Histoire de▶ Monsieur de Jussy, et ◀de▶ Mademoiselle Fenouil.
Je commence, Madame, reprit Des Frans; mais avant que de vous rapporter ◀l’▶histoire ◀de▶ Monsieur de Jussy, comme il me ◀la▶ rapporta lui-même, il est à propos de vous dire qu’il y a deux ans que je ◀le▶ trouvai en Portugal, où nous liâmes amitié ensemble, et que depuis ce temps-là nous ne nous sommes point quittés qu’avant-hier, après son mariage. Qu’en rentrant en France, il a pris des certificats du jour ◀de▶ son débarquement à ◀La▶ Rochelle, et que sur ◀la▶ route depuis cette ville jusques à Paris, nous avons fait telles journées qu’il a voulu, parce que par tous ◀les▶ endroits où nous passions ◀les▶ nuits, il recevait des lettres. Ces manières où je ne comprenais rien, m’inquiétaient au commencement ; mais comme je ne suis pas ◀d’▶humeur à approfondir ◀le▶ secret ◀de▶ mes amis qu’autant qu’ils ◀le▶ souhaitent, je ne lui en demandai point ◀la▶ raison, et ce ne fut que ◀le▶ jour même que nous arrivâmes à Paris, qu’il me dit ce que j’avais envie ◀de▶ savoir il y avait longtemps. Nous arrivâmes au Bourg-la-Reine à sept heures du matin, je voulais venir à Paris ; mais pour m’obliger à rester, il me conta ses aventures en ces termes, ou autres équivalents.
Puisque nous sommes à Paris ou autant vaut, il est juste qu’avant que de nous quitter, pour vous remercier ◀de▶ ◀la▶ compagnie que vous avez bien voulu me tenir depuis deux ans, je vous confie ◀les▶ causes qui m’ont éloigné ◀de▶ ma patrie. ◀Les▶ certificats que j’ai pris du jour ◀de▶ mon retour en France, ne vous surprendront plus, lorsque vous en saurez ◀la▶ raison, et vous feront connaître en même temps que toute ◀l’▶espérance du bonheur ◀de▶ ma vie, n’est fondée que sur ◀la▶ fidélité ◀d’▶une fille, ou plutôt ◀d’▶une femme. Comme dans toutes ◀les▶ conversations que nous avons eues ensemble sur ◀le▶ sujet du sexe, vous m’avez paru fort peu prévenu en sa faveur, et que vous ◀le▶ croyez très peu disposé à soutenir un engagement, je vais vous faire connaître par ma propre expérience, que s’il y en a plusieurs volages, il s’en trouve aussi ◀de▶ fidèles et ◀de▶ résolues à tout événement, plutôt que ◀de▶ se dédire du choix qu’elles ont une fois fait.
Je suis né à Paris ◀d’▶une assez bonne famille dans ◀la▶ bourgeoisie ; mais ◀la▶ quantité ◀de▶ frères et ◀de▶ sœurs que nous étions, nous laissa après ◀la▶ mort ◀de▶ mon père et ◀de▶ ma mère hors ◀d’▶état ◀de▶ pouvoir ◀le▶ porter sur un pied conforme à ◀l’▶ambition ordinaire des jeunes gens. Mon père était ◀de▶ barreau, mes frères et moi embrassâmes ◀le▶ même train ◀de▶ vie, ◀les▶ uns par inclination, ◀les▶ autres, dont j’étais du nombre, plutôt par nécessité que par aucune autre raison. Au sortir de mes études je portai ◀la▶ robe au Palais, et ne voyant point ◀d’▶apparence ◀d’▶être jamais autre chose qu’avocat, je me donnai tout entier à ma profession ; et j’ose me flatter que je m’y serais acquis quelque réputation, si ◀l’▶amour ne m’avait pas suscité mille traverses, qui m’ont obligé ◀de▶ quitter tout, dans ◀le▶ temps que je commençais à me faire connaître. Je ne vous dirai rien ◀de▶ ma personne ni ◀de▶ mon esprit, l’une est présente à vos yeux, et ◀le▶ long temps qu’il y a que nous sommes ensemble, peut vous faire juger ◀de▶ l’autre. Vous saurez seulement qu’il y a peu ◀d’▶hommes au monde qui aient eu ◀la▶ voix plus belle que moi, et peu ◀d’▶hommes qui aient mieux entendu ◀la▶ délicatesse ◀de▶ ◀la▶ musique ; c’est par là que j’ai eu accès chez Monsieur d’Ivonne.
Cet homme avait plusieurs enfants, entre autres un ◀de▶ mon âge ◀de▶ vingt-six ans, qui était fort ◀de▶ ma connaissance. Il était puissamment riche, et ◀d’▶une famille fort au-dessus ◀de▶ la mienne. Il avait chez lui une nièce que ◀la▶ mort ◀de▶ père et mère avait laissée sous sa tutelle. Elle était fille unique et très riche. ◀D’▶Ivonne gouvernait son bien, et ◀l’▶élevait comme son tuteur avec ses enfants sans différence, si ce n’est qu’elle n’était pas mise si simplement que ◀les▶ autres, et avait un petit train que ses cousines n’avaient pas. Comme c’est elle qui a donné naissance à toutes mes aventures, il est juste ◀de▶ vous dire comment elle était faite lorsque je ◀la▶ vis il y a plus ◀de▶ huit ans ; car à présent, quoiqu’elle n’en ait que vingt-cinq bien juste, elle doit être fort changée.
Mademoiselle Fenouil était grande et bien faite, ◀la▶ taille aisée, ◀la▶ peau délicate et fort blanche, aussi bien que ◀le▶ teint ; elle avait ◀les▶ yeux, ◀les▶ sourcils et ◀les▶ cheveux noirs : ◀les▶ yeux grands et bien fendus, naturellement vifs, mais ◀le▶ moindre chagrin ◀les▶ rendait languissants, pour lors ils semblaient demander ◀le▶ cœur ◀de▶ tous ceux qu’elle regardait. ◀Le▶ front large et uni, ◀le▶ nez bien fait, ◀la▶ forme du visage ovale, une fossette au menton, ◀la▶ bouche fort petite et vermeille, ◀les▶ dents blanches et bien rangées, ◀le▶ nez serré un peu aquilin, ◀la▶ gorge faite au tour, ◀le▶ sein haut et rempli, ◀les▶ bras comme ◀la▶ gorge, et ◀la▶ plus belle main que femme puisse avoir. Vous voyez par son portrait que je suis excusable ◀de▶ ◀l’▶avoir aimée, jusques au point ◀de▶ tout hasarder pour elle. ◀Les▶ qualités ◀de▶ son corps ne sont pourtant pas ce qu’elle a de plus aimable : c’est une âme toute belle, un esprit ferme, sincère, ennemi ◀de▶ ◀la▶ contrainte et ◀de▶ ◀la▶ flatterie : elle est généreuse, hardie, désintéressée et entreprenante : mais fidèle dans ◀l’▶exécution. Elle est savante plus qu’une fille ne doit ◀l’▶être. ◀Les▶ histoires sacrées et profanes lui sont familières. Tous ◀les▶ poètes anciens et modernes n’ont rien ◀d’▶obscur pour elle. Elle sait même ◀de▶ ◀l’▶astrologie ; mais cette science capable ◀de▶ faire tourner ◀l’▶esprit ◀d’▶une autre, ou du moins ◀de▶ ◀la▶ jeter dans ◀le▶ ridicule, ne lui sert que ◀d’▶amusement. Elle fait ◀de▶ ce qu’elle sait une application toujours cadrante au sujet sérieux ou galant. Son esprit est aisé, ses expressions sont vives et naturelles ; elle a ◀la▶ mémoire heureuse ; elle écrit juste et bien ; elle fait même quelquefois des vers. J’en ai vu ◀de▶ sa façon qui ont eu ◀l’▶approbation des connaisseurs. Elles est née railleuse ; mais si j’en crois ses lettres, ◀les▶ traverses ◀de▶ ◀la▶ fortune ont fait sur elle un effet contraire à celui qu’elles font ◀d’▶ordinaire ; c’est-à-dire, qu’au lieu de ◀l’▶aigrir, elles ◀l’▶ont adoucie. Elle danse fort bien, et chante ◀d’▶une manière à charmer.
◀L’▶opéra était tous ◀les▶ jours au logis, Mademoiselle Fenouil et moi avions toujours quelque air nouveau à nous donner. Nous concertions quelquefois ; et enfin pendant plus ◀de▶ quatre mois, je me fis une nécessité ◀d’▶y aller tous ◀les▶ jours, et insensiblement ◀l’▶amour s’en mêla sans que je m’en aperçusse.
Il avait été impossible pendant tant de temps, que nous n’eussions pas trouvé quelque moment à nous parler en particulier. J’avais remarqué dans elle tant de bonnes qualités, que j’étais venu à ◀l’▶aimer trop pour mon repos. Il me paraissait qu’elle ne me regardait pas indifféremment. Ses yeux, et assez souvent même ses actions me disaient qu’elle sentait pour moi ce que je sentais pour elle ; mais il y avait entre elle et moi tant de distance pour ◀la▶ fortune, que je n’osai profiter des occasions que j’avais ◀de▶ m’expliquer. ◀Les▶ airs que je chantais n’inspiraient que ◀l’▶amour, je m’y plaignais ◀d’▶un silence forcé ; mais tout cela n’avançait rien, elle ◀les▶ chantait aussi bien que moi. Enfin je résolus ◀de▶ parler si intelligiblement, qu’il n’y eût pas moyen ◀de▶ ne me point entendre. Je fis ce couplet-ci, je ◀le▶ lui donnai ; et comme je commence à avoir ◀l’▶esprit satisfait, je ne puis m’empêcher ◀de▶ vous ◀le▶ chanter ; en effet il chanta ces paroles,
CHANSON.
Mes yeux ne regardent que vous,Ils vous expliquent mon martyreQue je n’ose autrement vous dire ;Mais vous n’entendez point un langage si doux,Ma voix n’inspire que tendresse,Passe chez vous pour des chansons.
◀Les▶ vers n’en valent rien, mais ◀l’▶air n’est pas mauvais, et cadre assez aux paroles. ◀La▶ pensée parut plaisante ; on me demanda ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶auteur ◀de▶ ◀l’▶air et des vers ; je dis que c’était moi, et que j’avais fait l’un et l’autre pour une fille que j’avais fort aimée. Je regardai Mademoiselle Fenouil dans ce moment, je remarquai qu’elle m’avait entendu. Elle chanta ◀le▶ même air dans ◀le▶ moment, et ◀le▶ chanta mieux que moi. Je lui en eus obligation, mais je n’étais pas encore content. Je voulais ◀la▶ faire expliquer à son tour. J’étais fort persuadé qu’une déclaration ◀de▶ bouche n’aurait pas été mal reçue ; je ne ◀la▶ précipitai pourtant pas. Je voulais voir avant cela une espèce ◀de▶ certitude à une réponse favorable ; mais un mariage qu’on me proposa, fit plus que je n’avais attendu.
