Chapitre LV.
Don Quichotte et Sancho vont à la▶ caverne ◀de▶ Montésinos. Ce qu’ils y virent, et comment se fit ◀le▶ désenchantement ◀de▶ Dulcinée.
◀Le▶ lecteur doit se souvenir ◀de▶ ◀la▶ fosse où Sancho était tombé à son retour du gouvernement ◀de▶ ◀l’▶île Barataria, et qu’elle n’était pas éloignée du château du duc de Médoc, puisqu’elle en faisait partie, et qu’elle était en effet un conduit souterrain. Il fallait passer par devant cette fosse pour aller à ce petit bois dont on vient de parler. Don Quichotte était dans une impatience terrible ◀de▶ jouer des mains pour rompre ◀l’▶enchantement ◀de▶ son imaginaire Dulcinée, et abîmé dans ses rêveries il ne suivait ◀les▶ autres que parce que son cheval ◀l’▶y contraignait. Sancho allait derrière lui triste et pensif, ne croyant jamais voir assez tôt ◀l’▶heureux moment qui lui rendrait sa bourse. Ils furent retirés ◀de▶ leur assoupissement par une voix plaintive, qui se faisait entendre plus clairement à mesure qu’ils avançaient. Don Quichotte qui croyait n’être pas éloigné ◀de▶ ◀l’▶endroit ◀d’▶où cette voix sortait, y courut et entendit distinctement une femme qui se plaignait et qui criait au secours. Traître, disait-elle, n’est-il pas temps que tu me laisses retourner sur terre, après avoir été un nombre infini ◀d’▶années ensevelie toute vive ? Au secours, cria-t-elle derechef à pleine tête ; et en même temps elle se montra sur ◀le▶ bord ◀de▶ ◀la▶ fosse, et parut faire un effort pour ◀la▶ franchir, comme elle fit en effet. Elle fut suivie par un homme armé ◀de▶ toutes pièces qui paraissait vouloir ◀la▶ retenir malgré elle, et qui s’arrêtant sur ◀le▶ bord ◀de▶ cette fosse à la vue de nos chevaliers, se rejeta dedans sitôt qu’il ◀les▶ vit aller à lui. Cette femme vint en courant se jeter aux pieds du cheval ◀de▶ Don Quichotte. Ah, Seigneur chevalier, lui dit-elle, si vous cherchez ◀les▶ grandes aventures, comme je n’en doute pas, entrez là-dedans, suivez ce perfide et allez délivrer ◀d’▶esclavage des princesses que ◀l’▶enchanteur Merlin retient dans ◀la▶ caverne ◀de▶ Montésinos, où elles sont battues et outragées par ◀le▶ cruel Freston dont ◀la▶ fureur me poursuit. Je suis une des filles ◀d’▶honneur ◀de▶ ◀l’▶infortunée Balerme qui songe à pleurer
Durandus son amant dont elle porte ◀le▶ cœur à ◀la▶ main, pendant que lui couché comme un veau, dort comme une toupie sans remuer non plus qu’un rocher. Si vous n’êtes pas touché ◀de▶ son malheur, soyez-◀le▶ ◀de▶ celui ◀d’▶une princesse nommée Dulcinée, qui y est arrivée depuis peu, faite et bâtie comme une gueuse dans ◀de▶ certains temps, et quelquefois tirée à quatre épingles comme une poupée et dorée comme un calice. C’est ◀la▶ beauté et ◀la▶ vertu même, et ◀le▶ parangon ◀de▶ toutes sortes ◀de▶ bonnes qualités. ◀Le▶ maudit enchanteur Freston vient de ◀la▶ laisser presque morte des coups ◀d’▶étrivières qu’il lui a donnés en ma présence, en haine ◀d’▶un certain chevalier nommé Don Quichotte dont elle a toujours ◀le▶ nom à ◀la▶ bouche, et qu’elle appelle sans cesse à son secours, et son neveu ne me poursuit et ne m’a battue, qu’à cause que je n’ai pu souffrir une si grande barbarie sans prendre son parti. — Eh bon, bon, interrompit Sancho, ◀les▶ femmes ont toujours été ce qu’elles sont, elles ont toujours fourré leur nez dans ◀les▶ affaires ◀d’▶autrui.
