence est prévenue & convaincue. Croyez-vous que ◀la▶ cour vous ◀les▶ pardonnera, & ne jettera pas sur votre compte ◀les▶ maux ◀de▶ poitrine & ◀les▶ indigestions ◀d’▶estomac dont nous avons été travaillés, & dont, à ce qu’assure notre Esculape, nous aurions tous été exempts si nous avions eu part au gingembre confit ? Craignez ◀la▶ juste vengeance que ◀la▶ cour peut exercer contre vous.
Notre ministère nous obligerait ◀de▶ pencher vers ◀la▶ rigueur ; mais, donnant ◀le▶ plus que nous pouvons à ◀la▶ coutume monacale & basse-bretonne, nous nous contentons ◀de▶ requérir que celle ◀de▶ tout temps observée parmi ◀les▶ navigateurs sera gardée, sans qu’il y soit contrevenu ; ce faisant, que ◀les▶ soins seront par chaque particulier mangeant à ◀la▶ table employés à ◀la▶ rendre ◀la▶ plus abondante & délicate que faire se pourra : requérons en outre que ◀les▶ trois pots ◀de▶ gingembre confits en question seront présentement & actuellement transférés dans ◀la▶ dépense du maître d’hôtel, & là convertis en assiettes particulières, qui seront distribuées à chaque repas. Requérons encore que ◀le▶ ratafia étant ◀l’▶instrument dont ◀le▶ coupable s’est servi pour corrompre lesdits maître d’hôtel & Landais, il en soit aussi actuellement & sans déport apporté trois flacons pleins, au lieu des trois flacons vuides présentement rendus, pour tenir lieu ◀d’▶épices à ◀la▶ cour & ◀de▶ salaire aux avocats ; lesquels trois flacons seront journellement vuidés ◀les▶ matins par ◀les▶ gens ◀de▶ ◀la▶ table, avant ◀la▶ prière & ◀la▶ messe, & ce pour cause ; & qu’il en soit encore apporté un autre, qui sera présentement vuidé pour désaltérer ◀les▶ gosiers desséchés par une plaidoirie si longue, & que ◀l’▶Arrêt qui interviendra sur ◀les▶ présentes conclusions sera exécuté, nonobstant ◀l’▶appel & sans préjudice ◀d’▶icelui.
Après cela, M. de La Touche & ◀le▶ chirurgien, qui avaient ◀le▶ mot, se sont approchés ◀de▶ Rickwart, qui avait ◀le▶ mot aussi. Ils ont fait comme s’ils avaient été aux opinions ; &, un moment après, ce Hollandais, qui ne parle pas tout à fait bon français quoiqu’il ◀l’▶entende bien, a prononcé, Soit fait comme il est requis, sauf ◀l’▶appel ; et par provision, dépens réservés. Qu’est-ce qu’il veut dire, a repris ◀l’▶aumônier, avec ses dépens réservés ? C’est en cas que vous en appeliez, lui a répondu M. de Porrières. Hé ! à qui en appellerais-je ? a poursuivi ◀l’▶aumônier en riant, & rouge comme une cerise mûre. Ne vois-je pas bien que vous êtes tous des fripons, conjurés & concertés contre ma fenouillette ?
Il a voulu se retirer. Doucement, beau père, lui a dit ◀La▶ ◀Chassée▶ en ◀l’▶arrêtant. Vous êtes prisonnier ici, suivant ◀l’▶Arrêt : payez comptant, pour vous éviter ◀les▶ frais ◀de▶ capture. Je n’ai pas ici ◀de▶ quoi, a repris ◀l’▶aumônier. J’y ai pourvu, a dit ◀La▶ ◀Chassée▶ : un moine prisonnier ici ferait autant ◀de▶ scandale que j’en ai fait à Douai. On est allé tout quérir : &, en effet, ◀le▶ maître d’hôtel, ◀le▶ valet ◀de▶ M. de Porrières, celui ◀de▶ M. de La Chassée & Landais sont arrivés, apportant ◀le▶ coffre & ◀la▶ cave du pater. Il a ouvert l’un & l’autre, & prenait, je crois, ◀les▶ choses un peu à contrecœur, quoiqu’il fît bonne mine. ◀Les▶ trois pots & ◀les▶ trois flacons ont été portés à ◀la▶ dépense, & dans ◀le▶ moment nous avons vuidé le quatrième. ◀La▶ cave est ◀de▶ seize, dont il y a encore quatre pleins, dont nous tirerons encore notre part. Je laisse à penser si cela s’est fait sans rire. ◀L’▶aumônier a pourtant pris ◀les▶ choses ◀de▶ meilleure grâce que nous ne ◀l’▶espérions ; & cela est cause qu’on lui a renvoyé un pot du gingembre, qui est excellent, aussi bien que sa fenouillette. Notre père La Chassée lui garde pour une autre fois son histoire avec ◀la▶ chanteuse ◀de▶ Morlaix, qui nous a déjà valu trois flacons, et dont il ◀l’▶a menacé ci-devant ; et c’est sur cette histoire que nous hypothéquons notre droit sur ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ cave.
Du vendredi 20 avril 1691
◀Le▶ vent a toujours été bon, & nous avons fort bien été en bonne route. Notre aumônier a dit, en dînant, qu’il n’avait hier entamé un pot ◀de▶ gingembre que pour ◀le▶ goûter, & ◀le▶ donner à ◀la▶ table. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ lui a platement répondu qu’il aurait pu ◀le▶ donner s’il avait été mauvais, mais, qu’étant bon, il voulait ◀le▶ garder. Lequel a raison ? Je m’en rapporte au lecteur.
Du samedi 21 avril 1691
◀Le▶ vent a fort calmé, & nous avons peu avancé. Nous sommes à moitié chemin du cap de Bonne-Espérance à ◀l’▶Ascension.
Du dimanche 22 avril 1691
◀Le▶ vent a rafraîchi, Si nous avons toujours été à merveille.
Du lundi 23 avril 1691
Il y a aujourd’hui un an, dimanche 23 avril 1690, que M. Hurtain mourut. Nous aurions dû faire hier son anniversaire, mais ◀la▶ célébrité ◀de▶ ◀la▶ Quasimodo ◀l’▶empêcha. Nous ◀l’▶avons fait aujourd’hui. Il y a encore eu des pleureurs : cela a fait plaisir au commandeur, qui a vu ◀le▶ respect que nous conservons pour ◀la▶ mémoire du défunt ; & cela me fait dire à moi qu’outre ◀la▶ qualité ◀de▶ larrons celle ◀de▶ bons comédiens, ou ◀de▶ gens ◀de▶ cœur assez tendre, est due aux Bretons.
Du mardi 24 avril 1691
Toujours bon vent : tant mieux. ◀Les▶ pilotes ni ◀l’▶aumônier n’ont point oublié ma fête. ◀Le▶ diable ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, qui ◀les▶ en a fait souvenir, était à leur tête. Je ne connais point son saint ; mais le mien m’a coûté plus que ◀l’▶année passée.
Du mercredi 25 avril 1691
Du jeudi 26 avril 1691
Tout de même.
Du vendredi 21 avril 1691
◀Le▶ vent toujours bon a rafraîchi : on croit que nous serons mercredi à ◀l’▶Ascension. Ce que Dieu garde est bien gardé : il sait ◀le▶ besoin où nous sommes, surtout ◀de▶ pain, à cause de celui que nous avons été obligés ◀de▶ jeter, & dont il se consomme tant que je dirais volontiers que, moins on en a & plus ◀l’▶appétit augmente.
Du samedi 28 avril 1691
Nous avons toujours bien été. Je viens ◀d’▶achever ◀le▶ mémoire pour M. de Seignelay, séparé du journal que je lui destine.
Du dimanche 29 avril 1691
Du lundi 30 & dernier avril 1691
Toujours de même pour ◀le▶ vent : nous sommes à ◀la▶ hauteur ◀de▶ ◀l’▶Ascension ; nous faisons ◀l’▶Ouest pour ◀l’▶atteindre. ◀La▶ chaleur est bien forte.
Mai 1691
Du mardi 1er mai 1691
Toujours même vent, & nous avons bien été. Le premier ◀de▶ mai me remet toujours devant ◀les▶ yeux ◀le▶ jour funeste pour moi ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ mon père : perte toujours présente & nouvelle à mon esprit.
Du mercredi 2 mai 1691
Nous n’avons encore point vu ◀l’▶île de l’Ascension, en ce que cette île est diversement marquée sur ◀les▶ cartes pour sa longitude du méridien : cependant, il faut que cette erreur des géographes soit bien forte, puisqu’elle va jusqu’à cinq degrés dans des mers connues.
Du jeudi 3 mai 1691
◀L’▶équipage commence à désespérer ◀de▶ voir cette île. Deux ◀de▶ nos pilotes s’en font dépassés dans ◀l’▶Ouest, et l’autre se fait dessus. Ils ont trop fait paraître leur intelligence et leur habileté pour ◀les▶ soupçonner ◀de▶ méprise. Ces sortes ◀d’▶erreurs, je crois ◀l’▶avoir déjà dit, ne sont-elles pas plus que suffisantes pour convaincre ◀de▶ vanité ceux qui assurent que ◀la▶ navigation est établie sur des principes certains ? Cependant, Lénard ne perd point courage & prétend trouver cette île. Il assure que ◀les▶ courants nous ont été contraires. Ces courants sont ◀d’▶un grand secours aux pilotes. Quoique ◀le▶ vent soit bon, & ◀la▶ lune forte, nous n’irons que fort doucement cette nuit, crainte ◀d’▶aller donner dessus.
Du vendredi 4 mai 1691
Nous ne voyons point encore cette île, quoique nous ayons été parfaitement bien depuis trois heures du matin jusqu’à ce soir. Notre équipage est au désespoir, n’ayant aucun rafraîchissement à espérer ◀de▶ ce côté-là. M.de Porrières paraît être dans un très violent chagrin, parce qu’on ne saura quel parti prendre ni où dresser ◀la▶ route pour retrouver notre escadre, ou du moins M. du Quesne, si nous manquons cette île, qui est notre rendez-vous & où nous devons trouver ◀l’▶indication ◀d’▶un autre pour nous rassembler ; en cas, comme on ◀le▶ croit, ou plutôt comme plusieurs, dont je suis du nombre, font semblant ◀de▶ ◀le▶ croire par complaisance, que M. du Quesne y ait passé. Cependant ◀les▶ pilotes, ne perdant pas ◀l’▶espérance, ont obtenu que nous poursuivrions ◀la▶ route jusqu’à demain midi.
Du samedi 5 mai 1691
Nos pilotes ont eu raison ◀de▶ rejeter leur erreur sur ◀les▶ courants. Nous n’avons point presque été cette nuit ; mais, à ◀l’▶aube du jour, ayant forcé ◀de▶ voiles, nous avons à huit heures, avant ◀la▶ messe, vu ◀l’▶île de l’Ascension, dont je parlerai quand nous serons partis, comptant ◀d’▶être à terre vers ◀les▶ deux heures après midi. Nous allons dîner. Je ne puis m’empêcher ◀d’▶ajouter que ces courants, contre lesquels ◀le▶ meilleur vent ne peut pas prévaloir, me font répéter que ◀la▶ prudence fait à ◀la▶ mer autant pour ◀le▶ moins que ◀la▶ science.
Du lundi 7 mai 1691
Nous avons remis à ◀la▶ voile pour aller aux Antilles, autrement aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique ; & c’est à ◀la▶ Martinique, l’une ◀d’▶elles, que nous allons. Nous avons quitté ◀l’▶Ascension, où nous avions mouillé avant-hier samedi, vers une heure & demie après midi. Elle est par huit degrés juste ◀de▶ latitude Sud ; & est marquée sur différentes cartes par cinq, six, sept & huit degrés ◀de▶ longitude du méridien : ce qui fait une différence ◀de▶ quatre-vingts lieues. C’est encore sur cette longitude, que ◀les▶ jésuites devraient donner leurs observations ; mais il semble qu’ils ne cultivent ◀les▶ sciences utiles que pour ◀l’▶intérêt particulier ◀de▶ leur Société, & comptent pour rien ◀le▶ reste du monde.
Cette île n’a au plus que cinq lieues ◀de▶ tour. Elle n’a ni rivière ni source, n’étant lavée que ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ pluie qui se précipite des rochers. J’ai bu ◀de▶ celle qui s’était arrêtée dans des creux : elle m’a paru très bonne. Cette île n’est qu’un amas brut ◀de▶ montagnes & ◀de▶ rochers : il n’y a pas cinquante pas ◀de▶ chemin droit & uni, infertile partout, excepté seulement ◀le▶ lit que s’est formé ◀l’▶eau ◀de▶ pluie. C’est là qu’on trouve abondance ◀de▶ pourpier, tout pareil à celui ◀de▶ France, mais plus petit & ◀de▶ meilleur goût. On trouve aussi dans ◀les▶ rochers ◀de▶ très excellente passe ou casse-pierre, dont nous avons mangé ◀de▶ très bonnes salades, & confit deux petits barils.
Ces légumes font un très grand & très salubre rafraîchissement pour des gens qui n’ont point vu terre depuis près de quatre mois, & tout le monde s’en est bien trouvé.
◀L’▶île est couverte ◀d’▶oiseaux, que ◀les▶ matelots nomment frégates & fous. Ils sont si familiers qu’ils viennent se percher sur ◀les▶ vergues, où on ◀les▶ prend à ◀la▶ main. À terre, on ◀les▶ tue à coups de bâton, tant ils approchent ◀de▶ près ; &, loin de fuir quand on en abat un, il semble que ce soit un appât pour faire approcher ◀les▶ autres en plus grand nombre. Il est impossible ◀d’▶exprimer ◀la▶ quantité que nous en avons tué. Ces oiseaux sont blancs en tout, excepté que ◀la▶ frégate a une plume noire à ◀l’▶extrémité ◀de▶ ◀l’▶aile. ◀Les▶ fous sont ◀les▶ plus gros, & tous à peu près comme ◀la▶ macreuse. ◀La▶ frégate a une très grande envergure, pour parler matelot, c’est-à-dire, qu’elle a ◀les▶ ailes très longues ; y ayant ordinairement ◀de▶ ◀l’▶extrémité ◀de▶ ◀la▶ plume noire ◀d’▶une aile à ◀l’▶extrémité ◀de▶ l’autre, compris ◀le▶ corps, cinq pieds huit pouces. Toutes ces plumes ont ◀le▶ tuyau long & me paraissent bonnes pour écrire : ◀le▶ reste des plumes est comme celui des canes, mais moins ferme & moins épais. Leur queue est courte en pigeon, leur bec est long & pointu, un peu créné. ◀La▶ frégate a ◀le▶ pied toilé comme ◀le▶ canard & ◀le▶ fou ◀les▶ a comme ceux du pigeon. Ils sont bons à toutes sauces, & ◀la▶ meilleure est à ◀la▶ broche. Après qu’ils sont plumés, il faut ◀les▶ piquer sur ◀l’▶estomac, ◀le▶ croupion & ◀les▶ autres endroits gras, & leur faire faire un bouillon. Ils se refont dans ◀l’▶eau, & y jettent ◀l’▶huile qu’ils ont ◀de▶ trop. Après qu’ils sont refroidis, on ◀les▶ larde & on ◀les▶ met à ◀la▶ broche : on ◀les▶ mange ensuite au poivre, au sel & au vinaigre. Ils ne sont pas indifférents.
◀L’▶huile qu’ils rendent me fait souvenir ◀de▶ ◀la▶ nôtre, qui sent un peu. Rikwart, qui avait envie ◀de▶ manger ◀de▶ ◀la▶ salade ◀de▶ pourpier & ◀de▶ casse-pierre, m’a découvert ◀le▶ secret ◀de▶ lui faire perdre sa mauvaise odeur. Voici comment. Nous avons pris environ deux pintes ◀d’▶huile dans un flacon & avons été à terre, emportant avec nous un grand coquemar ◀de▶ terre tout neuf. C’est ◀le▶ seul utancile ◀de▶ chirurgie dont je me suis servi. Nous ◀l’▶avons rempli à moitié ◀de▶ cette eau ◀de▶ pluie dont j’ai parlé, ◀la▶ plus pure & ◀la▶ plus claire. On ◀l’▶a mis bouillir avec du pourpier & ◀de▶ ◀la▶ casse-pierre bien lavés, & on a bien écumé ◀le▶ tout. On y a versé ◀l’▶huile dans ◀le▶ temps du fort bouillon, en retirant ◀le▶ coquemar du feu. Ensuite, avec un bâton bien propre, pendant un bon demi quart d’heure, on a tout brouillé ensemble, légumes, huile & eau. Lorsque tout a été froid & bien reposé, on a retiré ◀l’▶huile qui surnageait : on n’en a pas perdu ◀la▶ trentième partie. On ◀l’▶a mise dans ◀le▶ même flacon où ◀l’▶on ◀l’▶avait apportée, & on ◀l’▶a mise rafraîchir. Elle a paru un peu verdâtre, mais peu, & sans mauvaise odeur ; de sorte que M. de Porrières, quoique provençal, y a été trompé, & a cru que c’était un nouveau baril qui avait été percé, lequel s’était mieux conservé que ◀les▶ autres. Nous ◀l’▶avons détrompé, & je viens de lui donner par écrit ce que nous avons fait.
Outre ◀la▶ quantité ◀de▶ pourpier dont je viens de parler, ◀les▶ bords ◀de▶ cette île abondent en poisson, & qui nous a fourni ◀de▶ bons plats. Nos matelots en ont salé, signe ◀de▶ leur quantité, contre ◀la▶ coutume des marins. ◀L’▶équipage n’a eu pour toute nourriture, depuis samedi au soir compris, que des oiseaux & du poisson, & rien ◀de▶ fond ◀de▶ cale que du pain & du vin ◀de▶ retour. ◀Le▶ meilleur poisson que j’y ai mangé est fait comme une petite carpe ◀de▶ quatorze à dix-huit pouces, tête & queue comprises. Il est rouge en dehors : il a ◀l’▶écaille fine & belle. Sa chair, pour sa blancheur & sa fermeté, ressemble à celle du brochet, moins entrecoupée ◀d’▶arêtes ; mais ◀le▶ goût en est bien plus exquis. En disant que ce poisson est fait comme une carpe, c’est je crois dire assez que c’est ◀le▶ véritable rouget, qui n’a rien du tout ◀de▶ commun, que ◀la▶ couleur, avec ce que ◀les▶ harengères ◀de▶ ◀la▶ Halle appellent rougets, & que ◀les▶ Dieppois nomment souffleurs. Ce poisson que vous achetez est effectivement bon, mais il n’approche nullement ◀de▶ celui-ci, ni pour ◀le▶ goût, ni ◀la▶ délicatesse, ni ◀la▶ beauté. ◀Les▶ Dieppois que nous avons, & Rikwart, en font bien ◀de▶ ◀la▶ différence.
Tout cela n’est pourtant point encore ◀le▶ meilleur rafraîchissement que fournit cette île. C’est ◀la▶ tortue, qui y vient en très grande quantité, à commencer du mois ◀de▶ mai jusqu’à ◀la▶ fin ◀de▶ novembre : elle y vient aussi ◀les▶ autres mois, mais moins fréquemment. Nous n’en avons pris que quatorze : ◀la▶ moindre pèse cinq cents livres. ◀La▶ tortue d’ici n’est point faite comme celle ◀de▶ Négrades, dont j’ai parlé page 93. ◀La▶ maison ◀de▶ celle-ci est par écailles larges ◀de▶ sept pouces, & non tout ◀d’▶une pièce comme celles ◀de▶ Négrades. Ces écailles sont transparentes & marbrées comme celles que nos artisans travaillent ; elles ne sont cependant pas propres à être mises en œuvre, parce qu’elles blanchissent en séchant : & ce ne sont que ◀les▶ écailles des tortues mâles qu’on prend à ◀la▶ mer, & celles des tortues ◀de▶ terre, qui ne perdent ni leur éclat ni leur beauté ; & on ne prend ici que des femelles ◀de▶ mer, lorsqu’elles viennent à terre confier leurs œufs à ◀la▶ chaleur du soleil, tout de même que celles ◀de▶ Négrades : & c’est tout ce que ◀les▶ tortues ◀de▶ ◀l’▶Ascension ont ◀de▶ commun avec celles ◀de▶ Négrades, & ◀de▶ se conserver en vie. Du reste, je ◀les▶ crois différentes en espèces.
◀La▶ chair ◀de▶ ◀la▶ tortue ◀de▶ ◀l’▶Ascension est très bonne, & de même goût que celle ◀d’▶un jeune bœuf, dont elle a ◀la▶ couleur. Elle fait ◀de▶ ◀la▶ soupe très succulente & ◀de▶[s] fricassées. Elle est saine & purgative ; & ◀les▶ bénéfices ◀de▶ ventre quelle donne travaillent doucement, & non avec ◀la▶ violence ◀de▶ ceux que donne ◀la▶ tortue ◀de▶ Négrades.
Sur quoi Rikwart nous a assuré une chose très singulière. C’est que quelque invétérée, & ◀de▶ quelque espèce que soit une maladie vénérienne, elle est radicalement guérie en quarante jours par ◀l’▶usage ◀de▶ cette viande seule, tant en bouillons qu’à ◀la▶ broche, sans autre remède ; celui-là étant éprouvé utilement une infinité ◀de▶ fois par ◀les▶ nations qui fréquentent ces mers.
