Mémoires
Ce n’est certainement pas sans peine que je me suis résolu d’écrire quelques particularités de ma vie ; l’envie de passer pour auteur ne m’a jamais tenté. Quelques écrits qui parurent dans le public malgré moi, parce qu’on me les a volés et auxquels j’ai refusé mon nom, quoiqu’ils aient eu l’approbation générale, font foi de cette vérité. Mais comme je suis certain que ces mémoires-ci ne paraîtront qu’après ma mort, je crois que les louanges qu’on a fait de mes écrits et qu’on en fait encore tous les jours en ma présence sans m’en savoir l’auteur m’autorisent à les réclamer après que je ne serai plus. Tels sont les Illustres Françaises, imprimées chez Abraham de Hondt à La Haye en 1713 et le sixième tome de Dom Quixotte donné au public sous le nom du sieur de Saint-Martin auquel ce livre fait honneur, quoiqu’il l’ait gâté en bien des endroits, surtout à la mort de son héros, qu’il fait mourir dans ses visions à la fontaine de Merlin et que je faisais mourir en honnête homme revenu de ses imaginations. Soit dit en passant, ce mons[ieu] r de Saint-Martin est aussi grand fripon qu’il est peu judicieux. Sa friponnerie paraît en ce qu’il se fait honneur d’un ouvrage qui ne lui appartient pas, et qu’il a défiguré par son peu de jugement en faisant mourir D[om] Quixotte de plurésie, et dans ses folies, sans se souvenir qu’il avait approuvé dans son impression ce que j’avais dit, que c’eût été dommage qu’un aussi honnête homme que notre héros fût mort dans ses imaginations.
2. Messieurs du Journal littéraire de Hollande auxquels je me suis plaint du larcin de ces livres peuvent rendre justice à la vérité et témoigner que ç’a été malgré moi que j’ai été mis sous la presse. Ils ont plusieurs de mes lettres et reconnaîtront bien mon écriture, si ceci leur est envoyé et que de Hondt l’imprime, comme je le souhaite en cas qu’ils me survivent. longtemps inutile. Je les écris aussi pour instruire les jeunes gens, et leur apprendre par ma propre expérience dans quels malheurs peuvent les précipiter leurs passions trop écoutées, la chaleur de leur sang, et leur amour propre. Je ne me mets point sur le pied de leur servir de pédagogue, moi qui n’en ai jamais pu souffrir, mais j’espère que mon exemple les portera à suivre un train de vie plus réglé que le mien, à éviter les occasions où je me suis mal à propos trouvé, quoique ce fût involontairement, afin qu’ils ne trouvent pas comme moi les malheurs, les peines et les chagrins dont j’ai été accablé par ma faute.
5. Ceux qui aiment l’Histoire pourront trouver ici beaucoup d’endroits secrets, et que je sais d’original, qui pourraient tant en bien qu’en mal servir d’anecdotes à l’Histoire de Louis XIV ; et je puis dire que ce que j’en dis est également curieux et vrai. Je parlerai de ce roi sans flatterie. Il était né parfaitement honnête homme et de probité, mais ses plaisirs et les flatteurs lui ont fait faire des fautes terribles qui ont bien terni sa réputation, et qui ont été cause qu’il est mort avec peu de regret de ses sujets, quoiqu’il en eût été l’adoration. Cela est venu de ce qu’il a toujours préféré les gens de basse extraction à la bonne et ancienne noblesse, qui a toujours le cœur plus élevé et plus désintéressé que ceux qui ne sont nés que dans des familles de marchands ou de financiers qui se ressentent toujours de la crapule de leur origine, étant très vrai ce que dit Boileau :
Qu’on élève un faquin à la magistrature,
Son âme malgré lui sent toujours la roture. ont emporté avec eux et par les manufactures qui faisaient une partie du commerce du royaume que ces bannis volontaires ont porté chez nos voisins ; lequel commerce si florissant sous le ministère de défunt M[onsieu] Colbert s’est tout à fait anéanti depuis que Pontchartrain lui a eu succédé ; et en effet où cet homme aurait-il pu apprendre le commerce et le conduire, lui qui n’a jamais su que la chicane et n’a été conduit que par son entêtement, sa prévention et son avarice ?
7. Mais revenons aux religionnaires. Les flatteurs dont ce prince était obsédé lui ont toujours fait croire que c’était le plus bel endroit de sa vie : mais les bons Français en ont jugé bien autrement. Ils ont prévu la perte de la France tout aussitôt qu’ils ont vu leur roi porter la main à l’encensoir. Ces religionnaires ont fait leurs efforts pour rentrer dans le royaume, mais les portes leur en ont été absolument fermées à moins qu’ils ne changeassent de religion, et qu’ils ne renonçassent au revenu de leur bien qui avait été saisi, et ils ont mieux aimé tout abandonner plutôt que d’avoir la conscience bourrelée. Le confesseur, s’il avait été homme de probité et vraiment chrétien, aurait fait entendre au roi ce que dit saint Bernard, Religio suaditur [sic], non imponitur mais bien loin de le faire, il poussait le premier la roue et mettait les machines en branle, non seulement pour leur expulsion, mais pour leur boucher leur rentrée. Ce n’était pourtant pas le zèle de la religion qui le faisait agir, ni lui ni les autres, ce n’était que le seul intérêt temporel, parce que lui, ses parents, son indigne société, et la Maintenon, ministre publique des voluptés du prince, et la plus hypocrite créature qui fut jamais, et d’autres de leur faciende jouissaient du revenu des biens de ces fugitifs, et qu’ils auraient été obligés à restituer, si ces malhureux étaient rentrés en grâce. véritablement converti ; les uns ont eu des charges militaires et de robe, d’autres des pensions, et d’autres ont été autrement récompensés. Mais il fallait bien que le confesseur et les autres leurrassent le prince d’une apparence de distinction, lui qui ne voyait que par leurs yeux. Je ne puis m’empêcher de rapporter ici quelques vers fort justes, et qui conviennent parfaitement au sujet. Ils sont dans une requête qu’on prétend lui avoir été présentée par les religionnaires persécutés. Après lui avoir remontré qu’ils vivaient sous la bonne foi d’édits qui ne devaient pas être révoqués, ils poursuivent par lui dire :
Consulte, si tu veux, la primitive Histoire :Ce tyran dont l’Eglise abhorre la mémoire,Julien l’Apostat, pour détruire la foi,Contre les oints de Christ en fit bien moins que toi.Ton conseil te fait suivre un si honteux modèle.Il voulut pour ses dieux qu’on le crût plein de zèle ;Il prodigua les biens, répandit les honneurs ;En un mot comme toi n’offrit que des grandeurs.Il fit des apostats par cette douce amorce,Mais il n’en fit aucun par le droit de la force ;Et puisque à cela près tu marches sur ses pas,
Crains la flèche du ciel, qui ne l’épargna pas. enviée. Je le répète encore. Ce prince était né honnête homme ; mais il a été absolument corrompu par ces malhureuses et maudites pestes de cour dont les souverains sont toujours environnés, desquels Racine a fait si bien dire à Phèdre dans la tragédie de même nom :
Détestables flatteurs, présent le plus funesteQue puisse faire aux rois la colère céleste.
En effet ce sont eux qui ont perdu la France, Louis XIV n’ayant régné que par eux, ou plutôt eux sous son nom. Il pourra s’excuser devant Dieu, et rejeter les fautes sur eux, et dire comme David :
Ab ignotis meis munda me. et ab alienis parce servo tuo
Mais que répondra-t-il, si Dieu lui demande pourquoi il a ignoré ce qu’ils ont fait de mal, puisque une infinité de gens les lui ont représentées [sic] ? Et que répondra-t-il encore si Dieu lui demande s’il lui avait donné et confié le royaume pour y régner par procureurs ? Laissons l’éternité, et revenons à la vie temporelle, où il y a bien du haut et bien du bas, bien du bon et bien du mauvais.
10. Le bon vient sans doute de lui ; et ce que j’en dirai témoignera une âme toute grande et toute héroïque lorsqu’il a agi de lui-même, et qu’il a décidé dans le moment, et sans autre conseil que sa probité naturelle. Le mal vient des flatteurs. Certainement c’était son plus grand vice que d’aimer la flatterie, l’adulation et l’encens. Tout le monde était surpris de voir avec quelle joie il recevait les louanges vraies ou fausses, et toute la terre a été étonnée de voir qu’à la honte de la religion, il se soit trouvé parmi des chrétiens des âmes assez basses et assez impies pour lui avoir attribué le titre d’immortel dans le monument de la place des Victoires ; comment il l’a souffert lui-même, et comment il a souffert depuis qu’on ait gravé à la place des conquêtes, sous sa figure équestre, ces infâmes inscriptions par lesquelles il semble que Dieu lui doive Sa gloire, et que sans lui Il ne serait ni prié ni adoré.
11. A l’égard des Jésuites qui l’ont gouverné comme ils ont voulu, et qui lui ont fait faire une infinité d’injustices, ou plutôt qui les ont faites sous son nom, on ne doit pas s’étonner que leur pouvoir ait été arbitraire sous son règne. Plusieurs raisons l’engageait à les laisser faire. Son amour-propre et sa vanité lui faisaient croire par leurs sujestions [sic] que le pouvoir sans borne était le plus parfait de tous les gouvernements ; il était ravi de se voir flatté par des gens d’Eglise dans ce qui flattait son amour propre et son ambition ; et ce pouvoir immense qu’il s’est attribué à leur persuasion et à leur exemple l’a jeté dans une espèce de nécessité de violer les privilèges les plus sacrés tant de ses propres sujets que des gens d’Eglise de l’un et de l’autre sexe qui ont souffert sous son règne tout ce qu’on peut souffrir sous celui d’un prince ignorant, qui ne suit pour toute règle que les conseils de misérables sans foi, sans religion et sans probité, dont il empruntait les yeux et les oreilles pour voir et pour entendre. Ce qui obligea M. de Luxembourg2 de dire une fois en plaisantant que le royaume de France et les sujets, chacun en particulier et tous en général, avaient été hureux pendant que le Roi n’avait cru que lui-même et Mlle de La Vallière et sans appréhender le purgatoire, mais que depuis que les Tartufes s’étaient emparés de son esprit, il était arrivé au royaume ce qui arrive tous les jours dans les familles particulières, où il n’y a plus de repos à espérer pour les enfants ni pour les domestiques sitôt qu’un faux dévot s’est rendu maître de l’esprit du maître ou de celui de la maîtresse, et qu’il n’y a même aucun repos entre le mari et la femme quand l’un des deux ne donne pas dans les ridicules visions de l’autre.
12. Cependant ce n’est point tout à fait la raison qui rendait les Jésuites tout puissants sous son règne ; la véritable raison et la plus pressante était, (le croira-t-on ? ) la crainte qu’il avait de leurs maximes et de leur politique. Il ne les aimait point, au contraire il les haïssait au fond du cœur ; mais il ne se fiait pas au Viro Immortali de la place des Victoires. Les maladies dont il était attaqué de temps en temps lui faisaient connaître qu’il n’était point immortel ; mais du moins il ne voulait pas courir les risques du poignard et du poison. Les exemples de Henri III et de Henri IV le faisaient trembler, et c’est ce qui l’obligeait à autoriser les violences de cette formidable compagnie, ou du moins de se boucher les yeux sur leurs entreprises. Je rapporterai la preuve de ceci lorsque je parlerai de ce qui m’arriva en 1689 et 1690 avec
Mons[ieu]r de Seignelay. Je parlerai de ces bons pères dans la suite de ces Mémoires ; on y verra des endroits qui certainement ne leur feront point d’honneur. Je ne dirai pourtant rien que de vrai ayant été témoin moi-même pour mon malheur, comme étant intéressé à une bonne partie de ce que j’en dirai et sachant le reste d’original. Je dirai cependant que Louis XIV avait tort de les tant craindre ; il n’avait qu’à les abandonner à la fureur du peuple dont la partie la plus sensée est revenue de la bonne opinion qu’on avait d’eux. Et pour leur ôter toute sa confiance, il devait se souvenir de la vive et naïve peinture qui lui en avait été faite par M. de Pomponne, secrétaire d’Etat des Affaires Etrangères, dans son testament politique dont l’original manuscrit lui a été remis, et que j’ai vu dans son cabinet. Comme j’ai lu ce passage plusieurs fois, je le sais par cœur, et ne l’ayant point vu ailleurs ni imprimé ni écrit, je crois devoir le donner ici en propres termes. Le voici :
13. Quoique cette compagnie (il parle des Jésuites) soit la dernière en date dans la hiérarchie ecclésiastique, c’est cependant celle avec laquelle toutes les têtes couronnées ont le plus d’intérêt de se bien maintenir. Les cruelles catastrophes arrivées de nos jours, ou de ceux de nos pères, doivent faire craindre à tout prince souverain le ressentiment de cette compagnie, qui subsistera pourtant tant qu’elle suivra les maximes fondamentales de son établissement, c’est-à-dire qu’elle ne recevra dans son corps que des gens d’un parfaitement beau génie, et n’admettra dans ses dignités que des scélérats.
14. Je laisse à tout lecteur la liberté de tirer les conséquences d’un raisonnement si bien suivi. Je crois qu’il ne faut pas être fort habile pour dire que tout Jésuite est habile homme, et que ceux qui sont les Phaétons de leur chariot et qui le conduisent mériteraient bien de trouver dans leur chemin un Jupiter qui arrêtât leur course.
15. Il s’est trouvé des gens dans le monde plus sincères et plus zélés pour la gloire du roi que ces pères. Ce fut M. le maréchal de Grammont, que tout le monde sait avoir été vif en reparties sincères. Le Roi lui dit un jour qu’il venait de lire un livre dont il était charmé. — Quel est-il, lui demanda M. de Grammont. — C’est, lui répondit le Roi, Calcondille. J’aime à voir, ajouta-t-il, que le pouvoir arbitraire est dans la main d’un seul, que tout se fait par lui et par ses ordres, qu’il ne rend compte de sa volonté à personne, et qu’elle est absolument suivie par tous ses sujets sans exception. Il me semble que ce pouvoir sans bornes approche le plus de celui de Dieu. Qu’en dites-vous, M. de Grammont ? ajouta-t-il. — J’aime à voir, répondit-il, que Votre Majesté s’occupe à la lecture. Mais avec-vous tout lu Calcondille ? — Non, répondit le Roi, je n’en ai lu que la préface. — Hé bien, répliqua M. de Grammont, lisez-le tout entier, et quand vous serez au bout, vous me direz combien d’empereurs turcs sont morts dans leur lit, et je vous dirai moi combien il en est péri de mort violente. Je vous en dirai les causes et vous prouverai par Calcondille lui-même qu’un prince qui peut tout ne doit pas vouloir tout ce qu’il peut. Cette réponse est assurément hardie, mais elle est sans contredit plus humaine et plus chrétienne que ce que les Jésuites et d’autres lui faisaient entendre. M.de Grammont était cependant un homme de cour. Je parlerai de lui dans la suite. J’ai bien d’autres endroits à le remettre sur le théâtre.
16. Ce ne sont pas les seuls Jésuites qui ont abusé de la confiance de ce prince. Le haut clergé a porté ses adulations et sa basse complaisance jusques à des extrémités qui ont scandalisé les gens véritablement pieux, et qui savent distinguer les droits du sacerdoce de ceux de la couronne. Les harangues que les prélats lui ont faites et qui sont imprimées et par conséquent entre les mains de tout le monde, seront des témoins immortels de leurs bassesses. Il les ont poussées si loin que le maréchal de La Feuillade, homme sans autre Dieu que son roi, trouva un juste sujet de faire connaître que tous ces prélats n’avaient pas plus de religion que lui, et de les tourner tous en ridicules. Il était sujet à des saillies qui étaient admirables. Il en eut une dont toute la cour fut témoin qui fit rire des gens qui n’en avaient que très peu d’envie.
17. Ce fut en 1682 à S[ain] t-Germain-en-Laye où le clergé de France était assemblé. Ils étaient tous en procession et allaient du château à l’église pour remercier Dieu des résolutions qu’ils avaient prises : l’une contre le pape au sujet de la régale et des franchises, et l’autre d’avoir acquis la protection du Roi, dont ils louaient le zèle et la piété et auquel ils venaient d’accorder un don gratuit très fort, et le tout à la suggestion des RR. PP. Jésuites. Le Roi les voyait passer de sa fenêtre dans un ordre magnifique et si bien réglé, que les spectateurs étaient convaincus que si le clergé sacrifiait au Roi la religion, du moins sa marche témoignait-elle un dehors très pieux. La Feuillade ne put se taire. Morbleu ! dit-il, voyez-vous bien tous ces gens-là et le chemin qu’ils suivent ; allez à Charenton, faites-vous calviniste, je me donne au diable s’ils ne vous imitent et ne font comme vous ; car il n’y en a pas un, parmi eux tous, qui ait plus de piété qu’il y a de moelle dans la jambe d’une pie. Ce sont là ses propres paroles, très peu édifiantes pour les ouailles, mais très peu honorables pour tous les pasteurs.
18. En effet il a toujours paru que tous les prélats ont mieux aimé risquer d’offenser Dieu, supposé qu’ils ne l’aient pas offensé par leur molle et lâche complaisance, que de s’exposer à l’indignation du Roi par la plus simple remontrance qu’ils auraient pu lui faire, et il est étonnant que parmi tant de prélats qui composent le clergé de France, entre lesquels il y en a de très savants et de pieux, il ne s’en soit pas trouvé un seul qui ait suivi le chemin que saint Ambroise leur a tracé end parlant face à face à Théodose. Le Roi aurait pris leurs remontrances en bonne part suivant la piété dont il faisait profession ; ainsi ce ne pouvait pas être lui qu’ils craignissent. Mais ils appréhendaient les Jésuites auxquels les lettres de cachet pour des exils et même des prisons ne coûtaient rien ; et ils se trouvaient mieux à la cour que dans un fond de province où ils auraient été relégués et où ils n’auraient pas eu toutes leurs aises, parce que leur temporel aurait été séquestré jusqu’à ce qu’ils fussent devenus plus complaisants.
19. Plusieurs évêques lui ont fait des remontrances par écrit. Mais à quoi ont-elles servi ? à rien qu’à les faire persécuter, parce que ces écrits étaient remis au confesseur qui n’avait garde de faire entendre au Roi les choses telles qu’elles étaient. Le père de La Chaise et le père Le Tellier qui lui a succédé étaient tous deux des fourbes et des scélérats trop parfaits pour agir avec droiture.
20. Je ne sais qu’un seul simple prêtre nommé l’abbé Chapelle qui ait osé s’expliquer publiquement et en pleine église un jour solennel en présence d’une infinité de peuples. Voici le fait ; j’en parle comme présent. Lorsque le roi établit la capitation, le bas clergé n’en fut pas plus exempt que les autres sujets. Chapelle était prêtre et chantre à Saint-Paul, paroisse de Paris où le peuple est le plus nombreux. Le jour du Saint-Sacrement il était comme les autres chantres au lutrin ; vêpres y furent dites en attendant la bénédiction du Saint-Sacrement. Lorsque ce vint à son tour à entonner le Domine salvum fac regem, qui est une prière qu’on fait pour le Roi, il resta muet. Le, curé surpris de, ce procédé lui demanda pourquoi il ne chantait pas. Chapelle lui répondit à voix bien intelligible et bien haute qu’il ne pouvait pas prier Dieu pour un homme qui le faisait mourir de faim ; et effectivement ne chanta pas. Tout le monde fut scandalisé de cette réponse insolente dans une église et devant le plus auguste de nos mystères. Il fut mené dans les prisons de l’archevêché où il est resté plus de trois mois in pane doloris et in aqua angustiae J’avoue qu’il le méritait bien, et même plus. Mais si le haut clergé avait eu la fermeté de s’expliquer, on n’aurait pas tant anticipé sur ses droits. Il est vrai qu’il doit être indifférent aux évêques, archevêques et autres qui composent le haut clergé que le Roi leur demande de l’argent ou qu’il ne leur en demande pas. Comme ce sont eux qui en font la répartition dans leurs diocèses, ils font toujours si bien leur compte que c’est le bas clergé seul qui porte toutes les charges, et leurs tables à eux ni leurs trains n’en sont pas moins somptueux ni moins magnifiques.
21. Quoi qu’il en soit, il aurait été très avantageux à la mémoire de Louis XIV qu’il fût mort trente ans plus tôt. Ses conquêtes seraient toutes restées à la France. La paix de Nimègue l’avait rendu le plus grand et le plus glorieux prince qui eût jamais régné ; le royaume riche et abondant aurait rendu sa mémoire précieuse, et il serait mort dans ce temps-là le père et l’adoration de son peuple, et l’admiration et en même temps la terreur de nos voisins et de toute l’Europe, et même de tout le monde. Mais ce n’est plus cela présentement. Depuis la suppression de l’édit de Nantes, il semble que la main de Dieu se soit appesantie sur le royaume. Mon dessein n’est pas de faire ici le déclamateur ; mais je prie ceux qui ont vécu dans un âge de connaissance depuis l’année 1668 et qui vivent encore de faire la comparaison de l’état où la France était en ce temps-là avec celui dans lequel elle est aujourd’hui.
22. Elle était riche, triomphante, puissante, respectée et crainte de ses voisins, arbitre de presque toute l’Europe. La bonne foi y régnait encore, le commerce y était abondant et florissant ; l’officier et le soldat étaient bien payés et bien nourris ; et le Roi sans surcharger le peuple avait autant de soldats entretenus qu’il en a eu depuis ; ses frontières étaient bien munies, la marine sur un bon pied ; en un mot le royaume était en état de soutenir la guerre tant par mer que par terre contre tels ennemis qui se seraient présentés. Ses généraux étaient expérimentés et les soldats bien disciplinés, et pour achever la peinture de son bonheur, la religion y florissait [sic] sans hypocrisie et sans mélange, et n’était point encore tout à fait défigurée. Il faut dire un mot de chacun de ces articles en particulier.
23. La France était riche, qui que ce soit n’en peut douter. Les subsides qu’elle fournit au roi et la prodigieuse quantité d’argent qui fut porté au trésor royal par l’acquisition des rentes sur l’Hôtel de Ville de Paris est un garant certain de la richesse du royaume et de celle de chaque particulier. Ce sont ces rentes qui sont en partie cause de l’abaissement de la France ; elles ont fourni au Roi le moyen d’attacher à ses intérêts tous ceux qui lui avaient prêté de l’argent et en même temps le moyen de rendre son pouvoir arbitraire, et de n’avoir plus d’autre règle dans son gouvernement que sa propre volonté, contre laquelle personne n’osait se déclarer, tant il est vrai que l’intérêt personnel l’emporte sur le général. L’intérêt de ces rentes qu’il a fallu payer sans diminuer les revenus ordinaires ont donné lieu à l’augmentation des impôts, à quoi personne n’a eu la fermeté de s’opposer, pas même le Parlement, parce qu’une bonne partie des membres dont ce corps est composé tiraient leur plus claire et plus utile subsistance de ces rentes sur l’Hôtel de Ville, et on peut dire avec certitude que ceux qui ont les premiers acheté ces rentes ont en même temps acheté les fers dont eux, leurs descendants et tout le royaume se trouve accablé.
24. Après la création de ces rentes, l’argent devenant plus rare de jour en jour, il a fallu pour en trouver avoir recours à des moyens infâmes inconnus à nos pères. Ç’a été la création des charges qui ne sont qu’à charge au public ; on en a créé de toutes espèces, et pour les faire acheter promptement on y a attribué des droits qui ont achevé de ruiner tout l’intérieur du royaume, et d’autres qui vont contre les commandements de Dieu, les droits de la nature et du sang, et contre la charité chrétienne.
25. Ceux qui ont ruiné l’intérieur du royaume gissent en ce que les acquéreurs de ces charges étaient déchargés de taille, de subsistance, de passage de gens de guerre, de sel et d’autres impositions que toutes les communautés portaient. Les gros fermiers et les paysans riches ont acheté des charges à cause des exemptions qui y étaient attachées, et comme il ne fallait pas que les revenus ordinaires fussent diminués, il a fallu augmenter les tailles et en faire porter l’imposition par les pauvres, dont la quote-part a été si fort outrée que les provinces en sont absolument ruinées dans tout le bas peuple, dont par contrecoup les riches se sont tellement ressentis qu’ils sont presque tous aussi gueux les uns que les autres. Il en est de même pour le franc-salé, pour le logement des gens de guerre, la subsistance, etc. , que pour la taille.
26. Les exemptions attachées à ces charges qui vont contre les lois de Dieu, la charité chrétienne et le sang sont celles qui regardent les orphelins et les mineurs. Le Roi est naturellement leur père, ou il devrait l’être ; leurs parents doivent avoir soin de leur éducation et de leur bien. Mais non, contre les commandements de Dieu, la charité et les obligations du sang, il leur a été permis de devenir impies et barbares. Ce qui a fait et fait encore que le bien de ces mineurs étant confiés à des gens qui ne leur sont de rien, et auxquels ces enfants n’appartiennent point, ils ont converti ce bien à leur profit, l’ont engagé ou vendu, ou du moins l’ont laissé tellement embrouillé que ces enfants n’en peuvent rien tirer parce que leur pauvreté ne leur permet pas d’avoir recours à la justice dans un royaume où elle est vénale, et où les sangsues, procureurs, sergents, greffiers et mille autres canailles s’engraissent des malheurs publics. Je n’aurais jamais fait si j’entreprenais d’entrer dans le détail des causes de la pauvreté de la France ; elle se fait sentir mille fois plus vivement que je ne saurais l’exprimer, et ces causes sont si palpables qu’elles frappent en même temps l’esprit et l’imagination.
27. La France était triomphante, on ne peut point en disconvenir ; le traité de Nimègue en est une preuve si authentique qu’il faudrait avoir renoncé au sens commun pour dire le contraire. Elle avait contre elle la Triple Alliance soutenue secrètement par des puissances jalouses de sa grandeur. Nonobstant cela, elle triompha si bien de leur haine qu’ils furent obligés de lui demander la paix ; et la France la leur accorda à telles conditions qu’elle voulut elle-même prescrire, et toutes ses conquêtes lui restèrent. Ce traité de Nimègue est le plus honorable pour le Roi qu’aucun de ceux que la France eût jamais fait avec ses ennemis.
28. Depuis ce traité qu’on peut à bon titre nommer la période de la grandeur de la France, Louis XIV, craint de ses ennemis et adoré de ses peuples, et plus que tout cela gonflé de sa grandeur, commença à ne plus régner que comme les empereurs turcs, et ne se mêla plus du détail du royaume ; il s’en reposa sur des ministres, et se contentait d’apprendre superficiellement ce qui se passait et sans y rien examiner y donnait son consentement auquel toute la France obéissait par amour ou par force ; et comme une partie de ces ministres étaient gens de naissance si peu ancienne qu’un levrault sans être surchargé aurait pu porter leurs titres de noblesse à tous, et malgré cela fuir devant les chiens, et que tous ces ministres en général avaient envie de s’enrichir, le peuple fut leur victime et le Roi leur dupe, à quoi ne contribua pas peu la ridicule dévotion où il se jeta peu de temps après parce que se laissant gouverner par des gens d’Eglise et des Jésuites dont l’âme est ordinairement dure pour le prochain, et par des gens qui profitaient du malheur public, il ne faut pas s’étonner si la France abîmée n’a pas pu soutenir ce traité de Nimègue, et si le roi a été forcé d’accepter ceux de Riswick et d’Utrec, et de rendre non seulement ses anciennes conquêtes, mais aussi celles qui avaient couronné de gloire Louis XIII son père et Henri IV son aïeul, je veux parler de Pignerol, Casai et Dunkerque. Il est vrai qu’il nous reste Strasbourg, mais il l’a acquis par l’argent et non par la force des armes.
29. A l’égard des autres, il semble que Dieu ait permis depuis cette révocation de l’édit de Nantes que tout ce que Louis XIV et ses ancêtres ont fait pour la grandeur de la France se soit tourné contre lui. Le Portugal qu’il a tiré des mains des Espagnols, la Hollande qui nous doit sa souveraineté, et qu’on avait arraché[el à l’Espagne pour diminuer sa puissance, ont été ses plus grands ennemis et ceux qui ont le plus contribué à son humiliation ; et plusieurs gens qui se mêlent de politique croient que les Espagnols n’ont jamais mieux fait pour se venger de la France que de se choisir pour roi un prince Français.
30. A l’égard de l’Angleterre, tout le monde sait que ç’a été le père de La Chaise qui a voulu que le père Pristers fût aussi puissant en Angleterre qu’il l’était en France, et pour cela, sous prétexte de la Religion, rendre le roi Jacques aussi absolu que Louis XIV ; et que c’est lui qui a poussé ce prince à faire ce qu’il a fait. Mais ni l’un ni l’autre ne connaissaient leurs forces ni le génie des deux nations. Les Français idolâtrent leur roi, et à proprement parler ils consentent d’en être les exclaves plutôt que les enfants. Ils ne se plaignent jamais que des ministres et jamais de leur souverain, ils imputent tout le bien à celui-ci et tout le mal aux autres. Mais il n’en est pas de même des Anglais. Ils aiment leur roi tant qu’il n’attaque point leur religion ni leurs privilèges, et qu’il ne s’écarte pas du serment qu’il fait à son sacre et à son couronnement. Mais aussi sitôt qu’il viole l’un ou l’autre, ils se tiennent quitte[s] du leur, étant très certain que le roi Jacques serait mort sur le trône si il n’avait pas entrepris de rendre sa religion dominante, et qu’il eût fait pendre le père Pristers sur le pont de Londres. Mons[ieu] r Le Tellier, archevêque de Reims, le dit publiquement à des Jésuites qui étaient chez lui, et cela a été imprimé sans avoir été désavoué.
31. L’honneur obligea Louis XIV de donner refuge au roi Jacques et aux siens et de soutenir sa querelle pour le remettre sur le trône dont, par les mauvais conseils du confesseur, il avait été cause que ce prince avait été dépouillé. Mais qu’y a-t-il gagné ? Après une infinité d’argent vainement consommé, ses places prises, ses armées défaites, la France épuisée, il a été obligé de consentir par un traité de paix que le fils infortuné de ce malhureux roi aille traîner son malheur hors de France et de [sic] servir pour ainsi dire de spectacle aux nations. Que la France de sa part y a-t-elle gagné, ou plutôt que n’y a-t-elle pas perdu ? ses forces de mer ont été absolument ruinées à ne s’en remettre jamais, son commerce anéanti, ses richesses épuisées, ses provinces pillées et désolées, et plus que tout cela l’île de S[ain] t-Christophle dans l’Amérique méridionale, l’Acadie et l’île de Terre-Neuve dans la nouvelle France, et la baie d’Hudson dans le Nord cédées à l’Angleterre.
32. Ces cessions faites par le traité de Risvik ne frappent point ou frappent légèrement les Français d’Europe, parce qu’ils n’en connaissent pas la conséquence. Mais ceux qui comme moi ont été dans l’Acadie et le Canada, et qui savent ce que c’est que la pêche de la morue, la fertilité du terroir, sa longueur et sa largeur, et qui avec cela connaissent la traite avec les sauvages et la facilité que les Anglais auront à nous boucher le fleuve de Saint-Laurent, savent aussi qu’il aurait été plus avantageux à la France de leur céder la Normandie, la Bretagne et même l’Aquitaine comme ils l’ont eu autrefois que de leur céder ces trois endroits seuls, l’Acadie, l’ile de Terre-Neuve et la baie d’Hudson.
33. Dunkerque est seul regretté des Français parce qu’ils ne connaissent pas l’utilité du reste. Cependant Dunkerque étant démoli devient de très peu de conséquence, d’autant plus que faisant du port de Mardik, comme on fait, un port capable des plus gros vaisseaux, il est certain que Dunkerque sera avantageusement remplacé, sans qu’il en coûte que de l’argent qui même ne sortira pas de France, et donnera à vivre à une infinité d’ouvriers. Il n’en est pas de même de l’Acadie, de l’île de Terre-Neuve et de la baie d’Hudson dont la reine Anne a bien reconnu l’utilité. Pour en être convaincu, il ne faut que voir la harangue qu’elle fit à ses chambres assemblées après le traité de Riswik, par lequel elle se félicite elle-même d’avoir obligé la France de lui céder l’Acadie et le reste qui donneront le moyen de subsister à plus de quarante mille personnes par la pêche de la morue. Et en effet la France n’a plus à en espérer que du Grand Banc, encore en temps de paix ; car pour le temps de guerre les Anglais y mettront bon ordre. Et ce sera bien pis lorsque l’Acadie, qui n’est séparée de l’Angleterre nouvelle que par la rivière de Saint-Jean, sera peuplée par les Anglais, et qu’ils y auront bâti des forts et fait des ports dans les endroits du monde les plus propres à construire et à mettre à couvert des vaisseaux, tels que sont la rivière de Saint-Jean, le Port-Royal, La Hève, Canceau ou Chedabouctou, et plusieurs autres que je ne nomme pas. Je ne puis oublier les îles de La Madeleine d’où les Anglais peuvent tirer plus d’huiles de loups marins et de vaches marines qu’il ne s’en peut consommer pour passer les peaux, et qui sont si belles, si pures et si bonnes, que la Compagnie Française de l’Acadie, dans laquelle pour mon malheur j’étais intéressé, les a vendues jusques à cinq cents livres la barrique de Bordeaux. Dieu veuille que je sois mauvais prophète, mais je prévois que Québec et le Canada seront bientôt anglicanisés. Voilà une partie de ce que les plénipotentiaires de France devaient prévoir avant que de signer à cet égard le triste traité de paix de Risvik [Utrecht], qui très certainement sera cause un jour de plusieurs guerres bien sanglantes, et dans lequel cette cession n’aurait point été comprise si Mons[ieu] r Colbert ou Mons[ieu] r de Seignelay son fils avait vécu, et cela parce qu’ils connaissaient le fond du commerce, et qu’ils étaient vraiment zélés pour l’honneur du Roi, et pour l’honneur et l’avantage de la France. Voilà en un mot le fruit d’une dévotion indiscrète, inspirée par un scélérat qui n’en avait point, et voilà ce qu’il en a coûté à la France, à laquelle il devait être indifférent que le roi d’Angleterre se nommât Jacques ou Guillaume.
34. La France était puissante : qui peut en disconvenir ? Si elle ne l’avait pas été, aurait-elle soutenu les efforts de tant d’ennemis conjurés contre elle ? Aurait-elle entassé conquête sur conquête ? Et enfin, les aurait-elle réduits à accepter les conditions qu’elle-même avait prescrites ? Et auraient-ils eux-mêmes recherché cette paix si ils n’avaient pas reconnu qu’elle était seule supérieure à eux tous ? Mais, Grand Dieu ! qu’est-elle aujourd’hui, et à quelle cruelle extrémité est parvenue sa faiblesse ? Les seuls traités de Risvik et d’Utrec en sont des preuves parlantes, et les siècles à venir auront peine à les croire si ils les comparent au traité de Nimègue.
35. La France était respectée et crainte de ses voisins. L’affaire de Rome, où à la barbe du pape il fut élevé une pyramide, pour témoigner la satisfaction que la cour de Rome avait faite au Roi de l’insolence des gardes corses, qui avaient violé le droit des gens dans la personne de Mons[ieu] r de Créqui son ambassadeur, et l’envoi du cardinal Chisi neveu de Sa Sainteté pour faire cette satisfaction de vive voix ; l’affaire du duc de Parme accommodée à la satisfaction du Roi, l’Espagne obligée de céder le pas à notre ambassadeur dans toutes les cours ; et de Mons[ieu] r de Lavardin au sujet des franchises et des annates, tout cela ne dit-il pas que la France était crainte et respectée ? Mais à présent ce n’est plus cela. Il y a même longtemps qu’on ne la considère plus à Rome, où malgré les instances réitérées du Roi, il n’a jamais pu obtenir d’innocent XII ni de Clément XII aucune grâce pour personne, pas même l’investiture du royaume de Naples pour Philippe V roi d’Espagne, son petit-fils. Il n’en a jamais depuis la suppression de l’édit de Nantes obtenu que quelques bonnets de cardinaux, dignité fort inutile à la France, mais fort au gré de l’ambition des gens d’Eglise. Innocent XI qui certainement était un saint homme et droit n’approuva-t-il pas le refus que fit Mons[ieu] r Le Camus archevêque de Grenoble de prêter la main à une mission à la dragonne dans son diocèse, et pour récompense de sa fermeté ne l’obligea-t-il pas de recevoir le chapeau, parce que le roi, à cause de son peu de complaisance, s’opposait à sa promotion ? Et ce pape ne le fit-il pas venir à Rome chercher un asile jusqu’à ce que l’indignation du roi fût passée ? Ce pape ne prédit-il pas l’humiliation de la France sitôt qu’il vit l’édit de Nantes anéanti, et ne dit-il pas hautement que le Roi et le royaume allaient être humiliés, puisqu’il entreprenait sur les droits de Dieu, à qui seul il appartient de tourner les cœurs et la conscience ? Enfin pour faire du chagrin à Louis XIV, n’aima-t-il pas mieux prématurer l’âge du prince Clément de Bavière par un bref d’éligibilité, que de souffrir que le cardinal de Furstemberg fût élu archevêque et électeur de Cologne, quoiqu’il eût les deux tiers des voix, et cela uniquement parce qu’il était appuyé de la France ? Qui peut douter qu’au lieu de respect et de crainte, cette conduite ne témoigne un injurieux mépris ?
36. La France était arbitre de toute l’Europe. N’a-t-elle pas utilement employé sa médiation entre le Grand Seigneur et l’Empereur, entre celui-ci et Tékeli, entre le même Grand Seigneur et la République de Venise, entre les Suisses et le duc de Savoie, entre celui-ci et le grand duc de Toscane, entre les rois de Suède et de Danemark, entre l’Angleterre et les Etats-Généraux de Hollande, et entre une infinité d’autres dont je [ne] me souviens pas, aux traités de paix desquels les ambassadeurs de Louis XIV ont paru comme médiateurs. Mais depuis longtemps les Turcs et les Allemands, et d’autres nations en guerre, ont bien fait leurs paix ensemble sans que la France s’en soit mêlée.
37. La bonne foi régnait autrefois en France ; à présent il n’y en a plus. Les Français étaient autrefois renommés pour leur bonne foi, ils sont à présent regardés d’un autre œil. Cette vertu qui est le premier et le plus puissant lien de la société civile s’est perdue par degrés, à mesure que leurs chefs leur en ont montré l’exemple. Il faut ici remonter plus haut, et faire voir que la fourberie, l’imposture et la mauvaise foi se sont aussi établies par degrés. La source du désordre vient sans contredit de la cour papale et des gens d’Eglise. Il ne faut pas croire que j’avance un paradoxe ; je vais le prouver, et ceux qui pourront me convaincre de faux ont assurément plus de connaissance de l’histoire que moi, et y auront fait des méditations et des réflexions contraires aux miennes.
38. Je pose pour fondement de mon système que la bonne foi n’a disparu qu’à proportion que l’avidité des richesses a augmenté, et que chacun a voulu prendre de son prochain un bien qui lui appartenait, et sur lequel celui qui le prenait n’avait aucun droit ; et sur ce fondement j’en reviens à la cour de Rome, Lorsque le pape chassé de l’Italie par l’Empereur se réfugia en France pour le malheur du royaume, il se retira à Avignon. La France, le refuge ordinaire et toujours la dupe des pontifes, lui donna asile. Mais ce ne fut pas assez, il fallut donner de quoi subsister à un si illustre banni. Le pape, se regardant comme le premier pauvre, crut avoir un droit primitif sur les biens de l’Eglise, et s’autorisa, contre les coutumes et les droits de l’Eglise gallicane, à demander le dixième des revenus des biens ecclésiastiques, et les annates, qui est le droit de la première année de jouissance. Il introduisit les grâces expectatives, et une infinité d’autres maltôtes que la France avait toujours ignorées ; et sous un faux prétexte de dévotion et de recueillement des moines, il les exempta, pour de l’argent, de la juridiction et visite des ordinaires, archevêques, évêques, etc. Il faut voir là-dessus la harangue de Jean Gerson, chancelier de l’université de Paris au concile de Constance. Frère Paul ou Fra Paolo, religieux servite qui a fait l’histoire du concile de Trente, a pillé Jean Gerson en tout, et n’a pourtant rien dit que de vrai. Il faut voir de quelle manière les matières bénéficiales y sont traitées, l’origine des commandes, et une infinité d’autres abus, et en même temps d’où viennent les biens d’Eglise employés à présent à tout un autre usage que celui de leur destination.
39. Clément V, pape sans pitié ni sans religion, résolut pour subsister avec honneur de s’emparer du bien des chevaliers templiers, et pour cela de leur faire accroire qu’ils étaient sodomites et dignes du feu, et en effet les fit brûler sans miséricorde. Un de ces malhureux qu’on menait au supplice adressa la parole à Clément et à Philippe le Bel roi de France, qui eurent l’inhumanité de les voir passer devant eux à Poitiers, et les cita devant Dieu dans l’an et jour pour répondre de leur jugement. Les archives qui sont actuellement dans celle des tours du Temple de Paris qui est du côté du midi disent que ce pape et Philippe moururent tous deux le même jour et à la même heure, un année juste après cette citation. Quoi qu’il en soit, le pape s’empara de leurs dépouilles autant qu’il put ; mais Philippe le Bel, qui était aussi avare que lui, crut ne devoir pas tout laisser à sa Sainteté, et ils partagèrent ensemble.
40. Nos rois, jusques à celui-ci, s’étaient contentés de leur domaine sans rien du tout exiger de leurs sujets. Mais voyant que le pape vicaire de Jésus-Christ ne se faisait pas un scrupule de prendre le bien d’autrui, et qu’il pillait les gens d’Eglise qui étaient sous son obéissance, Philippe se crut autorisé par l’exemple du chef de la religion de prendre aussi sur ses sujets ce qu’ils ne lui devaient point, et fut le premier des rois de France qui mît le premier [sic] un impôt dans le royaume, ou plutôt dans Paris seul, et cela sous de vains prétextes dont les rois ne manquent jamais, et que leurs flatteurs, ou plutôt leurs âmes damnées, leur fournissent toujours.
41. Cet impôt qui a été le premier connu en France fut mis sur le poisson salé qui entrait à Paris, sur quoi il y a deux choses à remarquer. La première est que Pierre Alaix qui en fut le traitant reconnut qu’il avait donné un mauvais exemple, et par son testament ordonna▶ que tout son bien fût donné aux pauvres, et se croyant indigne d’une sépulture chrétienne, il ◀ordonna▶ aussi que son corps fût enterré sous le ruisseau qui sort de la Halle comme en étant lui-même la première immondice et la plus infectée ; que ce corps fût couvert d’une pierre sur laquelle les charroirs2 ne pussent passer, afin qu’elle pût être conservée ad memoriam saeculorum sempiternam, et que tous les ans le jour de son décès il y aurait un pauvre qui irait la corde au col faire amende honorable à la chapelle de Notre-Dame de Saint-Eustache sa paroisse, de la mauvaise action qu’il avait faite pendant sa vie, et que ce pauvre crierait à haute et intelligible voix : Priez Dieu pour le repos de l’âme de Pierre Alaix !
42. Messieurs de la paroisse de Saint-Eustache à Paris ne peuvent disconvenir de cette vérité ; leur curé et leur fabrique jouissent encore à présent des fonds qu’Alaix a laissé[s] tant pour la rétribution du pauvre qui fait la cérémonie que pour les messes qu’il a fondées, et pour l’entretien de la pierre sous laquelle il est enterré, qu’on appelle encore de son nom le Pont Alaix.
43. La seconde chose qui est à remarquer, c’est qu’une harengère de la Halle, parlant à Philippe le Bel lui-même, eut l’effronterie de lui dire au sujet de cet impôt : Vous prenez de nous ce qui ne vous appartient point. Sachez que Dieu reprendra de vous ce qu’il vous avait donné, et dont vous vous êtes rendu indigne. En effet, ses quatre enfants moururent avant lui, deux de rage d’être cocus, un autre fou, et la fille putain.
44. Voilà, je crois, avoir prouvé ce que j’ai avancé, qui est que jamais nos rois n’auraient mis d’impôt sur qui que ce soit, si les gens d’Eglise et surtout leur chef ne leur en avait pas donné l’exemple, et ils crurent pouvoir en sûreté de conscience ravir le bien de leurs sujets en ne faisant qu’imiter celui qui pouvait leur en donner l’absolution. Quoi qu’il en soit, Alaix fut imité par une infinité de coquins qui lui succédèrent dans la rapine et qui n’en firent pas comme lui une réparation authentique et publique par le monument éternel qu’il en a laissé. Mais comme ce monument ne plaît point aux maltôtiers ni à d’autres fripons qu’on nomme gens d’affaires dont la même paroisse de Saint-Eustache est remplie tant vivants que morts, quelques-uns d’eux dont on a caché les noms entreprirent de le détruire, et pour en venir à bout ils firent faire sur ce Pont Alaix un feu si terrible le jour que Paris fit des feux de joie pour la naissance du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV et père de Louis XV aujourd’hui régnant, que ce pont, qui n’est qu’une simple pierre, rompit, et les morceaux ou débris furent si bien dispersés qu’il n’en restait aucun vestige. Mais malhureusement pour eux, Monsieur d’Orsoi, prévôt des marchands de Paris, ◀ordonna▶ qu’il en fût fait enquête ; et comme il était homme droit et peu porté pour la canaille, ceux qui l’avaient mis en action et qui savaient que ce magistrat n’entendait point de raillerie sur cet article, craignirent d’être compris dans les informations, et par sollicitation de puissants protecteurs, l’affaire fut assoupie, et la pierre remise, et le pont rétabli en l’état qu’il est aujourd’hui.
45. Comme la France est un pays de conséquence, ce premier impôt en attira une infinité d’autres après lui, et toutes les fois que nos rois se sont fait une nécessité d’argent pour quelque occasion que ce fût, ils ont toujours eu recours à cet infâme moyen d’impôt et de maltôte, et de création de charges, ce qui a été jusques à un tel abus qu’à la honte du souverain, et contre le serment qu’il fait à son sacre de rendre la Justice à ses sujets et de soutenir le faible contre le fort, il ne se mêle nullement de cette Justice, et s’en repose sur des gens au[x] quel[s] il a vendu en gros le droit de la revendre en détail. Ce qui fait qu’une infinité de malhureux languissent, et ont le désespoir et la rage de voir leur bien injustement ravi, et possédé par des gens riches et puissants des mains desquels ils ne peuvent le retirer, n’ayant pas le moyen de payer les procureurs, les avocats, les greffiers, les rapporteurs et les épices, et mille autres maltôtes qui par les formes donnent le démenti à la justice du fond. Le Parlement autrefois l’honneur du royaume, dont l’équité était si bien reconnue que les princes étrangers le prenaient pour juge et pour arbitre de leurs différends, n’est plus à présent que l’ombre de ce qu’il a été, et cela parce que les charges des membres qui le composent ne se donnent plus au mérite, mais seulement à ceux qui peuvent les acheter, lesquels pour la plupart se ressentent de la bassesse de leur origine, étant, du moins une bonne partie, de race de maltôtiers, de partisans et d’autres que la corruption des siècles a engendrés, et desquels on peut dire avec Juvénal :
Vincant divitiae, nec sacro cedat honori,Nuper in hanc urbem pedibus qui venerat albis.
Je sais bien que nous avons parmi eux plusieurs magistrats d’ancienne extraction, et même de bonne maison ; mais je sais bien aussi qu’ils ne sont pas le plus grand nombre. Je sais bien encore qu’il y en a de très intègres et de très judicieux, mais je sais bien aussi qu’il y en a plusieurs fort peu scrupuleux, et qui ne s’embarrassent pas de donner un soufflet au bon droit ; et le malheur est qu’on ne pèse pas les voix, mais qu’on les compte. Voilà le fruit de la vénalité des charges de judicature. Avant cela,
Numdum Justiciam scelus mortale fugerat,
Mais depuis le règne de Louis XIV ont peut ajouter avec Ovide :
Ultima de Superis ilia reliquit humum.
46. Il est vrai que ce monarque n’a pas eu lieu de se louer de la conduite du Parlement sous la forme qu’on le lui réprésentait [sic] pendant sa jeunesse. Mais qui étaient ceux qui le lui ont rendu odieux ? C’était un misérable Italien qu’on attaquait, qui était l’exécration de la France, un scélérat qui avait été banni et proscrit par cette compagnie dont à tout moment il violait les privilèges, aussi bien que tous ceux du royaume en général ; en un mot c’était le cardinal Mazarin, homme véritablement détesté et haï dont je parlerai dans la suite, lorsque j’entrerai dans le détail des bonnes actions personnelles du Roi.
47. Cependant Louis XIV n’est jamais revenu de la haine qu’on lui avait inspirée dans son bas âge tant contre le Parlement que contre les Parisiens. Il est pourtant vrai que ni les uns ni les autres n’ont jamais eu en vue ni même songé à lui manquer de respect, ni à l’obéissance qu’ils lui devaient. Mais Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, et Mazarin faisaient croire à ce prince que c’était lui et son autorité que le Parlement attaquait, dans le temps que ce même Parlement n’attaquait que l’abus que cet avare cardinal faisait de l’autorité que le Roi dans sa minorité lui confiait. Je rapporterai là-dessus dans la suite quelque chose de particulier lorsque j’introduirai Monsieur le duc de La Rochefoucauld.
48. Je reviens au Parlement et dis que la haine que Louis XIV avait sucée contre lui avec le lait n’a jamais pu être assoupie : Qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire pour avilir cette compagnie en introduisant dans son corps des membres indignes, et même en lui ôtant la qualité et le titre que cette illustre compagnie avait reçus de nos rois prédécesseurs de Louis XIV ; ils l’avaient toujours0 traitée et reconnue pour une Cour souveraine, mais les flatteurs de Louis n’ont pas trouvé bon qu’elle jouît de cette distinction et ne lui ont attribué que le simple nom de Cour supérieure, et par là ont mis le Parlement de Paris au niveau de tous les autres du royaume qui ne doivent leur érection qu’à la seule bienveillance des rois qui les ont établis en différents lieux pour la facilité des peuples des provinces éloignées, et pour régler les différends de particulier à particulier. Mais le Parlement de Paris, le plus ancien du royaume, ne doit son installation qu’aux Etats Généraux assemblés, et rien du tout à nos rois que le choix qu’il pouvait [sic] faire, un de trois, pour remplir les places vacantes, et comme on présentait toujours au Prince trois sujets de mérite et savants dont il nommait un à l’exclusion des deux autres, ceux qui étaient nommés ne lui avaient que la seule obligation du choix et non de l’élection, puisqu’ils avaient été mis au niveau des deux autres ; et aussi ne vendaient-ils pas lâchement leurs voix à sa volonté, ni à l’amour de l’argent ou d’une belle femme. Je dirai là-dessus ce qui est arrivé à M. Ferrand.
49. Le Parlement lui-même a contribué à sa propre ruine par la basse et lâche complaisance qu’il a eu d’enregistrer une infinité d’édits boursaux dont il a ressenti et ressent encore le contrecoup. Louis XIV a pu dire de lui ce que Tibère disait du sénat de Rome : Ol homines ad servitutem parati. Louvois, qui fut un véritable Séjan, a poussé sa basse flatterie jusques à l’extrémité de sa vie, et si le testament politique qui paraît sous son nom n’est pas de lui du moins peut-on dire que celui qui l’a fait a suivi ses maximes en y insinuant que rien n’est difficile à faire lorsqu’on a le pouvoir en main. Sa politique était celle qui plaisait le plus à son roi, politique toute damnable et pire que celle de Machiavel ; on verra dans la suite de quelle manière est péri ce ministre, qui voulait être obéi sans réplique comme il voulait qu’on obéît à Louis sous le nom duquel il a fait faire des violences si criantes et si outrées que toute la France elle-même était étonnée de ce qu’un coup de foudre n’écrasait pas un si grand scélérat. Sa mort est un fruit de ce pouvoir arbitraire qu’il inspirait à Louis ; j’en parlerai dans la suite, et en effet…
Dignus erat effrons arte perire sua.
50. La Flandre, l’Allemagne, l’Italie et surtout le Palatinat, où les rigueurs de la guerre ont été poussées à des extrémités incroyables, et plus dignes de tigres et de démons que d’hommes, se sont ressentis et se ressentent encore en partie des fureurs de cet homme, fureurs que Louis XIV n’aurait certainement point approuvées si on lui en avait fait un récit Fidèle et sincère, et que ce récit lui en eût été fait par un homme d’honneur en qui il eût eu autant de confiance qu’en Louvois, et qu’il les eût mis aux mains ensemble. Mais ce prince était trop gonflé de sa propre grandeur pour en croire d’autres que Louvois qui la flattait, et là-dessus les honnêtes gens tels qu’étaient un prince de Condé, un Monsieur de Turenne, et quantité d’autres, auraient passé dans son esprit plutôt pour des pédagogues, que pour des gens véritablement zélés pour sa gloire ; il ne faut que lire la vie des deux grands hommes que je viens de citer pour être convaincu de la vérité de ce que je viens de dire. Je parlerai encore d’eux ; et j’en reviens à la bonne foi morte en France, dont la rapidité de ma plume m’a écarté.
51. Les tailles, les impôts, les entrées et toutes les maltôtes augmentées, les charges nouvelles crées, la capitation établie, le dixième levé sur tout le royaume, ont réduit la France dans un état plus triste que quarante années de guerre civile n’auraient pu le faire. Ce que je dis est très certain, on va le voir. Ce ne sont point ces impôts par eux-mêmes qui ont ruiné le royaume, ce sont ceux qui étaient été chargés de les lever, véritables vipères qui pour se tirer de la bassesse de leur naissance ont rongé leur mère jusqu’aux os. Les receveurs généraux des finances, les receveurs des tailles, les fermiers du sel, les traitants des charges de nouvelle création, en un mot tous ceux qui avaient pouvoir de lever sur le peuple ce que le Roi voulait qui lui fût dû, s’intéressaient dans la fourniture des troupes à leur passage, ce qu’on appelle étape, subsistance tance, etc. Il leur fallait des bœufs ; des vins, des grains et d’autres denrées. Ils connaissaient les gens cotisés ; ils ne leur demandaient rien du tout pendant un certain temps ; et tout d’un coup lui [sic] tombaient ensemble de concert sur le corps. Ce malhureux dont tout était saisi ne se trouvait pas assez d’argent comptant pour rassasier tant de loups à la fois, et tout était vendu à vil prix, et outre tous les frais de justice que ce malhureux était obligé de payer, il avait le désespoir de voir son bien vendu pour rien ; c’est à dire que ces fripons se faisaient adjuger pour vingt francs un bœuf qui aurait été vendu cinquante écus au marché, et ainsi de tout le reste. Tout cela se faisait sous le nom de Louis XIV. Il est pourtant très vrai qu’il n’y avait aucune part, qu’il n’aurait jamais approuvé ces cruelles exactions, et qu’il n’y avait que les ministres des Finances qui en fussent informés, et qui se bouchaient les yeux, les oreilles et le cœur, et qui même empêchaient que les plaintes des peuples ne parvinssent jusques à Louis. Ces plaintes étant parvenues jusques à lui, Monsieur de La Fond de la Beuvrière, intendant en Poitou, envoya un cahier de remontrances que j’ai vu, lu et tenu. Il y représente avec sincérité la misère du peuple, l’impossibilité où il était de cultiver et de semer les terres faute de grains et d’animaux de labour, qu’on lui ôtait comme je viens de le dire. Ce cahier était adressé à M. de Pontchartrain ministre d’Etat des Finances, mais n’a rien opéré que le rappel de M. de La Beuvrière, et le Conseil n’a mis ordre à un abus si criant que lorsque tous les intendants s’en sont plaints, et que les receveurs eux-mêmes s’en sont plaints aussi à cause des non-valeurs qui laissaient dans leurs comptes des vides terribles, mais ils se sont bien gardés de dire qu’eux-mêmes étaient cause de ces non-valeurs.
52. Cette misère a été poussée si avant que j’ai vu par moi-même deux choses que certainement la postérité aura peine à croire. L’une est arrivée à Saint-Maixent en Poitou, l’autre à Paris.
53. La première est qu’une femme dont le mari était mort il n’y avait que quinze jours ou environ, et qui était grosse de plus de huit mois, ayant outre cela quatre enfants vivants, venait d’être exécutée pour la taille, et les coquins d’huissiers des tailles emportaient de chez cette pauvre femme tout ce qu’ils pouvaient emporter. Cette malhureuse courait après eux ; et ses plaintes, ses cris et ses lamentations obligèrent une infinité de gens de se rendre spectateurs. MM. de Beauregard et le chevalier de Château-Regnault et moi, qui venions à Paris par le messager, sortîmes de notre auberge, et entendîmes la querelle et le sujet. Toute grosse et prête d’accoucher qu’était cette malhureuse, un archer ou huissier fut assez brutal pour la frapper. M.de Beauregard ne trouva pas l’action de son goût, et rendit avec sa canne à ce coquin le principal et l’intérêt des coups qu’il avait donnés à cette femme. Il était et est encore capitaine de vaisseau ; son train et quelques gardes de la Marine dont il était accompagné se mirent de la partie, et Messieurs de la Sérénade furent si bien rossés que rien n’y manqua. Les hardes de cette femme lui furent rendues et chacun lui fit l’aumône ; et comme elle était dans une fureur épouvantable, et qu’elle ne réfléchissait pas à ce qu’elle disait, elle compara le Roi à Hérode, avec cette différence seulement qu’Hérode ne faisait mourir les enfants qu’après qu’ils étaient nés, mais que lui il faisait mourir les innocents dans le ventre de leurs mères auxquelles il en coûtait la vie. En effet cette malheureuse accoucha dans le moment d’un enfant étouffé dans son corps, et mourut un quart d’heure après, vomissant mille imprécations contre les auteurs de sa mort, dont elle demandait à Dieu la vengeance ; et pour achever cette histoire, les coquins d’archers ou sergents, craignant d’être accusés de sa mort, dont ils étaient assurément cause par les coups qu’ils avaient donnés à cette femme chez elle et dans la rue, firent un procès-verbal de rébellion, où Mons[ieu] r de Beauregard fut si bien mêlé, qu’il eut besoin du crédit de tous ses amis pour n’être pas cassé, tant sous le règne de Louis XIV les exacteurs d’impôts étaient considérés et ménagés.