Don Quichotte, à qui il n’en fallait pas tant dire pour ◀l’▶obliger à tout faire, ne s’amusa pas à écouter son écuyer, mais il alla au neveu ◀de▶ Freston qui dans ce moment se jeta dans ◀la▶ fosse et lui fit face. Il était, comme j’ai dit, armé ◀de▶ toutes pièces et à pied, ayant à ◀la▶ main gauche une épée nue et à ◀la▶ droite un fouet ◀de▶ cordes garni ◀de▶ molettes ◀de▶ fer. Viens, dit-il au chevalier, si tu oses descendre à armes égales, je pourrai te satisfaire, et mon écuyer se battra contre le tien. Don Quichotte aurait bien voulu prendre son cheval, mais voyant qu’il lui était impossible ◀de▶ ◀le▶ faire passer, il mit pied à terre et sauta dans cette fosse. Sancho persuadé que c’était ◀la▶ ◀le▶ véritable chemin ◀de▶ retrouver son argent ◀l’▶imita en criant : Allons, ici mourra Samson et tous ceux qui sont avec lui. ◀Les▶ Français et ◀les▶ Espagnols qui avaient joint Don Quichotte firent semblant ◀de▶ vouloir se jeter après lui dans cette caverne, et en furent empêchés par une grille ◀de▶ fer qui se leva tout ◀d’▶un coup à leurs pieds et qui leur en boucha ◀l’▶entrée. Don Quichotte qui vit cet empêchement ◀les▶ remercia ◀de▶ leur bonne volonté, et leur dit que c’était une aventure qui lui était réservée, et qu’en peu de temps il leur promettait ◀de▶ leur faire savoir ◀de▶ ses nouvelles ; après cela il se recommanda tout haut à Dulcinée et entra brusquement dans ◀la▶ caverne. Sancho se recommanda aussi à sa mauricaude et suivit son maître en lui jurant ◀de▶ n’avoir point ◀de▶ peur, pourvu qu’il ne ◀le▶ quittât pas ◀de▶ vue. Ils suivirent fort longtemps ce neveu ◀de▶ Freston, qui s’éloignait à grands pas dans une très grande obscurité. Tout ce que nos aventuriers pouvaient faire était ◀de▶ ◀l’▶apercevoir à ◀la▶ faveur ◀d’▶une lumière fort éloignée. Ce prétendu neveu ◀de▶ Freston était Ginès de Passamont, à qui on avait ordonné ◀de▶ combattre notre héros, avec défense de ◀le▶ blesser sur peine ◀de▶ vie. Celui-ci était adroit comme un filou, et outre cela il avait mis lui-même ses armes à ◀l’▶épreuve du coup. Il s’arrêta dans un espace assez large à plus ◀de▶ huit cents pas ◀de▶ ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ caverne, et y fit face à notre chevalier qui allait à lui ◀l’▶épée à ◀la▶ main avec beaucoup de résolution. Ils se battirent quelque temps avec beaucoup de valeur, et ne furent séparés que parce que ◀le▶ jour leur manqua, c’est-à-dire que toutes ◀les▶ bougies furent éteintes, et dans ◀l’▶instant un bruit effroyable ◀de▶ cris ◀de▶ victoire se fit entendre et fut suivi ◀d’▶un concert ◀de▶ quelque sorte ◀d’▶instruments. ◀La▶ clarté reparut peu de temps après plus belle et plus vive qu’auparavant, et fit voir à notre héros son ennemi terrassé et rendant ◀le▶ sang ◀de▶ tous côtés, ou plutôt il crut ◀le▶ voir, car Passamont était disparu, et c’était une figure ◀d’▶homme armé qu’on avait jetée à sa place. On avait mis dans ◀la▶ représentation ◀de▶ ce corps des vessies pleines ◀d’▶une liqueur rouge comme du sang, et on ◀les▶ avait percées de sorte que ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche crut avoir tué ◀le▶ neveu ◀de▶ Freston, et avoir déjà commencé à se venger ◀de▶ son ennemi.
Il allait à ce prétendu corps pour lui lever ◀le▶ haubert et ◀l’▶armet afin de ◀le▶ voir au visage ; mais il en fut empêché par un nouveau spectacle. ◀La▶ terre qui s’ouvrit à côté de lui, vomit feu et flammes, et il vit un démon vêtu ◀de▶ rouge et armé qui en jetait aussi ◀de▶ tous côtés, en un mot ◀la▶ même vision qu’il avait eue dans ◀la▶ forêt, mais plus horrible et plus hideuse. Don Quichotte reconnut Freston, et ◀le▶ malheureux Sancho qui ◀le▶ reconnut aussi en fut si épouvanté qu’il commença à se repentir ◀de▶ son entreprise, et voulut se jeter derrière son maître ; mais il ne put ◀le▶ faire si promptement que ce démon ne ◀l’▶atteignît ◀d’▶un coup si rude sur ◀les▶ épaules qu’il ◀le▶ jeta étendu aux pieds du chevalier des Lions. Celui-ci allait bravement venger son écuyer, quand il en fut empêché par une nouvelle vision. ◀La▶ voûte parut illuminée ◀d’▶une lumière vive et pure, et représenter un ciel couvert ◀de▶ nuages ; en même temps il entendit distinctement ces paroles proférées ◀d’▶une voix forte : Arrête, invincible Chevalier des Lions, c’est contre ◀l’▶enchanteur Freston que tu veux combattre, et tu dois te souvenir que je me suis réservé ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ victoire. Ces paroles arrêtèrent ◀la▶ fougue ◀de▶ notre héros, qui resta en pied où il était. Quelques éclairs ayant éclaté, un coup ◀de▶ tonnerre se fit entendre, et ces nuages s’ouvrirent et firent voir ◀le▶ sage enchanteur Parafaragaramus sur un char doré tiré par deux cygnes. Il était vêtu ◀de▶ blanc, tenant encore un livre à ◀la▶ main, et tel qu’il avait paru dans ◀la▶ forêt lorsqu’il avait séparé nos aventuriers qui se battaient à coups de poings. Ce char descendit peu à peu, et ◀les▶ feux que jetait Freston s’éteignirent, ce qui ◀le▶ rendit tout tremblant et immobile.