Ma famille m’avait trouvé un fort bon parti : c’était une fille ◀de▶ ◀l’▶âge ◀de▶ Mademoiselle Fenouil, fort belle, bien faite et riche. ◀Le▶ peu ◀d’▶apparence ◀de▶ réussir auprès de celle-ci, fit que j’y prêtai ◀les▶ mains ; en effet, ◀le▶ parti m’était très avantageux par toutes sortes ◀d’▶endroits et passait même mes espérances. Ce furent, Madame, continua Des Frans, en parlant à Madame de Mongey, ◀les▶ propres termes dont Jussy se servit ; mais vous allez entendre ◀le▶ reste, Mademoiselle Fenouil, poursuivit-il, sut ce traité ◀de▶ mariage et fit tant qu’elle vit Mademoiselle Grandet, qui était ◀la▶ personne qu’on me destinait. Sa beauté ◀l’▶alarma, et elle perdit toute considération, lorsqu’elle sut que ◀les▶ articles devaient être signés ◀le▶ même jour, ou ◀le▶ suivant. Il y en avait deux que je n’avais été chez elle, le troisième qui était celui des articles, je trouvai ce billet-ci ◀le▶ matin chez moi.
BILLET.
Ne précipitez rien dans votre mariage, vous pourriez vous en repentir dans ◀la▶ suite. Il se présente un parti pour vous, préférable à celui qu’on vous propose, venez me voir incessamment. Je vous attends.
J’y allai espérant en être ◀de▶ retour ◀d’▶assez bonne heure, pour me trouver à ◀l’▶assemblée ◀de▶ mes parents. Je ◀la▶ trouvai dans sa chambre seule, fort pensive. ◀Les▶ yeux qu’elle avait gros, humides et rouges, me firent croire qu’elle avait pleuré ; je ne me trompais pas. Je viens recevoir vos ordres Mademoiselle, dis-je en entrant, je viens savoir ◀de▶ vous ce qu’il vous plaît que je devienne, et quel est cet autre parti qui m’est offert ? Elle rougit à cette demande. Avant que de vous ◀le▶ déclarer, Monsieur, me dit-elle, il faut savoir si vous aimez avec sincérité ◀la▶ demoiselle que vous allez épouser, et si ◀le▶ cœur a part à votre union, ou ◀l’▶intérêt ? Non, Mademoiselle, lui dis-je, il est certain que si je ne suivais que mon cœur, je n’épouserais pas Mademoiselle Grandet. Elle est toute aimable ; mais avant que de ◀l’▶avoir vue, j’étais charmé par une autre que j’aime ◀de▶ toute ma tendresse ; mais ma raison s’oppose aux vœux ◀de▶ mon cœur, elle est ◀d’▶un rang trop au-dessus ◀de▶ moi pour y prétendre. ◀L’▶amour que j’ai pour elle est parvenu à ◀l’▶excès, et ma raison me fait voir que n’ayant aucun bonheur à espérer ◀de▶ ce côté-là, je dois tâcher ◀de▶ ◀l’▶oublier par toutes sortes ◀de▶ moyens. Mes parents m’en ouvrent une voie, je ◀l’▶accepte, dans ◀l’▶espérance que ◀les▶ devoirs que je serai obligé ◀de▶ rendre à une femme, ◀les▶ dissipations ◀d’▶un ménage, ◀les▶ occupations ◀de▶ ma profession ; et outre cela ◀la▶ nécessité où je me serai mis, ◀d’▶étouffer dans mon cœur des sentiments qui n’y doivent point être pour mon repos, m’arracheront à ma première passion.
Hé ! qui est-elle cette première passion que vous voulez étouffer, reprit-elle, avec quelque confusion ? Dans ◀l’▶état où je suis, lui répondis-je, en me jetant à ses pieds, il ne m’est plus permis ◀de▶ feindre. Mes yeux, mes actions mon embarras auprès de vous, ont dû vous faire connaître que c’est vous-même qui m’avez inspiré des sentiments qui m’étaient inconnus avant que je vous eusse vue ; et ma bouche vous ◀le▶ dit pour la première fois. Oui, Mademoiselle, poursuivis-je en lui serrant ◀les▶ genoux, c’est vous que j’adore : je n’ai jamais manqué au respect que je vous dois, je me suis toujours tu ; je me tairais encore, si vous ne m’aviez pas mis dans ◀la▶ nécessité ◀de▶ m’expliquer.
◀La▶ résolution est ◀d’▶un véritable héros ◀de▶ roman, reprit-elle, vous m’aimez et vous consentez ◀d’▶en épouser une autre ; bien plus encore, je comprends que si vous ne m’aimiez point vous ne vous marieriez pas. Non, lui dis-je, si mon cœur était tranquille, je ne chercherais pas à ◀l’▶occuper si cruellement pour moi : ce n’est que ◀le▶ désespoir où je suis ◀de▶ ne pouvoir être jamais à vous, qui me jette entre ◀les▶ bras ◀d’▶une autre, et me force à recourir à un remède si violent. Et sur quoi fondez-vous ce désespoir, dit-elle ? Sur tout, Mademoiselle, lui répondis-je. Ma famille n’est point assez considérable pour m’élever jusques à vous, il y a tant de disproportion ◀de▶ votre bien au mien, que je n’ai pu me flatter ◀de▶ surmonter un si grand obstacle. M’aimez-vous autant que vous voulez me ◀le▶ faire croire, me demanda-t-elle en me regardant fixement. Oui, lui répondis-je, Mademoiselle, et vous me feriez tort ◀d’▶en douter. Eh bien, dit-elle, qui vous a dit que vous ne pouviez pas prétendre jusques à moi ? Il n’y a pour tout obstacle, ajouta-t-elle, que ◀la▶ naissance et ◀le▶ bien. Pour ◀le▶ bien il m’appartient, et m’étant permis ◀d’▶en faire, quand je serai en âge, tout ce qu’il me plaira, je vous jure ◀de▶ vous en faire ◀le▶ maître. Pour ◀la▶ naissance, je ne vois pas qu’il y ait une si grande différence. Mademoiselle Grandet ◀l’▶emporte sur moi. Elle est noble ◀de▶ race, et ma noblesse à moi ne provient que ◀d’▶une charge dont mon aïeul était revêtu lorsqu’il est mort ; et vous pourrez un jour en acheter une pareille, puisque je vous en fournirai ◀les▶ moyens. Mon oncle est mon tuteur, il gouverne mon bien, mais il n’est pas ◀le▶ maître. Je puis dans peu de temps me faire émanciper, en toucher ◀le▶ revenu, et en disposer comme bon me semblera. Voyez si ◀le▶ parti que je vous offre ne vous est pas plus avantageux que celui ◀de▶ Mademoiselle Grandet, puisque vous m’aimez, à ce que vous dites, et que vous n’avez pour elle qu’un simple dehors ◀de▶ bienséance, sans amour.
Que je serais heureux, Mademoiselle, répliquai-je ! ◀de▶ vous voir expliquer si avantageusement pour moi ; mais que je mériterais peu vos bontés si j’avais ◀la▶ faiblesse ◀de▶ m’en prévaloir ! Non, Mademoiselle, poursuivis-je, vous méritez tout un autre parti que moi. Une fortune meilleure vous attend, et je ne dois pas non seulement vous laisser borner vos espérances, mais même déchoir ◀de▶ ◀l’▶état où vous êtes née. Choisissez-vous un parti qui soit digne ◀de▶ vous, et ne me regardez que comme un objet ◀de▶ votre pitié et non pas ◀de▶ votre tendresse. Je n’attendais pas un pareil conseil ◀de▶ votre part, me dit-elle, ◀la▶ générosité est un peu trop à contretemps pour être bien sincère. Je vois bien que vous aimez Mademoiselle Grandet, puisque vous recevez si mal mes offres ; allez, Monsieur, continua-t-elle avec dépit, je ne veux point retarder votre bonheur ; allez lui vanter ce sacrifice, laissez-moi disposer ◀de▶ ma destinée, je vous ◀l’▶ai offerte, vous ◀la▶ refusez, ◀le▶ couvent me sauvera ◀de▶ faire jamais ◀de▶ pareilles avances.
Non, Mademoiselle, repris-je en ◀la▶ retenant et en lui serrant ◀les▶ genoux (car elle voulait s’échapper) je vous aime avec toute ◀l’▶ardeur dont un cœur vivement touché peut être atteint. J’admire vos bontés pour moi, mais ◀le▶ moyen ◀d’▶en profiter ? Vous êtes extrêmement jeune, votre famille s’opposera toujours à mes vœux et aux vôtres ; vous pouvez changer et me laisser ◀le▶ plus malheureux ◀de▶ tous ◀les▶ hommes, après avoir conçu des espérances si flatteuses : laissez-moi ◀le▶ soin ◀de▶ ◀l’▶avenir, répondit-elle, ◀le▶ temps et ◀les▶ occasions vous fourniront des moyens pour ma famille, et pour moi il ne tiendra qu’à vous, ajouta-t-elle en rougissant, ◀de▶ m’engager si avant, que vous soyez à couvert ◀de▶ mon inconstance. Rompez ◀l’▶engagement où vous êtes avec Mademoiselle Grandet, mais rompez-◀le▶ ◀d’▶une manière qui m’ôte toute crainte ◀de▶ retour, j’en serai informée, et je vous promets ◀de▶ vous en tenir compte. Allez joindre ◀les▶ gens qui vous attendent, il en est temps. Ne me revoyez point que vous n’ayez tout à fait rompu : mais cachez-en ◀le▶ sujet, je veux seule savoir ◀la▶ part que j’y aurai. Je suis jalouse, et il est ◀de▶ votre intérêt ◀de▶ ne me laisser aucun ombrage. Je vais rompre avec tant ◀d’▶éclat, lui dis-je, Mademoiselle, que vous aurez lieu ◀de▶ croire ◀le▶ sacrifice sincère. Je prévois tous ◀les▶ chagrins que mes parents en auront, je prévois ◀le▶ ressentiment ◀d’▶une fille méprisée sans sujet légitime ; je m’exposerai à tout avec plaisir, puisque c’est par là que je puis vous assurer, que rien ne m’est considérable que votre amour ou votre haine ; vous en saurez des nouvelles ce soir, soit par écrit, soit ◀de▶ vive voix. Allez, me dit-elle, et venez me voir ◀le▶ plus tôt que vous pourrez ; mais ne me revoyez point qu’après votre rupture et votre dégagement. Je sortis après cela fort embarrassé ◀de▶ trouver un prétexte qui pût me dégager, sans qu’il parût y avoir ◀de▶ ma faute.