54. L’autre aventure qui est arrivée à Paris n’est pas si funeste, mais elle témoigne la pauvreté à laquelle les impôts avaient réduit tout le monde. C’était une bourgeoise de Paris dont le mari et leur famille auraient aisément vécu si les billets de monnaie avaient été acquittés. Elle prenait du lait pour faire de la bouillie à un enfant qu’elle avait à la mamelle. La laitière qui lui en fournissait ordinairement lui dit qu’elle n’en prenait que la moitié de ce qu’il lui fallait, et qu’elle avait coutume d’en prendre, et lui demanda si elle en avait pris d’une autre. Non, répondit cette femme, mais le roi fait si bien jeûner son père et moi qu’il est juste que notre enfant se ressente de la dureté du temps, et s’il meurt de faim, il ira lui-même demander dans le ciel justice de ses bourreaux.
55. Je n’aurais jamais fait si j’entreprenais de dire toutes les causes de l’extinction de la bonne foi. Il suffira de dire que le règne de Louis XIV l’a tout à fait bannie de France et que tous les Français se conformant sur l’exemple que le Roi et son Conseil lui donnait de prendre à toutes mains, tant sur le sacré que sur le profane, se sont figuré que le vol n’était point un crime, et que la seule manière de voler était punissable. Ils étaient autorisés par l’exemple de Louis XIV, et lui il [l’] était par celui des gens auxquels il confiait sa conscience, je veux dire les Jésuites et l’archevêque de Paris. Chacun un petit trait ne leur ferait pas grand mal.
56. Les Jésuites avaient fait avec un nommé Marteau, maître menuisier, un marché pour toute la menuiserie qui est présentement dans leur couvent de la rue S[aint] -Antoine à Paris, et dans la maison de campagne du père de La Chaise à l’extrémité du faubourg entre Charonne et le Ménil-Montant, qu’on appelle vulgairement Mont-Louis. Les Jésuites avaient de leur part un livre où le menuisier écrivait par quittances l’argent qu’il recevait d’eux, et lui de son côté en avait un où ces pères lui donnaient quittances des ouvrages qu’il leur fournissait suivant leur marché. Après qu’il leur eut livré tout ce qu’il s’était obligé de leur fournir, il demanda le restant du paiement qui lui était dû. Il n’y avait rien de si juste ; mais les Jésuites se Figurèrent qu’ils l’avaient payé. Il ne voulut pas les en croire, et les fit assigner à sa requête. S’il avait été évêque ou cardinal et que la cour de Rome ou le pape eussent été juges, il aurait sans contredit perdu son procès. Mais il ne s’agissait ni de Confucius, ni des Indes et de la foi, il s’agissait d’une restitution de quatre mille francs que Marteau leur demandait, ce qui est une somme très considérable pour un artisan. L’affaire fut plaidée au Châtelet où les registres furent montrés. M.Le Camus lieutenant civil, frère de M. l’évêque de Grenoble dont j’ai déjà parlé, homme intègre, très honnête homme et bon magistrat, connut par les plaidoyers qu’il y avait de la friponnerie de la part de Marteau ou de celle des Jésuites ; et comme il savait de quoi cette noire séquelle est capable, il ◀ordonna▶ un référé chez lui où les regitres respectifs seraient rapportés.
57. Je voulus voir la scène et me trouvai dans le cabinet de M. Le Camus où l’affaire fut décidée. Marteau présenta son registre avec toute la naïveté d’un artisan, et les Jésuites le leur avec cet air furibond et de confiance parfaite qui les accompagne partout, et furent assez effrontés pour traiter Marteau de fripon et de calomniateur. M.Le Camus ne jugea pas à propos de les en croire à leur parole, et se fit apporter une bougie. La date de la quittance n’était point altérée et se trouvait conforme sur l’un et sur l’autre regitre [sic], la seule différence qu’il y avait c’est que le régitre de Marteau n’accusait que six mille livres, et que celui des Jésuites en accusait dix. Monsieur Le Camus présenta à la bougie ce regitre ou plutôt le feuillet sur lequel la quittance était écrite, et remarqua que dans la somme écrite tout du long l’s avait été changé en d par une addition d’un trait de plume qui n’est que ceci, δ, et qu’à l’égard de la somme en chiffre tirée hors ligne qui doit être ainsi figurée 6 000, il[s] avaient avec la pointe d’un canif raturé la tête du six et en avaient fait un zéro, et avancé un point. avant ce zéro, si bien que le tout offrait dix mille livres. J’appelle cela une action de fripon et de faussaire. C’était le très révèrent père Daniel qui présenta ce régitre, et l’avait mis en état de probabilité. Le magistrat ne l’approuva pourtant pas, et s’en tint à l’opinion la plus probable, qui était, est et sera que c’est une action digne de la corde. M. Le Camus se releva de son fauteuil avec autant de colère que d’indignation, et répétant cinq ou six fois : Ah ! mes Pères, je n’en suis plus, les mit dehors de son cabinet sans cérémonie, et leur ◀ordonna▶ de payer Marteau pour éviter le scandale. Le résultat fut que cet artisan fut payé le jour même, et que Monsieur Le Camus lui ◀ordonna▶ de garder le secret de l’aventure. Il le promit, mais moi qui ne m’y suis point soumis, je le déclare pour l’honneur de la Société, et fais là-dessus deux réflexions qui sont que des gens si peu scrupuleux ne sont guère en état de gouverner la conscience d’autrui, et surtout celle des princes, et que cette société ne se corrigera jamais de ses détestables maximes. Mons[ieu] r Pascal leur a dit qu’ils devaient mettre ordre à un si grand scandale, et ne pas souffrir que les juges fissent pendre en pratique ceux que la société absolvait par théorie.
58. A propos de Mr. Pascal, les Jésuites ont été assez fourbes pour faire imprimer qu’il s’était rétracté de ses Lettres au Provincial. Je suis en état autant qu’homme de monde, de dire à toute la société sur cet article ce que le bon père Valérien leur dit : Mentiris impudentissime. Je reprendrai l’article de ces pieux et scrupuleux pères une autre fois ; je les attends à Douai et à Tournai. Ils ont parmi eux une maxime que est la source de leur mauvaise foi et de leur cupidité, c’est qu’ils n’ont pas les uns pour les autres plus de charité qu’ils n’en ont pour leur prochain, c’est à dire qu’une maison riche n’assiste point une maison pauvre ; par exemple l’église de Paris, trop riche sans contredit, ne donne aucun secours à celle d’Arras qui certainement est pauvre ; et comme parmi eux c’est un honneur d’apporter du profit à une maison et de contribuer à l’enrichir soit par adresse, ou par quelque autre moyen, il n’y a ni bassesse ni flatterie à quoi ils ne se portent pour en venir à bout. Leurs pères procureurs d’autre part n’épargnent ni fourberies ni mauvaise foi pour économiser et augmenter ce bien ; en effet ils ne font remplir ce poste que par un homme adroit et dont le cœur est à l’épreuve de tout, la conscience facile et le front incapable de rougir. Ils tiennent pour une maxime constante qu’une communauté n’est jamais riche, quand le procureur est honnête homme, et qu’au contraire il faut qu’il en soit l’âme damnée.
59. L’exemple de mauvaise foi qui fut fourni à Louis par l’archevêque de Paris est trop récent et a fait trop de bruit pour être ignoré de personne ; cependant je le rapporterai ici. Cet archevêque, qui est de la maison de Noailles, avait un neveu nommé comte d’Ayen, fils du maréchal de Noailles, et qui depuis la mort de son père est appelé duc de Noailles, et le même qui est à présent chef du conseil des finances. Le cardinal son oncle lui fit épouser Mad[emois] elle d’Aubigny, nièce de la marquise de Maintenon, et comme la maison de Noailles est si ancienne que presque tout le bien en est usé, le cardinal se chargea d’acquitter toutes les dettes qui montaient à des sommes très fortes.
60. Bel usage que Messieurs les gens d’Eglise font du bien des pauvres, à qui tout a été donné, et qui n’appartient nullement aux prélats qui n’en sont que les dispensateurs et les économes et non pas les propriétaires. Ils en enrichissent leurs parents, en dotent leurs nièces, et enfin en font tout un autre usage que celui de sa destination ! Il envoya quérir tous les créanciers pour leur faire signer un contrat d’atermoiement et renoncer à une partie de leurs droits en leur assurant le surplus.
61. Les uns consentirent à la proposition et furent les plus sages, et d’autres la refusèrent tout plat, si bien que pour que ce contrat fût exécuté, il fallait qu’il fût rendu commun avec tous les créanciers tant consentants que refusants. Cela ne se pouvait faire que par un arrêt d’homologation au Parlement ; ce contrat y fut apporté, et remis entre les mains de Monsieur le Premier Président Achille de Harlai. Cet homme, qui a été universellement regretté de toute la France à cause de sa droiture et de son équité, auquel un bon mot ne coûtait rien, et qui ne ménageait qui que ce soit, prit ce contrat. Il le tourna et retourna de tous côtés sans rien dire ; enfin après cette manœuvre qui dura plus d’un gros quart d’heure, il le rejeta sur le bureau et dit : Ah ! vraiment, vraiment, Messire François de Noailles, ci-devant évêque de Châlons, à présent archevêque de Paris et cardinal, le Roi, toute la France, et moi-même tout le premier, avions cru que c’était assez pour lui d’avoir le chapeau rouge, mais nous nous trompions, puisqu’il y veut ajouter le bonnet vert !
62. Ceux qui gouvernaient les finances ont été plus ou moins gens de bien sous le règne de Louis XIV selon qu’il s’est mêlé lui-même de l’emploi qui en était fait ; et jamais nos anciens n’ont rien dit de plus vrai qu’en inventant le proverbe trivial qui dit que Tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Je crois qu’il faut dire un mot de tous ceux qui ont occupé ce poste pendant un si long règne qui a eu tant de faces différentes.
63. Le cardinal Mazarin était à la tête des affaires lorsque Louis XIII mourut et que Louis XIV son fils vint à la couronne. Beaucoup de gens ont prétendu que ce cardinal qui n’était point prêtre et qui même n’était pas dans les ordres avait plus contribué à sa naissance que Louis XIII. Mais je puis assurer sous la bonne foi de feu mon père qui n’avait aucun lieu de se louer d’Anne d’Autriche, et qui au contraire avait sujet de s’en plaindre, et sous la bonne foi aussi de Mons[ieu] r le maréchal de La Ferté, que c’est là une pure et très condamnable médisance ; que cette princesse a été fidèle au Roi son époux pendant sa vie, et que Louis XIV était véritablement son fils. Ce que j’en rapporterai dans la suite en formera une espèce de démonstration aussi claire que pourrait être celle d’un point de mathématique, ce qui est tout dire à ce que je crois.
64. Ce cardinal était Italien, fourbe, avare, dissimulé, et orné de toutes les mauvaises qualités qui forment un scélérat effectif. Il faut voir le Mercure Français, l’Histoire des guerres civiles, le Journal du Palais, les Mémoires de Mons[ieu] r le duc de La Rochef[ouc] ault, et d’autres livres imprimés pendant la minorité de Louis XIV pour être parfaitement convaincu que c’était lui qu’on attaquait dans les troubles, et nullement le Roi, à qui ni Paris ni le reste de la France n’ont jamais songé à manquer de respect, mais seulement à ce cardinal dont il est à propos de dire la rapidité de fortune, en disant la naissance de Louis XIV.
65. Ce fourbe s’introduisit à la cour par le canal du cardinal de Richelieu qui lui avait obligation de ce que les troupes de France n’avaient pas été battues en Italie, et que par ses instances d’un camp à l’autre, il avait donné lieu à un traité de paix entre la France et l’Espagne. Le cardinal de Richelieu l’employa dans quelques autres négociations, dont il sortit à son honneur. Anne d’Autriche femme de Louis XIII conçut pour lui une estime très forte, et le combla de bienfaits. Il s’attacha à cette princesse ; Richelieu voulut le détruire et n’en put venir à bout. Anne d’Autriche craignit d’être répudiée à cause de sa stérilité ; elle confia sa crainte à Mazarin, et celui-ci qui la trouva très bien fondée, se mit en tête de la tranquilliser. Il ne le pouvait pas par lui-même, mais le hasard lui en fournit l’occasion que je vais dire après avoir dit les causes de la stérilité de la Reine.
66. Il faut savoir que le cardinal de Richelieu était aussi fourbe qu’ambitieux, et ne se proposait pas moins que de mettre sa nièce sur le trône. Il avait fait dire à Gaston duc d’Orléans frère de Louis XIII que s’il voulait consentir à la dissolution de son mariage avec la fille du duc de Lorraine qu’il avait épousée malgré le Roi son frère, et accepter une épouse de sa main, la couronne lui serait immanquable. Gaston refusa les avances qu’on lui faisait, et garda son épouse.
Après son refus le cardinal s’adressa au comte de Soissons, mais s’y prit d’une manière plus fine. Il faisait bâtir le Palais Cardinal aujourd’hui nommé le Palais Royal. Les maisons qui donnent par derrière sur le jardin de ce palais, et par devant sur la rue Neuve des Petits Champs, n’étaient point encore bâties, et le cardinal avait fait faire dans la place où elles sont des bains et des pavillons. Il convia le comte de Soissons à dîner. Celui-ci y alla sans prévoir le piège qu’on lui tendait, et dont pourtant il se tira avec toute la prudence possible. Lorsqu’il arriva, le cardinal était avec une infinité de gens ; et lui fit ses excuses de ne pouvoir pas lui rendre tout le respect qui était dû à sa naissance, et le pria de faire un tour dans son jardin, lui promettant qu’il irait le joindre dans un moment sitôt qu’il aurait fini quelques affaires qui regardaient l’Etat. Le comte reçut fort bien sa civilité et entra dans ce jardin seul, parce que le cardinal l’avait prié d’y aller sans compagnie, afin, disait-il, de savoir de lui-même sans conseil d’autrui ce qu’il lui semblerait du bâtiment en face, du jardin et des sculptures qu’il y faisait mettre. Le comte de Soissons se promena partout, mais au bout du jardin il fut frappé d’un spectacle auquel il ne s’attendait pas.
67. Ce fut de Mademoiselle de Combalet qui sortit tout d’un coup du bain toute nue, et qui se jeta dans un des pavillons. Le cardinal son oncle et elle avaient espéré que ce prince jeune, vif et ardent à l’aspect d’une si belle Diane ne ferait pas le personnage d’Actéon ; et il y avait des gens prêts pour le saisir s’il l’avait suivie dans le pavillon, le cardinal étant très certain qu’il avait assez d’autorité pour la lui faire épouser malgré lui, si on l’avait surpris seul avec elle. Mais ce prince, qui reconnut tout d’un coup l’embûche, ne fit pas semblant de la voir, et revint sur ses pas sans tourner la tête. Le cardinal en fut outré de rage, mais se flattant encore de quelque espérance, il en parla à la comtesse de Soissons mère du comte, et l’engagea à en parler à son fils. Elle le fit et pour toute réponse le comte lui dit que la nièce du cardinal convenait à son valet de chambre, et non pas à un prince comme lui. Le cardinal, outré de ce mépris qu’il apprit par des espions qu’il avait partout, résolut de s’en venger par la mort du comte, et fit si bien par ses intrigues sourdes, qu’il l’engagea dans le parti que Mons[ieu] r le duc de Bouillon formait en France en faveur de Gaston contre le cardinal, qui par des gens apostés fit tuer le comte de Soissons à la bataille de Sedan. Que cela soit vrai ou faux, et que la mort de ce prince fût un coup de bonne guerre, ou un coup prémédité, comme on le disait, elle vengea le cardinal du mépris qu’il avait fait de son alliance.
68. Comme ce prélat avait compté que Gaston ou le comte auraient assez d’ambition pour vouloir se mettre la couronne sur la tête et épouser sa nièce, il ne se contentait pas de fomenter une espèce d’aliénation qui était entre Louis XIII et Anne d’Autriche ; il avait contribué à la stérilité de cette princesse, et quoiqu’il lui dût tout ce qu’il était, son ingratitude alla jusques à lui faire prendre des breuvages si froids, que cette princesse ne pouvait devenir grosse. (Qu’on ne croie pas que je dise une fable, le reste va justifier ce que j’avance). Il poussait lui-même le Roi à la répudier, pour en épouser une autre qui lui fît des enfants. C’était là le dernier coup de sa vengeance, car avant cela il n’allait pas moins que de faire mettre cette princesse dans un cloître, et le Roi dans un couvent pour élever sur le trône ou Gaston ou le comte de Soissons si l’un des deux avait voulu épouser sa nièce. Mais ces deux princes ayant refusé une pareille alliance, il ne songea qu’à s’en venger, et réussit par la mort du comte et par l’éloignement de Gaston qui fut obligé de se retirer auprès de Marie de Médicis, mère de Louis XIII et la sienne, que le cardinal avait forcée de sortir de France, quoique ce fût sa première bienfaitrice, et que ce fût elle qui l’avait mis dans le conseil et approché du Roi.
69. Le bruit de cette répudiation épouvanta Anne d’Autriche ; elle la craignait avec d’autant plus de raison que tout le royaume la souhaitait afin d’avoir un héritier de la couronne, parce que Gaston n’avait que des filles. Il n’y avait aucun saint en paradis qu’elle et tous les Français n’invoquassent ; cette princesse faisait des aumônes excessives et même des fondations pour obtenir de la bonté de Dieu la grâce de devenir grosse. Son zèle alla jusques aux pèlerinages, et il lui arriva une rencontre toute risible dont mon père fut témoin, et qui mérite d’être rapportée.
70. Elle entreprit de faire à pied le voyage de Saint-Germain à Chartres. Tout le monde sait que c’est une cathédrale où on garde une chemise de la Vierge qui, dit-on, fait des miracles ; si la relique est vraie, la toile en est assurément bonne. Quoi qu’il en soit, la Reine était en chemin, et suivait son zèle ; et rencontra proche de Chartres une pauvre femme qui, ne la connaissant point, s’approcha d’elle et lui demanda l’aumône. Elle lui donna un louis d’or et se recommanda à ses prières. Cette femme, qui peut-être ne s’était jamais vu si riche, prit la liberté de lui demander qui elle était et pourquoi elle allait à pied ayant avec elle tant de chevaux et de carrosses. La Reine, qui aima sa naïveté, la satisfit sur tout, et lui dit que c’était un vœu qu’elle avait fait pour obtenir de Dieu par l’intercession de la Vierge la grâce d’avoir un enfant. Ah ! Madame, lui dit cette femme d’un ton tout naïf, vous perdrez vos pas car le chanoine qui les faisait est mort il y a plus de trois semaines. Cette aventure dérangea beaucoup la dévotion et le recueillement de la procession, car qui que ce soit ne put s’empêcher d’en rire, et la Reine la première. Elle acheva pourtant son pèlerinage, mais cela ne la fit pas devenir grosse, à moins qu’on ne veuille imputer à sa dévotion la rencontre que je vais dire.
71. Cette princesse, comme j’ai déjà dit, avait confié sa crainte et ses chagrins au cardinal Mazarin qui n’y pouvait pas remédier par lui-même, parce que certainement cette princesse était sage et vertueuse, quoiqu’elle fût maîtresse d’elle-même, et en état d’être infidèle si elle avait voulu, puisqu’elle était belle, bien faite et très aimable. Les portraits que nous en avons encore la représentent telle, et ceux qui l’ont connue et qui vivaient de son temps m’ont assuré que ces portraits ne sont point flattés, et que même ils ne rendent pas toute la beauté et les agréments de l’original.
72. Dans le temps qu’elle était dans ses craintes et ses agitations au sujet de sa répudiation, le hasard amena en France un médecin empirique anglais, le premier, à ce qu’on dit, qui a trouvé le secret de découvrir par les urines les infirmités du corps. Il logea à Saint-Germain dans la même auberge où mon père logeait ; ils mangèrent à la même table, et eurent bientôt fait connaissance ensemble. La stérilité de la Reine et sa répudiation prochaine faisait le sujet de toutes les conversations. Le médecin en entendit parler, et s’ouvrit à mon père en le priant de lui faire avoir de l’urine de cette princesse. Mon père n’était que simple garde de la Reine, mais pas assez autorisé pour lui parler, ni même entrer dans sa chambre. Cependant les instances de ce médecin l’obligèrent d’en parler comme en riant à Madame la duchesse de Chevreuse, et la vérité est qu’il était le premier à rire de l’empressement de cet homme, et qu’il regardait son secret comme une pure vision, d’autant plus qu’il était ennemi mortel des médecins. Mais il fut étonné de ce que Madame de Chevreuse prit l’affaire très sérieusement et lui ◀ordonna▶ de lui amener ce médecin. Mon père regarda encore cela comme un entêtement de femme, et obéit à ses ordres en lui menant ce médecin. Il resta plus de deux heures avec elle, et emporta plus d’une chopine de cette urine tant souhaitée. Il en fit l’expérience en son particulier et à l’issue du dîner il pria mon père de l’accompagner chez Madame de Chevreuse. Ils y allèrent ensemble, et il dit avec assurance que si c’était véritablement de l’urine de la Reine qu’il avait emportée, il répondait sur sa vie que sa stérilité ne venait point d’elle, mais de maléfices dont il savait le contrepoison.
73. Madame de Chevreuse en parla au cardinal Mazarin, qui soit pour faire sa cour à la Reine, ou pour se venger de quelque chose que cette duchesse avait fait et qui ne lui avait pas plu, résolut de profiter seul du bonheur que la fortune lui présentait ; et comme il ne savait où logeait ce médecin, il envoya chercher mon père par lequel il se le fit amener. Il le questionna de tous côtés, et voyant qu’il n’hasardait rien ; qu’au pis aller c’était témoigner son zèle à Reine, et que si elle devenait en effet grosse, ce serait à lui qu’elle en aurait l’obligation, il lui mena lui-même ce médecin, et la Reine elle-même lui donna de son urine. Le médecin demanda un réchaud avec du charbon ou de la braise ardente sans fumée, et une de ces petites bouteilles de verre dans lesquelles les médecins mettent leurs médecines : tout cela lui fut apporté.
74. Il mit une partie de l’urine de la Reine dans cette bouteille environ les deux tiers de sa contenance, et la mit sur cette braise. Mon père était sur des épines croyant n’avoir amené qu’un fou, parce qu’il croyait que la bouteille casserait et ne soutiendrait pas le feu. Mais à son grand étonnement il vit que l’urine qui y était enclose se mit à bouillir ; le médecin la retira du feu après trois ou quatre bouillons, et la porta sur une fenêtre où il la laissa refroidir et reposer. Après l’avoir bien considérée, il s’adressa à la Reine à qui il répéta les mêmes choses qu’il avait dites à Madame de Chevreuse et l’assura sur sa vie qu’elle deviendrait infailliblement grosse, si elle voulait s’assujettir au régime de vie qu’il lui prescrirait, et que de sa part il ne lui ferait prendre ni médecine ni ingrédients.
75. La Reine qui aurait donné son sang pour avoir un enfant, lui promit de faire tout ce qu’il voudrait qu’elle fît, et de suivre en tout le régime de vivre qu’il lui ◀ordonnerait▶. Il ne lui en prescrivit point d’autre que de vivre en son particulier, et de ne boire ni manger rien qu’elle ne l’eût vu accommoder elle-même ; en un mot de vivre comme une bourgeoise de Paris sans pâtisserie, sans ragoût, sans vin d’Espagne ni autre liqueur que de bon vin de Bourgogne avec les deux tiers d’eau, de faire faire sa potée dans sa chambre, et d’en bien faire laver la viande avant que de la mettre cuire. Il lui dit d’y faire mettre du bœuf, du veau, une poule ou un chapon, mais point de mouton qui fut la seule viande qu’il lui défendît aussi bien que la perdrix tant bouillie que rôtie.
76. La Reine se conforma à ses ordres, et se retira au Val-de-Grâce pour être en son particulier et fit vœu d’y faire bâtir une église si elle avait le bonheur de devenir grosse. Elle s’en est acquittée, et la belle église qui y est aujourd’hui est un monument de son zèle et de sa reconnaissance. On y voit par cette inscription en lettres d’or autour du dôme en dedans Christo nascenti à qui elle est dédiée. Elle y resta environ six semaines, et le médecin qui ne la quittait point, et qui tous les jours examinait ses urines, lui dit enfin qu’elle pouvait se rejoindre au Roi son époux, et qu’il était presque sûr que leurs embrassements ne seraient point infructueux ; elle le fit, le Roi vint la voir, et en moins de six semaines des témoins irréprochables de sa grossesse parurent.
77. Elle retourna à Saint-Germain, et on eut plus de soin d’elle pendant sa grossesse, qu’elle n’en avait eu elle-même avant que de devenir grosse. Pour ne choquer personne et pour ne point ternir l’honneur de ceux qui pouvaient avoir contribué à sa stérilité, cette aventure fut tenue secrète, n’y ayant eu que le cardinal Mazarin, Monsieur le duc de La Ferté et deux dames de la Reine à qui il fallut se confier qui la sussent ; la duchesse de Chevreuse elle-même l’a toujours ignorée. Mais ceux qui y avaient apporté le plus en furent très tristement récompensés. Le cardinal fit si bien que Madame de Chevreuse fut exilée du royaume par le Roi, à qui ce fourbe faisait entendre qu’elle gouvernait trop la Reine son épouse, et qu’un esprit si fin et si délié était à craindre. Elle se retira à Bruxelles, où elle fit tant de brigues contre le cardinal de Richelieu, qu’elle croyait la cause de son exil, qu’elle acheva de se perdre dans l’esprit de Louis XIII ; et le cardinal Mazarin profitant de son absence la ruina peu à peu dans celui de la Reine, et à un tel point que cette princesse ne la rappela pas lorsqu’elle fut régente. Elle revint pourtant à la fin en France, mais si bien perdue de réputation dans l’esprit de la Reine qu’à peine voulut-elle la voir ; et pour lors connaissant la fourberie du cardinal Mazarin elle fit tout ce qu’elle put pour lui nuire. Mais il ne la craignait plus, et en effet il avait sujet de ne la plus craindre, comme je le dirai bientôt.
78. Le médecin anglais qui avait si bien servi, et qui sans doute méritait une récompense considérable, fut trouvé assassiné proche du Pont-Rouge devant les Tuileries au même endroit où finit le Pont-Royal, et ce qu’il y eut d’étonnant, c’est qu’on ne fit aucune enquête ni de sa mort, ni de ceux qui pouvaient en être les auteurs, et le cardinal de Richelieu, qui avait perdu l’espoir de voir sa nièce reine, et lui oncle du roi, ne s’opposa plus aux fruits des embrassements de Louis XIII et d’Anne d’Autriche son épouse, qui accoucha heureusement le 5e septembre 1638 de Louis XIV que nous venons de perdre. Elle eut encore un autre enfant qui a été Philippe duc d’Orléans, père de Philippe aussi duc d’Orléans aujourd’hui régent de France sous la minorité de Louis XV.
79. Le cardinal de Richelieu, qui mourut à la fin de l’année 16[42], laissa celui de Mazarin maître des affaires, et si le premier avait été sanguinaire, peu intéressé et aimant la guerre, on peut dire au contraire que l’autre n’en voulait qu’à l’argent, était timide, et peu porté aux grandes actions. On a dit du premier qu’i[l] n’aimait que le bruit des armes...
Jésus-Christ né de pauvre lieuApporta la paix sur la terre ;S’il eût été de Richelieu,Il aurait apporté la guerre.
80. Il n’y a point de mal qu’on n’ait dit de ce prélat pendant sa vie et après sa mort. Cependant toute la France convient à présent qu’il a été le plus grand homme qu’elle ait jamais produit, et qu’elle lui doit la grandeur où elle s’est élevée tant qu’elle a suivi ses maximes.
81. Le cardinal Mazarin au contraire ne cherchait que son intérêt, naturellement d’une avarice crasse et sordide, sans bonne foi, sans probité et sans honneur, vices ordinaires de gens qui comme lui sont nés dans la crapule et la pauvreté ; car à peine était-il gentilhomme et n’avait pas de quoi vivre, mais il trouva bientôt un moyen facile d’en avoir. La mort de Louis XIII qui arriva environ un an après celle du cardinal de Richelieu acheva de le rendre maître de tout, et lui donna le moyen de piller la France, et d’en envoyer les richesses en Italie. Il comptait de s’y réfugier en cas que la France l’obligeât de sortir de chez elle. Le sort du maréchal d’Ancre le faisait trembler, et pour le prévenir et s’assurer un asile, il prenait de l’argent à toutes mains et en envoyait de delà les monts plus ou moins selon que sa peur augmentait ou diminuait. Après qu’il se vit affermi, il jugea à propos de faire paraître ses richesses ; cela donna lieu de dire :
Dans le village de Mazare,Mazarin vivait en LazareDans une extrême pauvreté.Mais les bontés d’Anne d’AutricheD’un Lazare ressuscitéN’ont rien fait qu’un très mauvais riche.
82. Je n’entreprendrai point de décrire les guerres civiles dont il fut cause, le mécontentement de la France, les infâmes exactions qui se firent pendant son ministère et dont il profitait. Cela est si récent et écrit par tant de gens que j’en ferais une répé[ti] tion inutile. La Reine le soutenait en tout et pour tout ; toute la France le voyait et en murmurait, mais peu de gens savaient qu’elle ne faisait que son devoir, puisqu’il était son mari ; en effet elle l’avait épousé environ un an après la mort de Louis XIII. Bien des gens s’en doutaient, mais peu en étaient certains. J’ai dit ci-devant qu’il n’était point dans les ordres. Ainsi le simple habit d’Eglise était tout ce qu’il en avait, et il conservait cet habit par plusieurs raisons : l’une pour mieux cacher son mariage avec la Reine à qui la régence aurait été ôtée si le mariage avait été public ; l’autre pour se faire plus respecter des peuples, qui ont toujours de la vénération pour la dignité de cardinal, et pour jouir en paix du revenu d’une infinité d’abbayes dont il était revêtu et dont il se faisait encore revêtir tous les jours, car comme j’ai déjà dit c’était le plus avare de tous les hommes. Il aurait pris de l’argent de la main du diable s’il lui en avait offert, et aurait sur l’intérêt damé le pion aux fripiers de Paris, quoiqu’on dise que ce soit la quintessence de l’usure et de la juiverie.
83. Je sais ce mariage de la bouche propre du cardinal de Retz qui fait une si grande figure dans les guerres civiles sous le nom de coadjuteur chef des frondeurs. Ce ne fut point à moi qu’il le disait, c’était à Monsieur le duc d’Arpajon dont nous avons vu la veuve première dame d’honneur de madame la dauphine Victoire de Bavière. Ils se promenaient ensemble dans le jardin du duc où j’allais à tout moment et qui me connaissait parce que j’étais né si bien son voisin qu’il n’y avait que le ruisseau qui séparait son hôtel de la maison de mon père ; et ni l’un ni l’autre ne se défiait de moi parce que je n’étais qu’un enfant âgé au plus dans ce temps-là de neuf à dix ans. Je revins dire la chose à mon père qui me défendit bien d’en parler, mais tous étant mort[s] je ne vois point de raison de garder à présent le secret qui ne peut faire tort à personne, et qui peut faire plaisir aux curieux.
84. Le cardinal poussa son avarice partout où elle put s’étendre, et afin que le Roi qui commençait à voir clair ne l’empêchât pas de poursuivre, il l’amusait par des divertissements continuels et conformes à son âge, mais sans une éducation digne d’un prince qui doit régner un jour par lui-même : point d’étude, point de lecture, point de science et point de conversation avec des gens qui auraient pu l’instruire ; tant ce cardinal et la Reine sa mère avaient peur qu’il se mêlât de rien ; étant très certain que si Louis XIV a été un très grand prince comme on ne peut point en douter, il s’est fait lui-même, indépendamment de sa mauvaise éducation. Je dirai là-dessus quelque chose dans la suite de ces Mémoires qui je crois méritera bien l’attention du lecteur.
85. Pour revenir au cardinal et aux déprédations qu’il a faites, il ne croyait pas lui-même que son bien lui appartînt ; du moins s’il l’avait cru pendant sa vie, il témoigna ne le plus croire au lit de la mort, et ce fut là l’action la plus sincère qu’il eût jamais faite. Il eut pour confesseur un théatin homme droit qui lui donna la question, et lui en fit plus dire et plus avouer qu’il n’avait résolu que ce confesseur en sût. Il finit son interrogatoire par une vive et pathétique remontrance sur l’obligation où est tout voleur de rendre ce qu’il a volé, et lui représenta fortement avec saint Augustin que Non remittitur peccatum, nisi restituatur ablatuM. Le cardinal mourant goûta sa morale, mais il ne voulut pas la suivre, et aimait mieux se damner que de ne pas laisser ses neveux et ses nièces dans le faste où il les avait mis ; et le confesseur, qui n’était pas d’humeur à se damner avec son pénitent, lui refusa tout plat l’absolution. Deux docteurs de Sorbonne en firent autant, et vraisemblablement le cardinal serait mort sans aucun sacrement de l’Eglise et en véritable athée, si un autre docteur de Sorbonne n’eût trouvé le secret de mettre sa conscience en repos sans faire aucune restitution. Ce fut de lui dire que le roi était maître du sien et de celui de ses sujets, et que pourvu qu’il lui donnât ce qu’il avait pris aux uns et aux autres, il pouvait mourir en bon chrétien.
86. Il faudrait savoir, pour approuver cette décision, si elle est conforme au christianisme, à l’esprit de la Sorbonne et à celui de Gerson qui dans sa harangue représenta si bien à un de nos rois que chacun avait son domaine, et que, comme il n’était pas permis aux sujets de mettre la main sur celui du Prince, réciproquement il n’était pas permis au Prince d’envahir celui de ses sujets. Il faudrait encore savoir si une pareille donation postérieure à la prise de possession peut en légitimer et corriger la violence. Je ne sais ce qui en est, mais je sais bien que le Roi lui-même parut en douter quoiqu’elle lui fût avantageuse. Mais le cardinal, s’attachant à tout ce qu’il pouvait comme un homme qui se noie, l’approuva de tout son cœur, et pria M. Jolly, curé de S[aint] -Nicolas des Champs à Paris, qui était ce confesseur dont l’âme n’était guère plus nette que celle de son pénitent, d’aller trouver le Roi et de lui faire cette proposition.
87. Il y alla, parla au Roi à qui il représenta le trouble et les agitations de l’âme du cardinal mourant au sujet de ses rapines, et finit son discours par le supplier de faire don à ce prélat de tout ce qu’il avait volé tant à lui qu’à ses peuples. Le Roi ne se put empêcher de sourire, et sur la bonne foi du docteur de Sorbonne, dont certainement la doctrine était erronée, fit ce prétendu don de bonne grâce, et Jolly, après une profonde révérence, alla porter cette bonne nouvelle au cardinal. A peine eut-il le dos tourné que le roi se tourna vers les gens de sa cour, et haussant les épaules leur dit qu’autant qu’il le pouvait il mettait le cardinal en paradis, mais qu’il craignait bien que Dieu plus juste que lui ne l’envoyât à tous les diables. Certainement il me paraît que dans cette réflexion de Louis il y a un très grand fond de piété et de religion. Elle me paraît pleine de probité et vraiment héroïque, et en effet si ce Prince n’avait pas été gâté par des flatteurs, il aurait été un prince parfait et un véritable héros.
88. Après la mort du cardinal on grava son portrait, au bas duquel on grava aussi les quatre vers que voici :
Enfin du fameux cardinalQui fit tant de mal en sa vieNous n’avons plus que la copie.Le diable a pris l’original.
89. Après sa mort M. Fouquet lui succéda. 11 fut assez mal conseillé pour se défaire de sa charge de procureur général, et suivant les conseils du cardinal le Roi le fit arrêter, et on travailla à son procès. Ses défenses imprimées sont entre les mains de tout le monde. Je ne veux pas dire qu’il n’y eût du péculat dans son fait, mais il faut bien qu’il ne fût pas si criminel qu’on disait puisque, malgré les brigues et l’autorité de ses annemis, il en sortit la vie sauve. Je dirai dans la suite de quelle manière il mourut sur le point de rentrer en grâce. Je reviens aux ministres.
90. M.Colbert succéda à l’emploi de surintendant des finances sous le titre de contrôleur général, parce que cette charge qui véritablement donnait trop d’autorité à celui qui en était revêtu fut supprimée, et qu’outre cela le Roi qui voulut gouverner et régner par lui-même entrait jusque dans le moindre détail des finances tant sur la recette que sur la dépense ; et on peut assurer sans craindre de se tromper que ce fut là la source de sa gloire, et le fondement de cette grandeur immense où la France s’est élevée sous son règne, étant certain que l’économie ou la dissipation des finances fait la force ou la faiblesse d’un Etat. Ainsi l’autorité de M. Colbert fut très limitée par le Roi, et outre cela, Monsieur de Louvois, ministre d’Etat de la guerre, était un [sic] espèce d’Argus qui ne cherchait qu’à le surprendre dans quelque fausse démarche pour le perdre dans l’esprit du Roi, et M. Colbert de son côté tâchait de lui rendre le change. Le Roi faisait semblant de ne pas approuver cette haine mutuelle, mais il est assez croyable qu’il n’en était pas fâché puisqu’il en était mieux servi, et qu’ils étaient respectivement contrôleurs l’un de l’autre. Leurs testaments politiques sont entre les mains de tout le monde, et ne sont à en parler juste qu’une satire réciproque du ministère l’un de l’autre.
91. M.Colbert entreprit de rétablir l’ordre dans les finances, et de faire rendre gorge aux maltotiers et autres gens d’affaires qui s’étaient tellement enrichis des désordres de l’Etat que leur train et leur[s] tables était plus magnifiques que ceux des princes, à peu près comme nous les avons vus les vingt dernières années de la vie de Louis. Il établit une chambre de Justice sur le modèle de laquelle celle qui subsiste aujourd’hui a été formée. Les gens d’affaires y rendirent compte, et furent taxés chacun selon les traités dans lesquels ils avaient été intéressés et le gain qu’ils avaient fait ; où tel qui se croyait créancier du Roi de plusieurs millions se trouva bien éloigné de son compte, puisque lui-même était reliquataire. Il fixa le gain des fermiers généraux et de ceux qui entraient dans de nouveaux traités, en sorte qu’ils n’y faisaient qu’un gain modique, quoique très grand, par rapport à celui que les maltôtiers avaient fait du temps du cardinal Mazarin et celui de M. Fouquet.
92. Il corrigea les abus qui s’étaient introduits dans la maison du Roi jusque sur son train et sa table. Il porta les arts et métiers jusques à l’opulence, et fit même venir des pays étrangers les plus fameux et les plus habiles artisans, qui furent employés chacun suivant son art à ce [qui] leur était propre. La France doit à ses soins une infinité de manufactures qu’il y a établies, et qui mettaient ce royaume en état de se passer des ouvrages des étrangers qui tout au plus ne servent qu’au luxe ; et par là tirons de chez eux une infinité d’argent parce qu’ils ne pouvaient pas se passer du nécessaire à la vie que la France produit, tels que sont les vins, eaux de vie et autres liqueurs qui en proviennent, le froment et autres grains, et les toiles de Bretagne, de Normandie, et d’autres provinces ; et savait que ce n’était que par ces trois sources là que l’or et l’argent pouvai[en] t venir en France, laquelle n’en produit point dans son sein. Il fut le protecteur des arts, et ses soins s’étendaient jusques au plus bas peuple, auquel il donnait le moyen de subsister par les travaux et remuements de terre qu’il faisait faire de jour en jour ; et comme de sa part Louis se plaisait aux bâtiments, aux peintures et à la sculpture, ils ont mis Versailles dans l’état qu’il est encore à présent, c’est-à-dire du plus riche et du plus magnifique palais qui soit non seulement en Europe, mais dans tout le monde.
93. Je trouve ici naturellement le lieu de faire voir un action de bonté et de justice de Louis envers ses sujets, si abjects fussent-ils, lorsqu’il agissait de lui-même. Versailles est dans un bas, ou plutôt le jardin n’est qu’une espèce de sable mouvant, et les ouvriers qui travaillaient au remuement des terres et qui faisaient les chemins où les tuyaux de fer et de plomb devaient être mis pour conduire les eaux aux bassins, jets d’eau et cascades, avaient eux-mêmes jusques aux genouils les eaux du terrain. Louis s’en aperçut et ◀ordonna▶ qu’on leur donnât des bottes pour conserver leurs pieds et leurs jambes ; et outre cela, sachant qu’ils ne gagnaient que dix sols par jour, il ◀ordonna▶ qu’il fût payé quinze sols à ceux qui seraient employés à un ouvrage si pénible. Au bout de quinze jours il retourna, en se promenant, voir travailler les ouvriers, et en vit quelques-uns qui avaient des bottines et d’autres qui n’en avaient point, entre autres un homme de plus de soixante ans qui travaillait l’eau jusques à la moitié de la jambe nue. Il lui demanda pourquoi il n’avait point de bottes, et s’il les avait vendues. Cet homme répondit qu’il n’en avait jamais eu, et que le sieur Bertelot qui les payait n’en avait point donné à lui, ni plusieurs autres ouvriers, ni même augmenté leur salaire, quoiqu’ils sussent tous qui [sic] l’avait ainsi ◀ordonné▶. Louis, touché de charité, envoya dans le moment même quérir Monsieur Colbert et lui demanda avec cet air d’autorité qui convient si bien à un roi, pourquoi cet homme, et plusieurs autres, n’étaient point à couvert de l’injure de l’eau, et pourquoi on ne leur avait pas augmenté leurs journées, puisqu’il l’avait ◀ordonné▶. M.Colbert, outré d’un pareil reproche, le supplia de lui donner le temps de retourner chez lui, et de prendre dans son cabinet l’état de tous les ouvriers qui travaillaient aux tuyaux. Cela lui fut accordé. Il revint un moment après avec un rôle à la main. Il demande à cet homme son nom ; il le trouva avec une augmentation de cinq sols par jour, et des bottines à lui délivrées. Il pria le Roi de souffrir qu’il fît venir les autres qui se plaignaient de l’inexécution de ses ordres, et trouva les noms de plus de six cents tous dans le même cas que le vieillard. Il supplia pour lors le Roi de le laisser faire, et qu’il en rendrait bonne justice tant à lui qu’à ces pauvres ouvriers ; et pour qu’il ne fût point accablé par les supplications de la famille de Berthelot, qui était puissante, il le supplia de s’éloigner de Versailles.
94. Bertelot fut arrêté dans le moment. Il n’était que neuf heures du matin ; un lieutenant du prévôt l’interrogea dans l’instant même, les témoins lui furent confrontés, sa conviction fut complète, et sa sentence de mort lui fut prononcée qu’il n’était pas midi ; on le remit entre les mains d’un récollet et du bourreau, si bien qu’à une heure et demie ce fut un fripon expédié. On appelle cela une justice prompte et véritablement prévotale ; et ses parents apprirent avec surprise dans le même temps sa prison, son crime et sa mort. Mais comme l’exécution était faite, il n’y en eut aucun assez hardi pour oser en parler au Roi à son retour de la chasse, où il avait été tout ce temps-là. Si tous les fripons étaient aussi sévèrement et aussi promptement punis, certainement il ne s’en trouverait pas tant en France. Bel et terrible exemple pour les gens qui ôtent aux pauvres leur nécessaire pour l’employer à entretenir leur superflu.
95. J’en reviens à M. Colbert. Ce ne fut pas assez pour lui de donner au peuple le moyen de subsister, il voulait qu’il subsistât à bon prix et avec abondance. En effet, tant que son ministère, qui a duré jusques à sa mort, a subsisté, la France ne s’est point ressentie de la stérilité des mauvaises années, et le pain à Paris ne valait ordinairement qu’un sol ou quinze deniers la livre le plus blanc ; je me souviens qu’il ne valait que dix deniers pendant ma jeunesse. Le moyen qu’il prenait pour que les vivres fussent à bon prix était d’avoir dans tous les pays de la France qui rapportent le plus de froment des gens à lui, qui allaient aux marchés publics et achetaient tout le blé et les autres grains qui y restaient, et que les fermiers et laboureurs auraient remporté chez eux faute d’acheteurs. Et pour cet effet il avait dispersé de l’argent dans toutes les généralités, à Soissons quatre millions, autant à Amiens, autant dans tout le Vexin français et la Normandie, deux millions en Champagne, autant en Beauce, et enfin dans toutes les généralités selon qu’elles sont plus ou moins riches en grains. Cela montait en tout à vingt millions de livres en argent dispersé par tout le royaume. Ces sortes d’achat ne se faisaient que dans les années abondantes et par des gens qui lui étaient affidés, lesquels mettaient ces grains en sûreté, jusques à ce que le temps d’en faire usage fût venu, je veux dire une année de peu de rapport. Je dis de peu de rapport et non abondante, parce qu’il est certain que, quelque mauvaise qu’une année soit, ou ait été, la France a toujours produit plus de grain qu’elle n’en a pu consommer.
96. Lorsqu’il venait une mauvaise année, et que ceux qui avaient du blé en réserve voulaient le trop renchérir, les émissaires de M. Colbert apportaient le leur dans les marchés, et le donnant à un prix bien plus bas, obligeaient les autres à baisser la main, et le profit innocent qui en provenait était pour leurs appointements, le salaire de ceux qui conservaient ce blé, et les loyers3 des magasins. Mais ils étaient obligés de rapporter les grains en espèces et sans déchet. Ils fournissaient à tous leurs achats un état de la quantité du blé qu’ils avaient acheté, et de leur prix. Si bien qu’en faisant un calcul du blé d’un côté, et de sa valeur de l’autre, on voyait tout d’un coup d’oeil combien il devait être revendu. Une règle de compagnie en décidait. Ces achats fournissaient aux laboureurs et fermiers de quoi subvenir aux taxes de l’Etat, taille, sel, etc. , et donnaient grassement à vivre aux peuples pendant les mauvaises années. Cette économie si louable, si belle, si chrétienne et si digne d’un ministre qui veut s’attirer l’amour des peuples et faire leur félicité, a été interrompue depuis sa mort, en faveur de malhureux qui n’ont retenu de lui que le moyen de faire des amas de grains, et s’en sont servis uniquement pour faire mourir les pauvres de faim, et s’enrichir en ruinant les riches. Je dirai dans la suite ce qui s’est passé là-dessus sous un autre ministère.
97. M.Colbert tenait pour maxime constante qu’il y avait trois choses dans le royaume auxquelles on ne devait jamais toucher qui sont la religion, le commerce et la monnaie.
98. A l’égard de la religion, comme il voyait de son temps que le conseil de conscience tendait à la suppression de l’édit de Nantes, il en prévit les conséquences et se contenta de les représenter au Roi, et certainement cet édit subsisterait encore s’il avait vécu. Mais son zèle pour le roi et le royaume ne tint point après sa mort contre le zèle indiscret de faux dévots qui gouvernaient Louis. En effet il mourut en 1683, et l’édit ne fut supprimé qu’en 1685 environ deux ans après sa mort.
99. A l’égard du commerce, on peut assurer que jamais ministre de s’y est plus appliqué que lui, uniquement par rapport à l’intérêt que le Roi en tirait et à l’utilité et aux richesses qu’il apportait dans le royaume. Car pour son particulier, il est inouï qu’il ait jamais voulu recevoir aucun présent d’aucun marchand, ni qu’il ait été intéressé sur aucun vaisseau ni dans aucune compagnie de commerce, ou s’il l’a fait, comme dans la compagnie des Indes Orientales, ç’a été uniquement dans la vue d’animer les intéressés, et de savoir ce qui se passait parmi eux, pour les voir profiter des fruits de son travail, de son application, et de la protection qu’il leur donnait ; et il eût souhaité que le Roi ne s’en fût mêlé uniquement que pour établir l’ordre, l’union et la bonne foi parmi tous les commerçants, et que même, à l’imitation de Jean le Bon, comte de Flandre, il eût fait des présents à ceux qui auraient le mieux réussi, tant pour encourager les autres que pour les mettre eux-mêmes en état de faire de plus grandes entreprises ; et en effet les Hollandais reconnaissent encore aujourd’hui que leurs ancêtres et eux ne doivent leur commerce par tout le monde, et par conséquent leurs richesses, qu’à leur industrie, fomentée et animée par un prince qui entendait si bien ses propres intérêts en facilitant le leur. Mons[ieu] r Colbert savait comme lui que l’argent dispersé à propos dans un pareil sujet était du grain en terre qui rapportait au centuple, tant pour le profit du laboureur que pour celui du maître de la terre où ce grain est porté. Bien éloigné de ceux qui ont fomenté la révocation de l’édit de Nantes, et qui ont mis sur les marchandises de nouvelles taxes, douanes et autres impôts qui n’ont fait en même temps qu’appauvrir le Roi et le royaume, et ruiner les marchands.
100. Il suivait les mémoires du cardinal de Richelieu, envoyait des renforts et des secours aux colonies qu’il avait établies, et en établissait par tout le monde où il n’y en avait point. Il voulait que la grandeur du Roi et du royaume éclatât par toute la terre, et très assurément s’il avait vécu l’indigne et infâme traité de Risvik et celui d’Utrek encore plus honteux n’eussent point été faits. Je lui ai ouï dire qu’il aurait été à souhaiter que la France n’eût point entretenu de galères, parce qu’au lieu d’y mettre tant de forçats, comme on ne demande point le sang du coupable, et que le même juge qui condamne le crime a pitié du criminel, contre lequel il ne porte un jugement que pour l’édification publique, et servir d’exemple aux autres, on aurait pu les envoyer chargés de chaînes dans l’Acadie qui, étant regardée comme un autre monde, aurait donné plus de terreur que les galères, parce que ceux qu’on y envoie ont toujours l’espérance d’en revenir ; au lieu que les envoyant dans un pays que le commun peuple regarde comme un pays perdu, la certitude de ne revoir jamais leur patrie aurait fait trembler ceux qui auraient voulu les imiter dans leurs crimes. Que cependant ces malhureux auraient fait une véritable pénitence corporelle de leurs fautes, par le travail où on aurait pu les engager à défricher les terres, et en leur taxant leur travail ; et que ce travail aurati été avantageux aux colonies et à la France, aux colonies par la culture des terres, et à la France parce que sans qu’il lui en eût rien coûté elle se serait établi et fondé un royaume aussi riche et aussi florissant qu’elle-même, tout le continent étant propre aux grains, et à la vigne, puisqu’on y trouvait des pampres sauvages d’une bonté exquise, et des fruits sauvages qui ne cèdent à ceux d’Europe que parce qu’ils ne sont ni entés ni cultivés. Que ces malheureux auraient été comme des esclaves pendant le reste de leur vie, mais que leurs enfants et ceux qui les auraient fait travailler auraient joui de la bonté et de la fertilité du pays.
101. Il louait à ce sujet ce qui avait été fait par le roi d’Angleterre Charles II, qui ne voulut pas venger la mort de son père par l’effusion du sang d’aucun de ceux qui y avaient contribué, et se contenta de les envoyer dans la Nouvelle Angleterre, où ces perfides menèrent avec eux tous ceux qui étaient attachés à leur fortune. Il disait que cette action de clémence était en même temps sage et politique, puisqu’il avait rendu ces misérables utiles à l’Etat en augmentant sa puissance ; et en effet lorsque je suis revenu de Baston capitale de la Nouvelle Angleterre, il y avait des voitures publiques établies qui allaient jusques à Orange à plus de quatre-vingt lieues de là ; et le pays pouvait fournir plus de dix mille hommes de guerre, et mettre dix vaisseaux à la mer tant pour attaquer que pour défendre. M.Colbert avait dessein de mettre la Nouvelle France sur le même pied sous les auspices de Louis, et aurait sans doute réussi s’il n’avait pas été prévenu par la mort.
102. Il faut dire à sa louange que quelque remontrance qu’il pût faire à Louis le domaine d’Occident passa, parce que ce monarque fut trompé par ses flatteurs. Voici le fait. Quebek et en général toute la Nouvelle France avait tellement été abandonnée de l’ancienne qu’on ne songeait presque plus à elle. Les Jésuites y allaient plus attirés par la traite des castors, des orignaux, des loutres, des martres et d’autres pelleteries que dans l’intention de convertir ces peuples. (Je donnerai bientôt une preuve authentique de ce que j’avance, que toute l’effronterie de la Société ne saurait démentir. ) Messieurs des Missions Étrangères et de l’Oratoire, qui ont à présent dans le pays des établissements très considérables, travaillaient avec peu de fruit autour de Quebek, quoiqu’ils y employassent tout leur zèle, et cela parce que ces peuples ont une espèce d’aliénation invincible contre toutes sortes de religion : on passe leurs oreilles sans toucher leurs cœurs. Les Jésuites, qui s’en étaient aperçus depuis leur premier établissement, s’étaient jetés du côté du commerce où leurs progrès étaient bien plus considérables. Les gens auxquels nos rois avaient fait don des terres qu’ils feraient défricher en agissaient entre eux comme en avaient agi les premiers conquérants du Mexique et du Chili ; c’est-à-dire qu’ils étaient dans une guerre perpétuelle parce qu’ils n’avaient point d’autorité supérieure à laquelle ils rendissent compte de leurs actions. Les habitants de Quebek étaient éternellement molestés par les Iroquois, peuple brave et belliqueux qui ne souffrait qu’impatiemment l’établissement des étrangers et qui leur faisaient une guerre éternelle et cruelle. Ils résolurent de se mettre à couvert de leurs incursions, et pour cela ils firent bâtir un fort pour s’y retirer en cas d’alarmes mes. C’est le même fort que j’y ai vu, fort véritablement par son assiette, mais peu par ses fortifications ; aussi n’ont-ils point à craindre le canon du côté de terre. Ils garnirent ce fort de canon du côté de la mer pour en empêcher l’approche aux Anglais qui très souvent se joignaient aux Iroquois et venaient impunément les insulter, et munirent ce fort d’autant de blé qu’il en fallait pour nourrir la colonie pendant quatre ans. Ils y mirent une garnison composée en partie d’enfants du pays, et en partie des libertins et autres qui venaient de l’ancienne France ; en [un] mot ils firent tout ce qu’ils purent pour se mettre en état de défense.
103. Ils ne tiraient comme j’ai dit aucun secours de la France européane. Cependant cela ne s’était pas fait et ne pouvait pas s’entretenir sans dépense, et pour y subvenir ils s’étaient imposé à eux-mêmes un droit sur les pelleteries, qui montait au quart des castors, au dixième des orignaux, et à proportion des autres ; et outre cela s’étaient aussi volontairement imposé un droit d’entrée sur les vins, eaux de vie, tabac et autres marchandises sèches. Ce droit était fort, et le premier qui le reçut et le fit valoir fut un nommé Bazire dont j’ai encore vu la veuve en vie en 1683. Il était honnête homme, et, de concert avec le Conseil de Quebek et les plus considérables habitants, il mit toutes choses en ordre, et en état de défense.
104. Il y eut des gens qui ne trouvèrent pas bon que ceux de Quebek se fussent mis d’eux-mêmes dans un état tranquille quille ; on fit entendre au Roi qu’il n’y avait que lui qui devait porter l’épée dans son royaume et dans les lieux qui relevaient de sa couronne ; que les habitants de la Nouvelle France avaient été sur ses droits et blessé son autorité ; que cela était même d’une dangereuse conséquence pour la suite, parce que ces gens accoutumés à n’avoir pour supérieur qu’eux-mêmes ne voudraient plus reconnaître le pouvoir souverain lorsqu’on voudrait les y assujettir, et se mettraient sur le pied insensiblement de ne reconnaître la France européane que comme les Anglais leurs voisins reconnaissaient la vieille Angleterre seulement pour et par le pavillon.
105. C’était là leurs raisons apparentes, dans lesquelles M. Colbert lui-même avouait qu’il y avait du solide ; et je vais dire de quelle manière il y répondait, après avoir dit que leur véritable raison était l’envie de s’emparer du tribut que ces peuples s’étaient imposé. A quoi un présent de cinquante mille écus fait à la maréchale de La Mothe les fit réussir. M.Colbert opposait que c’était une colonie naissante dont il ne fallait point troubler ni l’ordre, ni l’économie, ni l’établissement ; qu’au contraire il fallait faciliter l’un et l’autre, et suivre en cela l’exemple que donnait l’Angleterre qui n’exigeait rien du tout des nouveaux établissements afin de leur donner les moyens de s’enrichir et de multiplier ; que l’entrée dans la vieille Angleterre des marchandises qui venaient de la nouvelle rapportait plus par la douane que n’aurait pu faire l’impôt qu’on aurait établi dans la nouvelle ; qu’il en était de même entre la France et le Canada ; que le commerce qui se faisait de ce pays en France y apportait plus de profit que l’impôt n’en pouvait produire, outre que mille ou plutôt qu’une infinité d’ouvriers y gagnaient leur vie dans la fabrique des chapeaux de castor, qu’on n’était plus obligé d’aller chercher en Moscovie ; qu’il en était ainsi des martres et des loutres ; que les orignaux qui venaient en France de ce pays nous empêchaient d’aller chercher des buffles en Italie. Que ce commerce qui se faisait entre les Français européens et les occidentaux était également profitable aux uns et aux autres, en ce que ceux-ci n’ayant de commerce qu’avec l’ancienne France, et y apportant tout ce que le pays produit, telles que sont les pelleteries et la morue, et retirant de l’ancienne France tout ce qui leur est nécessaire, bas, souliers, linge, draps, vin, eaux de vie, poudre, plomb, fusils, rassade et en un mot tout ce qu’il leur faut tant pour leur usage personnel que pour leur traite avec les sauvages, le Roi gagnait tant sur l’entrée dans tout le royaume des pelleteries et du poisson que sur la sortie de ce qu’ils emportaient de France, et que le tout montait bien plus haut que le tribut qu’ils s’étaient imposé.