Perfide, lui dit Parafaragaramus après qu’il fut descendu, est-ce ainsi que tu exécutes ◀les▶ ordres ◀de▶ Pluton ton maître ? Il t’avait permis ◀d’▶attaquer ce chevalier sur terre à armes égales, et quand il est en disposition ◀de▶ combattre contre toi, tu te rends invisible, ◀de▶ peur ◀d’▶en être vaincu. Tu n’es qu’un lâche qui n’a jamais osé ◀le▶ regarder en face depuis qu’il est armé ; tu ◀le▶ vis lorsque tu volas ◀la▶ bourse ◀de▶ son fidèle écuyer, tu ◀l’▶as rencontré encore il n’y a que deux heures, et tu as eu ◀la▶ lâcheté ◀de▶ te dérober à ses yeux ; tu es indigne ◀de▶ ses coups et des miens ; va reprendre pour toujours tes chaînes dans ◀les▶ enfers, je te ◀l’▶ordonne par tout ◀le▶ pouvoir que j’ai sur toi. Et vous esprits infernaux, continua-t-il, noirs habitants du séjour ténébreux, sortez du fond ◀de▶ vos abîmes, et venez y précipiter ce perfide, qui n’est hardi qu’à maltraiter une jeune princesse sans défense, redoublez ses chaînes dont il ne sorte jamais, et qu’il languisse éternellement sous leur poids.
A ces mots ◀la▶ terre s’ouvrit encore ◀de▶ quatre côtés, et il en sortit quatre figures ◀de▶ diables qui se jetèrent sur Freston, et qui fondirent en même temps avec lui parmi ◀les▶ feux et ◀les▶ flammes presque aux pieds ◀de▶ notre héros et à ses yeux. Toutes ces visions avaient achevé ◀d’▶étonner Sancho ; mais ◀la▶ présence du sage Parafaragaramus ◀le▶ rassura peu à peu, et une fiole ◀de▶ rossolis qu’il lui fit avaler, en lui disant que c’était ◀de▶ ◀l’▶ambroisie, acheva ◀de▶ lui rendre ses esprits ; il en fit prendre aussi au héros ◀de▶ ◀la▶ Manche, qui lui fit bien du bien, parce qu’outre qu’il était à jeun, il puait dans cette caverne ◀d’▶une terrible force ◀le▶ salpêtre et ◀le▶ soufre qu’on y avait brûlé. Voyez, leur dit Parafaragaramus, quelle puanteur et quelle infection ◀les▶ habitants ◀d’▶enfer laissent après eux, mais il faut ◀la▶ faire dissiper. En même temps il fit semblant ◀de▶ faire ◀de▶ nouvelles conjurations, et ◀le▶ haut ◀de▶ ◀la▶ voûte s’ouvrit en trois endroits par où ◀la▶ fumée sortit comme par autant ◀de▶ soupiraux. Après que ◀la▶ puanteur fut dissipée, ◀la▶ voûte se referma comme auparavant, et il ne parut plus qu’une lumière sombre, mais assez claire pour se conduire.
Je t’ai promis, dit Parafaragaramus à Don Quichotte, ◀de▶ t’ouvrir ◀le▶ chemin au désenchantement ◀de▶ ◀la▶ princesse Dulcinée, et je vais te tenir parole, et t’aider à en tenter ◀l’▶aventure, si tu te sens assez ◀de▶ force et ◀de▶ courage pour cela ; en ce cas tu n’as qu’à me suivre et ton écuyer aussi, pour retrouver son argent, car l’un et l’autre sont en ◀la▶ puissance du sage Merlin qui doit commencer aujourd’hui à goûter un vrai repos en ne se mêlant plus des affaires du monde, pourvu que tu mettes à fin ◀les▶ aventures qui t’attendent, sinon il gardera ◀les▶ trésors dont il est en possession, jusqu’à ce qu’il se rencontre quelque chevalier plus heureux que toi. Don Quichotte lui ayant dit et assuré qu’ils étaient prêts ◀de▶ ◀le▶ suivre partout où il voudrait ◀les▶ mener, ils marchèrent environ deux cents pas dans un chemin étroit et parmi ◀les▶ ténèbres, et se trouvèrent tout ◀d’▶un coup dans un petit endroit aussi éclairé ◀de▶ lumières qu’en plein midi. Ils n’y virent rien qui méritât leur attention, mais au-dessus ◀d’▶une porte qui leur parut ◀de▶ jaspe, ils virent un écriteau ◀de▶ marbre noir sur lequel ces paroles étaient écrites en lettres ◀d’▶or :
Qui que vous soyez qui venez affronter Merlin dans son palais et lui enlever ◀les▶ princesses qu’il y tient enchantées, préparez-vous à ◀de▶ rudes combats dans lesquels si vous demeurez victorieux, outre ◀l’▶honneur que vous en remporterez, vous trouverez aussi des richesses qui vous appartiendront ; mais sachez qu’il faut être ◀d’▶un cœur pur et net, n’avoir rien à autrui sur sa conscience et n’avoir jamais menti, ou vous attendre avant que ◀d’▶en sortir à en faire une rude pénitence ; il ne sera plus temps ◀de▶ reculer quand vous aurez une fois franchi cette porte. Examinez-vous avant que ◀d’▶avancer, et laissez plutôt votre entreprise imparfaite, que ◀de▶ vous exposer à ◀l’▶inutile repentir ◀de▶ ◀l’▶avoir tentée. ◀Le▶ succès heureux n’en est réservé qu’au plus fidèle et au plus brave chevalier qui jamais ceignit épée, sans en excepter ◀les▶ Amadis, ◀les▶ Roger et ◀les▶ autres illustres ◀de▶ ◀l’▶Ordre, vivants et morts.