On mouille dans une anse proche de ◀la▶ grave où on prend cette tortue. Cette grave est ◀de▶ sable fort fin & fort blanc : &, pour connaître ◀le▶ mouillage, ◀les▶ Portugais ont élevé une croix sur une montagne fort haute : & c’est sur cette croix qu’on se règle pour jeter ◀l’▶ancre juste dans ◀le▶ Sud-Est, & elle reste dans ◀le▶ Nord-Ouest, à un demi-quart ◀de▶ lieue.
Excepté cette anse, tout ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶île est bordée ◀de▶ rochers caves, minés & mangés par ◀les▶ coups ◀de▶ mer qui viennent incessamment s’y briser ; ce qui forme partout un champêtre sauvage & horrible, que tout ◀l’▶art ne peut imiter, & qui cependant n’a pas laissé ◀de▶ me rappeler ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ décoration qui succède à celle ◀d’▶un jardin, lorsque, dans ◀l’▶opéra ◀de▶ Bellérophon, Amisodar chante,
Que ce jardin se change en un désert affreux.
En effet, ◀le▶ désert du théâtre donne une légère idée ◀de▶ celui-ci ; mais ◀la▶ nature surpasse ◀l’▶art.
J’ai dit que cette île est inhabitée. Cependant, notre pilote, & des matelots qui y sont venus, disent y avoir vu des traces ◀d’▶hommes, des boeufs & des chèvres sauvages. Je n’y ai vu ni l’un ni l’autre ; mais oui bien quantité ◀de▶ fiente & ◀de▶ crottes ◀de▶ ces deux espèces ◀d’▶animaux. Ainsi, je suis très sûr qu’il y en a. J’ai été jusqu’au milieu de ◀l’▶île & ai trouvé dans mon chemin des restes ◀de▶ planches ◀de▶ sapin abattues, & un sentier qui m’a paru frayé, & qui m’a conduit à un grand creux plein ◀d’▶eau ◀de▶ pluie. C’est un signe évident que quelqu’un y a demeuré. Peut-être est-ce ◀le▶ reste ◀d’▶un naufrage : mais il est certain qu’il y a eu une cabane ; car ces planches ne se sont pas élevées jusque-là par ◀les▶ coups ◀de▶ mer, qui ne montent point si haut, & qui ne couvrent pas des rochers de plus ◀de▶ quinze cents pas ◀d’▶élévation. Je suis revenu ◀de▶ mon voyage très satisfait ◀de▶ ma curiosité, & sensiblement convaincu, par ma lassitude, que ◀les▶ plaisirs des yeux sont toujours des plaisirs fatigants.
Nous n’avons trouvé aucune lettre, ni ◀de▶ M. du Quesne ni ◀d’▶autre, ni aucune chose qui témoignât qu’aucun vaisseau des nôtres y eût passé ; &, en effet, ceux qui par flatterie faisaient semblant ◀de▶ croire que nous y en trouverions, étaient eux-mêmes persuadés que leur attente était une pure chimère. Nous y en avons laissé une, suivant ◀le▶ chiffre convenu avec M. du Quesne : chiffre aussi facile à déchiffrer que si ◀la▶ lettre était écrite en idiome vulgaire.
◀Les▶ Mémoires du C. D.R. & un dictionnaire ◀de▶ Pajot que j’ai, m’ont fourni ◀l’▶idée ◀d’▶un chiffre que je crois que ◀le▶ diable ne comprendrait pas, à moins que ◀d’▶en avoir ◀l’▶intelligence, qui ne serait donnée que ◀de▶ vive voix. Voici comme je ◀l’▶entends. Je veux mander, à celui à qui j’écris, ◀les▶ paroles que voici :
« Je me suis fait beaucoup ◀d’▶ennemis cachés & découverts, en exprimant que mon dessein était ◀d’▶étendre ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶empire. Je me voyais trahi ou abandonné, & je pris soudain résolution ◀de▶ partir & ◀de▶ joindre ◀la▶ douceur avec ◀la▶ gravité pour faire rentrer en soi ◀les▶ officiers ◀de▶ ◀l’▶armée, & marcher à travers ◀les▶ champs et ◀les▶ lieux inhabités. »
Je me sers ◀de▶ Pajot pour écrire cette lettre, & mon correspondant, qui a un autre dictionnaire ◀de▶ Pajol ◀de▶ ◀la▶ même édition que le mien, s’en sert pour ◀l’▶expliquer. Il sait que ◀le▶ nombre des livres indique ◀la▶ page, que ◀le▶ nombre des sols indique ◀la▶ ligne, & que celui des deniers indique ◀la▶ quantité des mots qu’il en doit tirer. Voici ce qu’il reçoit ◀de▶ moi que j’intitule bordereau, calcul, rôle, état, ou autrement.
1. | s. | d. |
314 | 10 | 10 |
304 | 8 | 2 |
708 | 8 | 1 |
347 | 17 | 4 |
-401 | 12 | 5 |
847 | 14 | 7 |
340 | 1 | 1 |
751 | 6 | 6 |
340 | 1 | 1 |
476 | 7 | 6 |
675 | 5 | 1 |
363 | 11 | 1 |
743 | 13 | 3 |
496 | 7 | 1 |
588 | 10 | 4 |
675 | 5 | 1 |
527 | 8 | 9 |
8 902 | 8 | 3 |
Il ne s’arrête point à ce total ◀de▶ 8 902 livres 8 sols 3 deniers, parce qu’il sait qu’il ne sert à rien & n’y est mis que pour ◀l’▶apparence : il ne s’arrête qu’aux sommes particulières. Il cherche dans son dictionnaire, sur la première somme ◀de▶ 314 livres 10 sols 10 deniers, ◀la▶ page 314. La dixième ligne lui est indiquée par ◀les▶ dix sols, & il en prend ◀les▶ dix premiers mots qui lui sont marqués par ◀les▶ dix deniers,
& ce sont ceux-ci… « Je me suis fait beaucoup ◀d’▶ennemis, & cachés & découverts »
Il cherche ensuite ◀la▶ 304e page, & tire ◀les▶ deux premiers mots ◀de▶ la huitième ligne, qui sont ceux-ci… « en exprimant ».
Et ainsi, continuant jusqu’au dernier article du chiffre, qui est 527 livres 8 sols 9 deniers, où il trouvera, « marcher à travers ◀les▶ champs & ◀les▶ lieux inhabités », & prenant toujours ◀le▶ total des livres pour ◀le▶ numéro ◀de▶ ◀la▶ page, ◀le▶ total des sols pour ◀la▶ quantième ligne, & ◀le▶ total des deniers pour ◀la▶ quantité des premiers mots qu’il en doit tirer, il aura ◀l’▶intelligence ◀de▶ ce que je veux lui mander.
Je crois m’être assez expliqué. ◀Le▶ dictionnaire ◀de▶ Pajot est entre ◀les▶ mains ◀de▶ tout le monde ; mais un ministre peut en faire faire à sa volonté, & s’en réserver ◀les▶ exemplaires. Faire prendre garde que ◀le▶ numéro des pages y soit bien suivi, & non interrompu comme dans le mien, où la troisième centaine est deux fois répétée. Ce qui est une erreur bien lourde pour Esclassant & ◀la▶ veuve Thibout, qui ◀de▶ mon temps fournissaient ◀l’▶Université.
Il y a deux colonnes à chaque page : on pourrait ◀les▶ distinguer l’une d’avec l’autre en laissant la première en blanc & marquant la seconde ◀d’▶un trait ◀de▶ plume, comme il est marqué à la cinquième ligne du chiffre ci-dessus ◀de▶ 401 livres 12 sols 5 deniers. Ce trait indiquerait que c’est à la douzième ligne ◀de▶ la seconde colonne ◀de▶ ◀la▶ page 401 qu’on doit chercher ◀les▶ cinq mots indiqués par ◀les▶ cinq deniers.
◀Le▶ ministre pourrait ne confier ces exemplaires qu’a ceux qui sont dans sa confidence, ou dans ◀le▶ secret ◀de▶ ◀l’▶État. Il pourrait lui-même écrire ◀de▶ sa main en peu de temps ◀les▶ dépêches dignes ◀d’▶un secret impénétrable. Il est, à ce que je crois, certain qu’il serait impossible ◀de▶ déchiffrer ces lettres, & qu’on pourrait écrire à un ambassadeur, & autre, ce qu’on voudrait, sans autre énigme.
Ceux qui porteraient ces lettres ignoreraient eux-mêmes ce qu’ils porteraient : on pourrait même ◀les▶ déchirer, & ◀les▶ faire servir ◀d’▶enveloppes à des babioles : pourvu que celui à qui on écrirait pût rassembler ◀les▶ morceaux, c’en serait autant qu’il en faudrait : en un mot, on pourrait se servir ◀d’▶une infinité ◀de▶ moyens pour ◀les▶ faire rendre en sûreté ; mais, ◀de▶ quelque manière que ce fût, celui qui ◀les▶ porterait ne tremblerait plus pour sa vie, & ne serait plus obligé ◀de▶ ◀les▶ cacher puisqu’il pourrait ◀les▶ porter chiffonnées dans ◀les▶ basques ◀de▶ son justaucorps comme des papiers ◀de▶ rebut, & indifférents.
Dans ◀les▶ dictionnaires imprimés exprès, ◀les▶ chiffres qui indiqueraient ◀les▶ pages seraient portés à telle quantité qu’on voudrait : ◀l’▶épaisseur ◀d’▶un livre ne fait rien à ◀l’▶essentiel. Cependant, il serait très rare qu’un dictionnaire imprimé en caractère menu allât jusqu’à mille pages, & on peut réserver ces mille pour ◀le▶ numéro ◀de▶ ◀la▶ vingtaine, où ◀la▶ ligne cherchée serait. Par exemple, suivant toujours Pajot, j’ai besoin ◀de▶ ces mots… « Il venge ◀la▶ mort cruelle qu’on a fait souffrir aux hommes ◀les▶ plus illustres ◀de▶ ◀la▶ République. » Ils sont à ◀la▶ soixante-dixième ligne ◀de▶ la seconde colonne ◀de▶ ◀la▶ page 867. J’écris mon chiffre ainsi : -4867. 10. 11 6
◀Le▶ trait devant ◀le▶ chiffre indique la seconde colonne ; ◀le▶ 4 apprendra que c’est dans la quatrième vingtaine ◀de▶ lignes, & ligne 10, qu’il doit chercher ◀les▶ 17 mots 11 & 6 dont il a besoin. Ainsi du reste. J’ai mis exprès cet exemple ◀de▶ 17 mots ; mais il est presque impossible que ceux dont on aura besoin aillent jusqu’à onze, & plus encore qu’ils passent ce nombre.
Si ◀les▶ mots dont on aura besoin tombent à la vingtième ligne, on ne marquera point ◀de▶ sols.
Voilà ◀le▶ chiffre qui m’est tombé dans ◀l’▶esprit : il est inutile que j’en fasse un plus ample commentaire, tant pour empêcher que pour prévenir ◀les▶ abus. Je retourne à ◀l’▶Ascension, où nous n’avons trouvé ni lettre ni marque ◀de▶ passage. Nous y avons laissé une bouteille. Si nous n’y avions laissé que cela, je ne m’en soucierais pas ; mais nous y avons laissé quatre matelots, dont deux sont fort regrettés, à cause de leur hardiesse & ◀de▶ leur expérience ; un canonnier brave & ◀de▶ tête, & deux soldats. Ce sont sept hommes : & quantité ◀de▶ malades que nous avons.
Je vois ici quantité ◀de▶ gens qui font bonne mine à mauvais jeu. Je n’en suis ni cause, ni fauteur, ni complice. ◀La▶ planche est tirée ; il faut sauter ◀le▶ fossé. En un mot, ◀le▶ péril est ouvert : tel peut en souffrir, qui n’en peut mais. Pour moi & M. de La Chassée, qui avons pris notre parti, il ne nous reste qu’à ◀l’▶attendre avec fermeté, & dire comme César dans Lucain.
Etiam si illabitur orbis Impavidum ferient ruinae.
Du mardi 8 mai 1691
◀Le▶ vent est toujours bon ; mais tellement faible que nous n’avons presque point avancé. Nous avons ◀le▶ soleil à pic ou au zénith. On voit encore ◀l’▶île de l’Ascension. ◀Les▶ fous & ◀les▶ frégates sont venus nous reconduire. On en a pris quatorze, dont six ont été trouvés bons à soupe ; ◀les▶ huit autres seront encore meilleurs demain, parce qu’ils passeront ◀la▶ nuit dans ◀le▶ vinaigre.
Du mercredi 9 mai 1691
◀Le▶ vent a beaucoup rafraîchi cette nuit, & a fait donner dans nos voiles une volée ◀de▶ poissons volants : il en est tombé sur ◀le▶ pont une quantité incroyable. Nos matelots en ont ramassé plus ◀de▶ quatre milliers ; &, outre ◀le▶ dîné et ◀le▶ soupé que ces petits animaux leur ont fournis, ils en ont encore consommé une grande quantité à prendre plus ◀de▶ deux cents bonites. J’ai dit ce que c’était que ces poissons. ◀Les▶ fous & ◀les▶ frégates ont infiniment plus ◀de▶ goût que ◀la▶ macreuse.
Du jeudi 10 mai 1691
Nous avons encore fort bien été toute ◀la▶ journée ; &, sur ◀le▶ soir, nous avons été pendant une demi-heure ◀le▶ jouet ◀d’▶un grain. J’ai dit ce que c’est qu’un grain au t. I, p. 270. Celui-ci s’est terminé par une pluie très forte qui a fait changer ◀le▶ vent, qui n’est plus que Nord-Ouest, justement contraire.
Du vendredi 11 mai 1691
◀Le▶ vent a calmé sur ◀le▶ minuit ; & à deux heures il est revenu parfaitement bon : c’est du Sud-Sud-Ouest, en sorte que nous avons fort bien été, & allons bien encore. On s’était trop bien trouvé ◀de▶ ◀la▶ bonite que j’ai fait mariner en venant pour n’en pas faire mariner au retour. J’en ai fait accommoder deux barils : je crois que c’en sera assez.
Il nous est mort ce matin un matelot. Toutes ces morts me déplaisent terriblement, parce que cela affaiblit notre équipage & me donne ◀de▶ ◀la▶ peine fort infructueusement, parce qu’il faut faire ◀l’▶inventaire & ◀le▶ procès-verbal ◀de▶ vente ◀de▶ ce qu’ils laissent & porter chaque article au compte particulier ◀de▶ chaque adjudicataire, afin que ◀la▶ Compagnie, qui est chargée ◀de▶ tout, trouve sur ◀le▶ grand livre ◀le▶ compte fait par débit & crédit ◀de▶ chacun ◀de▶ ◀l’▶équipage, tant vivant que mort. Il est vrai que ces inventaires ne sont pas longs, parce qu’un matelot est toujours assez bien garni, au retour ◀d’▶un voyage ◀de▶ long cours, lorsqu’il a deux chemises, une sur son corps & l’autre aux haubans, ou à ◀la▶ traîne. Enfin, ce n’est que ◀de▶ ◀la▶ peine pour moi ; mais il faut remplir ses devoirs. J’ai fait cet après-midi une vente générale ◀de▶ tout ce qui a été laissé par ◀le▶ canonnier & ◀les▶ quatre matelots morts à ◀l’▶Ascension, & par celui ◀d’▶aujourd’hui. Pour ce qui regarde ◀les▶ soldats, c’est ◀l’▶affaire ◀de▶ M. de La Chassée & ◀de▶ son sergent.
Si ◀l’▶équipage n’était presque pas tout composé ◀de▶ Bas-Bretons & ◀de▶ Normands, je serais surpris qu’aucun ne laissât ni argent, ni toile, ni autre marchandise des Indes. Il est certain que tous en ont acheté, ◀les▶ uns plus & ◀les▶ autres moins. Cependant, rien ne se trouve. Tout ce que j’en puis dire, après m’en être sourdement informé, c’est que ◀les▶ vivants ont bonne grippe, & que notre aumônier ne s’oublie pas.
Du samedi 12 mai 1691
Toujours bon vent, & nous allons bien. Je n’en parlerai plus ◀de▶ poisson, à moins qu’on en prenne quelqu’un qui soit extraordinaire. J’ai parlé ci-dessus ◀de▶ ◀la▶ dorade : on en a pris quatre aujourd’hui, qui nous ont donné à dîner & à souper.
Du dimanche 13 mai 1691
Toujours bon petit vent. Nous ne sommes qu’à douze lieues ◀de▶ ◀la▶ Ligne dans ◀le▶ Sud.
Du lundi 14 mai 1691
Nous avons, grâce à Dieu, passé ◀la▶ Ligne cette nuit pour la quatrième, &, Dieu aidant, la dernière fois ◀de▶ notre voyage. Nous ne respirons plus que ◀la▶ Martinique. ◀Le▶ vent est bon, quoique faible.
Du mardi 15 mai 1691
◀Le▶ vent a presque tout à fait calmé dès ◀le▶ point du jour ; ce qui fait que depuis hier midi nous n’avons fait que trente lieues : &, faute de vent pour nous rafraîchir, nous avons senti toute ◀la▶ journée une chaleur excessive.
Du mercredi 16 mai 1691
◀Le▶ vent a un peu rafraîchi ; mais il fait toujours bien chaud : cependant, ◀l’▶espérance ◀de▶ respirer bientôt notre air natal nous a donné des forces. On dit que si ce petit vent-ci continue nous serons dans quinze jours à ◀la▶ Martinique ; & moi je réponds toujours sur ◀les▶ si, qu’avec un si je ferais entrer un âne dans une bouteille.
On ne perd jamais ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ patrie ; &, quoique j’aie toujours été malheureux dans la mienne, je ne demande qu’à ◀la▶ revoir.
Nescio quâ natale solum dulcedine cunctosDucit, & immemores non sinit esse sui.Quid melius Roma ? Scythico quid frigore pejus ?Huc tamen ex illaBarbarus urbe fugit.
Du jeudi 17 mai 1691
Toujours bon petit vent, temps chaud & couvert, & nous allons assez bien pour ne nous pas plaindre.
Du vendredi 18 mai 1691
Chaleur étouffante, pluie, & calme. Il nous est encore mort un matelot.
Du samedi 19 mai 1691
Toujours même temps, calme, pluie & vent par intervalle.
Du dimanche 20 mai 1691
Même chose.
Du lundi 21 mai 1691
Même chose encore. Cela m’ennuie.
Du mardi 22 mai 1691
Toujours de même ; point ◀de▶ changement ; pluie, calme, & vent par intervalle. Nous avons cinquante-deux malades, tant soldats que matelots, & ◀le▶ nombre en augmente tous ◀les▶ jours. Il court un bruit ◀de▶ charbons ◀de▶ peste qui ne me plaît point ; ce qui nous oblige, M. de La Chassée & moi, à boire tous ◀les▶ matins ◀de▶ ◀l’▶eau-de-vie avec ◀de▶ ◀l’▶ail pilé dedans, & ◀de▶ sabler ou avaler tout ◀d’▶un coup cet ail pilé. Cela pue à ne se pouvoir pas souffrir l’un l’autre. Il appelle cela ◀chasser▶ ◀le▶ diable au nom de Belzébut.
Du mercredi 23 mai 1691
Toujours pluie, calme & vent. Ils jouent au lansquenet : chacun tient ◀le▶ bureau à son tour.
Du jeudi 24, jour ◀de▶ ◀l’▶ascension 1691
Du vendredi 25 mai 1691
Toujours bon vent : six jours de même, on nous livre à ◀la▶ Martinique.
Du samedi 26 mai 1691
Toujours bon vent, & beau temps. Il est mort cette nuit deux matelots. À peine ont-ils été expirés que ◀les▶ mamelles, ◀le▶ dessous des aisselles & tout ◀le▶ tour du nombril sont devenus plombés & verdâtres. Ceux-ci ne coûteront point ◀d’▶écriture : on a tout jeté, Propter causant gravem.
Du dimanche 27 mai 1691
Toujours de même, & ◀la▶ chaleur un peu modérée par ◀le▶ vent. On a trouvé aujourd’hui ◀de▶ gros vers blancs dans notre biscuit. On dit que c’est ◀l’▶ordinaire, & qu’on ne doit pas s’en étonner. Ce n’est donc point cela qui me fait ◀le▶ plus ◀de▶ peine. C’est ◀la▶ mort fréquente ◀de▶ nos matelots, & ◀le▶ genre ◀de▶ ◀la▶ maladie dont ils meurent. J’ai dit ci-dessus que je crois que toute ◀la▶ mateloterie a ◀le▶ diable dans ◀les▶ dents. Nous avons ici un nommé René Le Gallic, qui mange ◀les▶ rats, & dit qu’ils valent mieux que ◀les▶ lapins : & ◀les▶ vers qui sont dans ◀le▶ pain sont pour lui du beurre & des confitures ; il ◀les▶ étend dessus, & croque tout ensemble.
Du lundi 28 mai 1691
Toujours bon vent, & nous allons bien.
Du mardi 29 mai 1691
Nous avons vu ◀la▶ nuit passée, vers ◀les▶ neuf à dix heures, un feu, & entendu tirer un coup ◀de▶ canon. Ce sont, assurément, des vaisseaux venant ◀de▶ Guinée, & qui vont aux îles comme nous, ou bien une escadre anglaise qui croise ; car il n’y a aucune apparence que ce soit des Français. Quoi qu’il en soit, n’étant nullement en état, seul, avec beaucoup de malades, chargé & sale, comme est ◀l’▶Écueil, ◀d’▶affronter, encore moins ◀d’▶attendre des navires dont nous ignorons ◀le▶ nombre & ◀la▶ force, nous avons éteint tous ◀les▶ feux, même ceux des pipes, & avons forcé ◀de▶ voiles. Nous n’avons point revu ce matin ces navires, qui, très certainement, ont fait faire ◀de▶ mauvais sang à bien des gens, & qui en ont fait veiller bien d’autres. MM. ◀de▶ Porrières, ◀de▶ Bouchetière, ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, ◀de▶ ◀La▶ Touche, ◀l’▶aumônier & moi, avons passé ◀la▶ nuit à jaser & à boire un flacon du pater, qui n’en a point tâté. Belle & ample était ◀la▶ matière du colloque.