J’allai chez Mademoiselle Grandet où mes parents étaient assemblés avec les siens ; elle me parut belle comme un ange. J’eus regret ◀de▶ perdre une si belle conquête qui m’était assurée, mais ce remords fut sans fruit. Je lui fis civilité en entrant, et me mis auprès ◀d’▶elle. Je laissai à nos parents ◀le▶ soin ◀d’▶ajuster ◀les▶ articles ◀de▶ notre mariage, et pendant ce temps-là je cherchai ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀le▶ brouiller. Je lui dis brutalement qu[e] je ◀la▶ trouvais trop propre et trop magnifiquement mise. Que je n’étais pas ◀d’▶humeur à souffrir tant de dépense en habit, et qu’une femme qui ne veut plaire qu’à son mari, ne doit point ◀le▶ porter si haut. Elle me dit honnêtement que ◀l’▶état où je ◀la▶ voyais, était celui que sa mère lui avait toujours fait prendre ; qu’il n’y avait rien ◀d’▶extraordinaire à sa parure. Que jusques à notre mariage elle se conformerait aux volontés ◀de▶ sa mère, mais qu’après cela je serais ◀le▶ maître ◀de▶ ses habits, et ◀d’▶en réformer ◀la▶ magnificence s’il y en avait trop, et qu’elle suivrait en tout et partout ce qu’il me plairait lui en ordonner. Une réponse si honnête et si soumise me déconcerta, mais ne me rebuta pas. Je lui parlai des compagnies et du jeu, comme un jaloux jusques à ◀la▶ brutalité. J’affectai ◀d’▶en dire mille fois plus qu’un jaloux effectif n’en aurait pensé. Je ◀la▶ chicanai sur tout, et lui fis comprendre qu’en m’épousant, elle pouvait s’attendre ◀d’▶être éternellement malheureuse. Je ◀la▶ fis pleurer ; je ◀la▶ picotai et ◀la▶ brutalisai encore ◀de▶ nouveau, et lui en dis tant, qu’elle ne put s’empêcher ◀de▶ me dire qu’elle était au désespoir que ◀les▶ choses fussent si avant, et qu’après ce que je venais de lui dire, elle ne m’épouserait qu’avec répugnance.
Il n’y avait rien de plus scélérat que ◀le▶ tour que je lui jouais. Il est certain que cette fille était ◀d’▶une douceur et ◀d’▶une honnêteté achevée, comme sa conduite ◀l’▶a fait voir avec ◀l’▶homme qu’elle a épousé depuis, et dont elle est veuve, avec qui elle a souffert tout ce qu’une femme peut souffrir ◀d’▶un homme emporté et jaloux ; en un mot aussi brutal en effet que je me feignais. J’étais convaincu qu’elle avait toutes ◀les▶ qualités qu’une honnête femme peut avoir pour rendre un homme heureux ; cependant ayant dessein ◀de▶ rompre, je n’en laissai pas échapper ◀l’▶occasion que sa réponse m’offrait. Vous ne m’épouserez qu’avec répugnance, repris-je tout haut, je ne suis pas ◀d’▶humeur à vous avoir malgré vous ; je vous en offre autant ◀de▶ ma part. Il est inutile, dis-je à mes parents, que vous preniez tant de peines pour accommoder ◀les▶ articles entre Mademoiselle et moi, nous ne sommes pas nés l’un pour l’autre. Elle se dégage avec joie, et je me retire sans regret.
On n’avait entendu que nos dernières paroles ◀de▶ toute ◀la▶ conversation que nous avions eue elle et moi. On crut que ◀la▶ pauvre fille m’avait dit quelque parole mal à propos ; on voulut entrer en éclaircissement, on voulut me retenir, et je ne voulus pas rester. Je dis simplement que Mademoiselle Grandet m’ayant dit qu’elle ne m’épouserait qu’avec répugnance, je ne croyais pas devoir, en honnête homme, abuser ◀de▶ ◀l’▶autorité ◀de▶ ses parents, qui me ◀la▶ donnaient malgré elle. Après cela je sortis.
Cette fille fut questionnée par tout le monde ; elle dit ingénument ce qu’elle m’avait répondu sur ce que je lui avais dit. Comme je ne passais pas pour être aussi brutal qu’elle me peignait, et qu’en effet je lui avais paru, on ne ◀la▶ crut point ; ◀d’▶autant moins que ce mariage m’étant très avantageux, on ne pouvait croire que j’eusse voulu rompre ◀de▶ gaieté ◀de▶ cœur, et sans un très grand sujet. Sa mère surtout, se déchaîna contre. On lui donna tout ◀le▶ tort ◀de▶ ◀l’▶aventure, et ses parents lui en voulurent tant de mal, que pour se délivrer ◀de▶ leur persécution, elle fut obligée environ un an après ◀d’▶épouser un nommé Monsieur de Mongey, homme ◀de▶ qualité, campagnard et très riche, qui commença par ◀la▶ voir, ◀l’▶aimer, et ◀la▶ demander. Il était sans contredit un des plus désagréables et des plus malhonnêtes hommes du monde. Elle a souffert avec lui pendant plus ◀de▶ quatre ans, tout ce qu’une femme ◀de▶ vertu peut souffrir ◀d’▶un brutal, ◀d’▶un jaloux, et ◀d’▶un homme âgé : et c’est toute ◀l’▶obligation qu’elle m’a, dont je suis très fâché. Mademoiselle Fenouil m’en a elle-même écrit ◀d’▶une manière à me faire connaître qu’elle partageait ◀les▶ douleurs ◀de▶ cette innocente victime, ◀d’▶autant plus qu’elle en était cause. Son mari est mort enfin, il y a près de deux ans, et ◀l’▶a laissée veuve très riche, tant de son bien à elle, que ◀de▶ ses bienfaits à lui. Elle n’a jamais eu ◀d’▶enfants, et est encore comme fille. Quoiqu’il y ait sept ans et plus que je suis hors du royaume, je suis instruit ◀de▶ tout par ◀le▶ commerce ◀de▶ lettres que j’ai toujours eu avec Mademoiselle Fenouil pendant mon absence, comme je vous dirai bientôt. Pour revenir à Mademoiselle Grandet, ce fut ainsi que je rompis avec elle, et je vous laisse à penser si elle n’est pas en droit ◀de▶ me regarder comme un fourbe et comme un scélérat.
Je n’interrompis point Jussy en cet endroit ◀de▶ sa narration, poursuivit Des Frans, en s’interrompant soi-même, et parlant à Madame de Mongey. Ce ne fut point ici que je lui dis que j’avais ◀l’▶honneur ◀de▶ vous connaître, laissez-moi poursuivre, vous saurez tout en son temps. Je commence à ◀le▶ faire parler.
Après ce bel exploit, dit-il, je vins trouver Mademoiselle Fenouil. Je lui dis ce que j’avais fait. Il est certain qu’elle me blâma du prétexte que j’avais pris, qui exposait une fille fort aimable, et fort innocente à ◀la▶ colère ◀de▶ ses proches. J’en avais du repentir moi-même, et je trouvai sa pensée trop juste pour m’en plaindre ; mais dès que je lui eus fait connaître que je n’avais point trouvé ◀d’▶autre expédient pour rompre dans ◀le▶ moment, je ne lui parus plus si blâmable.
Sept ou huit jours après, je lui fis comprendre que je n’avais abandonné une si belle proie que dans ◀l’▶espérance ◀d’▶en posséder une autre ; elle entendit ce que je voulais dire, et que je voulais me défier ◀de▶ ses paroles. Je lui dis que je craignais que tôt ou tard son oncle ne ◀l’▶engageât, lorsqu’elle y penserait ◀le▶ moins. Que je ne doutais pas qu’elle ne fît toutes sortes ◀de▶ difficultés avant que de se rendre ; mais qu’elle pourrait se rendre enfin, soit par ambition, soit par intérêt, soit par complaisance pour ses parents, ou par tous ces motifs ensemble. Je ◀la▶ fis souvenir ◀de▶ ce qu’elle m’avait dit, qu’il ne tiendrait qu’à moi ◀de▶ ◀l’▶engager si avant, que je fusse à couvert ◀de▶ son inconstance. ◀L’▶amour qu’elle avait pour moi acheva ◀de▶ ◀la▶ persuader. Nous nous fîmes chacun une promesse ◀de▶ mariage, et un morceau ◀de▶ papier nous tenant lieu ◀de▶ tout, nous nous jurâmes une fidélité éternelle, et vécûmes dès ce jour-là comme mari et femme.
Je ne crois pas qu’il y ait au monde un plaisir plus grand que celui ◀d’▶un pareil commerce. Nous ◀le▶ goûtâmes six mois sans troubles, sans crainte ◀d’▶être surpris lorsque nous passions ◀les▶ nuits ensemble, ce qui arrivait assez souvent ; et ce sont ◀les▶ seuls moments heureux que j’ai passés dans ◀la▶ vie, et qui furent aussi ◀la▶ cause des malheurs qui nous accablèrent.
Elle devint grosse, cela nous déconcerta ; et bien plus encore, lorsqu’avec sa grossesse qui commençait à paraître, son oncle voulut ◀la▶ marier. On lui proposait un grand parti, tout le monde y voyait son avantage. Son bien n’était pas ce qui attirait ◀le▶ plus ◀le▶ cavalier qui ◀la▶ recherchait ; quoiqu’elle soit très riche, il est constant qu’il pouvait trouver mieux qu’elle. C’était un homme ◀de▶ grande qualité, parfaitement bien fait, et fort bel homme, ◀de▶ réputation, ◀d’▶esprit ; en un mot un amant accompli. Elle n’avait aucun prétexte pour ◀le▶ refuser, et elle n’était point en état ◀de▶ ◀l’▶accepter. Je n’en fus pas fâché ; il est certain que j’aurais trouvé son infidélité excusable. Tout mon rival qu’il était, je ne pus pas m’empêcher ◀de▶ ◀l’▶aimer et ◀de▶ ◀l’▶estimer ; et peu s’en fallut même que je ne lui découvrisse ◀l’▶état où nous en étions elle et moi.
Je vous laisse à juger quel était notre embarras. Elle était jeune, et tous deux sans expérience ; ◀le▶ péril ◀le▶ plus proche nous parut ◀le▶ plus grand. Il nous semblait que nous n’aurions rien à craindre que ◀de▶ ◀l’▶éclat que ferait sa grossesse, et du ressentiment ◀de▶ son oncle, et du reste ◀de▶ sa famille. Il n’y avait que cela, en effet, mais c’était beaucoup. Je voulus lui persuader ◀de▶ faire parler à son oncle par des gens que nous savions avoir du pouvoir sur son esprit ; elle n’en voulut rien faire, et me dit pour toutes raisons, qu’elle était au désespoir ◀d’▶être dans ◀l’▶état où elle était ; mais que puisque c’était une chose faite où il n’y avait point ◀de▶ remède, il fallait prendre ◀le▶ parti ◀de▶ nous retirer. Que nous ferions mieux notre paix ◀de▶ loin que ◀de▶ près ; qu’elle comptait que je ne ◀l’▶abandonnerais point. Que nous avions autant ◀d’▶argent qu’il nous en fallait pour sortir ◀de▶ France, et n’y point rentrer qu’elle ne fût absolument maîtresse ◀d’▶elle-même. Que pour cela il fallait que je ◀l’▶enlevasse ; qu’elle était prête à me suivre partout où je voudrais ◀la▶ mener ; et qu’enfin puisque ◀la▶ faute nous était commune, il était juste que nous en courussions ◀les▶ risques.
