(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Prez, et de Mademoiselle de l’Épine. »
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(1713) Les illustres Françaises « Histoire de Monsieur Des Prez, et de Mademoiselle de l’Épine. »

Histoire de Monsieur Des Prez, et de Mademoiselle de l’Épine.

Il y a environ deux ans qu’au retour d’un voyage que j’avais été faire à la suite du Roi, pour quelques affaires que j’avais à la suite du Conseil, j’appris que Mademoiselle de l’Épine l’aînée était morte dans un état pitoyable il n’y avait pas plus de trois mois. Je la plaignis, non pas que je la connusse particulièrement, mais parce que ç’avait été une des plus belles filles du voisinage. Tout le monde parlait mal de Des Prez ; on m’en dit mille cruautés : enfin on m’en dit tant, que quoique je ne le reconnusse pas dans la peinture qu’on m’en faisait, et dans le caractère qu’on lui donnait, je le crus coupable. Il n’était point à Paris lorsque j’y arrivai, et n’y revint qu’environ trois mois après.

Comme nous avions toujours été bons amis, j’allai le voir. Je le trouvai pâle et défait ; je crus qu’il relevait de maladie. Lorsque j’entrai dans sa chambre, il était appuyé sur une table, sa tête était soutenue par ses deux mains. Il se leva au bruit que je fis en entrant, et mes paroles achevèrent de le retirer d’une rêverie où il était enseveli. Je vis devant lui une lettre ouverte ; dont l’écriture me parut être de femme. Nous nous embrassâmes. Je lui fis compliment sur l’état où je le voyais, je pris part à sa tristesse, et tâchai de le consoler. Le coup est là, mon cher ami, me dit-il, en mettant le doigt à l’endroit du cœur, je n’en reviendrai jamais, et en même temps les larmes lui vinrent aux yeux. Il prit le papier qui était sur sa table, il le baisa, et le mit dans une bourse qu’il portait sur son estomac, en manière de reliquaire. J’y aperçus le portrait de Mademoiselle de l’Épine, il se mit à soupirer, et me parla avec tant de désordre et si peu de suite, que j’eus pitié de l’état où il était. Je me doutai de quelque chose ; et pour faire diversion à sa douleur, et pour éclaircir mes soupçons : cette lettre, lui dis-je, ne devait pas vous être rendue au sortir d’une maladie, et aussi changé que vous êtes, on aurait dû vous épargner ; car ou je me trompe fort, ou c’est elle qui vous cause la tristesse où je vous vois. Je n’ai point été malade, me dit-il, et ce n’est point cette lettre qui cause ma douleur, elle ne fait que l’entretenir. J’en crois connaître le caractère, repris-je, et qu’elle est de l’écriture de Mademoiselle de l’Épine. Vous ne vous trompez point, me dit-il, elle est d’elle en effet. Mais comment peut-elle vous écrire, puisqu’elle est morte, poursuivis-je, à ce que tout le monde dit ? Elle l’est aussi, répondit-il, et plût à Dieu qu’elle ne la fût pas, je ne serais pas ici, mais elle ne serait pas tout à fait perdue pour moi ! À ces mots sa douleur recommença plus vive qu’auparavant ; ses pleurs se débordèrent, et ses soupirs redoublés me firent connaître qu’il y avait dans cette aventure quelque particularité essentielle, qui n’était pas venue à la connaissance de ceux qui m’avaient instruit. Mais, poursuivis-je dans ce sentiment, pourquoi la mort de cette fille vous est-elle si sensible, puisque vous l’avez abandonnée pendant sa vie ? Je l’ai abandonnée, reprit-il, en joignant les mains et haussant les yeux, Ha ! Dieu, peut-on dire une pareille imposture ? C’est la croyance du public, lui dis-je. La croyance du public m’est indifférente, ajouta-t-il ; mais vous, qui me connaissez, avez-vous pu le croire, et n’avez-vous pas dû prendre mon parti ! Toutes les apparences sont contre vous, dis-je. Elles ont trompé tout le monde, dit-il, il m’est indifférent de le désabuser. Mais vous qui jugez si mal de moi, je veux vous désabuser, quoique votre peu d’estime pour moi semble me dispenser de le faire.

Ce sera quand vous voudrez, lui répondis-je : nous ne sommes pas en lieu commode, reprit-il ; mais sortons, et en nous promenant, je vous dirai ce qui en est. Je profitai de sa bonne disposition. Nous montâmes dans mon carrosse, et prîmes le chemin de Vincennes. Pendant tout le chemin à peine ouvrit-il la bouche, du moins je ne l’entendis que soupirer ; et proférer quelques paroles mal articulées, que le bruit des roues m’empêcha de distinguer. Sitôt que nous roulâmes sur la terre avec moins de bruit, je le priai de me dire ce qu’il m’avait promis. Je n’en pus pas encore tirer deux paroles de suite ; mais enfin étant arrivés dans le bois, il fit arrêter et descendit sans me rien dire. Je le suivis. Il me pria d’ordonner à nos gens de nous attendre, et nous étant écartés dans un endroit où nous étions sûrs de n’être ni écoutés, ni interrompus, il commença à parler.

Pour vous ôter tout à fait de l’esprit, me dit-il, les fausses impressions que le public peut y avoir faites, je n’ai qu’à vous faire un récit fidèle de tout ce qui m’est arrivé avec Mademoiselle de l’Épine ; vous connaîtrez en même temps mon innocence, le malheur de cette pauvre femme, et le mien. Je l’appelle femme, parce qu’elle était véritablement la mienne, et plus que tout cela, vous connaîtrez le sujet que j’ai de nourrir éternellement dans mon cœur le regret d’avoir été la cause innocente de sa mort. Vous savez que je suis pour mon malheur fils unique d’un homme extrêmement puissant dans la robe ; je dis pour mon malheur, car si mon père avait eu moins de crédit et d’autorité, et qu’il eût été moins à craindre, je ne serais pas comme je suis, le plus infortuné de tous les hommes.