106. Que ce tribut était parmi eux volontaire, mais qu’il serait autrement regardé sitôt qu’il serait levé par des fermiers au nom du Roi. Que même il rapporterait bien moins qu’il n’avait jusque là rapporté, parce que les enfants du pays accoutumés à aller avec les sauvages, et qu’à cause de cela on nomme coureurs de bois, s’imaginant que cet impôt ne serait plus que pour enrichir des gens d’affaires, et non pas pour employer à la défense ou à l’embellissement du pays, bien loin d’apporter leurs pelleteries à Quebek les porteraient à Orange aux Anglais, desquels ils retireraient en échange des toiles, des draps, de la quildive ou eau-de-vie de sucre, ce qui ferait un tort très grand aux manufactures du royaume et aux distillateurs d’eau de vie, outre que le commerce des deux étant ruiné, il en pourrait résulter dans les esprits une semence de division qui pourrait produire de mauvais fruits dans la suite. Qu’outre la quildive qui leur tiendrait lieu d’eau de vie, ils pourraient apprendre des Anglais le moyen de faire de la bière, qui les empêcherait de se servir de vins ; qu’ils pourraient aussi par le moyen des Anglais avoir du sel de Portugal, ou en aller quérir eux-mêmes aux îles de Sel ; que ce seul objet était assez considérable pour y faire attention.
107. Qu’il était vrai que ces peuples avaient bâti un château et y entretenaient garnison, et qu’il était encore vrai que le Roi seul doit porter l’épée dans toute sa domination. Mais qu’il fallait voir dans quelle situation ils étaient lorsqu’ils s’étaient mis en état de se défendre de leurs ennemis ; qu’ils étaient absolument abandonnés de l’ancienne France, de laquelle ils avaient toujours imploré le secours inutilement, et que comme la défense était légitime et de droit, on ne devait pas leur faire un crime d’avoir pourvu à la leur.
108. Qu’il semblait qu’on voulût insinuer au Roi que l’idée de ces peuples était de se soustraire à sa puissance. A cela il répondait que les fréquentes demandes de secours qu’ils avaient fait, et auxquelles les malheurs des temps n’avait pas pas permis à sa bonté pour ses sujets d’avoir égard étaient de sûrs garants du contraire ; que le Roi pour s’assurer de leur fidélité pourrait y envoyer un gouverneur qui y serait assurément reçu avec honneur et respect ; et faire accompagner ce gouverneur par quelque infanterie disciplinée ; et que tous fussent entretenus à ses propres dépens uniquement sous prétexte de les défendre contre les ennemis qui pourraient les attaquer par mer ; et laisser aux habitants du pays leur propre défense par terre, et donner même à ce gouverneur des lettres de noblesse le nom en blanc, pour qu’il les distribuât à ceux qui se seraient signalés dans la défense commune.
109. Que leur antipathie naturelle avec les Anglais répondait qu’ils ne se donneraient jamais volontairement à l’Angleterre, n’y eût-il que la seule religion différente qui les en aliénât ; que pour fomenter cette aliénation et maintenir la religion, le Roi pouvait y envoyer de bons et pieux ecclésiastiques, et obtenir même de sa Sainteté que Quebek fût érigé en évêché, étant certain que le pays avait besoin d’un évêque présent sur les lieux, tant pour gouverner le troupeau qui multipliait tous les jours, que pour tenir le clergé dans la bonne voie d’une vie exemplaire, et donner ordre aux missions que l’on faisait parmi les sauvages.
110. Qu’il fallait envoyer dans le Canada quantité d’ouvriers et d’artisans de tous métiers dont le pays manquait tels que des maçons, des charpentiers, des potiers de terre et ainsi du reste ; mais que pour des soldats il n’y en fallait que très peu, et qu’une centaine avec cinq ou six canonniers suffiraient, et que la raison en était sensible, en ce que les Iroquois, qui sont les seuls ennemis que le Canada ait à craindre par terre, ne font pas la guerre en corps d’armée ; qu’ils s’attroupent peu de gens ensemble, et font des deux cents lieues à travers les bois pour surprendre leurs ennemis, les tuer, leur enlever la chevelure et s’enfuir. Que très rarement les voyait-on au nombre de deux cents, et que nos soldats européens ne pourraient rien faire contre eux, n’y ayant que les seuls enfants du pays qui comme eux sachent drosser parmi les ronces et les épines dans un pays tout couvert, qui comme eux sachent vivre du bout de leur fusil, ou de chair humaine des Iroquois quand ils les tuent et qu’ils n’ont rien autre chose à manger, et que les chiens du pays suffisaient pour le défendre parce qu’il semblait que ces animaux avaient déclaré une guerre mortelle à tous les sauvages.
111. Qu’ainsi peu de soldats de la vieille France suffirait pour garder Quebek et les côtes du côté de la mer, auxquels même les habitants du pays, tous naturellement braves, hardis et bons soldats, se joindraient pour la défense commune si les ennemis entreprenaient de faire une descente, et que ce peu de soldats à entretenir et dont la dépense serait peu considérable, ne valait pas que le Roi exposât sa réputation, et en même temps l’ancienne France et le Canada aux inconvénients qu’il venait de représenter. Qu’il valait beaucoup mieux laisser les habitants du pays les maîtres de l’impôt dont ils s’étaient eux-mêmes chargés, et que le gouverneur que le Roi y envoierait saurait bien le leur faire employer à ceintrer Québec de murailles et à fortifier d’autres endroits le long de la côté sur mer pour en rendre l’abord inaccessible à toutes sortes d’ennemis de quelque côté qu’ils fussent venus, soit par terre ou soit par mer.
112. La maréchale de La Mothe et les autres qui étaient présents au discours de M. Colbert furent surpris de le voir si bien instruit de tout ce qui se passait dans le Canada. Mais ils ne savaient pas que ce ministre, tout à fait attaché aux intérêts du Roi et du royaume, et par conséquent amateur du commerce, avait à sa dévotion quantité d’émissaires, marchands, ingénieurs et autres qui ne se connaissaient point, et qu’il envoyait par tout le monde avec ordre de lui dresser des mémoires exacts et circonstanciés de la situation des lieux, de la religion et mœurs des habitants, de leurs richesses, et de leur trafic tant intérieur qu’extérieur. Il lisait des mémoires et y faisait des remarques en son particulier, et ensuite envoyait quérir ceux qui les lui avaient donnés, avec lesquels il s’expliquait de tout ce qui lui faisait peine, et ces conversations l’instruisaient si bien qu’on peut dire que tout le monde lui était présent.
113. Monsieur de Seignelay son fils, qui lui succéda dans la place de secrétaire d’Etat de la Marine, prêta à Monsieur de Chevri, chef de la compagnie de l’Acadie, ceux de ces mémoires qui regardaient toute la Nouvelle France. Comme j’en venais et que j’étais prêt d’y retourner, Monsieur de Chevry me les sous-prêta. J’ignore le nom de celui ou plutôt de ceux qui les avaient dressés, mais je sais bien qu’ils étaient tous de différente écriture, au nombre de six, et tous de différentes années ; et je sais bien encore qu’on y entrait jusque dans le plus petit détail, et qu’il n’y en avait pas un qui ne fût chargé à la marge de remarques écrites de la main de M. Colbert. Monsieur de Pontchartrain, qui a dû avoir ces mémoires après la mort de Monsieur de Sei-gnelay, puisqu’il lui a succédé, ne les a certainement jamais lus, ni Monsieur de Maurepas son fils, et encore moins ceux qui ont au nom du roi consenti les traités de Risvik et d’Utrek.
114. Malgré ce que M. Colbert avait représenté au Roi, la maréchale de La Mothe, qui ne voulait pas perdre cinquante mille écus, employa tant d’instances et fit tant de brigues que Louis accorda le domaine du Canada à une compagnie, et sur une autre remontrance que M. Colbert lui fit ou plutôt lui voulut faire, il lui ferma la bouche par un Je l’ai promis, et je le veux. M.Colbert fit donc le traité, mais il a toujours dit qu’il n’en avait jamais signé plus à contre cœur.
115. Puisque je suis sur le Canada, il faut que je tienne la parole que j’ai donnée de prouver que ce n’est que le trafic et le commerce qui mènent les Jésuites dans le pays, et nullement la dévotion, ni le zèle de gagner des âmes à Jésus-Christ. Je n’ai point vu ceci par moi-même, mais je le tiens de quantité de gens de Quebec qui me l’ont assuré dans les mêmes circonstances, et qui très assurément ne s’étaient pas donné le mot pour mentir. J’ai dessus deux faits à rapporter qui ne sont pas indifférents. Ils ne seront assurément pas du goût de ces pères, mais je n’écris pas pour leur plaire ni mentir, j’écris pour dire la vérité.
116. Le premier s’est passé du temps du premier gouvernement de Monsieur de Frontenac. Les Iroquois, dans le plus grand nombre qu’on les eût encore vu[s], vinrent inopinément à Quebec, et y entrèrent avec tant de surprise de la part des habitants qu’avec bien de la peine les pères et mères eurent le temps de se retirer au château, et laissèrent leurs maisons et leurs enfants à la discrétion de ces peuples que nous nommons mal à propos barbares. Ils ne touchèrent ni aux maisons ni aux meubles, et ne firent aucun mal aux enfants qu’ils nourrirent bien ; et lorsque leurs hardes étaient usées, ils en avertissaient leurs pères et mères qui leur en envoyaient d’autres, et les Iroquois renvoyaient les vieilles parce qu’elles ne convenaient point à leurs enfants qu’ils n’élevaient pas à tant de mollesse, auxquels le ciel suffisait pour couverture. Et ce qu’il y eut d’admirable, c’est qu’ils retournèrent chez eux et emmenèrent ces enfants, et que lorsqu’ils les rendirent par un traité de paix, ils étaient gros et gras à lard, en meilleur état de santé qu’ils n’auraient été chez père et mère, et qu’il n’en était mort aucun. Je ne vois là-dedans rien que d’humain et de généreux, et rien du tout de cruel ni de barbare.
117. Ils revinrent au bout de cinq ans avant que la moisson fût faite, surprirent encore Quebec, dont tous les habitants eurent bien de la peine à se retirer au château. Les vaisseaux de France n’étaient point encore venus. Il n’y avait aucune goutte de vin ; les coureurs de bois avaient emporté presque toute l’eau-de-vie et presque toute la poudre et le plomb dont il y avait très peu dans le château. Belle prévoyance des gens à qui Louis XIV a confié son autorité et le soin de sa gloire ! Il n’y avait pas même d’eau, ou bien elle était bourbeuse parce que le puits que les habitants avaient commencé n’était point achevé. Les Iroquois, qui savaient les extrémités où les Français étaient réduits, ne voulaient pas moins que les tuer tous ou du moins les obliger à vider le pays ; et ils voulaient garder leurs enfants pour les élever à la sauvage et en augmenter leur nation en les y incorporant ; et afin qu’aucun des Français qui s’étaient retirés dans le château ne leur pût échapper, ils tiraient pendant le jour sur tous ceux qui osaient montrer le nez, et la nuit ils mettaient le feu à une quantité prodigieuse de bois qu’ils portaient pendant le jour à une portée de fusil proche de la seule porte du fort par laquelle on peut entrer et sortir du côté de terre, car pour du côté de la mer la montagne sur laquelle le château est bâti est si haute et si escarpée qu’une chèvre ne pourrait ni y monter ni en descendre.
118. Parmi ceux qui s’étaient réfugiés dans le château, toutes les religieuses ursulines hospitalières étaient du nombre, et les RR. PP. Jésuites aussi. On accrocha un pourparler de paix. Les Iroquois y consentirent, mais ils demandèrent qu’on leur donnât une de ces grandes filles blanches qui étaient si charitables à leur choix pour la marier au fils de leur sarno ou pour la renvoyer quand ils voudraient après qu’elle aurait passé quelque temps avec eux. Monsieur de Frontenac rejeta la proposition, et leur dit que tous les Français étaient résolus de se faire manger tous plutôt que de sacrifier à leur brutalité une fille qui avait le créateur du ciel pour son époux. Sur une pareille réponse la fureur des Iroquois augmenta. Ils mirent le feu à quelques maisons de Quebec, pillèrent la basse ville où sont les magasins des marchands et brûlèrent toutes les moissons où leurs coureurs purent s’étendre.
119. Les Jésuites, qui n’aiment point à perdre, et qui voyaient leur maison exposée comme le reste, et qui se lassaient d’un si long jeûne, peu méritoire devant Dieu puisqu’il était involontaire, trouvèrent un expédient (ils n’en manquent jamais). Ce fut de faire habiller en religieuse la plus belle des infâmes qu’on avait amenées de Paris, et de la livrer à ces brutaux. Monsieur de Frontenac eut beau représenter que ce serait exposer l’honneur de la religion, et que quoique ce ne fût qu’une malhureuse qu’on leur livrerait, les Anglais, les Hollandais et les autres religionnaires ennemis des vœux monastiques soutiendraient toujours que c’était une véritable religieuse, il en fallut passer par là. La paix fut faite, les enfants rendus à leurs pères et mères, et la fausse religieuse livrée, malgré tout ce que purent dire les gens qui avaient tant soit peu de vénération pour les choses consacrées à Dieu. Les Jésuites l’emportèrent sur le sentiment du reste. Cette malheureuse fut donc remise aux Iroquois, mais elle ne sortit point du château, et ils n’en eurent que la vue, parce que Monsieur de Frontenac, qui prévoyait la conséquence de cette démarche, à laquelle il n’avait consenti que malgré lui, et pour sauver tout le pays, retint les chefs de ces peuples et leur fit boire copieusement de l’eau de vie, qui est ce qu’ils aiment le plus ; et lorsqu’il les vit dans l’état qu’il souhaitait, il leur demanda s’ils voulaient troquer contre lui cette grande fille blanche pour de pareille liqueur. C’est leur Dieu, si on peut le dire, auquel ils sacrifient tout. Ils y consentirent, et Monsieur de Frontenac la retira de leurs mains pour deux barils d’eau-de-vie ; et ce fut tout ce qu’ils remportèrent de leurs conquêtes après avoir nourri pendant cinq ans cinquante-huit enfants tant garçons que filles.
120. Ne pourrait-on pas faire là-dessus une réflexion et dire que ces bons pères, en sacrifiant leur religion à leur sûreté, ne se souvenaient pas, ou ne voulurent pas se souvenir que Juvénal dit :
Summum crede nefas animam preferre pudori,Et propter vitam, vivendi perdere causas.
121. Voilà le premier fait qui témoigne que ce n’est pas la gloire de J[ésus] C[hrist] qui les conduit dans le Canada ; du moins cette aventure témoigne qu’ils n’y vont pas chercher un martyre assuré.
122. L’autre fait est plus récent, et indique leurs vues. Monsieur de La Barre, pour lors gouverneur de la Nouvelle France, était monté à Montréal à quatre-vingts lieues par delà Québec pour aller en guerre contre les Iroquois qui vinrent au devant de lui. Leur nombre était supérieur ; ils étaient tous bien armé ; c’était les Anglais qui leur avaient fourni fusils, poudre, plomb, épées et le reste. Soit dit en passant, ce sera bientôt bien pis, puisqu’ils sont à présents maîtres de l’Acadie, dont il sera impossible de les chasser de la manière qu’ils s’y fortifient, et que le roi d’Angleterre vient tout nouvellement d’y envoyer huit mille hommes pour s’y établir. Je le répète encore, je prévois que le traité d’Utrek coûtera bien du sang, ou que la Nouvelle France fera bientôt partie de la Nouvelle Angleterre.
123 Après cette digression je reviens à Monsieur de La Barre qui manquait de tout, parce que les canots chargés de ses provisions n’avaient pas pu monter assez promptement le fleuve de Saint-Laurent, ni ses soldats le suivre, n’étant pas accoutumés à drosser les bois. Les Iroquois savaient le mauvais état où il était réduit, Cependant, après une harangue aussi fière que spirituelle, ils lui offrirent la paix. Comme cela se passa en 1682 et que j’allai à Quebec l’année suivante 1683 et que des coureurs de bois me répétèrent cette harangue, j’en rapporterai ici quelques fragments après que j’aurai achevé ce qui regarde les Jésuites.
124. Monsieur de La Barre accepta la paix, et la hache fut enterrée ; la harangue fera comprendre ce que c’est que cette cérémonie. On disputa sur les conditions du traité de paix, entre lesquelles les Iroquois ne voulaient point consentir que les Jésuites rentrassent dans leur pays, et demandaient des jaquettes grises ; ce sont des Récollets. Le p[ère] Bêchefer1 supérieur des Jésuites, était présent à cette conférence, où un Français, nommé M. Denisi, servait de truchement. Le père Bêchefer le pria de demander pourquoi les Iroquois insistaient tant sur leur exclusion. Il le fit et il lui fut répondu que ces pères n’iraient point s’ils n’y trouvaient ni femmes ni castors. Le père voulut s’inscrire en faux contre la version de l’interprète, mais lui et ses contrères présents n’eurent que la confusion d’entendre répéter la même chose en idiomes illinois et algonquin, et plusieurs des pères de la Société qui y étaient présents, et qui entendirent cette répétition dans des langues différentes, qu’ils entendaient eux-mêmes aussi bien que les sauvages qui les prononçaient, restèrent confus de se voir convaincus en présence d’une infinité de gens qu’une pareille assemblée avait rassemblés. Voilà ce que la société ne peut pas démentir. Une infinité de Français de Quebec et de Montréal qui y étaient présents peuvent me servir de témoins, car certainement ils ne sont pas tous morts. Mais comme il faut passer douze cents lieues de mer pour aller en Canada, je leur offre un témoin plus proche et à leur porte. C’est Denisi lui-même, qui servait d’interprète. Il était encore en bonne santé à Compiègne au mois d’août 1713. Il y est médecin, ayant appris parmi les sauvages où il est resté très longtemps des remèdes qui passent la connaissance des médecins d’Europe. Je dînai avec lui et y soupai deux fois en bonne et nombreuse compagnie devant laquelle il rapporta les choses dans les mêmes circonstances que je viens de les dire, non seulement sur ce dernier article, mais sur la prétendue religieuse dont j’ai parlé, et ajouta que ces pères missionnaires défendaient à tout le monde de courir l’allumette, et qu’ils étaient les premiers à la courir. J’avoue que j’eus une joie sensible de l’entendre s’expliquer si net et si naturellement ; et que je fis faire aux auditeurs des réflexions sur ce qu’il avait dit. Il a toujours passé pour homme sincère et franc ; et quoique je susse l’affaire quasi comme témoin oculaire et par lui-même dans notre traversée de Canada en France sur le même vaisseau je me fis un plaisir de la lui faire confirmer en bonne compagnie.
125. Comme ceux qui pourront lire ces mémoires ne savent pas ce que c’est que courir l’allumette, il est juste de les en instruire. Les filles sauvages sont maîtresses de leurs corps et de leurs actions tant qu’elles sont filles. Mais sitôt qu’elles sont mariées, elles sont fidèles à leurs maris. Ce qui fait que jamais ou très rarement on entend parler d’adultère parmi elles, mais pour la fornication, elle y est très commune. Cependant on n’en voit point de grosses avant leur mariage ; il faut apparement qu’elles aient le secret de s’empêcher de le devenir, car il est très certain qu’elles ne vivent pas fort chastement. Elles couchent dans la même cabane que leurs pères et mères, et leurs frères et sœurs. Celui qui a envie d’en embrasser une entre dans cette cabane à la vue du père et de la mère. Il prend un petit morceau de bois, l’allume au feu qu’il y a toujours au centre de la cabane, le fait flammer et le porte aux yeux de la fille à laquelle il en veut. Il la réveille même si elle est endormie. Si elle souffle l’allumette, les parties sont d’accord, et il n’a qu’à se mettre auprès d’elle ; si au contraire elle le laisse là et se retourne de l’autre côté en se couvrant le visage, c’est au monsieur à rengainer son compliment et son bon voyage, et à se retirer bien vite et bien doucement. Voilà ce que c’est que courir l’allumette, usage que les pères de la Société ont voulu empêcher sans en venir à bout, et usage aussi qu’ils ont à la fin trouvé de leur goût.
126. Je laisse là ces bons et chastes pères ; j’espère pourtant les retrouver encore à Paris, dans un vaisseau, dans S[ain] tYago aux Iles de Feu, au cap de Bonne Espérance, à Pontichery [sic], à Goa, à Siam encore à Paris, et puis après en Flandre à Courtrai et à Douai. Voilà bien des rendez-vous, mais je n’en manquerai aucun. S’ils disent que je ne les ménage point, je leur dirai ce que le gazetier de Hollande leur a dit dès il y a longtemps, que je suis fâché de tant parler d’eux, et plus encore de (ce] qu’ils m’en donnent tant de sujet. Et en effet, il me paraît qu’il y a autant de différence entre une femme sage et une sage-femme, qu’il y en a d’un honnête homme à un Jésuite in dignitate constituto suivant le Testament politique de M. de Pomponne dont j’ai ci-devant parlé.
127. J’ai promis quelques fragments de la harangue que l’Iroquois fit à M. de La Barre au Montréal. Je vas m’en acquitter. Celui qui la fit se nommait en son nom Aroüimtesche, mais nos Français l’appelaient la Grand Gueule parce qu’en effet il avait la bouche si grande que si on avait voulu la lui agrandir encore, il aurait fallu lui reculer les oreilles. Grand et bien fait de sa personne, fort, robuste, nerveux, et âgé au plus de trente-cinq ans, il était un des chefs de la nation Iroquoise et des autres sauvages qui s’étaient jointes à elles. Tous les sauvages avaient en lui une parfaite confiance et ne s’étaient point trompées dans leur choix, puisque outre la bravoure, il avait une éloquence admirable, un fond d’esprit que rien ne démontait, et qu’il connaissait les intérêts des deux nations française et sauvage, et qu’il connaissait aussi ceux de toutes les nations sauvages chacune en particulier. Ces gens-là ne font point leurs harangues debout ni assis : c’est en se promenant devant celui auquel ils parlent. M.de La Barre était assis, et voici ce qu’Arouïmtesche lui dit en faisant une pause à chaque période.
128. Écoute, Onontio (c’est le nom qu’ils donnent aux gouverneurs qui sont envoyés d’Europe), qu’est-ce que tu es venu chercher ici… Pourquoi viens-tu dans notre pays, puisque nous n’allons point dans le tien ?… Que viens-tu nous demander puisque nous ne te devons rien ?… Tu dis que ton pays est tout fertile et abondant, pourquoi le quittes-tu ?… Que ne restais-tu où le Grand Esprit t’a fait naître ?… (Par le Grand Esprit ils entendent Dieu. ) Pourquoi nous intentes-tu une guerre puisque nous ne cherchons qu’à vivre en paix avec nos voisins et surtout avec toi, qui nous fais fournir ce qu’il nous faut pour la chasse qui est toute notre ambition et nos richesses ?… Il faut que nos castors et nos autres peaux de bêtes soient bien rares dans ton pays, puisque toi et tes compatriotes exposez vos vies sur un élément toujours traître pour les venir chercher de si loin… Pourquoi, pour les avoir, nous fais-tu apporter tant d’eau de vie, que nous connaissons bien nous-mêmes nous corrompre, nous faire perdre la qualité d’hommes raisonnables et le bon sens, et abréger nos jour ?… Pourquoi par la troque de fusils, de poudre et de plomb, nous fournis-tu le moyen de nous entretuer ?… Toutes ces inventions que le Manitou (c’est parmi eux le diable ou le mauvais esprit) a inventées étaient inconnues à nos pères, qui n’en faisaient pas moins la guerre, et qui la faisaient plus bravement, parce qu’ils ne pouvaient pas tuer leur ennemi par le vide de l’air4 et sans en être aperçus… Si tu n’as point d’autres biens que ceux-là à nous faire, retire-toi, retourne dans ton pays et n’apporte plus dans le nôtre la corruption qui règne dans le tien… Écoute, Onontio, il ne tient qu’à nous de te tuer et tous les Français qui t’accompagnent, mais nous avons trop de cœur pour le faire… Nous ne faisons paraître notre courage que contre ceux qui sont en état de nous résister, et bien loin d’être dans cet état de résistance, le Grand Esprit te met à notre discrétion… Nous t’avons laissé bâtir des forts et des maisons, nous ne t’empêchons pas d’en bâtir encore, mais puisque nous ne t’inquiétons point, ne trouble point notre repos… C’est être bien attaché à la terre que d’y faire des demeures qui durent plus que vous tous… Nous ne t’empêchons point de te gouverner à ta manière, laisse nous (nous) gouverner à la nôtre… Ton Onontio t’◀ordonne▶ de bâtir tous ces forts, et que prétend-il par là ?… A-t-il envie de nous assujettir ? Il se tromperait et toi aussi de l’espérer ; des gens comme nous à qui toute la terre est égale et qui n’ont rien que leur vie ne reconnaissent point de supérieur… Prétend-il et toi aussi nous gouverner malgré nous, il se tromperait encore… Qu’il gouverne sa famille et toi la tienne, ce sera assez d’embarras et d’occupation pour toi et lui si vous voulez les gouverner sagement… Dis-moi, Onontio, serait-ce une grande gloire à ton Onontio de commander à des bêtes brutes car je sais qu’on nous regarde dans ton pays comme des animaux sans instinct et sans raison… Pourrait-il nous punir si nous n’exécutions pas ce qu’il nous serait impossible d’entendre ?… Crois-moi, Onontio, ne te charge point de soins inutiles… Toute la peine et la fatigue que tu te donnes pour venir de ton pays dans le nôtre n’est qu’une préparation à une autre peine, et je t’en prends toi-même à témoin… Tu dis qu’en nous instruisant de ta religion nous en deviendrons meilleurs : et quel est celui d’entre vous qui vaut mieux que nous ?… Nous ravissons-nous l’un à l’autre quelque chose ? Non. Car nous vivons ensemble comme si nous ne composions qu’une seule cabane, où qui que ce soit n’a rien en propre, et où tout est au commun… Écoute, Onontio, vis comme nous, vis pour vivre tant que le Grand Esprit te laissera où tu es et jusques à ce qu’il transporte ton âme dans le pays des âmes… Ne fais point de tort à personne, et dis à ton Onontio que tu n’en veux point faire par ses ordres… Tes missionnaires nous disent cela tous les jours, mais nous voyons qu’à notre vue ils font le contraire… Ce qu’ils nous disent est bon, mais qu’avons-nous besoin qu’ils nous le répètent puisque la nature nous le dit à tout moment, et que nous nous le disons à nous-mêmes ?… Nous voulons pourtant bien l’entendre, car cela nous confirme qu’il y a un sens commun universellement répandu parmi les hommes, et que nous ne sommes pas si brutes que tu le crois et qu’on le croit dans ton pays… Ecoute, Onontio, nous ne croyons que ce qui cadre à la raison et qui frappe nos yeux… On nous parle d’un langage que nous n’entendons pas, fais dire ce que tu appelles messe dans notre langue et nous verrons si ce qu’on y dit mérite notre attention… Tu nous fais dire que ce que tu appelles baptême efface et lave tous les péchés. C’est donc pour cela que l’on se sert d’eau ; si cela est vrai, nous sommes plus innocents que vous tous puisque nous nous lavons tous les jours… Tu le crois, nous ne nous y opposons pas, mais n’entreprends pas de nous forcer à le croire… Ces grandes robes noires qui viennent parmi nous, nous disent de bonnes choses quand ils ne parlent que de ce qu’il faut faire, et nous les écoutons avec plaisir, mais lorsqu’ils vont contre la raison, nous ne les écoutons que pour en rire....Écoute, Onontio, qu’ils ne viennent plus dans notre pays, nous ne voulons plus les voir....Envoie-nous des jaquettes grises, nous nous en accommoderons mieux ; ils ont remplis de bon sens, et font ce qu’ils disent aux autre de faire, et nous ne les accusons point de t’avoir obligé à nous faire la guerre....Tu as encore le choix de poursuivre cette guerre, ou d’entretenir la paix....Nous ne te la demandons point, parce que nous ne te craignons pas....Écoute, Onontio, il y a longtemps que la hache est enterrée, l’arbre qui la couvre a jeté de profondes racines, puisqu’il est aussi haut que les autres que tu vois aussi bien que lui....Ne nous oblige pas à le jeter par terre, à l’abattre et le brûler, toi et les autres Français s’en repentiraient les premiers....Nous avions cru en voyant cet arbre reverdir et s’agrandir, et répandre ses rameaux si loin, que la guerre qu’il couvrait resterait éternellement en terre....Tu en veux ◀ordonner▶ autrement, fais ce que tu voudras, tu en as le choix....Mais sois certain que si nous retirons une fois la hache, elle assommera tous tes gens et toi-même, et que tu ne seras plus le maître de la faire remettre en terre.
129. Cette harangue, dont j’ai supprimé et omis une bonne partie par un principe de religion ou par oubli, ne plut nullement à M. de La Barre, qui aurait bien voulu être en état de faire repentir Arouïmtesche de son insolence ; mais comme il était à la merci de ces sauvages sans forces et sans munitions, et qu’il s’était exposé mal à propos, il choisit la paix. La sagamité fut mangée et le calumet de paix sucé par tous les assistants. Il n’y eut point d’autres conditions à cette paix que celle de laisser toutes choses dans l’état qu’elles étaient avant cette levée de bouclier ; on dansa autour de l’arbre sous laquelle [sic] la hache était enterrée, et elle y resta au grand contentement des marchands et des coureurs de bois.
130. Je crois devoir dire ce que c’est que la cérémonie de la hache, d’autant plus que tout le monde ne l’entend pas, et qu’elle paraît de bien bon sens à ceux qui y font réflexion. Lorsque ces peuples font la guerre, celui qui les commande porte une hache à son côté, outre celle qu’il a à la main avec ses autres armes, arc et flèches, ou fusil, et épée emmanchée. Lorsqu’ils ont convenus de la paix et des conditions, ils font un grand trou en terre, y jettent cette hache et mettent dessus un jeune arbre avec ses racines, et chacun y porte de la terre à l’envie [sic] l’un de l’autre ; ils dansent autour de cet arbre, et font des imprécations contre celui qui donnera sujet de retirer cette hache, et tiennent pour certain que si l’arbre subsiste et reprend racine, la paix sera de longue durée, mais que si l’arbre meurt, la paix ne subsistera pas longtemps.
131. Je retourne à M. Colbert dont les Jésuites m’ont écarté. J’ai dit qu’une de ses maximes était qu’il ne fallait point toucher à la monnaie. Ce fut cependant pendant son ministère que furent fabriqués les louis de cinq sols et les pièces de quatre, mais il ne prétendait pas que l’acabie de l’argent fût altérée parce qu’il voulait maintenir le commerce sur le pied qu’il était avec les autres nations. Il n’y eut que son neveu qui y fit faire mille friponneries. C’est M. Des Marez qui depuis a été contrôleur général des Finances, et que son propre oncle, de la confiance de qui il avait abusé, voulait faire pendre, et qui l’aurait été si Louis ne s’était opposé au procès que M. Colbert voulait lui faire faire, et qui ne s’est sauvé que par la seule bonté du Roi, qui se contenta de l’exiler. Lorsque je parlerai de lui, je dirai de quelle manière il en fut retiré et par quel coup de fourbe il est parvenu à remplir indignement le poste que son oncle avait autrefois si utilement occupé pour la gloire de Louis et le bonheur de tout le royaume.
132. Les fréquents changements que depuis la mort de ce ministre on a fait dans la monnaie, par les différences, les réformes, les refontes, les nouvelles monnaies qu’on a frappées et indroduites, les mauvais alliages qu’on y a mêlés, les augmentations et diminutions de leur prix, qui étaient tellement fréquentes que les peuples eux-mêmes ne savaient pas la valeur des espèces d’un jour à l’autre, ont achevé de ruiner le commerce avec les étrangers, ont attiré une infinité de banqueroutes, et ruiné tout l’intérieur du royaume.
133. Les étrangers ne prennent point les espèces sur le pied de leur valeur en France ; ils les prennent au marc à leur coin et leur carat. L’ancien écu, qui valait en France soixante sols, n’en valait que quarante-huit ailleurs, ainsi douze sols de perte. On a augmenté encore en France la valeur de cet écu, et il est resté à sa même valeur chez les étrangers, ce qui a fait que la Hollande, l’Angleterre, Genève et Avignon ont gagné infiniment par les fausses espèces dont ils ont inondé le royaume. J’ai vu pendre à Lyon une fille qui en recevait deGenève ; c’était vers le mois de juillet 1714. Quoique la valeur des bonnes fût augmentée dans le royaume, elle n’augmentait point chez les étrangers, et comme il faut que la marchandise porte les frais, la valeur de celles que nous tirons des pays étrangers est augmentée de plus de la moitié. Tel est le cuivre rouge qui nous vient de Suède, duquel nous ne pouvons pas nous passer ; je me souviens l’avoir vu à Paris à quinze sols la livre de seize onces, il en vaut à présent trente-deux. Il en est ainsi de tout le reste. Pour l’intérieur du royaume, on prenait le temps pour augmenter la valeur des espèces lorsqu’il fallait payer les charges de l’Etat, comme les rentes de l’Hôtel de Ville, les gages et augmentations de gages, et en un mot lorsque le Roi était obligé de faire un gros paiement général ; et au contraire, pour augmenter la valeur, on prenait le temps que les gros impôts se paient ordinairement, comme tailles, entrées, douanes, etc. Cela a ruiné la France dans son sein, parce qu’il fallait que le peuple en portât toute la perte, et on a vu de pauvres paysans qui avaient amassé sol sur sol pour payer leur quote-part de la taille, être obligés par ces diminutions de vendre jusques à leurs lits pour n’être pas encore les victimes de la voracité d’une infinité de commis, d’huissiers, de sergents et d’autres canailles tous également fripons. J’entrerai là-dessus dans un plus ample détail lorsque je parlerai des ministres sous lesquels les plus criants abus sont arrivés, et que les choses se sont outrées.
134. L’impôt qui fut mis du temps de M. Colbert fut très justement inventé. Ce fut le contrôle des exploits qui portent hypothèque, et dont les sergents abusaient si cruellement que par une fausse date ils étaient les maîtres des biens et des fortunes des particuliers. Ce contrôle empêchait leurs friponneries, et assurait les biens des particuliers ; on ne payait que cinq sols de chacun. Cependant plusieurs parlements se soulevèrent contre, et n’ont rien dit lorsque ce même impôt a été augmenté, et qu’il a été doublé tel qu’il est aujourd’hui.
135. L’impôt sur le papier marqué fut aussi établi de son temps. Les motifs en sont beaux ; ils sont que les notaires et autres qui sont dépositaires des titres des familles se servaient de si mauvais papier qu’au bout de vingt ans on ne pouvait plus lire ce qu’on y avait écrit. Au lieu qu’ayant du papier fort, blanc et bien collé, les titres s’en conserveraient mieux, parce que l’encre ne boirait plus, et mille autres raisons très spécieuses. Mais cela ne dura pas longtemps, et dès le second bail de cette maltôte, le papier fut si bien raccourci et son acabie si bien altérée que Mons[ieu] r de Harlay, pour lors procureur général et depuis président, dont j’ai déjà parlé, s’en plaignit à Louis et lui porta de ce papier. Le Roi le montra à M. Colbert qui comme j’ai dit n’aimait point les réprimandes, et qui outre cela était prompt et violent jusques à la brutalité.
136. Il envoya quérir ceux des fermiers généraux qui avaient soin de la fabrique de ce papier, entre autres un qui se nommait Noblet, et qui demeurait rue Saint-Louis, près de la place Royale ; il y vint avec les autres et pour son malheur entra le premier. M.Colbert commença sa harangue par le mot de b..gre de chien, et la finit par lui donner un coup de pied si rude dans les parties qui font l’homme que le malhureux tomba, et ne fut relevé que tout en sang pour être porté chez lui, où il mourut le lendemain ; et il ne fut plus parlé de lui deux jours après que d’un chien mort.
137. Ses confrères en furent quittes pour aller demander pardon à Monsieur le procureur général, qui les reçut d’une manière digne de lui et d’eux. Il sut le jour et l’heure qu’ils devaient venir ; c’était dans le mois de l’hiver le plus rude, en janvier. Il fit ôter toutes les vitres et les portes qui répondaient à sa salle d’audience. Ils se firent annoncer ; il fit répondre qu’il était à table, et leur laissa tout le temps de souffler dans leurs doigts et de se morfondre, car ils restèrent plus de deux heures aux quatre vents et sans feu. Comme la place n’était pas tenable, ils se firent annoncer de nouveau, et il leur fit dire d’avoir patience. Enfin, après les avoir tenus plus de trois grosses heures, et s’étant fait de nouveau annoncer, il ouvrit la porte lui-même et demanda en l’ouvrant qui c’était qui le demandait avec tant d’instance. — Ce sont, Monseigneur, Messieurs les fermiers généraux. — Il était bien nécessaire, répliqua-t-il, de me tant presser pour de la canaille ; et leur ferma la porte au nez en se retirant. Il est facile de voir par ces deux endroits que ces sortes de gens n’étaient pas encore sur le trône comme ils y ont été depuis.
138. M.Colbert passa encore à contre-cœur l’impôt sur le tabac. Il disait qu’il n’y avait que quelques portefaix et quelques misérables soldats qui fumassent, et en effet je me souviens d’avoir vu murer des maisons uniquement parce qu’on y donnait à fumer. M.Colbert ne prévoyait pas que tout le monde, petits et grands, et même les femmes de la première qualité s’en mêleraient. Il ne voulait donc pas passer cet impôt. Mais Hindret, qui est mort receveur des consignations à Vannes en Bretagne, m’a dit qu’un présent de cinquante mille écus à Madame de Montespan, pour lors favorite de Louis, et à la veuve Scarron qui commençait à entrer en faveur auprès d’elle (et que nous avons vu la pousser si loin que qui que ce soit ne doute qu’elle soit veuve de Louis à présent), fit l’affaire et obligea ces bonnes dames de tant presser le Roi qu’il s’expliqua à son ordinaire par un Je le veux, et M. Colbert fut obligé de le vouloir aussi.
139. L’établissement de ces deux impôts porte une promesse en foi et parole de Roi d’être supprimés à la paix ; c’était en 1674 pendant la plus grande fureur de la guerre de Hollande. Mais malgré la paix faite on n’a jamais parlé de suppression, pas plus qu’on [n’] en parle à présent de la capitation et du dixième denier, qui portent une égale promesse ; mais Louis ou ses ministres ont trouvé le secret de se faire toujours des nécessités d’avoir de l’argent, de l’obliger [sic] à ne tenir aucune parole, lorsqu’il y allait de son intérêt de la fausser, et le confesseur, de son côté, en vertu d’un opinion probable, lui en donnait facilement l’absolution.
140. Malhureux et misérables, qui ne voient pas ou ne veulent pas voir qu’en enchaînant leurs contemporains et les réduisant à l’aumône, ils enchaînent en même temps leur génération, et s’exposent à en être maudit[s] dans la suite ! et que ce bien mal acquis ne passera pas à la troisième génération ! L’expérience journalière montre évidemment la vérité de ce vers latin :
De male partitis non gaudet tertius haeres.
141. J’en donnerai quelques exemples arrivés à mes yeux, et sous le règne de Louis XIV. Car il ne faut point se flatter, un impôt en France, de telle nature qu’il puisse être, est une tache que toute l’eau de la mer ne laverait pas, et qui ne s’enlève jamais.
142. Je n’en ai vu qu’un seul supprimé, c’est celui du contrôle des bans de mariage ; encore a-t-il fallu que le pape s’en soit mêlé et qu’une bonne partie des évêques de France s’en soient mêlés et lui en aient écrit en cachette crainte d’offenser Louis auprès duquel ils avaient perdu leur temps. Tous les confesseurs se plaignaient que leurs pénitentes s’accusaient de fornication, et quantité de s’être fait avorter, et cela parce qu’elles n’avaient pas le moyen de payer le contrôle des bans de mariage, et qu’on faisait fouetter celles qui étaient surprises en exposant leurs enfants sur une porte. Ce dernier article donna lieu à un arrêt qui ◀ordonne▶ que celles qui tomberont dans le cas dénonceront leur grossesse au plus prochain juge pour être pourvu en secret à la subsistance de la mère et de l’enfant, et depuis ce temps on n’a plus tant entendu parler d’avortements. Mais la fornication subsistait toujours.
143. On croit que ce fut Monsieur l’archevêque de Paris cardinal de Noailles qui en écrivit au pape. Mais que ce soit lui ou un autre ou plusieurs autres si l’on veut, son légat en France eut ordre d’en parler à Louis et lui remontrer fortement qu’il était odieux de vendre aux chrétiens l’accès des sacrements, surtout de celui qui était le pivot et le soutien de la société civile. Il le fit, et le Roi frappé de ses raisons consentit que cet impôt infâme fût supprimé. Il avait été créé pendant le ministère de M. de Pontchartrain à qui je ferai bientôt faire figure, et il fut anéanti sous celui de M. Chamillart dont je parlerai aussi à son tour. M[onsieu] r d’Argenson était commissaire nommé du Conseil pour juger des contestations qui arrivaient au sujet de ce contrôle, et cela donna matière à une scène assez plaisante pour être rapportée.
144. Un savetier qui demeurait sous la paroisse de Saint-Barthélemi proche le Palais avait présenté des bans entre lui et une fille à présent sa femme pour être publiés au prône suivant la coutume. Le curé refusa de le faire parce que ces bans n’étaient point contrôlés. Le savetier, qui aimait mieux mettre son argent à la gobine (ce fut son terme) que d’en donner un denier à la maltôte, fit un placard portant ces mots : Au public. Il y a promesse de mariage entre… fils… et entre Marie N. , fille de N. Ceux qui ont le droit de s’y opposer peuvent le faire. Ceci pour première annonce. Le tel jour. Il afficha ce placard à la porte de l’église, et réitéra la même cérémonie par trois dimanches consécutifs. Après ce temps expiré, il vint le propre jour du lundi gras avec sa maîtresse parée comme une poupée trouver le curé accompagnés de leurs parents mutuels, et en présence de tout le monde lui demanda la bénédiction nuptiale qui lui fut refusée sous le même prétexte de bans non contrôlés. Le savetier lui dit qu’il s’en passerait, qu’il y avait toujours eu des mariages quoiqu’il n’y eût pas toujours eu des prêtres, entendit la messe avec sa maîtresse à côté de lui, et s’en alla faire noce et festin. Quelque temps après il parut dans sa boutique avec sa femme tout au moins aussi effrontée que lui, qui avait été soldat. Comme cela fit du bruit, beaucoup de gens se firent un plaisir d’aller voir leur contenance. J’y allai comme les autres, et je fis plus puisque je le menai au cabaret. Il me conta les choses comme je viens de les dire ; je lui trouvai de l’esprit, et même bien tourné. Au bout de huit à dix jours je retournai au Palais et passai devant sa boutique. Il m’appela et me dit qu’il voulait avoir sa revanche, et en buvant chopine m’apprendre quelque chose qui me ferait plaisir. J’acceptai le parti, et entrai sans façon avec lui au cabaret. Il me montra une assignation qui lui avait été donnée devant M. d’Argenson pour payer le contrôle de ses bans. — C’est de l’argent qui [sic] t’en va coûter, lui dis-je. — J’aimerais mieux, reprit-il, le jeter dans la rivière que d’en donner un denier à ces b..gres-là. Venez demain me voir plaider ma cause, je n’ai que faire d’avocat.
145. J’y allai par curiosité, mais je n’espérais pas tant rire. Il y vint avec sa femme, tous deux en habit de noces. C’était une grosse réjouie de 23 à 24 ans, assez jolie, grande, et fort bien faite. Lorsque ce vint son tour d’audience et qu’il fut appelé, il s’avança tenant sa femme par la main. — Est ce toi qui se nomme tel, lui demanda M. d’Argenson. — Oui, Monsieur, répondit-il résolument. — Pourquoi n’as-tu pas satisfait aux ordres du Roi en payant le contrôle de tes bans. — C’est, répondit-il, que j’ai mieux aimé en faire la gobine que de me coucher à jeun. — Mais tu n’es pas bien marié, lui dit ce magistrat. — Parsandié, répondit-il effrontément, vous me faites plaisir de me le dire, car depuis quinze jours que je croyais l’être le mariage me put, et je suis dégoûté d’elle. Tiens, dit-il en poussant sa femme vers M[onsieu] r d’Argenson, va-t-en à tous les diables, je ne veux pas ressembler aux maltôtiers qui entretiennent des putains ; et en même temps tourna le dos. Tout le monde s’éclata de rire, et M. d’Argenson le premier. On le rappela, mais ce fut bien pis quand sa femme, qui comme je l’ai dit était une grosse résolue, en se retournant vit et reconnut un des maltôtiers qui avait été laquais dans la même maison où elle avait été servante. Il n’y a point de pouilles qu’elle ne lui chantât. Il aurait voulu pour bien de l’argent être bien loin ; aussi s’en alla-t-il le plus tôt qu’il put sans insister sur ce contrôle, et M. d’Argenson fit taire cette femme qui avait voulu trois ou quatre fois sauter aux yeux du fripon, du voleur, du maquereau et du faux témoin de maltôtier. Après que les fesse-mathieu furent sortis, M. d’Argenson congédia le mari et la femme, auxquels il ◀ordonna▶ de bien vivre ensemble ; et comme cette fois le mari et la femme m’avaient fait rire de bon cœur, et qu’ils étaient propres, je les menai déjeuner aux torches au cimetière Saint-Jean, et environ deux ans après je tins leur second enfant, si bien que nous sommes à présent compères et commère ; et en déjeunant elle me fit une vive peinture de son laquais maltôtier dont je rapporterai quelques traits dans la suite.
146. Puisque je suis chez M. d’Argenson, il faut avant que d’en sortir que je rapporte une scène qui s’y est passée environ trois mois après celle dont je viens de parler. Ce magistrat se mêlait de tout, jusques à entrer dans le plus petit détail de ce qui se passait à Paris et dans les faubourgs, même entre le mari et la femme. Il y avait un compagnon menuisier parisien, marié depuis quelques [sic] cinq à six mois à une fille de Paris d’environ 18 à 19 ans, et lui âgé de 26 à 27. Tous deux bien faits, et elle fort belle, mais d’une tête de Parisienne, ce qui est beaucoup dire. Son mari lui donna un soufflet bien appliqué, et après avoir bien crié, elle s’en plaignit à M. d’Argenson par un placet qu’elle lui présenta. Il avait ses émissaires par lesquels il apprit que lui était honnête homme, et elle honnête femme n’ayant que le seul défaut d’avoir la tête du diable. Il a toujours eu la bonté de ne point exposer les ouvriers à perdre leurs journées, et il semblait qu’il leur avait destiné les jours de fête et de dimanche. Il les envoya quérir, et ils vinrent en habits nuptiaux. Le mari ne se doutait pas seulement pourquoi ni à quel dessein ce magistrat l’envoyait quérir. Il ne se souvenait plus du présent qu’il avait fait à sa femme, et elle qui croyait que son mari allait avoir la tête lavée y vint avec plaisir.
147. Lorsque M. d’Argenson les vit l’un et l’autre bien couverts, de bonne mine et jeunes, il ne les rudoya point, quoique ce fût sa coutume. Il dit au mari : Voilà ta femme belle, bien faite, jeune et toute aimable, et toi tu me parais honnête homme, cependant tu la frappes. Cela n’est pas bien, il ne faut mettre la main sur elle que pour la caresser. Que je n’entende plus parler de cela, car [tu] ne me ferais pas plaisir, et j’y mettrais ordre. Le pauvre patient écoutait le sermon avec autant de terreur qu’un criminel sa sentence, sans dire un mot. Enfin M. d’Argenson, ennuyé de sa taciturnité, lui demanda s’il était muet. — Non, Monseigneur, répondit-il en tremblant. J’avoue que je lui ai donné un soufflet ; mais, Monseigneur, vous a-t-elle dit pourquoi ? — Non, dit Mons[ieulr d’Argenson, dis-le-moi toi-même, je suis pour écouter tout le monde. — Eh bien, Monseigneur, dit-il je ne suis qu’un simple ouvrier menuisier. — Je le sais bien, dit M. d’Argenson, poursuis. — Lorsque je travaille à la journée, répliqua-t-il, je ne gagne que vingt-huit ou trente sols, et quand je travaille à mes pièces je gagne jusque trente-cinq et quarante sols par jour parce que je travaille comme un galérien. — Tu ne viens pas au soufflet, lui dit le magistrat en l’interrompant. — Pardonnez-moi, Monseigneur, j’y viens, reprit-il en se remettant. Comme je veux me faire recevoir maître, j’épargne mon argent et c’est elle qui le reçoit tous les samedis au soir ; je ne me réserve que deux sols par jour pour boire un coup d’eau de vie et avoir du tabac. — On ne peut pas mieux en user, reprit M. d’Argenson, et je t’invite à continuer de même, car un, ménage est toujours bien gouverné quand la maîtresse est la trésorière, mais venons au soufflet.
- — J’y suis, Monseigneur, reprit-il. Il me semble qu’un homme qui travaille depuis le matin jusques au soir doit être nourri. — Cela est juste, dit le magistrat. — Je ne sais, reprit le menuisier, sur quelle herbe ma femme avait marché mardi dernier, mais quand je revins pour dîner, je ne trouvai rien que du pain, et elle grondait. — Donne-moi à dîner, femme, lui dis-je. — Prends-en, me dit-elle en faisant la moue.— Il n’y a que du pain. — Qu’est-ce que tu veux que je te donne, des ortolans ? — Non, lui répondis-je, mais un morceau de gras-double, ou du fromage m’aurait fait plaisir, car je ne peux pas manger du pain sec. — Eh bien, dit-elle, mange de la merde. Trouveriez-vous cela bon, Monseigneur, ajouta-t-il avec une ingénuité de badaud. — Non, dit Mons[ieu] r d’Argenson en se tenant les côtés de rire, cela ne vaut assurément rien. Tous les auditeurs qui riaient à en tousser faisaient un si grand bruit par leurs éclats réitérés qu’il fallut plus d’un gros quart d’heure pour ramener la tranquillité que cette naïveté avait bannie. Après cela M[onsieu] r d’Argenson prononça que la femme recevrait toujours l’argent du mari et lui en rendrait compte quand il voudrait, qu’elle lui tiendrait toujours son dîner et son souper prêt, ou bien qu’il recevrait son argent lui-même ; leur ◀ordonna▶ de bien vivre ensemble, et lui défendit de mettre la main sur elle que pour la caresser.
148. Je parlerai de M. d’Argenson à son tour. Je lui ai vu faire des actions qui certainement feraient honneur au procès-verbal de la vie d’un homme qu’on voudrait faire canoniser. Mais je lui en ai vu faire aussi qui lui ont attiré bien des chagrins pour avoir voulu porter trop haut son autorité, sous laquelle il voulait que tout le monde fléchît, ce qui lui a fait de puissants ennemis et lui a attiré des reparties bien vives et bien mortifiantes pour un homme de son humeur.
149. J’en reviens au papier marqué et au tabac qui ont été établis pendant le ministère de M. Colbert. La maltôte en a été augmentée, triplée, et même quadruplée. Cependant ils ne valent rien à présent ni l’un ni l’autre, et le tout parce qu’il a plu aux ministres qui lui ont succédé de se fermer les yeux à cause des présents et des pots-de-vin. Le tabac ne vaut quoi que ce soit, surtout pour ceux qui ont de l’odorat. Il suffit aux maltôtiers de recevoir de l’argent : ils donneraient s’ils pouvait des feuilles de chêne pour du tabac en corde, et des mottes à brûler pour du tabac en poudre. Celui-ci est pour le public, car à leur égard, ils savent bien s’en faire apporter d’excellent tant pour eux que pour leurs amis. Je sais celui-ci par moi-même, puisque j’ai été aux îles de l’Amérique, la Martinique, Saint-Christophle et Saint-Domingue, et aux Îles orientales, et que j’ai vu à Lisbonne de quelle manière celui qui achetait pour eux faisait ses envois, qui n’étaient presque tous que des tabacs en rouleaux qui étaient pourris sur le lest des vaisseaux.
150. Le papier ne vaut rien par la même raison d’intérêt pécuniaire que les fermiers généraux en tirent ; mais outre cette raison, il y en a encore une autre qui est qu’il y en a parmi eux plusieurs qui voudraient être de l’ordre de Melchisédec, sans père ni mère, et qui seraient très fâchés qu’on allât réveiller leurs extraits baptistaires, et les actes qui témoignent d’où ils viennent et quels ils ont été avant que d’être ce qu’ils sont à présent. Ils font leur possible pour que le tout devienne indéfrichable, ou que du moins leurs descendants ne soient pas frappés de la même terreur. Les notaires savent bien que je ne dis rien que de vrai, et que lorsqu’ils reçoivent quelque acte qui par la suite du temps peut faire honneur à un fermier général, ce même fermier général fournit lui-même le papier, semblable à l’autre pour la marque du moulin et pour le timbre, mais très différent pour la qualité et la blancheur.
151. J’en reviens à M. Colbert qui fut assurément dur et inexorable, mais droit dans son ministère. Mais après avoir dit ses bonnes qualités, il est juste de dire les mauvaises. Il n’eut de la droiture que par rapport au Roi et à son emploi : du reste il fut fourbe et dissimulé. Je ne veux pas imputer sa droiture dans le ministère à la crainte qu’il avait d’un surveillant tel que M. de Louvois, ni à l’application que Louis XIV avait pour tout ce qui regardait les finances, dans lesquelles il lui eût été très difficile de faire un faux pas sans être découvert. J’aime mieux croire que cette droiture venait de son propre fond, et du zèle qu’il avait pour le Roi et pour le royaume. Cependant il est vrai qu’il avait de mauvaises qualités. Il était méfiant, craintif, dur, peu reconnaissant, et poussait quelquefois sa dureté jusques à un point qu’elle faisait tort à ses intérêts.
152. Je sais ce que je vais dire de M. Picon, père de M. d’Andrezelle qui a été intendant en Italie. Il aimait à boire, c’était son unique défaut ; du reste l’esprit le plus fin, le plus solide et le mieux sensé qu’on pût voir. C’était un torrent d’éloquence tant sur la langue que sur le papier, et le tout sans préparation. Il était premier commis de M. Colbert, lequel ne pouvant aller chez le Roi pour lui rendre compte de quelque affaire l’y envoya. II y fut, parla à Louis qui fut charmé de son esprit et de la manière concise et nette dont il s’expliquait. Il en parla à M. Colbert avec tant d’éloges que celui-ci craignit les suites que pouvait avoir une si forte estime, et résolut de les prévenir. Louis lui avait dit de lui renvoyer M. Picon, sur la même affaire lorsque les nouveaux mémoires qu’il en devait dresser seraient en état. Cela fut fait le surlendemain. M[onsieu] r Colbert lui lâcha des gens pour le faire déjeuner, et d’autres succédant à ceux-ci, M. Picon fut bientôt dans l’état que le ministre le souhaitait. Il le fit appeler, et en lui donnant ces mémoires que M. Picon avait dressés lui-même et qui n’avaient passé dans la main d’un commis que pour être mis au net, il lui ◀ordonna▶ de les porter au Roi et de rachever de lui en expliquer l’affaire que ces papiers concernaient ; qu’il avait si bien commencé qu’il ne voulait pas lui ravir l’honneur de finir. Un homme dans l’état où était M. Picon a le malheur de ne se pas connaître. Au contraire, il se crut plus habile que jamais. Il y alla et parla au Roi, mais avec tant de répétitions, de désordre et si peu de suite que ce prince, qui était extrêmement sobre sur le vin, le congédia sans le laisser achever ; et depuis ce temps-là, quelque chose qu’il ait faite, il lui a été impossible de regagner dans l’esprit du monarque l’estime qu’il avait eue pour lui et qu’il avait perdue par sa faute. Le roi demanda même à M. Colbert pourquoi il lui avait envoyé un homme à qui le vin avait troublé la raison, et celui-ci, pour achever de perdre M. Picon, répondit qu’il ne savait pas où il avait été boire ; qu’il savait seulement qu’il lui avait donné les papiers dès le matin, et que depuis ce temps-là il ne l’avait pas vu. Ce ne fut pas encore tout. Mons[ieu] r Picon fut obligé d’essuyer une rude réprimande que M. Colbert lui fit d’avoir eu l’audace d’aller chez le Roi soûl comme un cochon (ce furent ses propres termes, à ce que me dit M. Picon) ; réprimande d’autant plus sensible qu’elle fut faite devant plusieurs commis subalternes, comme si celui qui la faisait n’eût pas été cause lui-même de l’aventure.