J’avoue que cette proposition me fit trembler. Je lui dis que c’était là ◀le▶ vrai moyen ◀de▶ me conduire à une fin infâme. Qu’attendu sa jeunesse ◀de▶ près de dix années moins que moi, et ◀la▶ différence du bien et ◀de▶ ◀la▶ naissance, on ne manquerait pas ◀de▶ m’accuser ◀de▶ subornation et ◀de▶ rapt. Que si nous étions arrêtés, ◀le▶ moins qu’il pouvait lui en arriver, était ◀d’▶être renfermée toute sa vie dans un couvent, et moi finir la mienne par ◀la▶ main ◀d’▶un bourreau. Que ce n’était point un crime digne ◀de▶ mort que ◀de▶ faire des enfants ; mais que ◀le▶ rapt en était un qui ne s’était jamais pardonné, surtout lorsqu’il y avait à présumer que par ◀le▶ grand bien et ◀la▶ jeunesse ◀de▶ ◀la▶ fille, et ◀l’▶âge du garçon, il avait agi par intérêt ; ce qui se rencontrait entre nous. Elle ne goûta point mes raisons, et voulut absolument que je ◀l’▶enlevasse. Tout ce que je pus lui dire contre ce dessein, ne ◀la▶ fit point changer. Je m’y opposai ◀de▶ tout mon pouvoir, et tellement qu’elle me reprocha ◀le▶ peu ◀d’▶amour que j’avais pour elle. Je ne vous en parlerai plus, ajouta-t-elle en me regardant fixement, mais demain vous verrez ◀le▶ moyen que j’ai trouvé pour finir tout ◀d’▶un coup, et sortir ◀d’▶affaire en un moment.
Je ne savais ce qu’elle voulait me dire par là. Je ◀la▶ quittai fort embarrassé, et fort en peine ◀de▶ ce nouveau moyen dont elle m’avait parlé comme en me menaçant. Je retournai ◀le▶ lendemain chez elle, où je fus pleinement éclairci ◀de▶ sa résolution. Il y a longtemps que je vous attendais, Monsieur, me dit-elle ; mais enfin, vous voilà venu. Nous sommes seuls, parlez sans contrainte ; qu’avez-vous enfin résolu ? M’abandonnerez-vous, ou me suivrez-vous ? Je viens encore, répondis-je, tâcher ◀de▶ vous faire changer ◀la▶ résolution où vous me parûtes hier ◀de▶ sortir ◀de▶ France ; je n’en prévois que des malheurs horribles pour vous et pour moi. Je n’en ai pourtant pas changé, reprit-elle ; mais puisque vous avez assez ◀d’▶indifférence et ◀de▶ dureté pour m’abandonner dans ◀l’▶état où je suis, à tout ce que mon désespoir peut me suggérer, je veux tout ◀d’▶un coup vous délivrer ◀de▶ vos inquiétudes, et me punir ◀d’▶avoir aimé un homme qui ne m’a aimée que pour son seul plaisir, sans attache à ma personne.
En achevant ces paroles, elle tira ◀d’▶un petit coffret un paquet ◀de▶ papier plié, dans lequel il y avait ◀d’▶une poudre jaune que je ne connaissais pas. Elle en mit ◀les▶ trois quarts dans un gobelet ◀d’▶argent, versa ◀de▶ ◀l’▶eau dessus et ◀les▶ brouilla. Elle prit ◀le▶ reste ◀de▶ cette poudre, qu’elle mêla avec des confitures, et ◀les▶ fit manger à une petite chienne qu’elle avait. À peine ce petit animal en eut-il dans ◀le▶ corps, qu’il tomba mort sans branler. Je regardais cette chienne, et j’étais tellement étonné ◀de▶ ce que je voyais, que je restai immobile ; mais lorsque je lui vis prendre ce gobelet, et ◀le▶ porter à sa bouche, tous mes sens me revinrent. Je me jetai dessus, j’en répandis une partie à terre, et je jetai ◀le▶ reste dans ◀la▶ cour. Un gros chien qui appartenait au cocher ◀d’▶Ivonne, vint lécher cette composition, et mourut un moment après.
Quoi, dis-je, ma chère enfant, c’est donc là ce moyen que vous avez trouvé pour sortir ◀d’▶affaire ? Oui, Monsieur, ce ◀l’▶est, me répondit-elle. Vous m’avez empêchée ◀de▶ mourir devant vous, vous avez jeté ◀le▶ poison que je voulais avaler ; mais je suis fort aise que vous sachiez quelle est ma résolution. Demain, poursuivit-elle, vous me verrez dans ◀le▶ même état que je viens de mettre ma petite chienne. J’ai encore autant ◀de▶ poison qu’il m’en faut. Non, repris-je, en ◀l’▶embrassant, vous n’en viendrez point à cette funeste extrémité, je suis résolu à tout ce qu’il vous plaira que je fasse. Mille bourreaux assemblés pour me trouver un nouveau genre ◀de▶ supplice, n’offrent rien à mes yeux ◀de▶ si cruel pour moi que votre mort. Je vous emmènerai où et quand il vous plaira. Je vous laisse maîtresse ◀de▶ votre sort et du mien, je ne vous demande pour toute grâce que ◀de▶ me remettre entre ◀les▶ mains ◀le▶ reste du poison que vous avez. ◀Le▶ voilà, me dit-elle, en me donnant un autre petit paquet ◀de▶ papier, que je jetai devant elle dans ◀le▶ feu sans ◀l’▶ouvrir. Je ne m’en soucie pas, ajouta-t-elle, en me voyant faire, je suis bien sûre ◀d’▶en retrouver ◀d’▶autre si vous me manquez ◀de▶ parole ; mais ne craignez rien, comptez que je ne vous abandonnerai jamais. Reposez-vous du soin ◀de▶ votre vie sur ◀la▶ fidélité que je vous ai jurée : elle dépendra toujours ◀de▶ moi ; et si ◀le▶ malheur veut que nous soyons arrêtés dans notre fuite, je vous justifierai devant toute ◀la▶ terre. À quand, lui dis-je, en fixez-vous ◀le▶ jour ? À demain, reprit-elle, sans aller plus loin. Mais nous n’avons rien ◀de▶ prêt, lui dis-je, pour notre fuite, ni pour nous conduire assez loin pour avoir du moins un jour ◀d’▶avance sur ceux qui pourraient nous suivre. Il n’importe, dit-elle, j’ai ◀de▶ ◀l’▶argent, et il faut tout risquer. Il me fut impossible ◀de▶ ◀la▶ faire changer ◀de▶ résolution ; nous résolûmes ◀d’▶aller à Lyon, et ◀de▶ là à Avignon.
Dès ◀le▶ lendemain je ◀la▶ trouvai dans ◀l’▶endroit qu’elle m’avait indiqué. Elle n’avait pour tout train que sa seule fille ◀de▶ chambre, à qui elle s’était confiée. N’ayant rien ◀de▶ prêt, nous fûmes obligés ◀de▶ prendre la première commodité que nous trouvâmes ; et nous allâmes avec assez ◀de▶ bonheur jusqu’à dix-sept lieues ◀de▶ Paris, où nous fûmes arrêtés ◀le▶ matin du troisième jour ◀de▶ notre départ.
◀L’▶absence ◀de▶ Mademoiselle Fenouil avait mis toute ◀la▶ maison en alarmes ; on ne savait ce qu’elle était devenue. On ◀la▶ chercha partout ; et enfin comme on vit qu’elle n’était point à Paris, sans vous dire comment notre route fut découverte, on ◀la▶ sut, on nous suivit, et on nous surprit que nous étions encore au lit. Je me défendis ◀le▶ plus qu’il me fut possible, mais je fus accablé par ◀le▶ nombre ◀de▶ mes ennemis. Je fus maltraité, et fus moins sensible à tout ce qu’on me faisait, qu’à ce que je voyais qu’on lui faisait à elle. ◀L’▶homme entre ◀les▶ mains ◀de▶ qui nous étions, pouvait par sa naissance prendre quelque autorité sur elle ; il en abusa. J’en fus au désespoir, mais je n’étais point en état ◀de▶ ◀la▶ venger que par ma douleur. Je priai qu’on me fît tout ce qu’on voudrait, et qu’on ne ◀l’▶outrageât pas ; qu’on tournât contre moi tous ◀les▶ effets que ◀la▶ rage pouvait inspirer, et mille autres choses ◀de▶ pareille nature, qui ne furent point entendues par ces gens impitoyables.
Si j’étais sensible pour elle, elle ne ◀l’▶était pas moins pour moi. Je fus lié comme ◀le▶ plus scélérat ◀de▶ tous ◀les▶ criminels. Ce fut en vain qu’elle cria que j’étais son mari ; qu’elle demanda par quelle autorité on nous séparait, et pourquoi j’étais puni ◀d’▶un crime dont elle seule était coupable.
Nous fûmes ramenés à Paris, j’y fus mis dans un cachot ; et elle qui avait refusé ◀de▶ retourner chez ◀d’▶Ivonne, fut mise à ◀la▶ garde ◀d’▶un officier ◀de▶ justice, qui se chargea ◀d’▶elle. On travailla à mon procès ; et comme je m’y étais bien attendu, on m’accusa ◀de▶ subornation et ◀de▶ rapt. Je me justifiai, et fis voir mon innocence autant que je pus. Je savais bien que je n’offenserais point Mademoiselle Fenouil, en montrant qu’elle seule avait fait toutes ◀les▶ avances ◀de▶ notre commerce. Je montrai toutes ses lettres, je dis ◀la▶ vérité telle qu’elle était ; malgré cela ◀les▶ voix n’étaient point en ma faveur : et vraisemblablement mes ennemis ◀l’▶auraient emporté sur moi, si elle-même n’avait travaillé à ma justification, comme elle me ◀l’▶avait promis.