Oh pardi, dit Sancho après que son maître eut lu à haute voix, un cœur pur, une conscience nette, rien à autrui et n’avoir jamais menti, il demande ◀l’▶impossible ; cela était bon pour ◀les▶ gens ◀de▶ l’autre monde. N’importe, poursuivit-il, ◀l’▶homme propose et Dieu dispose, nous sommes bien équipés, après cela bon pied, bon œil, à bon jeu, bon argent ; j’aurai toujours le mien, quitte pour faire pénitence, aussi bien ◀la▶ faut-il faire dans ce monde ou dans l’autre. En même temps il fut le premier à pousser ◀la▶ porte et à entrer ◀l’▶épée à ◀la▶ main. A peine fut-il dans ◀la▶ salle, qu’il aurait bien voulu n’être pas tant avancé, et il aurait retourné en arrière s’il n’avait pas été saisi par deux démons qui lui firent une si grande peur qu’il n’eut pas ◀la▶ force ◀de▶ soutenir son épée qui lui fut ôtée, et parut ◀de▶ ◀la▶ main s’aller rendre elle-même dans celle ◀d’▶un géant de plus ◀de▶ quinze pieds de haut, qui paraissait au milieu d’une grande salle, assis sur un cube, ◀l’▶épée ◀de▶ Sancho ◀d’▶une main et une grosse massue ◀de▶ l’autre, sur laquelle il s’appuyait. Il avait ◀la▶ tête couverte ◀d’▶un casque plus gros qu’un tambour, ses épaules étaient chargées ◀de▶ deux grandes peaux ◀de▶ lion par-dessus ses armes ; il avait sur ◀l’▶estomac une figure ◀de▶ diable en relief dont ◀les▶ yeux éclataient comme des chandelles ; en un mot c’était une figure capable ◀de▶ faire peur à tout autre qu’au chevalier ◀de▶ ◀la▶ Manche. Quatre gros lions qui étaient aux pieds ◀de▶ cette figure, faisaient mine ◀de▶ vouloir se jeter sur nos aventuriers. Cid Ruy Gomez croit que Sancho en eut une telle épouvante que ◀l’▶harmonie ◀de▶ son corps en fut déconcertée, et que ◀les▶ conduits ◀de▶ ◀la▶ nature s’ouvrirent, mais c’est dont il n’a jamais eu ◀de▶ connaissance certaine.
◀L’▶intrépide Don Quichotte avança vers ◀le▶ géant, bien résolu ◀d’▶en venir aux mains avec lui malgré ◀les▶ lions qui lui servaient ◀de▶ corps de garde. Qui es-tu toi, qui oses venir où jamais homme vivant n’a mis ◀les▶ pieds ? lui demanda ◀l’▶horrible figure. — Tu auras mon nom après ma victoire, lui repartit Don Quichotte, qui avait déjà ◀l’▶épée haute pour ◀le▶ frapper lorsqu’il fut retenu par Parafaragaramus. — Il est juste ◀de▶ dire qui vous êtes, lui dit celui-ci, parce que ◀le▶ savant Merlin que vous voyez sait par qui ◀les▶ princesses enchantées doivent être mises en liberté ; et si c’est à vous que cette glorieuse aventure est destinée, je suis certain qu’il est trop honnête enchanteur pour vouloir éprouver un combat dont il ne remporterait que ◀de▶ ◀la▶ honte. — Si cela est, reprit notre héros, je lui apprendrai avec joie que je suis Don Quichotte de la Manche, ci-devant nommé ◀le▶ chevalier ◀de▶ ◀la▶ triste figure, et maintenant ◀le▶ chevalier des Lions, et toujours ◀l’▶esclave ◀de▶ ◀l’▶illustre princesse Dulcinée du Toboso que je viens délivrer, ou perdre ◀la▶ vie.
A ce nom ◀de▶ Don Quichotte Merlin laissa tomber sa massue et rejeta ◀l’▶épée à Sancho, ◀les▶ lions tombèrent sur ◀le▶ côté et vinrent un moment après en rampant baiser ◀les▶ pieds du brave chevalier ◀de▶ ◀la▶ Manche, ◀le▶ tonnerre se fit entendre avec un si grand bruit qu’il semblait que tout allait bouleverser, ◀les▶ démons qui tenaient Sancho ◀le▶ lâchèrent, ils allèrent se remettre avec ◀les▶ lions aux pieds ◀de▶ Merlin, et tous ensemble fondirent en terre, et ◀la▶ salle où ils étaient parut en un moment toute unie, et s’ouvrant aussitôt, en fit voir une autre fort magnifique. Notre héros y entra et y entendit une musique douce et agréable qui retentissait ◀de▶ ses louanges et ◀le▶ comblait ◀de▶ bénédictions. Après cela parut Balerme suivi[e] ◀de▶ douze filles, qui vinrent deux à deux se prosterner aux pieds ◀de▶ ◀l’▶invincible chevalier, exaltant sa bravoure et son intrépidité au-dessus ◀de▶ tous ◀les▶ héros vrais et fabuleux, et surtout sa fidélité pour Dulcinée à laquelle était due leur liberté et ◀la▶ fin ◀de▶ leur enchantement. Ensuite ◀de▶ cela Balerme ◀le▶ prit par ◀la▶ main, et ◀le▶ fit entrer dans une salle telle qu’il avait lui-même dépeint celle où il avait vu Durandar. Elle tenait son cœur à sa main, et avec un canif elle ouvrit ◀le▶ côté ◀de▶ son amant et lui remit ◀le▶ cœur dans ◀le▶ ventre en présence de notre héros. Durandar se leva tout ◀d’▶un coup et sauta en place aux pieds ◀de▶ sa maîtresse, à qui il fit autant ◀de▶ caresses que s’il y eût eu en effet huit cents ans qu’il ne ◀l’▶eût vue. Il remercia Montésinos ◀de▶ ses soins, et ayant appris qu’il voyait devant lui ◀l’▶invincible chevalier qui avait rompu leur enchantement, il vint se jeter à ses genoux, ◀le▶ cœur si saisi en apparence qu’il ne put pas ouvrir ◀la▶ bouche.