153. Plusieurs personnes ont cru que c’était M. Picon qui a fait le Testament politique qui paraît sous le nom de M. Colbert. Cette seule circonstance est une preuve du contraire. Il n’aurait jamais dit ce qu’il dit sur ce sujet. « Ces gens, dit ce testament, qui croyent retrouver dans cette liqueur la chaleur que l’âge leur dénie, etc… »
154. J’avais un oncle receveur général des finances du Bourbonnais, ami de M. Picon, qui à cause de cela me témoignait bien des bontés ; et comme nous sortions en même temps tous les deux de chez Mons[ieu] r de Seignelai, fils de M. Colbert, il me fit monter dans son carrosse, et la matinée étant belle et claire, il fit toucher au Cours de la Reine ; et en nous promenant il me dit ce que je viens de rapporter, et me dit encore une particularité de M. Colbert trop curieuse pour n’être pas sue. Il est vrai qu’il me la dit en secret, mais tous les acteurs étant morts, je ne crois pas devoir le garder.
155. Louis dauphin, fils de Louis XIV, avait une amourette sur laquelle le Roi son père s’était bouché les yeux parce qu’il était garçon. Mais lorsque son mariage fut arrêté avec la princesse de Bavière, le Roi lui fit dire que s’il ne congédiait pas sa maîtresse, il la ferait mettre dans un convent, et la ferait si bien renfermer qu’elle ne paraîtrait plus dans le monde. Le dauphin aimait cette fille, qui n’était que simple fille d’un cabaret de Maisons. Elle était grosse de cinq à six mois, et il connaissait le Roi d’humeur à la faire renfermer, auquel cas c’était une maîtresse perdue pour lui, d’autant plus aimable que son teint ne devait rien qu’à la nature. Il résolut de l’envoyer hors du royaume, mais de ne la pas tant éloigner qu’ils ne pussent se revoir en peu de temps.
156. Ce fut à Bruxelles où il résolut de la fixer, et en effet elle en est revenue une infinité de fois sous différentes figures pour voir son amant, tantôt en marchand, tantôt en religieux, tantôt en courrier, jusque là qu’elle s’est déguisée en garde du corps ; et c’était pour se trouver seul à seul que le dauphin s’éloignait si bien de la chasse ou des chasseurs qu’il mettait très souvent toute sa suite en peine de lui, pendant qu’il était seul à seul avec elle au rendez-vous qu’ils s’étaient donné. Ces sortes d’écarts très fréquents ne plaisaient point au Roi, et encore moins à la dauphine qui avait le malheur d’être aussi laide que jalouse, ou aussi jalouse que laide. Cependant, malgré leurs espions et leur vigilance, le dauphin et sa favorite se sont toujours vus. Elle était extrêmement grande pour une femme, d’une taille bien remplie, et d’un démarche hardie, ce qui faisait que l’habit d’homme lui sieyait parfaitement ; outre cela, elle était très bien à cheval, et courait la poste aussi bien qu’un postillon ; et c’était ordinairement la voiture qu’elle prenait tant pour venir voir son amant que pour s’en retourner après l’avoir vu. Il est même certain qu’elle fut assez hardie, environ quinze jours après ses couches et deux mois après le mariage de son amant, de venir à Versailles en courrier, et de lui donner en présence même de la dauphine un paquet de papiers avec un billet de sa main sur l’enveloppe qui ne contenait que ces mots : C’est moi-même. Le dauphin prit prudemment son parti, et lui dit de le suivre. Il mena ce prétendu courrier dans son appartement, et après l’avoir embrassée, il la blâma de sa témérité de s’exposer à être reconnue. Elle lui répondit qu’elle ne vivait que pour lui ; que les plus rudes supplices de l’épouvantaient pas pourvu qu’elle le vît, et qu’outre cela elle avait voulu voir par elle-même la femme qu’on l’avait obligé de prendre, qui était encore plus laide qu’on ne lui avait dit, et que c’était une vilaine guenon. Le dauphin, qu’on appelait Monseigneur tout court, écouta tout avec une patience de philosophe, et fut convaincu par lui-même que jamais maîtresse n’a dit de louanges de l’épouse de son amant, comme réciproquement jamais femme n’a parlé en bonne part de la maîtresse de son époux. Celle-ci avait pourtant tort, car quoique la dauphine ne fût pas belle, elle n’avait rien de dégoûtant ; au contraire, elle était fort blanche, bien faite, et avait le sein et la gorge admirable.
157. Il fut pourtant obligé de faire éloigner sa belle, mais il n’avait pas un sol, et sans argent on ne peut rien. Il ne voulut pas avoir recours aux gens de qualité ; il savait que leurs bourses étaient épuisées par le jeu, et par les trains magnifiques qu’ils faisaient faire pour honorer ses noces. Il s’adressa à M. Colbert auquel il demanda cent mille écus. Celui-ci fut assez malhabile homme pour lui dire que le trésor royal était épuisé par les dépenses nécessaires à son mariage. Monseigneur eut l’honnê[te] té de lui dire qu’il en était persuadé ; qu’aussi ne demandait il pas ces cent mille écus de l’argent du Roi, et qu’il les lui demandait comme un service purement personnel dont il aurait de la reconnaissance. Il ajouta que s’il n’y avait point d’argent dans le trésor, il pouvait lui trouver ce secours dans sa bourse, ou du moins dans celle de ses amis.
158. C’était beaucoup s’humilier pour un jeune homme de 21 à 22 ans aussi fier que le dauphin. Cependant il ne remporta qu’un refus, et se retira dans son appartement le cœur tellement ulcéré qu’il en avait larmes aux yeux, et lui qui ordinairement était grand mangeur se coucha sans souper. M.Colbert de son côté alla trouver Louis auquel il dit la demande du fils, et le refus qu’il lui avait fait. Le Roi l’en blâma, et lui dit qu’il devait lui donner cet argent sans aucune difficulté, et qu’il savait bien ce qu’il en voulait faire. Il vint dans le moment à l’appartement de Monseigneur pour réparer sa faute, et lui offrir non seulement cent mille écus mais tout ce qu’il lui plairait de demander. Il n’était plus temps ; le dauphin était au lit, et avait défendu de laisser entrer qui que de fût, si bien qu’il s’en retourna très mortifié d’avoir refusé le fils sans avoir fait sa cour au père.
159. Parmi les gentilshommes servants de Monseigneur il y en avait un nommé Hubert, fils du receveur général des finances de Soissons. Il aimait Monseigneur, et voulut rester dans sa chambre quoique le prince eût donné un ordre général à tout le monde d’en sortir. Monseigneur lui dit lui-même de s’en aller. — Non, Monseigneur, lui dit-il, je ne reste pas sans dessein. J’ai quelque chose à dire à Votre Altesse de si grande conséquence, que je suis sûr qu’elle me pardonnera mon indiscrétion lorsqu’elle en saura le sujet. — Je prends même la liberté de la supplier d’◀ordonner▶ que je puisse lui parler seul. Je ne suis point en état de parler à personne, lui répéta ce prince, et vous me ferez plaisir de sortir. — Je vous en ferai plus en ne sortant pas, lui repartit Hubert, et j’ose vous réitérer mes supplications de m’entendre. — Restez donc, lui dit-il en voyant une si grande obstination. Hubert le supplia de faire sortir tout le monde de sa chambre, ce que Monseigneur eut encore la complaisance de faire. Ce prince était la bonté même, et il crut qu’il y avait quelque batterie sur le jeu, d’autant plus qu’Hubert était brave et très peu endurant, quoiqu’il ne fût pas querelleur.
160. Sitôt qu’il se vit seul avec lui, il se jeta à genoux, et avec un véritable zèle il lui dit : Vous êtes changé, Monseigneur, vous n’êtes plus le même que vous étiez à votre dîner. Quelque chose trouble la tranquillité ordinaire de votre âme, sans cela vous ne seriez pas dans l’état où vous êtes. Faites-moi part de la cause ce chagrin. Votre Altesse ne peut déposer son secret à un sujet plus fidèle et plus zélé, ni plus à Elle que moi. Quelqu’un a-t-il été assez téméraire pour vous offenser, ou manquer au respect qui vous est dû ? Nommez-le-moi, et je vous en promets la vengeance, ou ma mort. — Non, Hubert, lui dit le dauphin, je n’ai aucun sujet de chagrin, et l’altération qui paraît sur mon visage n’est qu’un effet de la nature qui n’est pas toujours la même. — Un autre que moi prendrait pour bon [sic] les raisons de Votre Altesse, lui répliqua Hubert ; mais moi qui vous ai étudié et qui vous connais, je ne me paie pas de votre déguisement. Ou dites-moi ce qui vous fait peine, ou consentez que je me tue à vos yeux pour avoir eu le malheur de ne pas mériter votre confiance.
161. Monseigneur, le voyant si obstiné et si zélé, lui conta l’embarras où il était, et le chagrin qu’il avait de s’être inutilement adressé à M. Colbert. A cette confession Hubert se releva tout réjoui, baisa son drap, et sortit en lui disant qu’il se faisait fort de le tirer d’intrigue sans être obligé de s’humilier encore devant M. Colbert, dont Monseigneur se promettait la perte. Il le pria de reposer avec tranquillité jusques à son retour, et d’◀ordonner▶ seulement aux gardes de le laisser entrer lorsqu’il reviendrait.
162. Sitôt qu’il eût quitté le dauphin, il monta à cheval et vint à toutes jambes à Paris, et se fit introduire dans la chambre de son père qui dormait à une heure du matin. Il l’éveilla, lui dit l’état des choses, et ajouta qu’il ne dépendait que de lui d’établir solidement sa fortune. Le père, après l’avoir écouté avec tranquillité, lui dit pour réponse qu’il n’avait pas cent mille écus comptant ; qu’il ne pouvait lui donner que six mille louis d’or ; qu’il pouvait les porter à Monseigneur, et l’assurer qu’il pouvait tirer sur lui jusqu’à un million de livres ; que les lettres ne seraient point protestées, et que tout serait acquitté avant midi. Partez vite, dit-il à son fils, vous êtes en état de faire votre cour et votre fortune ; et assurez Monseigneur que ni vous ni moi, ni toute notre famille ne possédons rien dont il ne soit absolument le maître.
163. Il faut dire ici par interruption que Mons[ieur] Hubert le père était créature de M. Fouquet, et par conséquent l’ennemi de M. Colbert. On va voir de quelle manière il tâcha d’en venger son bon maître, et en même temps de se venger lui-même de M. Colbert, qui outre les taxes de la chambre de justice, l’avait encore taxé comme aisé à une somme si forte, que sans l’aide de ses amis et de sa famille, il n’aurait jamais pu la payer ; et son plan de vengeance lui monta tout d’un coup dans la tête, et dans cette pensée il monta en carrosse dès la pointe du jour, alla chez tous ceux avec lesquels il était en commerce et en relation, et s’assura de plus d’un million de livres en espèces, et le fit savoir à son fils par un exprès.
164. Celui-ci était retourné à Versailles après avoir quitté son père, et il n’était pas plus de cinq heures du matin qu’il se fit introduire dans l’appartement et la chambre du dauphin. Ville gagnée ! dit-il en entrant ; ◀ordonnez▶ que nous soyons seuls. Le dauphin fit sortir tout le monde, et Hubert lui dit qu’au lieu de cent mille écus, il lui offrait un million, et lui dit ce que son père lui avait dit ; et en même temps lui donna pour arrhes les six mille louis d’or qu’il avait apportés. Voilà un service que vous me rendez, Hubert, dont je ne perdrai jamais la mémoire, lui dit Monseigneur ; vous et votre famille pouvez compter absolument sur ma protection, et compter en même temps que je ne serai point ingrat. Gardez-moi seulement le secret, c’est tout ce que je vous demande, et du reste reposez-vous en sur moi. Après cela, Monseigneur et lui se mirent à écrire la destination qu’il faisait de cet argent, vingt mille francs d’un côté, cinquante de l’autre, etc. Et pendant qu’ils étaient occupés, M. Colbert, qui venait pour rétablir le refus du jour précédent, vint et se fit annoncer. Hubert était d’avis que Monseigneur lui fît dire qu’il ne pouvait pas lui parler, mais le prince en jugea autrement et le fit entrer. Il voulut parler, mais Monseigneur lui ferma la bouche tout d’un coup. — J’allai hier inutilement chez vous, j’y retournerai quand je voudrai, malgré vous, puisque vous ne pouvez pas m’en refuser la porte. Mais pour chez moi je vous défends d’y venir jamais, ou comptez que vous n’en sortirez que par une de mes fenêtres. Et sortez, ne me le faites pas dire deux fois. Après un compliment si bref et si fier, ce fut à lui de s’en aller.
165. Il avait vu Hubert avec des papiers sur une table, ce fut encore un nouveau sujet d’inquiétude pour lui. Il le dit au Roi qui le rassura, mais une conscience ulcérée ne se tranquillise point, et en effet ni Louis ni lui ne pouvaient pas prévoir le coup qu’on leur préparait.
166. J’ai dit qu’Hubert était une créature de M. Fouquet. J’ai dit que le fils avait du service et de la bravoure, et avec cela beaucoup d’esprit. Il faut ajouter que le père était au désespoir de la chute de Monsieur] Fouquet, et que plus de vingt années n’avaient ni éteint ni même assoupi le dessein de le venger, parce que, par la prison et la disgrâce de ce ministre, il avait été exclu des dignités et des emplois qu’il croyait lui être dus. Il faut ajouter encore que Monseigneur avait dit à Hubert son fils qu’il voulait voir son père, et le remercier d’un service si prompt et si généreusement rendu ; que le fils ayant dit à son père la volonté de Monseigneur, et qu’il voulait venir à Paris dans ce seul dessein, M. Hubert le père, pour éviter l’éclat qu’une pareille visite aurait pu faire, et pour assurer mieux sa vengeance, aima mieux aller lui-même à Versailles, et voir le prince incognito. Il fut présenté par son fils, et après tous les préliminaires ils entrèrent tous trois en matière. Monseigneur ne cacha point l’envie qu’il avait de perdre M. Colbert ; Hubert le père ne cacha point celle qu’il avait de venger M. Fouquet, et le fils les assura l’un et l’autre que son épée ne leur manquerait pas.
167. Hubert le père ouvrit les moyens de la scène, et promit à Monseigneur de les lui dire sitôt que son mariage avec la princesse de Bavière serait consommé, et confia son secret à son fils qui devait être du voyage et y accompagner le prince. Dès le lendemain de la consommation de ce mariage, M. Colbert vint comme les autres lui faire sa cour. Elle2 le reçut très froidement. Toute la cour crut que cette réception était un effet de sa fierté naturelle, les gazettes mêmes en ont parlé, et tout le monde se trompait. Cet accueil froid fut l’effet de la première complaisance qu’elle devait à son époux, auquel Hubert le fils avait fait entendre que le seul moyen de perdre M. Colbert, et même de lui faire faire son procès, était de faire en sorte que le Roi son père rappelât M. Fouquet et lui accordât une demi-heure d’audience pour se justifier. Il lui avait insinué que le Roi ne pourrait pas refuser cette grâce à Madame la Dauphine si elle la lui demandait, et que cette audience seule perdrait M. Colbert, et rétablirait M. Fouquet, et par conséquent le vengerait sans effusion de sang, et sans même qu’il parût avoir part à ce rappel.
168. Monseigneur trouva ce projet très juste et l’approuva ; et l’exécution n’en fut sursise que jusques à l’arrivée de la cour à Versailles, et pendant le chemin il parla très mal de M. Colbert à son épouse. A leur arrivée, tous les parents de M. Fouquet supplièrent Madame la Dauphine d’obtenir du Roi qu’il tirât M. Fouquet de la prison où il languissait depuis vingt ans. Mons[ieu] r le duc de Charost, capitaine des gardes, était à leur tête. Madame la Dauphine ne voulut s’engager à rien sans la permission de son époux. Comme les choses étaient concertées, il arriva et lui demanda en riant ce qu’elle faisait en si bonne compagnie. Elle lui dit de quoi il s’agissait quoiqu’il le sût mieux qu’elle, et elle lui demanda s’il jugeait à propos qu’elle s’en mêlât. Il répondit toujours en riant qu’il ne s’opposait point à sa charité, que c’en était une en effet d’ouvrir la cage à un oiseau qui y était renfermé depuis si longtemps, et dont le ramage pouvait se faire entendre avec plaisir ; qu’il la priait pourtant de ne se pas exposer mal à propos, et que le Roi n’aimait pas qu’on l’importunât. — Je ne lui ai jamais rien demandé, reprit-elle, et je ne lui demanderai rien de ma vie s’il me refuse cette grâce. — Demandez-la donc, lui dit Monseigneur, et de ma part j’ajouterai aux prières de la famille de M. Fouquet que vous me ferez à moi-même un sensible plaisir de l’obtenir ; je dirai plus, c’est que vous ne pouvez pas m’obliger davantage. Mais je vous prie de ne vous pas commettre, ayant à vous avertir que vous trouverez de très grandes difficultés dans votre chemin. J’espère pourtant que vous réussirez, puisque ce sera la première grâce que vous demanderez au Roi.
169. La Dauphine, persuadée qu’elle ferait plaisir à son époux, ne hésita plus à demander cette grâce. Il n’y eut que le moyen de la demander qui lui fit peine. Elle parut le soir à souper assez mélancolique. Le Roi, qui l’étudiait, lui demanda le sujet de sa rêverie. Elle lui dit que la crainte qu’elle avait de ne pas obtenir une grâce qu’elle avait à lui demander faisait son inquiétude. Le Roi lui dit que hors quatre cas elle pouvait être sûre de tout. — Et quels sont ces quatre cas, demanda-t-elle ? — C’est répondit le Roi, le crime de lèse-majesté divine, le viol, le duel, et le poison ou l’assassinat. — Je ne m’intéresserais pas pour de si grands criminels, dit-elle ; il n’y a rien de tout cela dans ce que je veux vous demander. — Dites donc ce que c’est, lui dit le Roi. — Après le souper, reprit-elle, je vous le dirai ; il y a ici trop de témoins. — Soupez donc en repos, lui dit le Roi en riant, puisque vous devez avoir l’esprit content. Qui que ce soit ne savait quelle était cette grâce que la Dauphine demandait avec tant de mystère, et chacun, à l’ordinaire, s’en formait des idées chimériques. On n’avait garde de penser que ce fût au sujet de M. Fouquet : qui que ce soit ne songeait plus à lui, et ce fut avec étonnement qu’on apprit que cette grâce était sa liberté que la Dauphine avait demandée.
170. L’ordre de le mettre en liberté et de le faire venir en cour fut envoyé à Monsieur de Neuville de Villeroy, archevêque, comte et gouverneur de Lyon. M.Fouquet reçut cette nouvelle avec un flegme qui surprit celui qui lui en porta l’ordre, et Monsieur de Villeroy vint un moment après l’en féliciter, et l’emmena dîner à l’archevêché. Il ne parut ni se hausser ni se baisser, et montra par un visage toujours égal qu’il bravait la mauvaise fortune, et méprisait la bonne. Cela donna lieu à un chanoine de Lyon qui dînait avec eux de dire au maire auprès de qui il était, cet endroit de Lucain :
Etiamsi illabitur orbisImpavidum ferient ruinae...
171. Il s’embarqua sur le soir, mais on ne sait par quelle destinée il trouva la mort à Châlons-sur-Saône. Il avait mangé le soir à son souper d’une poitrine de veau en ragoût ; il en avait même beaucoup mangé, et soit que son estomac ne pût pas tout digérer, ou soit que la joie de son rappel qu’il avait jusque là renfermée dans lui-même ne pût plus se contenir sans éclater, il appela du monde sur les deux heures du matin, et mourut deux heures après dans une très grande tranquillité ; et ce qu’il y eut d’étonnant, c’est que son corps ne fut point ouvert, et qu’on ignore encore s’il a été empoisonné, ou si sa mort a été naturelle.
172. Quoique M. Colbert fût fourbe, poursuivit M. Picon, je ne crois pas qu’il l’ait été au point de procurer la mort à qui que ce fût. Il est pourtant vrai qu’il craignait son retour, mais il n’était pas seul à le craindre. M[onsieu] r le chancelier Le Tellier, M. de Louvois son fils l’appréhendaient, et il semble que la maison de Tellier et celle de Colbert ne [se] sont jamais accordé[es] que pour concourir à sa perte. M[onsieu] r Fouquet portait un écureuil dans ses armoiries ; Mons[ieu] r Le Tellier avait trois lézards, et M. Colbert un serpent ; ces deux dernières sont des armoiries parlantes et ainsi peu anciennes. Ces animaux donnèrent sujet à l’épigramme que voici :
Le petit écureuil en cageCherche à sortir de toutes parts ;Mais le serpent crevant de rage,Bien soutenu de trois lézards,Sait bien lui boucher le passage.
173. Comme M. Colbert était dans la nécessité de fournir quarante millions tous les ans à M. de Louvois, et qu’outre cela il fallait entretenir la maison du Roi, payer l’ordinaire des guerres, les gages et les appointements des officiers, les rentes sur l’Hôtel de Ville, et avec tout cela subvenir à la dépense des bâtiments, qui était prodigieuse, les revenus ordinaires de l’Etat n’y pouvant suffire, il fut obligé d’établir de nouveaux impôts, d’augmenter les anciens, et même de créer de nouvelles charges, ce qui parut d’autant plus criant qu’on n’y était point accoutumé. Mais les peuples, les bonnes bourses et les autres avaient fourni au Roi les moyens de pouvoir entretenir plus de deux cent mille hommes en temps de paix, et plus de quatre cent mille en temps de guerre, et toujours prêts à tomber sur le corps de quiconque aurait voulu résister à son autorité, qui désormais n’avait plus de bornes que sa volonté. Cependant la vénération que toute la France en général a pour son Roi l’empêcha de se prendre à lui des malheurs que tous les particuliers commençaient à ressentir, qui furent encore considérablement augmentés par une dépense très forte et très inutile : ce furent les appartements qui ne tendaient qu’au faste et au luxe, et causaient autant d’admiration aux étrangers qu’ils causaient d’indignation aux véritables Français, qui ne voyaient qu’avec la dernière peine à quel usage était employé le plus pur sang du peuple.
174. Ce sont ces dépenses inutiles qui ont obligé Monsieur l’abbé de Fénelon de dire dans son Télémaque que les Crétois vivaient hureux en ne s’écartant point des lois du sage Minos, qui avait prétendu que par la conduite et la sagesse d’un seul homme un million de peuple vêquît hureux, et non pas qu’un million d’hommes ne servissent par leur travail qu’à remplir l’ambition d’un seul.
175. Quoi qu’il en soit, la France ne s’en prenait pas encore à Louis. Elle disait que cet argent quoique mal à propos dissipé ne sortait point du royaume, et qu’ainsi c’était une espèce de circulation du sang dans le corps humain. On ne s’en prenait qu’au ministre qui, à ce qu’on disait, était le premier à profiter de cette dissipation. Le contraire a paru par le peu de bien qu’il a laissé à sa mort après un ministère de plus de vingt-un ans. Mais comme les impôts qu’il était forcé de mettre faisaient crier tout le peuple, on ne s’en prit qu’à lui, et on voulut supposer que la dureté de son ministère le ferait révolter ; et, sur ce fondement, il y eut des gens assez hardis pour mettre sur l’assiette du Roi et sous sa serviette le sonnet que voici et qu’il trouva en se mettant à table. On y fait un parallèle ou une comparaison du paradis terrestre à la France. La pensée en est hardie et belle, mais elle ne se soutient pas jusques à la fin ; du moins la crainte du poète a été chimérique, et ce monarque, sans s’embarrasser de ce que ses sujets en pouvaient penser, alla toujours son chemin.
Dans ce lieu tout rempli de joie et de déliceOù notre premier père avait été placé,En forme de serpent finement s’est glisséLe démon cauteleux ennemi de Justice.Adam sentit l’effet de sa noire malice ;Son rude châtiment jusqu’à nous est passé.Ainsi par faux conseils l’homme se vit pousséA suivre aveuglément le désordre et le vice.Prince par trop crédule, et dont tous les désirsOnt pour unique objet nos biens, et les plaisirs,Veux-tu toujours avoir un serpent à ta dextre ?Le serpent fit qu’Adam de ce lieu fut chassé.Toi qui fais de ton trône un paradis terrestre,Crains que par un serpent il ne soit renversé.
176. Ce sonnet parut et fut trouvé beau, mais il ne changea ni la face de la France qui languissait, ni le cœur de Louis qui s’endurcissait de jour en jour par les basses flatteries qu’on lui donnait. On verra dans la suite jusques à quel excès cette dureté a été portée. J’en reviens à M. Colbert, lequel n’a certainement souffert ces impôts qu’à contre-cœur ; mais le soin de sa grandeur et l’envie d’établir sa famille l’ont engagé à n’avoir pour unique règle que l’ambition de Louis et le mépris que Louis, Louvois, La Feuillade et d’autres corrupteurs faisaient du reste des autres hommes. Les Français plaignirent la France et c’est tout. Elle avait demandé un roi ; j’ai dit ce qui avait été fait pour l’obtenir : les vœux et les prières de tout le peuple n’avaient point été épargnés. Voici un sonnet qui fut fait sur la dureté de son règne ; on y fait allusion au peuple d’Israël :
Ce peuple que jadis Dieu gouverna lui-même,Lassé de vivre heureux voulut avoir un roi.Oui, tu seras content, peuple ingrat et sans foi,S’écria le Seigneur dans sa fureur extrême.Celui que je mettrai dans ce degré suprêmeRégnera pour lui seul, sans aucun soin de toi ;Sa seule volonté te servira de Loi ;Tu le verras remplir sa convoitise extrême.Il trouvera toujours mille et mille moyensPour te ravir l’honneur, la liberté, les biens ;En vain tu te plaindras de sa toute-puissance.Ce peuple sent le coup, en reste consterné.Ainsi règne aujourd’hui par les vœux de la FranceCe monarque absolu qu’on nomme Dieu-donné.
177. Comme tous les impôts paraissaient être donnés sur son rapport, tout le royaume s’en prenait à lui, et commença à le regarder avec horreur, ensuite avec haine, et enfin alla jusques à l’exécration. Il ne recevait pourtant pas indifféremment ni sans choix les avis qu’on lui donnait, et en a rebuté une infinité dont ses successeurs dans le maniement des finances ont su se servir utilement. Sur quoi il faut que je rapporte un secret qu’il avait trouvé, et dont aucun ministre avant lui ne s’était avisé, pour en même temps prendre pour dupes les donneurs d’avis, faire le bien du Roi et la fortune de ses créatures.
178. Lorsque quelque donneur d’avis se présentait, il voyait d’un coup d’œil si l’avis était bon ou non. Si l’avis ne lui paraissait pas bon, il le rebutait ; si au contraire il lui paraissait passable, il s’approchait d’une fenêtre, et le lisait tout haut seul à seul avec le donneur. Celui-ci croyait son affaire faite, mais il se trompait, parce qu’il ne savait pas que cette fenêtre avait un porte-voix qui répondait à un cabinet où se trouvait à point nommé un scribe qui écrivait aussi vite que M. Colbert lisait. Après cela, bien sûr qu’il avait la copie du mémoire qu’il venait de lire, il disait à celui qui le lui avait donné qu’on lui avait parlé d’une semblable affaire, et dans les mêmes circonstances, mais que les autres affaires dont il avait été accablé ne lui avaient pas donné le temps d’examiner celle-là ; qu’il la chercherait et qu’il était sûr de la trouver. Le donneur d’avis avait beau protester que c’était lui qui l’avait inventée et qu’il ne l’avait communiquée à personne, Mons[ieurl Colbert lui rendait son mémoire et lui donnait rendez-vous à trois ou quatre jours de là ; et pendant ce temps-là faisait mettre au net ce que le commis avait écrit sous sa dictée pendant qu’il avait lu.
179. Le temps du rendez-vous arrivé, le donneur d’avis ne manquait pas de se trouver à l’heure précise. Je savais bien que je ne m’étais pas trompé, lui disait M. Colbert ; voyez si ce n’est pas la même chose que vous m’avez apportée l’autre jour, et s’il y a aucune différence. Le malhureux donneur d’avis s’imaginait ou que le diable s’en était mêlé, ou que sa propre femme l’avait trahi, et tombait de son haut en voyant qu’il n’y avait pas un mot de changé. M.Colbert, s’étant donné la comédie de son étonnement, lui remettait peu à peu l’esprit, et lui disant [sic] que, cette affaire ne pouvant se faire sans plusieurs associés, c’était à lui à en former la compagnie, mais qu’il était juste aussi que celui qui en avait donné le premier avis y eût une place gratis, c’est-à-dire un sol dans vingt.
180. Le plus souvent ce donneur d’avis n’avait pas assez de crédit pour former une compagnie, et M. Colbert la formait par le moyen de celui qu’il destinait à y entrer gratis, et réservait aussi un intérêt au véritable donneur d’avis, qui quelquefois se contentait d’un présent. Ainsi M. Colbert avait dans toutes les affaires des gens affidés qui lui rendaient compte des gains qui s’y faisaient, et il savait de son côté rogner les ongles aux traitants et aux harpies. Il regardait les donneurs d’avis avec horreur, mais du moins, s’il se servait de leurs avis, il les faisait récompenser, et ne les faisait pas pendre comme le malhureux Cordier l’a été sous un autre ministre. J’en parlerai dans son temps.
181. Le marché des bestiaux qu’il transporta de Poissy à sa belle maison de Sceaux, et qui en a considérablement augmenté le revenu, est une preuve qu’il ne cherchait quelquefois que son intérêt personnel, auquel il savait apporter la commodité publique pour couverture. Cependant le droit qu’il a levé sur le bétail, et qui s’y lève encore, n’a pas fait honneur ni à lui, ni à [sa] femme, ni à ses enfants, et n’en fait point encore à sa mémoire, quoique ce droit soit passé dans une autre main, aussi bien que la propriété de la maison à laquelle il est attaché.
182. Il avait procuré à une de ses sœurs l’abbaye royale de Charron en Poitou, sur le bord de la mer. La nature et la marée produisent dans cet endroit là, que la mer inonde de son reflux, les plus belles et les meilleures moules que l’Océan puisse fournir. Tout le monde sait ce que c’est que ce coquillage. Il y est si abondant qu’on en transporte par terre à Poitiers et à Limoges, et même bien plus loin ; cela donne à vivre tant par soi-même que par le transport à une infinité de menu peuple, et la pêche en était volontaire. Je ne demande pas qu’on m’en croie à ma parole ; que ceux qui en douteront écrivent sur les lieux, ou s’en informent à des gens du pays. Ils apprendront que Madame l’Abbesse, aussi charitable que les gens d’Eglise ont coutume de l’être, ne trouva pas bon que tant de gens véquissent et gagnassent leur vie de ce qui ne lui coûtait rien, et par le moyen de M. Colbert, son frère, elle obtint un arrêt du Conseil par lequel il lui fut permis de lever deux liards ou six deniers de droit sur ces moules par charge d’enfant, un sol pour la charge d’un homme ou d’une femme, un sol six deniers pour la charge d’un âne, et deux sols pour la charge d’un cheval. Le peuple ne fut nullement content de cet impôt. La mer même, plus charitable que l’abbesse, ne trouva pas bon qu’elle voulût tirer du lucre de ce qu’elle donnait généreusement sans peine, sans culture et sans frais, et fut deux ans entiers sans en produire aucune. L’abbesse fit pendant ce temps-là réflexion sur son avarice et sa dureté pour les pauvres. Elle renonça hautement à ce mauvais droit ; et ce qu’il y eut d’étonnant, c’est que le lendemain de sa renonciation les moules parurent plus épaisses et plus nombreuses qu’ells n’avaient jamais paru. Si Dieu permettait que les éléments insensibles partageassent ainsi la vengeance des pauvres, les maltôtiers songeraient plus qu’ils ne font à leur ôter leur nécessaire.
183. Cet article-là fut encore mis sur le compte de M. Colbert, et ne servit pas peu à rendre son ministère odieux au peuple. Cette haine se répandait insensiblement par tout le royaume, et comme en effet le peuple n’était point ménagé, cette haine secrète s’insinuait dans le cœur des gens du Tiers-Etat, bourgeois et autres, parce qu’il est impossible d’estimer et d’aimer un homme dont on entend dire toujours du mal. Il n’y eut pas même jusques à ceux auxquels il n’avait fait aucun tort qui s’en mêlèrent. M[onsieu] r le marquis de Refuge, gouverneur de Charlemont, jugea à propos, pour la commodité des soldats de sa garnison, de faire faire une fontaine entre Charlemont et Givet. Il en écrivit à M. Colbert, surintendant des bâtiments, qui, toujours porté à travailler au soulagement des gens qui servaient le Roi, lui accorda avec joie ce qu’il demandait. Comme cette fontaine lui était due, l’architecte qui fut chargé de la construction voulut lui faire sa cour et y mettre ses armes. Il fit un dessein en grand contre le mur, et faisant allusion au serpent d’airain, il mit pour légende Fert medelam. Le secrétaire de M. de Refuge, homme capable de se perdre pour un bon mot, attendit que tout le monde fût sorti, et se servant de la même allusion, écrivit avec le crayon noir de l’architecte en dedans de l’écusson : Poterit etiam suspensus ferre medelam. Lorsque la compagnie eut dîné, on vint revoir ce modèle, tout le monde fut étonné de cette nouvelle légende. M.de Refuge, qui reconnut l’écriture de son secrétaire, eut la discrétion de ne rien dire, mais il lui fit en particulier une sévère réprimande.
184. Il est pourtant vrai que M. Colbert n’affectait point la flatterie ni la vaine gloire. Lorsqu’il fit bâtir la fontaine des Petits Pères noirs, qu’on nomme encore de son nom la fontaine Colbert, on lui apporta des vers latins à son honneur pour y être gravés en lettres d’or. Il les trouva beaux, mais ne voulut point qu’on s’en servît ; et donna lui-même la pensée de ceux qui y sont, assez beaux pour être rapportés ici :
Quae dat aquas saxo latet hospita nympha sub imoSic tu cum dederis dona latere velis.
185. Il n’avait là-dessus rien de commun avec Louis, qui non seulement aimait jusques à la plus basse flatterie, mais aussi témoignait son indignation à ceux qui ne l’approuvaient pas. On venait de créer sur les ports et dans l’intérieur de la ville des charges sur le bois, le charbon, le blé, le vin, les toiles et d’autres denrées et marchandises, toutes charges très inutiles au public ; dans le même temps on bâtit la porte Saint-Bernard sur le port du même noM. On y mit l’inscription qui y est encore, Ludovico magno, Abundantia parta. Le président de Bailleul ne trouva pas cette inscription de son goût, et dit qu’il en fallait faire une [sic] anagramme, mettant le P à la place de l’R, et l’R à la place du P ; que cette inscription abundantia rapta serait plus juste et plus vraie. Comme il y a toujours des gens à l’affût pour nuire à leur prochain, cela fut rapporté au Roi, et le président eut ordre de se défaire de sa charge de président à mortier. Il faut dire ici que pendant presque tout le règne de Louis, il y avait des espions partout, et qu’on punissait jusques aux paroles ; ce qui, suivant Pétrone, était un crime inconnu du temps de nos ancêtres. J’en parlerai amplement dans la suite, lorsque je parlerai des ministres qui ont succédé à M. Colbert, dont sans doute je parlerai encore, quand l’occasion s’en présentera.
186. Le lecteur, pour peu qu’il soit judicieux, peut bien voir par ce qu’il a lu jusques ici que je ne m’assujettis pas à aucun ordre de suite ni de temps. Je donne ces Mémoires à la manière de M. de Montagne, non pour bons, mais pour miens. Je crois cependant que cette diversité de faits n’a rien qui puisse ennuyer ; au contraire, je crois qu’elle divertira l’esprit qui serait trop tendu si je le tenais toujours sur le sérieux. Quoi qu’il en soit, cette diversité me plaît, et je n’ai fait aucun contrat qui m’oblige à suivre le goût d’autrui plutôt que le mien.
187. M.Colbert mourut en 1683, et le peuple, qui n’est qu’une bête féroce, crut avoir tout gagné par sa mort ; que les impôts allaient cesser, et que l’âge d’or allait revenir. Il n’y a point d’invectives que ce même peuple, (qui le regrette à présent, et qui a sujet de le regretter) ne vomît contre lui. La haine publique alla jusques à vouloir traîner son corps dans les rues, et il fallut pour le porter en terre envoyer des gens de guerre, et même de la maison du Roi, pour empêcher la canaille de troubler le convoi. En un mot il a eu le destin de tous les grands hommes : vivens oditur sublatus desideratur. On fit contre lui des épigrammes infâmes, en voici quelques-unes :
Ci-gît Jean-Baptiste Colbert,Au diable soit quiconque y perd....Ci-gît le père des impôtsQui de la pitié n’eut pas l’ombre.Il n’a point fondé d’hopitaux,Quoiqu’il ait fait des gueux sans nombre....Ci-gît qui peu dormit et beaucoup travaillaPendant tout son long ministère.Ah ! que ne dormit-il tout le temps qu’il veilla :Nous ne verrions point de misère....J’avais toujours douté s’il était un enfer,Ignorant cet endroit où le bon Dieu le cache :Mais quand j’ai vu la fosse où l’on mettait Colbert,Oh ! j’ai dit, c’est dessous l’église Saint-Eustache....Ici gît Colbert, c’est tout dire.En veut-on pleurer ? J’en veux rire.
188. On en a fait une infinité d’autres qui n’étaient que le fruit de la haine d’un vil peuple insensé, et qui sont tous démentis par l’inscription qui est mise sous sa figure, qui subsistera plus que les médisances qu’on a faites contre lui. Il n’y a que deux mots mais bien sensés et bien justes, les voici : Non dolus inventus in eo.
189. Après sa mort, M. de Louvois, qui avait besoin d’un homme à la tête des Finances qui lui fût dévoué, fit nommer M. Pelletier, qui avait été prévôt des marchands à Paris. Celui-ci ne fut jamais ministre d’Etat ; il fut simplement secrétaire d’Etat, et contrôleur général des Finances. Il était parfaitement honnête homme, mais mol et facile, et fut la dupe des maltôtiers qui le tournaient comme ils voulaient. Il se rendit la justice de connaître qu’il n’était pas propre à remplir un poste qui demande un homme dur, sans quartier, sans miséricorde, et dont le cœur fût inaccessible à la pitié et à la compassion, et il pria Louis de souffrir qu’il lui remît son emploi. Le Roi lui demanda qui il jugeait capable de le remplir, et pour le malheur de la France, il lui nomma M. de Pontchartrain, pour lors premier président du parlement de Bretagne. Louis lui ayant donné son consentement, il le manda, et celui-ci, qui se serait volontiers donné à tous les diables pour l’intérêt, ne hésita point à sacrifier la première place d’un des plus célèbres, du moins du plus noble parlement de France, à l’envie de s’enrichir, bien persuadé que la place où il était destiné lui donnerait le moyen de plus amasser de trésors en un quart d’heure, que celle qu’il occupait ne lui en fournirait en cent ans.
190. Il arriva donc à Versailles dans cette bonne intention, et comme il connaissait aussi peu les finances qu’un enfant nouveau-né, Mons[ieu] r Pelletier le fit intendant pour s’y instruire.
191. La place de premier président au parlement de Bretagne resta vacante. Plusieurs gens la briguèrent, mais inutilement ; elle fut donnée au mérite, et c’est encore une marque trop belle de la droiture de Louis XIV pour la passer sous silence. Un officier commensal de sa maison (je crois que c’était le marquis de Kermadec) avait un procès de très grosse conséquence pour lui, et en vertu de son committimus il l’avait fait évoquer aux requêtes de l’hôtel. Il y avait pour rapporteur Monsieur de La Faluère, maître des requêtes, homme droit, de probité et bon juge. Il ne le sollicita pas beaucoup, il savait que les sollicitations étaient inutiles auprès de lui, et que c’était assez d’avoir le bon droit de son côté pour avoir pour soi la justice : ainsi il se tenait sûr du gain de son procès. Cependant il le perdit, et même avec dépens. Un coup si imprévu l’étonna mais ne le terrassa pas. Il vint voir M. de La Faluère auquel il dit qu’il le connaissait trop honnête homme pour revenir contre son jugement ; mais le pria de lui dire du moins les causes et les motifs de sa condamnation. C’est, mons[ieu] r, lui dit M. de La Faluère, que le contrat primordial n’est point rapporté. Ce n’est qu’une simple copie collationnée qu’on en rapporte, et comme vous savez, la justice ne table point sur de pareilles copies, parce qu’il est permis de faire collationner par un notaire tel papier qu’on veut. Ce qui pourtant ne fait point de foi en Justice, parce que le notaire n’est pas obligé de connaître si la pièce qu’on lui présente est véritable ou fausse ; outre cela, ce contrat primordial est le contrat de mariage de votre tri-aïeul, et doit faire assez de figure dans les titres de votre maison pour être conservé ; et certainement votre procès vous était d’une assez grosse conséquence pour que l’original de ce contrat y fût rapporté, si vous l’aviez, et on a jugé sur ce fondement que vous n’aviez point ce contrat et que la copie était supposée, ou que l’original n’établissait pas vos prétentions comme vos écritures les donnent à entendre.
192. — Certainement les plaideurs sont bien malhureux lorsque leur sort dépend de juges si peu appliqués, dit le marquis avec colère. Ce contrat est rapporté, et si vous aviez visité le premier sac de production, ou l’inventaire, vous auriez vu qu’il y est. — J’avoue que l’inventaire de production indique l’original, dit M. de La Faluère, mais la production ne donne qu’une copie. Là-dessus ils s’emportèrent vivement. — La chose gît en fait, dit M. de La Faluère ; dans un moment je suis à vous. Il sortit de son cabinet et dit à un laquais d’aller chercher Desgrez, qui était un exempt en vogue. Le laquais crut que c’était pour arrêter le gentilhomme qui était avec son maître, et qui avait parlé si haut, et courut chercher un exempt. — Voici un tour de fripon, dit-il au marquis de Kermadec, mais je vais vous en rendre justice, et à moi aussi. Là-dessus il fit appeler son secrétaire. — Pourquoi, Le Noir, lui dit-il, ne vois-je dans votre mémoire qu’une copie d’un tel contrat, et que j’en trouve l’original dans les sacs que vous m’avez rendus ? Et que vois-je même, que dans le vu de l’arrêt, cet original y est énoncé ? Le Noir se jeta à ses pieds, et après bien des excuses inutiles, il avoua qu’on lui avait donné deux mille écus pour faire ce coup de fripon. Là-dessus Desgrais [sic] arriva, et M[onsieu] r de La Faluère fit conduire son secrétaire à la Conciergerie, où il fut mis dans un cachot. Après cela, il parla au marquis, l’obligea de prendre dix mille écus comptant et son billet du restant, et ne lui demanda rien autre chose que sa procuration au nom d’un nommé M. Mabire, avocat au Conseil, pour s’y pourvoir sous son nom en cassation d’arrêt. Le marquis fit ce qu’il voulut au regard de la procuration, et eut bien de la peine à prendre son argent.
193. Le marquis retourna en cour, et parla à tant de gens de l’action intègre et généreuse de M. de La Faluère qu’elle vint aux oreilles du Roi, qui fit venir le marquis, qui lui en dit toutes les circonstances. Il fallait un Premier Président du parlement de Bretagne, et ce prince crut ne devoir remplir ce poste que par un aussi honnête homme que M. de LaFaluère. Il lui en fit expédier les lettres, et deux jours après envoya le marquis les porter lui-même avec ordre de l’emmener à Versailles prêter le serment, et de le disposer à partir incessamment.
194. Le marquis s’acquitta de sa commission avec une joie qu’il ne pouvait pas exprimer lui-même. Louis reçut M. de La Faluère avec tous les agréments possibles, et avec la plus grande bonté du monde, lui recommanda de partir le plus tôt qu’il pourrait ; qu’il ne s’inquiétât pas de son procès, qu’il en aurait soin ; mais aussi qu’il lui demandait une grâce, qui était celle de son secrétaire. M.de La Faluère lui répondit qu’il n’y avait que lui qui pût faire grâce ; qu’il ne s’opposait point à sa bonté, mais qu’il le suppliait de considérer que cela serait d’une très pernicieuse conséquence si une pareille friponnerie restait impunie, parce que ce serait exposer tous les juges à être tous les jours surpris par des gens auxquels ils sont obligés de se confier, ne pouvant pas lire par eux-mêmes toutes les écritures par lesquelles on tâche d’obscurcir la vérité ; qu’il le suppliait de laisser aller le courant de la justice, parce qu’il fallait un exemple, mais qu’après la condamnation de ce malhureux, il serait également maître de sa destinée. Louis goûta ces raisons. Le Noir fut condamné à faire amende honorable, et à être pendu. Il fit cette amende honteuse, et le Roi lui fit grâce de la vie.
195. Le marquis reconduisit M. de La Faluère à Paris, et dans le chemin celui-ci lui avoua ingénument qu’il n’avait pas assez d’argent pour se mettre dans un équipage digne du poste qu’il avait à remplir. Le marquis lui rendit les dix mille écus qu’il l’avait obligé de prendre, mais M. de La Faluère ne fut pas obligé de lui rien rendre, parce que son procès fut gagné à pur et à plein, les dépens restitués avec des dommages et intérêts très forts, et outre tout cet argent que ses parties furent obligées de lui payer, les deux mille écus qu’ils avaient donné[s] au secrétaire furent encore perdus pour eux. Je sais cette histoire de M. Mabire qui me la raconta comme un de ces coups imprévus de la fortune.
196. Puisque je suis sur le chapitre de M. de La Faluère, que j’aurais regardé comme le Caton de son siècle si j’avais eu l’honneur de le connaître, je crois devoir dire de quelle manière il a quitté le parlement de Bretagne. Il en fut fait premier président pendant que M. de Pontchartrain n’était qu’intendant des finances ; il en sortit dans le temps qu’il était chancelier. Son épouse mourut, et cela commença à le dégoûter du monde ; et quelques édits bursaux qui lui furent envoyés pour être enregistrés achevèrent son dégoût. Il demanda son rappel plusieurs fois et ne l’obtint pas ; enfin, n’ayant pas pu obtenir son congé, il le prit lui-même. Il arriva à Paris et alla chez M. de Pontchartrain le jour même. Il ne le trouva pas et se contenta de s’annoncer au Suisse, qui le dit à son maître à son retour ; lequel se fit aussitôt conduire chez M. de La Faluère, qui, ne voulant pas qu’un chancelier de France lui fît les premiers honneurs, se fit celer, et alla le lendemain au chancelât.
197. C’était un jour de sceau et la salle d’audience était remplie de maîtres des requêtes, de secrétaires du roi, et d’une infinité d’autres officiers que tire après soi cette dignité. M.le chancelier se leva de son fauteuil sitôt qu’il le vit et après les premiers compliments, il lui dit que le roi serait sans doute étonné de son retour de Rennes, surtout ne lui ayant point mandé de revenir, et dans un temps difficile où il était nécessaire d’avoir à la tête d’un parlement aussi remuant que celui de Bretagne un chef non seulement intègre et sage, mais tout à fait porté pour les intérêts du Roi ; et acheva sa harangue par le convier d’y retourner. M.de La Faluère le remercia des bons sentiments que Louis et lui avaient pour lui, et en présence de tous les assistants il poursuivit, à leur étonnement, par dire qu’il avait assez vécu pour le monde ; qu’il était juste qu’il sacrifiât ce qui lui restait de vie à son salut et à lui-même ; qu’outre cela les choses étaient sur un pied que les premiers présidents n’étaient positivement que les esclaves de la volonté du prince, ce qui ne convenait point à un homme qui ne voulait pas se damner pour des intérêts qui ne le regardaient en rien. Louis sut cette réponse et n’en eut que plus d’estime pour Monsieur de La Faluère, qui se retira dans une communauté où il mourut environ deux ans après.
198. Pour revenir à M. de Pontchartrain, ce ne fut pas sans peine qu’il parvint au poste de contrôleur général. Son humeur dure et intraitable, la hauteur dont il le portait avec tout le monde, et plus que tout cela son peu de probité lorsqu’il s’agissait de l’intérêt du Roi et des siens, auxquels il sacrifiait tout sans distinction, lui avait attiré une infinité d’ennemis, dont le dauphin et M[onsieu] r le duc d’Orléans, fils et frère du Roi, étaient du nombre. Sa dureté pour les peuples, desquels il fut éternellement le persécuteur, lui avaient [sic] attiré la haine du dauphin, prince bon et charitable et qui participait aux malheurs publics. A l’égard de M[onsieulr et de Madame d’Orléans, ils lui en voulaient dès longtemps, et leur haine était bien fondée, si parmi des chrétiens il était permis d’en avoir. En voici le sujet. Dans le temps qu’il était premier président en Bretagne, le Conseil y renvoya la connaissance d’une contestation qui s’était mue entre les fermiers généraux des fermes du Roi et les fermiers particuliers de Son A[ltesse] Monsieur d’Orléans au sujet de quelques droits dont ce prince jouissait sur la rivière de Loire comme comte de Blois, droits dont Gaston son oncle avait toujours joui, et dont lui-même avait joui sans contestation. Ainsi, supposé que le Roi y eût quelque droit, il était sans doute prescrit par une jouissance paisible (ce terme de jouissance paisible me fait souvenir d’un jugement que le Roi fit lui-même, et que je rapporterai après que j’aurai achevé celui que fit M[onsieu] r de Pontchartrain). Mais Messieurs de la maltôte, qui n’ont point d’autre Dieu que leur intérêt, et auxquels le violement des droits le plus sacrés n’est qu’une bagatelle, ne firent aucune difficulté de mettre Monsieur d’Orléans dans la nécessité de plaider contre le roi en défendant ses propres droits.
199. Le conseil du Roi n’avait pas jugé à propos de décider entre les deux frères, dont l’un avait la force de l’autorité de son côté, et l’autre le bon droit, et sur ce sage fondement, avait renvoyé connaissance de la cause au parlement de Bretagne. Le conseil de M[onsieu] r d’Orléans ne jugea pas à propos d’obliger ce prince d’en parler lui-même au Roi, et se fondait sur ce que c’était un préjugé en sa faveur que ce renvoi, parce que Messieurs du conseil du Roi avaient voulu s’épargner l’embarras de juger contre leur souverain en sa présence, et qu’il fallait seulement se contenter d’envoyer un gentilhomme de la chambre du prince à M. de Pontchartrain pour lui recommander son bon droit, et appuyer sur ce préjugé. Cela fut fait, mais inutilement. Il y allait de l’intérêt du Roi, c’en fut assez pour l’obliger de donner un soufflet à la justice. En effet, les fermiers du prince furent condamnés, obligés de déguerpir, et par conséquent le prince obligé de donner à ses fermiers une indemnité qui les dédommageât de leur non-jouissance. Ce prince était si peu riche pour un prince comme lui, que celui qui avait fait le catalogue des livres de la bibliothèque du chevalier de Fourille y en avait compris un dont le titre était Le coffre-fort de Monsieur le duc d’Orléans qui lui sert de pupitre pour écrire ses dettes. Ce procès perdu lui faisait un très grand tort ; son conseil jugea pour lors à propos qu’il en parlât au Roi. Mais il en eut pour toute réponse : De quoi vous embarrassez-vous ? Etes-vous pas mon frère, avez-vous peur de manquer de rien ? Ce fut tout ce qu’il en tira, et depuis de temps-là ce droit est resté aux fermiers généraux. Un jugement pareil mériterait bien que le régent de France, fils de M[onsieu] r d’Orléans dont je viens de parler, s’en ressentît à présent qu’il en a l’autorité en main. Il pourrait même le mettre à la Chambre de Justice, puisqu’il s’est dépouillé de sa dignité de chancelier qui le rendait le chef de tous les tribunaux du royaume. Mais apparemment le prince ne le croit pas digne de sa colère ; il se contente de le mépriser et de l’abandonner à ses propres remords, tant sur cet article que sur plusieurs autres dont je parlerai dans la suite, après avoir rapporté le jugement que Louis rendit dans ce temps-là, et que j’ai promis.
200. M[onsieu] r de Mesmes, père du premier président d’aujourd’hui, est celui que je vais introduire. Son père à lui, Jean-Jacques de Mesmes, président à mortier, n’avait eu qu’un frère qui s’était jeté dans les armes, et qui fut tué à Rocroi sous le grand Condé. Il avait épousé une demoiselle de Normandie d’une beauté parfaite, et aussi sage que belle. Il l’avais mise dans une terre qui lui appartenait à lui, et qui pouvait valoir vingt à vingt-cinq mille livres de rente. C’était tout son bien à lui, car pour elle, elle ne lui avait pas apporté un sol, et son douaire qui était tout son bien était hypothéqué sur cette terre. Il fut tué comme j’ai dit à Rocroi, et laissa sa veuve grosse de six à sept mois. A titre de tutelle du part, le président Jean-Jacques de Mesmes s’empara de la succession, et la veuve hors d’état de lui tenir tête fut obligée de le laisser faire. Elle accoucha d’un garçon qui fut élevé non pas en enfant de qualité, mais comme un malhureux paysan qu’on veut exhérider [sic]. Il fut mis dans les études, après cela dans un séminaire, et enfin le président fit si bien son compte pour anéantir la race de son frère qu’il en fit un prêtre.
201. Lorsqu’il n’y eut plus de postérité à craindre, il vint demeurer avec sa mère dans le château qui lui appartenait comme héritier légitime de son père, mais dont sa mère ni lui ne jouissaient point, parce que les baux des terres qui en dépendaient s’étaient faits sous le nom du président, sans parler de son neveu ni prendre la qualité de tuteur ; et ce Jean-Jacques de Mesmes étant mort, son fils, père du premier président d’aujourd’hui, avait continué dans la même jouissance paisible. Cependant cette jouissance paisible lui coûta la vie ; voici comment. M[onsieu] r le marquis de Beuvron, lieutenant de roi de Normandie, frère de Madame la duchesse d’Arpajon dont j’ai parlé, alla un jour à la chasse du côté de ce château. Il suivait un sanglier qu’il avait fait forcer. Une pluie très forte, accompagnée d’éclairs et de tonnerre, l’obligea de chercher un asile. Il entra dans le château, et comme il y était parfaitement connu, le concierge le fit monter dans une chambre où il y avait du feu. Il y fut reçu fort civilement par une femme d’environ cinquante-cinq ans et par un ecclésiastique. C’était la tante et le cousin du président de Mesmes ; et comme la noblesse se ressent toujours de sa naissance, malgré l’abaissement où la fortune la précipite, cette dame lui dit qu’elle n’avait jamais si vivement ressenti sa pauvreté que parce qu’elle n’était pas en état de le recevoir comme elle eût souhaité. M[onsieu] r de Beuvron la remercia de ses offres, et lui demanda à qui appartenait un si beau château. Il devrait appartenir à mon fils que voilà, dit-elle en montrant de sa main l’ecclésistique présent, mais Monsieur le président de Mesmes son cousin en jouit. Monsieur de Beuvron lui demanda à quel titre il en jouissait. Pour toute réponse cette dame lui conta son histoire et ajouta que pendant que le président de Mesmes, Jean-Jacques, son beau-frère à elle et son oncle à lui, avait vécu, il avait toujours pourvu à leur nécessaire tant pour la vie que pour les vêtements ; mais que depuis sa mort son fils qui lui avait succédé les laissait manquer de tout, et qu’ils étaient bien hureux lorsqu’il ◀ordonnait▶ à son fermier de leur donner un septier de blé, un baril de cidre et une charretée de bois, et encore plus hureux lorsqu’ils en pouvaient arracher une dizaine d’écus pour avoir de quoi se couvrir. Qu’elle avait trois vaches et quelques poules dont elle avait soin elle-même, qui lui donnaient du beurre, du fromage et des œufs, et que la rétribution des messes que son fils allait dire à un bourg à une lieue subvenait à leur entretien.
202. M[onsieu] r de Beuvron, après avoir tout entendu, lui dit qu’elle ne devait pas en rester là et qu’elle devait lui intenter un procès. Elle répondit que c’était une chose impossible parce que des gens qui ne vivaient qu’avec bien de la peine ne pouvaient pas acheter la justice dans un pays où l’on la vend comme à l’encan qu’outre cela c’était un pot de terre contre un pot de fer que de vouloir attaquer un président à mortier au parlement de Paris, où sa charge seule le mettait en possession de faire des injustices à qui bon lui semblait sans appréhender celle[s] d’autrui. M.de Beuvron la rassura le mieux qu’il put, lui promit de faire agir des gens qui auraient pour le moins autant de crédit que le président de Mesmes. Qu’au pis aller elle en serait quitte pour aller à Versailles donner un placet au Roi ; qu’il était un prince juste ennemi de l’oppression, et qu’il se faisait fort de la faire présenter elle et son fils par des gens si considérables qu’elle en aurait une bonne issue. Il lui offrit sa bourse, et lui mit le feu si vivement sous le ventre qu’il résolut la mère et le fils à partir incessamment.
203. Il est à propos de dire que, quoique ceci paraisse tout généreux de la part de M. de Beuvron, il est pourtant vrai qu’il y avait un intérêt de vengeance mêlé. M.de Mesmes lui avait refusé sa sœur en mariage, quoique les parties ne se haïssent pas ; mais le président de Mesmes aimait les richesses, et mesurait tout le monde à son aune. Le seul prétexte du refus fut que M[onsieu] r de Beuvron n’était pas riche ; mais sa naissance devait entrer en ligne de compte, étant d’une des plus anciennes maisons de France, dont l’alliance devait assurément faire honneur à celle de M. de Mesmes. Il est vrai qu’il n’était pas extrêmement riche, mais c’est un outrage à un homme de la première qualité que de n’avoir que ce seul défaut à lui opposer, aussi M. de Beuvron en conserva-t-il un ressentiment très vif. Il revint dès le lendemain au château où il avait passé la nuit, donna à la dame une bourse de deux cents louis d’or, avec des lettres à Monsieur de Congy, gouverneur du Louvre, son beau-frère, par lesquelles il l’instruisait de tout et lui recommandait la mère et le fils ; lesquels il fit à l’instant monter dans un carrosse à six chevaux pour se rendre à Rouen, où ils devaient prendre la voiture ordinaire du carrosse de Paris.