Nous avons toujours eu bon vent. Nous sommes juste par ◀la▶ latitude ◀de▶ ◀la▶ Martinique, dont nous ne sommes pas à plus ◀de▶ cent soixante lieues. ◀Le▶ ministre, ou ◀le▶ prédicant hollandais, & un des Lascaris dont j’ai parlé ci-dessus, ont pris ◀la▶ peine ◀de▶ se laisser mourir cet après-midi. ◀Les▶ bonites, ni autres poissons dont ces mers sont pleines, n’en auront pas fait un repas fort succulent, car ils étaient si maigres que ◀le▶ diable, tout fin & tout subtil qu’il est, ne pouvait pas ◀les▶ tenter du côté de ◀la▶ chair.
Du mercredi 30 mai 1691
Toujours bon vent, & bonne route. Il nous est encore mort un matelot cet après-midi, & toujours ◀de▶ ◀la▶ même maladie. ◀Le▶ cadavre faisait horreur ; & ceux qui ne pouvaient ni ne voulaient ◀le▶ voir étaient malgré eux forcés ◀de▶ ◀le▶ sentir. Depuis notre départ ◀de▶ ◀l’▶Ascension jusqu’ici, voilà près de deux barriques ◀d’▶eau-de-vie consommées ◀d’▶extraordinaire, à faire border ◀l’▶artimon. ◀Le▶ moyen ◀de▶ faire autrement !
Du jeudi 31 & dernier mai 1691
Toujours bon vent, & nous allons bien. Après ce que j’ai dit ci-dessus page 93 au sujet de ◀la▶ tortue ◀de▶ Négrades, ◀le▶ lecteur est en droit ◀de▶ croire, aussi bien que moi, que celle ◀de▶ ◀l’▶île de l’Ascension ne vaut pas mieux ; & qu’elle est bien plutôt propre à perdre un équipage que ◀de▶ contribuer à sa santé. J’étais encore ce matin tellement prévenu ◀de▶ cette pensée que j’ai voulu faire jeter à ◀la▶ mer ◀les▶ six qui nous restent ; & je ◀l’▶aurais fait sans ◀la▶ défense absolue du commandeur, à qui notre chirurgien & Rickwart ont fait entendre qu’il n’y avait rien ◀de▶ si sain pour tout ◀le▶ monde : qu’il était vrai que nous avons grand nombre ◀de▶ malades ; mais qu’il fallait observer qu’aucun soldat, ni matelot, ne ◀l’▶était devenu depuis ◀le▶ départ ◀de▶ cette île parce qu’on leur avait donné ◀de▶ ◀la▶ tortue avec du lard : qu’au contraire, plusieurs avaient recouvré leur santé. Qu’à l’égard des morts, il était surpris qu’il en fût mort si peu, puisqu’ordinairement ◀les▶ vaisseaux perdaient bien plus ◀de▶ monde que nous n’en avions perdu ; qu’il fallait encore observer que ceux qui étaient morts étaient malades avant que ◀d’▶avoir passé ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, & que ◀les▶ différents climats que nous avions traversés avaient fait dans leurs corps une compilation & un amas ◀de▶ mauvaises humeurs si forts que ◀la▶ tortue n’avait pu ◀les▶ dissoudre ; & qu’enfin ◀les▶ efforts que ◀la▶ nature, aidée ◀de▶ cette tortue, avait faits pour expulser ces mauvaises humeurs, avaient achevé ◀de▶ détruire ◀le▶ peu de forces qui restaient dans ces corps déjà ruinés. Je prie ◀le▶ lecteur ◀de▶ me pardonner ◀le▶ style dont je me sers. Ce n’est point ma coutume ◀de▶ parler Esculape : son jargon m’est étranger ; &, en vérité, je n’ai aucun dessein ◀de▶ ◀l’▶apprendre.
Juin 1691
Du vendredi 1er juin 1691
Toujours bon vent, & bon poisson, incomparablement meilleur dans ces mers que dans celles ◀d’▶Asie, des Indes & ◀de▶ ◀l’▶est ◀de▶ ◀l’▶Afrique.
Du samedi 2 juin 1691
Toujours bon vent : on a cargué cette nuit, parce que nos pilotes se font fort proches ◀de▶ ◀la▶ Martinique.
Du dimanche 3 juin 1691
Toujours bon vent, & cargué comme hier, par ◀la▶ même raison.
Du lundi 4 juin 1691
◀La▶ lune à son dixième jour nous a fait voir terre à minuit ; & c’est ◀la▶ Martinique, que nous cherchions. Nous ◀l’▶avons côtoyée tout ◀le▶ jour, & ce soir bien avant dans ◀la▶ nuit. Nous avons mouille devant ◀le▶ Fort-Royal, par un très beau clair de lune. Je ne sais pourquoi nous n’avons pas mouillé au Fort Saint-Pierre, puisque c’est là que nous aurions trouvé ◀le▶ général & ◀l’▶intendant. M.de Porrières vient ◀d’▶aller au fort.
Du mardi 5 juin 1691
J’ai mis pied à terre ce matin : j’y ai entendu ◀la▶ messe, & y ai trouvé déjà bonne connaissance. Nous allions ◀la▶ renouveler quand on m’est promptement venu quérir de la part du commandeur, qui m’envoie au Fort Saint-Pierre, à sept lieues d’ici, porter des lettres à M. ◀le▶ marquis ◀d’▶Eragny, vice-roi, & à M. Du Metz de Goimpi, intendant. On m’a lu ces lettres, qui avaient été préparées dès hier. On me ◀les▶ a fortement recommandées, & on m’a fortement recommandé aussi ◀de▶ ◀les▶ appuyer ◀de▶ toute ma rhétorique, ...flexanimo sermone potenti, & surtout ◀de▶ ◀les▶ amplifier ◀d’▶un beau & pathétique commentaire. Je connais, présentement, que c’est pour cela que nous n’avons pas mouillé au fort ◀de▶ Saint-Pierre, parce qu’on a voulu éviter les premières réprimandes.
Me voilà donc ◀le▶ Dépité ◀de▶ Saint-Ouen, qui va faire ◀l’▶emblème. On n’avait pas prévu qu’il en faudrait venir aux bassesses, O ! quam malè est extra leges viventibus. Quod meruére semper timent ! dit Pétrone. Il n’y va pas moins ici que ◀d’▶être cassé, & déclaré incapable ◀d’▶avoir jamais ◀de▶ commandement sur ◀les▶ vaisseaux du roi. J’ai pensé y refuser mon ministère : &, sans M. de La Chassée, je ne me serais pas mis dans ◀la▶ nécessité ◀de▶ mentir pour justifier une séparation que je n’ai jamais approuvée. N’importe, j’y suis : soit à ◀la▶ nage, soit sur une planche, il faut m’en sauver. Eh ! combien y a-t-il ◀d’▶avocats qui mourraient ◀de▶ faim s’ils ne plaidaient pas contre leur conscience ? Et combien y en a-t-il encore qui gagnent leur cause contre leur propre opinion ?
Juillet 1691
Du mardi 3 juillet 1691
Quand j’aurais voulu écrire jour pour jour, je ne ◀l’▶aurais pas pu ; mais, à présent que nous sommes sous ◀les▶ voiles, je vas donner ◀l’▶essor à ma plume.
Nous arrivâmes au Fort-Royal ◀le▶ quatre du mois passé. ◀Le▶ lendemain, notre vaisseau s’approcha plus près de terre qu’il n’était ; & moi, je vins au Fort Saint-Pierre, lieu ◀le▶ plus beau & ◀le▶ plus considérable ◀de▶ ◀l’▶île & où est née Mme ◀la▶ marquise ◀de▶ Maintenon. J’y rendis ◀les▶ lettres dont j’étais chargé ; &, si j’ose ◀le▶ dire, je parlai si pathétiquement à M. ◀le▶ général, & à M. ◀l’▶intendant, que j’en obtins tout ce que je voulus. Dieu veuille que M. du Quesne ne m’en veuille point ◀de▶ mal. Il est honnête homme, par conséquent point malfaisant.
M. d’Éragny, vice-roi à ◀la▶ Martinique, a été capitaine aux Gardes françaises, & a commandé le second bataillon ◀de▶ ce corps. Il est très honnête, & parfaitement bien fait ◀de▶ sa personne. Il faut qu’il soit aussi brave que sage, & aussi sage que brave, puisque ◀le▶ roi ◀l’▶avait choisi il y a deux ans pour aller à Siam, en qualité ◀de▶ général des Français ; poste qui, dans ◀la▶ conjoncture des temps, exigeait un homme également ◀de▶ tête & ◀de▶ main. Sans doute, s’il avait été à la place de M. Des Farges, ◀les▶ choses n’auraient pas tourné malheureusement comme elles ont fait : parce qu’il n’aurait pas tant donné à une avarice crasse, à une indigne jalousie, à une confiance intéressée, & n’aurait pas lâchement trahi celle que ◀le▶ roi de Siam & M. Constance avaient en lui ; & que, sous sa conduite, ◀les▶ Français n’auraient pas fait malgré eux mille infâmes lâchetés, qui ont perdu dans ce royaume ◀la▶ réputation du nom français. Ses propres enfants ne s’en sont point cachés ici ; & voici ce que j’ai appris ◀de▶ certain sur ce sujet.
M. Des Farges est mort en deçà du cap de Bonne-Espérance ; & il y avait six semaines ou deux mois qu’il avait fait sa fosse avec ses pieds, lorsque ◀le▶ navire ◀l’▶Oriflamme, commandé par M. de l’Estrille, arriva à ◀la▶ Martinique. Il s’était embarqué sur ce vaisseau en sortant ◀de▶ Bangkok, forteresse française, bâtie à ◀l’▶embouchure du Menan qu’il aurait pu & dû défendre contre toutes ◀les▶ forces ◀de▶ Pitrachard. Ses deux fils, aussi braves que ◀le▶ père ◀l’▶était peu, s’étaient embarqués avec lui. Il n’avait pas oublié quatre jésuites, ni ◀les▶ richesses immenses que M. Constance lui avait confiées ; richesses qu’eux & lui voulaient partager par moitié ; richesses, unique cause ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ Siam, ◀de▶ nos lâchetés, ◀de▶ ◀la▶ mort du roi de Siam, ◀de▶ celle ◀de▶ M. Constance & ◀de▶ quantité d’autres ; richesses, cause que ◀la▶ princesse de Siam a été abandonnée, quoique fille unique & héritière du royaume, qu’elle destinait au marquis Des Farges en ◀l’▶épousant ; richesses, cause ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ femme & du fils unique ◀de▶ M. Constance, rendus à Pitrachard avec ◀la▶ plus indigne lâcheté qui se soit jamais faite : uniquement parce que, si ◀la▶ mère ou ◀le▶ fils fussent passés en France, il aurait fallu que ◀les▶ vautours qui partageaient ◀la▶ proie ◀l’▶eussent laissé échapper ◀de▶ leurs serres ; enfin, pour comble ◀de▶ malheurs, richesses, cause ◀de▶ ◀la▶ persécution que ◀la▶ religion & ses vrais & zélés ministres y ont souffert & y souffrent encore. ◀La▶ relation ◀de▶ ce qui s’est passé dans ce royaume fera ◀le▶ détail ◀de▶ tout : j’en reviens à messieurs Des Farges.
Sitôt qu’ils furent arrivés ici, leur premier soin fut ◀d’▶y faire des connaissances. Cela leur lut aisé : tous deux bien laits ◀d’▶esprit & ◀de▶ corps, tous deux dans ◀la▶ fleur ◀de▶ leur âge, & tous deux jetant ◀l’▶or à pleines mains, trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Ce ne fut, pendant deux mois ◀de▶ séjour, qu’une suite perpétuelle ◀de▶ festins, ◀de▶ danses & d’autres plaisirs ; & tous payés bien cher. Soit dit en passant, & sans nommer ◀les▶ masques, je connais quatre femelles qui ne se sont pas vendues fort cher à des gens ◀de▶ nos vaisseaux, & dont ◀la▶ moins belle & ◀la▶ plus vieille a pourtant fait payer ses faveurs jusqu’à quatre & cinq cents pistoles ◀d’▶Espagne aux discrets & généreux marquis & chevalier Des Farges. J’en connais une entre ◀les▶ autres, dont je rapporterai bientôt l ’histoire sous ◀le▶ nom ◀de▶ Fanchon, qui est ◀d’▶une beauté à charmer, âgée au plus ◀de▶ vingt-six ans, qui a vendu les siennes mille pistoles au chevalier ; outre pour plus ◀de▶ quatre cents pistoles ◀de▶ vases, ◀de▶ toile, d étoffes & d’autres curiosités des Indes, qu’elle en a tiré : ce qui a été ◀le▶ prix ◀de▶ quelques embrassades que ◀les▶ geôliers du Châtelet avaient eues gratis.
Puisque ◀le▶ cadet donnait tant à ses plaisirs, que ne devait pas faire ◀le▶ marquis son aîné ? Qu’il en soit tout ce qu’il voudra, on tient ici pour constant que ◀les▶ deux frères ont dépensé ici plus ◀de▶ cinquante mille écus chacun, à leurs seuls divertissements. Et, quand M. ◀l’▶intendant, en présence de M. Clé, l’un des habitants & des capitaines ◀de▶ ◀la▶ colonie, leur dit, en dînant, qu’ils avaient mauvaise grâce ◀de▶ tant donner à leurs plaisirs sitôt après ◀la▶ mort ◀de▶ leur père, ◀les▶ deux frères, comme concertés, lui répondirent unanimement qu’ils ne pouvaient trop se réjouir ◀de▶ ◀la▶ mort ◀d’▶un homme qui avait ôté ◀la▶ couronne ◀de
▶Siam à ◀l’▶aîné, & ◀le▶ généralat au cadet, & que toute ◀la▶ bonté du roi n’aurait pas sauvé ◀de▶ ◀la▶ corde en France, si ses lâchetés y avaient été connues. C’est M. Clé lui-même qui m’a dit celui-ci, comme témoin oculaire, de visu & auditu : ◀le▶ sieur Joubert, général des vivres au Fort Saint-Pierre, me ◀l’▶a certifié ; & Fanchon m’a assuré que ◀le▶ chevalier Des Farges ◀le▶ lui avait plusieurs fois répété. Bel épitaphe, fait par des enfants, à ◀la▶ louange ◀de▶ leur père !
Pour finir leur catastrophe, ils se rembarquèrent pour retourner en France vers ◀la▶ fin du mois ◀de▶ mars dernier ; & ◀l’▶Oriflamme trouva au débouquement des îles, vers ◀l’▶endroit ◀d’▶où j’écris, un navire anglais, capre ou autre, contre lequel il se battit. M.de ◀l’▶Estrille ni MM. Des Farges, n’étaient pas gens à se rendre, ni à céder. ◀Les▶ vaisseaux s’abordèrent, & tous deux périrent à ◀la▶ mer. C’est ce qu’on a appris par des Caraïbes qui ont vu ◀le▶ combat, ◀de▶ ◀l’▶île de Sainte-Alucie. Quoi qu’il en soit, on n’a point entendu parler ◀d’▶eux depuis ; & je désespère qu’on ait en France des nouvelles ◀de▶ Siam par ce vaisseau, avec lequel sont péris ◀les▶ jésuites, leurs richesses, & leurs écrits. Male parla, male dilabuntur.
Puisque MM. Des Farges m’ont donné sujet ◀de▶ parler ◀de▶ Fanchon, il faut que je rapporte son histoire, telle qu’elle me ◀l’▶a dite elle-même ; quand ce ne serait que pour montrer qu’il n’y a qu’heur & malheur dans ◀le▶ monde, & que ◀la▶ vertu & ◀la▶ sagesse ◀d’▶une fille ne lui font pas une étoile plus heureuse que celle ◀d’▶une belle & spirituelle libertine. Fanchon est née demoiselle, à ce qu’elle dit : elle n’a pas en effet ◀les▶ manières ni ◀les▶ sentiments ◀d’▶une paysanne, & paraît même avoir eu une éducation cultivée. Elle est du fond ◀de▶ ◀la▶ Normandie, proche de Guines la Teinturière. Elle est parfaitement belle & parfaitement bien faite. Pour son esprit, on en jugera. Un enfant ◀de▶ Coutances, normand comme elle, en devint amoureux. Il ◀la▶ débaucha, & ils vinrent ensemble à Paris par ◀la▶ voiture des capucins. (Je voudrais me souvenir ◀de▶ ses bouffonnes expressions, & que ◀l’▶écriture pût imiter ◀le▶ ton : je suis persuadé que ◀le▶ lecteur ne pourrait s’empêcher ◀d’▶en rire. ) Environ six semaines après, il partit en bonne compagnie, enfilés ◀les▶ uns aux autres comme des grains ◀de▶ chapelet, pour aller à Marseille & y être incorporé dans une ◀de▶ ces académies ◀de▶ beaux esprits que ◀le▶ roi y entretient pour aller donner des soufflets aux soles & aux anchois ◀de▶ ◀la▶ Méditerranée. Ce départ avait été précédé ◀d’▶une retraite au Châtelet, où elle n’avait pas jugé à propos d’aller interrompre ses pieuses méditations, & ne crut pas non plus devoir ◀le▶ suivre ; &, quelques connaissances qu’elle avait faites à Paris lui produisirent celle ◀de▶ ◀la▶ femme ◀d’▶un procureur au Parlement, chez qui elle fut reçue simple servante.
Cette procureuse était normande aussi. Eh ! où diable trouvai-je tant de Normandes pour en faire mes Vénus ? N’importe : ◀le▶ pays n’y fait rien. Elle ◀la▶ prit, dans ◀l’▶espérance qu’en faveur de ◀la▶ patrie Fan chon compatirait à ses faiblesses. Elle ne se trompa point : celle-ci ◀l’▶a servie sur ◀l’▶article avec discrétion & n’a jamais trahi sa confiance par sa langue. J’étais en commerce ◀d’▶amourette avec ◀la▶ procureuse, assez belle & parfaitement bien faite : n’ayant, pour tout défaut, que celui ◀d’▶être portée au plaisir jusqu’à ◀l’▶effronterie ; ce qui dégoûte en peu de temps un honnête homme ; se donnant pourtant pour un modèle ◀de▶ vertu, en un mot pour une Cléanthis de l’Amphitryon ; & quoiqu’elle en fît porter à son mari vingt fois plus qu’il n’en avait à son bonnet, elle ne voulait pas qu’il lui rendît ◀le▶ change. ◀Le▶ mari était bien fait, & je crois qu’il ◀l’▶est encore ; car c’est au plus qu’il ait cinq à six ans plus que moi : il n’avait au plus que vingt-six ans ; sa femme & moi en avions dix-neuf à vingt. Je ◀le▶ connaissais il y avait du temps ; mais il ne savait pas que je connusse sa femme : & en effet je ne montais jamais que lui & son clerc ne fussent au Palais, & que je ne visse dans un petit trou du papier que Fanchon avait soin ◀d’▶y mettre ; &, pour m’autoriser à aller chez lui, j’avais si bien fait que je lui avais fait avoir deux causes.
Il devint amoureux ◀de▶ sa servante, qui était, pour son clerc &un externe, un diable en sagesse ; & qui, pourtant, s’en laissa donner pour neuf mois par ◀le▶ maître. Ce petit commerce dura dans ◀le▶ domestique jusqu’à ce que ◀la▶ poire fût tellement enflée que ◀le▶ cotillon en devint bossu ; &, afin que sa femme n’eût aucune aventure à lui reprocher, il mit sa maîtresse en chambre. Ce fut là que je découvris tout, par ◀la▶ prière qu’il me fit ◀de▶ lui porter quatorze francs, me disant que c’était ◀la▶ femme ◀d’▶un ◀de▶ ses clients à laquelle il s’était chargé ◀d’▶en donner autant toutes ◀les▶ semaines, jusqu’au retour ◀de▶ son mari, qui ◀l’▶avait laissée grosse à Paris. Il ne croyait pas que j’eusse jamais vu ◀la▶ belle, bien loin que je ◀la▶ connusse ; mais sa prompte sortie ◀de▶ chez lui, sans sujet apparent, me fit tout ◀d’▶un coup tout soupçonner, & je résolus ◀de▶ m’éclaircir.
Dans ce dessein, je me chargeai ◀de▶ ◀la▶ commission : j’allai chez Fanchon, à qui je fis valoir ◀l’▶imprudence du procureur ; & une poularde, avec une bouteille ◀de▶ vin ◀d’▶Espagne, rendant mes paroles persuasives, nous ne fûmes pas plus longtemps à devenir bons amis. ◀Le▶ coup était peu délicat, & même scélérat ; mais, à vingt ans, je n’y cherchais pas tant de finesse ; & je ne ◀l’▶ai point vue depuis, qu’ici.