◀Les▶ promesses et ◀les▶ menaces ◀de▶ ses parents ne purent point ◀l’▶ébranler ; elle ne voulut jamais consentir à m’abandonner. Nous fûmes confrontés ensemble devant mes juges, leur présence ne ◀l’▶empêcha point ◀de▶ se jeter à mon cou ◀les▶ yeux baignés ◀de▶ larmes. Elle me demanda pardon ◀de▶ tout ce que je souffrais pour elle. Elle jura devant eux ◀de▶ ne me point abandonner ; elle me dit que je savais bien que ◀la▶ mort ne lui faisait pas peur ; et que quelque chose qu’on pût ordonner ◀de▶ moi, elle ne me survivrait pas. Elle se jeta à genoux devant ◀les▶ juges ; elle ◀les▶ supplia ◀de▶ lui rendre son mari ; elle ◀les▶ assura que c’était elle qui m’avait jeté dans ◀l’▶état où j’étais ; que je n’avais consenti à partir avec elle que lorsque je ◀l’▶avais vue résolue à s’empoisonner ; que je lui avais même arraché ◀le▶ poison des mains. Elle continua ses prières à ma justification avec tant de larmes et tant de véhémence, que j’en fus attendri. J’avais supporté mon malheur avec assez ◀de▶ constance ; mais je n’étais point à l’épreuve de ce que je lui vis faire. Je fus saisi au cœur, je tombai pâmé ; et je me vis sur un lit lorsque je revins ◀de▶ ma pâmoison. J’ai su depuis que ◀les▶ juges qui voyaient que je n’étais point si criminel qu’ils avaient cru, et qui peut-être étaient attendris par un spectacle si touchant, ou du moins bien convaincus qu’il y avait beaucoup ◀d’▶animosité dans mes parties, expliquèrent en notre faveur ◀la▶ sévérité des lois.
◀Le▶ procureur du Roi lui-même, qui avait donné ses conclusions cachetées, dit avec une intégrité ◀de▶ véritable magistrat, que ◀le▶ devoir ◀de▶ sa charge ◀l’▶avait obligé ◀de▶ pencher vers ◀la▶ sévérité, mais que ◀les▶ circonstances qu’il venait de voir, ◀l’▶obligeaient à réformer ses conclusions trop rudes ; et il conclut plus favorablement pour moi. On savait ◀l’▶âge ◀de▶ Mademoiselle Fenouil ; et entre plusieurs autres choses, il fut prononcé qu’elle serait remise entre ◀les▶ mains ◀de▶ ses parents, ou dans un couvent à leur choix jusques à sa majorité, et moi banni ◀de▶ France pendant sept ans du jour ◀de▶ ma sortie ; et ◀la▶ fin ◀de▶ mon ban cadrait juste à quinze jours près au temps que ◀les▶ lois permettent à une fille ◀de▶ disposer ◀d’▶elle.
Je fus condamné à tous ◀les▶ dépens du procès, à prendre ◀l’▶enfant, à en assurer ◀la▶ subsistance et ◀l’▶éducation ; et en ◀de▶ grands dommages et intérêts envers ◀la▶ mère. Elle se fit émanciper, et renonça malgré toute sa famille à toutes ◀les▶ prétentions que cette sentence lui donnait contre moi. Notre promesse fut déclarée nulle, et nous n’appelâmes ni l’un ni l’autre.
Elle accoucha peu de temps après ◀d’▶un garçon qui est encore en vie, et que vous verrez bientôt avec ◀la▶ mère. Je sortis ◀de▶ prison ; je pris des mesures pour lui faire tenir mes lettres, et avoir ses réponses. Je me suis servi ◀d’▶un ami affidé, qui ne nous a point trahis. Je partis ◀le▶ même jour sans ◀la▶ voir, ne ◀l’▶ayant point vue depuis ◀le▶ jour cruel que je ◀la▶ vis en présence de nos juges. Je ne me suis pas fort éloigné ◀de▶ France. J’ai presque toujours resté en Hollande, en Allemagne, en Espagne, ou en Italie, excepté ◀les▶ deux dernières années ◀de▶ mon ban, que j’ai passées en Portugal avec vous sans en sortir. J’ai pris sous mon véritable nom un certificat ◀de▶ ma sortie ◀de▶ France ; j’en ai pris un autre en rentrant, afin que mes ennemis ne puissent point me chagriner faute ◀d’▶avoir accompli mon ban, qui a duré hors de France sept ans et huit jours, et plus ◀d’▶un mois davantage hors de Paris, où je ne rentrerai que lorsque Mademoiselle Fenouil ◀le▶ voudra. Elle doit être ici à neuf heures juste : je n’ai pas sujet ◀de▶ m’impatienter, il n’en est pas encore huit ; cependant comme j’ai reçu ◀d’▶elle quantité ◀de▶ lettres, et que j’en ai eu une hier au soir extrêmement longue, où elle me fait ◀le▶ détail ◀de▶ tout ce qui est arrivé depuis mon départ, je puis vous en instruire avec autant ◀de▶ certitude que si j’étais resté à Paris.
Peu de jours après ses couches, qui arrivèrent au commencement ◀de▶ sa dix-neuvième année, elle entra dans un couvent, où elle resta trois ans entiers. Elle en sortit, et revint chez son oncle sans faire semblant ◀de▶ prendre aucune part à ce qui me regardait. On ne prononçait point mon nom devant elle, et elle ne ◀le▶ prononçait jamais, ni devant ses parents, ni devant leurs amis. Elle ne paraissait pas s’en informer. Elle voyait souvent, quoique en cachette, ◀l’▶enfant qu’elle avait eu ◀de▶ moi. Elle a vécu tout à fait retirée du monde, et paraissait être tout à fait dans ◀la▶ dévotion. ◀Le▶ bruit ◀de▶ notre aventure était assoupi, et notre commerce ◀de▶ lettres n’était point soupçonné.
◀La▶ manière ◀de▶ vie qu’elle menait, avait fait oublier ce qu’elle avait fait. Il s’est présenté plusieurs partis qui n’ont pas demandé mieux que ◀de▶ ◀l’▶épouser. Un entre autres, ◀d’▶une maison égale à la sienne, qui savait fort bien ce qui lui était arrivé avec moi, et qui n’a pas laissé ◀de▶ ◀l’▶aimer ◀de▶ bonne foi. Elle a tout refusé, et celui-ci moins civilement que ◀les▶ autres. Elle a été obligée, pour n’être plus importunée ◀de▶ ce côté-là, ◀de▶ déclarer tout haut, qu’elle ne se marierait jamais, et vivrait à son particulier.
Elle a fait cette déclaration peu de temps avant ◀la▶ nouvelle ◀de▶ ma mort. Car afin qu’elle pût être moins obsédée, et plus libre, nous avons jugé à propos de faire courir ce bruit. Voici ce qui en donna ◀le▶ moyen.
J’ai déguisé mon nom, comme vous savez ; je me faisais nommer Saint-Cergue, et ce n’est que depuis ◀La▶ Rochelle que vous savez que mon véritable nom est ◀de▶ Jussy. ◀Le▶ hasard voulut qu’étant en Espagne, je trouvai à Madrid, entre autres Français, un jeune homme qui s’appelait ◀de▶ Jussy, comme moi, qui était parisien, qui courait ◀le▶ pays comme moi, et qui n’était ni ◀de▶ ◀la▶ suite ◀de▶ Monsieur ◀l’▶ambassadeur, ni marchand. Je ◀le▶ questionnai sur sa famille, je ne m’aperçus pas que nous fussions parents. Je ne lui dis point mon nom, je me crus seulement obligé, à cause de ◀la▶ patrie, ◀de▶ lui donner quelque avis sur sa conduite, qui était extrêmement libertine, surtout dans un pays où ◀la▶ jalousie règne, et où ◀les▶ maris se croient tout permis pour venger ◀l’▶honneur qu’ils croient qu’on leur ôte, par ◀le▶ commerce qu’on peut avoir avec leurs femmes, ou avec une autre ◀de▶ leur famille. Il ne profita pas ◀de▶ mes avis : il soutenait sa dépense par ◀le▶ moyen ◀de▶ quelque dame qui lui faisait des présents, ce qui n’est pas là fort rare ; enfin, au retour ◀d’▶un voyage, je sus qu’il avait été assassiné.
Comme on savait que je ◀le▶ connaissais, on m’instruisit ◀de▶ sa destinée. J’obligeai ◀les▶ gens ◀de▶ ◀l’▶ambassadeur ◀d’▶écrire à mes parents que j’étais mort. Je leur fis mettre dans ◀la▶ lettre, que ce garçon ◀les▶ en avait priés avant que de mourir ; ce qui était vrai. Je ◀les▶ priai même ◀d’▶envoyer un certificat ◀de▶ mort, et un extrait ◀de▶ sépulture. Ils ◀le▶ firent, de sorte que mes parents me croient encore présentement en l’autre monde. Mais j’ai cru devoir ◀les▶ tromper les premiers, afin qu’ils aidassent ◀de▶ bonne foi à tromper ◀les▶ autres. Cependant pour ne pas laisser Mademoiselle Fenouil dans cette croyance, je lui écrivis ◀de▶ ma main tout ce qui en était. Je lui envoyai ◀le▶ paquet qui était pour mon frère, afin qu’elle en usât comme elle ◀le▶ jugerait à propos. Je confiai ◀le▶ tout à un marchand français qui revenait ◀de▶ Cadix à Paris, et qui passait à Madrid. Il rendit ce paquet à Du Val qui est mon correspondant, à qui je ◀l’▶adressais. Celui-ci, à qui je demandais tout, et que vous allez voir venir avec elle, ◀le▶ lui donna en main propre. Ils consultèrent ensemble ce qu’ils en feraient, et jugèrent à propos de s’en servir.
Du Val reprit ce paquet qui était pour mon frère ; il alla retrouver ce marchand qui ◀le▶ lui avait apporté, et ◀le▶ pria ◀de▶ ◀le▶ donner à son adresse, parce que, dit-il, c’est un paquet qui lui est ◀de▶ conséquence, et que je ne veux point lui faire ◀de▶ tort, quoique nous ne soyons pas assez bons amis pour ◀le▶ lui donner moi-même. Cet homme ◀le▶ prit, et ◀le▶ porta à mon frère, qui ◀le▶ questionna sur tout ce qui me regardait ; mais il n’eut rien à dire, sinon, que tous ◀les▶ Français qui étaient à Madrid, disaient qu’il était mort depuis peu un nommé Monsieur de Jussy, parisien. Mon frère prit ◀le▶ deuil, et fit prier Dieu pour mon âme. Mademoiselle Fenouil me mande qu’il en a fort bien usé, et qu’il a eu autant ◀de▶ soin ◀de▶ mon fils, que s’il avait été à lui ; ce sont des obligations dont je m’acquitterai demain. ◀Le▶ bruit ◀de▶ ma mort se répandit ; mes parents écrivirent tout droit à son Excellence pour en être plus assurés. Ils eurent même réponse, aussi bien que ◀d’▶Ivonne qui voulut s’en éclaircir aussi ; ainsi personne ne doute ◀de▶ ma mort à Paris, excepté ma maîtresse et Du Val. Quelle surprise lorsqu’ils vont me voir en bonne santé ? Ce bruit fit ce que j’en avais espéré, ◀d’▶Ivonne laissa sa nièce en repos. Mes parents cessèrent ◀de▶ m’envoyer ◀de▶ ◀l’▶argent, mais je n’en avais pas besoin ; au contraire, j’en avais plus qu’il ne m’en fallait. Mademoiselle Fenouil était émancipée, elle recevait ◀le▶ revenu ◀de▶ son bien ; et n’en dépensant pas la dixième partie, n’ayant pour tout train qu’un petit laquais, et ◀la▶ même fille ◀de▶ chambre, qu’elle a reprise malgré son oncle, elle m’en envoyait plus que je n’en voulais. C’est ce qui est cause que n’ayant rien à faire à Lisbonne, je me suis intéressé sur différents vaisseaux ; j’ai considérablement gagné, et je rapporte tout en lettres ◀de▶ change. J’ai écrit à ma maîtresse tout ce que j’ai fait ; elle a tout approuvé. Je ◀l’▶ai priée il y a dix-sept mois ◀de▶ ne me plus envoyer ◀d’▶argent, et ◀de▶ garder son superflu pour se meubler avant mon retour ; elle ◀l’▶a fait : voici comment elle s’y est prise.