204. Celui qui servait de postillon à son carrosse prit la poste de Rouen à Paris, où il rendit à M. de Congy une lettre infiniment plus pressante que celle dont la mère et le fils étaient porteurs ; par laquelle il le conjurait de faire lui-même dresser le placet qu’ils présenteraient au Roi ; d’intéresser dans leur parti tout ce qu’il avait de crédit et d’amis à la cour, et de leur rendre tous les services qui dépendraient de lui, avec prière aussi de leur faire toutes sortes de civilités et honnê[te] tés, suivant sa politesse ordinaire.
205. M.de Congy, averti du jour et du moment de leur arrivée, alla au-devant d’eux et les logea dans le Louvre. Après le repos de la nuit, il fit venir un avocat au Conseil qui dressa le placet, court, concis et pathétique. M[onsieu] r de Congy se servit de l’homme de France qui écrivait le mieux pour mettre ce placet au net, et lorsqu’il fut en état il mena la mère et le fils à Versailles, et s’adressa à M[onsieu] r de La Feuillade, capitaine des gardes, fort bien dans l’esprit du Roi, et pour lors de quartier. Il lut le placet et se fit expliquer le tout, et comme il avait une antipathie naturelle pour les gens de robe et de plume, il entra joyeusement dans la vengeance de son ami, et allait introduire la mère et le fils dans la chambre du roi, lorsqu’il s’aperçut que la mère et le fils étaient très proprement vêtus. Sont-ce là, demanda-t-il brusquement, les habits que vous aviez en Normandie ? — Non, répondit M. de Congy, on les leur a fait[s] à Paris, car ceux qu’ils avaient sur leur corps à leur arrivée ne sont que des haillons tout rapiécés, et dont on ne reconnaîtrait pas la première étoffe. — Tant mieux, reprit-il, voilà comme je les veux. Allez, poursuivit-il parlant à la mère et au fils, requérir vos guenilles. J’ai mes raisons pour faire connaître au Roi l’état où il vous laissait. Revenez ici demain à neuf heures, je vous ferai parler au Roi, et je serai votre introducteur.
206. Le lendemain la mère et le fils ne manquèrent pas de retourner à Versailles, ni M. de La Feuillade de les présenter au Roi et de lui faire remarquer la magnificence de leurs habits. — Ils se jetèrent à ses pieds ; le roi les fit relever et sortit pour aller à la messe. C’était la coutume que le prêtre attendît le Roi au pied de l’autel ; pour cette fois-ci, soit qu’il y eût du dessein ou que ce fût un coup du hasard, les cierges n’étaient pas seulement allumés, ni les musiciens assemblés, et le Roi était seul dans la tribune. M.de La Feuillade, qui était l’homme du monde le plus chaud et le plus ardent, quand il prenait une affaire à cœur, entra dans la tribune du Roi. Puisque, lui dit-il, vous ne faites rien, lisez le placet que l’on vient de vous présenter, ce sera toujours du temps employé pour Dieu. Le Roi le fit, et en sortant de la messe il demanda où étaient les gens qui lui avaient présenté ce placet. Ils sont dans la salle des gardes, reprit M. de La Feuillade. — Faites-les venir, lui dit le Roi. Il les alla quérir lui-même, et ils se jetèrent une seconde fois aux pieds du Roi. Après les avoir fait relever : Ce qui est dans ce placet-là, leur demanda-t-il, est-il bien vrai ? — Oui, Sire, répondirent en même temps la mère et le fils. — Ce sont vos affaires, leur dit le Roi avec une bonté digne du père de son peuple (comme il l’eût été sans doute, si les flatteurs ne l’avaient point gâté). Trouvez-vous vendredi au Conseil. Monsieur de Brissac, poursuivit-il en s’adressant au major des gardes, faites-les entrer ; et lui-même entra dans sa chambre, car tout cela s’était passé dans le salon des peintures.
207. Le Roi avait établi l’usage de mettre tous les placets qu’on lui présentait sur une table, et le premier secrétaire d’Etat qui entrait les prenait lorsqu’ils étaient à découvert. Mais ils n’avaient [sic] pas le pouvoir d’y toucher lorsque le roi avait mis quelque chose dessus, comme son écritoire, une marque de marbre, ou autre chose ; et le Roi cette fois-là mit un des ses gants sur ce funeste placet. Cela se passa le lundi matin, et le mercredi après-midi il fit donner ordre à tout le magistrat de Paris, sans exception, de se trouver le vendredi suivant au conseil. Ils n’y manquèrent pas, et aucun d’eux ne savait à quel dessein on les avait fait venir. Il y en eut même qui crurent que c’était un conseil extraordinaire que Louis voulait tenir. Ils n’avaient garde de s’en imaginer le sujet, qui ne fut pas longtemps à être développé. A peine le Roi fut assis que M. de Brissac fit entrer la mère et le fils. M.de Mesmes, qui les reconnut, devint tout d’un coup d’une autre couleur ; mais ce fut bien pis lorsque le Roi tira de sa basque ce fatal placet. Lisez cela, Monsieur de Mesmes, lui dit-il en le lui donnant ; voilà des vers à votre louange. M.de Mesmes voulut ouvrir la bouche. Lisez, lui dit Louis en l’interrompant, après cela je vous parlerai. Il lut donc, et le Roi ayant repris le placet : Ce que ce papier contient est-il vrai, lui demanda-t-il ? Voilà des gens, poursuivit-il, qui sont en état de vous dire que oui. Que leur répondrez-vous ? Parlez. — Oui, Sire, dit M. de Mesmes fort embarrassé. — Quoi ! reprit le roi avec colère, et vous osez me l’avouer ! à l’honneur de quel saint retenez-vous le bien de ces gens-là ? répondez juste. — Sire, répondit-il, il y a plus de trente ans que mon père et moi en jouissons. — Et pour cela en est-il moins à eux, reprit Louis. — Mais, Sire, reprit M[onsieu] r de Mesmes, ces trente années emportent prescription, et si Votre Majesté permet qu’on puisse revenir contre, Elle va bouleverser ou ruiner même une bonne partie des bonnes maisons du royaume. — Et sur quoi est-elle fondée, cette prescription, reprit le roi ? — Elle est fondée sur la loi, répondit M[onsieu] r de Mesmes. — Eh bien, Mons[ieu] r de Mesmes, reprit le Roi avec un air sévère, je suis fort aise que vous sachiez qu’entre Dieu et moi et la Justice, il n’y a point de loi ; et qu’il faut que vous rendiez avant que de sortir de Versailles un bien que vous retenez avec tant d’injustice, et faites en sorte que je n’en entende plus parler. Cela est odieux, ajouta-t-il en se levant.
208. Ce fut Monsieur de Brissac lui-même qui revint le même jour de Versailles qui conta cette histoire en ma présence à Madame la maréchale de Castelnau, chez laquelle j’étais, parce que j’étais acteur dans une tragédie de Racine que de jeunes gens de mon âge devions représenter et qui la fut en effet. Mons[ieu] r de Brissac entra comme nous répétions nos rôles et dit à la maréchale, les larmes de joie aux yeux, que le Roi venait de rendre un jugement plus beau que celui de Salomon, et conta les choses dans les mêmes circonstances que je viens de les rapporter. Et de fait, ajoutait-il, il ne faut qu’avoir de l’humanité pour adjuger un enfant à une femme qui veut le nourrir, et pour ne pas souffrir qu’un innocent vivant soit coupé en deux comme l’autre enfant mort. Mais dans le jugement du Roi, c’est parler en véritable roi. Monsieur de Brissac insistait à faire remarquer cette distinction que Louis mettait entre Dieu, lui et la justice. — Voilà, disait-il, se déclarer soi-même la loi vivante, et l’interprète d’une loi qui n’a été faite que pour maintenir la paix et l’union dans les familles, mais non pour autoriser l’usurpation du bien d’autrui, surtout lorsque celui qui le possède sait qu’il ne lui appartient pas.
209. Le résultat de cela fut que M. de Mesmes, avant que de sortir de Versailles, céda ce bien à ceux à qui il appartenait ; qu’il les assura de leur restituer la jouissance que son père et lui en avaient eue pendant si longtemps. On lui en remit volontairement une bonne partie, mais il ne put pas survivre à l’affront qu’il avait si publiquement reçu, et on le trouva mort le lendemain samedi, la tête sur le bureau, et les jointures des doigts de ses mains en dehors mangées à belles dents ; et M. le comte d’Avaux son frère, qui avait été plénipotentiaire à Nimègue, fut obligé de demander au Roi pour toute récompense de ses services que le fils du défunt lui succédât dans sa charge de président à mortier ; ce que Louis eut bien de la peine à accorder ; et ce fils s’est depuis montré si honnête homme et si bon juge que le Roi l’a nommé premier président du parlement de Paris et l’a honoré du cordon de son ordre. Je ne me souviens plus du nom du château dont il s’agissait, quoique Mons[ieu] r de Brissac l’eût nommé une infinité de fois.
210. M[onsieu] r de Brissac va encore paraître dans ce que je vais dire. C’est au sujet de M. de Pontchartrain qui, comme j’ai dit, s’était fait de puissants ennemis. On savait que le Roi le destinait à remplir la place de M. Pelletier qui voulait absolument s’en démettre. Monseigneur, Mons[ieur] et Madame d’Orléans, monsieur] le duc de Vendôme, et d’autres de leurs affidés, tinrent conseil ensemble pour lui faire avoir l’exclusion, et suivant ce qu’ils avaient résolu de concert, Monsieur le duc de Beauvilliers, qui était du secret, fut chargé de parler au Roi seul à seul. En effet il le fit, et Louis fut si bien persuadé des raisons qu’il lui dit que, sans une terreur panique qui prit à Deschiens, jamais M. de Pontchartrain ne se fût vu à la tête des finances. Mons[ieur] le duc de Beauvilliers avait représenté au roi que tout le royaume murmurait des impôts excessifs qui se levaient, qu’on ne voyait que maltôtes sur maltôte, que création de charges, avec des augmentations de gages, des attributions de franc salé, des exemptions des charges publiques, en un mot toute la France pillée et à la merci des gens d’affaires, et lui-même volé ; que les officiers n’étaient pas même payés de leurs appointements ; que la caisse des emprunts, qu’on pouvait nommer le trésor public et qui par conséquent devait être sacré[e], avait été vidée pour remplir le sien, dont les fonds étaient dissipés par des voleurs et des scélérats. En un mot, il lui fit toucher au doigt et à l’œil le désordre dans lequel toute la France était précipitée et lui en fit connaître le fondement, qui n’était autre que l’avidité et la voracité des partisans, tolérée par la faiblesse de M. Pelletier.
211. Il ajouta que cette déprédation des finances était la cause de tout, et que c’était une nécessité d’y rétablir l’ordre sans y perdre de temps, d’autant plus que la guerre avec l’Angleterre au sujet du roi Jacques allait exiger de nouveaux secours que le royaume ne pouvait plus fournir. Que pour y parvenir il fallait mettre à la tête des finances un homme expérimenté, dur, inflexible, et qui connût par lui-même la cause de ce désordre. Que ce fût un homme entendu, qui eût été et qui fût encore dans les partis, et qui se fût attiré l’exécration et la haine de tout le monde, afin de pouvoir le sacrifier à la moindre fausse démarche. Mais aussi qu’il faudrait le soutenir s’il n’abusait pas, et qu’au contraire il fît un bon usage du pouvoir qui lui serait confié. Qu’il était vrai que Mons[ieur] de Pontchartrain avait toute la fermeté qu’un poste pareil demandait, mais qu’il n’entendait point les finances, n’y ayant travaillé que depuis fort peu de temps. Que cette régie des finances était une espèce de métier dont l’apprentissage ne pouvait être trop long, parce que pour se garantir des surprises et des friponneries des gens d’affaires, il fallait savoir toutes celles qu’ils pouvaient faire pour les prévenir. Que pour gouverner les finances il fallait y être parfaitement versé et pour ainsi dire y avoir été élevé, ce qui ne se trouvait point dans M. de Pontchartrain, qui outre cela était sujet à un défaut très pernicieux dans un homme élevé et en place ; que c’était de la prévention dont il voulait parler, qui ne se pouvait point effacer de son esprit lorsqu’elle s’en était une fois saisife] ; et qu’il était à craindre que sa dureté et son humeur sévère d’un côté, et sa prévention et son ignorance de l’autre, n’achevassent de perdre les finances, que l’indolence de M. Pelletier avait commencé de troubler, et qui étaient dans un état si violent qu’elles avaient besoin d’un prompt secours. Qu’il ne suffisait pas à un ministre des finances de les entendre, ce qui pourtant ne se trouvait pas dans M. de Pontchartrain ; qu’il fallait encore qu’il entendît la subsistance d’une armée de terre, la marine et surtout le commerce à fond ; ce qui était absolument inconnu à M. de Pontchartrain qui ne s’en était jamais mêlé ; et qu’enfin il était accusé d’un défaut qui seul devait lui boucher l’entrée de ce poste, qui était d’être trop attaché à ses intérêts particuliers pour un homme entre les mains de qui toutes les richesses de l’Etat et le plus pur sang des peuples devait passer.
212. Que sans aller chercher trop loin, il trouvait sous sa main le sujet qui lui convenait. Cet homme entendu et parfaitement instruit, cet homme dur et laborieux, cet homme universellement haï, et qu’il serait facile de sacrifier à la haine publique, et même de s’attirer des louanges de ce sacrifice ; qu’en un mot cet homme était le fameux Deschiens. Qu’il était vrai que ce choix ne serait approuvé d’abord de personne, à cause de sa vile naissance, et qu’il avait toujours été dans les sous-fermes et les partis, et par conséquent persécuteur du peuple et ennemi de la noblesse. Mais que par la suite des temps ce choix serait universellement approuvé parce que Deschiens, instruit par lui-même et par conséquent n’étant point obligé de se confier à personne, et suivant dans sa conduite ce que son expérience lui avait appris, serait à couvert des surprises que les fermiers et les traitants lui voudraient faire ; qu’il n’y en aurait pas même aucun d’eux assez hardi pour oser lui en imposer ; qu’ainsi l’argent des peuples entrerait pur dans les coffres du Roi, et que l’économie qu’il y apporterait en empêchant la dissipation et en en faisant une distribution juste et neccessaire, ramènerait l’abondance dans le cœur du royaume, et mettrait le Roi non seulement en état d’acquitter ses dettes, mais aussi d’entretenir ses armées. Que cet homme était tout rempli des maximes de défunt M. Colbert et qu’il les suivrait sans doute, bien persuadé que la moindre faute de sa part serait suivie d’un châtiment également sévère et prompt. Qu’il le suppliait de faire attention à ce qu’il venait de lui dire. Qu’on n’était pas dans la situation de préférence, mais dans celle de la nécessité de préférer l’utile à l’honnête, et qu’il lui conseillait d’envoyer chercher Deschiens, d’avoir avec lui une conférence particulière pour approfondir ce qu’il avait dans l’âme, et qu’il en sortirait d’autant plus content, puisqu’il apprendrait les causes du désordre que cet homme connaissait si bien qu’il avait donné des mémoires pour les arrêter et les prévenir, en commençant par supprimer une infinité de commis qui sont une des plus rudes charges du peuple.
213. Louis, après avoir tout écouté, entra dans ce qu’il venait d’entendre et résolut de suivre le conseil qui lui était donné. Il recommanda le secret à Monsieur de Beauvilliers, et dit à M. de Brissac, major des gardes, d’avertir Deschiens qu’il voulait lui parler, et qu’il vînt à Versailles. Mons[ieu] r de Brissac, n’y entendant aucune finesse, vint à Paris, et n’y ayant pas plus de cent pas de sa maison à celle de Deschiens, il ne voulut pas mettre pied à terre chez lui, et vint à cheval chez Deschiens. Par malheur pour celui-ci, M. de Brissac était accompagné de plusieurs gardes du corps qui revenaient de Versailles, et qui par honneur suivaient leur officier. Il vint avec cette troupe chez Deschiens. Son portier, nommé Boulogne, connaissait parfaitement bien M. de Brissac, mais le voyant en si grande compagnie de gens armés de mousquetons, de pistolets et de leurs bandolières, crut qu’on voulait arrêter son maître, et dit qu’il allait voir s’il y était. Il le trouva. O ! quam male est extra leges viventibus, Quod meruere sempera timent et expectant, dit Pétrone. Deschiens, averti par son portier, crut être perdu, et se jeta par une fenêtre dans un cul-de-sac qui bornait sa maison. Son portier Boulogne vint dire à M. de Brissac qu’il n’était point au logis, et Mons[ieu] r de Brissac, qui, comme j’ai dit, n’y entendait aucune finesse, se contenta de cette réponse et s’en alla.
214. Si Deschiens avait conservé son sang-froid, il aurait bien vu que M. de Brissac ne lui en voulait point, puisque s’il avait eu l’ordre de l’arrêter il se serait d’abord emparé de sa porte, et aurait monté avec les gens dont il était suivi dans son appartement et dans son cabinet, et l’aurait fait chercher partout où il aurait pu être. Mais comme un malfaiteur porte toujours son bourreau avec lui, il prit une alarme si chaude que quelques billets que M. de Brissac lui écrivit et une visite de Monsieur] de Beauvilliers ne le rassurèrent pas. Au contraire, tout cela augmenta sa terreur, et il fut plus de trois semaines sans oser paraître, tant il craignait d’être arrêté, comme il l’aurait été en effet sans Monsieur de Caumartin, qui avait empêché le conseil d’en venir jusques là. Je dirai bientôt ce que c’est.
215. Enfin au bout de trois semaines il reparut dans le monde, voyant que l’alarme qu’il avait prise était mal fondée. Il alla voir Monsieur] de Pontchartrain et le félicita de sa nouvelle dignité, et le traita de Monseigneur. Le hasard voulut que Monsieur de Beauvilliers fût présent à cette félicitation, et ne pût en sortant s’empêcher de sourire en regardant Deschiens. Celui-ci s’en aperçut et le joignit, et en retournant chez le Roi dit à Deschiens ce que je viens de rapporter. Celui-ci, pis qu’enragé, revint chez lui à Paris où il fit éclater sa brutalité sur tout son domestique, et surtout contre Boulogne son portier, qu’il congédia. Il voulut brutaliser ses commis. Il y en eut qui le souffrirent, mais il y en eut un aussi qui n’eut pas tant de complaisance, et lui rendit un coup de poing qu’il lui avait donné. Tout cela ne se put pas faire sans bruit et sans attirer tout le monde du logis. M[onsieu] r Choppin, secrétaire du roi, qui avait épousé la nièce de Deschiens et qui demeurait dans sa maison, vint comme les autres au vacarme. Deschiens, dont la fureur commençait à se passer, et qui connut bien que son emportement ne servirait qu’à le jeter dans le ridicule, monta en carrosse et se fit conduire à sa maison de Boulogne, où M. Choppin alla avec lui. Ce fut là qu’il déchargea son cœur entre les mains de son neveu, qui remarqua pourtant que Deschiens ne regrettait point le poste par rapport aux gains qu’il y eût pu faire, mais par rapport aux services qu’il aurait pu rendre, non à ses amis, non à ses parents, mais au Roi et à la France, qui étaient à la discrétion du plus fourbe, du plus avare et du plus méchant homme que la France eût jamais produit. Ce furent les épithètes qu’il donna à M. de Pontchartrain ; et j’ai su tout ceci par M. Choppin, qui me le dit à sa maison de Reuil [sic] proche Meulan cinq ou six jours avant sa mort ; et la visite de M. de Brissac chez lui m’a été certifiée par Boulogne, son portier, que j’ai nommé, et encore par d’autres domestiques. On saura quand je parlerai de moi par quel endroit j’étais familier dans cette maison ; mais avant que d’en sortir je vais rapporter une chose très vraie, et que pourtant le lecteur ne croira pas sans peine. Mais je lui offre pour témoin Madame Deschiens, veuve de celui dont je viens de parler ; elle est encore en vie, et en bonne santé.
216. Ses enfants eurent un précepteur. Ce malhureux fut assez scélérat pour s’accoupler à une levrette (le croira-t-on ? ). Cette chienne devint pleine ; on crut qu’elle avait trouvé quelque chien à l’aventure, et on ne s’en embarrassa pas, non plus que des caresses qu’elle faisait au précepteur ; ces animaux-là sont ordinairement caressants. Cependant, le temps ordinaire que la nature accorde à ces bêtes pour mettre bas étant passé, on crut que cette levrette était malade. Mais quelle fut la surprise de tout le monde quand elle se déchargea de son fardeau, et qu’on vit que c’était d’un enfant que cette chienne était accouchée, ou qu’elle avait mis bas ! je ne sais point lequel des deux termes convient le mieux. Le précepteur jugea à propos de disparaître, et Madame Deschiens pria tous ceux qui avaient connaissance de l’aventure d’en garder le secret. Il le fut, n’ayant pour témoins que les gens du logis auxquels cela ne pouvait faire aucun honneur. Cet enfant qui n’avait rien du tout de défectueux et qui était parfaitement conformé fut baptisé et nourri sous un nom emprunté. C’était une fille qui devint fort jolie et bien faite, et qui apprit tout ce qu’on voulut lui montrer, tant à travailler qu’à chanter et à danser. Sa nourrice savait le secret de sa naissance et ce fut la cause de sa mort. Elle ne tenait de la race canine qu’un très petit poil follet blond qui la couvrait depuis les pieds jusques à la tête, qui portait des cheveux châtains clairs naturellement annelés et assez longs pour lui couvrir le corps jusques à la ceinture. Ce petit poil avait effectivement quelque désagrément sur son sein, qui à cela près était fort bien formé. Elle avait encore cela de commun avec les chiens que lorsqu’elle voulait s’asseoir elle faisait deux tours devant sa chaise ; et quelque réprimande que Mons[ieu] r et Madame Deschiens lui aient pu faire, elle n’a jamais pu se défaire de cette coutume.
217. Tous les domestiques de Deschiens étaient changés, et qui que ce fût ne savait sa naissance que le mari et la femme, et celle qui l’avait nourrie, et qui était pour elle comme une espèce de gouvernante. Elle avait quatorze ans lorsque Mme Deschiens la fit venir auprès d’elle, et la traita comme si elle avait été sa parente. Elle la faisait manger à sa table, et sa charité s’étendit jusques à lui faire apprendre tout ce qui pouvait la perfectionner, et à l’établir dans le monde pour le reste de sa vie. Je le répète encore, elle était aimable ; et comme Deschiens était maître d’une infinité d’emplois, il y eut un commis qui crut faire sa fortune en épousant cette fille. Il était bien fait de sa personne, et tous deux s’aimèrent de bonne foi. Il en parla à Madame Deschiens qui ne refusa pas le parti, mais la difficulté fut à lui trouver des parents morts dont les noms cadrassent à son extrait baptistaire. Comme cette fille aimait son amant, et qu’elle aurait voulu que la cérémonie eût déjà été faite, et qu’elle la voyait reculée de jour en jour sous des prétextes où elle ne comprenait rien, elle entra dans une mélancolie épouvantable, et demanda une infinité de fois à Madame Deschiens la raison du retard de son mariage. Celle-ci voulut généreusement achever ce qu’elle avait généreusement commencé et ne lui en dit point le sujet. Cette fille outrée crut que sa nourrice la jouait de concert avec Madame Deschiens, et le crut d’autant plus qu’elle les avait vu plusieurs fois l’une et l’autre se parler seule à seule, et même s’entendre nommer sans en savoir le sujet. Etant dans sa chambre, l’humeur noire dont elle était saisie la porta à dire mille pauvretés à sa nourrice. Celle-ci lui répondit avec emportement, et ce que dit La Fontaine étant vrai
...Qu’entre femellesVolontiers le diable s’y met,
la nourrice reçut un soufflet, ce qui acheva de la rendre furieuse, et dans son emportement lui reprocha qu’elle n’était que la fille d’une chienne. Cette fille courut tout aussitôt dans l’appartement de Madame Deschiens à qui elle demanda justice d’une pareille insolence. Celle-ci blâma l’indiscrétion de la nourrice, et lui avoua qu’elle lui avait dit vrai ; lui conta l’histoire de sa naissance, et ajouta que c’était ce qui avait retardé son mariage. A cette déclaration elle remonta dans sa chambre, où les larmes, les soupirs et les gonflements de cœur l’étouffèrent, et elle mourut en moins d’une heure, malgré les soulagements qu’on tâcha de lui procurer.
218. J’ai dit ci-dessus que Deschiens craignait d’être arrêté et qu’il l’aurait été sans M. de Caumartin. C’est qu’il avait manqué de respect à un ministre, et qu’il avait fourni au Conseil un état dont la fausseté fut reconnue ; et le Conseil voulait lui faire faire son procès, et n’en fut empêché que parce que M. de Caumartin prit son parti, non par rapport à lui, mais à la situation des affaires. Il remontra que lorsqu’on avait besoin d’argent, de quatre, cinq ou six millions, le crédit de cet homme était si bien établi chez les banquiers et les gens d’affaires qu’il les trouvait à point nommé, et qu’en le mettant en justice c’était en même temps diminuer le cours des billets de place, et se priver soi-même d’une ressource certaine. Ainsi Deschiens fut sauvé parce qu’on jugea à propos de sacrifier le ressentiment particulier à l’intérêt général.
219. J’ai fait dire à M. de Beauvilliers parlant au Roi que Deschiens avait présenté des mémoires au Conseil pour supprimer des abus qui s’étaient glissés dans les finances. Cela est vrai ; voici le fait. On voit dans la même ville autant de différents commis qu’il y a de maltôtes établies, sel, vin, papier marqué, tabac, pied fourché, entrées, etc. Deschiens n’en voulait qu’un pour tous et plus à chaque porte suivant la grandeur des lieux. Il offrait une compagnie solvable pour caution et présentait au Roi douze millions d’augmentation par année pendant neuf ans du produit actuel des fermes générales sur le pied que le roi les avait affermées au dernier bail. Il offrait dix mois toujours d’avance, et consentait que faute de paiement dans la quinzaine échue, de perdre à pur et à plein ses six mois d’avance, et d’être dépossédé ; et pour soutenir des offres si avantageuses, il ne demandait qu’une seule chose au Roi, qui était que, comme il serait seul garant de la régie des Fermes, et qu’ainsi il était de son intérêt de n’employer que des commis vigilants et entendus, et qui fussent à sa nomination, ces mêmes commis fussent destituables à sa volonté, sauf à lui à s’adresser aux tribunaux ordinaires pour se faire rendre justice de leurs malversations ; et qu’afin que ces commis fussent dans sa dépendance, il plût au Roi de déclarer privés et déchus de sa bonne grâce tous les gens de qualité, et même les princes de son sang, qui demanderaient des emplois pour leurs créatures, ou qui solliciteraient de quelque manière que ce fût en leur faveur lorsqu’ils seraient accusés d’avoir malversé. Il prouvait par des raisons très vives et très justes que cette multiplicité de commis est plus à charge au peuple que les impôts mêmes ; et que c’était par leur suppression qu’en exemptant les fermes du Roi de tant d’appointements inutiles, il trouverait en même temps le soulagement de tout le royaume et de quoi payer cet excédent de douze millions d’augmentation qu’il offrait ; qu’il n’y avait autrefois que quatre fermiers généraux, et que les fermes générales n’en avaient pas été plus mal régies ; mais que quarante-huit fermiers généraux étaient autant de vautours qui rongeaient le cœur de la France, et convertissaient à leur profit le plus clair et le plus net des fonds qui auraient dû entrer immédiatement dans les coffres du Roi.
220. J’ai vu ce mémoire, où tout était discuté avec un ordre et une clarté admirable. Il entrait dans le détail de la moindre sous-ferme et de son produit ; et la récapitulation qu’il faisait de toutes les fermes et sous-fermes par année commune du bail de Thomas Templier indiquait au doigt et à l’œil qu’il aurait avantageusement soutenu ses offres. Mais il échoua parce que Madame celle-ci et Monsieur celui-là demandaient des emplois aux ministres, aux fermiers et autres avec tant d’instance, qu’on n’osait les refuser crainte de s’en faire des ennemis. Deschiens remontrait qu’il était absolument nécessaire de réformer un tel abus qui était l’unique cause des friponneries de la plupart des commis, parce qu’ils étaient obligés de prendre sur leurs appointements de quoi payer leurs protections, ce qui les mettait hors d’état de soutenir honnêtement et innocemment la dignité de leurs emplois ; et qu’ainsi ils étaient obligés de faire des bassesses et de trahir les intérêts des fermiers, qui souffraient déjà assez de leur ignorance. M.Colbert auquel il communiqua ce mémoire le trouva bon et bien projeté, mais il vécut trop peu de temps après pour le faire exécuter. Il convenait que cet abus et ce trafic des commissions dont les gens de la première qualité se mêlaient était ce qui jetait le désordre partout. Il prédisit pourtant à Deschiens qu’il ne serait jamais maréchal de France, c’est-à-dire fermier général, ce qui est le nec plus ultra des gens d’affaires.
221. On ne peut disconvenir que Deschiens ne fût le plus habile financier que jamais la France ait produit, et quoique la Chambre de Justice lui eût fait défense de se mêler jamais des affaires du Roi, M. Colbert l’y avait rappelé à cause de son habilité [sic]. Il ne trouvait aucune difficulté qui pût l’arrêter ; il les surmontait toutes. Il était vif, laborieux, mais remuant et fourbe. Ce qui faisait que ses propres associés craignaient ses tours de souplesse et ses finesses. Il les prenait le plus souvent pour dupes et se moquait encore d’eux. Je lui ai ouï dire à un nommé M. Lemée, mort fermier général, que quoiqu’il fût un des plus fins et des plus rusés Normands qui eussent jamais pillé la France, il le vendrait en marché public et rapporterait encore la corde avec laquelle il l’aurait conduit sans qu’il pût s’en apercevoir.
222. Il était brusque en reparties, mais il ne s’offensait pas qu’on lui en fît de pareilles, surtout lorsqu’il y avait de l’esprit. Il traitait une fois un de ses commis qui s’était mépris avec la dernière hauteur, et lui répéta cinq ou six fois qu’il n’était qu’un bœuf. A la fin le commis perdit patience et lui dit : Eh bien ! tant mieux si je suis un bœuf, un bœuf vaut bien des chiens. Il rentra dans son cabinet sans dire un mot, et ensuite fut le premier à rire de la rencontre.
223. C’était un homme propre à être mis à la tête des finances. Il n’aurait jamais fait de friponneries que celles qu’il aurait voulu faire, encore si subtilement que son confesseur lui-même n’en aurait jamais rien su ; et les gens d’affaires n’auraient faites [sic] que celles qu’il aurait bien voulu souffrir, car il était homme à leur rogner les ongles de si près qu’ils n’auraient assurément pas pu égratigner comme ils ont fait sous M. de Pontchartrain, auquel la terreur paniqué inspirée à Deschiens par son portier donna gain de cause. Cette peur me fait souvenir de mon Pétrone… Dii, Deaeque ! Quam male est extra leges viventibus ! Quod meruere semper timent et expectant !
224. Deschiens mourut comme il avait vécu, ne croyant en Dieu que par bénéfice d’inventaire. Il reçut pourtant tous ses sacrements, mais sans efficace. Lorsque son confesseur lui parlait de foi, il écoutait et même répondait ; mais lorsqu’il lui parlait de payer à des commis ou à d’autres ce qu’il leur devait, et qui n’avaient osé lui demander des billets, et qui se servaient du moment de sa mort pour tâcher d’avoir raison de lui, il était sourd, ou il répondait qu’il ne songeait plus du tout au monde, et qu’on ne lui ferait pas plaisir de lui en rappeler les idées.
225. Il était né dans la plus basse et la plus vile crapule mais la fortune, qui voulait en faire un homme d’importance, obtint pour lui de la nature un de ces esprits transcendants capables de tout. Le portrait qu’en fait M. Fouquet dans ses Défenses est sincère et tiré d’après l’original. Il jugea à propos de se faire noble, et ayant traité de la vente d’une nouvelle création de secrétaires du roi, il en prit une charge ; et voici ce qu’il trouva dans une lettre d’écriture inconnue dont il paya le port à la poste :
Nouveaux secrétaires du Roi,Vos charges changent la nature,Puisque par une signatureUn sang ladre et vilain devient de bon aloi.Mais je me fâche d’une chose :
C’est que cette métamorphoseSe doive au superflu de vos injustes biens.Oh ! le maudit siècle où nous sommes !Je vois mettre au niveau vilains et gentilshommes,Puisqu’un pareil honneur se répand sur des chiens.
226. Il ne s’embarrassa nullement d’une pareille satire. Il en rit et fut le premier à la montrer ; et ajouta que ceux qui faisaient des mémoires contre lui étaient les premiers à envier sa place et son crédit.
227. Sa terreur panique lui fit donc perdre la place de contrôleur général des finances, dont il était aussi digne que M. de Pontchartrain l’était peu. Ç’a été pendant le ministère de celui-ci que nous avons vu la France perdue de réputation chez les étrangers, et chez elle-même ; que le commerce a été absolument anéanti ; la Marine ruinée à un point qu’elle ne s’en relèvera jamais ; la mauvaise foi sur le trône ; la perfidie triompher ; les usures impunis ; les banqueroutiers justifiés, ou plutôt rendus blancs comme neige ; les troupes manquer de tout, tant sur terre que sur mer, parce que lui et son fils étaient intéressés dans les vivres, les fourrages, les poudres, les boulets et autres munitions ; les dignités à l’encan malgré le service ; les putains et les moines [ ? ] préférés à la valeur, les officiers dégoûtés du service devenir les plus cruels ennemis de leur patrie, la France brouillée avec le pape ; la disette y régner malgré la fertilité des années : en un mot c’est lui qu’on peut accuser et convaincre de tous les malheurs du royaume. Je lui donne pourtant un adjoint qui est la marquise de Maintenon, de laquelle je parlerai à son tour.
228. M.de Pontchartrain commença son trop long ministère par tirer des provinces tout l’argent que Mons[ieur] Colbert y avait répandu pour entretenir sinon l’abondance, empêcher du moins que le royaume ne s’aperçût des années stériles. Il ne réserva que son économie à les amasser pour en faire son profit particulier et celui des autres scélérats qui étaient dans sa confidence. Il entra dans l’emploi en 1689. M.de Seignelay, secrétaire d’Etat de la Marine, mourut au commencement de 1691 : il fut encore revêtu de son emploi, et, sous le nom de Dupile, il fit des amas prodigieux de grains pour la subsistance des troupes tant de terre que de mer, et en fit tant que Paris pensa en être affamé. Cela excita une espèce de mécontentement auquel il jugea à propos de remédier en baissant de prix [sic]. L’année 1692 fut effectivement stérile. Il en profita pour vendre à un prix excessif les grains qui lui restaient ; et ses greniers étant vides, il y eut ordre aux autres d’ouvrir les leurs. L’année 1693 ne fut pas plus hureuse, et tourna encore à son profit en ce qu’il permit aux receveurs des tailles de se payer en grains au courant du marché, et ces grains qui étaient conduits à Paris y triplaient de prix. En un mot cette manœuvre alla à une telle cruauté que l’on voyait tous les jours quatorze et quinze cents personnes de tous sexes et âges mourir à Hôtel-Dieu, et les autres, faute de lits, mourir sur des tas de boue en pleine rue. Je ne dis rien que tout Paris n’ait vu, et je trouverais là-dessus deux millions de témoins s’il était nécessaire.
229. Sans m’écarter de la disette de Paris et de toute la France, à laquelle je reviendrai, je crois devoir dire la cause de notre malheureux combat de La Hogue donné le jeudi 28. mai 1692, qui fut un coup de la cervelle bien mal timbrée de l’illustre M. de Pontchartrain, et qui a si bien mis à bas la marine qu’elle ne s’en relèvera jamais. Comme j’y étais j’en peux répondre et en parler savamment, et cela d’autant plus que le hasard m’y fit prendre part sans m’en consulter. J’avais résolu de ne mettre cet article que dans ce qui me regarde, mais il trouve ici trop bien sa place pour le différer plus loin.
230. Tous les vaisseaux du Roi étaient à Brest au nombre de quarante-deux de ligne, et nous n’attendions que M. le marquis de Cœuvres qui venait de Toulon avec dix-huit vaisseaux pour nous mettre en mer. Soit dit en passant, ce M. le marquis de Cœuvres aurait bien mérité qu’on lui eût fait un très mauvais parti pour sa ridicule ambition. Il avait en chef le commandement de ces dix-huit vaisseaux, et resta inutilement en mer quatre jours à jouir d’un petit orgueil mal placé. C’est le maréchal d’Estrées d’aujourd’hui, qu’on appelait indifféremment le marquis de Cœuvres ou le comte d’Estrées. Ils ont été seuls le père et le fils qui ont été maréchaux de France en même temps. Le père méritait cette dignité tant par sa bravoure que par sa naissance, et le fils aujourd’hui vivant n’a jamais eu d’autre mérite que celui d’être bien fait de sa personne, et d’avoir été un des piqueurs de la marquise de Maintenon. Pour de la bravoure et de la conduite, je sais bien qu’il se conduit juste pour échapper l’ennemi [sic], et que ceux qui sont sur son vaisseau n’ont que faire de craindre la brûlure ; il la craint assez lui seul pour tous. Pour de la bravoure, je suis sûr que seul à seul un enfant avec une paille à la main l’aurait fait et le ferait encore fuir, ou il a bien changé ; il s’imaginerait que ce serait une épée. Cependant il est maréchal de France, mais tous les marins disaient que c’était le bâtard bien aimé du cotillon. J’ai été vingt-quatre ans dans la marine, j’en peux dire des nouvelles. Vers les fêtes de la Toussaint, qui était le temps que le roi faisait ordinairement la promotion des officiers, ils disaient tous : De qui le cotillon accouchera-t-il ? Et on voyait nommer des indignes à la place de gens qui l’avaient infiniment mieux mérité qu’eux. Cette promotion du marquis de Cœuvres causa la perte d’un des plus braves et des plus expérimentés officiers que le Roi ait jamais eu. C’est de M. Pannetier, qui avait trouvé le secret de prendre M. Papochin, amiral d’Espagne, et qui outre cela avait rendu des services à Louis également glorieux et utiles. Il enrageait de voir le marquis de Cœuvres maréchal de France, et d’être désormais dans la nécessité d’obéir à un homme auquel il avait toujours commandé. Il alla le complimenter comme les autres sur sa nouvelle dignité, mais son compliment fut bien différent. — Eh bien, lui dit-il, marquis, te voilà donc maréchal ? — Oui, répondit le marquis. — Eh ! que diable vas-tu faire de ton bâton, lui demanda M. Pannetier ? — Ce que j’en vas faire, dit le marquis ? ce que les autres en font, ajouta-t-il. — Oh ! pour celui-là non, tu n’es pas assez brave homme. Mais tiens, je lui trouve une bonne place, envoie-le à ta cuisine, il fera bouillir ton pot ; c’est le meilleur usage que tu puisses en faire. Cette raillerie ne fut point du goût ni du nouveau maréchal, ni de la marquise ; et au retour du courrier Mons[ieur] Pannetier fut remercié de ses services. C’est lui-même qui me l’a dit, l’ayant rencontré sur le Pont-Neuf avec un simple valet sans livrée pour tout équipage.
231. Après cette digression à laquelle M[onsieu] r le maréchal de Cœuvres et M. Pannetier ont donné lieu, je retourne à nos vaisseaux qui étaient en rade à Brest. Monsieur de Tourville, homme sage, brave, prudent, expérimenté et bon pilote, qui les commandait, attendait fort impatiemment l’arrivée du comte de Cœuvres pour entrer dans la Manche comme il en avait reçu l’ordre de la cour. Celui-ci, comme j’ai dit, avait le commandement de dix-huit vaisseaux jusques au dernier mai, et par un orgueil très vain voulut inutilement consommer à la mer tout le temps de son autorité ; et en effet n’arriva à Brest que le lundi premier juin, six jours après que nous en fûmes partis, et trois jours après notre défaite.
232. A Dieu ne plaise que je veuille pénétrer dans les secrets de Sa divine providence, mais je suis persuadé qu’il voulait terrasser l’orgueil de Louis XIV en faisant avorter ses projets. En effet il n’y avait rien de si juste que ce qui avait été arrêté dans le conseil, et rien de si sage que ce que M. de Tourville avait écrit, mais la pétulance de M. de Pontchartrain perdit tout. Il faut savoir que ce ministre savait que les Anglais étaient sortis de la Tamise, et qu’un vent de Sud-Ouest qui régnait depuis longtemps n’avait pas permis aux Hollandais de sortir du Texel. Ainsi il crut que les Anglais étant seuls M. de Tourville en aurait bon compte, d’autant plus qu’il comptait qu’une partie des vaisseaux anglais se joindraient à nous et prendraient le parti du roi Jacques II. (Cette prétendue jonction a tant fait de bruit, et tant de gens en ont écrit qu’une répétition serait inutile. Sur ce pied, il comptait que la France serait victorieuse, et avait envoyé ordre à M. de Tourville d’entrer dans la Manche et de livrer combat aux annemis partout où pourrait les trouver. Mais ce ministre ne savait pas qu’à la faveur d’un vent de Nord-Est les Hollandais s’étaient joints aux Anglais. Sur quoi il faut observer que la quantité de gens de la Religion Prétendue Réformée qui sont en France et qui sous le voile de la catholicité romaine passent pour bons catholiques et sont pourtant dans le coeur de la religion où Dieu les a fait naître, en quoi ils ne sont certainement point blâmables, entretiennent commerce avec leurs parents par la Suisse, Genève, etc. Ainsi lesAnglais et les Hollandais savaient tout ce qui se passait en France, dont les postes ne sont point interrompues. Mais il n’est pas de même de l’Angleterre et de la Hollande. Ceux-ci [sic] font si bien boucher l’entrée de leur pays et la sortie qu’il est impossible d’y entrer ou d’en sortir, et l’autre arrête ses paquebots de sorte qu’on [n’] a des nouvelles de chez eux que quand ils le veulent bien. M[onsieu] r de Pontchartrain ne savait donc pas que les Hollandais avaient joint les Anglais. M.de Tourville le savait parce qu’il envoyait plusieurs chaloupes pontées qui vont à voiles latines et qui pincent si bien le vent qu’il semble qu’elles aillent contre. Instruit par ce moyen de la jonction des deux nations, il écrivit qu’elles étaient jointes, au moins de quatre-vingt voiles, qu’il n’en avait que quarante-deux, qu’ainsi il ne pouvait pas leur faire tête, mais que si le marquis de Coeuvres venait avec les dix-huit vaisseaux qu’il amenait, l’armée du Roi étant pour lors de soixante vaisseaux de ligne, il serait en état d’aller chercher les ennemis et même de les battre partout où il les trouverait. J’ai déjà dit, et je le répète encore, M. de Pontchartrain n’était point informé de cette jonction, et qu’il [sic] comptait sur les vaisseaux anglais qui devaient nous joindre ; et prévenu de cette pensée il fit à M. de Tourville une réponse si dure que M. de Tourville oublia sa sagesse, et ne connut plus que la témérité.
233. Il reçut cette réponse le lundi 25 mai au sortir de table à dîner chez M. Desclouzeaux, intendant ; elle le mit en fureur. C’était de l’avis du conseil de guerre qu’il avait retardé son entrée dans la Manche. Il voulut faire assembler ce même conseil pour lui communiquer la lettre qu’il venait de recevoir. Il passa au cabinet du s[ieu] r de Montigny, secrétaire de M. Desclouzeaux, pour y faire écrire un billet circulaire aux officiers. Il ne le trouva pas ; et comme je le cherchais aussi, je trouvai M. de Tourville qui me demanda si je n’étais pas écrivain du Roi. Je lui dis que oui. Il me fit entrer dans le cabinet de Mons[ieu] r Desclouzeaux, où il me dicta la lettre circulaire pour faire venir les officiers au conseil. Il avait ses raisons pour n’en faire pas mettre le pavillon. Pendant que j’écrivais ces circulaires au nombre de quatorze, il relut tout haut plus de dix fois le lettre de M. de Pontchartrain, et les exclamations qu’il faisait à chaque mot me donnèrent lieu d’y faire attention et de l’apprendre par cœur. Je m’en souviendrai toute ma vie. La voici mot pour mot : Ce n’est point à vous, Monsieur, à discuter les ordres du Roi. C’est à vous de les exécuter et d’entrer dans la Manche. Mandez si vous voulez le faire, sinon le Roi commettra à votre place quelqu’un plus obéissant et moins circonspect que vous. Je suis, etc.
234. M.de Tourville jurait contre le peu de civilité de cette lettre. Il se plaignait que le mot de Monsieur ne fût point en tête, mais seulement dans le corps de l’écriture. Il se plaignait de l’orgueil ridicule qui y paraissait. Il se compta battu sans retour. Il prévit la ruine de la marine. Il se plaignait que M. de Pontchartrain, qu’il nommait par tous les mots que la colère lui mettait à la bouche, semblait l’accuser de lâcheté. Il prévit que les ennemis l’accuseraient eux-mêmes de témérité. Mais enfin il se résolut d’obéir, quoiqu’il prévît bien toutes les conséquences de cette démarche, et se comptâ[t] au nombre des morts sacrifiés à la pétulance d’un ministre ignorant et brutal, et en même temps prévenu.
235. Le conseil fut aussitôt assemblé. Il y dit ce qu’il avait écrit et montra la réponse qu’il venait de recevoir ; et sans que qui que ce fût opinât : Allons, messieurs, poursuivit-il, il ne s’agit point ici de délibérer, il s’agit d’obéir. Et tout au moins, si on nous accuse de circonspection, qu’on ne nous accuse point de lâcheté. Cela dit il se leva ; les autres en firent autant en levant les épaules ; chacun retour[n] a à son bord pour faire embarquer tout le monde. Le mardi matin on tira le coup de partance, pour parler matelot ; on mit à la voile sur les dix heures. Nous passâmes les Chiens à Perrine à la pointe d’Ouessant le mercredi matin, et le jeudi à la pointe du jour nous découvrîmes les armées des ennemis, que M. de Tour-ville alla attaquer jusque dans le centre avec une hardiesse ou plutôt une témérité qui ne se peut exprimer, et dont les ennemis étaient surpris. Le combat commença à dix heures et un quart et n’était pas fini pour nous à minuit et demie. Nous l’avions commencé avec un vent assez frais, mais la quantité de coups de canon l’avaient tout à fait calmé, et la mer était sans aucune agitation ; si bien que les vaisseaux ne gouvernaient plus et étaient entraînés par les courants les uns au Nord, d’autres au Sud, d’autres à l’Est et d’autres à l’Ouest, ainsi du reste. Au diable le vaisseau anglais qui se déclara pour nous. Au contraire, ils firent tous un feu terrible, et le firent d’autant plus violent qu’ils voulaient lever tout soupçon d’intelligence. Il faut pourtant dire à leur honte qu’ils n’osaient seul à seul affronter un français, qui en avait au moins toujours deux ou trois contre lui. Les vaisseaux ne gouvernant plus, il fut impossible de se tenir en ligne ; et, pour le malheur de la France, les ennemis emportés comme nous par les courants étaient mêlés avec nous, mais avec cette différence que leur grand nombre les rendait toujours supérieurs, et qu’ils profitaient de l’avantage d’être toujours deux, trois ou quatre contre un, surtout contre l’amiral, qui s’est vu dans le centre du feu de huit vaisseaux anglais qui ne le quittaient point de vue et s’attachaient à lui avec d’autant plus d’opiniâtreté qu’ils croyaient que le roi Jacques y était, et qu’ils voulaient par sa mort ou sa prise assurer le repos de l’Angleterre et la couronne sur la tête de Guillaume III ; et ce fut en effet un miracle de ce que M. de Tourville n’y fut ni tué ni même blessé.
236. Il faut que je dise ce qui arriva dans cette action au vaisseau Le Prince. A la troisième charge nous nous trouvâmes entre trois vaisseaux ennemis dont le moindre était plus fort que le nôtre, qui n’était monté que de cinquante-six canons. Nous étions le mieux du monde pour être coulés à fond. Un Anglais était à stribord, un autre à bâbord, et l’autre dans notre derrière qui était si proche de nous que par les sabords de la Sainte-Barbe il nous envoyait des boulets et des mitrailles qui traversaient toute la longueur du bateau. Nous restâmes ainsi près d’une demi-heure entre trois feux, et aurions assurément été coulés bas si M. le marquis de Ne[s] mond qui commandait le Monarque ne fût venu à notre secours. Il s’attacha à celui qui nous tenait par le derrière, et qui nous tuait le plus de monde, et lui fit bientôt lâcher prise. Ensuite il vira à bâbord et donna si proche toute sa volée de tribord à celui qui nous tenait du même côté qu’il ne perdit pas un coup, et ôta l’envie à l’Anglais d’attendre une nouvelle charge. Mons[ieu] r de Bagneux n’ayant plus à faire qu’à celui qui était à bâbord le fit si bien chanter qu’il se retira. Voilà de lâches coquins, dit M. de Bagneux. Je ne sais s’ils sont plus braves avec les femmes, mais je vois bien qu’ils n’aiment pas le tête-à-tête. Et en effet il nous fut impossible d’en joindre un seul à seul, et nous nous aperçûmes que les Anglais faisaient un feu terrible autant pour se couvrir de la fumée que pour nous incommoder. Quoi qu’il en soit, malgré notre petit nombre, n’y ayant que le corps de l’armée qui se soit battu, nous aurions pu nous vanter d’avoir battu les ennemis si la division du général avait pu tenir sur ses ancres au ras Blanchard. Mais les roches dont ce fond est plein coupèrent les cables si bien qu’il fallut se laisser driver [sic] au courant ; et les ennemis ne quittant point M. de Tourville l’obligèrent de tout quitter à La Hogue. Il fit amener le pavillon d’amiral et se jeta dans une chaloupe. Mons[ieu] r de B[e] aujeu qui commandait l’Admirable en fit autant, et les autres suivirent leur exemple. Effectivement ils n’étaient point en état de soutenir le feu de toute l’armée ennemie qui les environnait ; et ce fut là où se fit la plus cruelle boucherie, et où la France perdit plus d’officiers, de soldats et de matelots que pendant le combat, parce que ces malhureux voulant s’attacher aux chaloupes et aux canots dans lesquels ils voyaient les autres se sauver, on leur coupait les mains à coups de hache, et ces misérables étaient engloutis maudissant leur patrie et leurs compatriotes. Tous n’en usèrent pourtant pas avec une pareille dureté, et je ne puis assez louer l’intrépidité du nommé Billard, Normand du Havre ou de Dieppe. Il était maître sur l’Admirable commandé par M. de B[e] aujeu ; et tout le feu des ennemis ne l’empêcha point de revenir trois fois à son bord pour sauver son équipage, c’est-à-dire les matelots et les soldats du vaisseau. Il en sauva même plusieurs d’autres vaisseaux qu’il ramassait à la mer. Les ennemis eux-mêmes admirèrent cette charité et la respectèrent assez pour ne plus faire feu sur lui à son troisième retour. Sic virtus et victa placet.
237. On m’a assuré que le lendemain que les ennemis eurent brûlé quatorze de nos vaisseaux qui sans doute étaient les plus beaux et les plus forts de l’armée, l’amiral Roussel écrivit à M. de Tourville et le complimenta sur sa défaite qui lui était plus glorieuse qu’à lui sa victoire, parce qu’il ne devait celle-ci qu’à la force et à la supériorité, au lieu qu’il ne devait sa résistance pendant si longtemps qu’à sa propre bravoure. Il lui envoya du linge et d’autres nécessités, et M. de Tourville, pour reconnaître sa générosité, lui envoya du vin, des bœufs, des moutons, de la volaille et du gibier. On m’a même assuré que ces deux amiraux s’étaient visités sans autre précaution que la parole l’un de l’autre ; que milord Roussel était venu souper à terre incognito chez M. de Tour-ville, et que le lendemain celui-ci alla demander à dîner sur son vaisseau. Si cela est, j’appelle cela faire la guerre en honnêtes gens qui, indépendamment de l’intérêt de leurs souverains, rendent justice à leurs ennemis, les estiment et les aiment.
238. Ce combat de mer a été le plus malheureux de tous ceux que la France ait jamais perdus sur cet élément, puisque ses forces maritimes ne s’en sont pas depuis relevées et ne s’en relèveront de longtemps, et le tout par l’entêtement de M. de Pontchartrain, qui se croyait seul plus capable et plus habile que tout le reste du monde ensemble. C’est aussi dans ce combat que les Français ont le plus fait paraître leur bravoure, leur fermeté et leur expérience. M.de Pontchartrain ne connut l’importance de sa perte qu’après qu’il ne fut plus en état d’y remédier ; et comme tout le blâme en pouvait retomber sur lui à cause de la réponse précipitée qu’il avait faite à M. de Tourville, il jugea à propos d’empêcher que cette réponse ne parvînt à la connaissance de Louis, qui certainement n’en avait aucune connaissance, et qui ne l’aurait pas approuvée. Dans ce dessein il fit valoir la bravoure de M. de Tourville, et fit entendre au Roi qu’il en devait faire un maréchal de France, quand ce ne serait que pour faire connaître à tout le monde qu’il reconnaissait et récompensait la valeur, quoique malhureuse. Ainsi, quoique M. de Tourville méritât le bâton de maréchal par une infinité d’autres belles actions, et qu’il n’aurait pas été si longtemps à l’attendre si M. de Seignelai avait vécu, on peut dire que cette fois-ci Mons[ieu] r de Pontchartrain le lui fit obtenir, et si j’ose me servir de ce terme, le lui jeta à la tête, comme on jette un os dans la gueule d’un chien pour l’empêcher d’aboyer. Il fut promu vers les fêtes de Noël de la même année 1692.
239. Il se passa dans ce combat une chose qui mérite d’être rapportée. Un lieutenant de vaisseau qui commandait dans l’entre-deux-ponts, altéré par le salpêtre, monta sur la dunette pour se rafraîchir ; on y avait répandu des bouteilles moitié eau et moitié vin pour les officiers. Après avoir bu, il trouva en retournant dans son poste le sous-lieutenant qui commandait la batterie de la dunette. Mordi ! lui dit celui-ci en le prenant par le corps, qu’il fait chaud ici ! Bon, lui répondit le lieutenant en chantant,
Pour te reprocher ta faiblesse,C’est aux enfers que je t’attends,
et poursuivit son chemin. Mais à peine fut-il sur l’échelle qui donnait de la dunette sur le premier pont qu’un boulet de canon lui emporta la tête. Le sous-lieutenant épouvanté d’un genre de mort si prompt, se mit à dire : Ah ! mon Dieu, sauvez-moi du rendez-vous ! Mais à peine eut-il lâché la dernière parole qu’un autre boulet de canon lui perça le corps et le jeta mort sur la place. Le capitaine, qui, je crois, était le commandeur de Combes, qui avait tout vu et entendu, se contenta de dire : Voilà de jeunes gens bien payés de leur plaisanterie !
240. Il n’y eut que le corps d’armée qui se battit ; et M. d’Anfreville avec dix-huit vaisseaux qui composaient l’arrière-garde fit plus que s’il s’était jeté dans le feu, parce qu’il tint en respect trente vaisseaux hollandais qui composaient l’avant-garde de l’armée ennemie. Tout le monde croit que les Hollandais voulurent ménager leurs forces, et laisser les Anglais seuls démêler la fusée ; et en effet ce combat ne regardait que l’Angleterre, dont le roi dit, lorsqu’il sut que nous étions entrés dans la Manche si peu forts : Voilà une insolente nation ! Si les Hollandais avaient donné, la France n’aurait sauvé aucun vaisseau ; mais hureusement ils ne s’en mêlèrent point ; et encore plus, c’est que si M. de Tourville avait pu tenir sur le ras Blanchard, comme je l’ai déjà dit, la France aurait pu se vanter de la victoire, étant très certain que nos vaisseaux étaient véritablement bien maltraités, mais qu’aucun n’avait rien perdu, pas même un mât de pavillon.