Près de quatre mois qu’elle resta dans cette chambre lui donnèrent un air ◀de▶ demoiselle ; & ◀le▶ procureur ne subvenant plus aux frais, elle fit d’autres parties, mais avec tant ◀d’▶éclat qu’un commissaire en fut scandalisé, & M. Deffita, lieutenant criminel, ayant pris connaissance ◀de▶ tout, fulmina contre elle une lettre ◀de▶ cachet du Châtelet pour sortir ◀de▶ Paris & ◀de▶ ◀la▶ banlieue ; & elle ne jugea pas qu’il fût ◀de▶ son intérêt ◀d’▶en appeler. Elle aurait peut-être fait son entrée pompeuse à Paris au cul ◀d’▶une charrette ; & aurait été conduite en cortège jusqu’à ◀la▶ porte si elle n’avait pas eu ◀l’▶esprit ◀de▶ faire avertir ◀le▶ procureur & sa femme qu’elle était gîtée & ◀de▶ ◀les▶ menacer tous deux ◀de▶ tout déclarer s’ils ne ◀la▶ tiraient ◀d’▶intrigue ; & l’un & l’autre, ne voulant point courir ◀les▶ risques ◀de▶ ◀l’▶éclat, avaient différemment sollicité pour elle : lui, par lui-même et ses amis ; & elle par des dévotes. Et eut encore ◀l’▶adresse ◀de▶ tirer ◀de▶ ◀l’▶argent ◀de▶ tous ; si bien qu’elle sortit du Châtelet sans scandale, & assez bien garnie ◀d’▶espèces. Elle ne se donna que ◀le▶ temps ◀d’▶aller à ◀la▶ friperie s’y raccommoder ◀de▶ son désordre ; & s’abandonnant à sa fortune, elle résolut ◀de▶ venir aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique y chercher son père & ses frères, ◀le▶ passage en Angleterre étant interdit. S’il est vrai qu’elle eut celte intention, ◀de▶ quoi je ne réponds pas, ce qu’elle disait ◀de▶ sa famille n’était pas tout à fait faux.
Elle prit ◀le▶ chemin ◀d’▶Orléans un mercredi après-midi, et vint dans ◀la▶ charrette d ’un boulanger jusqu’à Châtres, où il retournait vuide ; et ◀le▶ lendemain partit avec des rouliers, qui pour peu de chose ◀la▶ conduisirent à Orléans. Elle voulut baisser jusqu’à Saumur pour gagner ◀La▶ Rochelle, lieu ◀de▶ ◀l’▶embarquement ; & son étoile lui fit trouver un protecteur lorsqu’elle s’y attendait ◀le▶ moins. Ce fut un gros marchand ◀de▶ cette dernière ville, qui avait pris pour lui seul une cabane : il lui offrit une place ; elle ◀l’▶accepta. ◀Les▶ bêtes ne sont pas ordinairement sujettes aux aventures : leur étoile ◀les▶ retient dans ◀la▶ petite sphère ◀de▶ son activité ; & ◀l’▶expérience montre qu’il n’y a que ◀les▶ gens ◀d’▶esprit exposés aux caprices ◀de▶ ◀la▶ Fortune. Fanchon en a, & du mieux tourné, pour faire figure dans ◀le▶ pays romanesque.
Elle accepta ◀l’▶offre ◀de▶ bonne grâce. ◀Le▶ marchand fut charmé ◀de▶ ses manières, & plus encore ◀de▶ sa conversation. Il lui demanda plusieurs fois quelle elle était ; pourquoi elle voyageait seule ; quel était son dessein, & où elle allait. Elle ne se déclara pas sitôt, & observait toujours des airs ◀de▶ vestale & ◀de▶ novice. ◀Le▶ marchand devait prendre ◀le▶ messager à Saumur, & comptait ◀de▶ ◀l’▶emmener avec lui. Elle se fit, sans qu’il ◀le▶ sût, chercher un âne. Il ◀l’▶avait toujours défrayée, & ◀la▶ traitait avec toute sorte ◀de▶ respect : il sut ◀le▶ louage ◀de▶ cet âne & s’en plaignit à elle ◀le▶ plus honnêtement du monde. Il paya celui qui devait ◀la▶ conduire & acheta un cheval pour ne ◀la▶ pas quitter, & n’être point fixé aux journées du messager. Fanchon se récria au scandale ◀d’▶une pareille compagnie, & fit semblant ◀de▶ vouloir lui rendre son argent. Elle consentit à ◀la▶ fin à ce qu’il faisait ; mais ne se rendit que ◀les▶ larmes aux yeux, donnant sa complaisance à ◀la▶ nécessité ◀de▶ sa fuite, qui ne lui avait pas laissé ◀le▶ temps ◀de▶ se garnir ◀d’▶argent.
Ce mot ◀de▶ fuite intrigua ◀le▶ marchand, & quoiqu’elle ne ◀l’▶eût lâché que dans ◀le▶ dessein ◀d’▶exciter sa curiosité, elle fit semblant ◀d’▶être au désespoir ◀d’▶avoir lâché une parole qui pouvait naturellement donner ◀d’▶elle des soupçons injurieux ◀de▶ sa conduite & ◀de▶ sa vertu. Il redoubla ses instances pour en savoir davantage : elle s’en fit plusieurs fois presser ; & enfin, étant arrivés à Fontenay-le-Comte & comptant ◀d’▶être ◀le▶ lendemain à ◀La▶ Rochelle, elle lui fit une histoire ◀de▶ roman qui n’avait rien du tout ◀de▶ commun avec la sienne que sa naissance & sa religion, supposé qu’elle n’ait point imposé ni à moi ni à son marchand. C’est ◀de▶ quoi je ne réponds pas. Quoi qu’il en soit, elle dit à celui-ci :
Qu’elle était née ◀de▶ parents très nobles & ◀de▶ bonne maison, mais pauvre. Elle lui dit son nom & celui du lieu ◀de▶ sa naissance ; que ses parents & elle avaient toujours fait profession ◀de▶ ◀la▶ religion ◀de▶ Calvin, supprimée ◀l’▶année précédente (c’était en 1686 qu’elle parlait) ; qu’elle avait été forcée ◀d’▶obéir à ◀la▶ nécessité ; que son père & ses deux frères étaient passés en Angleterre ; que sa mère était morte ◀de▶ chagrin, & qu’elle était venue à Paris pour demander pour elle ◀la▶ confiscation ◀de▶ tout ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ famille. Qu’elle s’y était retirée par ◀le▶ moyen des connaissances qu’on lui avait données à Cou-tances chez des dévotes, qui, au moyen des charités qu’avaient eues pour elle des gens charitables, ◀l’▶avaient mise dans un couvent, où elle s’était bientôt ennuyée. Qu’elle avait fait en sorte ◀de▶ tirer ◀de▶ leurs mains ◀le▶ montant ◀d’▶une demi-année ◀de▶ sa pension ; & que, bien loin de ◀la▶ payer, elle était tout aussitôt partie ◀de▶ Paris & était venue toute seule, comme j’ai déjà dit, jusqu’à Orléans, où elle avait eu ◀le▶ bonheur ◀de▶ ◀le▶ trouver sur ◀le▶ port. Qu’il savait aussi bien qu’elle ce qui lui était arrivé depuis ; qu’à son égard, en partant ◀de▶ Paris, elle s’était résignée à ◀la▶ Providence ; qu’elle regrettait pourtant ◀de▶ n’avoir pas passé ◀la▶ nuit chez ◀les▶ dévotes, où elle aurait pu prendre ◀le▶ reste des aumônes qui leur avaient été faites pour elle, mais qu’elle reconnaissait que ◀l’▶Éternel avait étendu sa miséricorde sur sa servante en lui faisant trouver un aussi honnête homme que lui, auquel elle se déclarait, parce qu’elle avait connu par leurs entretiens qu’il était ◀de▶ ◀la▶ même religion qu’elle, & qu’elle espérait qu’il lui produirait ◀le▶ moyen ◀de▶ passer en Angleterre pour y joindre son père & ses frères ; ou du moins celui ◀d’▶aller à ◀l’▶île de Saint-Christophle pleine ◀d’▶Anglais, ◀d’▶où elle pourrait leur faire avoir ◀de▶ ses nouvelles, & en tirer ◀les▶ secours dont elle aurait besoin ; qu’elle croyait avoir assez ◀d’▶argent pour payer son passage à cette île, & qu’elle n’en avait pas assez pour y subsister ; jusqu’à ce qu’elle reçût des secours ◀de▶ ses parents, elle était résolue ◀de▶ s’humilier au travail ◀le▶ plus vil & ◀le▶ plus abject plutôt que ◀de▶ rien faire indigne ◀de▶ son sang, & ◀de▶ rester en France où sa conscience était violentée. Elle finit son triste récit toute couverte ◀de▶ larmes ; ces sortes ◀de▶ créatures en ont un réservoir ; & en se jetant aux pieds ◀de▶ son auditeur en extase, elle réclama sa protection & sa bonté avec ◀les▶ termes ◀les▶ plus tendres & ◀les▶ plus persuasifs.
Celui-ci, qui se serait donné à tous ◀les▶ diables qu’il avait à ses pieds une fille aussi sage que belle, & une sainte à illustrer ◀le▶ martyrologe ◀de▶ Calvin, ◀la▶ releva promptement & ◀l’▶embrassa avec des larmes aussi sincères que les siennes ◀l’▶étaient peu. Il lui fit ◀les▶ offres ◀les▶ plus obligeantes dont il put s’aviser, dont ◀la▶ conclusion fut qu’il ◀l’▶obligea ◀de▶ prendre tout ◀l’▶argent qu’il avait sur lui, & celui dont il lui ferait présent lorsqu’ils seraient arrivés à sa maison, où il ◀la▶ présenterait à sa femme comme une fille ◀de▶ grande qualité qui lui avait été recommandée ; qu’elle se ferait habiller suivant sa qualité, qu’elle prendrait une fille ◀de▶ chambre, & qu’incognito il lui fournirait tout ◀l’▶argent qui lui serait nécessaire. Elle accepta tout, à condition de tout rembourser sitôt qu’elle ◀le▶ pourrait.
◀La▶ marchande ◀la▶ reçut fort bien, & ayant pendant fort longtemps examiné & fait examiner ses actions, lui ayant même donné une fille ◀de▶ chambre ◀de▶ sa main, & ne voyant rien dans sa conduite que ◀de▶ très sage & ◀de▶ très vertueux, non seulement elle se défit ◀de▶ quelques soupçons qu’elle avait eus, mais elle ◀l’▶aima jusqu’à en faire son bras droit. Elle ne passait rien au mari, qui au lieu d’avoir amené chez lui une maîtresse bienfaisante, n’y avait amené qu’une prédicatrice fort sévère. Toutes les fois qu’il lui donnait ◀de▶ ◀l’▶argent qu’il feignait ◀de▶ recevoir pour elle, ou qu’il pouvait lui parler seul à seul, il lui parlait ◀d’▶amour, & en était toujours reçu avec des airs si glacés, qu’il ◀la▶ croyait en effet telle qu’elle voulait qu’il ◀la▶ crût.
Enfin, au bout de quatre mois ◀d’▶une vertu forcée qui ◀la▶ faisait admirer, ils prirent tous deux, sans s’en rien communiquer, une résolution tendant à même fin : elle, ◀de▶ ne plus ◀le▶ laisser languir, & lui, ◀de▶ brusquer ◀l’▶aventure en petit maître, à la première occasion. Fanchon s’était aperçue qu’il était fort souvent venu à sa porte ; mais elle n’avait pas fait semblant ◀de▶ s’en apercevoir, parce qu’il n’était pas entré dans ◀la▶ chambre, en ayant trouvé ◀la▶ porte fermée & ◀la▶ clé en dedans, lorsque ◀la▶ fille qui ◀la▶ servait n’y était pas, ce qui ◀l’▶avait obligé ◀de▶ retourner sans bruit.
Il avait une maison de campagne où ils allaient dîner tous ◀les▶ dimanches, & dont ils revenaient ◀le▶ soir. Fanchon fit semblant, un samedi au soir, ◀d’▶avoir un fort grand mal ◀de▶ tête ; & ◀la▶ marchande étant montée ◀le▶ dimanche matin dans sa chambre pour ◀la▶ prendre, elle lui dit qu’elle avait passé ◀la▶ nuit sans reposer, que son mal ◀de▶ tête était presque dissipé, & qu’une heure ◀de▶ repos ferait ◀le▶ reste ; qu’elle ◀la▶ priait ◀d’▶emmener sa fille ◀de▶ chambre avec son habit & son linge, qu’elle lui envoyât seulement un âne, dont ◀le▶ pas doux ne ◀l’▶incommoderait pas & lui ferait prendre l’air sans fatigue ; qu’elle monterait dessus avec sa robe de chambre & une mante ; qu’elle y serait avant qu’il fût temps ◀de▶ dîner, en partant tout aussitôt que ◀l’▶âne serait arrivé avec celui qui ◀l’▶amènerait.
Cette marchande, qui, comme j’ai dit, ◀l’▶avait étudiée & fait étudier par d’autres, avait si peu reconnu ◀de▶ particulier entre son mari & elle, & avait au contraire remarqué tant de retenue & tant ◀d’▶apparence ◀de▶ vertu dans Fanchon, qu’elle ne ◀la▶ soupçonna jamais ◀d’▶y entendre finesse. Elle monta dans sa charrette avec ◀la▶ fille ◀de▶ chambre qui emportait ◀les▶ habits, & ◀le▶ reste ◀de▶ sa famille ; &, sitôt qu’elle fut arrivée, elle envoya un âne à Fanchon, qui était restée dans son lit. Pour ◀le▶ mari, il allait toujours après ◀les▶ autres, en compagnie de ses amis, quelquefois à cheval, & ◀le▶ plus souvent à pied, n’y ayant pas loin.
Il s’était caché dans un cabaret, ◀d’▶où il vit passer ◀la▶ charrette, & ne vit point Fanchon dedans : ainsi, certain qu’elle était restée, il rentra chez lui par son magasin & envoya ◀le▶ garçon chez un ◀de▶ ses facteurs, sous prétexte de compter du poisson qui devait être livré ◀le▶ lendemain, sortit avec lui, & au détour ◀de▶ ◀la▶ rue il revint chez lui, bien sûr qu’il n’y avait plus personne qui pût entendre ◀le▶ bruit qu’il croyait aller faire. Il se nantit ◀d’▶une hache, qui lui fut inutile, ayant trouvé ◀la▶ clef à ◀la▶ porte ◀de▶ Fanchon. Dès qu’elle ◀le▶ vit, elle se jeta dans sa ruelle, où elle voulut prendre sa robe de chambre. Il ne lui en donna pas ◀le▶ temps : il ◀la▶ saisit au corps, & ◀la▶ remit au lit. Elle, qui voulait se vendre, employa toutes ses forces & fit en sorte ◀de▶ se jeter à ses pieds toute nue, & en pleurs. Cela ne servit qu’à ◀l’▶animer : il ◀la▶ rejeta sur son lit, où, après bien des cris, des doléances, & un quart d’heure ◀de▶ résistance bien vive, ◀la▶ masque fit semblant ◀de▶ tomber en faiblesse, & lui laissa ◀le▶ champ libre. Il en usa en galant satyre, & elle avait si bien pris ses précautions qu’il en coûta du sang. ◀La▶ feinte faiblesse cessa au troisième assaut, & ◀les▶ pleurs recommencèrent accompagnés des plus sanglants reproches, & ◀d’▶un désespoir si bien imité qu’il fut obligé ◀de▶ se jeter sur elle à corps perdu pour lui arracher un couteau dont elle s’était saisie. Elle pleurait surtout ◀le▶ ravissement ◀de▶ son honneur ; &, quelque protestation qu’il lui fît, elle ne se rendit que lorsqu’elle vit ◀l’▶heure que sa monture allait arriver. Elle parut un peu plus traitable ; & un présent très fort pour un marchand, quelque riche qu’il soit, joint aux promesses qu’il lui lit, & qu’il lui a tenues, lui rendirent sa première tranquillité.
◀Les▶ réponses ◀d’▶Angleterre ne venant point, après plus ◀de▶ six mois ◀d’▶attente, ◀le▶ marchand & ◀la▶ marchande ◀l’▶ont très avantageusement mariée avec un très honnête homme, qui ◀l’▶a amenée ici, où elle fut la première personne ◀de▶ ma connaissance que je trouvai au Fort-Royal à ◀la▶ messe, ◀le▶ lendemain ◀de▶ notre arrivée. Elle est venue encore me trouver au Fort Saint-Pierre, comme je ◀le▶ dirai plus bas. Son mari est bon catholique romain : elle ◀la▶ contrefait. Elle m’a conté toute sa fortune, & ◀l’▶amour passager du chevalier Des Farges, avec qui elle a pris des précautions si justes qu’il n’y a rien du tout là-dessus sur son compte, & qu’elle passe pour très sage. Son mari en est idolâtre, & elle ◀la▶ plus heureuse ◀de▶ toutes ◀les▶ femmes. Il est actuellement à Bordeaux, où des affaires indispensables ◀l’▶ont forcé ◀d’▶aller, & elle ◀l’▶attend ◀de▶ jour en jour. Elle a en or & en argent, sans que son mari en sache rien, plus ◀de▶ quarante mille francs ◀d’▶argent comptant, qui proviennent des présents tant du marchand que du chevalier Des Farges, outre, comme j’ai dit, ◀les▶ raretés des Indes qu’elle en a tirées.
Ce que je trouve ◀d’▶assez particulier dans son aventure, c’est qu’après avoir eu deux enfants, l’un ◀de▶ son Normand & l’autre ◀de▶ son procureur, un marchand, qui passe pour un homme ◀d’▶esprit, & celui qui ◀l’▶a épousée, ◀l’▶aient prise tous deux pour une vestale & une pucelle, elle qui avait plus servi ◀le▶ public que ◀le▶ doyen des chevaux ◀de▶ poste ! Qu’est-ce que c’est donc que cornes, que des têtes mal faites portent ◀de▶ travers ? Arlequin dit que, quand on ◀le▶ sait, c’est peu de chose, & que quand on ◀l’▶ignore ce n’est rien. ◀Le▶ roi de Garbe trouva-t-il sa fiancée autrement faite qu’une autre ? Y paraît-il plus qu’il ne paraît ◀de▶ trace ◀d’▶un oiseau dans ◀l’▶air, où ◀d’▶un poisson dans ◀l’▶eau ? Je laisse Fanchon, pour revenir aux messieurs Des Farges, qui faisaient, comme on voit, un bel emploi ◀de▶ leur argent. ◀L’▶histoire que je viens ◀d’▶en rapporter n’en est qu’un échantillon : si je voulais, j’en rapporterais d’autres ; mais ce n’est pas leur libertinage que j’ai entrepris ◀d’▶écrire. Outre cela, ils sont morts, Dieu leur fasse miséricorde. Je laisse leur mémoire en paix.
J’ai dit que M. ◀le▶ marquis ◀d’▶Éragny devait venir à Siam général des Français ; endroit où il fallait un homme choisi ; & son voyage étant rompu par ◀la▶ mort du roi notre allié, ◀le▶ roi, qui n’a pas coutume ◀de▶ se tromper en officiers qu’il emploie, ◀l’▶a envoyé ici vice-roi. Il y est aimé & estimé des Français, & craint des ennemis ; c’est tout ce que peut souhaiter un homme dans son poste. Étant connu ◀de▶ lui dès ◀le▶ Port-Louis, j’ai tout lieu ◀de▶ me louer ◀de▶ sa réception.
M. Du Metz de Goimpi est intendant, neveu ◀de▶ Gédéon Du Metz, garde du Trésor royal, très entendu, bon légiste ; mais sujet à prévention, mauvaise qualité pour un magistrat. Il en revient pourtant ; mais ce n’est pas sans peine qu’on ◀le▶ désabuse. Outre que c’est ◀la▶ qualité que tout le monde lui donne, je m’en suis personnellement aperçu dans une affaire qui me regardait peu, puisque c’était au sujet de ◀la▶ séparation ◀de▶ notre navire du reste ◀de▶ ◀l’▶escadre, sur laquelle séparation quelqu’un des autres vaisseaux qui ont accompagné M. du Quesne lui avait parlé ◀de▶ moi dans des termes qui pouvaient me faire honneur ◀d’▶un côté, mais peu de l’autre. Quoiqu’il y eût déjà du temps que j’en eusse parlé à M. de Goimpi, & qu’il m’eût paru content, j’ai eu besoin ◀de▶ toute ma fermeté pour confondre ◀la▶ médisance & ◀les▶ médisants. J’en parlerai dans ◀la▶ suite.
Notre vaisseau arriva au Fort-Royal ◀le▶ 4 du passé, j’en partis ◀le▶ 5, & retournai ◀le▶ 7. ◀Le▶ reste ◀de▶ notre escadre arriva au Fort Saint-Pierre ◀le▶ 8, & ◀l’▶Écueil partit du Fort-Royal ◀le▶ 20, & ◀le▶ même jour nous nous réunîmes aux cinq autres : ainsi, nous sommes tous rejoints dès ◀le▶ 20 du passé. Ils se sont ralliés vers ◀le▶ cap de Bonne-Espérance, & sont venus de compagnie, après avoir passé à ◀l’▶île de l’Ascension ◀le▶ lendemain que nous en partîmes.
Il faut être ce que nous sommes ◀les▶ uns aux autres pour comprendre ◀la▶ joie que nous avons ◀de▶ nous voir rassemblés. Ils ont trouvé dans leur route une escadre anglaise à leur atterrage : c’est apparemment ◀la▶ même que nous avons trouvée ◀la▶ nuit du 28 au 29 mai, & que nous avons été très heureux ◀d’▶éviter : sept contre un, ◀la▶ partie n’eût pas été égale. Il y eut ici quelque difficulté pour ◀la▶ flamme. M.d’Herbouville, qui montait ◀le▶ Mignon, étant mouillé au Fort Saint-Pierre, voyant venir vent arrière cinq vaisseaux, dont un portait flamme au grand mât, lui tira un coup à balle. M.du Quesne envoya son canot, qui déclina son nom, & il l ’a emporté, puisque M. d’Herbouville a mis sa flamme à bas, & que notre amiral a eu ici ◀les▶ honneurs du commandement, qui ont été célébrés aux dépens ◀d’▶un matelot qui méritait bien ◀la▶ corde, & qui en a été quitte pour ◀la▶ cale. Si ◀le▶ crime avait été commis sur un vaisseau du roi, c’était un homme pendu ; mais c’est sur un vaisseau marchand, dont ce matelot a frappé ◀le▶ capitaine, qui est le sien.