Notre héros ◀le▶ releva fort honnêtement, et Parafaragaramus ◀les▶ fit tous passer dans la première salle où Merlin était disparu. Il leur dit là qu’il y avait assez longtemps qu’ils n’avaient ni bu ni mangé pour avoir appétit. A ce mot ◀de▶ manger Durandar, Balerme, Montésinos et leur suite, se mirent à faire un bruit ◀de▶ diable, et à crier : Du pain, du pain, à ◀la▶ famine. Don Quichotte qui n’avait jamais rien lu ◀de▶ pareil dans ses romans, ne savait où il en était ; mais enfin ◀la▶ vue ◀de▶ ◀la▶ table, qui parut tout ◀d’▶un coup dressée, et leur avidité à se jeter sur ce qui était dessus leur ayant imposé silence, il ◀les▶ regarda avec plus ◀de▶ tranquillité. Ils mangeaient comme des loups, et avec une voracité qui rendit Don Quichotte confus, et qui étonnait Sancho même. Parafaragaramus lui dit qu’il n’y avait rien là ◀de▶ surprenant, et que des gens qui avaient été huit cents ans sans rien prendre, devaient avoir besoin ◀de▶ se remplir, et ◀le▶ convia ◀de▶ se mettre à table. Il en fit au commencement difficulté, parce qu’il voulait, disait-il, trouver Dulcinée ; mais Balerme lui ayant dit qu’elle était à ses œuvres ◀de▶ piété, où il ne fallait pas ◀l’▶interrompre, ◀le▶ pieux chevalier se rendit, et se mit avec ◀les▶ autres, au grand plaisir ◀de▶ Sancho, qui fit voir qu’il avait autant ◀de▶ faim que ceux qui étaient à jeun depuis tant de siècles.
Après que chacun fut bien repu, ◀le▶ tonnerre se fit entendre plus fort que jamais, ◀les▶ nuages qui couvraient ◀le▶ haut ◀de▶ ◀la▶ salle offusquèrent ◀la▶ lumière, ◀la▶ table disparut, ◀les▶ éclairs éclatèrent, et deux démons fondirent des nuées sur Sancho, qui ◀l’▶enlevèrent au haut, et se précipitèrent tout aussitôt avec lui dans ◀le▶ même fond où Merlin s’était abîmé, et où ◀la▶ table venait de se perdre. ◀La▶ promptitude ◀de▶ son enlèvement et ◀de▶ sa chute avait empêché son maître ◀de▶ s’y opposer, et il n’entendit plus ◀de▶ lui que des hurlements effroyables. Ce trou où il s’était abîmé avait été tout aussitôt refermé, et rien ne paraissait qu’un plancher ordinaire. Comme notre héros ne savait que dire ni que faire, Parafaragaramus qui vit sa perplexité, lui dit qu’il fallait que Sancho fût purifié avant que Dulcinée fût désenchantée, qu’il ne devait pas s’en mettre en peine et qu’il ◀le▶ reverrait bientôt. En effet, Montésinos lui ayant dit qu’il était temps ◀d’▶aller chercher ◀l’▶incomparable Dulcinée, ils passèrent tous dans ◀la▶ salle, où Durandar leur avait paru enchanté. Ils n’y virent plus aucune marque ◀d’▶enchantement, mais seulement trois laides paysannes bien dégoûtantes et bien malpropres, en un mot trois salopes à faire mal au cœur. Elles se levèrent sitôt que ◀la▶ compagnie parut, et sans regarder qui que ce fût, elles se mirent à faire trois sauts, se gonflèrent ◀les▶ joues, et avec leur main droite en cul ◀de▶ poule, elles jouèrent du tambour dessus.
Ah ! Seigneur chevalier, s’écria Montésinos, voilà ◀la▶ princesse Dulcinée qui n’est point encore désenchantée, et qui ne vous reconnaît pas. Don Quichotte voulut aller à ces filles ; mais elles se jetèrent promptement dans un cabinet dont elles tirèrent ◀la▶ porte après elles. — Hélas ! dit Balerme, cette infortunée princesse change ◀de▶ figure à tout moment. Il n’y a pas deux heures qu’elle était belle comme ◀les▶ amours, et leste comme une reine, et à présent elle est toute maussade ; c’est sans doute ◀la▶ honte qu’elle en a qui fait qu’elle se cache. — Non sans doute elle n’est pas désenchantée, dit un démon qui parut sortir ◀de▶ terre, et elle ne ◀le▶ sera pas que ◀l’▶écuyer Sancho n’ait accompli ◀la▶ pénitence qui lui avait été imposée, et pour en voir ◀la▶ fin je suis député ◀de▶ Pluton, qui vous envoie dire ◀de▶ vous rendre auprès de lui dans ◀les▶ enfers, où il vous attend sur son trône. Ayant dit cela ce fantôme rentra en terre, toute ◀la▶ lumière disparut, et on ne voyait goutte que par ◀les▶ éclairs que jetaient ◀les▶ nuées. Il s’éleva une grille ◀de▶ fer autour de Parafaragaramus, ◀de▶ Don Quichotte, ◀de▶ Mon-tésinos, ◀de▶ Durandar, ◀de▶ Balerme et ◀de▶ ses filles ; ◀le▶ tonnerre gronda ; ils sentirent ◀la▶ terre trembler sous leurs pieds, et se baisser peu à peu jusqu’au niveau ◀d’▶un tribunal, où ils virent à ◀la▶ lueur ◀d’▶une sombre et triste lumière Pluton tout vêtu ◀de▶ rouge, ◀d’▶un visage affreux, une couronne ◀de▶ fer sur ◀la▶ tête, une fourche ◀d’▶une main, et un sceptre ◀de▶ fer ◀de▶ l’autre. Minos et Rhadamanthe, qui étaient à ses pieds, n’avaient pas meilleure mine que lui, et leur trône à tous était entouré de plus ◀de▶ trente démons plus épouvantables l’un que l’autre, armés ◀de▶ fouets, ◀d’▶escourgées, ◀de▶ pincettes, ◀de▶ tenailles, ◀de▶ fourches, ◀de▶ crocs, et ◀de▶ toutes sortes d’autres instruments propres à des supplices. ◀La▶ grille ◀de▶ fer qui ◀les▶ avait entourés s’ouvrit et disparut. Parafaragaramus en sortit le premier, et après s’être mis à genoux devant Pluton, et avoir obligé ◀les▶ autres ◀d’▶en faire autant, il se releva, et lui adressant ◀la▶ parole :