Elle a fait semblant ◀d’▶être mécontente ◀de▶ sa fille ◀de▶ chambre. Elle ◀l’▶a congédiée en apparence. Cette fille, ◀de▶ concert avec Du Val, a loué une maison dans un quartier fort éloigné ◀de▶ celui ◀d’▶Ivonne. Mademoiselle Fenouil a fourni tout ◀l’▶argent qui a été nécessaire, tant pour ◀la▶ garnir que pour ◀la▶ meubler entièrement. Elle a même fait plus ; car elle me mande que je trouverai chez moi des domestiques, qu’elle-même ne connaît pas. Que je trouverai une maison fort proprement meublée, où rien ne manquera, par ◀le▶ bon ordre qu’elle et Du Val y ont donné, et qu’elle ne viendra au-devant ◀de▶ moi que dans mon carrosse. J’attends à m’expliquer du reste avec elle, et je crois être en droit ◀de▶ vous dire que je ◀la▶ trouverai fidèle et constante.
Une attente ◀de▶ sept années est assez longue pour être considérée comme quelque chose ◀d’▶extraordinaire ; ajoutez-y ◀les▶ persécutions ◀de▶ son oncle, qui doivent entrer en compte. Il est vrai que pour son honneur elle a dû soutenir son engagement ; mais il est vrai aussi qu’il est très rare que ◀le▶ sexe soit si sensible, surtout étant attaqué par autant ◀de▶ partis qu’il s’en est présenté pour elle. J’espère enfin qu’elle et moi serons contents pour ◀le▶ reste ◀de▶ nos jours. Ses parents n’ont plus rien à nous dire. Elle est maîtresse ◀d’▶elle-même, puisqu’elle entre sur sa vingt-sixième année. J’ai gardé mon ban, et nous voulons bien tous deux confirmer par un mariage légitime, ce que nous avons fait ◀de▶ contraire aux lois, et qui que ce soit, je pense, ne peut nous en empêcher. Elle et moi devons prendre ici des mesures pour nous épouser sans éclat. Nous avons assez fait parler ◀de▶ nous, il est temps ◀de▶ finir ◀les▶ caquets et notre séparation, et ◀de▶ donner à un enfant un état fixe que nous lui devons. Voilà, Monsieur, poursuivit Jussy, ce que vous avez désiré ◀de▶ moi. Ce que je vous demande à présent, c’est ◀de▶ vouloir bien attendre ici ma chère maîtresse ; ◀de▶ ne point nous quitter que vous n’ayez vu ◀la▶ conclusion ◀de▶ notre roman et notre mariage, et ◀de▶ vouloir bien nous servir ◀de▶ témoin, si comme vous me ◀l’▶avez dit, vous n’avez point ◀d’▶affaires qui demandent si promptement votre présence. À mon égard, je serais bien venu en poste, comme vous m’en pressiez ; mais ◀les▶ mesures que j’étais obligé ◀de▶ prendre pour avoir tous ◀les▶ jours ◀de▶ ses nouvelles, et pour concerter ◀le▶ lieu ◀de▶ notre entrevue, ne se seraient point accordées avec tant de diligence sur ◀la▶ route.
Je prends trop ◀de▶ part, lui répondis-je, dans une affaire aussi extraordinaire que ◀la▶ vôtre, pour ne pas souhaiter ◀d’▶en voir ◀la▶ conclusion. Non seulement je vous servirai ◀de▶ témoin ; mais encore si vous avez besoin ◀d’▶appui, je ne vous abandonnerai point, quoique je vous veuille du mal pour ◀le▶ tour que vous avez joué à Mademoiselle Grandet, que j’estime infiniment ; cependant je n’en ai ◀de▶ ressentiment que pour vous bien remettre ensemble si je puis. Je vous jure, reprit Jussy, que j’en ai eu toute ma vie un vrai remords. Je suis prêt ◀de▶ lui en demander pardon, lorsqu’elle voudra bien me souffrir en sa présence. Mademoiselle Fenouil m’en écrit comme ◀d’▶une des plus vertueuses, et des plus aimables femmes ◀de▶ France ; et qu’elle a donné des preuves ◀de▶ sa vertu si convaincantes, qu’on ne ◀la▶ regarde qu’avec admiration. Ce que je vous dis, poursuivit-il, n’est point par flatterie pour elle : voilà des lettres ◀de▶ Mademoiselle Fenouil, vous pouvez ◀les▶ lire. Elles vous convaincront que je ne vous dis rien qui ne m’ait été écrit ; et ◀de▶ ma part, je suis prêt à lui faire telle satisfaction qu’elle voudra que je lui fasse, et je suis sûr que Mademoiselle Fenouil se joindra à moi avec plaisir.
Voilà, Madame, continua Des Frans en parlant à Madame de Contamine, ce que je disais à Madame de Mongey, lorsque vous avez prétendu deviner notre conversation. Je ne vous interromps point, Monsieur, reprit cette dame en riant, nous aurons du temps pour parler ◀de▶ tout ; achevez ◀l’▶histoire ◀de▶ Monsieur de Jussy, toute ◀la▶ compagnie vous en prie.
Lui voyant, poursuivit Des Frans, des sentiments si honnêtes, je lui dis que ◀de▶ ma part je pardonnais à Mademoiselle Fenouil ◀le▶ tort qu’elle était cause qu’il avait fait à Mademoiselle Grandet, parce qu’elle lui rendait justice, et faisait connaître qu’elle n’avait point mérité un traitement si indigne. Nous en parlâmes assez longtemps : mais pour revenir à lui, ◀le▶ portrait que vous m’avez fait ◀de▶ votre maîtresse, lui dis-je, m’a charmé, et sa constance me paraît un prodige dans ◀le▶ siècle : vous saurez quelque jour, continuai-je, par quel endroit ◀l’▶infidélité des femmes est si bien établie dans mon esprit, et vous m’avouerez que ce n’est pas sans raison que je me déchaîne contre leurs fourbes et leur peu de bonne foi. Ce que vous dites là est fort galant, interrompit Madame de Contamine, et c’est fort bien nous faire votre cour. Eh ! Madame, reprit-il, ce n’est point à vous que je m’adresse ; il est permis à un malade ◀de▶ se plaindre, vous saurez demain ◀le▶ sujet que j’en ai ; pour aujourd’hui, laissez-moi poursuivre ◀l’▶histoire ◀de▶ Jussy. Votre maîtresse, lui dis-je, me fait connaître qu’il s’en trouve qui se distinguent ; j’en ai ◀de▶ ◀la▶ joie, puisque c’est pour un homme ◀de▶ mérite, et que je regarde comme ami.
Comme nous en étions là, nous entendîmes un carrosse qui arrêtait à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀l’▶auberge. Je regardai ce que c’était. J’en vis en effet un fort propre, tout neuf et doré, attelé ◀de▶ quatre fort beaux chevaux pies. Il y avait trois laquais et un cocher de même livrée grise sans galon. Tout me parut neuf, et ◀l’▶était. Je vis sortir ◀de▶ ce carrosse un homme, un enfant, et une femme magnifiquement vêtue, suivie ◀d’▶une fille assez propre. Je ne doutai plus que ce ne fût Mademoiselle Fenouil, et j’en fus assuré lorsque je vis Jussy qui était promptement descendu prendre cet enfant dans ses bras. Il ◀l’▶apporta dans ◀la▶ chambre où il me ◀le▶ donna, et retourna vers ◀la▶ porte où ◀la▶ mère entrait. Il ne se peut rien voir de plus tendre que leurs embrassements : elle voulut quelque temps se défendre contre ◀la▶ joie ◀de▶ ◀le▶ revoir. Il s’en aperçut ; ne craignez rien, lui dit-il, c’est un ◀de▶ mes amis qui sera assurément des vôtres. Elle s’abandonna enfin au plaisir ◀de▶ ◀l’▶embrasser. Ils furent plus ◀d’▶un quart d’heure entre ◀les▶ bras l’un ◀de▶ l’autre sans dire un mot, et bien leur prit qu’elle était sur une chaise, car lorsque Jussy ◀la▶ quitta, elle était évanouie. On ◀la▶ fit revenir, ils s’embrassèrent encore ; mais comme je craignais pour eux une nouvelle faiblesse, je ne leur donnai pas ◀le▶ temps ◀de▶ se défaire ◀de▶ nouveau. Je ◀les▶ séparai. Ils avaient tous deux ◀les▶ larmes aux yeux, et ◀la▶ joie ◀les▶ saisissait tellement, qu’ils n’avaient pas ◀la▶ force ◀d’▶ouvrir ◀la▶ bouche ; en effet quel plaisir ◀de▶ se retrouver fidèles après tant de traverses, et une absence si longue ! N’est-ce pas là triompher ◀de▶ ◀la▶ fortune, et ne devoir son bonheur qu’à sa propre vertu ?
Ces embrassements firent place à d’autres, Jussy embrassa Du Val qui était monté en même temps que Mademoiselle Fenouil. Je ◀la▶ saluai, et vis une des plus belles personnes qu’on puisse voir. ◀La▶ maîtresse et son amant se firent mille questions. Je ◀les▶ interrompis pour déjeuner. J’appelai mon valet et celui ◀de▶ Jussy, je fis servir. ◀Les▶ laquais nouveaux venus montèrent ; on ne dit rien en leur présence qui dût être secret. Du Val se contenta ◀de▶ leur dire qu’ils servaient à déjeuner leur maître et leur maîtresse : ces gens firent leur devoir. Mademoiselle Fenouil dit devant eux, par manière ◀de▶ conversation, qu’elle n’était sortie ◀de▶ son couvent que ◀le▶ matin même, pour venir au-devant ◀de▶ lui : et que c’était Monsieur Du Val qui s’était donné ◀la▶ peine ◀de▶ choisir tous leurs domestiques. Car, poursuivit-elle en leur présence, vous n’étant point à Paris, je n’ai point voulu tenir ◀de▶ maison, et j’ai mieux aimé rester dans un couvent jusques à ce que vous fussiez ◀de▶ retour.