◀Les▶ îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique, autrement ◀les▶ Antilles, sont si connues & on en a tant fait ◀de▶ relations que, n’ayant rien ◀de▶ nouveau à en dire, je n’en parlerais point du tout s’il ne leur était rien arrivé depuis ◀le▶ commencement ◀de▶ cette guerre. ◀Les▶ Anglais y ont fait des cruautés plutôt dignes ◀de▶ démons que ◀d’▶hommes. ◀L’▶île de Saint-Christophle, ◀la▶ plus belle ◀de▶ toutes, & celle qui produit ◀le▶ meilleur sucre, a été prise, pillée & ruinée dans tout ce qui en appartient aux Français, ◀le▶ reste appartenant aux Anglais. On dit hautement ici que si ◀les▶ habitants ◀de▶ cette île s’étaient défendus aussi vigoureusement que du temps ◀de▶ M. de La Barre, dont j’ai parlé pages 313 et suivantes, qu’ils avaient M. de Saint-Laurent pour gouverneur particulier, ◀les▶ Anglais n’y auraient encore gagné que des coups ; mais que ceux-ci s’en sont rendus ◀les▶ maîtres par ◀la▶ discorde des habitants, en ce que ◀les▶ sucriers qui tiraient tout ◀le▶ profit ◀de▶ ◀l’▶île traitaient avec tant de dureté ◀les▶ gens qui dépendaient d ’eux que cela leur a ôté toute volonté ◀de▶ se défendre.
◀Les▶ Anglais ne peuvent pourtant pas s’établir tranquillement dans cette île, parce que ◀les▶ nègres, plus fidèles à leurs maîtres que ◀les▶ Français, ◀les▶ harassent perpétuellement, en assomment autant qu’ils en trouvent. Ces nègres ne veulent point du tout se donner aux Anglais : ils font encore plus, c’est qu’ils viennent volontairement se rendre aux Français, qui vont ◀les▶ quérir. Des marchands français y ont été avec des barques, & leur ont montré pavillon blanc : ces pauvres gens, espérant retrouver leurs anciens maîtres, se sont rangés à bord ; mais ces scélérats, par une perfidie indigne & punissable, ont été ◀les▶ vendre à Saint-Domingue ou ailleurs, & ◀les▶ maîtres légitimes ont en même temps perdu leurs nègres & ◀l’▶espérance ◀de▶ jamais ◀les▶ revoir. ◀Les▶ habitants ◀de▶ Saint-Christophle sont encore plus maltraités. Ils reconnaissent, & sont reconnus ◀de▶ leurs nègres, qui sont venus sous ◀la▶ bonne foi du pavillon blanc, dans ◀l’▶espérance ◀de▶ retrouver leurs anciens maîtres, & il faut cependant que ces mêmes maîtres rachètent ◀de▶ leurs compatriotes un bien qui leur appartient. Ainsi, on peut dire que leur malheur enrichit non seulement ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶État, mais aussi des gens, qui, loin ◀d’▶en profiter, devraient leur aider à se rétablir. M.d’Éragny s’est enfin opposé à un abus si digne ◀de▶ ◀la▶ corde.
◀Les▶ Anglais ont encore pris sur nous Saint-Eustache, Saint-Martin, & Marie-Galante ; &, contre ◀le▶ droit ◀de▶ ◀la▶ guerre, ont dans cette dernière île pendu quantité ◀de▶ Français. On verra bientôt bien pis. Ils ont assiégé ◀la▶ Guadeloupe, & ◀l’▶ont presque toute ruinée ; mais cette île ayant été secourue par huit vaisseaux français, savoir quatre du roi, & quatre armateurs ◀de▶ Saint-Malo & Dunkerque, armés par ◀les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ Martinique, ◀les▶ Anglais se sont retirés, quoiqu’ils fussent quatorze navires ◀de▶ guerre.
C’est dommage ◀de▶ ◀la▶ perte ◀de▶ Saint-Christophle : c’est celle des îles qui produit ◀le▶ meilleur sucre, & où ◀les▶ Français avaient leurs plus considérables établissements. On m’a fait remarquer sur ce sucre une chose assez particulière. C’est que toutes ◀les▶ femmes créoles ou natives ◀de▶ Saint-Christophle, ou qui y ont longtemps demeuré, & qui sont à présent à ◀la▶ Martinique, ont toutes ◀les▶ dents belles, bien blanches, bien rangées, & ◀l’▶haleine fort douce ; & qu’au contraire celles ◀de▶ ◀la▶ Martinique ont ◀la▶ bouche gâtée par des dents pourries, ou qui leur manquent. Ces habitants ◀de▶ Saint-Christophle ne se relèveront jamais ◀de▶ leur perte ; car, quand on leur rendrait leurs terres, comme ils ◀l’▶espèrent à ◀la▶ paix générale, leur rendra-t-on leurs maisons garnies, leurs sucreries en état, & ◀les▶ nègres qu’ils ont perdus ? Que leur importe que ◀le▶ roi d’Angleterre soit Jacques, ou Guillaume ?
◀Les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ Martinique n’espèrent pas un sort plus heureux ; mais ils ont un refuge, qui a manqué à ceux ◀de▶ Saint-Christophle : c’est que cette île est toute couverte ◀de▶ bois & ◀de▶ montagnes, où ils comptent ◀de▶ se retirer s’ils ne peuvent pas se défendre, étant résolus ◀de▶ se faire hacher en pièces plutôt que ◀de▶ tomber vifs entre ◀les▶ mains ◀d’▶ennemis si cruels. C’est ici ◀le▶ lieu ◀de▶ rapporter quelques-unes des barbaries qu’ils ont exercées à Saint-Christophle & aux autres îles.
Prendre & massacrer ◀les▶ hommes, après avoir violé leurs femmes & leurs filles à leurs yeux, n’est qu’une bagatelle. ◀Les▶ enterrer vifs, & comme ◀les▶ Espagnols ont fait dans ◀le▶ Nouveau Monde, ◀les▶ faire mourir peu à peu en leur cassant ◀la▶ tête avec des boulets ◀de▶ canon dont ils se servaient au lieu de boules, & ◀les▶ têtes ◀de▶ ces malheureux ◀de▶ but, c’est quelque chose. Mais ◀le▶ comble ◀d’▶inhumanité, & dont ◀la▶ seule idée fait frémir, c’est ◀d’▶avoir lié ensemble dos à dos ◀le▶ mari & ◀la▶ femme, renversé ◀le▶ mari sur ◀le▶ ventre, violé ◀la▶ femme sur son corps, & fourré dans ◀la▶ nature ◀de▶ celle-ci, & dans ◀le▶ fondement ◀de▶ celui-là, des gargousses remplies ◀de▶ poudre, ◀la▶ balle en dedans, y mettre ◀le▶ feu, ◀les▶ faire crever, & ◀les▶ laisser mourir dans cet état. ◀Le▶ diable est-il capable ◀d’▶inventer une pareille cruauté ? C’est pourtant ce que ◀les▶ Anglais ont fait, & jeter & briser sur ◀les▶ rochers ◀les▶ enfants à ◀la▶ mamelle & ◀les▶ y laisser mourir ◀d’▶eux-mêmes. Cela me donne trop ◀d’▶horreur pour continuer : ma plume s’y refuse.
Il semble que ◀les▶ habitants ◀de▶ ◀la▶ Martinique ont une crainte fondée, parce qu’ils ont trois sortes ◀d’▶ennemis domestiques, ◀les▶ trente-six mois & ◀les▶ nègres des sucreries, qui, n’étant pas bien, ne demandent qu’à changer ◀de▶ maîtres ; ◀les▶ nouveaux convertis, ou plutôt ◀les▶ pervertis ; & ◀les▶ Anglais qui sont habitués parmi eux, lesquels, malgré ◀les▶ défenses, ayant commerce avec leurs parents & leur nation, ◀les▶ informent ◀de▶ tout, sans qu’on puisse connaître ◀les▶ traîtres, parce que ◀de▶ pointe en pointe il n’y a que sept lieues ◀d’▶une île à l’autre.
Il avait été résolu dans un conseil ◀de▶ guerre que nous irions avec trois navires & deux armateurs qui sont ici, trouver ◀les▶ Anglais à Nièves, où on dit qu’ils sont. Il est impossible ◀de▶ comprendre ◀la▶ joie que cette nouvelle avait répandue, surtout parmi ◀les▶ réfugiés ◀de▶ Saint-Christophle, qui ne respirent que vengeance : chacun voulait être ◀de▶ ◀la▶ partie, & tous espéraient ruiner ◀de▶ fond en comble ◀les▶ Anglais aux îles ; mais leur espérance a été vaine, une résolution prise dans un conseil postérieur a cassé l’autre. Je n’en sais point ◀la▶ raison, si ce n’est que nos vaisseaux sont trop sales & trop maltraités pour aller à ◀la▶ voile aussi bien que ceux des ennemis ; qu’ils sont trop chargés pour se servir ◀de▶ leur batterie ◀de▶ bas ; & que si on avait voulu ◀les▶ décharger, il y aurait eu une perte considérable ◀de▶ salpêtre & d’autres marchandises, outre ◀la▶ longueur du temps qui aurait été employé, tant à décharger qu’à rembarquer. À l’égard de gens ◀de▶ main, cette raison n’entre point en compte, parce qu’en effet nous en aurions pris ici tant que nous aurions voulu, tous gens bien faits, résolus, & soldats.
Tant qu’on a espéré que nous irions voir ◀les▶ ennemis, tout le monde nous caressait. Mais sitôt qu’on a su ◀le▶ contraire chacun s’est plaint que nous n’étions venus que pour leur apporter ◀la▶ peste & ◀la▶ famine. Ils n’ont pas tout ◀le▶ tort ; car, outre ◀l’▶infection des malades, nous avons effectivement pris beaucoup de leurs vivres. Ils disaient encore que ◀les▶ Anglais, sachant que nous n’avons pas voulu aller à eux, s’imagineront que nous ◀les▶ craignons & en deviendront plus féroces & plus cruels ; que nous ◀les▶ abandonnons à une peine certaine ; & qu’enfin, ils prévoyaient qu’ils seraient réduits à courir ◀les▶ bois comme des bêtes fauves pour sauver leur vie, comptant tout ◀le▶ reste perdu. Quel est ◀le▶ souverain qui voudrait entreprendre une guerre, s’il était bien persuadé qu’il doit rendre compte à Dieu du sang qui y est répandu, & ◀de▶ tous ◀les▶ désordres qu’elle traîne à sa suite ?
◀Les▶ habitants ◀de▶ l’une & l’autre île que j’ai vus sont parfaitement bien faits ◀de▶ leur personne, ◀d’▶esprit, & laborieux ; ◀les▶ hommes y paraissent braves, ◀les▶ femmes bien faites & belles, ◀d’▶un sang plus pur que nos Françaises ◀d’▶Europe. J’ai vu toutes ◀les▶ provinces ◀de▶ France ; mais n’en déplaise à nos dames, celles des îles ont naturellement cette vivacité ◀de▶ teint que ◀les▶ autres tâchent ◀de▶ se faire avec leur fard. Je n’ai vu que ◀les▶ Grecques, ◀les▶ Circassiennes & ◀les▶ Géorgiennes, dont il y a plusieurs à Smyrne dans ◀l’▶Archipel & à Alger, qui puissent ◀le▶ leur disputer. C’est, je crois, ce que je puis dire de plus avantageux pour ◀les▶ femmes des îles. Faut-il s’étonner si ◀de▶ si beaux objets émeuvent ◀la▶ nature !
◀Les▶ Caraïbes sont ◀les▶ anciens sauvages du pays. Ils n’ont, comme ◀les▶ Noirs des Indes & ◀les▶ sauvages du Canada, qu’un brayer qui cache ce que ◀la▶ pudeur défend ◀de▶ montrer : ils ne sont pas noirs, mais rouges & charnus. Il n’y en a plus qu’une seule famille à ◀la▶ Martinique ; ◀les▶ autres s’étant retirés à ◀la▶ Dominique ou autres îles inhabitées. Ils ont guerre perpétuelle avec ◀les▶ Anglais & ◀les▶ mangent. Il n’y a pas longtemps qu’un ◀de▶ leurs canots avait été à ◀l’▶île de Monsarrat, & en avait ravi une petite fille anglaise ◀de▶ sept à huit ans, & ◀la▶ destinaient pour en faire un festin. Je ◀l’▶ai vue : elle est ◀d’▶une beauté angélique. M.du Casse, capitaine ◀de▶ vaisseau du roi, était à ◀la▶ Martinique lorsque ce canot y arriva. Il eut avis ◀de▶ ◀la▶ destinée que ces anthropophages préparaient à cette enfant, & fit en sorte ◀de▶ ◀la▶ retirer ◀de▶ leurs mains pour ◀de▶ ◀l’▶eau-de-vie. Ils n’ont pour armes que leurs flèches, dont ils se servent avec adresse. Un coup de fusil ◀les▶ fait fuir comme des étourneaux. Ils mangeaient autrefois ◀les▶ Français ; mais, depuis longtemps, leur appétit s’est jeté sur ◀les▶ Anglais (qu’il y reste), qui, disent-ils, sont ◀de▶ meilleur goût que nous, qui sommes salés. Ils ont une joie inexprimable ◀de▶ ce que nous avons guerre avec leurs ennemis ; & quatorze canots, chacun ◀de▶ douze guerriers, se promettaient bien ◀de▶ nous suivre, & ◀de▶ mettre tout à feu & à sang dans ◀les▶ îles anglaises, pendant que nous ◀les▶ attaquerions par mer. On peut juger ◀de▶ là combien cette nation est haïe partout.
Mais, puisque ◀l’▶occasion vient ◀d’▶en parler, ◀d’▶où viennent ces Caraïbes ? ◀d’▶où viennent tous ◀les▶ autres peuples qui habitent ◀le▶ monde, & ◀d’▶où viennent ceux qui habitent ◀les▶ îles éloignées ◀de▶ tout continent ? Tous différents en mœurs & coutumes & en religions, ◀les▶ uns ◀d’▶une vie policée & d’autres véritablement brutes ? Sommes-nous tous descendants ◀d’▶Adam & ◀d’▶Ève ? Où leurs enfants ont-ils pu s’étendre ? Ont-ils percé dans des terres qui étaient inconnues il n’y a pas encore deux cent cinquante ans ; terres dont des conciles & des décisions du Saint-Siège défendaient jusqu’à ◀l’▶idée ? Qui m’expliquera, ou qui résoudra ◀les▶ doutes dont mon esprit est agité à ce sujet ? Je vois déjà que ◀le▶ pape n’est nullement infaillible, & que ◀les▶ conciles ne ◀le▶ sont pas non plus, sur ce qui ne regarde pas directement ◀la▶ foi. ◀La▶ quantité ◀d’▶idiomes ou ◀de▶ langues me persuade ◀de▶ ◀la▶ confusion qui s’y glissa à Babel. Mais cette dispersion des enfants ◀d’▶Adam, ◀d’▶où vient-elle ? ◀La▶ placerai-je avant ◀le▶ Déluge ? ◀L’▶Écriture me répondra qu’il fut universel, que tout animal vivant fut submergé, excepté ceux que Noé avait retirés dans ◀l’▶arche. ◀La▶ placerai-je après ◀le▶ Déluge ? Il n’y avait que huit personnes dans ◀l’▶arche que Noé construisit : lui, ses trois enfants, leur femme à chacun. Nous savons quels ont été ◀les▶ établissements ◀de▶ ces quatre hommes ◀de▶ leurs descendants, tous dans notre continent ◀de▶ ◀l’▶Asie, ◀de▶ ◀l’▶Europe & ◀de▶ ◀l’▶Afrique. Nous n’avons aucune connaissance, que très moderne, du Nouveau Monde. Il est cependant aussi grand que notre continent, partout habité, aussi bien que ◀les▶ îles qui sont séparées ◀de▶ lui, ◀de▶ nous, par des espaces ◀de▶ mer que nous ne savons point que personne ait traversés avant Christophe Colomb. ◀D’▶où viennent ces hommes ces femmes conformés comme nous, & dont ◀la▶ copulation avec nous forme une créature égale à l’un ou à l’autre ? Je laisse ◀les▶ animaux ◀de▶ toutes espèces. Par qui ces hommes & ces femmes ont-ils été produits & engendrés ; ◀d’▶où venaient leurs ancêtres & leurs auteurs ? Croirai-je que, pendant ◀le▶ Déluge, ◀la▶ terre a été brisée, si je puis me servir ◀de▶ ce terme, & que chaque morceau se soit arrêté avec ce qui était sur sa surface aux endroits où ils sont à présent ? Dans quel temps juste fixer cette section ou solution ◀de▶ continuité ◀de▶ ◀la▶ terre ? Mes réflexions me mèneraient trop loin si j’entreprenais ◀de▶ ◀les▶ approfondir.
◀La▶ Martinique est très saine : on n’y entend parler ◀d’▶aucune maladie ◀d’▶enfance, telles que rougeole, petite vérole, etc. ◀Les▶ autres malades ne s’y ruinent pas à mourir dans ◀les▶ formes. Plus ◀de▶ vingt personnes ◀de▶ notre escadre, officiers & autres, qui semblaient avoir une santé capable ◀d’▶enterrer ◀le▶ genre humain, n’y ont été malades que trois ou quatre jours ; & aucun n’y a passé le cinquième jour. Aussi ◀les▶ médecins d’ici, parfaitement ignorants, jouent à quitte ou à double ◀la▶ vie ◀d’▶autrui, qui ne leur est rien. Ils donnent des médecines qui feraient crever un diable, qui puisse tous ◀les▶ emporter.
J’ai dit ci-dessus que Rikwart m’a assuré que ◀la▶ tortue ◀de▶ ◀l’▶île de l’Ascension est un remède souverain contre ◀les▶ maladies vénériennes ◀les▶ plus invétérées. Il en est de même ◀de▶ toutes ◀les▶ tortues qu’on prend aux îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique : elles sont toutes bienfaisantes & spécifiques pour ces sortes ◀de▶ maux. ◀Les▶ restes ◀de▶ cabane que j’ai trouvés à cette île sont ◀de▶ celle ◀de▶ deux Portugais, tellement infectés que leurs compatriotes revenant du Brésil, à leur retour des Indes, ◀les▶ avaient dégradés dans cette île, sans autre provision que du pain, & douze planches. Leurs corps étaient si pourris, qu’on ne pouvait en souffrir ◀l’▶odeur : & ces misérables abandonnés, qui n’avaient, pour vivre, que ◀de▶ ◀la▶ tortue & du pourpier, qu’ils faisaient cuire ensemble, & se résignant à ◀la▶ mort, virent leur santé si bien rétablie au bout de quarante jours qu’ils se rembarquèrent sur un autre navire portugais qui passa deux mois après leur dégrat, dans un embonpoint si parfait que ◀l’▶habitation ◀de▶ cette île n’a plus fait ◀d’▶horreur à leurs compatriotes, ni à d’autres Européens, qui y ont recouvré leur santé ; & ce sont ces deux premiers qui y ont dressé ◀la▶ croix qui indique ◀le▶ mouillage.
Infandum scriptura jubes renovare dolorem !
La première nouvelle que j’appris en arrivant au Fort-Royal fut ◀la▶ mort ◀de▶ M. de Seignelay. Que devins-je ? Je ne puis encore ◀l’▶exprimer. Je ne comptai pour rien ◀l’▶espérance perdue ◀de▶ ma fortune, que j’avais fondée sur ses bontés pour moi. Je ne regrettai que lui, & ◀la▶ perte que ◀la▶ France faisait ◀d’▶un homme qui commençait à suivre ◀les▶ traces du grand Colbert, son père, seul & unique ministre qui eût véritablement connu ◀de▶ quelle utilité ◀le▶ commerce était à ◀la▶ France. Je passe là-dessus, & ne pense à M. de Seignelay que ◀les▶ larmes aux yeux.
Cette perte, que j’attendais si peu, fut sue ◀de▶ tout le monde, & je m’aperçus qu’il y avait des gens qui n’avaient pas vu avec tranquillité ◀les▶ distinctions que j’avais sur ◀l’▶escadre. Ils parlèrent contre moi à M. ◀l’▶intendant, apparemment parce qu’ils ne craignaient plus ma sincérité auprès du ministre ; &, si j’avais été moins ferme à soutenir mes intérêts & ma droiture, il est certain que j’aurais fait une triste figure dans ◀l’▶esprit ◀de▶ M. de Goimpi. Je me justifiai en sa présence, & à sa table, en présence de mes deux accusateurs, qui y étaient aussi ; que Bernard, un des commis ◀de▶ ◀l’▶intendance, m’avait nommés, & que je feignis ◀de▶ ne pas connaître pour tels. Je ◀les▶ pris eux-mêmes à témoin, & ils n’osèrent disconvenir ◀de▶ ◀la▶ vérité. Je parlai ensuite à M. de Goimpi seul à seul, & lui fis connaître, au doigt & à ◀l’▶œil, que je n’avais été accusé que par ◀de▶ ◀la▶ canaille, qui avait craint mon protecteur pendant ◀le▶ voyage, & qui n’avait osé me dédire en sa présence.