Puissant Dieu des enfers, lui dit-il, tu vois devant toi un héros qui à l’exemple de Thésée, qu’il a pris pour modèle ◀de▶ sa vie, a purgé ◀la▶ terre ◀de▶ monstres et ◀de▶ brigands. Il est comme lui venu dans ton empire ; mais c’est ◀la▶ vertu qui ◀l’▶y a conduit, et non pas un amour criminel. Plus amoureux qu’Orphée il te demande son Eurydice ; ◀le▶ sage Merlin lui a cédé ◀la▶ victoire, parce qu’il a connu dans ◀les▶ destinées qu’il ◀la▶ lui aurait vainement disputée. ◀Le▶ lâche Freston n’a point exécuté tes ordres, et s’étant rendu indigne ◀de▶ jouir ◀de▶ ◀la▶ liberté, je ◀l’▶ai renvoyé dans ses chaînes. ◀L’▶illustre princesse Dulcinée du Toboso devrait être désenchantée ; cependant nous ◀la▶ venons de voir encore sous son infâme figure ◀de▶ laide et dégoûtante paysanne ; c’est ◀de▶ quoi ◀l’▶invincible et ◀le▶ fidèle chevalier des Lions, Don Quichotte, ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ Manche, te demande justice par ma voix, comme il va te ◀la▶ demander lui-même.
Qu’il se lève et qu’il parle, répondit Pluton ◀d’▶une voix effroyable. Don Quichotte se releva, et avec son intrépidité ordinaire il prit ◀la▶ parole : Je ne suis venu dans ton empire, dit-il, que pour tenter ◀les▶ aventures et pour délivrer Dulcinée. Ceux qui étaient commis à sa garde ne m’ont pas fait courir beaucoup de risque, et si tous tes démons ne sont pas plus méchants que ceux que j’ai trouvés dans mon chemin, je ◀les▶ défie, et jure par ma barbe ◀de▶ ◀les▶ défaire tous à coups ◀de▶ fouet. Dis-moi à qui il tient que je ne délivre cette pauvre princesse ? Montre-moi son ennemi et le mien, et tu verras beau jeu. — Il ne tient à aucun ◀de▶ nous, répondit Pluton ; je ne m’oppose point à sa liberté, et tu peux ◀la▶ reprendre partout où tu ◀la▶ trouveras aussi belle qu’elle ait jamais été, sans que je t’en empêche. — Ah, Seigneur ! interrompirent Minos et Rhadamanthe en même temps, allez-vous souffrir que ◀les▶ lois des destinées soient violées ? — Ecoutez, hardi Chevalier, poursuivit Minos seul, ◀l’▶incomparable Dulcinée n’est point dans ◀les▶ enfers, et par conséquent elle n’est point sous ◀la▶ puissance du dieu Pluton ; elle est trop sage pour avoir mérité nos supplices, et étant encore vivante, elle n’est point descendue dans ce sombre empire des morts ; elle est encore au nombre des vivants, quoiqu’elle n’y paraisse pas ; mais comme tu sais, Merlin ◀l’▶a enchantée, et il a fait sagement, parce que si elle avait paru telle qu’elle était, elle aurait armé tous ◀les▶ chevaliers errants ◀les▶ uns contre ◀les▶ autres, et n’étant occupés que ◀de▶ leur amour, ils n’auraient pas mis fin, ni toi non plus, aux grandes aventures qui rendent leur vie si illustre là-haut. Merlin convaincu ◀de▶ ta valeur et ◀de▶ ta probité, n’est point ton ennemi ; mais il a fallu accomplir ◀les▶ décrets du destin. Nous allons savoir ◀de▶ lui pourquoi elle n’est point désenchantée, puisque ◀le▶ terme en est venu. — Qu’on fasse entrer Merlin, reprit Pluton.
A peine cet ordre fut donné que Merlin parut en vieillard vénérable, et non plus en géant, et il était suivi ◀de▶ quatre diables qui tenaient au milieu d’eux Sancho Pança désarmé, lié et garrotté, et qui ◀le▶ mirent sur une petite selle aux pieds du trône ◀de▶ Pluton. Don Quichotte s’inscrivit en faux contre ce changement ◀de▶ figure. Il prétendit que ce n’était qu’un Merlin supposé, et que ◀le▶ véritable était plus grand ◀de▶ huit pieds au moins. — Non, non, lui dit Minos, c’est Merlin lui-même ; mais c’est que ce qui vous paraît si grand sur terre est dépouillé ◀de▶ sa grandeur et ◀de▶ son éclat lorsqu’il entre dans ◀le▶ royaume des morts, où il est rendu égal à tous ceux qui dans ◀le▶ monde étaient ses inférieurs, parce qu’ici on n’a aucune exception ◀de▶ ◀la▶ grandeur mondaine, et qu’on ne regarde dans ◀l’▶homme que ◀l’▶homme seul et ses actions, et non pas ses titres fastueux, et cet éclat qui lui attirait sur terre ◀le▶ respect, ◀l’▶admiration et ◀la▶ flatterie du reste des mortels ses semblables.