241. A l’égard du Prince dans lequel j’étais, n’entendant plus tirer du tout, nous mouillâmes par trente-deux brasses d’eau, le ciel couvert non pas de nuages, mais de la fumée de la prodigieuse quantité de coups qui avaient été tirés pendant la journée. Le temps s’éclaircit, et la lune qui était dans son plein nous fit voir que nous étions entourés de vaisseaux de toutes parts. Nous avions dix-huit coups au-dessous de la préceinte, dont quatre étaient à l’eau, tous à stribord, ce qui donna bien de l’ouvrage à nos charpentiers et nos galfats [sic]. Nous faisions eau de tous côtés, et nos pompes étaient dans un perpétuel mouvement. Monsieur] de Bagneux, capitaine, aurait bien voulu, aussi bien que le reste de son équipage, être bien loin de là. Car outre qu’il était hors d’état de défense, il ne connaissait point de quelle nation étaient les vaisseaux dont nous étions environnés. Nous avions pour pilote un brave homme nommé Nicolas Bonamy, du Havre, qui, fatigué du travail de la journée, s’était jeté dans sa cabane, où il ronflait comme une pédale d’orgues. Monsieur] de Bagneux le réveilla plusieurs fois, et tant qu’enfin il s’en ennuya. Cet homme connaissait parfaitement les œuvres de marée de la Manche, et avait ◀ordonné▶ à un mousse de l’éveiller au cinquième horloge ; mais voyant que M. de Bagneux ne lui donnait aucun repos, il sortit de sa cabane et dit à son capitaine qu’il le fatiguait trop ; qu’il savait son métier ; et que s’il fallait boire nous n’aurions tous qu’un même gobelet ; que cependant le corps de l’homme n’ayant qu’une continance [sic] fixe, il le priait de faire venir une bouteille de vin ; que ce serait autant d’avalé dont l’eau de la mer n’occuperait pas la place. Aucun de nous ne put s’empêcher de rire de ce discours, surtout venant d’un homme connu pour être parfaitement sobre. M.de Bagneux fit venir six bouteilles au lieu d’une, et nous n’eûmes qu’une même table avec un pâté et un jambon dont chacun mangea avec appétit au clair de la lune. Pendant ce petit repas nocturne, Bonamy demanda à M. de Bagneux s’il ne voulait pas enterrer la synagogue avec honneur, c’est-à-dire périr plutôt que de se rendre ? — Sans doute, répondit M. de Bagneux. — Tànt mieux, reprit le pilote ; ne vous embarrassez de rien. Vous voyez bien que le navire porte le cap au Sud ; dans une bonne heure les courants nous porteron[t] au Sud-Est, et pour lors nous lèverons les ancres ; ◀ordonnez▶ seulement qu’on dépasse les cables et qu’un ne laisse qu’un [sic] ancre à pic. A l’égard de tous les vaisseaux que nous voyons, et qui tous aussi bien que nous ont amené leurs pavillons, je ne me connais point au gabarit, ou ce sont des Anglais qui ont pour le moins autant de peur que nous. Buvons un coup, poursuivit-il, et confions-nous à Dieu, ce qu’il garde est bien gardé.
242. Une heure après le navire avait le cap au Nord-Ouest. Il est temps, dit Bonamy, de mettre à la voile. Nous y mîmes, et à peine eûmes-nous défrelé [sic] ou arboré pavillon blanc, que tous les autres vaisseaux arborèrent le leur ; la pointe du jour vint, et nous vîmes devant nous deux gros vaisseaux anglais. Si nous avions été en état d’aller les attaquer, nous l’aurions fait. Nous passâmes entre eux et contre eux, et ils eurent l’honnêteté de ne point interrompre notre chemin que nous continuâmes jusque proche de l’île de Wik [Wight]. Nous prîmes sur notre route un petit bâtiment anglais qui n’avait que quatre pierriers pour toute défense. Je m’y transportai, et tombai de mon haut à la vue des ordres et des signaux de l’armée de France qui n’avaient été distribués que le mardi matin, et qui en marge de l’impression étaient rendus en anglais d’une écriture à la main. Si celui qui commandait cet engin avait été dedans, je l’aurais amené pour tâcher de découvrir qui était le traître, mais il avait gagné terre dans un petit canot. J’apportai ces ordres et signaux à M. de Bagneux qui ne fit qu’en lever les épaules et me dit en me tour[n] ant le dos que la suppression de l’édit de Nantes était une plaie qui saignerait longtemps. Il m’◀ordonna▶ de les porter à M. d’Herbault, commissaire général, qui était sur le vaisseau le Souverain commandé par M. le marquis de Langeron. Je le fis. Lorsqu’il les vit et les montra au capitaine, je les vis tous deux également étonnés me dire qu’il fallait que le diable s’en fût mêlé. Je lui dis dans quel état était notre vaisseau. Il m’◀ordonna▶ d’en dresser un procès-verbal ; et lorsque je lui dis que nous avions cent quarante-six hommes morts et plus de soixante blessés, il me dit qu’il ne fallait pas faire connaître qu’un seul navire eût perdu tant de monde dans une seule action ; qu’il fallait simplement y en faire tuer une cinquantaine au plus, et faire mourir les autres peu à peu dans l’hôpital. J’entendis fort bien ce que cela voulait dire. Ce sont autant de rations gagnées que le commissaire et le munitionnaire partagent ensemble, et outre leur profit ils ont encore pour eux le plaisir de cacher la perte sincère de l’Etat. C’est là savoir son métier. A mon égard, je le fis comme on me l’avait ◀ordonné▶, et suivant mes états on croyait encore vivants dans le mois de septembre les mêmes hommes qui avaient été tués le 28 mai plus de trois mois auparavant.
243. Il est bon sans doute de prier Dieu, surtout sur le point de donner un combat. Mais cependant, si j’étais capitaine taine de vaisseau, je me contenterais de prier Dieu pour moi seul, mais je me donnerais bien de garde d’obliger mon équipage d’en faire autant en public. Il semble qu’on va les mener à la boucherie, et la peur de la mort que cette cérémonie leur inspire les laisse fort longtemps, du moins la plupart, dans un état qui ne convient nullement à la tranquillité et à ce sang-froid si nécessaire dans les grandes occasions. On peut par quelques exhortations les préparer au danger où ils vont être exposés ; mais ne les en instruire que dans le moment du péril, cela ne serait pas de mon goût ; et en effet il faut une élévation d’âme dont les matelots et les soldats ne sont pas capables, pour surmonter cette terreur dont on est d’abord frappé. C’est un degré de héroïsme où des gens de vile et basse naissance ne peuvent pas atteindre. Je le répète encore, et Dieu m’est témoin qu’il n’y a nulle impiété de ma part là-dessus, mais j’en puis parler comme témoin oculaire. Voici comme cela se passa à bord du Prince. Après que tout fut prêt pour le combat, M. de Bagneux fit monter tout le monde sur le pont, et lui étant sur la dunette l’aumônier à côté de lui : Mes enfants, leur dit-il, nous allons au péril de nos vies servir notre Religion, notre Patrie et notre Roi. Ce sont nos devoirs les plus pressants. Êtes-vous pas résolus de sacrifier jusques à la dernière goutte de votre sang pour des intérêts si chers ? Tout l’équipage répondit oui. Le Révérend Père aumônier, poursuvit-il, va vous dire le reste ; aussitôt notre aumônier, qui était un cordelier, prit la parole et leur dit ceci en substance. Qu’ils devaient se regarder comme des martyrs puisqu’ils allaient combattre pour leur sainte Religion contre des hérétiques tels que les Anglais et les Hollandais ; que ceux-ci avaient banni de chez eux la bonne Religion, et que les autres avaient chassé non seulement la bonne Religion mais aussi leur Roi ; que Dieu les livrait entre leurs mains pour venger en même temps le Ciel et la terre ; qu’ils devaient offrir leur mort à Dieu en satisfaction de leurs péchés, et rendre grâce à sa bonté de ce que pour une vie passagère il leur en ouvrait une éternelle, où ils allaient entrer par le chemin le plus court qui était le martyre. Il entassa quantité de bagatelles l’une sur l’autre, que les matelots et les soldats écoutaient avec avidité, tant elles étaient dites sérieusement, et dont les honnêtes gens ne pouvaient pas s’empêcher de rire entre cuir et chair, pour ne pas scandaliser tant d’écoutants. Après cela il fit mettre tout le monde à genoux, chanta le Miserere et dit le Confiteor tout l’équipage le répéta. Après quoi, il leur donna l’absolution, avec des indulgences plénières en tel cas requises et accoutumées. On fit boire un bon coup d’eau de vie à tout l’équipage, et chacun se rangea à son poste. J’en vis plusieurs qui faisaient de bien mauvais sang et qui auraient bien voulu être avec les cochons de Panurge, tant la harangue de l’aumônier leur avait imprimé la terreur de la mort. Cependant la couleur leur revint à la seconde bordée de canon, et le péril dissipa leur première crainte. Cependant, je le répète encore, cette cérémonie, toute sainte qu’elle est, ne me plairait point sur le point d’un combat.
244. Nous eûmes quantité de blessés qui furent portés dans le fond de cale où l’aumônier était avec les chirurgiens ; et certainement ils ne manquaient point d’occupation, ni l’un ni les autres. J’y descendis plusieurs fois, et je ne pus m’empêcher de rire de voir l’aumônier précipiter leurs confessions. Il n’était certainement point en état de la révéler, il y faisait trop peu d’attention. Il était tellement ennuyé du combat que son plus grand soin était de s’informer si la musique continuerait encore longtemps, et la conscience de ses pénitents était ce qui l’occupait le moins. Aussi leur donnait-il l’absolution à vue de pays, et par là mettait le diable en droit d’en appeler à travers champs. Nous en avons bien ri depuis, et de son beau sermon préparatoire. Il disait sur celui-ci qu’il fallait mesurer son discours sur la capacité de ses auditeurs, et que tout était bon pour des matelots, Ad populum phaleras, qu’il avait appris cette manière de prêcher en Bretagne, où un prédicateur a toujours fait merveille, lorsqu’il a beaucoup parlé de Dieu et du diable à tort et à travers ; et qu’à l’égard de la confession, outre qu’il n’aurait pas eu le temps d’entendre une si grande quantité de blessés, un sincère et bon peccavi dans le cœur valait mieux seul que toutes les paroles ensemble. Pour celui-là je n’en ai jamais douté. Après leur avoir donné l’absolution, il leur jetait de l’eau bénite sur la tête, ce qui me fit souvenir de ces deux vers d’Ovide :
O nimium faciles qui tristia crimina caedisFluminea tolli posse putatis aqua.
Je me ressouvins aussi de ce que Arouïmtesche disait à M. de La Barre dans sa harangue que j’ai ci-devant rapportée.
245. Pour ce qui regarde le Prince, nous nous retirâmes à Brest avec bien de la peine, notre vaisseau étant percé à une infinité d’endroits, faisant beaucoup d’eau, et nos mâts presque brisés. Et pendant tout le temps que nous fûmes à la vue des côtes d’Angleterre, nous eûmes le chagrin de les voir couvertes de feux de joie que ces messieurs qui nous avaient si bien étrillés faisaient pour se moquer encore de nous. Ils firent encore bien pis, car ils firent frapper une médaille où le roi Guillaume était représenté en Neptune qui disait aux vaisseaux français ce que Virgile lui fait dire aux vents :
Maturate fugam, régi quoque haec dicite vestroNon illi imperium Pelagi.
Mons[ieu] r le marquis de Langeron se retira à Brest aussi bien que nous, et sitôt qu’il fut arrivé, il fit mettre en prison quatre capitaines de brûlots qui n’avaient pas obéi aux signaux qu’il leur avait fait[s]. Il prétendait bien leur faire leur procès, mais il n’en fut rien. Une lettre de la cour les fit relâcher. Mons[ieu] r Langeron eut le tort de l’aventure ; en effet il devait savoir que les enfants du cotillon étaient des animaux intactabilia, et ceux-ci en étaient.
246. J’en reviens au ministère de M. de Pontchartrain, qui réduisit tout le peuple à une telle extrémité qu’il fut plusieurs fois prêt à se révolter ; et en effet la misère était outrée. Le pain seul valait plus que ce qu’un ouvrier pouvait gagner, et presque tous les ouvriers mouraient de faim, parce que chacun se retranchait à son seul nécessaire, encore très petitement. Les pauvres sans secours mouraient sur le pavé, et tout le monde se contentait d’en avoir pitié sans leur faire aucune charité. On a vu des hommes bien faits, forts et robustes s’engager avec des capitaines pour un écu, porter ce même écu chez un boulanger, y prendre du pain, et mourir un moment après. On en a ouvert quelques-uns, et on leur a trouvé dans les entrailles, au lieu de nourriture humaine, un amas de mauvaises herbes qu’ils avaient avalées et qui ne pouvant être digérées par la faible chaleur de leur estomac les étouffaient. Louis savait une partie des malheurs publics, mais il n’en voulait rien savoir ; et par un arrêt du Conseil affiché à des poteaux sur les chemins de la Cour, il fut fait défense à tout mendiant sous peine de fouet, de la fleur de lys et des galères, d’en approcher de trois lieues. Ce n’est point là l’esprit de l’Evangile, mais c’était celui de la marquise de Maintenon et du ministre. Le pape apprit cette dureté qu’on exerçait en France contre les pauvres et ne se put empêcher de dire que c’en était trop à Louis d’avoir porté sa main à l’encensoir en violentant les consciences par sa mission à la dragonne, sans s’en prendre encore à Jésus-Christ lui-même en le persécutant et le flétrissant dans ses membres, et que Dieu tôt ou tard se vengerait de tant d’excès.
247. Malgré la pauvreté publique, les impôts augmentaient de jour en jour, et le peuple était réduit au désespoir. Comme il ne pouvait plus porter de taxe, il fallut avoir recours à des moyens toujours impies pour trouver de l’argent. Les églises, les fabriques, les communautés, les gens de qualité, les bourgeois, en un mot toute la France fut obligée de porter son argenterie aux hôtels des Monnaies pour y être converties en espèces sonnantes et courantes dans le public. Cette vaisselle y était reçus, et on la payait en billets, sur lesquels le décri est tellement venu qu’on donnait pour cent françs comptant un billet de mille livres. Cependant les espèces étaient fabriquées, mais ne paraissaient pas dans le commerce. On prétend que ce sont les mêmes que la banque de Venise a prêtées au duc de Savoie, et dont il s’est servi pour nous faire la guerre. Il y a encore quelque chose de plus criant. C’est que le Roi, ou plutôt ses chiens de chasse, fermiers, maltôtiers et partisans, refusaient de prendre en paiement ces mêmes billets dont Louis avait reçu, ou dû recevoir la valeur. Sur quoi on disait publiquement que le Roi avait cela de commun avec les faux monnayeurs qu’il ne voulait pas recevoir pour bon ce qu’il avait délivré et fabriqué lui-même. Cependant c’était avec cela que Louis payait toutes les dettes de l’Etat, même les officiers de sa maison, les marchands qui lui faisaient des fournitures, et jusques à l’entretien de sa propre table et de son domestique.
248. Sur quoi il lui arriva une aventure qui mérite d’être rapportée, et qui témoignera du moins que ces billets de monnaie ne lui étaient pas inconnues, ni le tort qu’ils faisaient à sa réputation et à son royaume. M.Bontemps son filleul, gouverneur de Versailles et son premier valet de chambre, avait coutume de ne porter que des habits fort simples. Louis s’aperçut un jour que dessous un justacorps de tiretaine il avait une veste d’une magnificence achevée ; les boutons en étaient de diamants, et la broderie d’une délicatesse à faire plaisir. — Et depuis quand, Bontemps, vous mettez-vous si magnifique, lui demanda-t-il. — C’est, répondit-il, que ma sœur se marie aujourd’hui ; vous-même en avez signé le contrat, et je veux faire honneur à sa noce. — Voilà, poursuivit le Roi, la plus belle broderie que j’ai jamais vue. — Je le sais bien qu’elle est belle, reprit M. Bontems, aussi me coûte-t-elle bien de l’argent en espèces sur quoi il n’y a rien à perdre. Car je ne l’ai pas payée comme vous en billets de monnaie. Louis le regarda, et changea de discours.
249. M.d’Orléans son frère entreprit de lui représenter la misère du peuple, et en eut cette réponse digne plutôt d’un tigre, s’il pouvait parler, que d’un roi chrétien. Eh bien, quand il mourrait quatre ou cinq cents mille de ces canailles-là, qui ne sont que très inutiles sur la terre, la France en sera-t-elle moins France ? Je vous prie de ne vous point mêler de ce qui ne vous regarde pas. On ajoute que M. de Pontchartrain qui était présent voulut pallier la pauvreté, et mettre les pauvres sur le pied de vagabonds et de fainéants, et donna une espèce de démenti à M. le duc d’Orléans, et que, malgré la présence du Roi, ce prince, frappé vivement de sa hardiesse, lui fit présent d’un soufflet. Je ne réponds point de la vérité de celui-ci, mais je sais que c’était le bruit public de Paris.
250. Louis dauphin, propre fils de Louis XIV, voulut aussi remontrer à son père la pauvreté des peuples. Et vous aussi, lui dit brusquement et publiquement son père, êtes-vous le procureur ou l’avocat général de la canaille ? Enfin la chose en vint jusques au point qu’on n’osa plus lui en parler, à moins que de vouloir s’exposer à son indignation. Mais pour satisfaire la voracité et l’avarice de la Maintenon et du ministre, on retrancha les gages des officiers ; on les obligea de prendre des augmentations de gages sans être payés des anciens ; on prit les fonds destinés à payer les rentes sur l’Hôtel de Ville, et cela acheva de rendre tout à fait pauvres ceux qui n’avaient que ces rentes pour leur subsistance, et on a vu à Paris des gens demandants [sic] l’aumône dans les rues et en plein jour avec leurs contrats à la main. Qui que ce soit ne payait, parce que personne n’avait de quoi payer ; ce qui a été cause d’une infinité de banqueroutes, de vols et de brigandages, tant à Paris que dans les provinces. Tant il est vrai que le corps d’un royaume ou d’un Etat ressemble au corps humain dont on ne peut blesser une partie que tout le reste ne s’en ressente, et que l’harmonie n’en soit détraquée et troublée. Voici une épigramme qui courut dans ce temps-là :
Sous Fouquet qu’on regrette encorRégnait jadis le siècle d’or.Le siècle d’argent vint ensuiteQui fit contre Colbert murmurer de chagrin.L’indolent Pelletier par sa fade conduiteAmena le siècle d’airain ;Et la France aujourd’hui sans argent et sans grainAu siècle de fer est réduitePar le turbulent Pontchartrain.251. On fit encore celle-ci qui n’est qu’un jeu sur son nom :Méfiez-vous peuples de FranceDu ministre de la Finance,Je veux dire [de] Pontchartrain.C’est un pont de planches pourries,Un char traîné par trois furies,Et le démon conduit le train.
252. On croit que ces trois furies sont Louis, le père de La Chaise confesseur, et M. de Pontchartrain ; et qu’on désigne la Maintenon par le démon qui conduit le tout. Malgré tout cela, ils voulaient tous paraître être abîmés dans la dévotion, et il y eut un auteur assez hardi, ou plutôt assez impie pour oser donner au public les maximes de Mad[am] e de Maintenon comme celles d’une sainte à miracles. J’en parlerai lorsque je ferai son portrait en raccourci. Il est vrai qu’il y a bien du bon dans elle, mais quoiqu’elle paraisse très dévote, j’avoue que je ne la prendrais pas pour le modèle de sainteté bien parfaite. Je retourne à M. de Pontchartrain.
253. Il fut le premier qui vendit généralement tous les emplois de la Marine qui dépendaient de lui, en quoi il était secondé par Bégon, son premier commis, dont la femme, aussi joueuse que facile à ses amants, le secondait aussi très parfaitement, et employait ce qu’elle en retirait pour faire présent à ses favoris, et toper masse, paroli, sept et le va. Mad[am] e de Pontchartrain disposait du gros ; elle vendait les places de fermiers généraux cinquante mille francs, et outre quatre cents cinquante mille livres d’avance qu’ils étaient obligés de faire au Roi, il fallait payer la petite oie aux domestiques, qui n’avaient point d’autres appointements que la bourse commune qu’ils partageaient à tant par part, les uns deux parts, et d’autres un quart de part. C’était la maîtresse elle-même qui en faisait la distribution, sauf son droit de vacation et de présence. On laisse à penser de quelle manière le Roi était volé par des gens dont plus des trois quarts avaient été laquais, et qui achetaient si cher le droit d’entrer dans ses fermes, outre le pot-de-vin qu’il fallait encore payer à l’adjudication des fermes, plus ou moins selon le montant de l’adjudication, qui était toujours pour le moins de deux sols pour livre. Le mérite, la bravoure, la valeur, la science, les services et la probité ne consistaient, dans l’esprit du maître, de la maîtresse, des commis supérieurs et du reste de la couvée, que dans les espèces sonnantes à leur profit. Une avarice sordide et crasse y régnait, surtout dans l’esprit de la maîtresse, qui très souvent lâchait des mots dont les plus effrontées harengères auraient eu honte. Lorsque après la mort de M. Boucherat M. de Pontchartrain fut revêtu de la dignité de chancelier, Madame la princesse de Monaco alla en féliciter Mad[am] e de Pontchartrain sa bonne amie. Mais celle-ci, qui préférait l’utile à l’honnête, lui répondit en propres termes : Foufre de l’élévation ! pendant que j’étais la femme d’un contrôleur général, je roulais sur l’or et l’argent ; et à présent que je suis femme d’un chancelier, je n’ai pas un b.....de sol. Elle lâcha ces mots d’un air que la princesse de Monaco et d’autres qui y étaient présents virent bien que la bouche expliquait les sentiments du cœur. Aussi son proverbe ordinaire était : Moins d’honneur et plus de profit.
254. M.de Pontchartrain, chez qui l’argent pleuvait de toutes parts par ces canaux, ses appointements et les émoluments de son emploi, trouva encore des moyens infâmes d’augmenter ses richesses. Ce fut de s’intéresser sous des noms empruntés dans tous les partis, et de recevoir non seulement les avis que M. Colbert avait rebutés, mais tous ceux qu’on lui présentait pourvu qu’ils fussent à son profit, car la ruine du peuple était ce qui ne l’inquiétait point. De la sont venu[e] s toutes ces infâmes créations de charges, les offices, les hérédités, les confirmations, les gages et augmentations de gages, les suppléments de finance, les amortissements tant des biens de l’Eglise que des biens des communautés séculières et régulières, le huit[ièm] e denier ecclésiastique, le sixième laïc, les impôts redoublés, d’autres impôts nouveaux établis sur des choses qui pour leur minutie en avaient toujours été exemptes, le beurre, les œufs, les légumes, la glace, etc. ; et je n’aurais jamais fait si j’entreprenais de tout nommer. De là sont venues aussi ces fortunes subites et éclatantes d’une infinité de coquins, indignes qu’on songe à eux que pour les rendre odieux à la postérité. Tel est un Tévenin, un Bourvalais, un Miotte, un Le Normand, un Deschiens, un Mainon, un Hénault, un Legendre, un Crozat et mille autres coquins tirés de la plus basse lie du peuple qui ont presque tous su trouver, par le moyen de leurs mauvaises richesses, le secret de se rendre les esclaves des gens de qualité qui se sont avilis jusques à entrer dans leurs familles. J’en nommerais une infinité d’autres si je [me] mettais sur le pied d’en faire le détail, mais grâce à Dieu je ne connais cette misérable canaille que par le tort qu’elle m’a fait et à toute la France. Mais sans interrompre le fil de mon discours sur M. de Pontchartrain, il faut que je décharge ma bile et que je dise un mot d’eux tous par rapport à lui à qui rien n’a jamais été plus odieux que les gens de probité, et de maison ou de famille, quoique lui-même fût de cette dernière espèce ; je veux dire d’assez bonne maison, car pour de probité, on ne peut pas sans injustice lui en attribuer aucune, et naturellement je ne suis pas né menteur ; ainsi, je ne torderai [sic] pas mon caractère de sincérité pour l’amour de lui, et je vais leur rendre justice à tous suivant la vérité la plus exacte.
255. Tévenin, dont le fils est à présent m[aîtr] e des requêtes, était fils d’un très petit notaire à Xaintes ; sa fortune a commencé par les plus vils emplois dans les gabelles. Il a trois [fois] fait banqueroute. Il faut pourtant dire à sa louange que ces banqueroutes n’étaient pas véritablement siennes, mais bien de ses commettants, qui l’avaient obligé d’accepter des billets qu’il ne put acquitter faute de remises que ces mêmes commettants ne lui faisaient pas. Il fut mis plusieurs fois en prison et en sortit sinon à son honneur, du moins sans infamie. Et on peut dire que la fortune fit de lui son jouet comme d’une balle de jeu de paume, tantôt à l’air et en haut, tantôt dans la blouse, et quelquefois aussi bas que celles qui tombent dans les galeries où tout le monde marche et passe pardessus. Il a eu la probité de payer exactement et même avec un bon intérêt les gens qui étaient compris dans ses faillites, et il l’a fait de bonne grâce sitôt que la fortune l’a mis en état de s’acquitter. Je connais une femme que la misère avait réduite à être blanchisseuse, et qui ne songeait plus à lui du tout lorsqu’il l’envoya quérir dix-huit ans après la mort de son mari, à laquelle il rendit tant pour elle que pour ses enfants huit mille francs qu’il devait au défunt, et lui en paya l’intérêt au denier dix, ce qui montait à plus de vingt-deux mille livres. On ne peut pas en agir avec plus de conscience et plus d’humanité, et certainement il aurait été digne de sa fortune s’il en avait fait un bon usage, mais cette fortune trop favorable le gâta. Il devint fourbe, menteur et fripon, et tellement adonné aux publiques[sic] que les présents qu’elles lui ont fait l’ont conduit en terre. Il avait épousé une femme vertueuse. Il la méprisa sur sa seule pauvreté ; elle lui intenta procès au Parlement, et sans qu’elle fût accusée de mauvaise conduite, il eut arrêt qui la condamna à entrer dans un couvent ; elle s’y mit d’elle-même. Il avait gardé auprès de lui un fils qu’il avait eu d’elle. C’est M. de Courson, aujourd’hui m[aîtr] e des requêtes, qui ne supportait que très impatiemment la clôture de sa mère, et la manière de vivre de son père avec Madame d’Aguesseau, femme d’un m[aîtr] e des requêtes, qui demeuraient tous dans la même maison. M.d’Aguesseau se bouchait les yeux sur la conduite de sa femme, parce que lui et elle étaient logés, nourris et défrayés aux dépens de la bourse de Thévenin. La fils n’osait rien dire parce que son père était homme à le déshériter. Mais il changea d’égards pour son père lorsqu’il fut m[aîtr] e des requêtes et qu’il eut épousé Mademoiselle d’Aguesseau, fille de celle que son père entretenait. Il se consulta avec sa propre mère, et par des canaux souterrains il y eut une lettre de cachet qui ◀ordonna▶ à Mons[ieur] et à Madame d’Aguesseau de sortir de la maison de Thévenin et d’aller loger ailleurs. Thévenin vit bien d’où venait le coup et congédia son fils aussi, si bien qu’il resta seul chez lui. Mais cela ne l’empêchait point d’entretenir commerce avec la mère de sa bru, qui était allée demeurer à sa proximité, et de lui fournir plus qu’il ne lui en avait jamais donné chez lui. On dit même que Madame d’Aguesseau fut cause qu’il ne déshérita pas son fils, parce que sa fille à elle s’en serait ressentie. Il tomba malade de la maladie dont il est mort. Il envoya chercher des médecins pour consulter des remèdes qui lui seraient propres. Ils ne s’accordèrent pas sur ces remèdes, et tous convinrent qu’il avait la plus belle fleur de Vénus. Ils sortirent en le laissant dans l’incertitude des remèdes. Ils étaient huit qui furent bien payés ; et après leur départ il entra dans le bureau d’un de ses commis : Garnidié, leur dit-il, il était bien nécessaire qu’il m’en coûtât huit louis d’or pour leur entendre dire à tous que j’ai la vérole. Ne le savais-je pas bien tout seul ? Sa maladie augmentant il fallut se mettre au lit. Il fit son testament par lequel, entre autres choses, il léguait sa belle maison de la rue des Petits-Champs à M. de Pontchartrain pour reconnaissance de lui avoir procuré sa fortune, vingt mille francs à la fabrique de Saint-Roch sa paroisse pour en faire achever le bâtiment, conserva à son fils les droits à lui acquis par la nature, et ne dit pas un mot de sa femme.
256. Les Petits Pères noirs de la place des Victoires entreprirent d’être ses confesseurs, mais comme leur vie déréglée commençait à paraître, et que le vicaire de S[ain] t-Roch, dont le curé était exilé pour jansénisme, ne voulait pas perdre sa part d’une pareil le succession, il y eut un mandat de M. l’archevêque de Paris, cardinal de Noailles, qui défendit a ces pères d’entrer chez Thévenin, et lui ◀ordonnait▶ à lui de se servir pour confesseur d’un prêtre de la paroisse. Ce vicaire, nommé M. Charpentier, y vint, et après avoir (à ce qu’il crut) gagné la confiance de son pénitent, il lui parla de son âme, et lui remontra la nécessité où il était de pardonner à ses ennemis, du moins à ceux que mal à propos il croyait tels ; que c’était de Madame son épouse et de M[onsieu] r son fils qu’il voulait parler ; qu’il devait faire ôter de son cabinet et même jeter au feu les peintures qui étaient dans sa chambre et dans son cabinet, parce que les nudités qui y étaient représentées n’offraient rien que d’impur à la vue, ce qui pouvait faire révolter les sens, surtout dans un jeune homme de l’âge de M[onsieur] son fils ; qu’au surplus s’il avait encore quelque chose sur la conscience qui lui fît peine, il pouvait s’en acquitter devant Dieu en contribuant par une aumône au bâtiment de Saint-Roch et à la décoration de l’église.
257. Thévenin ne l’interrompit point, et lorsque le vicaire eut fini, il répondit qu’il y avait si longtemps qu’il était accoutumé à voir ces tableaux qu’ils ne faisaient plus d’impression sur lui, et qu’ils lui avaient coûté trop d’argent pour les faire brûler ; qu’il voulait les conserver pendant sa vie ; que lui mort celui qui les aurait en ferait tout ce qu’il lui plairait, dont il ne se mettait pas en peine ; qu’à l’égard de son fils, il était assez âgé et assez instruit pour savoir ses devoirs ; que la manière dont il reviendrait chez lui lui prescrirait à lui de quelle manière il le recevrait ; que pour sa femme il ne voulait jamais la voir puisqu’ils avaient été séparés par arrêt. — Mais Monsieur, lui dit ce confesseur, cet arrêt a été donné en votre faveur, et n’est dû qu’à votre crédit, et non à la justice de votre cause, contre une femme qui ne pouvait pas se défendre, étant dénuée de tout. — Tels que soient les motifs qui ont fait rendre cet arrêt, reprit le pénitent, je m’y tiens ; si ceux qui l’ont rendu ont voulu se damner pour l’amour de moi, tant pis pour eux ; je ne m’en embarrasse point. Mais pour moi, j’ai toute ma vie eu trop de respect pour Messieurs du Parlement pour les dédire à ma mort. A l’égard du bâtiment de Saint-Roch, je n’appréhende pas la peste, et par conséquent je n’ai pas besoin de lui faire des offrandes. J’avais pourtant ◀ordonné▶ dans mon testament qu’on donnât une som[me] assez considérable, mais je vous assure à présent que Saint-Roch, la fabrique ni vous n’en toucherez jamais un denier. Et là-dessus je vous prie de me laisser en repos. Je m’en dirai plus à moi-même en un quart d’heure que vous ne m’en diriez en cent ans. Et en effet ce confesseur sortit très scandalisé de la réponse du pénitent, et je crois surtout de ses dernières paroles.
258. Son fils attendait ce vicaire, et ayant appris de lui que son père était dans d’assez bonnes dispositions à son égard, entra dans sa chambre, et se jeta à genoux devant son lit. Voilà comme je vous veux, dit Thévenin. Mais apprenez que vous n’êtes qu’une bête de vous être jeté dans d’autres intérêts que les miens. Ce n’était point à vous de pénétrer mes desseins, c’était à vous d’approuver mes actions, et de croire que la raison était de mon côté. Levez-vous, et envoyez un laquais quérir mon notaire ; qu’il vienne, et qu’il apporte avec lui mon testament, j’ai à y changer. Et vous, rentrez quand le laquais sera parti. Après le départ de ce laquais, le père parla au fils de quelques affaires domestiques, et le notaire et un autre étant venus, tout le changement qu’il fit dans son testament, c’est qu’il en révoqua la clause des vingt mille livres qu’il avait données au bâtiment de Saint-Roch, et ◀ordonna▶ à son fils de le faire porter à Courson après sa mort. Il mourut deux jours après, et voici ce qu’on fit sur sa mort :
Thévenin est donc mort, ce n’est pas grand dommage :Tout Paris et la cour sont pleins de maltôtiers,De partisans et d’usuriers,Tous gens propres au brigandage.Mais sait-on que de tout son bienQui fut gagné par monopole,Le scélérat n’emporte rienQue sa rancune, et la vérole ?
259. Messieurs de Saint-Roch eurent un pied de nez à l’ouverture de son testament, et à peine eut-il rendu le dernier soupir, que le fils envoya requérir sa mère ; et peu de temps après, pour la venger, il imita son père, c’est-à-dire qu’il relégua sa femme dans un couvent. Madame d’Aguesseau ne survéquit de guière de [sic] son amant, et M. de Pontchartrain, fort aise que le défunt se fût souvenu de lui dans son testament, accepta le legs qui y était porté en sa faveur.
260. Paul Simon dit Bourvalais est de l’ordre de Melchisedec on ne lui connaît sur terre ni père ni mère. Ceux qui prétendent savoir des nouvelles de sa naissance disent qu’il est né en Bretagne dans le village de Palais, proche de Nantes, qui est le même endroit où naquit le fameux Abailard. On ajoute qu’il est bâtard du curé de ce village qui l’eut de la veuve d’un batelier, ou plutôt d’un de ces cueilleurs de persil qui remontent la Loire en tirant un bateau après eux. Quoi qu’il en soit, on ne sait quel il est, et on doute qu’il le sache lui-même ; et on se fonde sur la peine qu’il a eue de produire un extrait baptistaire pour être reçu secrétaire du roi, qui est une savonnette à vilain, et parmi lesquels il y en a plusieurs de pareille acabie. Il vint à Paris pour son bonheur, et entra laquais chez Thévenin dans le temps de sa première fortune. Sur quoi l’on dit qu’étant une fois entrés en dispute ensemble au sujet d’un traité où ils avaient tous deux part, Thévenin lui reprocha qu’il avait été son laquais ; Bourvalais en convint, et lui dit que si lui Thévenin avait été le sien, il l’aurait été toute sa vie. Si cette réponse est vraie, Bourvalais a de la lecture, car il l’a trouvée dans l’histoire du comte de Souches [sic], et ce fut celle que ce général fit à Monsieur de Créqui à Trèves.
261. En sortant du service de chez Thévenin on ne sait ce qu’il fit, ni de quoi il véquit ; plusieurs gens prétendent qu’il se fit valet du bourreau de Paris, et que ce fut lui qui pendit et secoua Vandelanden lorsque le chevalier de Rohan eut le cou coupé devant la Bastille. Je ne sais ce qui en est. Toujours sais-je bien que je fus témoin en 1699 de la scène que je vais rapporter. Le fameux Bernard, maître marchand de vin des Quatre-Vents proche du Temple, avait le seul cabaret qui était pour lors dans l’enclos du Prieuré, qu’il faisait valoir par un garçon nommé Guillaume ; et ce garçon était de ma connaissance, parce qu’il avait été domestique dans ma famille ; et comme il me donnait toujours de bon vin, j’allais chez lui assez souvent. Un jour que j’y venais de faire collation, je vis en sortant un homme de très mauvaise mine, saoul à battre les murs de son corps. Il s’approcha d’une troupe de gens fort bien mis en noir, et en perruques fort belles. Il s’attaqua à l’un d’eux, dont, soit dit en passant, la physionomie était très patibulaire, et en se laissant presque tomber à terre, tant il était ivre : — Hé ! comment te portes-tu, mon pauvre Simon ? Jarniqué, il y a longtemps que je ne t’ai vu et que je n’avons bu ensemble ! Veux-tu que je paie chopine ? — Retire-toi, mon enfant, lui dit cet homme. — Quel b.....es-tu donc, reprit l’ivrogne ? Est-ce que tu ne te souviens plus que j’avons été ensemble valets du bourreau de Pontoise ? Je laisse à penser à tout lecteur dans quel embarras était cet homme en présence de sa compagnie et de quantité de gens qui s’étaient assemblés, et qui me sont inconnus. En tout cas j’en connais encore trois, M. Gilquin, directeur des fermes en Bourgogne, avec qui j’étais, Guillaume, cabaretier, et le s[ieu] r Groulet, doreur. Ces deux-ci indiqueraient encore d’autres témoins s’il était nécessaire d’en venir à une preuve complète. Je rentrai dans le cabaret et demandai quels étaient ces deux hommes. On me demanda à moi de quel pays j’étais pour ne pas connaître Bourvalais, si renommé par ses friponneries ? Et on me dit que l’autre qui l’avait attaqué était geôlier des prisons du Temple. Il l’est encore actuellement, et est un témoin qui peut en être cru. Celui-ci était sur son pailler, et Bourvalais n’était venu au Temple que pour y voir son bon ami Lanoue, qui pour ses bonnes et saintes actions dans la sacrée maltôte a été canonisé au pilori et est mort aux galères. Il y était venu voir aussi un nommé Tirard, autre très ardent fripon. Les factums de Lanoue, de Bourvalais et de Passerat, leur antagoniste, sont entre les mains de tout le monde.
262. Je n’avais jamais vu Bourvalais de ma vie que cette fois-là, mais environ un mois après j’eus lieu de le connaître personnellement. C’est sans contredit la brutalité elle-même sous une perruque et en figure humaine. Un de mes amis, M. Hindret, receveur des consignations à Vannes en Bretagne, m’écrivit qu’il avait été taxé à quarante mille francs de supplément de finance, et que je lui ferais plaisir d’obtenir quelque diminution ; que c’était Bourvalais qui était le chef de ce traité, et qu’il fallait s’adresser à lui plutôt qu’au ministre, qui pour lors était M. Chamillard, auprès duquel j’avais de l’accès, parce que M. Chavigny, son cousin et son premier commis, Monsieur l’abbé de La Proutière, son cousin et mon protecteur, M. Rabouine son intendant, et Ferreau son premier valet de chambre étaient dans mes intérêts. Le hasard voulut qu’un de mes parents était mort il n’y avait que huit jours. Il m’était assez proche pour en porter le grand deuil, aussi l’avais-je pris, et je puis dire que j’étais fort propre lorsque j’allai chez Bourvalais. Je le demandai à son portier, qui me dit que je n’avais qu’à suivre le mur, et qu’entrer à main gauche dans l’allée que je voyais devant moi. Il y avait trois ou quatre marches de pierre de taille à monter de la cour à l’allée ou galerie. Je les montais la tête basse, parce que je regardais où je marchais pour ne me pas laisser tomber sur du verglas couvert de fumier, lorsque je me sentis tout d’un coup arrêté et même assez rudement par un homme qui descendait ces mêmes dégrés, et qui me demanda brutalement : A qui en veux-tu ? Je me jetai à côté, et portant la main sur mon épée, je le regardai : Et de quoi te mêles-tu ? lui dis-je en imitant son ton interrogant. Je le reconnus pour lors. — Ah ! Monsieur, me dit-il, à qui en voulez-vous ? — Ah ! Monsieur, repris-je, à qui j’en veux ? le mot de Monsieur est bien cher ici ! J’en veux à Monsieur Bourvalais. — C’est moi, Monsieur, reprit il, que vous plaît-il ? — C’est vous, lui dis-je comme surpris. — Oui, Monsieur, répondit-il. — Eh bien, lui dis-je, puisque c’est vous, vous ne saurez point ce qui m’amène, car cela ferait tort à un de mes amis. Et sans le saluer je lui tournais le dos. Il fut sans doute surpris de ma réponse et de ma sortie, toutes deux également brusques : mais le lendemain il se tranquillisa. J’étais chez M. Chamillart, et contais à M. Rabouine et à Ferreau ce qui m’était arrivé la veille. Ils en rirent à gorge déployée. Monsieur de La Proutiere, qui était de l’autre côté de la salle à parler avec un homme qui portait le cordon bleu, le quitta pour venir nous joindre. — De quoi riez-vous tant, leur dit-il ; cet animal-là, poursuivit-il en parlant de moi, a-t-il encore fait quelque tour de singe ? Les autres riaient toujours. — Dis-moi ce que c’est, me dit-il. Je lui répétai les choses telles que je viens de les écrire. Il en rit à toute gorge, et s’appuya sur mon épaule. iiojv] Justement comme nous en étions là, Bourvalais entra dans la salle, et sa vue ayant redoublé les éclats de rire, il vit bien qu’il en était l’objet. Mais sans se déconcerter il s’approcha de nous (il est certain qu’il y a des gens dans le monde dont le cœur est d’airain et le front incapable de rougir). — Est-il vrai, lui demanda Monsieur de La Proutière, que cet espiègle-là alla chez vous hier après-midi ? — Et vous a-t-il dit, reprit Bourvalais, qu’il m’envoya faire foufre ? — Non répondit Monsieur de La Proutière, il ne s’est pas servi d’un pareil terme ; car Bourvalais avait tranché le mot. — Cela est pourtant vrai, reprit celui-ci. — Eh parbleu ! repris-je à mon tour, je vous ferai civilité quand vous me brutaliserez ! Vous ne l’entendez pas mal ! Chez un homme comme moi, à brutal, brutal et demi. Vous m’avez pris apparemment pour quelque malhureux commis qui allait vous demander de l’emploi, détrompez-vous. Lorsqu’il vit que je filais avec les principaux de Monsieur Chamillart, il me dit honnêtement qu’il fallait oublier le passé, et que si je voulais lui faire l’honneur d’aller chez lui l’après-midi, il ferait tout ce qu’il pourrait pour me rendre service. J’y allai. Il me reçut fort bien. Il fit venir une bouteille de bon vin, et j’obtins de lui vingt mille francs de diminution pour mon ami ; qui était dix mille francs plus qu’il n’avait espéré lui-même, sa lettre portant qu’il aurait voulu en être quitte pour dix mille écus. Ce fut ainsi que finit l’affaire de M. Hindret avec Bourvalais.
263. On ne sait point assez le détail de tout ce qui lui est arrivé pour rapporter juste quelle figure il a faite dans ce bas monde jusques à la construction du Pont-Royal où il fut piqueur aux gages de vingt-quatre francs par mois, et non pas dix écus comme les piqueurs ont eu depuis. Sa femme, pour lors madame du plus bas étage, et depuis madame à carreau, avait une chaudière où elle faisait cuire des morceaux de viande coupés pour les ouvriers, de la bière et de la tisane pour désaltérer les passants et eux, le tout à juste prix. En un mot elle tenait une petite gargote portative et bien vilaine, et dans cet honnête état le mari et la femme gagnaient leur vie en servant le public ; mais la fortune, qui le destinait à l’écor-cher et à en être le bourreau, j’entends de ce même public, lui suscita une protection à laquelle il ne s’attendait nullement.
264. Il avait une sœur servante et cuisinière chez une demoiselle de moyenne vertu que M. de Pontchartrain entretenait. Bourvalais pria cette sœur de supplier sa maîtresse de lui procurer quelque emploi pour vivre. Cette sœur en parla à la demoiselle, et celle-ci au ministre, qui en descendant eut la bonté de dire à cette cuisinière que le peu qu’elle demandait ne valait pas la peine de le demander par un tiers, et qu’elle n’avait qu’à lui envoyer son frère. Il y alla par l’ordre de sa sœur et de la demoiselle. M.de Pontchartrain, qui avait ses raisons pour ne pas paraître être intéressé dans les traités, et qui par conséquent avait besoin de gens capables de secret et qui fussent dans sa dépendance, reçut fort bien Bourvalais, qui de sa part laissa à la porte du ministre sa brutalité et ne prit que des airs soumis. M.de Pontchartrain le questionna, et Bourvalais lui répondit avec esprit, effectivement il n’en manque pas. Après une conversation assez longue, il eut ordre de revenir le lendemain à dix heures. Il n’y manqua pas, et le ministre l’envoya au bureau des francs-fiefs avec ordre d’y paraître comme intéressé. Il y alla et trouva les associés occupés à faire un état de répartition de ce que chacun d’eux devait avancer pour sa mise. Il leur présenta le billet du ministre, et les surprit étrangement en leur offrant pour associé un homme dont tout l’habit complet ne valait pas vingt sols ; du moins la plus hardie revendeuse des piliers des Halles n’en aurait pas donné trente. Cependant, comme ces gens pouvaient tout aussi bien que lui avoir porté la mandille, ils ne s’épouvantèrent pas de son habit dégu[en] illé ; mais ils lui dirent qu’il fallait savoir quel intérêt il voulait avoir dans le traité et quelles avances il était en état de faire. Bourvalais, qui n’avait pas de quoi dîner, bien loin d’être en état d’avancer un liard, se retira tout confus, et revint sur ses pas trouver M. de Pontchartrain, auquel il fit rapport du compliment qui lui avait été fait. Celui-ci lui ◀ordonna▶ de retourner et de leur dire de sa part qu’il voulait qu’il eût deux sols d’intérêt sans en donner un seul d’avance, et que s’ils refusaient le parti il allait mettre le traité entre d’autres mains. Bourvalais retourna les trouver, et les autres, qui ne voulaient point laisser à autrui les gains immenses que ce traité devait leur rapporter, agrégèrent Bourvalais dans leur corps mathieutiste. C’est ainsi qu’il devint partisan ; il l’a lui-même dit à trop de gens pour en pouvoir douter. Après cette entrée, il se fourra ou il fut fourré dans toutes les meilleures affaires qui se faisaient. On prétend que M. de Pontchartrain lui en faisait les avances, et s’en réservait la moitié dans le gain des deux sols huit deniers en dedans et les deux sols en dehors, avec le principal de ses avances et les intérêts au denier dix, et que Bourvalais avait pour lui l’autre moitié du gain, les droits de présence et son industrie.
265. Je ne tiens ceci que du bruit public, mais il y a beaucoup d’apparence que ce bruit n’est pas faux par deux raisons qui paraissent convaincantes. La première que Bourvalais n’aurait jamais fait une fortune si opulente si il n’avait pas eu des fonds, que par lui-même il n’était point en état de fournir, et qu’ainsi il fallait qu’il les eût d’une autre bourse que de la sienne. La seconde, que si Mons[ieu] r de Pontchartrain n’avait pas pris part à cette fortune, Cordier n’aurait pas été pendu. Voici le fait. Cordier avait donné à Bourvalais un avis de nouvelle maltôte ; Bourvalais lui avait promis dix mille écus de gratification si l’affaire était acceptée, M. de Pontchartrain la trouva bonne, et elle passa. Lorsqu’elle fut en mouvement, Cordier alla chez Bourvalais lui demander le droit d’avis que celui-ci lui avait promis. Bourvalais ne voulut pas s’en souvenir, et, en bon maltôtier il remit Cordier tant de fois que celui-ci connut bien qu’il n’avait pas envie de lui rien donner du tout. N’étant pas d’humeur à souffrir un pareil passe-droit, il alla pour une dernière fois chez Bourvalais pour avoir ou de l’argent ou un billet, et lui porta une [sic] écritoire à la tête. Bourvalais, prenant cette écritoire pour un pistolet, entra en composition, mais, ses sens s’étant un peu rassis, il reconnut ce que c’était que ce prétendu pistolet, et se mit à crier de toute sa force au voleur. Cordier vit bien qu’il n’avait point d’autre parti à prendre que celui de se retirer. Les domestiques de Bourvalais voulurent l’arrêter et ne le purent. Il franchit la porte, et, suivi de ces domestiques et de canaille qui s’attroupait à leurs cris, il se mit à courir à toutes jambes pour gagner le Palais-Royal. Il fut arrêté en chemin, et après avoir été bien battu par les gens de Bourvalais, il fut conduit chez un commissaire, et de là au Châtelet, d’où il n’est sorti que pour être attaché à la potence. Tout le public fut indigné d’une pareille exécution ; il pensa même y avoir une révolte. Monsieur et Madame d’Orléans, père et mère du Régent, demandèrent sa grâce à Louis, mais ils furent barrés par Mons[ieu] r de Pontchartrain, qui avait si bien prévenu l’esprit de Louis que toutes leurs sollicitations furent infructueuses, et Cordier fut pendu et étranglé. C’est encore là un sujet de vengeance pour la maison d’Orléans contre M. de Pontchartrain. Mais comme j’ai déjà dit, le Régent le méprise trop pour le tenir digne de sa colère. Tout Paris disait au sujet de cette exécution que Cordier n’aurait pas été pendu, et qu’au contraire M. de Pontchartain aurait obligé Bourvalais à lui rendre justice, s’il n’avait pas craint que la part du gain qu’il faisait avec Bourvalais dans cette affaire n’eût été d’autant diminuée. Quoi qu’il en soit, Messieurs de la Chambre de Justice, entre les mains des quels il est il y a plus de six mois peuvent à présent dire des nouvelles certaines de sa naissance, de toute sa vie, de la rapidité de sa fortune, du fondement de cette fortune, de son progrès, de la mort de Cordier et du reste de ce qui le regarde, puisqu’ils l’ont interrogé plus de cinquante fois. Toute la France espérait qu’il ferait même fin que Cordier ; on ne sait ce qui en sera, mais je sais bien qu’il est encore en prison à la Conciergerie à l’heure que j’écris, neuv[ièm] e septembre 1716. Monsieur et Madame d’Orléans ont eu soin de la veuve de Cordier, et l’ont mariée très avantageusement.
266. Miotte est un misérable qui a été laquais, ensuite palfrenier, et qui ayant gagné quelque chose par l’achat et la revente de foin, pour se faire un protecteur a pris à ferme la terre de Meudon appartenante au dauphin, fils de Louis XIV. Il trouva par là le moyen de se fourrer dans les partis, et renchérissant sur ce qui avait été fait par M. de Pontchartrain dans les années 1692, 1693 et partie de 1694 au sujet du blé, il persuada à ce ministre de s’y prendre d’une manière plus fine. Celui-ci, qui ne cherchait qu’à augmenter sa fortune aux dépens de tout le monde sans exception, donna dans tout ce qui lui fut représenté, et lui-même représenta au Roi que la pauvreté du peuple empêchait en province la consommation des denrées qu’elles produisent ; que cela faisait qu’on était perpétuellement obligé d’accorder des indemnités aux fermiers généraux et aux sous-fermiers sur le prix de leurs baux, ce qui diminuait les revenus ordinaires, et obligeait d’avoir recours à toutes sortes de moyens pour fournir aux dépenses nécessaire ; qu’il trouvait un expédient dont personne ne serait vexé, parce que tout le monde sans exception s’en ressentirait ; que cet expédient était de garnir des greniers de grains, et de le [sic] revendre plus qu’il n’aurait coûté ; et que cela produirait incomparablement plus que le déchet des fermes. Louis y consentit à condition qu’on ne ferait point murmurer le peuple, qui avait déjà assez souffert de la stérilité dernière, et qu’on ne donnerait pas non plus sujet au Parlement de se plaindre. Sur cette permission verbale, on fit en 1694, 1695 et 1696 des amas prodigieux de blé parce que les années furent très abondantes ; mais malgré leur fertilité le pain augmentait toujours de prix, bien loin de diminuer, et cela excita plusieurs querelles entre les boulangers et le bas peuple. Ce qui alla si loin qu’on fut obligé, pour en prévenir les suites, d’envoyer des commissaires et des gens de guerre à tous les marchés. Cela augmenta le mécontentement du peuple, qui fut encore fomenté par le bruit qui courut qu’on avait jeté à Essonne et à Briaire, dans la Saône et le canal, quantité de blé qui prenait la route de Paris. Enfin Monsieur de Harlay, premier président, se crut obligé d’y mettre ordre, et envoya querir quelques-uns de ceux à qui ces magasins paraissaient appartenir autour de Paris. Ils y allèrent, et ce magistrat ne les menaça pas moins que de les faire pendre si les choses ne changeaient de face. Ceux-ci, sur cette menace, allèrent trouver M. de Pontchartrain, qui en parla au Roi et lui dit qu’il était bien dur pour des gens qui étaient à la tête de ses affaires d’être menacés de la corde par Monsieur le premier président. Qu’ils y prennent garde, lui répondit le Roi, car ce petit homme-là le ferait comme il le dit. M.de Pontchartrain voulut lui faire entendre que les choses n’étaient pas si outrées. Le Roi le crut ou fit semblant de le croire. Mais le ministre, qui avait ses raisons pour lui faire connaître que la misère du peuple n’était pas si grande qu’on avait voulu le lui faire entendre, s’avisa d’un expédient que le Roi ne prévoyait pas, non plus que ceux qu’il mit en oeuvre. Ce furent Messieurs les ducs de Bourgogne, d’Anjou, aujourd’hui roi d’Espagne sous le nom de Philippe V, et de Berry, tous trois petits-fils de Louis. Il fit en sorte qu’un jour de dimanche qu’il faisait beau, on mena ces trois jeunes princes promener à toutes les guinguettes qui sont autour de Paris. On sait que ces guinguettes sont positivement ce qu’on appelle estaminet en Flandres, en Hollande, et en Angleterre, et que c’est là l’endroit où le menu peuple de Paris va se divertir les fêtes et les dimanches, et dépenser en vin tout ce qu’il a pu gagner pendant la semaine. On promena ces trois princes au Roule, aux Porcherons, à la Courtille et aux autres endroits où l’on sait que le peuple est le plus nombreux. On leur fit exprès remarquer les tables garnies, le vin à bauge, les violons, les danses, les chansons, et en un mot tout le plaisir que peut prendre une populace. Ensuite de cela on les remena à Versailles. Ils furent les premiers à dire au Roi leur grand-père qu’ils venaient de se promener, et qu’ils s’étaient fort bien divertis. Le Roi leur demanda où ils avaient été, et ces jeunes princes qui n’y entendaient aucune finesse le lui dirent, et ajoutèrent qu’ils n’avaient jamais tant vu de monde ; et lui firent le récit de tout le plaisir qu’ils y avaient eu, et qu’ils avaient vu prendre aux Parisiens ; et des gens apostés ajoutèrent que si la misère était véritablement aussi grande que quelques gens le disaient, le peuple ne se divertirait pas tant. Ce coup était scélérat ; cependant il réussit, puisqu’il ne parut pas que Louis s’en soit enquis ni mêlé davantage. Mais le Parlement, qui connaissait à fond la pauvreté publique, et qui ne prenait pas pour preuve convaincante du bonheur public les actions et le plaisir indiscret de la canaille, fit arrêter Miotte et le fit mettre dans un cachot ; et après son premier interrogatoire, il donna, sur les remontrances de Monsieur le procureur général, arrêt par lequel il ◀ordonna▶ que Miotte serait recommmandé pour lui être son procès fait et parfait à la requête du même procureur général, et que quatre de Messieurs se transporteraient dans les lieux où les amas de blé étaient faits et que Miotte avait nommés, et par tous les autres endroits qui leur seraient indiqués, y en dresser leurs procès-verbaux, pour le tout vu et rapporté à la Cour, être par elle ◀ordonné▶ ce que de raison. Ces quatre conseillers du Parlement nommés commissaires se disposaient à partir incessamment, mais ils restèrent à Paris, parce qu’ils furent arrêtés par un arrêt du Conseil qui évoquait la cause à soi, défendait au Parlement d’en connaître, ◀ordonnait▶ que Miotte serait élargi, le condamnait à dix mille livres d’amende et à quelques grains au profit de l’Hôpital général. Tout Paris fut surpris d’un pareil arrêt, parce que tout Paris espérait que Miotte serait pendu. Mais tout Paris ne savait pas que cet arrêt avait été antidaté, et que, quoiqu’il parût par sa date avoir été donné quatre jours avant celui du Parlement, la vérité était qu’il n’avait été donné que quatre jours après, et cela pour sauver Miotte, et en même temps tous les grains renfermés à Maintenon dans le château de la marquise du même nom, à Pontchartrain dans celui du ministre, à Moret sur les terres, dans les fermes et dans le château de Mons[ieu] r de Caumartin ; et que tous ensemble n’avaient pas jugé à propos de laisser poursuivre le procès de Miotte, qui aurait pu avoir sur l’échelle des remords qui ne leur auraient pas plu ; et qu’ainsi ils avaient jugé de leur intérêt d’en ôter la connaissance au Parlement, afin de n’être pas convaincus d’avoir prêté leurs châteaux et leurs greniers à un si infâme recélage, supposé qu’il n’eût pas été prouvé au procès que c’était à eux que ces grains appartenaient, et que c’était eux qui faisaient un si damnable commerce. Du moins on disait publiquement à Paris que Madame de Maintenon en avait pour plus de quinze millions de livres chez elle, et les autres à proportion. Pour sauver l’honneur du Parlement et ne pas lui faire la honte de casser un des plus équitables arrêts qui y eût jamais été rendu, on data l’arrêt du conseil de quatre jours avant celui du Parlement, quoiqu’il n’eût été rendu que quatre nos jours après ; et cet arrêt du conseil ne souffrit pas la moindre difficulté parce que Monsieur de Pontchartrain, au rapport de qui cet arrêt devait être rendu comme ministre d’Etat des finances, était maître du dispositif et de sa signature, par conséquent juge et partie ; et que la marquise de Maintenon était si bien maîtresse de l’esprit de Louis qu’il ne voyait que par ses yeux. Mais comme le peuple se plaignait hautement, on jugea à propos d’imposer une espèce de peine à Miotte en le condamnant à dix mille livres d’amende et à quelque blé saisi. Cette condamnation n’empêcha pas bien des gens de tourner cet arrêt en ridicule, et en effet Miotte était coupable ou innocent. S’il était coupable, il n’était pas assez puni, et s’il était innocent, il fallait lui ouvrir les prisons et laisser faire les procès-verbaux de perquisition qui auraient découvert quels étaient les véritables coupables. Il sortit de prison et fut plus autorisé que jamais dans les partis, où il a gagné des biens immenses. Il y est rentré dans cette même prison qui est la Conciergerie. Il a été pris le même jour que Bourvalais, celui-ci en revenant de sa maison de Champs, ou plutôt de son palais, et lui caché dans le foin de son grenier, ce qui fit dire assez plaisamment à l’un des archers qui l’arrêtèrent qu’il était allé chercher dans son foin son ancienne étrille, pour reprendre son premier métier. On verra par la réussite de son procès s’il pourra se sauver une seconde fois de la même prison, et s’il échappera à la Chambre de Justice comme il est échappé au Parlement par la voie de l’autorité de la Maintenon et celle de ses complices. On attend avec impatience à Paris la décision de ce procès. Bien des gens qui se piquent d’approfondir les affaires croient que son jugement, celui de Bourvalais et de plusieurs autres ne sont reculés qu’à cause de la qualité et de la quantité de gens qu’ils pourraient accuser, et il semble qu’il y a beaucoup d’apparence que ces gens-là raisonnent avec bien de la vraisemblance, supposé qu’ils ne raisonnent pas tout à fait juste ni vrai.