◀Le▶ lendemain, l’un des deux m’insulta à ◀l’▶embarquement ◀de▶ ◀la▶ chaloupe ◀de▶ ◀l’▶Écueil, qu’il voulait commander quoiqu’il ne fût pas du vaisseau. Je ne ◀le▶ souffris pas. Il mit ◀l’▶épée à ◀la▶ main, & moi aussi : il ne s’en est pas bien tiré puisque tout blessé qu’il est au bras il a été mis aux arrêts jusqu’à avant-hier au soir ; & n’en est sorti que parce qu’il a fallu partir. S’il n’est pas content, ◀la▶ corde est au puits. Mais, pour l’autre, quand je devrais me perdre, si je ◀le▶ trouve sur ◀le▶ pavé du Roi, il n’en sera pas quitte à si bon marché, ou il sera plus méchant que moi.
J’ai passé avec assez ◀de▶ plaisir ◀les▶ quinze jours que notre navire a resté au Fort-Royal, parce que Fanchon, que j’y avais trouvée, me recevait toujours table ouverte, peut-être crainte que je ne disse son histoire. Cependant, je ne crois pas que ce fût ce motif qui ◀la▶ fit agir ; car, si cela avait été, elle ne m’aurait pas fait confidence ◀de▶ ce qui lui est arrivé au Châtelet, sur ◀le▶ chemin, à ◀La▶ Rochelle & ici avec ◀le▶ chevalier Des Farges, puisque cela est ignoré ◀de▶ tout le monde, & que je n’en savais rien. Tel que soit ◀le▶ motif, je lui ai gardé, & lui garderai, ◀le▶ secret. Après notre départ du Fort-Royal, elle est venue ◀d’▶elle-même au Fort Saint-Pierre, & y arriva ◀le▶ même jour que nous ; & c’est chez elle, tant dans l’un que dans l’autre endroit, que M. de La Chassée & moi avons appris une partie ◀de▶ ◀l’▶histoire galante ◀de▶ ◀la▶ Martinique. J’en rapporterai quelques morceaux dans ◀la▶ suite. Nous avons passé des moments fort agréables & très innocents, que nous aurions plus mal passés ailleurs. Que ◀le▶ lecteur ne croie pas que je mente quand je dis que c’était des moments innocents. Je prends pour moi ce qu’Ovide fait écrire par Œnone à Paris, en parlant ◀d’▶Hélène :
Quae toties rapta est, vetuit ipsa rapi.
Comme j’étais toujours fourré chez elle & que nous agissions ensemble ◀d’▶un air assez familier, plusieurs gens, même assez considérables, qui peut-être en étaient férus, m’ont demandé ◀d’▶où je ◀la▶ connaissais. Je leur ai fait à tous ◀la▶ même réponse, qui est que nous avions tenu un enfant ensemble ; & que je ◀l’▶avais vue demoiselle ◀d’▶honneur ◀d’▶une des plus grandes dames ◀de▶ France. Mentais-je ?
Nous sommes partis du Fort Saint-Pierre vers ◀les▶ dix heures du matin, vingt-trois vaisseaux ◀de▶ compagnie, dont il y en a huit ◀de▶ guerre, qui sont nous six, ◀le▶ Mignon, qui doit nous quitter au débouquement des îles pour revenir à ◀la▶ Martinique, & un corsaire malouin. ◀Les▶ autres quinze sont des marchands qui viennent jusqu’au tropique sous notre escorte, & des prises que ◀le▶ Malouin a faites. Ce corsaire se nomme Lajona, & monte une frégate nommée ◀le▶ Saint-Esprit. Il n’a que vingt-six canons ; & il a bien fait ses affaires ici, ayant pris quatre navires anglais bien chargés & bien riches. Cela me fait ressouvenir ◀de▶ ce que M. Martin m’a dit à Pondichéry, & que j ’ai rapporté ci-devant, que vingt armateurs à ◀la▶ mer feraient plus ◀de▶ tort aux Anglais & aux Hollandais qu’une armée royale, fût-elle composée ◀de▶ quatre-vingts vaisseaux ◀de▶ ligne. Nous avons vu ce soir ◀la▶ Dominique, & ◀la▶ voyons encore. ◀Le▶ vent a beaucoup calmé, il n’en fait presque point.
Voilà tout ce que je puis dire des îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique ; & que ce doit être un vrai plaisir pour un esprit qui n’a ni inquiétude ni chagrin ◀de▶ se voir en régal avec une compagnie choisie, sous un berceau ◀de▶ vigne qui offre sur ◀le▶ même cep ◀de▶ vigne du raisin en fleur, dont on est embaumé, ◀d’▶autre vert, pour faire ◀les▶ sauces, & ◀d’▶autre mûr, ◀d’▶un goût exquis, qui fournit ◀le▶ dessert. Cela dure pendant ◀les▶ douze mois ◀de▶ ◀l’▶année, pour toutes sortes ◀de▶ fruits & ◀de▶ légumes. ◀Le▶ printemps, ◀l’▶été & ◀l’▶automne régnent partout : ce qu’il y a ◀de▶ fâcheux, c’est qu’il n’y croît ni pain ni vin. ◀Le▶ raisin y est excellent, mais tellement vert qu’il donne ◀la▶ dysenterie ; ce qui a obligé ◀de▶ défendre ◀d’▶en faire. Il m’a paru encore, par ◀la▶ résolution des habitants, que ◀les▶ Anglais n’auront pas si bon marché ◀de▶ ◀la▶ Martinique qu’ils ◀l’▶ont eu ◀de▶ Saint-Christophle.
Du mercredi 4 juillet 1691
Nous sommes toujours à la vue de ◀la▶ Dominique, & nous voyons ◀la▶ Guadeloupe. Il a fait calme toute ◀la▶ journée, & ce soir nous avons viré ◀de▶ bord.
Aujourd’hui, sur ◀les▶ deux heures, notre second pilote, André Chaviteau, ◀de▶ ◀La▶ Rochelle, est mort. Il était frère ◀de▶ celui à qui je vendis ◀le▶ pain ◀de▶ ◀la▶ Compagnie en 1689, qui eut ◀les▶ suites que j’ai rapportées au commencement du premier tome. Il n’y a que trois jours qu’il semblait jouir encore ◀d’▶une santé parfaite. C’était un gros garçon, vermeil, rougeaud, & ◀de▶ joie. Il était très capable & savant, pour son âge ◀de▶ vingt-huit ans au plus, habile & bon matelot. On ◀l’▶a jeté en ◀la▶ mer : on en a aussi jeté des vaisseaux ◀le▶ Gaillard & ◀le▶ Lion. Je rejette ◀la▶ cause ◀de▶ ces morts si promptes sur deux causes, & je ne crois pas me tromper. La première est ◀la▶ limonade, qui ne vaut rien du tout pour ◀l’▶estomac dans un climat chaud ; surtout lorsque ◀les▶ entrailles sont échauffées par ◀la▶ nourriture ◀de▶ viandes salées, dont ◀le▶ corps a été nourri pendant longtemps, ◀la▶ limonade étant extrêmement froide & par là faisant, avec ◀la▶ chaleur intérieure, un contraste qui ruine ou dérange ◀les▶ opérations ◀de▶ ◀la▶ nature. Cette limonade flatte ◀le▶ goût, & est à bon marché : c’en est assez pour tuer bien du monde. J’en suis à couvert, n’aimant ni ◀les▶ douceurs, ni ◀les▶ sucreries. Je savais dès longtemps & M. Ranché, secrétaire ◀de▶ M. de Goimpi, & Fanchon, nous avaient avertis, M. de La Chassée & moi, que ◀les▶ oranges, ◀les▶ citrons & ◀les▶ limons dont ◀la▶ limonade est faite ne valent rien pour ◀la▶ santé. Tant pis pour ceux qui s’en sont rempli ◀le▶ ventre. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ & moi nous sommes toujours servi ◀de▶ notre boisson & rafraîchissement ordinaire. ◀Le▶ vin ◀de▶ Grave que nous avons trouvé à ◀la▶ Martinique, soutenu ◀de▶ mon vin ◀de▶ Chiras pour dessert, dont Fanchon et ◀La▶ ◀Chassée▶ ont chacun payé leur bonne part, nous ont désaltérés, elle & ses amies, lui & moi. Nous étions tous ◀les▶ soirs en frairie, & si je n’avais point eu ◀de▶ chagrin, je puis dire que ◀la▶ Martinique aurait été pour moi un petit paradis terrestre. Il ne me reste plus qu’une grosse bouteille ◀de▶ mon vin ◀de▶ Chiras : ◀le▶ reste a servi à nos plaisirs & à animer ◀l’▶humeur bouffonne ◀de▶ Fanchon, toute sérieuse en public, & comédienne avec nous.
Je reviens à ◀la▶ limonade, dont, Dieu aidant, peu de nos gens mourront, parce qu’ils n’ont pas descendu à terre toutes les fois qu’ils ◀l’▶auraient bien voulu ; & que ceux qui découchaient étaient mis aux fers. Cela était réglé partout : c’est ◀le▶ seul parti qu’il y ait à prendre avec ◀le▶ soldat & ◀le▶ matelot lorsqu’on ne veut pas leur mort ; mais il est impossible ◀d’▶en faire autant pour ◀les▶ officiers, qu’on suppose raisonnables, & qui pourtant ne ◀le▶ sont pas tous : il s’en faut beaucoup.
L’autre cause à laquelle j’impute ces morts précipitées est ◀l’▶excès où s’abandonnent, avec ◀les▶ nymphes des îles, des gens qui n’ont point vu ◀de▶ femmes depuis longtemps. ◀Les▶ trois quarts ◀de▶ celles d’ici se ressentent toujours ◀de▶ ◀la▶ sève ◀de▶ ◀la▶ Mère Eve, qui ◀les▶ y a conduites par autorité ◀de▶ justice, ou qui y a amené leurs mères, des inclinations desquelles elles ont hérité : virtus innata parentum ; c’est-à-dire qu’elles sont chaudes & amoureuses comme des chattes, & recherchent, quoique sourdement, des gens en rut, ou qui doivent y être par une longue abstinence, & encore plus volontiers lorsqu’ils ont ◀de▶ quoi payer leurs plaisirs mutuels. Ce sont pour ces femmes des nuits ◀de▶ noces. Je ne sais comment ◀les▶ maris prennent ◀les▶ choses dans ◀l’▶intérieur ◀de▶ leur domestique ; mais il ne paraît pas, & Fanchon nous a dit qu’ils ne s’en haussent ni baissent : & on ne s’aperçoit point dans ◀le▶ public que ◀le▶ mari ni ◀la▶ femme en fassent plus mauvais ménage ensemble. Peut-être que ◀de▶ père en fils ils sont accoutumés ◀d’▶être vulcanisés. En tout cas, excepté quelques familles ◀de▶ marchands, qui s’y sont établis & y ont mené leurs femmes, & un domestique, sage & réglé, on ne fait pas tort à tout ◀le▶ reste des îles en ◀le▶ comparant à Rome, dont les premiers fondateurs n’étaient qu’un ramassis confus ◀de▶ brigands & ◀de▶ putains, conduits par deux bâtards. Il y a pourtant ici des hypocrites ◀de▶ vertu, ce que nous appelons en France fausses prudes ; mais elles tiennent peu contre des marins,
Quibus vires deditRoburque longum tempus, atque error gravis...Senec.
Je conviens qu’il y a des honnêtes femmes, & très sages, tant aux Iles qu’en Canada, qui a eu ◀les▶ mêmes fondements ; mais si elles seules avaient du pain bénit, il ne faudrait qu’un fort petit chanteau.
J’ai promis ◀de▶ rapporter quelques histoires ◀de▶ celles que Fanchon nous a racontées, & je ne puis mieux faire que ◀de▶ commencer par celle ◀d’▶une fausse prude. Quoique cette aventure soit publique, je n’en nommerai point ◀l’▶héroïne : c’est autant qu’elle doit exiger ◀de▶ ma discrétion ; & une amourette ne faisant point ◀de▶ tort à un homme, son amant ◀le▶ sera. Il se nomme Caumont, & y a gagné ◀la▶ seigneurie ◀de▶ ◀la▶ Planche, qui ◀le▶ distingue ◀de▶ ses parents, ou autres de même noM. ◀Les▶ rendez-vous journaliers ne parurent pas à ◀l’▶amant & à ◀la▶ maîtresse assez fréquents, & pouvaient même ajouter un vernis sur ◀la▶ réputation ◀de▶ ◀la▶ belle, qui aurait pu ternir ◀le▶ lustre du tableau ◀de▶ sa vertu qu’elle exposait au public. Caumont couchait dans une chambre qui n’était séparée ◀de▶ celle ◀de▶ sa maîtresse & ◀de▶ son mari que par une simple cloison ◀de▶ sapin rescié & bien mince. Primi viditis Amantes, dit Ovide sur ◀la▶ fente du mur à travers lequel Pyrame & Thisbé se parlaient. Ceux-ci, dont on pouvait dire,
In furias ignemque ruunt, Amor omnibus idem, s’avisèrent qu’on pouvait lever une des planches ◀de▶ cette cloison. Ils ◀la▶ levaient en effet, & ◀la▶ remettaient sans bruit lorsqu’ils voulaient ; & ◀le▶ vuide ou ◀le▶ trou que cette planche laissait facilitait leurs plaisirs. ◀La▶ vertueuse épouse, dans ◀la▶ chambre ◀de▶ son mari, présentait ses postérieures au trou, & Caumont tirait ◀le▶ gibier ◀de▶ la sienne.
Ce petit commerce avait duré quelque temps : mais ◀le▶ diable qui se fourre partout, & qui quelquefois fait rire ◀les▶ mortels aux dépens ◀les▶ uns des autres, résolut ◀de▶ faire découvrir ◀l’▶industrie par ◀le▶ mari ; & une nuit que ◀la▶ lune donnait droit au trou, il inspira à ce mari une tentation maritale qui lui fit avoir besoin ◀de▶ sa femme. Il ne ◀la▶ trouva pas proche de lui, mais, regardant dans sa chambre, il vit sa pudique matrone ◀de▶ son côté tournée, qui lui forgeait par ◀le▶ derrière
Duo comua fronti.
Belle & véritable vision cornue ! Il se leva, ◀la▶ battit en chien renfermé, & fit un bruit terrible ; & c’est ce qui a rendu ◀l’▶aventure publique. Caumont prit une autre chambre, & laissa ◀le▶ trou & ◀la▶ planche, dont ◀le▶ surnom lui est pourtant resté, en sorte qu’on ne ◀l’▶appelle plus que M. Caumont de La Planche. ◀La▶ charmante a été quelque temps sans oser paraître ; mais, en moins ◀de▶ quinze jours, sa honte a été passée. Nous avons eu envie ◀de▶ voir, ◀La▶ ◀Chassée▶ & moi, une femelle si effrontée. Nous nous sommes contentés ; &, quoiqu’il n’y eût au plus que trois semaines que cela se fût passé, elle eut ◀le▶ front ◀de▶ dédire en notre présence son mari ◀d’▶un marché qu’il avait fait avec nous : & ◀La▶ ◀Chassée▶, en colère, lui dit que nous avions ◀le▶ malheur ◀de▶ ne ◀la▶ voir qu’en plein jour ; mais qu’ils seraient bons amis s’ils se voyaient par un trou. Elle n’en fit que hocher ◀la▶ tête. Nous emmenâmes son mari déjeuner dans ◀la▶ même auberge où nous savions bien que Caumont était. Nous prétendions nous donner ◀la▶ comédie à leurs dépens ; mais nous fûmes trompés. Ils se parlèrent tous deux ◀de▶ très grand sang-froid, & avec autant ◀de▶ tranquillité que si rien ne s’était passé entre eux : au contraire, ils nous parurent bons amis, & aussi peu émus que ◀la▶ Vénus ◀l’▶était dans sa boutique.
Puisque je suis en train, j’en vas encore rapporter une autre ; mais ◀d’▶une héroïne bien moins effrontée, & plus subtile, quoique ◀d’▶un rang bien plus bas. Je ◀l’▶ai vue chez Fanchon, avec son amant, très bon enfant bien fait, & ◀d’▶esprit. Elle est toute jeune, & du plus beau teint qu’on puisse voir, & ◀d’▶un esprit tourné comme celui ◀de▶ Fanchon ; c’est ce qui fait que Fanchon ◀l’▶aime : & elle ◀la▶ souffre chez elle, parce que sa réputation n’est point attaquée, & que son amourette est un secret pour tout ◀le▶ monde, ne sachant pas même que Fanchon ◀la▶ sait ; mais elle a tourné ◀l’▶amant ◀de▶ tant de côtés que malgré lui elle lui a tiré ◀les▶ vers du nez.
Cet amant est un nommé M. Bernard, parisien, fils ou neveu du libraire. Il est à ◀la▶ Martinique, sous M. Ranché, premier secrétaire ◀de▶ M. de Goimpi, intendant. Il est bon ami du mari ◀de▶ Fanchon, auquel il a rendu & peut rendre encore bien des services : du reste, très honnête homme, & considéré ◀de▶ ◀l’▶intendant. Dans ◀le▶ temps que celui-ci sortait un jour ◀de▶ son cabinet, & que Bernard en sortait aussi, il se présenta une jeune femme fort aimable, c’est mon héroïne, âgée au plus ◀de▶ vingt-deux ans, qui se plaignit à M. de Goimpi ◀de▶ ◀la▶ mauvaise conduite ◀de▶ son mari, un des principaux ouvriers entretenus par ◀le▶ roi dans ◀la▶ Marine, au Fort Saint-Pierre ; disant qu’il était très honnête homme, très entendu & bonne personne, mais qu’elle était à plaindre en ce qu’il avait ◀le▶ défaut ◀d’▶être ivrogne, qu’il mangeait tout au cabaret & ne lui donnait seulement pas ◀de▶ quoi vivre : elle est créole & fort bien apparentée.
◀L’▶intendant envoya tout aussitôt quérir ◀le▶ mari ; &, après lui avoir fait une petite réprimande fort douce, & plutôt ◀d’▶ami que ◀de▶ magistrat, il ◀l’▶engagea avec douceur ◀de▶ consentir que sa femme reçût tous ◀les▶ jours ◀de▶ paiement ce qui lui serait dû, en lui donnant un argent modique tous ◀les▶ dimanches pour son divertissement pendant ◀la▶ semaine. Cet argent fut fixé, & Bernard présent fut chargé ◀de▶ cette distribution.
Ce fut par là qu’il se familiarisa avec cette femme, très jolie & très aimable. Elle ne manquait pas à jour nommé ◀de▶ venir dès ◀le▶ matin chercher son argent ;
& M. de Vallière, officier ◀d’▶artillerie, qui pour son malheur couchait dans ◀la▶ même chambre ◀de▶ Bernard, devint amoureux ◀de▶ cette femme. Ils étaient intimes amis, Bernard et lui ; mais croyant que Bernard avait ses vues, comme ◀de▶ son côté il avait les siennes, il ne lui parla nullement ni ◀de▶ cette femme, ni ◀de▶ ◀l’▶amour qu’il avait pour elle. Bernard eut ◀de▶ sa part beaucoup de peine à réduire cette femme ; mais enfin il en vint à bout ; &, comme il n’y a pour une maîtresse que la première chasse qui coûte, & que ◀les▶ embrassements ◀d’▶un amant sont toujours plus vifs & plus ragoûtants que ceux ◀d’▶un mari, elle aurait voulu ◀le▶ trouver souvent seul à seul, & pour cela allait très souvent dans sa chambre, toujours sous des prétextes plausibles ; mais ◀l’▶assiduité & ◀la▶ présence ◀de▶ Vallière rompait ses mesures : &, comme naturellement on n’aime point ceux qui servent ◀d’▶obstacle, elle vint à ◀le▶ haïr autant qu’elle aimait Bernard ; ce qui est beaucoup dire.
Leurs rendez-vous allaient toujours leur chemin & ils voulurent tous deux se tenir corps à corps, c’est-à-dire entre deux draps, nus & sans contrainte. Pour en venir à bout il fallait éloigner ◀le▶ mari. Bernard s’en chargea en ◀l’▶envoyant porter un gros paquet ◀de▶ papiers du Fort Saint-Pierre au Fort-Royal, & ajouta qu’il fallait que ce fût lui qui y allât, pour choisir ◀les▶ utensiles dont ◀l’▶état était contenu dans ◀le▶ paquet, & rapporter promptement ◀la▶ nouvelle ◀de▶ ce qu’il aurait fait.
Celui-ci, qui n’y entendait point ◀de▶ finesse, partit en bon Poitevin. Bernard lui donna ◀de▶ ◀l’▶argent pour sa dépense, & lui promit qu’outre que son temps courrait comme présent, on lui accorderait une gratification pour sa peine & sa dépense. Après son départ Bernard alla souper & coucher avec sa maîtresse. ◀Le▶ lendemain, Vallière lui demanda où il avait passé ◀la▶ nuit. Bernard ne voulut pas ◀le▶ lui dire ; mais ◀le▶ garde-magasin du Fort-Royal, auquel ◀le▶ paquet était adressé, & qui n’était instruit ◀de▶ rien, pensa gâter ◀le▶ mystère. Il eut ◀l’▶imprudence ◀d’▶ouvrir ◀le▶ paquet devant ◀le▶ porteur ; &, n’y trouvant que ◀de▶ méchants papiers, inutiles & ◀de▶ rebut : Que diable est-ce que cela ? dit-il entre ses dents, mais pourtant assez haut pour que cet homme ◀l’▶entendît. Cela lui donna un soupçon, qui fut augmenté par un éclat de rire que fit à contretemps ce garde-magasin à ◀la▶ lecture ◀d’▶un billet très court & où il n’y avait en effet que ces mots :
« Si tu es autant mon ami que je ◀le▶ crois, empêche ◀le▶ porteur ◀de▶ revenir ◀de▶ deux jours au moins : je t’en dirai ◀le▶ sujet à la première vue. Je suis, etc. »
Ce garde-magasin connut son imprudence ; &, regardant tous ces papiers ◀d’▶un grand sérieux, il raccommoda ◀le▶ mieux qu’il put ce qu’il avait gâté : mais ◀le▶ pauvre diable, qui avait martel en tête, revint chez lui dès ◀le▶ lendemain & ne resta que deux nuits dehors, pendant lesquelles Bernard & sa femme se donnèrent du bon temps ; & il n’y avait pas un demi-quart ◀d’▶heure que Bernard était sorti avant jour lorsque ◀le▶ mari entra, ayant une double clef ◀de▶ ◀la▶ chambre, où il trouva sa femme, seule & endormie.