Notre chevalier se rendit à ces raisons, parce qu’en effet ◀la▶ mort remet au même niveau ceux que ◀la▶ naissance ou ◀la▶ fortune avaient distingués. Pluton demanda à Merlin pourquoi ◀la▶ princesse Dulcinée du Toboso n’était point encore désenchantée. — Tu sais, Seigneur, lui répondit Merlin, que ◀les▶ décrets du destin sont inviolables ; il était écrit dans ◀le▶ ciel qu’elle serait transformée en une vile paysanne, et qu’elle serait renfermée dans ◀la▶ caverne ◀de▶ Montésinos, ◀d’▶où elle serait retirée par ◀le▶ plus fidèle ◀de▶ tous ◀les▶ chevaliers au bout de trois ans, deux mois, quatorze jours et quatre heures. Je conviens que ◀le▶ terme est expiré, aussi n’est-elle plus retenue par ◀le▶ temps ; mais tu sais aussi que son enchantement doit être rompu non pas par ◀la▶ force des armes, puisqu’elle n’avait été enchantée que pour empêcher des batteries et des combats, mais par ◀la▶ pénitence que devait faire pour elle ◀le▶ plus gourmand ◀de▶ tous ◀les▶ écuyers ◀de▶ ◀la▶ Chevalerie errante. Il avait consenti à se donner trois mille six cents coups ◀de▶ fouet, et a paru en effet se ◀les▶ donner moyennant ◀la▶ récompense que ◀le▶ généreux chevalier des Lions que tu vois lui avait promise. Cette satisfaction n’était pas déjà bien suffisante, puisqu’elle était intéressée ; il n’importe, telle qu’elle était je m’en serais contenté si ◀les▶ coups avaient été sincères, mais ◀le▶ fourbe que tu vois faisait semblant ◀de▶ frapper sur son corps, et frappait sur un arbre contre lequel il était appuyé, et ainsi fraudait ◀la▶ maltôte ◀de▶ ◀l’▶enfer ; c’est ce qui a fait que ta justice a abandonné cette malheureuse princesse à ◀la▶ fureur du barbare Freston, qui a fait faire au corps ◀de▶ cette infortunée une rude pénitence ◀de▶ ◀la▶ délicatesse ◀de▶ Sancho, qui ne s’est jamais donné que quarante coups qui puissent être alloués. ◀La▶ pauvre Dulcinée en a reçu à plusieurs et diverses fois ◀la▶ somme ◀de▶ trois mille six cent trente-six ; en sorte qu’il en reste encore vingt-quatre à donner pour lever ◀la▶ souffrance ◀de▶ ◀l’▶état final du compte, et je requiers que Sancho ◀les▶ reçoive en ta présence, après quoi Dulcinée sera désenchantée, et tu ◀la▶ verras toi-même dans un état ◀de▶ beauté dont tu seras ébloui, et pour lors ◀le▶ brave et ◀le▶ fidèle chevalier des Lions pourra ◀l’▶emmener comme sa conquête, à ◀la▶ remise que je lui fais des frais ◀de▶ capture, gîte et geôlage.
Sancho sachant bien que ◀l’▶accusation était juste, n’eut rien à répondre à ces paroles. Il vit bien qu’un orage ◀de▶ coups ◀de▶ fouet allait tomber sur lui, et en tremblait depuis ◀les▶ pieds jusqu’à ◀la▶ tête. En effet, il ne se trompait pas ; car Minos ayant fait semblant ◀de▶ recueillir ◀les▶ voix, se mit gravement sur son siège, et prononça hautement ◀la▶ sentence qui condamnait ◀le▶ pauvre écuyer à être ◀de▶ nouveau fustigé. ◀Les▶ quatre démons auxquels il fut livré ◀l’▶enlevèrent ◀d’▶où il était, et lui mirent ◀le▶ ventre sur une espèce ◀de▶ balustre, et lui lièrent ◀les▶ pieds et ◀les▶ mains ; en sorte qu’il avait toutes ◀les▶ épaules et ◀le▶ derrière en pièces et une simple chemise dessus. Pluton dit qu’il était nécessaire ◀de▶ faire venir Dulcinée, afin qu’elle fût présente elle-même à ◀la▶ satisfaction qu’on allait lui donner. Il entra aussitôt une infâme paysanne, dont ◀les▶ juges ◀d’▶enfer parurent avoir horreur. Elle prit ◀la▶ parole et accusa Sancho ◀de▶ ◀la▶ laideur qui couvrait sa beauté, et ◀de▶ ◀la▶ métamorphose ◀de▶ ses habits dans ◀les▶ haillons qui ◀la▶ couvraient ; elle en demanda réparation, et parut toute réjouie lorsqu’elle sut qu’on ◀la▶ lui allait faire. Elle regarda pour lors Sancho ; mais par une action ◀de▶ modestie elle lui tourna ◀le▶ dos, et dit qu’un homme dans ◀l’▶état où il était choquait sa pudeur. Pluton ◀la▶ fit mettre aux pieds ◀de▶ son trône entre Minos et Rhadamanthe, ◀le▶ visage tourné vers ◀les▶ assistants et vers ◀le▶ patient. Après quoi il s’adressa à ◀l’▶infortuné Sancho : Perfide, lui dit-il, toi qui as tâché ◀de▶ nous tromper, et qui n’as pas eu pitié ◀de▶ ton prochain, prépare-toi à recevoir vingt-quatre coups ◀de▶ fouet bien appliqués. Ce n’est rien pour un corps aussi gros, aussi gras et aussi potelé que le tien ; mais c’est toujours assez pour punir ◀le▶ soin que tu prends ◀de▶ ta carcasse. Je n’aime pas ◀le▶ bruit, ajouta-t-il ◀d’▶un ton sévère, et en fronçant ◀le▶ sourcil, souviens-toi que ◀les▶ coups seront redoublés si tu jettes ◀le▶ moindre cri, et que tu m’étourdisses ◀les▶ oreilles. Je t’impose silence, observe-◀le▶ si tu veux. Après cela il commanda qu’on commençât ◀l’▶exécution.