267. Jacques Le Normant a commencé par être laquais de Montmarqué, aujourd’hui fermier général. Il eut une petite commission en Flandre dont il s’acquitta assez bien au profit de ses maîtres et au sien. Il fut produit à Monsieur de Pontchartrain comme entendu, et en eut une direction de charges créées sur les communautés. Il y a fait un si gros profit qu’il trouva le moyen par ses avis d’ériger de nouvelles charges, et voulut se mettre sur le pied, de concert avec Barangue et Montmarquet, de faire un lieu franc de maîtrise et de visite pour toutes sortes d’arts et métiers ; et comme il connaît à fond les communautés, on le laissa faire, et Montmarquet et Barangue lui mirent entre les mains l’argent nécessaire à l’entreprise. Il choisit pour son champ de bataille un endroit vide tout proche du calvaire au Marais ; il y fit bâtir les maisons qui y sont encore, mais son entreprise ne réussit pas parce que toutes les communautés s’opposèrent à ce nouvel établissement de franchise. Il fut obligé de s’en désister, et pour s’acquitter envers Montmarquet et Barangue, il leur céda la part qu’il avait dans ces maisons. Mais comme il en voulait aux communautés qu’il croyait lui avoir fait un vol public de ne consentir pas à cet établissement de franchise, il résolut de regagner le principal avec l’intérêt du gain qu’il avait espéré faire avec elles, et se servir de la connaissance qu’il avait de l’intérieur de ces communautés pour les ruiner ; et dans ce sentiment il fut l’indigne auteur des charges qui ont été créées sur elles, dont il a fait revenir des sommes immenses dans les coffres du Roi et les siens, ayant volé également le Roi et ces communautés. Comme j’en parlerai encore dans la suite, je me contenterai de dire ici que par arrêt de la Chambre de Justice du jeudi 9e juillet 1716, il fut condamné à faire amende honorable, la corde au cou et la torche ardente en ses mains, avec deux écriteaux devant et derrière portant ces mots : Le Normant, faussaire, voleur et concussionnaire public, devant l’église cathédrale de Paris, la Chambre de Justice et le pilori, et là à genoux dire et déclarer à haute et intelligible voix, que méchamment et comme mal avisé, il a fait et fabriqué des copies d’un prétendu arrêt du Conseil daté du 15 mai 1703 dont il n’y a point eu de minute. Qu’étant préposé pour le recouvrement des finances et droits imposés sur les corps et communautés des marchands et artisans de Paris, ayant même intérêt dans les traités, il a violemment sans autorité de justice et sous différents faux prétextes commis envers toutes les communautés de Paris des vols, concussions et exactions sans nombre mentionnés au procès, dont il se repent, en demande pardon à Dieu, au Roi, à Justice et aux dites communautés… Et seront lesdites copies dudit prétendu arrêt du Conseil du 15 mai 1703 déclarées fausses, et lacérées en présence dudit Le Normant audit pilori par l’exécuteur de la Haute Justice. Ce fait sera ledit Jacques le Normant mené et conduit aux galères du Roi, pour en icelles être détenu et servir ledit seigneur Roi comme forçat à perpétuité. Déclare tous et chacuns ses biens situés en pays de confiscation acquis et confisqués au Roi, ou à qui il appartiendra, sur iceux et autres non sujets à confiscation préalablement pris cent mille livres d’amende envers le Roi par forme de restitution, sur lesquels biens et amende sera prélevé vingt milles livres pour être distribuées par manière de restitution aux pauvres des communautés des Arts et Métiers de cette ville de Paris suivant le rôle qui en sera fait et arrêté en ladite chambre… etc.
268. La cérémonie s’en fit le samedi onz[ièm] e du même mois, jour de marché. On a gravé une estampe où il est représenté à genoux devant le pilori, au bas de laquelle on a mis ces quatre quatrains :
De tous les corps d’Art et MétierVoilà le fléau redoutable,Qui malgré le temps misérableObligeait deux fois à payer.C’est lui qui pour une pistoleFaisait deux cents écus de frais :Où diable allait-il à l’écolePour savoir de si beaux secrets ?S’il mettait chez quelqu’un un homme en garnison,Le voleur en supposait quatre ;Quand on le priait d’en rabattre,Il faisait traîner en prison.Passants qui le voyez dans ce bel équipage,N’épargnez pas sur lui la malédiction Pour suppléer du moins à sa punition,Puisqu’il en méritait mille fois davantage.
269. Pour aller de la Conciergerie, d’où il sortait, à l’église de Notre-Dame, où il devait faire sa génuflexion première, il faut traverser le Marché-Neuf. Il marchait pieds nus, et des gens de métier qu’il avait ruinés semèrent son chemin de plusieurs petits morceaux de bouteilles cassées, et quoiqu’il eût les pieds tout en sang, le peuple n’en eut aucune compassion, au contraire, c’était des huées terribles de tous côtés. Il était tellement coupé par ce verre que peu s’en fallut qu’on ne lui coupât les jambes pour prévenir la gangrène. Mais le proverbe est vrai, il n’y a aucun coup mortel sur une méchante bête. Il en est revenu et est à présent dans le château de la porte Saint-Bernard avec les autres forçats en attendant le départ de la chaîne, plus gros, plus gras, plus paré et plus effronté et audacieux qu’il n’a jamais été dans son bureau. Il est vrai qu’il n’a pas encore le cordon de l’Ordre, c’est-à-dire qu’il n’a pas la chaîne au col, et que vraisemblablement l’argent qu’il a volé l’exemptera d’être jamais attaché à la cadène ni à la rame, et qu’il fera comme Lanoue, c’est-à-dire se bien divertir à Marseille et coûter tous les jours une ration de malade au Roi. Car ces gros fripons-là sont toujours censés à l’hôpital, et ne rament jamais. Tant il est vrai que le gibet n’est fait en France que pour les malhureux et les petits voleurs, et que ce n’est plus le vol, mais la manière de voler qui est punie.
270. Je ne puis m’empêcher de raconter ici une aventure dont j’ai été témoin. Une affaire qui regardait le commerce m’avait obligé d’aller chez Monsieur Amelot, qui en était intendant. Il demeurait dans la Place Royale, et était à la messe aux Minimes. J’allai l’y joindre, et je vis dans une espèce de cour devant la porte de l’église beaucoup de gens assemblés de toute sorte, et qui riaient tous. Je voulus voir ce qui les faisait rire. C’était un homme assez propre sentant son officier des plus grivois et des plus résolus. Il avait surpris sur le fait un filou qui avait voulu lui voler son mouchoir. Il l’avait arrêté et l’avait amené dans le coin de cette cour, où il l’obligeait de faire l’inventaire de ces [sic] larcins. Il s’y trouva deux montres qui furent rendues dans le moment à ceux à qui elles appartenaient. L’argent monnayé fut donné aux pauvres qui étaient sur le perron de l’église. Pour les mouchoirs, l’officier s’en était saisi et en fit la revue. Lorsqu’il en trouvait un bon, il le mettait dans sa basque disant que c’était pour un de ceux qu’il lui avait pris, et lorsqu’il en trouvait un méchant, il le jetait au nez du filou, et lui disait qu’il n’était qu’une bête de s’adresser à si peu de chose. Après cela, il le regarda entre les yeux, les deux bras croisés sur l’estomac : A qui diable t’es-tu donc conseillé ? Comment, maraut, tu crois pouvoir voler impunément, et tu n’as ni édit, ni arrêt du Conseil ? Oh ! il faut te payer de ta hardiesse d’avoir entrepris sur les droits des maltôtiers ; et en même temps lui donna une volée de coups de canne de bonne grâce. Il se trouva parmi les spectateurs des gens qui ne trouvèrent pas bon qu’il eût mêlé les gros voleurs avec un si petit. Ils voulurent dire quelque chose, mais l’officier, portant la main sur la garde de son épée, leur donna les trois quarts de la peur, et ces dignes messieurs, voyans [sic] bien qu’ils n’auraient pas affaire à lui seul, le laissèrent maître du champ de bataille. Il s’en alla de son côté ; et moi, après avoir bien ri, j’entrai dans l’église, et vis bien que les maltôtiers étaient autant haïs qu’ils étaient craints ; et en effet peu s’en fallut que tous les assistants ne leur tombassent sur le corps, et j’avoue que je n’aurais pas été le dernier à leur en montrer l’exemple.
271. Ce n’a pas été sans sujet que j’ai rapporté tout au long l’arrêt de la Chambre de Justice contre Le Normand. Le public n’en fut nullement content ; il voulait une victime. Ce n’était pourtant pas le grief des honnêtes gens. Il gît dans le prononcé. On ne remarque point dans l’infâme réparation que Le Normand fait, et qui est portée par l’arrêt, qu’il s’accuse, ni soit accusé d’avoir volé le Roi. Il ne s’accuse que d’avoir volé les communautés. Pourquoi donc adjuger au Roi le fruit de son brigandage par forme de restitution ? Certainement il ne peut y avoir de restitution où il n’y a point de vol. C’était aux communautés qu’il fallait faire cette restitution, puisque ce sont elles qui ont été volées. Il est vrai qu’on adjuge vingt mille francs par préférence à tout aux pauvres maîtres des communautés. Ce ne serait pas trente sols chacun ; et qui est le maître de telle communauté que ce soit qui pour trente sols, ou un écu, un louis d’or même si on veut, veuille aller se faire écrire au nombre des gueux, et perdre son temps à postuler cette rétribution ? Ce serait là le vrai moyen d’achever de se perdre de réputation, et par conséquent de crédit non seulement dans sa propre communauté, mais aussi dans le public.
272. J’ai assez parlé de Deschiens, de sa naissance et de sa fortune.
273. Mainon, dès il y a longtemps, est entré dans tous les partis et les traités les plus criants. Il est fils d’un facteur de lettres ou d’un des valets de la poste. Il n’est parvenu dans les grands emplois que parce qu’il a été le Me[r] cure d’une infinité de Jupiter, et tout vieux qu’il est, il est si bien accoutumé au métier que sa maison est encore un temple de Vénus.
274. Hénault est fils d’un simple sergent de Paris. Il a de l’esprit, et adroit. Il a possédé de très beaux emplois, et n’a été mis fermier général que pour servir d’espion à ses confrères, et rendre un compte sincère du produit effectif des fermes, afin que sur son rapport le conseil pût tabler juste sur le prix du bail, au premier renouvellement des fermes. Mais sa droiture l’a abandonné, et on dit que, bien loin d’avoir fourni des états vrais, il a vendu l’intérêt du Roi au ministre et à ses associés. On dit même qu’il est un de ceux sous le nom de qui M. de Pontchartrain était intéressé dans les fermes générales et plusieurs sous-fermes. Il était intéressé dans le traité des armoiries. C’est un vrai plaisir pour la canaille que de mortifier les gens de qualité. Comme il était au bureau de ces armoiries, on lui fit rendre un paquet dont l’adresse était : A Monsieur Hénault, tant pour lui que ses associés dans le traité des armoiries. On affecta le temps qu’ils étaient tous assemblés. Le paquet fut décacheté en plein bureau, et voici ce que y fut trouvé d’une écriture inconnue :
Toutes les armes vont bientôtEn France payer un impôt.Cette affaire est bonne et de mise :Que d’argent va tomber dans les coffres du RoiSi celles que portait Moïse Sont sujettes à même loi !Messieurs d’un sang pourri, dignes de la voirie,Marchands d’édits, d’impôt, et de fausse armoirie,Infâmes maltôtiers, vous paye qui voudra :Malgré vous et vos dents et votre f...tu [e] raceJe vais porter de gueule à trois étrons de facePour voir qui de vous y mordra.
275. Hénault est encore en place. Il faut savoir ce qu’il deviendra. Le temps nous en instruira, et je ne suis pas sorcier pour le prédire.
276. Le Gendre était fils d’un apothicaire de Montpellier, n’ayant pas plus de religion qu’un chien ; dont le père et lui ne s’étaient pas laissé ruiner par les missionnaires de Boufflers : ils s’étaient rendus catholiques romains, de calvinistes qu’ils étaient, à la première sommation. Cette prompte obéissance à la volonté du souverain avait procuré une petite pension au père, et de l’appui au fils, qui était déjà dans l’emploi à Paris ; et comme sa manière était prévenante et insinuante, le père de La Chaise fut son protecteur auprès de M. Le Pelletier, qui le plaça dans un poste honnête, mais qui, connaissant son mauvais cœur et son peu de probité et de religion, malgré l’apparence et les airs de dévotion qu’il affectait, ne voulut jamais ni écouter ses avis, ni l’attirer auprès de sa personne. J’ai dit et je répète encore que M. Le Pelletier était parfaitement honnête homme, et ainsi j’ajouterai qu’il était peu porté pour les fourbes, et qu’au contraire il avait pour eux une aliénation invincible.
277. Le Gendre, réduit aux emplois, ne s’oublia pas, et son air insinuant l’ayant faufilé avec des sous-fermiers qui avaient des directions dans le même département où il exerçait son emploi, il en fut chargé, et peu après il s’associa avec eux. Il gagna beaucoup de bien là, mais le contrôle général des Finances étant tombé comme je l’ai dit à Monsieur de Pontchartrain par la démission de M. Pelletier, Legendre espéra nager en grande eau et ne se trompa pas. Il était aussi laborieux qu’un Gascon peut l’être. Le ministre aimait les gens de ce caractère, parce qu’il était lui-même fort appliqué au travail ; et trouvant dans Le Gendre un caractère qui cadrait au sien, il en fit bientôt un homme de la première conséquence, et lui donna place dans tous les traités et les partis qui se firent ; et Le Gendre, inventif en maltôte et fertile en expédients pour faire trouver de l’agent per fas et nefas eut bientôt gagné l’entière confiance du ministre. Ce fut lui qui par les instructions de Le Normand taxa toutes les communautés d’Arts et Métiers du royaume. C’est lui qui leur a ôté la chair et la moelle, et Le Normand par ses friponneries a achevé de leur arracher la peau, et les a rendu[es] des squelettes décharnées [sic] telles qu’elles sont aujourd’hui. Le peu de religion qu’il avait lui fit inventer le contrôle des bans de mariage, et plus que tout cela les amortissements des biens des gens de main-morte ou d’Eglise et de toutes les communautés tant régulières que séculières, et les hôpitaux ont été obligés de payer cet amortissement, quoique le nombre des pauvres augmentât tous les jours. Ainsi il leur était défendu de demander l’aumône et d’approcher de la Cour, et on mettait les hôpitaux hors d’état de les recevoir. Il est surprenant comment des scélérats ne reconnaissent pas eux-mêmes l’horreur de leur conduite, et plus étonnant encore, s’ils la reconnaissent, qu’ils osent s’exposer à la vengeance, ou plutôt braver la colère de Dieu. J’avoue que c’est ce que je ne conçois point, surtout étant prévenu qu’il n’y peut avoir de véritable athée, tout nous prêchant un Dieu, et le sentant dans nous-même. Le Gendre mourut comme il avait vécu, c’est-à-dire comme un chien, sans foi, sans conscience et sans religion. Il avait été à Versailles, et avait eu une longue audience du ministre. Son dessein était de venir tout aussitôt à Paris. Il voulut monter dans son carrosse, et dans le temps qu’il avait le pied droit sur la portière, il se ressouvint qu’il avait oublié de communiquer au ministre un mémoire (on m’a dit que c’était l’impôt sur les suifs. Il voulut redescendre de son carrosse, et son cocher, qui le croyait dedans, fit partir ses chevaux. On sait que les chevaux de ces gens là sont vifs et forts. Ils tirèrent au galop, et Legendre, pour tout appui n’ayant que son pied droit et sa main droite, dont il tenait la laisse de la portière parce qu’il tenait son portefeuille de la main gauche, se mit de toute sa force à crier à son cocher d’arrêter. Celui-ci arrêta, et Legendre retourna chez Monsieur de Pontchartrain sans s’apercevoir, tant il était animé, qu’il était plein de sang. Le ministre s’en aperçut le premier, et lui ayant dit qu’il aurait soin de son mémoire, il le congédia pour qu’il allât se faire panser. Le Gendre, quoique fils d’un apothicaire, ne se connaissait point à l’anatomie. Il ne crut pas son mal si grand qu’il était, d’autant plus qu’il ne sentait que peu ou point de mal. Ainsi, il remonta en carrosse et revint à Paris. Sitôt qu’il fut à Paris, il se mit au lit et envoya chercher un chirurgien, lequel, après l’avoir visité, lui dit qu’il avait une veine cassée dans l’aîne ; que le mal était sans remède par lui-même et par la quantité de sang qu’il avait perdu ; qu’il n’avait pas encore pour une heure de vie, et qu’il lui conseillait d’envoyer chercher un confesseur pour qu’il lui administrât les remèdes de l’âme, ceux du corps lui étant absolument inutiles. On envoya au plus vite à sa paroisse chercher ce confesseur ; mais Le Gendre voulut mourir comme il avait vécu, abîmé dans les affaires du monde, sans aucun soin de celles de l’éternité. Il envoya quérir La Croix (le même dont j’ai parlé, qui avait été secrétaire de M[onsieu] r le marquis de Refuge, et qui pour lors était premier commis de Legendre). Il lui dicta plusieurs choses qui concernaient ses affaires et sa famille, et rien du tout qui concernât ni Dieu ni les pauvres. Enfin la parole lui manqua, et le voyant à l’agonie, on fit entrer le confesseur qui avait été plus d’une heure et demie à attendre, et qui n’en put jamais rien tirer. Ainsi mourut Le Gendre, morte praeciosa in conspectu diaboli. Un pasteur vraiment catholique aurait fait jeter le corps à la voirie, mais le curé de Saint-Eustache sa paroisse ne jugea pas à propos de perdre les droits qui lui devaient revenir de l’enterrement d’un traitant, et sans entrer dans le détail de la Réligion ni du mépris des sacrements, Legendre fut mis en terre avec tout le faste qui accompagne les plus gros convois ; et cela parce que le curé jugea qu’il était probable qu’il avait voulu se confesser, puisqu’il avait envoyé chercher un confesseur, et ne s’enquit point si ce confesseur avait été demandé par le défunt, ou si c’était autrui qui l’avait envoyé quérir. Soit dit en passant, ce curé, nommé Secousse, est l’homme du monde qui sait le mieux secouer la bourse d’autrui et fermer la sienne. Il est d’une avarice sordide et si infâme qu’il a refusé deux évêchés parce qu’ils ne sont pas de tant de revenus que sa cure.
278. Il faut, puisque j’en suis sur ce curé, que je rapporte ici un fruit de sa charité. La femme d’un commissaire des guerres, née à Paris dans sa paroisse, alla le trouver, et le pria de lui accorder un moment d’audience secrète. Le curé, la voyant parfaitement bien mise, le lui accorda, et étant seul à seul, elle lui dit que son époux était commissaire des guerres, et qu’il l’avait envoyée à Paris pour solliciter auprès de M. Chamillart le paiement de quinze mil[le] livres qui lui étaient du[e] s, sur des billets de monnaie et d’ustensiles, et en même temps lui présenta ces billets et le pria de les prendre pour nantissement de si peu qu’il voudrait lui prêter, pour subsister, une fille de quatre ans et elle, jusques à ce qu’elle eût des nouvelles de son mari à qui elle avait écrit, et dont elle attendait la réponse ou la présence. Le curé eut la générosité de lui présenter une pièce de dix-huit sols, que cette dame lui rejeta à la tête, et en sortant lui reprocha sa dureté, ne prétendant pas lui rien demander par aumône. Comme elle n’était point harengère, elle ne fit aucun bruit, et revint dans sa chambre garnie rue Joli. Elle écrivit un billet par lequel elle dit ce qu’elle avait fait auprès de Secousse, et accusa le peu de charité de ce curé de sa mort. (C’est ce billet qui a été trouvé qui a tout découvert. ) Après l’avoir écrit, elle prit sa fille et la conduisit chez une fruitière qu’elle connaissait, avec prière de garder cet enfant jusques à son retour, et lui emprunta trois sols. La fruitière lui promit de garder sa fille et lui prêta ces trois sols. Cette femme, que le désespoir possédait, alla acheter de la corde, et rentra chez elle par l’autre bout de la rue ; et le lendemain, que n’étant point revenue on ouvrit sa chambre, on la trouva pendue et étranglée, et on trouva le billet dont j’ai parlé. M.d’Argenson, lieutenant de police, y vint, et voyant que c’était une femme de très bonne famille dont la réputation était à conserver, il en fit avertir le curé de Saint-Eustache qui y vint, et la fit honorablement enterrer, bien repentant, disait-il, d’un pareil accident. On ne s’aperçoit pourtant pas dans sa paroisse qu’il ait réformé sa lésine. Au contraire, son avarice augmente de jour en jour, et ses paroissiens sont les premiers à en plaisanter et en rire ; et sur d’autres enterrements de maltôtiers, on dit que, pour de l’argent, il enterrerait un chien jusque sous le maître-autel.
279. Crozat, gendre de Le Gendre dont je viens de parler, est d’une meilleure famille que son beau-père, et est fils d’un capitoul de Toulouse. Mais il a épousé la fille d’une malhureuse ravaudeuse qui tenait sa petite boutique au coin de la rue de Cléry, et qui ne vivait que de raccommoder des bas. Son frère et lui sont devenus, de commis, des messieurs de très grosse conséquence, et tels qu’ils sont aujourd’hui, et on dit qu’ils ont chacun plus de vingt millions de bien. Rien n’est si beau que leurs meubles, rien de plus magnifique que leurs maisons et leur train, et rien de plus somptueux que leur table. Il faut leur rendre justice, tout leur bien ne vient pas de la maltôte. Ils en ont gagné une partie par le commerce de mer, et par les prises qu’ont faites des navires corsaires qu’ils avaient armés à Saint-Malo. Je parlerai ailleurs de ces prises. Pour le présent je retourne à parler de Crozat l’aîné qui avait épousé la fille de Le Gendre, et qui serait plus hureux qu’il n’est dans son domestique s’il avait mis sa fille avec un homme proportionné à sa naissance ; et elle de son côté, qui n’avait qu’onze ans lorsqu’elle a été mariée, ne pouvait pas encore savoir que pour vivre hureux dans son mariage, il faut épouser son égal. Elle est toute aimable et n’en est pas plus hureuse. Beaucoup de gens croient même que son mariage n’a été consommé avec le comte d’Evreux qu’elle a épousé que parce qu’il attend un million de présent pour le premier enfant qui en proviendra. Il se croit prince, et je n’entreprendrai point de décider s’il l’est ou s’il ne l’est pas, puisque celui qui a donné au public la Vie de feu Monsieur de Turenne, son grand oncle, ne le décide pas. Qu’il le soit ou non, il ne devait point la mépriser puisqu’il l’avait épousée. C’est de lui qu’on peut dire après Des Préaux qu’il a...
Par un lâche contrat vendu tous ses aïeux.
280. Le cardinal de Bouillon, qui était disgrâcié lorsque ce mariage se fit, a fait tout son possible pour l’empêcher, mais Madame la duchesse de Bouillon sa mère l’a obligé de refuser les vingt mille livres de rente que le cardinal lui offrait pour rompre un mariage si indigne, et dont elle-même connaissait si bien l’infamie qu’elle n’en voulut point signer les articles que Crozat ne lui eût compté cent mille écus de présent pour sa seule signature ; et ce qu’il y a d’assez particulier, c’est que quoique ce fût elle qui en eût porté les premières paroles, elle fut la première à en turlupiner son fils et à jeter le divorce entre les mariés. La belle-mère de Crozat était, comme j’ai dit, une simple revaudeuse, mais honnête femme. Elle avait un frère, nommé Faitout, connu de tout Paris, qui après avoir été chasse-chien était devenu bedeau dans la paroisse de S[aint] -Gervais ; ainsi il était grand-oncle de la mariée. La duchesse de Bouillon demanda au comte d’Evreux son fils s’il avait été rendre visite aux parents de sa future épouse. Il lui répondit que oui. — Je parie que non, reprit-elle, et que vous n’avez pas été voir Faitout. — Eh ! Madame, lui dit son fils, c’est vous qui avez fait mon mariage, ne m’en dégoûtez pas si tôt. Cette réponse paraît d’un homme qui veut bien vivre avec sa femme. Cependant, il ne l’a considérée que parce qu’elle lui servait de véhicule pour tirer la substance de Crozat, qu’il a sucé et suce encore d’une vive force ; ce que le beau-père souffre patiemment dans l’espérance qu’à la suite des temps il en usera mieux. Mais il n’y a guière d’apparence que cela arrive, puisque de l’indifférence pour sa femme il a passé jusques à la dureté de faire boucher une porte de communication qui donnait de l’appartement de cette jeune femme à celui de Madame Crozat sa mère, avec laquelle elle allait souvent pleurer le malheur de son mariage, et les mauvaises manières du comte son époux. Il a cru que cette consolation était encore trop pour elle et l’en a privée. Il a assurément tort, car outre qu’elle n’est pas cause de sa basse naissance, elle a personnellement beaucoup de mérite, et des manières toutes douces et engageantes ; et outre cela, la quantité d’argent qu’il a tiré du beau-père et qu’il en tire tous les jours, et qui ne paraît point sur le contrat de mariage, devraient l’obliger à traiter son épouse comme son épouse, et prendre exemple, pour ne le pas suivre, sur le duc de La Feuillade, qui est regardé avec horreur par tout ce qu’il y a d’honnêtes gens, parce qu’il en a agi avec Mademoiselle de La Vrillière et avec Mademoiselle Chamillart, ses deux épouses, comme il en agit avec la sienne. J’ai dit qu’il était petit-neveu du cardinal de Bouillon, doyen du Sacré Collège, et qu’elle était petite-nièce de Faitout, bedeau à Saint-Gervais. Voici une chanson qu’on fit sur l’air du Confiteor :
Crozat jointe au comte d’EvreuxNe doit point causer de surprise.Tout le monde sait que tous deuxOnt deux grands-oncles dans l’Eglise :L’un est doyen des cardinaux,L’autre le premier des bedeaux.
281. Pour retourner à Crozat dont j’ai dit que tout le bien ne vient pas de la maltôte, il est pourtant certain qu’il y a été jusques au cou ; mais il a fait ses affaires avec tant de secret que tout ce qu’on peut en savoir, c’est qu’il a été un des plus avans [sic] dans la faveur auprès de M. de Pontchartrain. On dit que sa fortune immense provient de la quantité de billets de monnaie, d’ustensile, d’extraordinaire des guerres et d’autres qu’il a négociés ou escomptés, c’est-à-dire agiotés ; et a acheté pour cent francs des billets qui en valaient mille, lesquels billets de concert avec le ministre il faisait prendre pour argent comptant au Trésor royal ; et que ces billets, dont le Trésor royal payait les créanciers du Roi et même les officiers, lui ont passé plus de vingt fois entre les mains ; et qu’ainsi pour deux mille francs qu’il avait payé[s] à plusieurs fois, il faisait un gain de trente-huit mille livres. Si cela est, il ne faut pas s’étonner si sa fortune a été si rapide. Il est pourtant plus heureux que Le Blanc, autre chef des agioteurs, qui a vu tout saisi chez lui, et est encore actuellement prisonnier pour agiotage, et entre les mains de la Chambre de Justice. Mais c’est qu’apparemment il n’a pas les mêmes appuis. Le temps nous dira de quelle manière il se tirera d’intrigue. Pour Crozat, qui certainement a beaucoup gagné sur mer, il veut apparemment rendre aux Anglais ce que les corsaires de Saint-Malo leur ont pris. Il s’est mis en tête de faire des habitations et fonder des colonies tout le long des bords du fleuve de Mississippi dans l’Amérique australe, sans prendre garde que ce fleuve entoure la Neuÿork, la Virginie, la Nouvelle-Angleterre et toute l’Acadie que la France a cédée aux Anglais par le traité d’Utrek ; et que les Anglais se rendront tôt ou tard les maîtres de tout le courant de ce fleuve ; et que ce ne sont pas pour à présent les seuls ennemis qu’il ait à combattre ou à craindre, et que ce sont les Jésuites de toutes nations qui s’y sont établis, et qui viennent au-devant des gens qu’il y envoie avec des sept, huit et dix mille hommes pour empêcher l’établissement qu’il en veut faire et défendre l’entrée du fleuve. Les Anglais seconderont son zèle pendant un assez long temps, et lorsque les établissements seront faits, et les terres défrichées, ils ne manqueront pas de faire rafle de dix-huit. Pour à présent il n’y a point à douter qu’ils ne favorisent son entreprise puisqu’il ne travaille que pour eux. Comme je n’écris point dans le dessein que ceci paraisse pendant me vie, rien ne me doit empêcher de dire mon sentiment sur cet établissement, qui serait glorieux pour la France et très lucratif à l’entrepreneur si il était soutenu. Voici de quelle manière je m’y prendrais si j’avais voix en chapitre. Ce ne serait pas comme le voulait feu M. Colbert en laissant les galères vides et inutiles. Ce serait de profiter du malheur des temps pour tirer de la misère une infinité de malhureux qui languissent en France, et leur faire gagner avantageusement leur vie sous un autre ciel ; en un mot de faire prendre parmi ceux qui sont à présent réduits à demander leur vie, dont le nombre est infini, ceux qui sont jeunes, forts et vigoureux, et en état de travailler, de les traiter humainement pendant la traversée, et de leur donner à chacun en propre un morceau de terre à défricher, avec les ferrements nécessaires tant pour abattre les bois que pour cultiver la terre ; leur fournir des vêtements pendant deux ans, des grains pour semer, des poules, des truies, etc. , le tout gratis, et au bout de trois ou quatre ans en ramener en France une vingtaine des mieux intentionnés, et qui auraient le mieux goûté la douceur et la fertilité du climat. Je suis très persuadé que sur le rapport de ces gens, il s’embarquerait volontairement plus de Français que les vaisseaux n’en pourraient porter ; que quantité de chefs de famille y passeraient avec leurs femmes et leurs enfants, et qu’ainsi les Français se multipliant, ils se verraient insensiblement en état de se défendre contre ceux qui voudraient les attaquer. Mais ce que je dis ne sera jamais suivi, étant très vrai que notre nation n’est propre qu’à commencer une entreprise, mais n’a pas assez de fermeté ni de constance pour la porter à sa perfection. C’est pourtant cette fermeté et cette constance à qui les Hollandais et les Anglais doivent les établissements qu’ils ont dans les Indes orientales et le Nouveau Monde, où ils n’auraient jamais réussi si ils avaient été d’humeur à se rebuter par la peine et le travail. En effet nous épousons toutes les mauvaises coutumes des nations étrangères, mais nous ne savons point imiter ni leurs vertus, ni leurs exemples ; en un mot nous en rebutons le bon, et prenons le mauvais. Je pose en fait constant que ces terres défrichées, données en propriété à ceux-mêmes qui les auraient défrichées moyennant une très petite redevance par année, comme d’une poule par arpent, un chapon ou un dindon pour deux, tant de blé, d’orge, de pois, de fèves, d’avoine, de foin, etc. , suivant la grandeur de la cession, feraient un profit immense au propriétaire, et que par la suite des temps il s’y formerait une espèce de royaume aussi florissant que la vieille France européenne. Que de gens vont prendre ceci pour le royaume imaginaire de Don Quichotte ? Je ne prétends pourtant pas plaisanter, et les gens de bon sens verront bien que, du moins, il n’y a rien d’impossible à ce que je dis. La terre est existante, cela est déjà certain. Défrichez-la, elle est à vous. Défendez-vous contre vos ennemis, vous vivrez après en repos. Faites ce qu’ont fait les enfants de Jacob pour entrer dans la terre de promission, faites ce que les Anglais ont fait dans la Nouvelle Angleterre, permettez-en l’entrée à tous vos compatriotes, réservez-vous le commerce du dehors, facilitez celui du dedans. Ne souffrez point de bouches inutiles, c’est-à-dire ni moines ni autre vermine ; n’ayez que des prêtes séculiers d’une vie exemplaire. Punissez sévèrement le vice et la mauvaise foi, récompensez la vertu, distinguez ceux qui sont naturellement portés à un art, et leur donnez les moyens de s’y perfectionner ; faites assembler la jeunesse à de certains jours, exercez-la aux armes ; en un mot faites tout ce qu’une politique sage, humaine et chrétienne vous inspirera, et certainement vous réussirez. Mais ce n’est pas le caractère des Français :
Vitae summa brevis nos spem vetat Inchoare longam.
282. Il me semble qu’Horace avait notre nation en vue ; et en effet on nous regarde partout et on nous a toujours regardés comme des fous à cause de notre volubilité. Cela me fait souvenir d’une fontaine de laquelle Ovide parle dans ses Fastes. Son eau troublait la cervelle de ceux qui en buvaient, et à cause de cela les Romains l’avaient nommée la Fontaine française, Fons gallus. Voici les vers que fait Ovide à la louange de cette fontaine :
Qui bibil inde furit.Procul hinc discedite queis estCura bonae mentis.Qui bibit inde furit.
283. Véritablement nous ne pouvons nous tenir en place, et nous ne cherchons que le changement, quelque bien que nous soyons. On m’a fait là-dessus à Rome une comparaison où l’Italien qui me la fit ne ménageait nullement sa nation. Il était honnête homme, et je le connaissais dès Paris. Nous dînions chez Monsieur le cardinal de Maldachiny. Cet Italien compara les quatre principales nations de l’Europe aux quatre insectes ou vermines que le corps humain abhorre. Il dit que les Allemands en étaient les poux qui se laissent écraser sur la table ; que les Italiens ressemblaient aux punaises qui portent et laissent leur infection partout ; que les Espagnols étaient les morpions qui s’attachent si fortement où ils sont, que pour les en ôter il faut enlever la pièce, et que les Français étaient les puces qui sont toujours dans le mouvement, à moins qu’on ne les tue.
284. Mais retournons trouver Crozat au Mississippi. J’ai dit qu’il n’y faut point mener ni même y souffrir de bouches inutiles. Je le répète encore, il n’y en faut aucun, tel soit-il. Les moines, de quelque ordre que ce soit, sont, comme dit Monsieur Du Bellay, des cruches qui ne se baissent que pour se remplir, et qui peu à peu s’emparent de tout le bien d’un Etat sans en porter les charges. Leurs richesses par tout le monde chrétien en est une preuve, et la France ne périra jamais que parce que les gens de couvent en posséderont toutes les richesses et les fonds. Il ne faut que voir ce que les gens d’Eglise possèdent en France, pour connaître que leur proximité ou leur voisinage est une tache d’huile qui s’étend toujours. C’est là l’esprit monacal. Saint Hiérôme s’en plaint lui-même et en même temps de leur convoitise lorsqu’il dit que pour s’attirer des legs ils portaient leur bassesse jusques à mettre le pot de chambre entre les jambes des vieilles femmes pour avoir part à leur testament : Matulam inter femora vetularum apponebant Cela a toujours été et sera toujours, et le meilleur parti qu’on puisse prendre avec eux, c’est de s’en tenir à l’ancien proverbe qui dit que pour faire une nette maison, il n’y faut ni moine ni pigeon. J’ajouterai encore volontiers avec l’auteur des Mémoires des ambassadeurs que des gens qui ont l’âme assez basse pour se jeter dans la crapule d’un couvent ne sont pas pour avoir cette bonne foi qui doit régner dans le commerce du monde. Ainsi, il faut que Crozat leur donne une entière exclusion, ou bien il peut compter que lui ou ceux qui viendront après lui se repentiront d’avoir reçu cette engeance.
285. A l’égard des mendiants, il les faut encore moins recevoir que les autres. C’est une taille réelle sur le peuple, d’autant plus cruelle et permicieuse qu’elle se lève sous le masque de dévotion ; que cette espèce d’hommes, absolument inutile au public, veut par le travail de son prochain s’exempter de celui que Dieu lui-même a prononcé contre tout le genre humain, et outre cela leur institut va contre la nature qui veut que chacun travaille pour sa subsistance, et ces fainéants sont sûrs d’avoir leur nécessaire et le superflu avec abondance en faisant vœu d’en demander. Sont-ce là de véritables pauvres ? Je ne les regarde point comme cela, puisqu’ils peuvent gagner et vivre sans être à charge à personne, et je crois que tout ce qu’il y a de gens de bon sens les regardent du même point de vue que moi. Il me paraît qu’Amurat II, empereur des Turcs, raisonnait très juste, lorsqu’il regardait saint François d’Assise comme le plus grand homme qui eût jamais été. Il fit entrer M. de La Haye-Ventelet, ambassadeur de France, dans son cabinet, où celui-ci surpris de trouver un portrait de saint François, contre le coutume des Turcs qui n’admet point les peintures, ne put s’empêcher de lui demander à quel dessein il gardait celle-là. — Comme le portrait d’un homme tout admirable, répondit Amurat. Il fallut que Dieu fit un miracle pour nourrir les Israélites, et celui-ci a trouvé le secret avec une corde et un sac de donner à vivre à plus d’un million de fainéants ; et moi avec tous les revenus de l’Empire j’ai bien de la peine d’entretenir deux cents mille hommes. Je trouve que cet empereur turc avait raison, et je conseille à Crozat et aux autres de boucher absolument l’entrée du Mississippi à ces sortes de gens, si il veut que sa colonie soit tranquille. Ils se mêlent de tout, et c’est ce qu’on ne doit point souffrir. Toute leur occupation est ordinairement d’intrigue, et à la honte du nom chrétien, je ne vois rien qui se passe pour peu qu’il soit de conséquence où il n’y ait un moine mêlé. Ils sont tous guidés par un esprit d’avarice insatiable, et cela ne convient point à une colonie. Il semble qu’ils soient nés marchands. Nos rois ont accordés à plusieurs couvents une certaine quantité de vin pour leur subsistance exempte de tous droits ; ils le vendent en gros ou en détail même à la porte du Louvre. Ils ne paraissent suivre l’esprit de leur institut que pour s’enrichir ; sitôt qu’ils le sont ils lèvent le masque, et on ne voit qu’eux plaider même contre leurs propres bienfaiteurs ; en un mot un moine est une peste dans le monde. Il faut les révérer à l’autel, quoique ce soit eux qui, par leur sordide avarice, ont défiguré notre religion ; mais il n’en faut point du tout souffrir chez soi, et se donner bien de garde d’en mener dans le Nouveau Monde, afin de prévenir les malheurs dont ils sont cause en Europe. Je ne mets pas au nombre des moines et des moinesses les frères de la Charité, ni les religieuses hospitalières. Ces derniers-ci sont nécessaires dans l’établissement d’une colonie et dans son progrès, le soin qu’ils ont des malades tant pour l’âme que pour le corps est un travail rude et qui leur doit assurer la vie, mais il ne faut qu’un prêtre dans chaque couvent ; que ce prêtre soit séculier et destituable ; et qu’on change du moins tous les trois ans les directeurs de ces hôpitaux, et qu’en sortant de place ils rendent un compte exact de leur régie au corps des officiers et des communes. Que ces hospitaliers et hospitalières ne fassent aucun vœu ni de clôture ne de chasteté. Qu’ils puissent sortir de leur couvent et se marier dans le monde, ou y vivre dans le célibat à leur choix et quand ils voudront ; leur ferveur en sera d’autant plus grande qu’elle sera toujours volontaire, et qu’ils ne regarderont pas leur couvent comme leur prison. Que pour cela il leur soit permis de donner leur revenu pendant leur vie aux hôpitaux mais jamais le fonds, et qu’il soit même défendu aux hôpitaux d’acquérir un seul pouce de terre. C’est l’unique moyen d’entretenir leur zèle, et d’empêcher que la mollesse ne se glisse dans leurs communautés. Qu’il soit permis de leur faire des legs. Que ces legs soient même préférables aux autres, mais que ces legs aussi ne consistent qu’en meubles ou hardes qui s’usent, ou dans des aliments que se consument dans les hôpitaux, et jamais en immeubles tels que sont les terres et les maisons. Qu’aucun ecclésiastique tel soit-il ne soit jamais directeur ni trésorier, et ne se mêle d’autre chose que d’exhorter et confesser les malades et leur administrer les sacrements, sans entrer dans le détail de quoi que ce soit, et qu’il leur soit même défendu de recevoir aucun legs ni présent de quelque nature que ce soit.
286. A l’égard des Jésuites, on aurait bien tort d’y en mener puisqu’il y en pleut. Ce sont eux qu’on doit au contraire regarder comme les plus mortels ennemis de la colonie ; et sans s’embarrasser ni d’excommunication ni des foudres qu’ils pourraient faire venir de Rome ou fulminer eux-mêmes, il faut les pendre sans quartier, Venise en use ainsi et n’en est pas moins catholique’ ; ou il faut du moins les traiter comme on les traite en Suède, c’est-à-dire en faire des eunuques pour en éteindre la race. Que leur digne société en fasse si bon lui semble des saints en Europe, cela doit être indifférent à la colonie, qui doit être certaine que ces martyrs à la Jésuite seront regardés de tout ce qu’il y a de gens instruits et éclairés comme les martyrs du Japon, à qui personne n’offre ni cierge, ni bougie, pas même un bout de chandelle, et cela parce que tout le monde est convaincu que les relations qu’ils font venir de tous les pays éloignés ne sont que pures fables, et que leur esprit de domination, de supériorité, de commerce et de mauvaise foi, qui est la moelle de leur compagnie, leur forment [sic] partout des scélérats que le prince ou le public s’immole. Les gens qui ont été dans les pays éloignés et qui y ont tant soit peu examiné leur conduite et leur politique sont étonnés de voir le changement ou plutôt l’antipathie et le peu de ressemblance qu’il y a entre un Jésuite en Europe et un jésuite dans les Indes (suivant les relations des Jésuites, s’entend, et non pas suivant la vérité). Les Jésuites dans les Indes sont selon eux de pauvres brebis du Seigneur, toujours prêts à répandre leur sang pour la gloire de son nom, gens détachés de toute ambition et qui ne respirent que le martyre. Mais ceux qui ont été sur les lieux les regardent comme également mauvais par tout le monde, mandarins à la Chine, talapoins à Siam, bramènes dans le Mogol, fauteurs de rebellion dans le Japon, et partout marchands de mauvaise foi ; et j’ajouterai partout idolâtres ou du moins fauteurs de l’idolâtrie. Tavernier a écrit ce qu’ils ont fait au Japon, et j’écrirai, moi, ce qu’ils ont fait à Siam lorsque nous en avons été chassés. Je puis assurer comme témoin oculaire qu’ils sont cause de ce qu’y ont souffert Messieurs des Missions étrangères, de la ruine entière de la Religion, de la mort de M. Constance, de la prostitution de sa veuve, et du détrônement du feu roi notre allié, et de l’usurpation de l’opra Pitrachard. Ils sont cause que la réputation des Français est tellement perdue dans ce royaume, que nous y sommes regardés comme les derniers de tous les hommes et la plus lâche canaille que la terre puisse porter. Tout cela n’a son fondement que dans leur avarice qui secondait, ou plutôt animait celle de M. Desfarges. Mais la justice de Dieu a puni les permiers auteurs de tous ces malheurs en abîmant le vaisseau L’Oriflamme, qui ramenait en France tant de misérables qui auraient dû périr par la mort la plus infâme. Le père Marcel Le Blanc, seul Jésuite de bonne foi, a donné au public L’Histoire de la révolution de Siam, et fut assez heureux pour ne pas passer sur L’Oriflamme chargé de l’exécration du genre humain. Lorsque ce père fut en Europe, il demanda au Provincial la permission de faire imprimer son livre, qui ne rapporte que les fait sans en dire les motifs, et qui par conséquent ne pouvait faire tort à personne, ni blesser l’honneur de la société. Cependant le Provincial lui refusa sa permission, avec ordre de jeter son manuscrit au feu ; et le Provincial le brûla lui-même. Mais hureusement un chanoine de Langres, nommé M. de l’Espinasse, intime ami du père Le Blanc, en avait une copie qu’il a fait passer à Genève, où il a été imprimé". Et comme cette édition donne de très violents soupçons contre les Jésuites, ils n’ont pu la souffrir sans en punir l’auteur, qu’ils ont tenu fort longtemps en pénitence, et qu’ils ont enfin envoyé mourir je ne sais où ; je crois que c’est à Vérone ou Lucques en Italie. Pour moi, J’attends les Jésuites à Siam, où je leur ai donné rendez-vous. C’est là où je développerai les motifs de notre expulsion et du reste. Jurieu dit plaisamment dans son Histoire des croisades contre Maimbourg que tous les chefs français et autres étaient des héros en Palestine, et qu’en retournant chez eux, ils y redevenaient des hommes ordinaires. Il en est de même des Jésuites dans les pays étrangers ; suivant leurs relations ce sont tous des saints, même des saints à miracles. Mais le diable est qu’ils ne sont saints qu’en écriture ou tout au plus dans l’impression ; et que ces bons saints (de nouvelle impression redeviennent des démons en Europe, et tels qu’ils ont été et sont encore en effet dans les Indes ou ailleurs. Ainsi que Crozat prenne garde à leurs atteintes ; sa croix de chevalier de l’ordre du Saint-Esprit ne l’exemptera pas, non plus que les siens, des griffes de pareils diables. C’est une nation fougueuse qui respecte trop peu le véritable S[ain] t-Esprit pour s’embarrasser d’un S[ain] t-Esprit qui n’est qu’en broderie, et qui ne sert qu’à parer un habit sans changer le moule de nature. Ils regardent le S[aint] -Esprit sur les habits du même œil que le regardait défunt M. Le Tellier, archevêque de Reims, qui recommandait à son tailleur de mieux coudre sur l’habit qu’il lui faisait son S[aint] -Esprit, qu’il n’avait cousu celui qu’il avait sur le corps, qui, disait-il, était décousu de tant de côtés, à la tête, aux ailes et à la queue, qu’il s’en allait à tous les diables.
287. Revenons à Crozat. Il est certain que son entreprise mérite l’approbation de tout le monde. Elle est digne de la louange et de l’appui de toute la France. Elle est belle et même très utile pour le bien et l’honneur de toute la nation, et en particulier pour l’utilité des gens qu’il y envoie, qui très certainement béniront son nom tant que le monde sera monde. Si j’avais ses richesses, il est très certain que je me ferais en même temps honneur et plaisir d’employer tout mon bien jusques au dernier sou pour faire un si bel établissement. Ce sont une infinité de gens malhureux en France auxquels il met le pain à la main. Il n’y a rien de si charitable et les descendants de ces gens-là lui en devront une reconnaissance immortelle, et cet endroit de sa vie rendra dans les siècles futurs (supposé qu’il réussisse) son nom infiniment plus glorieux et plus précieux ceux des Alexandre, César, Themirlan, Attila et tous ces autres conquérants qui n’ont établi leur grandeur que sur la destruction du genre humain, au lieu qu’il ne l’établit que pour la manutention de ce même genre humain. Mais lui et les siens auront tant d’obstacles à surmonter que tout ce que j’en puis prévoir, c’est qu’ils vont tous travailler pour les Anglais. Dieu veuille que je sois mauvais prophète ! Le fondement de son établissement doit être la religion catholique, apostolique et romaine ; mais il doit, comme j’ai dit, n’y souffrir ni moines ni bouches inutiles, et surtout en bannir les Jésuites, que je ne sais comment nommer, ignorant encore s’ils sont réguliers ou séculiers ; et je ne crois pas qu’ils le sachent eux-mêmes, ne s’étant donné aucun nom en France, si ce n’est celui-ci : Tales quales nos Curia declaravit. Ils parlent du Parlement qui par aucun arrêt dont j’ai connaissance n’a pas défini leur qualité, quoiqu’il ait défini leur individu. M.Pasquier, dans ses Recherches, les traite de monstres, c’est-à-dire leur société prise in globo. Il faut cependant indispensablement des pasteurs qui instruisent cette colonie et leurs descendants. Il faut que M. Crozat prenne leur entretien sur son compte, tant des aumôniers que des curés, lorsqu’un établissement sera assez fort pour avoir besoin d’un ecclésiastique sédentaire. Il faut qu’à ses frais il bâtisse une église où les paroissiens pourront s’assembler, et qu’il fournisse à ses frais la sacristie de tout ce qui convient aux sacrements, tels que sont les fonts de baptême, les nappes de l’autel, le Missel, le livre de pupitre ou plain-chant, la lampe, les chandeliers, l’encensoir, les burettes et le lavabo de cuivre ou d’étain, le crucifix, le calice, la patène, le soleil et la boîte aux saintes huiles, le tout d’argent ; en un mot qu’il donne à cette église tout le nécessaire à ses frais, par la suite des temps la piété des paroissiens pourvoira à la décoration de l’église. Qu’il fasse bâtir un presbytère pour loger le curé ; qu’il donne à ce curé quatre fois en grain ce qu’il faut pour la subsistance d’un homme. Les deux part seront pour lui et un valet, les deux autres seront pour ses vêtements et sa peine ; sa basse-cour lui fournira de la volaille et des cochons, son jardin lui fournira des herbes et des légumes, et ses vaches lui donneront du lait et du fromage ; je ne dis pas du beurre, parce que le climat est trop chaud pour en faire, mais l’huile, le miel et par conséquent la cire y sont communs et en quantité ; et les naturels du pays se font un plaisir de les apporter pour des aiguilles, de la rassade, et d’autres bagatelles qu’on leur donne. Que ce curé, quoique sédentaire, puisse pourtant être rappelé lorsque M. Crozat ou ceux qui feront pour lui le jugeront à propos ; qu’il ne soit pas curé à vie, mais seulement pour un temps. Que M. Crozat lève la dîme à son profit, puisqu’il entretiendra le curé. Que ce curé administre tous les sacrements gratis ; qu’il n’exige rien du tout pour la sépulture des morts ; et que, quelque occasion qui se présente, il ne lui soit pas permis d’inhumer dans l’église aucun cadavre de quelque qualité que soient ses parents vivants, ou de quelque qualité qu’il ait été pendant sa vie. En effet, c’est une impiété et même un sacrilège de mettre de la pourriture, et le rebut de la nature, dans le même lieu où repose et où nous adorons le Saint des Saints. Les anciens conciles de la primitive église, et même jusques au XIIIe siècle, défendaient absolument cette profanation. Ce n’est que l’avarice des gens d’Eglise qui a corrompu un si saint usage, mais il faut se donner de garde de souffrir qu’il s’introduise dans le Nouveau Monde. Il n’est pas permis aux hommes de pénétrer les décrets de Dieu, mais si nous pouvons par les actions des vivants prévoir ce qu’ils deviendront après leur mort, combien voyons-nous de cadavres honorablement enterrés après leur mort qu’on aurait dû brûler vivants ? Tout le monde sait la cause de la mort de Baptiste Lulli, surintendant de la musique du Roi. On sait que si cet homme n’avait pas été nécessaire aux plaisirs de Louis XIV, il aurait été plusieurs fois brûlé vif pour sodomie. On fit ces vers-ci sur la cause de sa mort :
Pour se guérir de la gangrène,Lulli a fait à sainte ReineUn vœu tout à fait surprenant.De peur que son cul ne pourrisse,S’il arrive qu’il en guérisse.Il lui promet un cul d’argent.
288. Tout le monde sait qu’à Sainte-Reine en Bourgogne il y a des eaux minérales qui guérissent les maux infâmes qui proviennent Venere naturali et l’auteur du sizain fait croire à Lulli que ces eaux guérissaient aussi par l’intercession de la sainte ceux dont il était attaqué, et qui provenaient aversa Venere. Cependant, malgré le scandale de sa vie, il a son tombeau aux Petits Pères noirs de la place des Victoires, où il est représenté en buste avec un [sic] épitaphe, comme s’il avait été le plus honnête homme du monde. Voici ce qu’on a fait à ce sujet :
O mort qui cachez tout dans vos demeures sombres,Et par qui les plus grands héros,Dans l’attente d’un plein repos,Demeurent obscurcis dans d’éternelles ombres,Pourquoi venir par un faste nouveauRéveiller à nos yeux la sacrilège histoireD’un scélérat indigne de mémoire,Puisque même il était indigne du tombeau ?Quel objet odieux, et quel terrible exemple !L’opprobre de nos jours triomphe dans un templeOù l’on rend à genoux hommage au Roi des Cieux !Cachez-nous pour jamais ce spectacle odieux !Laissez tomber sans plus attendreSur ce buste honteux votre fatal rideau,Et ne montrez que le flambeauQui devrait avoir mis l’original en cendre.
289. Tel a toujours été l’esprit des moines et des gens d’Eglise, qui ne se sont jamais souciés de violer les décrets les plus saints lorsqu’ils y ont trouvé leur intérêt, et c’est cet esprit de rapine qu’il faut que M. Crozat bannisse absolument de sa colonie. Il faut qu’il donne un morceau de terre pour servir de cimetière, et qu’il soit permis à tous les habitants de s’y faire faire des caves tant pour eux que leurs descendants ; et que le travail s’en fasse aux dépens de ceux qui voudront faire distinguer leur carcasse, et que ces caves et les bancs dans l’église paient quelque redevance à la fabrique pour l’entretien de l’église. Il faut encore autre chose à quoi M. Crozat et ceux qui viendront après lui doivent bien prendre garde. C’est d’y faire triompher la bonne foi, et de n’y souffrir aucune injustice ; au contraire, punir sévèrement le moindre manque de probité, et ne pas souffrir qu’aucun praticien, avocat, procureur, greffier et autres sangsues du public s’y établissent ; et pour cela ne revêtir d’autorité que des gens sages, et d’un esprit droit, et de bonnes mœurs, et, si faire se peut, si peu portés à leur intérêt personnel qu’ils soient toujours prêts à le sacrifier à l’intérêt général. C’est là-dessus qu’il faudrait se modeler à l’intégrité des anciens Romains qu’ils [sic pour qui] étaient tout disposés à se sacrifier à la République. Je sais bien moi-même que ceci n’est et ne sera regardé que comme une simple spéculation impraticable pendant que nos mœurs seront aussi corrompues qu’elles le sont. Mais aussi je ne souhaite le plus que pour faire qu’on s’attache au moins. Et je suis aussi très persuadé que Crozat et ses agents réussiront, pourvu qu’ils ne s’éloignent pas trop des maximes que je viens de leur prescrire ; et j’ajouterai que quoique les véritablement honnêtes gens soient rares, il s’en peut cependant trouver de dignes d’être mis à la tête d’une si belle entreprise, pourvu que le choix qu’on en peut faire ne dépende pas de la nomination d’un bonnet à corne, d’un capuchon, d’un cotillon ni d’un homme en faveur, et que le mérite et la probité personnelle soient la seule et unique porte des emplois de distinction.