◀Le▶ garde-magasin du Fort-Royal vint environ huit jours après au Fort Saint-Pierre, mandé par ◀l’▶intendant. Ses affaires étant faites, il résolut ◀de▶ partir dès ◀le▶ lendemain matin ; & comme Bernard avait quelque expédition à achever qui ne lui permettait pas ◀de▶ sortir avec lui, il ◀l’▶envoya joindre Vallière pour ◀le▶ mener chez un traiteur, où il promit ◀d’▶aller ◀les▶ trouver pour souper tous trois ensemble. Il ◀le▶ fit ; & en vuidant bouteille en attendant Bernard, & ne croyant pas que Vallière y prît intérêt, & étant tous trois bons amis, il lui montra ◀le▶ billet que Bernard lui avait écrit ; & ajouta qu’il ne doutait point que celui qui lui avait apporté ◀le▶ billet n’eût pour femme une belle personne que Bernard avait baisée en son absence. Vallière connaît ◀le▶ mari aussi bien que ◀la▶ femme, & ne douta point que ce ne fût avec elle que Bernard avait passé ◀les▶ deux nuits dont il lui avait fait mystère, & voulut être aussi favorisé que lui. Il se découvrit à ce garde-magasin, qui ne trouva pas qu’il fût ◀d’▶un honnête homme ◀de▶ vouloir courir sur ◀les▶ brisées ◀d’▶un ami. Il ne lui en témoigna pourtant rien ; &, imaginant tout ◀d’▶un coup un moyen ◀de▶ ◀le▶ punir ◀de▶ sa perfidie, il envoya quérir cet homme, auquel il fit une sévère réprimande ◀d’▶être revenu si tôt du Fort-Royal sans ses ordres & sa réponse ; qu’il était cause qu’il avait été obligé ◀de▶ venir lui-même, & ajouta ◀de▶ ne pas manquer ◀de▶ retourner promptement, sitôt que M. ◀l’▶intendant ◀l’▶y enverrait. Après cela, il ◀le▶ fit boire deux coups, & ◀le▶ congédia.
Bernard vint peu après, & en soupant il fut raillé ◀de▶ ses amourettes. Il n’avoua rien ; au contraire, il leur dit une menterie qu’il avait préméditée pour donner un prétexte plausible à son billet & à ◀l’▶absence ◀de▶ cet homme, sans aucun rapport à sa femme, dont il ne parla que fort sobrement & en honnête homme. Vallière, qui savait bien qu’en penser, ne prit pas ◀le▶ change, & résolut ◀de▶ pousser sa pointe. Il s’était découvert à Joubert qui est ce garde-magasin ; & celui-ci, qui est un ◀de▶ ces esprits froids, qui pourtant ne cherchent qu’à rire, en avertit Bernard, & ◀de▶ ce qu’il avait dit au mari. Celui-ci ◀de▶ sa part en avertit dès ◀le▶ lendemain ◀la▶ femme, qui vint chercher ◀de▶ ◀l’▶argent, & pour lui parler sans témoin il ◀l’▶envoya ◀l’▶attendre chez ◀l’▶intendant, ayant, disait-il, laissé sa paye dans ◀le▶ tiroir ◀de▶ son bureau. Ce fut là qu’il ◀l’▶instruisit ◀de▶ tout & qu’il lui dit ce qu’elle devait faire. Comme elle n’aime pas Vallière, elle se fit par avance un plaisir ◀de▶ ◀le▶ sacrifier à ◀la▶ jalousie ◀de▶ son mari, & à sa réputation ; & Bernard son amant lui en donna ◀les▶ moyens, en agissant ◀de▶ concert. Deux jours après, il dit à Vallière, en dînant, en affectant un air chagrin, qu’il avait envoyé chercher ◀le▶ mari pour ◀l’▶envoyer au Fort-Royal porter à Joubert un paquet de la part de M. ◀l’▶intendant, & en ramener des bois & d’autres utensiles, mais qu’on ne ◀l’▶avait point trouvé, & qu’apparemment il était quelque part à boire : & en même temps, tira ◀de▶ sa basque ◀le▶ prétendu paquet & ◀le▶ mit sur ◀la▶ table avec assez ◀d’▶indifférence.
Vallière donna dedans : il prit ce paquet & promit ◀de▶ ◀le▶ rendre ; & ◀le▶ charpentier qui, se doutant du tour, & voulant régaler M. de la Sérénade, dit qu’il allait partir, quoique ce ne fût nullement son dessein. Et voulant voir si sa femme était ◀de▶ part ◀de▶ ◀la▶ tromperie, il vint chez lui, & lui dit qu’il allait au Fort-Royal. N’y allez pas, si vous m’en voulez croire, & faites semblant ◀d’▶être parti, lui répondit ◀la▶ rusée femelle. ◀D’▶où vient ? lui demanda-t-il. C’est, lui répliqua-t-elle, qu’il se brasse assurément quelque chose contre vous, ou contre moi ; car, pendant ◀les▶ deux nuits que vous avez été dehors, il est venu des gens qui ont frappé plus ◀de▶ cent fois à ◀la▶ porte ; & qui, ◀d’▶une voix fort basse, me priaient ◀d’▶ouvrir. Je ne vous en ai rien dit, parce que je ne ◀les▶ connais point & que je ne leur ai point ouvert : mais cela m’a empêchée ◀de▶ clore ◀l’▶œil & je ne faisais que ◀de▶ m’assoupir quand vous êtes arrivé ; & ce second voyage-ci me déplaît par avance. Songez à ce que je vous dis & prenez vos précautions, ◀d’▶autant plus que notre maison est écartée & que si ces gens en venaient à ◀la▶ violence je serais fort embarrassée toute seule.
Un pareil discours dissipa tous ◀les▶ soupçons que ◀le▶ charpentier avait conçus ◀de▶ ◀la▶ vertu ◀de▶ sa femme. Il lui avoua ingénument que son premier voyage avait été inutile, que même il lui avait paru qu’on s’était moqué ◀de▶ lui, qu’il soupçonnait Bernard, & qu’il était résolu ◀de▶ ne point partir sans frotter ◀l’▶échine ◀de▶ ◀l’▶acteur, fût-ce un diable. Sa femme parut ravie ◀de▶ sa résolution ; &, pour sauver Bernard ◀de▶ tout soupçon, elle ajouta qu’elle ne pouvait pas croire que ce fût lui, puisqu’elle allait ◀le▶ voir très souvent, qu’elle lui parlait presque toujours seul à seul, & qu’il ne lui avait jamais rien dit qui pût offenser ni alarmer une honnête femme ; que pourtant, si c’était lui, elle serait la première à frapper dessus & à s’aller plaindre à M. ◀l’▶intendant.
Après ce petit conseil tenu entre ◀le▶ mari & ◀la▶ femme, ils sortirent tous deux & prirent ◀le▶ chemin du Fort-Royal. Elle ◀le▶ quitta à quelque distance du Fort Saint-Pierre, & revint sur ses pas, disant à tout le monde que son mari était parti. Elle alla trouver Bernard, auquel elle dit ◀l’▶état des choses & ils rirent par avance du tour qui se préparait pour Vallière.
Celui-ci, aux écoutes, apprit que ◀le▶ charpentier était parti. Il ne ◀le▶ dit point à Bernard : au contraire, prétendant être seul tenant, il lui dit qu’il avait trouvé cet homme & lui avait remis ◀le▶ paquet ; mais qu’il était si tard qu’il avait refusé ◀de▶ partir à ◀l’▶entrée ◀d’▶une nuit fort obscure, & qu’il ne partirait que ◀le▶ lendemain deux heures avant jour. Bernard, qui voyait toute ◀la▶ perfidie ◀de▶ Vallière, & qui savait qu’il en serait bientôt puni, ◀le▶ remercia ◀de▶ sa peine, & ne fit pas semblant ◀de▶ s’en embarrasser davantage. Ce discours s’était fait en soupant ; &, comme il était près de dix heures, un laquais ◀de▶ M. de Goimpi, à qui Bernard avait donné ◀le▶ mot, vint lui dire que M. Ranché ◀le▶ demandait. Il sortit aussitôt ; & Vallière, qui crut que ◀la▶ fortune était ◀de▶ concert avec lui en ◀le▶ débarrassant ◀de▶ Bernard, dont ◀la▶ présence ◀le▶ gênait, & dont il ne savait comment se défaire, sortit aussi, & prit ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ maison du charpentier.
Cet homme était revenu chez lui à ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ nuit, nanti ◀d’▶une liane grosse comme ◀le▶ haut du pouce. ◀Les▶ lianes sont communes en France ; elles sont flexibles & pliantes ; & leurs coups sont ◀d’▶autant plus sensibles qu’elles sont pleines ◀de▶ nœuds.
Une pinte ◀de▶ vin, qu’il avait mise sur chopine, aux dépens de ◀l’▶argent que Vallière lui avait donné de la part de Bernard pour son voyage, ◀l’▶avait mis dans ◀la▶ situation ◀de▶ s’en servir ◀de▶ bonne grâce ; & il attendait avec impatience ◀l’▶arrivée du galant. Vallière arriva enfin, & frappa à ◀la▶ porte comme il croyait que Bernard y frappait. ◀La▶ belle demanda qui c’était, par ◀la▶ fenêtre. Ouvrez-moi, répondit-il, j’ai à vous parler ; & moi je n’ai rien à répondre, laissez-moi en repos, reprit-elle en refermant sa fenêtre. Vallière refrappa. On ouvrit : il voulut entrer, & fut repoussé par une gourmade que ◀le▶ charpentier lui porta à ◀l’▶estomac, si vigoureuse qu’elle ◀l’▶envoya tomber à six pas plus loin ; & ce fut encore pis quand ◀le▶ charpentier fit jouer ◀la▶ liane, à ◀la▶ voix ◀de▶ sa femme qui lui criait : frappez, frappez. Tout ce que Vallière put faire fut ◀de▶ se lever & ◀de▶ fuir à toutes jambes. ◀Le▶ charpentier ◀le▶ conduisit ◀le▶ plus qu’il put, avec ◀les▶ civilités du cocher ◀de▶ ◀l’▶abbesse ◀d’▶Estival à Ragotin ; & ◀l’▶aurait encore conduit plus loin si lui-même ne fût pas tombé à son tour.
Bernard, qui avait voulu se donner ◀la▶ comédie, avait été chez un ◀de▶ ses amis proche de là, ◀d’▶où il avait tout vu. Vallière avait eu, en brave & intrépide Gascon, ◀la▶ constance ◀de▶ ne pas ouvrir ◀la▶ bouche pendant & malgré ◀l’▶orage : ainsi rien ne pouvait ◀le▶ faire connaître à ◀l’▶ami ◀de▶ Bernard ; & lui, qui savait qui était si bien étrillé, ne jugea pas à propos de décliner son noM. Il revint dans sa chambre avec des papiers sous son bras, comme s’il fût sorti ◀de▶ ◀l’▶intendance, & trouva Vallière dans son lit, qui, croyant n’être point connu, ne lui dit rien ◀de▶ son aventure. Un cousi est toujours très secret en pareil cas ; mais ◀les▶ marques ◀de▶ ◀la▶ liane n’eurent pas tant de discrétion : elles parurent très longtemps & il resta quinze jours sans pouvoir sortir ◀de▶ son lit. Il se consolait cependant ◀de▶ son malheur en faisant malgré lui pénitence ◀de▶ sa mauvaise intention ; mais il n’était pas au bout de cette pénitence. ◀Le▶ plus rude en était passé, mais non pas ◀le▶ plus mortifiant pour un homme ◀de▶ son pays. Il s’imaginait que personne ne savait rien ◀de▶ ◀la▶ grêle, quoique quatre personnes ◀la▶ sussent, et que ◀le▶ charpentier ◀l’▶eût fort bien reconnu à ◀la▶ voix, & ◀l’▶eût dit à sa femme. Il ne pouvait s’y tromper, ayant tous ◀les▶ jours affaire à lui.
Dès ◀le▶ lendemain, ◀la▶ charpentière alla tout dire à Bernard, qui ◀le▶ savait aussi bien qu’elle, & qui ne trouva pas ◀la▶ vengeance complète, à moins que Vallière n’en eût ◀la▶ confusion entière. Dans ce dessein, il obligea cette femme ◀d’▶aller se plaindre à M. d’Éragny, ◀de▶ qui Vallière dépendait comme officier ◀d’▶épée, ◀de▶ ◀l’▶affront qu’il avait voulu lui faire, & ◀d’▶en demander réparation ; &, pour cela, il lui indiqua une heure qu’il devait y être lui-même. Elle n’y manqua pas. Bernard tourna ces ordres prétendus donnés ◀d’▶une manière toute apparente, & présenta ◀la▶ rétention ◀de▶ ces ordres ◀d’▶un point de vue si malin que ◀le▶ vice-roi trouva Vallière très criminel, & très obstiné dans ses mauvais desseins ; & prit ◀la▶ belle pour une Suzanne, dans une île qui n’en produit point, ou bien peu. Il voulut envoyer quérir Vallière dans ◀le▶ moment même, & ◀l’▶aurait fait si Bernard ne lui eût dit qu’il était sur son grabat roué ◀de▶ coups. ◀La▶ charpentière dit ◀la▶ manière dont son mari ◀l’▶avait reçu, & régalé. M.d’Éragny en rit de bon cœur, & dit qu’il ◀l’▶obligerait ◀de▶ ◀la▶ régaler à son tour. Bernard lui dit que Vallière était son ami, qu’ils mangeaient & couchaient ensemble ; & qu’en cette considération, il ◀le▶ suppliait ◀d’▶obliger ◀le▶ mari & ◀la▶ femme ◀de▶ garder ◀le▶ secret, & s’offrit ◀d’▶être médiateur ◀de▶ ◀la▶ réparation. Cela fut accepté ; &, à son retour, il jeta Vallière dans une surprise inexprimable en lui rapportant ◀la▶ plainte ◀de▶ ◀la▶ charpentière à M. d’Éragny, & ◀le▶ reste : & ◀l’▶accabla ◀de▶ raillerie sur sa prétendue chute, & ◀le▶ poussa jusqu’à lui dire qu’il aurait fallu qu’une maison lui fût tombée en détail sur ◀le▶ corps pour ◀le▶ marquer comme il était. Il affecta encore malicieusement ◀de▶ ne lui parler en aucune manière ◀de▶ ◀la▶ sagesse ◀de▶ ◀la▶ charpentière ; & se contenta ◀de▶ lui dire qu’un honnête homme ne devait point courir sur ◀le▶ bien ◀d’▶autrui, en lui laissant à deviner s’il voulait parler ◀de▶ lui-même ou du mari ; & Vallière, plus fâché ◀de▶ ce que ◀le▶ vice-roi savait son aventure que du reste, fut obligé ◀d’▶avaler ◀la▶ mercuriale doux comme du miel.
Au bout de trois semaines, M. d’Eragny manda Vallière, lui fit une réprimande fort rude & fort sévère, & ◀l’▶obligea ◀de▶ donner à ◀la▶ charpentière présente quatre milliers ◀de▶ sucre, pour réparation ◀de▶ ◀l’▶insulte & ◀le▶ remerciement du secret : si bien que Vallière, battu & raillé, paya encore ◀les▶ frais. Cela serait demeuré secret sans ◀la▶ malice ◀de▶ M. d’Éragny, qui, malgré ◀les▶ pardons que Vallière avait demandés à cette femme en sa présence, & ◀le▶ sucre qu’il lui avait donné, lui dit, en pleine compagnie : Eh, à propos, M. de la Liane, êtes-vous remis ; vous souvenez-vous encore ◀de▶ vos amours nocturnes ? M. Caumont que voilà s’est fait distinguer par un bel endroit, & vous par un fort vilain. Croyez-moi l’un & l’autre. Ne tentez plus ◀les▶ femmes ◀d’▶autrui, & vous ne vous rend[r] ez plus ridicules par des soubriquets. ◀L’▶aventure étant secrète, elle n’a point éclaté ; mais Fanchon, qui ◀la▶ sait ◀de▶ Bernard et ◀de▶ ◀la▶ charpentière, nous ◀l’▶a dite à M. de La Chassée & à moi : &, comme ◀le▶ mari ne manquera pas ◀de▶ parler dans ◀le▶ vin, on ne doute point qu’en peu de temps ◀la▶ seigneurie ◀de▶ ◀la▶ Liane ne devienne aussi fameuse que celle ◀de▶ ◀la▶ Planche.
Je n’aurais jamais fait si je me mettais sur ◀le▶ pied ◀d’▶écrire ce que je sais ◀de▶ ◀l’▶histoire scandaleuse ◀de▶ plusieurs nymphes ◀de▶ ◀la▶ Martinique. Et ne puis pourtant en taire une à qui son indiscrétion a coûté trois cents piastres. C’est une grande veuve, bien faite & assez belle, âgée ◀d’▶environ trente ans. Un contremaître ◀de▶ notre escadre avait eu quatre cents écus, ou piastres, ◀de▶ ◀la▶ flûte prise ◀le▶ 29 juillet ◀de▶ ◀l’▶année passée. Il ◀les▶ avait donnés à une nymphe d’ici, pour une seule nuit. C’était payer un péché trop cher. Comme cette femme veut se remarier, elle acheta un habit neuf complet & fort propre ; &, dès ◀le▶ lendemain, changea ◀de▶ figure : &, étant en bonne & grande compagnie, ◀la▶ soupe au perroquet ◀la▶ fit jaser & nommer un amant si libéral. M.du Quesne ◀l’▶a su, & en même temps que cet homme avait en France une femme & six petits enfants, qui ne subsistaient que du travail ◀de▶ leur mère, c’est-à-dire bien pauvrement. Il a fait là-dessus une action très louable. Il a fait mettre aux fers ◀le▶ contremaître ; &, dans ◀le▶ même moment, a envoyé son capitaine ◀d’▶armes avec six soldats chez ◀la▶ charmante, avec ordre ◀de▶ prendre tout ce qu’ils trouveraient ◀d’▶argent chez elle & sur elle ; &, pour cela, ◀de▶ fouiller partout. Ils ne ◀l’▶ont nullement ménagée & ◀l’▶ont visitée, comme on dit, jusqu’au trou du cul. Ils ont trouvé trois cent seize piastres : ils ont eu ◀les▶ seize pour leur peine, & M. du Quesne destine ◀les▶ trois cents autres pour ◀la▶ femme & ◀les▶ enfants ◀de▶ ce contremaître. ◀La▶ nymphe a voulu faire du bruit & se récrier sur ◀la▶ violence ; mais M. du Quesne ◀l’▶ayant envoyé quérir devant MM. ◀d’▶Éragny & ◀de▶ Goimpi, & ◀l’▶ayant tous menacée ◀de▶ ◀la▶ faire passer par ◀les▶ baguettes, elle a été obligée ◀de▶ se tranquilliser, et ◀de▶ prendre patience en enrageant : & au bout de huit jours, M. du Quesne a fait appliquer au contremaître vingt coups ◀de▶ corde sur ◀les▶ épaules & ◀les▶ reins, ◀le▶ ventre sur un canon, tout de même qu’aux voleurs dont j’ai rapporté ci-dessus ◀le▶ châtiment.
Du jeudi 5 juillet 1691
Calme encore toute ◀la▶ journée, temps fin & clair, soleil très ardent ; &, par conséquent, chaleur excessive.
Du vendredi 6 juillet 1691
Calme toujours presque tout plat. Nous sommes à la vue de Monsarrat, île appartenante aux Anglais. Ils nous voient bien, s’ils veulent nous voir, puisque nous n’en sommes qu’à trois petites lieues.
Du samedi 7 juillet 1691
Nous allons un peu. Un ◀de▶ nos deux contremaîtres est mort cet après-midi. Il se nommait Pierre Hervé : il était malade depuis fort longtemps.
Du dimanche 8 juillet 1691
Nous avons passé ◀le▶ vent ◀d’▶Antibe, île qui appartient encore aux Anglais. ◀Le▶ vent a affraîchi à ◀la▶ pointe du jour. Il y avait un navire à ◀l’▶ancre, qui a mis au plus vite à ◀la▶ voile. M.du Quesne a fait signal, au Lion & à nous, ◀de▶ lui donner chasse. Nous ◀l’▶avons fait inutilement, aussi bien que ◀le▶ corsaire Lajona. Il va mieux que nous, & s’est sauvé.