Don Quichotte voulut dire à son écuyer quelques paroles consolantes. Courage, dit ◀le▶ désolé écuyer, voilà pour m’achever ◀de▶ peindre ; qu’ai-je à faire du désenchantement ◀de▶ Madame Dulcinée ; que me sert que Guillot soit homme ◀de▶ bien si sa bonté ne me fait rien ; mais c’est, Monsieur, que mal ◀d’▶autrui n’est que songe, et chou ◀d’▶autrui n’est que fumier. Je ne vous ai rien coûté à nourrir, il vous est indifférent qu’on m’écorche. Pour lui donner cœur Merlin lui fit paraître ◀la▶ bourse. A une vision si agréable Sancho revint à lui, et dit qu’on n’avait qu’à travailler, puisque ◀la▶ boutique était ouverte ; qu’il ne branlerait pas puisqu’il ne pouvait pas branler, et qu’il tâcherait ◀de▶ se taire.
◀Les▶ quatre démons se mirent donc tous quatre à ses côtés, deux ◀d’▶un côté ◀de▶ ◀la▶ balustrade et deux ◀de▶ l’autre. Ils avaient des fouets ◀de▶ corde avec des nœuds au bout qui valaient ◀les▶ plus rudes disciplines, et ◀les▶ faisant tomber ◀d’▶un bras vigoureux, tous quatre en même temps, on peut s’imaginer quelle douleur en ressentait ◀le▶ patient. Il ne jeta pourtant pas un cri, par ◀la▶ raison qu’outre ◀la▶ bourse qui était à terre et qu’il regardait comme ◀la▶ fin ◀de▶ ses travaux, il voyait ◀de▶ ses yeux ◀l’▶enchantement ◀de▶ Dulcinée se dissiper peu à peu. Il y avait un petit Bohème caché entre Pluton et elle, qui à chaque coup qu’on déchargeait sur Sancho, détachait une des épingles qui soutenaient ◀les▶ guenilles dont elle était couverte, et elle sous prétexte de pudeur baissait de temps en temps ◀la▶ tête, et essuyait ◀les▶ vilaines couleurs dont on lui avait barbouillé ◀le▶ visage ; de sorte que Don Quichotte qui avait toujours ◀les▶ yeux sur elle, s’aperçut ◀de▶ ce changement, et ◀le▶ fit remarquer à Sancho, qui tout aussi bien que lui se serait donné au diable que ce désenchantement était une vérité constante ; il commença à reconnaître effectivement ◀les▶ traits ◀d’▶Alonza Lorenço vers le douzième coup, et en reprit courage pour souffrir ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ flagellation qui fut appliquée avec une grande vivacité et reçue avec une égale patience.
Au dernier coup ◀l’▶illustre Dulcinée magnifiquement vêtue, et ◀d’▶un visage fort agréable, se leva et lui vint tendre ◀la▶ main en ◀le▶ remerciant ◀de▶ ◀la▶ meilleure grâce du monde ; elle remercia aussi Don Quichotte ◀de▶ sa constance et ◀de▶ sa fidélité, et s’adressant à Pluton pendant qu’on déliait Sancho, elle ◀le▶ supplia ◀de▶ lui permettre ◀de▶ reconnaître ◀les▶ travaux que ◀le▶ fidèle écuyer avait soufferts pour elle. Pluton ◀le▶ lui ayant permis, elle se rapprocha ◀de▶ Sancho et lui donnant une bourse : Tenez, lui dit-elle, ô ◀le▶ plus fidèle et ◀le▶ plus digne écuyer ◀de▶ ◀la▶ Chevalerie errante, recevez toujours quatre cents écus que je vous donne pour arrhes ◀de▶ ma reconnaissance. Votre portion aurait été plus grosse, si ◀le▶ maudit Freston ne m’en avait pas volé pour subvenir à ◀la▶ dépense qu’il a faite sur terre à chercher ◀l’▶illustre chevalier des Lions et vous, et pour acheter ◀les▶ verges dont il m’a si cruellement déchirée. ◀Le▶ sage Merlin qui a vu ◀le▶ mauvais usage que ce méchant faisait ◀de▶ mon argent ◀le▶ lui a ôté, et vient de me ◀le▶ rendre, et je vous ◀le▶ donne. A ◀l’▶aspect ◀de▶ ces quatre cents écus ◀d’▶or, Sancho se jeta à ses pieds, lui protestant qu’il était trop bien payé, et que ◀le▶ reste ◀de son corps était à son service.