Lorsque nous fûmes seuls, c’est-à-dire ◀l’▶amant et ◀la▶ maîtresse, Du Val, sa fille ◀de▶ chambre et moi, on tint conseil où chacun donna son avis. On s’arrêta à celui ◀de▶ Du Val. Ils avaient ◀les▶ extraits ◀de▶ baptême ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre, celui ◀de▶ leur enfant, et ◀la▶ sentence qui avait causé leur séparation. Cela étant, dit Du Val, il n’y a point ◀d’▶autre parti à prendre que ◀de▶ présenter une requête à Monsieur ◀l’▶archevêque ◀de▶ Paris, où tout cela sera énoncé, et ◀le▶ prier, pour éviter ◀de▶ nouveaux embarras et ◀les▶ caquets, ◀de▶ vous permettre ◀de▶ vous épouser ◀le▶ plus tôt que vous pourrez, dès aujourd’hui même, si faire se peut. ◀L’▶avis est juste, dis-je, et bien pensé.
C’était mon dessein ◀de▶ m’y prendre par cette voie, reprit Jussy, et je suis fort aise que tous nos sentiments s’accordent ; car si nous nous remettons dans ◀les▶ procédures, ce ne sera jamais fait. Il fut donc résolu que nous reviendrions tous à Paris dans ◀la▶ nouvelle maison ◀de▶ Jussy ; que sitôt que nous y serions, Du Val irait chercher quelque officier ◀de▶ ◀l’▶Officialité pour tâcher ◀de▶ terminer promptement. Ils montèrent donc en carrosse, c’est-à-dire Jussy et sa maîtresse, leur enfant et ◀la▶ fille ◀de▶ chambre. Du Val et moi montâmes à cheval. Nous prîmes tous ◀le▶ chemin ◀de▶ Paris. Je me fis montrer ◀la▶ maison ◀de▶ Jussy en passant, et pris après ◀le▶ chemin ◀de▶ ce quartier-ci. Je vous rencontrai au bout du pont Notre-Dame, poursuivit-il, s’adressant à Des Ronais, j’acceptai vos offres, j’allai chez vous, où je ne restai que ◀le▶ temps qu’il me fallait pour changer ◀de▶ linge et ◀d’▶habit. Je ne vous dis point où je retournais, parce que vous auriez peut-être voulu me suivre, et que dans ◀la▶ crainte où j’étais que ◀les▶ choses ne se passassent pas aussi tranquillement qu’elles se sont passées, je ne voulais pas vous commettre, outre que j’avais promis ◀le▶ secret. Je me fis porter dans cette maison, où j’ai resté jusques à avant-hier après-midi.
À peine y fus-je arrivé, que Du Val entra avec un notaire apostolique. On lui expliqua toutes choses papiers sur table. Il approuva ◀le▶ parti qu’on prenait, il dressa une requête suivant son style. Monsieur de Jussy et Mademoiselle Fenouil ◀la▶ signèrent. Il ◀l’▶emporta, et une heure après il revint avec ◀la▶ permission qu’on demandait pour célébrer ◀le▶ mariage dans telle église du diocèse qu’on voudrait, avec un mandement en bonne forme à tout prêtre ou curé requis, ◀de▶ leur donner ◀la▶ bénédiction. Il fit plus, il amena avec lui un curé son parent, dont ◀la▶ paroisse n’était qu’à une petite lieue ◀de▶ Paris, qui offrit son ministère quand on voudrait.
Etant impossible que ◀d’▶Ivonne pût découvrir ce qui se passait, et ◀l’▶endroit où était sa nièce, [et comme] elle voulait que son mariage se fît dans ◀les▶ formes, on résolut ◀d’▶aller à cette paroisse ◀le▶ soir, afin qu’ils pussent être épousés à minuit avec ◀les▶ solennités ordinaires.
On retint à souper ◀le▶ curé et ◀le▶ notaire qui furent fort bien traités, et encore mieux récompensés ; on [◀les▶] pria ◀de▶ ne rien dire devant ◀les▶ domestiques qu’on ne voulait instruire que lorsqu’on ne craindrait plus leurs langues. Ils ◀le▶ firent : on prit un autre carrosse pour eux, Du Val et moi. On y fit mettre ◀de▶ quoi déjeuner après ◀la▶ messe, et après avoir fort bien soupé, nous prîmes tous ◀de▶ compagnie ◀le▶ chemin ◀de▶ cette paroisse. Ce fut là que Jussy fit entrer dans ◀le▶ presbytère tous ses nouveaux domestiques, à qui il dit son nom et tout ce qu’il jugea à propos qu’ils sussent ◀de▶ son aventure, et conclut par dire qu’ils allaient être mariés, et qu’à leur retour à Paris ils pourraient en informer qui bon leur semblerait.
Ces gens furent plus aises ◀de▶ cette confidence que si Jussy leur avait donné tout son bien et ils parurent tous résolus à se faire plutôt couper en pièces que ◀de▶ souffrir qu’on fît ◀la▶ moindre insulte à leur maître, ou à leur maîtresse.
◀L’▶allégresse fut entière, ◀le▶ notaire, Du Val et moi, pendant que ◀les▶ mariés étaient dans ◀l’▶église avec ◀le▶ curé, passâmes ◀le▶ temps à nous promener. Nous fîmes boire ◀les▶ valets à ◀la▶ santé ◀de▶ leurs maîtres. Minuit sonna, nous allâmes tous à ◀l’▶église, ◀le▶ mariage y fut célébré, et ◀l’▶enfant légitimé. Nous servîmes ◀de▶ témoins avec quatre habitants ◀de▶ cette paroisse. Jussy prit dans ◀le▶ moment un certificat ◀de▶ tout, que nous signâmes tous, après quoi nous déjeunâmes fort bien. Nous rentrâmes à Paris sur ◀les▶ quatre heures du matin, chacun prit ◀le▶ chemin ◀de▶ chez soi, excepté moi qui couchai chez ◀les▶ mariés, qui comme moi, étaient encore au lit à midi. Du Val vint me voir, nous allâmes ensemble trouver au lit Jussy et son épouse. Ils se levèrent, et on résolut en dînant ◀de▶ faire connaître leur mariage à ◀d’▶Ivonne, et à leurs parents avec éclat, ce qui se fit mardi dernier au soir : voici comment.
Madame de Jussy monta en carrosse au sortir de table ; elle alla chez son oncle qui fut extrêmement surpris ◀de▶ ◀la▶ voir si magnifique, elle qui ◀l’▶avait toujours porté chez lui comme une dévote. Il lui demanda ◀d’▶où elle venait, et où elle était restée depuis ◀le▶ matin ◀de▶ ◀la▶ veille ? Pour toute réponse elle lui montra son extrait baptistaire, et lui dit, qu’ayant plus ◀de▶ vingt-cinq ans, et pouvant disposer ◀d’▶elle à son choix, elle s’était retirée à son particulier, et qu’elle venait ◀le▶ prier, lui, sa femme, et ses enfants, ◀d’▶honorer son ménage ◀de▶ leur présence en venant ◀le▶ soir même souper chez elle. Jamais homme ne fut plus surpris ◀d’▶une pareille réponse. Elle leur promit ◀de▶ leur envoyer un laquais pour ◀les▶ conduire chez elle s’ils voulaient venir, et ◀les▶ laissa ensuite faire tant de réflexions qu’ils en voulurent faire. Ils avaient ◀d’▶autant plus beau champ, que ses laquais avaient dit à ceux du logis, qu’elle avait été mariée ◀la▶ nuit. Ils ne pouvaient savoir avec qui, tant ◀la▶ mort ◀de▶ Jussy qu’on croyait certaine ◀les▶ mettait hors ◀d’▶œuvre. C’était un énigme qu’ils ne comprenaient pas, ni sa résurrection, ni comment ils avaient entretenu commerce ensemble pendant tant de temps, sans que personne s’en fût aperçu, ni comment ils avaient concerté leur mariage, ni par quels charmes Jussy s’était trouvé si juste à ◀l’▶échéance ◀de▶ son ban et ◀de▶ ◀la▶ majorité ◀de▶ sa maîtresse. Ils résolurent pourtant ◀de▶ venir souper chez elle, et y vinrent en effet ◀le▶ soir. Ils trouvèrent bonne compagnie parce que Jussy avait envoyé quérir ses deux frères et deux ◀de▶ ses amis, et que sa femme avait envoyé quérir ◀de▶ son côté quelques-unes ◀de▶ ses bonnes amies ; de sorte que nous étions déjà quatorze conviés, lorsque ◀d’▶Ivonne et sa femme entrèrent avec deux ◀de▶ leurs enfants, un garçon et une fille.
Leur surprise redoubla en voyant tant de gens assemblés. ◀La▶ salle où nous étions était propre, rien n’y manquait. On servit, il fallut se mettre à table. Jussy ne paraissait point, sa femme fit ◀les▶ honneurs du logis. Chacun prit place avec un certain silence sérieux qui ne laissait pas ◀d’▶avoir quelque chose ◀de▶ divertissant pour moi, qui n’y prenais part que par simple curiosité. Je ne pouvais m’empêcher qu’avec peine ◀de▶ rire, en voyant ◀l’▶embarras ◀de▶ ◀l’▶oncle et ◀de▶ ◀la▶ tante. Cependant afin de prévenir tout, Madame de Jussy se mit entre Du Val et moi, lui à droite et moi à sa gauche. ◀Le▶ petit ◀de▶ Jussy était à côté ◀d’▶elle, et devait rester à table entre Du Val et son père, de sorte qu’entre cet enfant et sa mère il y avait un couvert qui était celui ◀de▶ Jussy. On s’assit dans ◀le▶ même silence, lorsque Madame de Jussy se retournant, dit à un laquais, allez donc dire à Monsieur que nous n’attendons plus que lui, et qu’il prenne la peine ◀de▶ venir. Il achève une lettre, Madame, dit ce laquais. Cela redoubla ◀l’▶étonnement ◀de▶ ◀d’▶Ivonne et ◀de▶ sa femme, qui fut à son comble lorsque Jussy entra, précédé ◀d’▶un laquais qui portait un flambeau. Il n’avait point ◀de▶ chapeau, et était comme peut être chez lui ◀le▶ maître ◀de▶ ◀la▶ maison ; mais vêtu ◀d’▶un air qui me surprit moi-même. C’est-à-dire que tout y était complet. En effet, on avait acheté tout ce qu’il lui fallait avant qu’il arrivât, et son tailleur n’avait eu qu’à prendre sa mesure.