Du lundi 9 juillet 1691
Nous sommes enfin débouqués, c’est-à-dire que nous avons dépassé ◀le▶ vent des îles ◀de▶ ◀l’▶Amérique. Comme il n’y a plus rien à craindre des corsaires & armateurs ennemis qui croisent par ◀le▶ travers ◀de▶ ces îles, chaque vaisseau a fait dès cette nuit telle route qu’il a voulu, & tous ◀les▶ marchands se sont séparés ◀de▶ nous. Nous ne sommes plus que huit vaisseaux, c’est-à-dire notre escadre, ◀le▶ corsaire provençal, & une quèche ou yaque, qui viennent avec nous, & qui vont fort bien. M.de Quistillic, capitaine du Dragon, est très mal. Notre chirurgien, qui a été ◀le▶ voir avec ses autres confrères ◀de▶ ◀l’▶escadre, assure qu’il n’en réchappera pas. Cela est bien affirmatif. Ce serait assurément dommage, car, outre qu’il est très brave homme & bon officier, c’est un des meilleurs humains qu’on puisse voir. ◀Le▶ trop ◀de▶ rafraîchissements ◀le▶ met où il est.
Du mardi 10 juillet 1691
Nous avons eu aujourd’hui ◀le▶ soleil à pic, autrement au zénith, justement au-dessus ◀de▶ notre tête. Nous ◀l’▶avons dépassé ce soir ; & présentant au Nord, par un très bon vent ◀de▶ Sud-Ouest, nous aurons Dieu aidant bientôt ◀de▶ ◀la▶ fraîcheur.
Du mercredi 11 juillet 1691
Nous avons ce matin dépassé ◀le▶ tropique du Cancer, & nous sommes présentement dans ◀la▶ zone tempérée. Il nous est mort un passager, dont j’ignore ◀le▶ nom.
Du jeudi 12 juillet 1691
Nous allons toujours fort bien. M.de Quistillic est mort : on ◀l’▶a jeté ce soir à ◀la▶ mer ; &, tout aussitôt, M. d’Auberville, lieutenant ◀de▶ M. du Quesne, duquel j’ai plusieurs fois parlé, est allé ◀le▶ remplacer.
Du vendredi 13 juillet 1691
Toujours bon vent : nous allons bien.
Du samedi 14 juillet 1691
Même chose.
Du dimanche 15 juillet 1691
Même chose. Tant mieux.
Du lundi 16 juillet 1691
Même chose encore, & ◀la▶ chaleur beaucoup diminuée. ◀Le▶ temps étant propre à écrire, j’ai commencé ce matin ◀les▶ copies ◀de▶ mon grand livre & ◀de▶ mon journal pour ◀la▶ Compagnie. Il y a ◀de▶ ◀l’▶écriture, à cause des procès-verbaux. Mais je juge à propos de faire une copie, non que je craigne aucune dispute, mais je crois devoir garder des copies ◀de▶ tout.
Du mardi 17 juillet 1691
Même chose pour ◀le▶ vent, jusqu’à midi, qu’il a calmé tout plat. ◀Le▶ sieur Desquatrelles, lieutenant ◀d’▶infanterie, qui était sur ◀le▶ Dragon, est mort, & a été jeté à ◀la▶ mer cet après-midi. J’en suis très fâché ; car, outre qu’il était mon ami, il était très honnête homme.
Du mercredi 18 juillet 1691
Calme, & chaleur bien forte.
Du jeudi 19 juillet 1691
Même chose. Tant pis.
Du vendredi 20 juillet 1691
◀Le▶ vent est très bon dès hier au soir, & nous allons bien. Nous sommes d’ailleurs très mal, car on dit que ◀la▶ peste est à bord. Il est effectivement mort ce soir un matelot qui en avait trois charbons, & dont ◀le▶ corps en un demi-quart ◀d’▶heure est devenu tout plombé & livide. M.de ◀La▶ ◀Chassée▶ & moi nous servons du remède ◀de▶ M. de Bassompierre, dont j’ai parlé page 271.
Du samedi 21 juillet 1691
◀Le▶ vent s’est renforcé, & nous allons à merveille. Nous avons encore, à ce que dit notre chirurgien, plusieurs matelots attaqués du même mal dont Jacques Le Roux mourut hier. Cela ne se dit pas tout haut, ni publiquement, crainte ◀d’▶alarmer personne ; étant très vrai ce que dit M. de Montagne que ◀la▶ plus grande partie du mal consiste dans ◀l’▶opinion. Pour moi, à qui ◀les▶ maladies des autres ne touchent que par compassion, ou par pitié, & qui ne suis nullement ◀d’▶humeur à fatiguer mon esprit ◀d’▶une ridicule appréhension aux dépens de ma santé, je vas toujours mon chemin avec mes bouillons rouges à ◀l’▶ordinaire.
Du dimanche 22 juillet 1691
◀Le▶ vent a tellement renforcé cette nuit que ◀la▶ quèche qui nous suivait a démâté. M.du Quesne, qui ◀l’▶a prise en sa protection, lui a donné tout ◀le▶ secours imaginable, & ◀la▶ mène présentement en toue. Cela nous a empêchés ◀de▶ faire bien du chemin, que nous eussions fait si rien ne nous avait retardés. Ceux qui ont impatience ◀de▶ voir bientôt leur patrie en ont très fort murmuré, & en murmurent encore ; mais il est commandant, c’est tout dire : &, comme dit Gareau, c’est à ly à faire, & à nous à nous taire. Outre cela, il mène sur son vaisseau une très belle dame, parente fort proche de Mme ◀la▶ marquise ◀de▶ Mainte-non. C’en est assez pour ne prendre pas garde à ce qui se dit ◀d’▶une pareille manœuvre.
Du lundi 23 juillet 1691
◀Le▶ vent a tellement renforcé cette nuit que ◀le▶ cablot du Gaillard, qui touait ◀la▶ quèche, a cassé : elle est derrière. Dieu ◀la▶ préserve ◀de▶ tomber entre ◀les▶ mains ◀de▶ ceux à qui on ◀l’▶a donnée : plus ◀de▶ cent millions ◀de▶ charretées ◀de▶ diables en prendraient bientôt possession.
Du mardi 24 juillet 1691
Toujours bon vent, & presque tourmente ; & tout sales que sont ◀les▶ navires, n’étant retenus par rien, nous faisons plus ◀de▶ dix-vingts lieues en vingt-quatre heures. Dix jours au plus ◀de▶ pareil vent, nous serons en France.
Du mercredi 25 juillet 1691
Du jeudi 26 juillet 1691
Toujours de même.
Du vendredi 21 juillet 1691
Encore de même. Il y a des gageures à bord sur ◀l’▶arrivée en France : ◀les▶ uns gagent pour ◀le▶ huit du prochain, & d’autres pour ◀le▶ quinze.
Du samedi 28 juillet 1691
◀Le▶ vent a calmé tout ◀d’▶un coup cette nuit, & n’est venu que par bouillards, & fort près. Nous ne laissons pourtant pas ◀d’▶avancer un peu.
Du dimanche 29 juillet 1691
Calme tout plat. Tant pis !
Du lundi 30 juillet 1691
Encore même chose. Mauvais temps pour messieurs ◀les▶ gageurs au huit. On a fait ce qu’on a pu pour engager notre pilote à gager, & on a perdu sa peine.
Du mardi 31 & dernier juillet 1691
◀Le▶ vent s’est enfin jeté au Sud vers ◀les▶ cinq heures du matin : il prend même ◀de▶ ◀l’▶Est ; ainsi, il n’est pas bon, & on tire avec lui à ◀la▶ bouline.
Août 1691
Du mercredi 1er août 1691
◀Le▶ vent avait calmé, & nous espérions qu’il reviendrait bon ; mais il est revenu Est-Sud-Est, très mauvais.
Du jeudi 2 août 1691
◀Le▶ vent s’est jeté au levé du soleil au Sud-Sud-Est. Il n’est ni bon ni mauvais : il est traversier. Nous ne sommes pas à plus ◀de▶ quatre cents lieues ◀de▶ France ; & M. de Bouchetière & moi espérons si bien y arriver dans ◀le▶ quinze que nous avons tous deux gagé contre M. de La Chassée, lui un soupé chair ou poisson, & moi un déjeuné ◀d’▶huîtres en arrivant ; & point ◀d’▶argent, seulement ◀la▶ bâfre : c’est son terme. Si nous perdons, nous ◀le▶ régalerons toute ◀la▶ journée, & si nous gagnons, ce sera lui qui nous régalera. Il me semble que je respire déjà ◀l’▶air natal. On dit que nous irons à ◀La▶ Rochelle : tant mieux ; j’y connais tant de monde que j’y serai comme à Paris, & j’aurai ◀le▶ plaisir ◀d’▶y voir ◀le▶ marchand ◀de▶ Fanchon, pour qui j’ai des lettres.
Du vendredi 3 août 1691
◀Le▶ vent a tout ◀d’▶un coup changé cet après-midi, bout pour bout, terme matelot ; c’est-à-dire qu’il est venu Nord-Nord-Ouest. Il est bien faible ; mais c’est celui qu’il nous faut. Dieu veuille qu’il affraîchisse.
Du samedi 4 août 1691
◀Le▶ vent s’est jeté au Nord-Ouest, bon petit frais. Nous allons fort bien ; & ◀le▶ Seigneur La Chassée nous régalera, si ce vent-ci continue seulement six jours. Nous commençons à ◀le▶ regarder avec un ris un peu malin.
Du dimanche 5 août 1691
Toujours même chose pour ◀le▶ vent, & nous allons bien. Nous approchons des parages ou endroits où nous devons trouver des armateurs, & d’autres vaisseaux. Nous en avons vu deux : on leur a donné cache, ou chasse, l’un vaut l’autre ; mais fort inutilement. Nous sommes trop sales pour ◀les▶ attraper.
Du lundi 6 août 1691
◀Le▶ vent a calmé cette nuit, & sur ◀le▶ midi s’est jeté au Ouest-Sud-Ouest, bon petit frais, & meilleur que Nord-Ouest, qui soufflait hier. Bouchetière & moi espérons gagner notre journée, & ◀la▶ passer sur ◀la▶ bourse ◀de▶ M. de La Chassée.
Du mardi 7 août 1691
◀Le▶ vent continue toujours bon, & s’est même rafraîchi. Nous allons si bien que ◀la▶ vergue ◀de▶ notre hunier ◀d’▶avant s’est cassée par ◀la▶ force du vent. Nous commençons à nous railler du papa ◀La▶ ◀Chassée▶ : il prend fort bien ◀les▶ choses ; ce serait bien ◀le▶ diable s’il se moquait ◀de▶ nous à son tour.
Du mercredi 8 août 1691
Vilain temps pour lui : ◀le▶ vent continue ; & nous allons bien. Notre vergue est remise : il semblait, par ◀l’▶impatience des charpentiers, qu’ils eussent gagé contre lui. Nous ◀le▶ turlupinons que rien n’y manque.
Du jeudi 9 août 1691
Toujours de même. Il est venu ce matin un corsaire nous tâter. Nous avons donné dessus & tâché ◀de▶ ◀l’▶envelopper. Il a meilleures jambes que nous. Voyant que nous cessions ◀de▶ ◀le▶ poursuivre, il est revenu à deux portées ◀de▶ canon ; mais, n’y ayant rien à gagner pour lui, il s’est retiré & a montré son pavillon. Il aurait chèrement payé cette bravade si nous avions pu mettre ◀la▶ main sur lui. C’est un algérien, auquel il aurait été très avantageux ◀d’▶être quelque espagnol, ou quelque portugais.
◀Le▶ beau temps qu’il fait nous autorise à persécuter ◀le▶ père de La Chassée, auquel nous formons ◀le▶ plan du déjeuner & du souper, comme ◀le▶ cuisinier d Harpagon. Après ◀l’▶inventaire ◀de▶ ◀la▶ table, il s’est levé ◀de▶ sa place en nous disant pour toute réponse :
Je serai donc bien régalé ? ◀Le▶ diable s’en mêlerait-il assez pour que cela fût ?
Du vendredi 10 août 1691
◀Le▶ vent est venu Est-Nord-Est cette nuit, directement contraire ; & il ◀l’▶est encore. Nos matelots ont pris cette après-midi un poisson, qu’ils nomment spadon, assez curieux pour en dire un mot. Il a environ quatre pieds ◀de▶ long entre tête & queue, il a ◀le▶ corps presque rond, couvert ◀d’▶une petite écaille grise & noire sur ◀le▶ dos, & grise sous ◀le▶ ventre. Il peut avoir un pied & demi ◀de▶ tour vers ◀la▶ queue, & deux pieds au défaut ◀de▶ ◀l’▶ouïe. Il a ◀la▶ tête élongée à peu près comme celle ◀d’▶un brochet, & ◀la▶ queue comme celle ◀d’▶un maquereau. Il s’élève du milieu de son dos une arête ◀d’▶un bon pied et demi. Cette arête ne tient à rien par ◀les▶ côtés, non plus que par ◀le▶ devant & ◀le▶ derrière. Elle est isolée, cependant flexible dans son pied puisque ◀le▶ poisson ◀la▶ hausse & ◀la▶ baisse quand bon lui semble. Elle est plate, large ◀de▶ deux pouces à son pied, & finit en pointe, comme une épée ◀de▶ Suisse. Son épaisseur au pied est ◀d’▶un demi-travers ◀de▶ doigt, & diminue à mesure qu’elle approche ◀de▶ ◀la▶ pointe. Cette lame ou spadon est garnie des deux côtés ◀de▶ dents qui sortent en dehors par ◀le▶ devant & ◀le▶ derrière ◀d’▶un travers ◀de▶ doigt par en bas, qui diminuent peu à peu, & se perdent à ◀la▶ pointe. C’est cette arme qui donne ◀le▶ nom à ◀l’▶animal, qui, dit-on, a une haine si forte pour ◀la▶ baleine, ◀le▶ plus monstrueux poisson ◀de▶ ◀la▶ mer, que sitôt qu’il en sent une, il court après, se glisse sous son ventre, & levant tout ◀d’▶un coup son espade, & s’élevant en même temps avec vigueur, elle lui perce ◀le▶ ventre, & ◀la▶ tue. Je ne crois pas que jamais personne ait vu celui-ci ; mais c’est ◀la▶ croyance ◀de▶ tous ◀les▶ matelots, qui ajoutent qu’on ne voit ce poisson que dans ◀les▶ parages que ◀la▶ baleine fréquente.
Du samedi 11 août 1691
◀Le▶ vent a encore été contraire toute ◀la▶ journée. ◀Le▶ père La Chassée nous regarde en souriant, sans nous dire un mot, & s’explique plus que s’il parlait.
Nous avons parlé ce soir à un Portugais, qui retourne à Lisbonne, & dont ◀la▶ charge est ◀de▶ sel, qu’il a pris à ◀La▶ Rochelle. Il nous a appris des nouvelles qui nous réjouissent beaucoup, entre autres ◀la▶ prise ◀de▶ Mons par Monseigneur & ◀la▶ terreur que notre armée navale, composée ◀de▶ cent quarante voiles, donne à celle des ennemis, qui n’osent s’en approcher.
Du dimanche 12 août 1691
◀Le▶ vent calma tout plat dès hier au soir, nous n’avons point été du tout, & ◀le▶ terme ◀de▶ ◀la▶ gageure avance.
Du lundi 13 août 1691
Toujours calme, & toujours au même état ; ce qui fait que M. de Bouchetière & moi craignons bien fort ◀d’▶être obligés ◀de▶ régaler ◀le▶ diable ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, au lieu d’en être régalés. Il se donne déjà des airs ◀de▶ revanche, que nous méritons bien ; surtout moi, qui ne ◀l’▶ai point épargné, & à son tour il ne m’épargne pas : je fais comme il a fait, je ne réponds rien. C’est peu que ◀le▶ calme pour nous faire perdre, ◀les▶ courants sont contre nous : ils ont dérivé ◀l’▶Oiseau à plus ◀de▶ deux lieues ; il a fallu ◀l’▶attendre. Nous sommes à huit lieues du cap de Finistère, dans ◀le▶ Nord-Est.
Du mardi 14 août 1691
Calme tout plat
Du mercredi 15 août 1691
Encore calme, accompagné ◀d’▶une brume très épaisse. ◀Le▶ vent est venu assez bon sur ◀le▶ midi, & nous avons perdu ◀de▶ vue ◀les▶ terres ◀d’▶Espagne. ◀Le▶ vent a dissipé ◀le▶ brouillard. Nous ne sommes qu’a soixante-dix lieues ◀de▶ France, & notre gageure est perdue. Je voudrais que ◀le▶ gagnant ◀l’▶eût dans ◀le▶ ventre, & qu’il ne me fît pas désespérer avec ses railleries. Bouchetière voudrait qu’il lui en eût coûté quatre pistoles, & n’avoir point gagé : j’en donnerais un louis de bon cœur ; & si nous sommes tous deux très sûrs qu’il voudrait avoir perdu.
Du jeudi 16 août 1691
Bon vent dès ◀le▶ matin. On ne sait si on doit aller à ◀La▶ Rochelle, à Belle-Île, ou à Groix. Nous ne sommes qu’à quarante lieues, & ces parages-ci sont toujours remplis ◀de▶ corsaires. Nous avons vu deux vaisseaux ce matin, & leur avons inutilement donné cache : ils vont mieux que nous. Un des deux qui se fie sur ses jambes est revenu : on lui a lâché un coup ◀de▶ canon sans balle, sous pavillon français ; il est venu au coup ◀d’▶assurance. C’est un autre corsaire provençal, qui a fait huit prises fort riches, & ◀le▶ navire qui fait route vers France en est une qui vaut plus ◀d’▶un million : c’est un anglais venant comme nous des Indes. Je ◀le▶ répète pour la troisième fois, trente armateurs français feront mille fois plus ◀de▶ tort aux ennemis que toutes ◀les▶ armées navales.
Du vendredi 17 août 1691
Toujours bon vent, mais bien faible. ◀La▶ ◀Chassée▶ m’assomme, & je compte m’en venger, en ◀le▶ saoulant pour lui faire casser ◀le▶ cou. ◀Le▶ Provence a quarante-deux canons, & quatre cent cinquante hommes, ◀de▶ sept cents qu’il avait en partant, ◀le▶ reste est sur ses prises. Il fait route avec nous : il a donné sur trois navires fort éloignés. Il va fort bien, & nous fort peu. Nous ne sommes qu’à seize lieues ◀de▶ Belle-Île, & portons dessus.
Du samedi 18 août 1691
Nous ne voyons plus ◀les▶ navires ◀d’▶hier : ◀le▶ Provençal nous a rejoints, & est venu dîner à bord. Il est ami ◀de▶ M. de La Chassée ; & ce diable, qui se moque ◀de▶ nous, nous a donné en sa présence un papier intitulé « Mémoire instructif des plats garnis, des viandes, gibier, dessert et vin, dus pour ◀le▶ déjeuner ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶, & pour son souper ». ◀Le▶ diable n’a pas omis un seul article ◀de▶ ce que nous dîmes ◀le▶ 9 du courant, & a ◀de▶ son autorité convié ◀le▶ Provençal ◀de▶ boire & ◀de▶ manger sa part ◀de▶ ◀la▶ gageure. Nous voilà déjà cinq, compris M. de Porrières, & nous comptons sur cinq autres à moitié ◀de▶ frais.
Du dimanche 19 août 1691
Nous avons vu ce matin Belle-Île & Groix &, après quelque mouvement pour retourner vers ◀La▶ Rochelle, ◀le▶ commandant a viré ◀de▶ bord & fait route pour Groix, où par ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu nous avons mouillé sur ◀les▶ deux heures après-midi. Dès que nous avons été à ◀l’▶ancre, j’ai été à terre dans ◀l’▶île, j’y ai acheté quatre veaux à dix-huit sols pièce, & douze poulets, & après avoir chanté ◀le▶ Te Deum ◀de▶ meilleur cœur que tous ◀les▶ musiciens du monde, nous avons mangé à soupé deux poitrines ◀de▶ veau, & ◀les▶ ris des quatre en ragoût, une poitrine, une longe, & six poulets à ◀la▶ broche, & six autres en fricassée. ◀L’▶équipage a eu ◀le▶ reste, & tout le monde a bu tant qu’il a voulu. ◀Les▶ deux corsaires étaient des nôtres.
Du lundi 20 août 1691
C’est aujourd’hui que mon journal finit. Nous avons mouillé en rade à ◀l’▶Orient du Port-Louis, sur ◀les▶ dix à onze heures du matin. Je vas à terre désaltérer ◀le▶ diable ◀de▶ ◀La▶ ◀Chassée▶ qui me persécute. Heureux ◀de▶ me débarrasser ◀de▶ lui ; mais infiniment plus heureux ◀d’▶être ◀de▶ retour ◀d’▶un si long voyage, en bonne santé !
J’ai fait des remarques aux pages 257 et 258 du t. I sur ◀la▶ différence qu’il y a à monter jusqu’à ◀la▶ Ligne, & à en descendre. Cela m’y a fait parler du montant ◀de▶ ◀l’▶Est à ◀l’▶Ouest, & du descendant ◀de▶ ◀l’▶Ouest à ◀l’▶Est. Je ne me dédis point ◀de▶ ce que j’en ai dit : au contraire, je suis fortifié dans mes remarques. Que ◀le▶ lecteur fasse attention aux tours, contours & séjours que nous avons faits : il verra que ces remarques sont justes.
Nous allons dîner au Port-Louis. J’aurai ◀le▶ plaisir ◀de▶ voir ◀de▶ quelle manière nos navigateurs se disposeront à s’acquitter du vœu qu’ils ont fait dans ◀le▶ temps ◀de▶ ◀la tempête du premier au quatre mars dernier, dont j’ai parlé ci-dessus. Je remets mes compliments à ma lettre qui va partir, & me renferme à vous assurer que je suis, etc.