290. J’ai dit qu’il fallait de temps en temps ramener en Europe quelques-uns de ceux qui se seront le mieux établis, et qui auront goûté la douceur et la fertilité du climat, en un mot qui s’y plairont le plus. Il est très constant que leur rapport animera une infinité de gens à aller peupler cette colonie, et chercher sous un ciel plus hureux la tranquillité et la facilité de vivre que la fortune et leur pauvreté leur dénient dans leur patrie. Il n’est pas difficile de leur donner sujet de parler en bonne part de ce pays, qui de lui-même étant parfaitement bon deviendra encore meilleur à mesure qu’on le défrichera. Il ne faut pour cela que taxer le temps du travail des premiers ouvriers qui défricheront pour le compte et le profit du seigneur de la terre, et ne leur imposer que huit heures au plus de travail par jour, et leur laisser le reste du temps à leur disposition. Ces ouvriers s’attrouperont d’eux-mêmes par pelotons de sept, huit, ou dix, plus ou moins à leur volonté. Les uns iront à la chasse et à la pêche pour l’utilité de la chambrée, qui trouvera plus à vivre, sans doute, qu’il ne lui en faudra ; les autres s’appliqueront à bâtir des maisons et poursuivront leur travail jusques à ce que chacun ait la sienne avec un jardin qui leur fournira des légumes et des grains, et même des fruits. L’esprit de société qui naturellement rassemble tous les hommes les obligera de faire ces habitations à la proximité l’une de l’autre ; ainsi on verra en peu de temps des hameaux s’établir, qui seront bientôt changés en bourgs et villages. Je fais ici une description dans le goût de Thélémaque, et c’est en effet le modèle que je voudrais suivre. Que ceux qui voudront en plaisanter me prouvent, pour me servir du proverbe populaire, que Paris a été bâti en un jour. Certes ce que nous admirons le plus n’a eu que des commencements infiniment plus faibles que ceux que Crozat donne à son e[n] treprise. Il ne reste plus qu’à la conduire pour la perfectionner. Rome n’a été fondée que par une poignée de canailles et de bandits. Venize n’a eu pour fondateurs que de misérables pêcheurs qui se sont retirés dans des lacunes [sic] impraticables à tout autre qu’eux, où par leur travail et leur industrie ils se sont fait un asile certain contre les barbares nations qui ont ravagé l’Italie pendant les 3, 4 et 5e siècles. Marseille n’est qu’une colonie de Grecs, et si nous savions quels sont les premiers fondateurs de Paris, nous trouverions, sans doute, que c’était fort peu de chose. Du moins nous trouvons qu’il était séparé en trois : la ville dans le Nord et l’Est de la rivière de Seine, l’université dans le Sud et Sud-Ouest de la même rivière, et la cité dans l’île qui est entre les deux. Il n’y a pas cent ans qu’il n’y avait aucune maison dans l’île de Notre-Dame, et toutes ces extrémités n’ont été réunies que par les maisons et les ponts qui ont été bâtis entre elles, et qui enfin en ont fait la plus grande ville et la plus peuplée du monde, et telle qu’elle est aujourd’hui. Toutes choses ont commencé par presque rien ; mais quand on a commencé il faut poursuivre, et l’industrie qui augmente tous les jours conduit le tout peu à peu à sa perfection. Mais je le répète encore, je crains bien fort que Crozat ne travaille pour les Anglais, et je le crois d’autant plus qu’il faudra pour l’entretien de cette colonie des secours réels et fréquents, et que Crozat mort, cet établissement sera abandonné comme l’a été la Nouvelle France. J’ignore qui sont ceux qui ont soin de cet établissement, mais je sais bien que s’ils sont bien intentionnés pour l’ancienne France leur patrie, ils ne peuvent rien faire pour elle de plus avantageux que d’en faciliter l’entreprise, et faire si bien fortifier les deux bords du Mississipi, que ce fleuve serve sous leurs auspices de communication des terres françaises du Nord aux îles de l’Amérique, et même à la mer du Sud. Telle était le dessein de M. de La Salle, qui a le premier des Français eu cette découverte en vue. Il m’en parla à Québec en 1683 et m’en parla encore à Paris avant le voyage funeste où il fut assassiné. Il avait autrefois été jésuite ; et quoiqu’il ait été assassiné par ses propres gens, MM. de La Forêt et Jossereau, Canadiens, pourraient bien dire à la subjestion [sic] de qui le coup fut fait, qui étaient gens qui étaient éloignés de plus de huit cents lieues du lieu du meurtre. A mon égard, je n’en sais rien que par un bruit confus, qui n’est point du tout avantageux à ceux qui l’ont fait faire, et qui cependant étaient, à les entendre, ceux qui approuvaient le plus une si belle et si utile entreprise. La mort de cet homme doit instruire ceux qui travaillent sur ses traces à bien traiter les gens qu’ils y mènent, à s’en faire en même temps craindre et aimer. Ils réussiront au premier s’ils savent à propos châtier la moindre désobéissance, la moindre friponnerie, et la moindre attache aux femmes et aux filles du pays, à moins que ce ne soit après leur établissement et en vue du mariage, et non pas par libertinage. Ils doivent même faciliter ces sortes d’alliance, et avoir de la considération pour les filles et veuves du pays qui épouseraient des Français, parce que, par le moyen des parents de ces femmes, ils seront instruits de tout ce qui se tramera contre eux et la colonie. Les Anglais se sont utilement servis de cette politique, et s’en servent encore tous les jours. Il faut même s’appliquer à gagner la confiance des parents de ces sauvagesses francisées, parce que ce sont autant d’espions que vous vous faites, et qui ne sont pas difficiles à gagner : Un couteau, un morceau de rassade, un miroir de deux sols, une aiguille, en un mot des minuties en font l’affaire. A l’égard des autres sauvages, ils s’en feront certainement considérer et même aimer pourvu qu’on agisse avec eux avec bonne foi et sans tromperie ni menterie, n’y ayant rien que ces peuples abhorrent tant que la mauvaise foi. Ils se rendront amis des Français, si ils les traitent avec douceur, et qu’ils les élèvent dans des postes plus considérables que ceux qu’ils avaient à leur arrivée. Et que cette distinction se fasse sans brigue, et seulement par rapport au mérite, et à quoi chacun de la colonie se trouvera propre. Pour cela, il faut qu’ils envoient en Europe tous les ans le portrait naïf et sincère de chacun des habitants en particulier, de leurs mœurs, de leurs inclinations, et à quoi ils seraient propres. Que ce portrait soit exactement lu par ceux qui auront droit de donner leurs voix à la promotion des particuliers de la colonie, et qu’ils donnent ordre d’élever ceux qui leur conviendront le mieux aux degrés ou emplois que le bureau de Paris leur aura destiné[s]. Mais il faut que cette destination se rapporte au mérite et à la capacité de l’élu. Cela leur donnera une nouvelle attache pour la colonie, et donnera aux autres une louable émulation voyant que le mérite sera exalté et que les gens de crapule resteront dans leur bassesse. Les Anglais et les Hollandais se sont toujours bien trouvés d’avoir suivi cette politique. C’est encore à présent une de leurs principales maximes. Ils nous tracent le chemin, que ne le suivons-nous ? Mais ce n’est pas notre génie. Il semble qu’il nous suffit que les étrangers aient inventé les moyens de se rendre riches et heureux pour que ces mêmes moyens nous paraissent indignes d’être pratiqués. Pourquoi donc nous étonnons-nous si nous ne réussissons pas ?
291. Je ne craindrais pas d’ennuyer le lecteur quand je m’étendrais davantage sur les colonies ; et je pourrais dire même que, si je le faisais, je n’aurais qu’à suivre mon génie et mon goût, qui a toujours été porté pour les nouvelles découvertes et les établissements qu’on y pouvait faire. J’ai été intéressé dans la pêche sédentaire de l’Acadie. Notre établissement était à Chedabouctou, au fond d’un golfe qui donne à Canceaux, où plusieurs navires français qui allaient
à la pêche de la morue parée, qu’on appelle à Paris de la merluche, avaient leur dégrat ou leurs chafaux, pour parler plus matelot. Notre établissement commençait à prendre sa forme et aurait pu réussir si le s[ieu] r Bergier, de La Rochelle, ne nous avait pas mal à propos livré[s] en proie aux Anglais. On verra par quel sujet et ce qui en réussit lorsque je parlerai de moi. Je dirai seulement ici que l’examen que j’ai fait autant que ma jeunesse et mon peu d’esprit me l’ont pu permettre des établissements qui ont été faits dans la Nouvelle France par MM. de Champigny, Le Borgne, de Razilly, Denys et plusieurs autres, des causes de leur peu de progrès, de leur abandonnement et du péril où ils sont d’être tous les jours anglicanisés m’ont parfaitement convaincu que leur perte vient d’eux-mêmes. Je puis dire qu’en 1684 j’en donnai des mémoires à M. de Seignelay ; et que ces mémoires eurent si bien son approbation qu’il eut la bonté d’en parler au Roi qui voulut me voir. Ces mémoires, restés à M. de Seignelay, ont dû après sa mort en 1691 passer entre les mains de M. de Pontchartrain, et après lui en celles de M. de Monrepas son fils. Je les prends à témoin[s] si je n’y dis pas que tôt ou tard l’Acadie serait anglaise. Je n’ai comme on voit rien prédit qui ne soit arrivé sur cet article. J’y dis et je dis encore la même chose sur Québec, mais dans un temps plus éloigné. Mes mémoires doivent encore exister, à moins qu’on ne les ait jetés au feu, ce que je ne crois pas, puisque M. de Seignelay m’◀ordonna▶ de les remettre au net et de les écrire entre deux marges sur du papier d’une grandeur pareille à ceux dont j’ai déjà parlé, parce qu’il voulait les faire relier ensemble. Ainsi, si les autres subsistent, les miens doivent subsister aussi. Qu’on les lise, et on verra que ni les miens ni les autres n’ont été suivis, J’y détaillais l’utilité de l’Acadie pour notre France, l’abondance de la pêche de la morue, la facilité de la transporter tant en France qu’en Espagne, Portugal, l’Italie, et par toute la Méditerranée, verte ou sèche, le fonds en étant inépuisable ; l’abondance de tout autre poisson dans les rivières, res, la multitude presque infinie de la chasse de toutes sortes de gibier de terre et d’eau, la fertilité du pays par lui-même, les bois propres à la construction des vaisseaux, les hâvres naturels propres à les bâtir et à les lancer à l’eau ; la beauté et la profondeur des ports naturellement propres à recevoir et à mettre à couvert plus de vaisseaux que l’on n’en peut rassembler de quelque port qu’ils soient, tels que sont Canceau, La Hève, le Port Royal, la rivière Saint-Jean, et d’autres dont je ne me souviens plus. J’indiquais le peu de fortifications qu’il aurait fallu y faire, étant presque tous fortifiés par la nature sans le secours de l’art. J’y décrivais les mœurs des sauvages qui habitent ces lieux, leur innocence naturelle, la facilité de bien vivre avec eux et de s’en faire des amis, et la manière dont on pourrait les incorporer aux colonies, malgré leur éloignement pour notre Religion. J’y faisais remarquer la bonne foi de ces peuples, et que le plus grand nœud de société qu’on pouvait former avec eux était d’avoir pour eux une bonne foi réciproque. Je montrais ce qu’il fallait y porter pour leur nécessaire et le commerce. J’en bannissais l’eau-de-vie, et imposais même des peines corporelles à ceux qui leur en troqueraient. Je désignais les endroits que je croyais devoir être les premiers peuplés et fortifiés pour mettre toute la côte à couvert des incursions de toutes autres nations. J’y parlais d’un nommé M[onsieu] r de Saint-Castain qu’on pouvait à bon droit nommer le roi des sauvages, non seulement parce qu’il avait épousé une sauvage, mais par le crédit qu’il s’était acquis parmi eux en vivant à leur manière. C’était lui qui les commandait en guerre, et je puis assurer que lui et le sieur Robineau de Villebon, Canadien, ont fait plus de tort aux Anglais avec les sauvages qu’ils conduisaient, que dix mille hommes de troupes réglées n’auraient pu faire. Je disais de quelle manière je croyais qu’on dût se comporter à l’égard des Français natifs du pays, qui, par la fréquentation des sauvages, avaient contracté une indocilité d’esprit qui ne s’accommoderait qu’avec peine au gouvernement arbitraire que les Français portaient partout où leur autorité s’étendait. Le roi me parut goûter mes raisons, et M. de Seignelay me parut approuver mes mémoires qui me furent bien payés. Mais tout cela n’eut point de lieu, parce que notre habitation de Chedabouctou fut détruite par les Anglais par représailles des barques que la Nouvelle Angleterre envoyait à la pêche sur les côtes de l’Acadie, et que Clerbault-Bergier, pour lors notre lieutenant de Roi, avait enlevées sans aucune déclaration de guerre. J’avais résolu de ne parler de ceci que dans mon histoire particulière, mais ce fait ici trouve si naturellement sa place dans cet endroit que je suis presque obligé de le rapporter.
292. Mon père mourut en 1681, et quelque querelle que j’eus vers la fin de la même année m’obligeant de quitter Paris, ma famille m’en chercha un prétexte honnête. Il se forma dans ce temps là une compagnie sous le nom de Pêche sédentaire de l’Acadie dont les principaux intéressés étaient Charles Duret de Chevry, le même qui avait été avec M. de Schomberg défendre le Portugal contre les Espagnols (on l’appelait pour lors marquis de Villefranche), le fameux Bellinzani, Jossier de la Jonchère, trésorier de l’extraordinaire des guerres, de Franciers et de Charny. On m’associa dans la part de M. de Chevry, et je partis en 1682 avec Bergier, chef de l’entreprise. Le Roi avait donné à la compagnie quarante lieues d’étendue de terre sur les côtes sur une profondeur non limitée. Nous ne savions où nous fixer lorsque nous arrivâmes à ces côtes, ni à quel endroit nous établir. Bergier ne voulut point aller à Saint-Pierre qui avait autrefois été habité. Sa raison fut qu’il fallait que la terre n’en valut rien puisque les Jésuites et les Gascons l’avaient abandonné[e], et qu’une terre était assurément maudite quand ces sortes de gens n’y trouvaient pas à paître. Nous allâmes donc au cap Canceau, et allâmes bâtir notre habitation dans le fond d’une anse ou d’un golfe que les sauvages nomment Chedabouctou. Avant mon départ, j’avais été prendre congé de M. de Seignelay avec lequel j’avais eu le bonheur de faire une partie de mes étudeset qui certainement avait bien des bontés pour moi, qui ne m’ont de rien servi par ma faute en partie, et aussi en partie à cause de la malhureuse influence de l’étoile sous laquelle je suis né. On verra par la suite ce qui en a été, ne me mettant pas sur le pied de me flatter et avouant dès à présent que je n’ai jamais voulu rien valoir, ni profiter des occasions que la fortune m’a assez souvent présentées pour mon avancement. M.de Seignelay m’avait ◀ordonné▶ de prendre garde à tout, et de faire une espèce de journal secret pour le lui communiquer à mon retour. Il m’avait sur toutes choses recommandé la sincérité. Je fis donc ces mémoires que je lui présentai en 1684, qui fut la même année que Bergier arrêta les barques des Anglais. Son action ne fut point approuvée, quoique apparemment il eût ordre de la faire, ne pouvant croire qu’il eût osé faire une pareille entreprise de son seul mouvement. Quoi qu’il en soit, il en prit cinq, et donna la peur aux autres, qui se reti(rè) rent à Baston. Celles qui avaient été prises furent amenées à La Rochelle, où elles furent déclarées de bonne prise, et la meilleure fut vendue douze cents francs ; et c’est ce qui a causé la perte de l’habitation. Bergier fut remercié de ses bons et agréables services, et M. de Seignelay jeta les yeux sur moi pour lui succéder ; ce qui ne fut pourtant pas. En voici le sujet. M.de Chevry avait un cousin germain hommé comme lui Charles Duret, qui avait été très longtemps au service, et même avait commandé au Pont-Aventin [sic] en Flandre, et où il s’était si bien défendu qu’il avait arrêté seul toute l’armée du prince d’Orange en 1677 Ce Charles Duret de Chevry, seigneur de La Boulaye, avait perdu son père très jeune ; et M. de Chevry, président de la chambre des comptes à Paris, avait été son tuteur, et à ce titre s’était emparé de tout son bien. La Boulaye lui en avait plusieurs fois inutilement demandé compte. Le président l’avait toujours éludé, et amusé son pupille, pour lors âgé de plus de quarante ans, avec des miettes de poche, c’est-à-dire tantôt cinquante et tantôt cent louis, ce qui est beaucoup pour un homme de guerre qui ne connaît point son bien, ni à quoi il peut monter. C’est lui-même qui me l’a dit en me racontant sa fortune dans notre traversée de France à l’Acadie en 1685. Mon malheur voulut qu’il allât loger à Paris dans une auberge rue Jean Pain Mollet, à côté de laquelle demeurait un procureur au Parlement qui avait une fille dont La Boulaye devint amoureux. Il m’a dit qu’elle était belle, et je ne sais ce qui en est. Je sais seulement que ce procureur, semblable aux autres de son métier, qui n’aiment pas les assiduités des officiers auprès de leurs filles ni de leurs femmes, demanda à la sienne qui était le Monsieur si bien galonné qui était si assidu auprès d’elle. Cette fille lui dit ce qu’elle en savait, et lui résolut de faire expliquer le cavalier. Celui-ci, à qui sa maîtresse avait fait son rapport de la curiosité du père, et qui n’avait que des intentions pures, ne demanda pas mieux que d’entrer en explication. Il parla à ce procureur, lui dit toute son histoire, et lui demanda sa fille en mariage. Ce procureur, altéré comme un procureur, voyant la fortune de sa fille établie par un gros bien, et prête d’entrer dans une famille très considérable et puissamment riche, la lui accorda, et tabla non pas par les voies de civilité, mais par celles du barreau. C’est-à-dire qu’il obligea La Boulaye à faire assigner le président de Chevry, son oncle, en reddition de compte de tutelle. Celui-ci, surpris au dernier point de cette demande imprévue, alla trouver le marquis de
Villefranche son fils et lui en fit voir les conséquences, qu’il n’eut pas de peine à comprendre. Bergier fut remercié et La Boulaye, flatté d’une lieutenance de Roi dans une province qu’on lui faisait toute belle, consentit à planter là sa maîtresse et son procès. On me fit même acteur dans la comédie ; et pour cela, un jour que j’étais à dîner chez M. de Villefranche, où M. de La Jonchère se trouva et La Boulaye aussi, on me fit par manière d’entretien parler de l’Acadie. Il n’y avait pas plus de quinze jours que j’avais eu l’honneur d’en entretenir le Roi et que j’en avais remis les mémoires à M. de Seignelay. Ainsi, en ayant encore le goût tout récent, j’en entretins la compagnie, et mon récit acheva de déterminer La Boulaye à y aller. Il fut donc nommé lieutenant de Roi, et je ne l’appris qu’après qu’il en eut prêté le serment. Je m’en plaignis à M. de Seignelay, et même vivement. Il eut la bonté de me dire qu’il avait été préféré parce qu’il était bien plus âgé que moi, ce qui était vrai, qu’il avait plus de vingt années de service et que je n’avais jamais fait qu’une campagne sur terre, ce qui était encore vrai ; et acheva de me consoler en me promettant d’avoir soin de ma fortune, et en me donnant une ordonnance de mille écus que le Roi avait eu la bonté de m’accorder tant pour la relation que je lui avais faite de vive voix du pays, que pour les mémoires par écrit que j’en avais fait[s], et m’exhorta de continuer mes remarques. Je ne savais point encore que La Boulaye fût parent de M. de Villefranche. Je crus que c’était un officier que la cour récompensait. Ainsi je me résolus sans peine, et même avec plaisir, à retourner dans un pays que j’aimais, et où certainement je n’étais point haï. Et j’y retournai avec d’autant plus de plaisir que La Boulaye me parut d’un esprit porté au plaisir et à la joie ; en quoi je ne me trompais pas, comme je le dirai bientôt, puisque ç’a été son attache au plaisir qui a été cause de notre ruine à tous, et de la sienne propre. Je ne savais donc point que j’avais été sacrifié aux intérêts de famille de M. de Chevry. Ce fut La Boulaye qui m’éclaircit de tout pendant la traversée, et qui me fit sa confession ingénue. Il ne savait point le tort qu’il m’avait fait. Je le lui dis, et bien résolu de me venger du tour de M. de Villefranche, je le résolus lui-même à retourner en Europe pour plaider le père et le fils ; et quoique je n’eusse jamais vu sa maîtresse et que je ne la connusse ni d’Eve ni d’Adam, et seulement sur la relation qu’il m’en avait faite, je lui en parlai comme si je l’eusse connue toute ma vie. Il était parti de Paris avant moi ; cela me donna le champ libre à mentir. Je lui dis que sa maîtresse était tombée malade de rage d’être abandonnée, et qu’elle voulait se mettre dans un couvent. J’en fis une Didon qui pleure Enée, ou du moins une Ariane abandonnée par Thésée. Je le frappai vivement. Mais ce fut bien pis quand je lui dis que le procureur, père d’elle, que je connaissais aussi peu que sa fille, m’avait dit à moi-même que la restitution qu’il était en droit d’attendre du président de Chevry montait, en principal et intérêt, à plus de six cents mille livres. Pour cet article, je ne crois pas que j’imposasse, car le président de Chevry passait pour être excessivement riche, ayant donné mille écus de pension par mois à son fils pendant tout le temps qu’il avait servi en Portugal, et soutenant dignement l’aîné qui était premier président de Metz et intendant en Lorraine ; lequel n’avait jamais eu cinq sous de son épouse, qui n’était qu’une simple demoiselle, au mariage de qui le père n’avait consenti que parce que Madame la grande-duchesse de Toscane l’avait prié d’y consentir ; et auquel il donnait, outre ce qu’il tirait de la cour, soixante mille livres de rente, et que lui il faisait à Paris une très belle et très magnifique figure. Je fis malicieusement antendre à La Boulaye que son bien était mêlé depuis assez longtemps avec celui de son oncle pour qu’il y apportât la séparation ; que Monsieur le Premier Président de Metz était mort sans enfants mâles ; que son oncle était hors d’âge de se remarier, et que M. de Villefranche n’avait qu’une fille (elle a épousé Monsieur le duc de Noirmoutier) ; qu’ainsi tout le bien de la famille passerait dans des familles étrangères, et que le nom périrait ; que ce nom était assez illustre pour être conservé. (Je savais bien le contraire, puisque je savais que l’aïeul du président n’avait été que médecin de François Ier, à qui il n’avait pu guérir le gros lot dont il est mort à Rambouillet. Varillas le dit en une infinité d’endroits de son histoire ; mais j’étais très aise de flatter la vanité de La Boulaye pour le faire donner dans mon sens. ) Je lui fis entendre qu’il était seul en état de relever ce nom puisqu’il avait assez de bien pour le remettre en honneur, et qu’à l’égard de la femme qu’il voulait épouser, il était assez âgé pour se marier sans le consentement de personne, et même malgré tout le monde ; et qu’il valait mieux pour lui épouser une femme qu’il aimât et dont il fût aimé, et qui lui dût toute sa fortune, que de rester confiné dans un pays perdu, où on ne l’avait relégué sous le spécieux prétexte d’un honneur chimérique que pour l’empêcher de demander son bien, et de remettre ses intérêts entre les mains d’un homme entendu, qui pour l’honneur et l’utilité de sa fille propre les porterait à tout ce qu’ils pourraient valoir. Mon discours fit ce que j’en avais attendu, c’est-à-dire que La Boulaye pétillait de revenir de France et donnait à tous les diables sa lieutenance de Roi avant que d’en avoir pris possession. Nous arrivâmes dans le pays dans ces bonnes dispositions, lui dégoûté et moi dans l’attente d’une vengeance que je croyais certaine. Mais qui pourtant n’a pas réussi. Je revins en France avec le premier vaisseau, et l. a Boulaye resta pour le malheur de la colonie. Je donnai à M. de Seignelay les nouveaux mémoires que j’avais dressés, où il y avait très peu d’augmentation, ne consistant qu’en trois feuilles de papier à lettres, parce que les premiers disaient tout ce qui se pouvait dire. Lorsque le mois de février de 1686 fut venu, M. de Seignelay voulut m’obliger à retourner, et je refusai absolument de le faire, et lui découvris l’indigne tour que M. de Villefranche m’avait joué, et lui en expliquai les motifs. Il ne m’en parut point du tout content, et je n’en fus pas plus avancé. Cependant je fus vengé, mais tout autrement que je ne l’espérais : Je comptais que ma vengeance ne me coûterait rien, et elle me coûta tout ce que j’avais mis dans cette compagnie. J’ai dit que Bergier avait pris en 1684 les barques anglaises qui venaient à la pêche sur les côtes de l’Acadie. Je dois dire à présent de quelle manière ils eurent leur revange [sic]. J’ai dit que La Boulaye aimait la joie, et que son attache aux plaisirs avait causé la perte de la colonie et la sienne propre. Voici le fait. Les Anglais envoyèrent au fort de Chedabouctou des gens affidés, qui remarquèrent le peu de fortifications qu’il y avait ; que les canons n’étaient pas même montés. Ils remarquèrent les chemins par terre, et de plus ils apprirent qu’on n’y faisait ni guet ni garde, parce que La Boulaye, gouverneur, envoyait tout le monde à la pêche ou à la traite avec les sauvages dans le bois. Etant instruits de tout cela par ceux qu’ils y avaient envoyés sous prétexte de traiter de prix par barque pour la pêche, ils vinrent à Canceau qu’on ne les attendait nullement, prirent les vaisseaux qu’ils y trouvèrent dont trois appartenaient à la Compagnie, arrêtèrent tout le monde, et entrant dans le golfe de Chedabouctou, ils mirent deux cents hommes à terre à trois lieues du fort, et à travers des bois, sans rencontrer qui que ce fût, ils vinrent se coucher le ventre à terre à la porte du fort ; et à la pointe du jour, lorsqu’on ouvrit cette porte, ils y entrèrent l’épée et le pistolet à la main. Il n’y eut qui que ce soit de blessé parce que personne ne fit de résistance. Ils entrèrent dans la chambre du gouverneur qu’ils trouvèrent endormi dans son lit, sans doute de la fatigue qu’il avait prise avec une sauvage qui fut trouvée couchée avec lui. Je ne puis songer à cet endroit sans sentir renouveler dans mon cœur la rage et la colère où je fus lorsque j’appris l’aventure. On ne s’en étonna point, la perte était pour moi d’assez grosse conséquence pour ne la pas regarder en stoïque. Tout ce que je pus dire ne raccommoda rien. Le magasin que j’avais laissé bien garni se[r] vit de proie aux Anglais, aussi bien que les pelleteries qui avaient été traitées pendant l’hiver, et le poisson qu’on avait péché pendant le printemps et partie de l’été. Tout fut conduit à Baston par nos propres vaisseaux, sans oublier les canons du fort que les Anglais rasèrent rez pieds rez terre. Certainement ce n’était point là la vengeance que je souhaitais. M.de Seignelay en fut outré et m’avoua que si mes mémoires avaient été suivis cela ne serait point arrivé, et que s’il pouvait tenir La Boulaye il le ferait pendre. Belle consolation pour moi ! Si je l’avais tenu moi-même, il n’aurait eu que faire du bourreau, ou il eût été plus méchant que moi. Il n’a pas osé s’exposer à retourner dans sa patrie. Il a mieux aimé rester à Baston avec les Anglais, chez lesquels je crois qu’il est mort. Du moins n’est-il pas revenu en France. Il aura trouvé dans ce pays-là un aussi honnête homme que lui ; je veux parler du chevalier de Canges, qui de concert avec l’abbé son frère poignarda et empoisonna la belle Madame de Canges, leur belle-sœur, dont l’histoire a fait tant de bruit dans le monde. J’y ai vu ce chevalier qui, sous le nom de Haute-feuille, avait une compagnie d’infanterie, et qui était regardé comme le dernier des malhureux. Cétait là une digne compagnie pour La Boulaye. Que M. Crozat prenne exemple là-dessus, et ne confie les emplois de conséquence qu’à d’honnêtes gens, sages et vigilants ; et qu’il sache que dans les nouveaux établissements tout dépend de la prudence du chef, et que c’est là-dessus qu’on peut assurément dire : Tant vaut l’homme, tant vaut sa terre. Si Bergier ne nous avait pas attiré les Anglais pour ennemis, Chedabouctou aurait pu se soutenir. Si M. de Villefranche n’avait rien donné à ses intérêts particuliers et à sa famille, Chedabouctou se serait défendu et peut-être que l’Acadie serait encore à nous. Voilà bien des si. J’en ajouterai pourtant encore un, qui est que si mes mémoires avaient été suivis, les Anglais ne se seraient pas hasardés de venir insulter ni le Port-Royal, ni le reste de l’Acadie, ou auraient eu du moins bien de la peine à s’en emparer. Les Anglais, qui l’ont à présent, mettent bon ordre à nous en boucher l’accès. Je le répète encore, la France ne connaît pas la perte qu’elle a faite. J’ajouterai que M. de Seignelay me fit la grâce de me dire en 1687 qu’on travaillait sur le plan de mes mémoires, et que je pouvais me disposer à repartir bientôt. J’avoue que cela me fit plaisir, mais la guerre du roi Jacques et ce qui s’en est ensuivi a empêché la France de former des projets de ce côté-là ; et ce ministre étant mort en 1691, et sa place ayant été remplie par un homme aussi peu entendu dans le commerce que peu zélé pour la gloire du royaume, le tout s’est évanoui. J’avais remarqué dans mes mémoires qu’il fallait que les commandants qu’on enverrait dans l’Acadie aux lieux déjà habités par les Français fussent des gens doux et populaires, afin de gagner peu à peu ces peuples, qui ont presque sucé avec le lait l’air d’indépendance qu’ils ont contracté avec les sauvages parmi lesquels ils ont été élevés ; et qu’il fallait leur porter généralement tout ce qui leur était nécessaire, et le leur donner à meilleur prix que les Anglais pour anéantir peu à peu leur commerce avec Baston, capitale de la Nouvelle Angleterre. On a fait tout le contraire ; on a envoyé au Port-Royal des singes de la royauté, qui ont tout d’un coup voulu exiger de ces peuples une obéissance aveugle ; qui leur ont interdit tout commerce avec les Anglais sans leur porter tout ce qu’il fallait, et qui les obligeaient d’acheter à un prix excessif ce qu’ils leur vendaient. Leur dureté a obligé ces gens d’entretenir un commerce sourd par la rivière de S[ain] t-Jean avec leurs anciens correspondants. Les commandants français en sont venus jusques à en faire pendre quelques-uns, et cela a révolté tous les autres qui se sont, du moins la plus grande partie, retiré[s] dans les bois, enragés de la cruauté de leur propre nation, et de concert avec les sauvages assommaient tous les Français d’Europe qui étaient venus dans leur pays et qui osaient mettre le nez dans les bois ou s’écarter le moins du monde ; dans quoi les Anglais ne les laissaient point manquer de fusils, de poudre ni de plomb. Ils sont tous à présent sous la même domination, et je ne doute point que quelque antipathie naturelle qui soit entre eux par le sang et la religion, ces Français de l’Acadie n’aiment mieux obéir à des gens qui connaissent parfaitement leurs intérêts, et par conséquent les traitent avec douceur, qu’à leurs propres compatriotes dans lesquels ils trouvent des vautours et des bourreaux.
293. Enfin M. de Boucherat, chancelier, mourut en 1699, et M. de Pontchartrain fut élevé à cette dignité ; et son poste dans les Finances fut rempli par M. Chamillard, fils de celui qui avait autrefois fait les fonctions de procureur général dans la chambre des comissaires qui jugea M. Fouquet. Il y avait donné ses conclusions à la mort pour faire plaisir aux gens qui étaient en faveur. Ces conclusions ne furent point suivies, dont tous les honnêtes gens eurent de la joie, et lui et d’autres tout le chagrin qui peut rester dans des âmes vindicatives qui voient leur vengeance échouée [sic]. Son fils, celui dont je parle, est d’un génie timide et très borné, trop honnête homme pour faire tort à qui que ce soit, et trop mol pour faire plaisir à personne. Incapable de rien inventer, et tout propre à laisser les choses sur le pied qu’elles étaient, c’est-à-dire en bon français de multiplier les abus puisqu’il ne se mettait pas sur le pied de les réformer, et ainsi de laisser tous les Etats du royaume en proie aux traitants, qui tous ont cela de commun avec la macreuse qui ne pêche jamais mieux qu’en eau trouble. Aussi peut-on affirmer qu’il fut leur dupe, ou plutôt leur jouet, vain fantôme de ministre, du reste honnête homme, sincère, droit et humain ; en un mot l’envers d’un homme propre au ministère des Finances. Comme sa fortune et son élévation sont également promptes et surprenantes, il est à propos de dire par quels degrés il est parvenu au ministère, où il semble que le fortune l’ait conduit par la main. Louis XIV sur toutes sortes de jeux aimait celui du billard. La personne qui lui servait de second mourut. Il en fut fâché, et Monsieur le chevalier de Grammont lui proposa pour second M. Chamillard, que le Roi ne connaissait que de vue, et l’assura que c’était l’homme de France qui jouait le mieux à ce jeu. Louis l’accepta, et la partie fut liée pour l’après-midi à l’issue du dîner. M.Chamillart en fut averti et se trouva à l’assignation avec une joie à ne se pas posséder. Cette joie et l’envie qu’il avait de bien faire le brouillèrent si bien au commencement du jeu qu’il ne fit rien qui vaille, et que lui et le Roi n’en avaient que deux, et leurs antagonistes en avaient douze de seize. Le Roi lui dit en riant que son jeu ne répondait point à la réputation qu’il avait d’être le plus fort joueur du royaume. Soit que M. Chamillart eût feint de se troubler pour s’attirer un reproche qui lui donnât lieu de flatter Louis, ou soit qu’il se fût en effet troublé et qu’il se fût remis, il est certain qu’il lui répondit que le désordre de son jeu provenait de Sa Majesté elle-même, dont l’auguste présence inspirait tant de respect, de crainte et d’amour que l’esprit le plus ferme en serait facilement et immanquablement démonté, n’y ayant qu’une longue habitude qui pû faire soutenir ses regards sans trembler. Louis si agréablement flatté ne fit que sourire à sa réponse, lui disant qu’il n’était point basilic et que sa vue n’avait encore tué personne, et le pria de se remettre parce qu’il aurait été fort aise de ne pas perdre une partie qu’il avait liée sur la seule relation que M. le chevalier de Grammont présent lui avait faite de son jeu. Il se remit donc ou fit semblant de se remettre, et promit au Roi que leurs adversaires n’en prendraient qu’autant qu’ils voudraient leur en laisser prendre. Il y eut des gageures sur cette partie et M. Chamillart animé les piqua sur leur point de douze. Ils voulurent avoir leur revanche ; ils la perdirent encore et n’en prirent que huit. M.Chamillart leur en offrit dix pour jouer leur tout. Ils topèrent et perdirent encore, n’en ayant pas pris un seul. Voilà le commencement de sa fortune, et ce qui lui donna accès auprès de Louis ; et comme il se mettait toujours en noir et en manteau court, les petits-maîtres de la cour ne le nommaient que le petit intendant. Le Roi le sut et dit qu’il voulait augmenter la bonne opinion qu’ils avaient d’eux-mêmes, et les obliger à se croire prophètes ; et en effet il le fit intendant des finances. Il était maître des requêtes et avait déjà été intendant en Normandie. Il eut le détail le plus rude des finances qui sont les Aides, et s’en acquitta en véritablement homme d’honneur, à la satisfaction égale du Roi, du Conseil, et des fermiers et sous-fermiers. Hureux s’il en fût resté là, on ne se serait jamais aperçu de son trop de facilité, ni d’aucune faute. La marquise de Maintenon, qui pour ses intérêts particuliers avait appuyé son approche à la cour et l’amitié que le Roi témoignait avoir pour lui, le pria d’avoir soin du revenu de la maison de Saint-Cyr. Il l’accepta avec plaisir pour se faire un appui d’une femme qui gouvernait Louis avec autant d’autorité qu’il gouvernait lui-même ses sujets. Elle connut qu’il était homme à faire tout ce qu’elle voudrait exiger de lui. Sa pénétration à elle et son esprit supérieur lui firent tout d’un coup connaître son caractère facile, et qu’elle tirerait de lui infiniment plus de service en un jour qu’elle n’en avait jamais tiré de M. de Pontchartrain ; et sur ce fondement elle résolut de contribuer à son élévation tout ce qu’il lui serait possible. Il faut savoir que M. de Pontchartrain ne lui avait jamais fait donner d’argent que sur les ordres du Roi. Cette contrainte dont il faisait sa cour n’était point du goût de la marquise qui voulait également disposer des finances et des armées. Et elle Mutait persuadée que dans quelque poste que M. Chamillart fût élevé, il serait toujours plutôt l’esclave de ses volontés que ministre effectif ; dans ce sens elle le mit si bien dans l’esprit de Louis, qui ne voyait que par ses yeux, que ce prince fut tout à fait disposé à faire pour M. Chamillart tout ce qu’il pouvait faire. La mort de M. de Boucherai qui arriva ouvrit à la marquise une voie de se défaire avec honneur de M. de Pontchartrain et d’élever son nouveau favori. Elle persuada à Louis de nommer le premier au chancelât et de mettre l’autre à sa place. Cela fut fait. Si on en croit le bruit commun, le premier accepta le chancelât avec peine, quoique ce soit le premier office de la Couronne pour la Justice, et qu’il ait le pas devant les ducs et pairs. Mais c’est que ce poste n’est pas si lucratif que celui des Finances, où le gain n’est limité que par la seule droiture de celui qui en est revêtu. Il fit pourtant bon visage à mauvais jeu ; mais comme son esprit de rapine ne l’a point quitté, il a doublé les droits de la chancellerie. Son épouse n’a pas eu tant de politique que lui. J’ai dit là-dessus la réponse qu’elle fit à la princesse de Monaco.
294. Ce fut ainsi que M. Chamillart fut fait contrôleur général des Finances ; poste dont il se serait sans doute acquitté à la satisfaction de tout le monde si il avait trouvé les affaires moins délabrées. Mais les pertes que le France avait faites et les progrès des ennemis, qui n’avaient été arrêtés que peu auparavant par le traité de Riswik, l’avaient tellement épuisée d’argent et de crédit, qu’il fut obligé de prendre à toutes mains ; et la mort de Charles II, roi d’Espagne, qui appelait à sa succession le duc d’Anjou, aujourd’hui Philippe V, acheva de jeter le désordre partout, parce que le peuple épuisé et tout le royaume appauvri ne pouvaient plus fournir au seul nécessaire, bien loin de pouvoir contribuer au superflu, et que plus le besoin augmentait plus l’argent devenait rare. Il taxa les gens d’affaires et n’en tira pas le quart du secours qu’il en avait attendu : et il n’était point dans la situation de les trop presser parce qu’il avait besoin d’eux, étant seuls qui eussent de l’argent, dont ils tiraient un intérêt immense en le prêtant au Roi ; et pour l’avoir il fallait presque que le ministre se jetât à leurs pieds. Il était du moins dans l’obligation de leur accorder des traités si fort à charge au Peuple et au Roi que le royaume en est absolument ruiné, et qu’on a été obligé de consommer les revenus ordinaires des quatre années suivantes pour subvenir aux dépenses de celle qui courait. Et comme cela ne se pouvait faire que par des emprunts, ceux qui prêtaient exigeaient des intérêts si forts que ces intérêts seuls ont absolument absorbé les revenus de plus de quatre années. J’en reparlerai encore. Pour à présent, je ne puis m’empêcher de rapporter la requête que voici, faite au nom des maltôtiers, et qui en a fait fulminer quelques-uns de ma connaissance :
295. A Monsieur de ChamillartContrôleur général des Finances de France,Est présentée, à tout hasard,Une requête de la partDe gens qui n’ont nulle espéranceQu’il y veuille avoir quelque égard.Ce sont gens contre qui tout le monde murmure.Gens nés dans la basse roture,Gens dont plus des deux tiers ont porté les couleurs,Qui grâce aux saints d’Enfer l’Intérêt et l’Usure,La Mauvaise Foi, l’Imposture,Sont à présent de gros seigneurs ;Gens qu’on n’aime ni qu’on m’estime ;En un mot ce sont les traitants,Les maltôtiers ou partisans,Le terme est assez synonyme.Ils ne peuvent point exprimerEt moi je ne saurais rimerLe chagrin, le dépit, la rageQu’ils ont eu[s] lorsqu’ils ont apprisQue par une raison très sageVotre Grandeur sur eux fait éclater l’orage.Et qu’il faut que malgré leurs cris,Leur alliance ou parentage,Ils rendent quelque peu de ce qu’ils nous ont pris.Eh quoi donc, disent-ils, sait-on bien qui nous sommes ?Nous seuls avons fourni les sommesDont le Roi s’est servi pour sauver tout l’Etat !Si nous n’avions volé le public et lui-même.Aurait-il été en étatDe porter son pouvoir à ce degré suprêmeOù nous voyons celui de ce grand potentat ?Pour avoir de l’argent, tout nous fut légitime,L’officier et le bourgeois,La noblesse et le villageois,Toute la France enfin devint notre victime.Et nous nous moquâmes des lois,Nous foulâmes aux pieds les plus saints privilèges,Et malgré le respect qu’on doit à l’Immortel,Nous mîmes nos mains sacrilègesSur ce qui dépend de l’autel.Nous taxâmes le mariage,Mais sans aucun rapport à la religion,Quoi qu’en dise le monde et le public peu sage :Nous n’avions d’autre intentionQue d’empêcher cette désunionQu’on voit souvent dans le ménage.Plusieurs de nous, instruits par leur expérience.Que leurs femmes font enrager,Se faisaient une conscienceDe voir les autres s’engager ;Et par un esprit pacifique.Ou tout au moins de charité.Pour prévenir la haine domestiqueVoulaient que la nécessité,Ne laissât de l’hymen que la seule pratique.Afin que l’on ne vît dedans la RépubliqueQue des enfants comme eux nés dans l’obscurité,Sans arbre généalogiquePar qui ne pût être citéAucun titre d’antiquité,Pas même un contrat authentique.C’était là notre politiquePour que notre postéritéAllât de pair sans vanitéAvec les descendants de qui nous fait la nique.Nous avons donné des avisQue jamais on n’aurait suiviSans les temps malheureux d’une guerre cruelle.Mais le Conseil, contraint de subir notre loi,Nous accordait pour une bagatelleLes traités qu’il nous plut exiger de son zèle.Car nous savions fort bien tenir le quant à moi.Nous désolâmes les provinces.Nous nous fîmes des trains plus beaux que ceux des princes ;Belles maisons aux champs, en ville des palais ;De chevaux pareil assemblage ;Nombreux cortège de laquais ;Table qui courbait sous le faixDes vins, des ragoûts et des mets :Toujours un pompeux équipage,Où tout brillait, à l’honneur près.Nous ne trouvions point de rebelles :L’éclat de nos louis forçait les plus cruellesA nous prodiguer leurs faveurs.Nous ne nous servions point de ces fades douceursDont usent ces amants que l’on nomme fidèles.Nous savions mieux qu’eux tous quelle est la clé des coeurs.De bel argent comptant témoignait nos ardeurs ;Et des billets d’emprunt payables aux porteursNous ouvraient toutes les ruelles.Nous rapinions à toutes mainsPour soutenir notre dépense ;Et quoique nous fussions la honte des humainsLes plus huppés seigneurs nous faisaient révérence ;Et ceux qui nous voyaient avec des yeux jalouxFléchissaient pourtant devant nous.La noblesse à nos yeux fut une herbe mortelle.De l’abattre au plus tôt nous résolûmes tous.Nous lui fîmes sentir nos plus superbes coups.Ne pouvant monter jusqu’à elle,Nous la fîmes du moins descendre jusqu’à nous.Jusques aux os nous la suçâmesEt les avis que nous donnâmesLa réduisirent au triste étatDe ne pouvoir servir l’État.C’est ainsi que nous nous vengeâmesDe tous ses orgueilleux mépris.Nous fîmes pis. Nous la vendîmes.Chacun pour de l’argent put se l’approprier ;Et par ce moyen confondîmesLe noble avec le roturier.En un mot nous les ruinâmesJusques au point de nous prierAvec eux de nous allier,Leur donnant nos filles pour femmes.Plusieurs vendirent par contratTout leur lustre et tout leur éclat.Tous nos commis, instruits comme il fallait s’y prendrePour voler le tiers et le quart,N’étaient jamais forcés de rendreLorsque dans leurs larcins nous trouvions notre part.Raisonnons, Monseigneur, qu’est-ce qu’un honnête homme ?Il ne fait son profit ni celui de l’autrui ;Mais un commis subtil, de tel nom qu’on le nomme,Travaillait pour nous et pour lui.Nous tirions de l’Etat toute la quintessence ;Et quand le Roi lui-même avait besoin d’argent,Nous en avions de prêt. Mais nous savions commentFaire notre profit du malheur de la France.Nous lui vendions notre finance.Et pour avoir le payementDu principal et de l’escompte.Et le tout en argent comptant,Dans un nouvel impôt nous trouvions notre compte.Ainsi bien payés par nos mainsEt très assurés de nos gains,Nous avions la desserre prompte.D’un Conseil éclairé la prudence et l’adresseNous jetait quelquefois dans de grands embarras.Mais pour éluder sa sagesse,Les moyens ne nous manquaient pas.Nous fournissions de faux états ;Nous y triplions la dépense ;Nous y tirions quasi la recette à néant.Et loin de faire voir un profit presque immense.Nous nous plaignions toujours de n’avoir point d’argent.Sur ces états pis que grimoireOn faisait semblant de nous croire.Le Roi nous accordait des diminutions,Il est vrai plus par politiqueQue par bonnes intentions.La raison en est pathétique,Nous-même[s] la reconnaissions.Il fallait qu’il fît voir une riche opulencePour être toujours craint de ses fiers ennemis.Dont la haine s’était promisDe ravager toute la France.C’est à force d’argent que la guerre se fait.Le Roi voulait paraître en avoir. En effet,Qu’aurait-on dit de lui si sa vertu sublimeEût puni si tôt notre crime ?On aurait dit partout que le peuple aux aboisNe pouvait plus ouvrir la bourse,Et l’on eût ajouté, d’une commune voix,Que nous étions sa seule et dernière ressource.Nous sommes à la fin pressésDe vous faire notre peinture.Pour la tirer d’après nature,Trois mots vous en diront assez.Nous sommes tous gens ramassésLe plus souvent sans nous connaître.Dont l’intérêt seul est le maître.Nous ne nous aimons tous que par rapport à lui,Et quand cet intérêt commence à disparaître ;Nous nous quittons sans nul ennui.Nous regardons les autres hommesComme faits pour servir à notre vanité.Notre cœur est sans charité.En deux mots c’est ce que nous sommes ;Et si vous allez nous presserDe lâcher un argent que nous croyons le nôtre.Nous allons tous vous confesserLes concussions l’un de l’autre.Nul ne voudra s’en dispenser,Fiez-vous à notre parole :Nous ne vous dirons point les choses à demi.Il n’est aucun de nous qui pour une pistoleNe trahît son meilleur ami.Nous connaissons tous nos affaires ;Nous savons tous dans quel traitéUn chacun de nous s’est jeté.Nous en découvrirons les plus secrets mystères.Mais donner malgré nous beaucoup d’argent gratis,Sans intérêt et sans escompte.Sans recouvrement ni partis,Ce n’est nullement notre compte !Et dussions-nous nous voir, avec des yeux confus,Des sabots à nos pieds, un justacorps de bure.Et réduits en un mot à la triste figureOù nous étions jadis quand nous sommes venus,Nous ne pourrons jamais nous résoudre à rien rendre.Nous aimons mieux nous laisser pendre.Choisissez qui de nous le mérite le mieux.Le public vous dira qu’on ne peut s’y méprendre ;Qu’on n’a pas pour cela besoin de si bons yeux ;Que gens qui savent si bien prendreMéritent bien d’être pendus ;Qu’en se faisant voleur, c’est ce qu’on doit attendre.Nous nous y sommes attendus.Et le public encore peut vous faire comprendreQue celui de nous tous que nommera le sort,N’importe qui ce soit, méritera la mort.Nous espérons pourtant que la troupe grondeuseMalgré tous ses efforts n’avancera de rien,Et que votre âme généreuseNous laissera la vie avecque notre bien.Ce considéré, Monseigneur,Ne déplaise à votre GrandeurLaisser les maltôtiers sur terreJouir de leurs biens mal acquis.Ils en ont fait leur paradis,Et ce serait leur être trop sévèreQue de leur fabriquer dès ce monde un enfer.C’en serait un pour eux de rendreCe qu’une fois ils ont su prendre.Ils ont le cœur plus dur que fer.Encore un mot que je finisse.Un maltôtier se damne en volant de l’argent ;Mais il se damnerait de rage en le rendantEt damné pour damné, souffrez qu’il en jouisse.Je doute que ce soit justice :Votre prudence y pourvoira,Et fera ce qu’il lui plaira.
296. Il n’était pas juste qu’une pareille requête ne fût pas répondue. On fit au nom de Monsieur Chamillart cette Réponse
Avisés maltôtiers, votre sort est trop doux.Vous vous plaignez à tort d’une taxe légère,Pendant qu’on envoie aux galèresDes voleurs mille fois moins coupables que vous.Loin que de vos trésors je tarisse la source,De cinq liards il vous reste un sou.Je ne vous presse que la bourse,Et devrais ◀ordonner qu’on vous pressât le cou.
297. Chacun se déchaînait contre ces sortes de gens. Tout le monde était ravi de voir ces sangsues sucées à leur tour. Et Mons[ieu] r Chamillart trouva dans sa serviette en se mettant à table un papier qui contenait ce que voici :
Apostrophe
À
Monsieur Chamillart et aux fripons de maltôtiersPartisans et traitants, engeance de vipèresQue l’enfer en fureur a vomi contre nous,Gouffres toujours béants, insatiables loups,Vous avez jusqu’aux os dévoré votre mère.Chamillart veut enfin venger notre misère.Il a le bras levé, craignez ses justes coups.Rien ne peut vous sauver, voleurs, ou fuiriez-vous ?Vous n’avez sous le ciel aucun ami sincère.Vous, ministre, achevez, bannissez de vos yeuxTous ces donneurs d’avis, ces démons furieux,Qui n’ont d’autre dessein que de piller la France.Le champ que vous ouvrez est couvert d’épis d’or.Mettez la faux dedans. Ce grand coup de prudenceRemplira dans un jour tout le sacré trésor.
298. C’était un plaisir de les voir tous venir faire la confession l’un de l’autre et s’accuser mutuellement. Chacun pour se rendre blanc noircissait son camarade, et jetait sur lui une friponnerie qui leur était commune ; et tous en général tâchaient de s’exempter de taxe. Une maison bâtie, une perte sur mer, une banqueroute, un fils établi, une fille mariée, en un mot aucun prétexte ne fut oublié pour prouver qu’ils n’avaient point d’argent, et tous donnaient états sur états. Il s’y passa quelque chose qui mérite d’être su. M.de La Chapelle [sic], dont nous avons le voyage avec M. de Bachaumont, qui est dans son genre une pièce inimitable, a fait quelques pièces de théâtre, entre autres Cléopâtre, qui est un très bon poème. Il avait été receveur général des finances à La Rochelle, et intéressé dans les étapes, et l’un de ceux dont M. de La Beuvrière, intendant en Poitou, s’était plaint au Conseil, comme je l’ai ci-devant rapporté. Il vint chez M. Chamillart demander au moins une modération de la taxe de cinquante mille écus qui lui avait été imposée. Lorsqu’il fut rentré chez lui, son portier lui donna un papier plié en lettre et cacheté. Voici ce qu’il contenait :
Le fin partisan La ChapelleAfin de n’être point taxéRemontre et dit qu’il est un sectateur fidèleDe cet art que Plutus n’a jamais caressé.Mais pour éluder sa défaite,Chamillart lui répond : Monsieur, point de quartier,Vous n’êtes point taxé comme mauvais poète.Mais comme riche maltôtier.
299. Ces deux quatrains le mirent plus en colère que sa taxe ; et comme il vit bien que celui ou ceux qui avaient commencé à le turlupiner ne s’arrêteraient pas en si beau chemin, il aima mieux payer tout d’un coup que s’exposer à de nouvelles satires.
300. Cependant les affaires allaient toujours leur train, c’est-à-dire que les victoires et les conquêtes des ennemis, les pertes de la France, la pauvreté du peuple, la chute du commerce et la ruine entière du royaume, et les richesses odieuses des gens d’affaires augmentaient de jour en jour. La mort de Monsieur de Barbezieux, ministre d’Etat de la guerre, arriva sur ces entrefaites. Il avait succédé à M. de Louvois son père, et puisque j’en suis sur les maltôtiers, je crois devoir dire ici de quelle manière M. de Barbezieux était d’avis qu’on en usât avec eux. Je sais celui-ci de la bouche de M. Camus de Beaulieu, contrôleur général des troupes et de l’artillerie de France, très familier avec M. de Barbezieux, qui disait que dans l’état violent où les affaires étaient réduites, au lieu de s’amuser à taxer les maltôtiers en détail, il fallait les taxer en gros ; que le secours qu’on en tirerait serait prompt et effectif, et sauverait l’Etat. Qu’il n’y avait qu’à en prendre le plus qu’on pourrait tout d’un coup et d’un seul coup de filet ; que pour cela il n’y avait qu’à les mander à une heure précise chez les ministres sous différents prétextes, comme de traités d’adjudication et autres ; les faire conduire à la Bastille ; faire en même temps saisir tout chez les absents et les décréter ; qu’on les taxerait bien après sur le rapports des autres, auxquels on administrerait à la Bastille une grande chambre pour s’assembler, avec plumes, encre et papier ; les bien nourrir à leurs dépens, ou leur donner simplement le pain du Roi, de l’eau et rien autre chose ; leur donner trente heures pour se tranquilliser l’esprit, et ensuite les faire tous passer dans la salle qu’on leur aurait destinée pour leurs conférences, et que là le gouverneur de la Bastille leur lirait à haute voix l’intention de la Cour, et ensuite l’afficherait afin qu’ils pussent la lire si bon leur semblait. Qu’ils y seraient avertis qu’après avoir fait entre eux une infinité d’états de répartition à profit pour eux, le Roi voulait qu’ils en fissent un à son profit à lui, sur lequel il n’y eût aucune non-valeur, les avertissant qu’aucun ne sortirait que tout ne fût payé en entier ; et que cet état de réparti(ti] on, dont le premier fonds serait de cent millions, augmenterait tous les jours d’un million, jusques à son entier paiement en espèces sonnantes sans billets. Que le Roi leur donnait quarante-huit heures pour dresser cet état et en faire venir les fonds, au bout duquel temps on viendrait en tirer un au sort pour être pendu et étranglé tant que mort s’ensuivît en leur présence, tous ses biens acquis et confisqués au Roi, ses enfants dépouillés de leurs charges, et lui préalablement mis et appliqué à la question, pour savoir en quoi et où girait son bien. Et en même temps leur faire écrire à tous et chacun leur nom sur de petits carrés de papier d’égale grandeur ; plier tous ces papiers d’une même grandeur et les faire cacheter par celui dont le nom serait écrit en dedans, et les mettre tous à mesure qu’ils seraient cachetés dans un tronc bien fermé et bien attaché au mur, et y mettre autant de clés qu’il se pourrait, et en donner une à celui qui voudrait la prendre, le gouverneur conservant la clé du gros tronc qui renfermerait le petit. Il ajoutait que ces gens, qui savent tous les affaires les uns des autres, feraient cet état plus juste en une heure que tout le conseil ne le pourrait faire en cent ans. Qu’en tout cas il fallait leur tenir parole ; c’est-à-dire, si cet état n’était point fait dans les quarante-huit heures, il fallait en leur présence ouvrir le gros tronc, le bien remuer pour que tous ces billets fussent bien mêlés et le retourner la gueule en bas, et le secouer jusqu’à ce qu’il en tombât un billet par le même trou qu’ils y seraient entrés. Prendre dans le moment sans distinction de qui que ce fût celui dont le nom serait sorti de ce tronc ; le mettre entre les mains de l’exécuteur et en même temps envoyer tout saisir chez lui ; le faire confesser, et le faire appliquer à une question si rude et si forte que les autres pussent entendre ses cris, et dans le moment le faire si promptement exécuter à la vue des autres que qui que ce soit ne pût demander sa grâce. Qu’il fallait rapporter le cadavre dans la même salle afin qu’ils le vissent tous et le reconnussent, et les avertir qu’autant leur en pourrait arriver dans les vingt-quatre heures ; et pour lors leur demander cent-et-un millions, sans y comprendre la part qu’en aurait pu porter celui dont le corps était présent, et qui serait le lendemain jeté à la voirie. Il est certain, disait M. de Barbezieux, qu’on [n’] en aurait pas pendu quatre de suite, malgré leurs familles ou plutôt leurs alliances, que les autres se rendraient traitables, lorsqu’ils verraient qu’il n’y aurait aucune grâce à espérer d’abord que le sort se serait déclaré. Et pour cela qu’il fallait seulement faire en sorte qu’on ne sût le nom de celui qui allait être pendu que lorsqu’il sortirait de la Bastille pour être conduit au gibet qui serait dressé devant la porte à la vue de ses confrères. Saisir toujours le bien du pendard, et à chaque exécution, de vingt-quatre heures en vingt-quatre heures, c’est-à-dire tous les jours, augmenter l’état d’un million. Qu’il avouait que cette manière tenait du barbare et du Turc, mais que, dans les maux extrêmes, il fallait se servir des remèdes les plus violents. Qu’au pis aller ce n’était que faire pendre des scélérats dignes de la corde, puisque ce n’était que leur voracité et leurs concussions qui avaient réduit l’État au triste état où il était, étant certain que la France ne manquait point d’argent, mais que c’était ces gens-là qui le possédaient et qui le cachaient ; et qu’il ne voyait point d’autre véhicule que leur mort publique et une sévère question qui pût donner à cet argent une nouvelle vie, en le retirant des cachots où il était enseveli. Que le peuple bénirait une exécution si prompte et si sévère. Que les affaires du Roi ne manqueraient ni de fermiers ni de traitants, cette vermine étant inépuisable tant qu’il y aurait des Gascons ou des Normands dans le monde. Que même il n’y en aurait pas tant d’exécutés qu’on pouvait le craindre, parce que les femmes, les enfants et les héritiers de ceux qui seraient en risque de l’être craindraient, outre le déshonneur et l’infamie, d’être dépouillés de tout le bien et des établissements qui leur pouvaient revenir, et ainsi les porteraient les premiers à rendre gorge. Que pour que cela fût fallait leur permettre le commerce de lettres avec qui bon leur semblerait, mais non pas de parler à personne. Que l’heure pour la réception des lettres qu’on leur écrirait serait fixée du moment de la rentrée du corps du dernier exécuté jusques à sept heures du soir, et pour l’envoi de leur réponse depuis sept heures du matin jusques à neuf que se ferait l’assemblée générale pour l’ouverture du tronc, afin d’en tirer un nouveau pendard. Que depuis cette heure jusques à l’exécution il ne fût permis à qui que ce fût sur peine de la vie de sortir de la Bastille, et qu’il fût aussi défendu à tout le monde d’y entrer, afin que le secret de ce qui se passerait en dedans fût inviolablement gardé, et que le Roi ne pût être importuné par qui que ce fût de faire grâce à personne. Il est certain que cette manière, sans aucune discussion, interrogatoire ni procédure, aurait bien promptement fait revenir une infinité d’argent dans les coffres du Roi. J’y entrevois quelque chose de la conduite que tint Mahomet Cuperli lorsqu’il fut fait vizir azun au commencement du règne de Mahomet IV, empereur des Turcs, et qu’il fit revenir dans le trésor du Grand Seigneur une richesse prodigieuse, sans qu’il en coûtât rien du tout au peuple qui, bien loin de blâmer cette sévérité, maudissait encore la mémoire des sangiacs qui avaient été étranglés.