Je vous demande pardon ◀de▶ vous avoir fait attendre, dit-il en riant, ◀d’▶Ivonne et sa femme qui ◀le▶ reconnurent firent un grand cri. Me voici ressuscité, continua-t-il, et ◀de▶ retour à Paris auprès de ma femme, vous demandant votre amitié, et vous assurant que je ◀la▶ réciproquerai par une véritablement sincère. Vous ne pouvez comprendre quel fut ◀l’▶étonnement du mari et ◀de▶ ◀la▶ femme. Il quitta ◀la▶ table brusquement, et sans répondre. Il vit bien que ◀la▶ violence n’était plus ◀de▶ saison, et qu’il n’en sortirait pas ◀le▶ plus fort, ni à son honneur. Il sortit, sa femme et sa fille ◀le▶ suivirent, quelque chose qu’on pût leur dire pour ◀les▶ faire rester ; car on ne permit pas que Madame de Jussy allât après eux. ◀Le▶ fils seul qui n’entrait point tant dans ◀le▶ ressentiment, resta à souper : on ◀l’▶instruisit ◀de▶ tout. Il loua fort ◀la▶ conduite ◀de▶ sa cousine, et leur fit mille civilités à l’un et à l’autre ; ils y répondirent avec toute ◀l’▶honnêteté possible. On ◀le▶ pria ◀de▶ tâcher ◀de▶ faire entendre raison à son père pour lui faire accommoder à ◀l’▶amiable, tous ◀les▶ différends qui pouvaient naître entre lui et eux pour ◀la▶ reddition du compte ◀de▶ tutelle ◀de▶ Madame de Jussy sa nièce, et ◀de▶ lui faire comprendre qu’elle avait dû pour son honneur faire ce qu’elle avait fait.
Ce garçon qui est ◀de▶ bon sens, tomba d’accord ◀de▶ tout, et promit ◀de▶ faire son possible pour une réconciliation sincère ◀de▶ part et ◀d’▶autre. Nous soupâmes fort bien et avec joie, on chanta ; et comme ◀la▶ compagnie était assez nombreuse, on envoya chercher des violons, on dansa, et il se fit une manière ◀de▶ bal, qui n’a fini que mercredi matin, avant-hier à trois heures. Je me couchai plus las et plus fatigué que si j’avais couru quinze jours ◀la▶ poste. J’ai laissé ◀les▶ mariés dans leur lit et ne ◀les▶ ai point vus depuis : mais leur devant une visite, je ◀la▶ leur ferai demain matin, et vous m’y accompagnerez, Messieurs, si vous voulez, dit-il à Des Ronais et à Dupuis. Après cela si Madame de Mongey veut bien en recevoir une ◀d’▶eux, je me fais fort qu’elle sera contente ◀de▶ leurs honnêtetés et ◀de▶ leurs excuses. Ces deux amis acceptèrent ◀la▶ partie pour ◀le▶ lendemain matin.
Je sais bon gré à Madame de Jussy, dit Madame de Contamine ; sa constance fait que je lui pardonne volontiers sa faute : en effet, elle ◀l’▶a lavée, et n’en est à présent que plus à estimer, quoiqu’on ne doive pas ◀l’▶imiter. Je prie Madame de Mongey ◀de▶ leur pardonner ◀le▶ peu de considération qu’ils ont eue pour elle. Je n’en conserve aucun ressentiment, reprit cette belle veuve ; je ◀le▶ sacrifie à ce que je viens ◀d’▶entendre. Si j’étais bien persuadé ◀de▶ cela, reprit Des Frans en riant, je ◀les▶ amènerais demain ici, au moins ◀la▶ satisfaction serait publique. Vous voulez douter ◀de▶ ◀l’▶oracle, reprit ◀la▶ belle Dupuis, je connais Madame de Mongey ; et puisqu’elle dit qu’elle leur pardonne, je suis certaine qu’il est vrai. Elle est ◀la▶ sincérité même. Outre cela, quand vous ne nous amèneriez pas Monsieur et Madame de Jussy pour ◀l’▶amour ◀de▶ Madame de Mongey, je vous prie ◀de▶ ◀les▶ amener pour Madame de Contamine et pour moi ; je suis fort trompée si elle n’a aussi bien que moi, envie ◀de▶ voir un homme si extraordinaire. Et plus encore elle, interrompit Madame de Contamine, je ◀la▶ verrai assurément demain, quand je devrais mettre un laquais en sentinelle pour savoir où elle ira à ◀la▶ messe.
S’aimer après avoir été sept ans sans se voir ! dit Mademoiselle Dupuis avec un ton ◀d’▶admiration, et en regardant Des Ronais, et surtout sans aucun ombrage l’un ◀de▶ l’autre ! Votre rancune n’est pas bien éteinte, ma belle maîtresse, reprit Des Ronais, vous me jetez ◀la▶ balle. Ce n’est point Jussy que j’admire, interrompit Des Frans, un homme a toujours ◀de▶ ◀la▶ constance ◀de▶ reste ; c’est elle qui est à admirer, ajouta-t-il, car ◀les▶ femmes sont presque toutes des fourbes.
Vous vous ferez battre assurément, lui dit en riant Madame de Contamine, quelle effronterie ◀de▶ parler en ces termes des femmes devant nous ? Je vous ai déjà dit, Madame, répondit-il, que je vous regarde toutes comme des saintes à miracles dans ◀le▶ siècle où nous vivons. Je suis très aise que mes amis soient tombés en bonnes mains ; mais pour moi, à qui ◀le▶ contraire est arrivé, vous ne m’empêcherez point ◀de▶ déclamer. Vous en avez moins ◀de▶ sujet que vous ne pensez, dit Dupuis. Et quand Monsieur en aurait tous ◀les▶ sujets du monde, reprit Madame de Contamine, faut-il que parce qu’il y en aura une qui donne sujet ◀de▶ plainte, on accuse ◀le▶ général ? Nous vous rendons plus ◀de▶ justice, poursuivit-elle, il n’y a personne ici qui ne loue Monsieur de Jussy, et il n’y a personne qui ne blâme Monsieur que voilà, en montrant Dupuis, ◀de▶ ses amourettes, et qui ne regarde avec horreur Monsieur Des Prez, qui a si lâchement abandonné ◀la▶ pauvre Mademoiselle de l’Épine, que nous avons tous connue. Nous louons ce qui est à louer, et nous blâmons ceux qui sont à blâmer ; mais nous n’attaquons point ◀le▶ général. Avez-vous fini, Madame, interrompit Dupuis, ◀les▶ deux bras croisés sur ◀l’▶estomac ? Pour une dame aussi sage que vous, ◀la▶ médisance est bien mordicante ! Quand vous saurez mon histoire, peut-être ne me blâmerez-vous pas tant. Pour Monsieur Des Prez, il est plus digne ◀de▶ pitié que ◀de▶ blâme ; et vous-même, Madame, qui lui faites son procès sur ◀l’▶étiquette du sac, en conviendriez, si ◀la▶ vérité vous était connue comme à moi. Voudriez-vous bien nous ◀la▶ dire, Monsieur, reprit Madame de Mongey. Vous savez que nous avons été elle et moi pensionnaires dans ◀le▶ même couvent, et je vous avoue que sa mort me donne ◀de▶ ◀l’▶horreur pour lui, et que je voudrais bien ◀le▶ regarder ◀d’▶un autre œil, parce que d’ailleurs il me paraît un fort honnête homme. Très volontiers, Madame, lui dit-il, et si ◀la▶ compagnie ◀le▶ veut bien, chacun en va être instruit. Tout le monde ◀l’▶en pria, et il allait commencer lorsque Madame de Londé parut à ◀la▶ porte ◀de▶ ◀la▶ salle.
Il alla au-devant ◀d’▶elle, toute ◀la▶ compagnie se leva, et lui fit civilité. Eh bien, Madame lui dit-il, ai-je gain ◀de▶ cause à ◀la▶ fin ? Oui, lui dit-elle en riant, votre parent que j’ai laissé là-haut avec Madame votre mère, a tant fait, qu’il a persuadé. Que je suis heureux, Madame, lui dit-il, ◀de▶ recevoir une si bonne nouvelle, et ◀de▶ ◀la▶ recevoir ◀de▶ votre bouche ? C’est-à-dire, interrompit Madame de Contamine, que ◀le▶ cousin et ◀la▶ cousine seront bientôt contents. Ce sera pour moi lorsque Madame ◀le▶ voudra, reprit Dupuis. Et pour moi, poursuivit Des Ronais, lorsqu’il plaira à ma belle maîtresse. Cela étant, reprit Des Frans, il faut que vous preniez un même jour, afin que ◀le▶ plaisir des uns ne rende point ◀les▶ autres jaloux. Nous parlerons du jour une autre fois, dit Madame de Londé ; cependant, ajouta-t-elle, Madame Dupuis qui ne peut se lever, m’envoie vous dire à tous, qu’elle vous prie ◀de▶ monter dans sa chambre pour souper auprès de son lit. Elle me fait déjà ◀la▶ grâce, poursuivit cette aimable veuve, ◀de▶ me traiter comme sa fille, c’est-à-dire sans façon, et me fait plaisir : ou plutôt c’est qu’elle avait quelque chose à dire à son parent, qu’elle ne veut pas que je sache ; cela doit être dit à présent, montons.
Tout le monde sortit ◀de▶ ◀la▶ salle, et prit ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ chambre ◀de▶ ◀la▶ bonne femme. Son fils donna la main à Madame de Londé, Des Frans à Madame de Contamine, et à Madame de Mongey, et Des Ronais à sa maîtresse. On se mit en cercle proche du lit ◀de▶ Madame Dupuis ; mais sa nièce et Madame de Contamine ayant fait signe à Des Frans qu’[elles] voulaient lui parler en particulier, il se retira avec elles dans un coin ◀de▶ ◀la▶ chambre, où ils se parlèrent fort bas, quoique avec beaucoup ◀d’▶action. Nous dirons une autre fois quel était ◀le▶ sujet ◀de▶ leur conversation qui fut assez longue. Des Ronais en parut inquiété, et Madame de Contamine lui en fit ◀la▶ guerre fort spirituellement lorsqu’on fut à table.
On soupa fort bien auprès du lit ◀de▶ Madame Dupuis, qui était toute réjouie ◀de▶ voir tant de jeunesse ◀de▶ bonne humeur. Ce fut là que Des Ronais fut pillé et raillé ◀de▶ ◀l’▶inquiétude qu’il avait eue ◀de▶ ◀la▶ conversation ◀de▶ sa maîtresse, où il n’avait point été appelé. Il se défendit fort galamment ; on y parla ◀de▶ ◀la▶ jalousie, et cela fit insensiblement tomber ◀le▶ discours sur ◀le▶ sujet ◀de▶ Des Prez. Madame de Londé dit qu’elle en avait entendu parler confusément, et témoigna avoir envie ◀d’en être tout à fait informée. Son amant ne s’en fit pas prier davantage, et chacun s’étant apprêté pour lui donner attention, il commença en ces termes.