Marie-Madeleine de l’Épine, que vous avez connue, était l’aînée de deux autres filles et d’un garçon que son père avait laissés en mourant sous la conduite de la mère. Il était italien d’origine, de bonne maison, mais peu riche. Il était venu avec le cardinal Mazarin qui lui avait donné de l’emploi en France jusqu’à sa mort qui laissa sa veuve chargée des affaires de sa famille, entre autres d’un procès maudit qui est la cause de mon malheur. Il est de longue discussion, et n’est pas encore terminé, quoiqu’il y ait longtemps qu’il devait l’être. Mon père pouvait beaucoup dans le jugement qu’on en attendait. Mademoiselle de l’Épine demeurait proche du logis où elle venait souvent solliciter. Elle avait de puissantes recommandations ; mais si j’avais été juge, la plus puissante eût été celle de l’aimable fille qui l’accompagnait. Vous l’avez vue, elle était extrêmement blanche, grande et bien faite, les cheveux du plus beau blond clair qu’on puisse voir au monde. La forme du visage ovale, les yeux bleus, comme les blondes les ont ordinairement. Sa beauté était vive, et n’avait point une certaine langueur fade, si commune à toutes les blondes. Le son de sa voix était insinuant et agréable. Ses manières étaient toutes charmantes, et semblaient ne demander que de la tendresse, et ne respirer que l’amour. Sa physionomie n’était pas trompeuse. Il est pourtant vrai que le plaisir des sens ne la dominait pas. Pour son âme elle méritait d’obtenir tout ce qu’une femme peut prétendre. Elle l’avait élevée, sincère, franche et libérale, capable de soutenir un engagement jusqu’au dernier soupir, fertile en inventions, timide à prendre ses résolutions ; mais hardie à les exécuter. Elle était désintéressée, bonne amie et plus fidèle maîtresse : elle était si peu ambitieuse que je lui ai mille fois entendu dire, que si elle avait été maîtresse d’elle-même, elle aurait préféré une vie pauvre et tranquille à une vie remplie de faste et d’honneurs, qu’on ne peut acquérir qu’aux dépens de sa sincérité. Elle était complaisante pour moi, parce qu’elle m’aimait ; mais elle était naturellement brusque. Je lui ai vu mille fois faire des choses qu’aucune considération humaine n’aurait pu lui faire faire ; et elle les faisait uniquement parce qu’elle savait qu’elle me faisait plaisir. Elle était sans réserve pour moi, passionnée, mais sans effronterie ; et je l’ai vue assez souvent me recevoir dans ses bras, et rechercher même mes embrassements, dans des moments où je connaissais que je lui aurais fait plaisir de m’en tenir à ses avances. En un mot, c’était la maîtresse et la femme la plus accomplie dont on puisse former l’idée.

Je la vis dans une salle où mon père donnait audience ; sa mère et elle attendaient qu’il sortît de son cabinet. Je fus ébloui de sa beauté, et croyant ne donner qu’à la civilité, ce que je donnais aux premiers mouvements de mon cœur, je m’offris de les faire parler à lui. Je pris la mère par la main, et la menai dans le cabinet. Voilà Monsieur, dis-je à mon père, la mère et la fille que je vous présente. Il y a longtemps qu’elles attendent, j’ai cru devoir les distinguer, elles ont trop bonne mine pour n’être pas préférées : si ma recommandation pouvait leur être utile, je vous supplierais de leur rendre service. Je sortis, et la mère eut tout le temps de dire ce qu’elle voulut ; car elle resta plus d’une heure avec lui. Je me retrouvai à leur sortie comme si le hasard m’y avait conduit. Je leur demandai si elles avaient satisfaction. Oui, Monsieur, répondit la mère, et c’est une bien grande obligation que nous vous avons. J’ai instruit Monsieur votre père des chicanes qu’on me fait, et j’espère qu’il m’en rendra bientôt justice. Je voudrais qu’elle dépendît de moi, Mademoiselle, lui dis-je, elle vous serait rendue dès aujourd’hui. Elle me remercia et s’en allèrent. Je m’aperçus que la fille m’avait toujours regardé en rougissant, et qu’elle avait détourné la tête lorsque j’avais jeté les yeux sur elle.

Je mis un laquais en garde pour m’avertir les soirs lorsqu’elles seraient sur leur porte, non pas la mère que je ne cherchais pas, mais son aimable fille, avec ses sœurs. J’y allai fort souvent ; et quelquefois nous allions nous promener sur les boulevards, ou dans les marais ; mais je n’y eus avec sa fille, ni entretien particulier, ni tête à tête. J’étais fort bien reçu, non seulement à cause des services que je leur rendais ; mais encore à cause de ceux que je pouvais leur rendre.

Lorsque le temps ne permit plus d’aller le soir à la promenade, j’allai jouer chez elle. Nous y jouions très petit jeu, et seulement pour le commerce, et pour avoir prétexte d’y aller tous les soirs. Je fis en sorte de lier une partie qui durât longtemps, ce fut de leur dire que le jeu que nous jouions n’étant qu’une bagatelle, il fallait, pour le finir en plaisir comme il commençait, préméditer quelque divertissement. Que pour cela il fallait élire une trésorière à la pluralité des voix, pour lui remettre en main tout l’argent que les gagnants ne rembourseraient plus, et que les perdants paieraient au trésor ; afin que lorsqu’il y aurait assez de fonds en caisse, il fût employé à une partie de plaisir, où personne ne débourserait rien, et où on ne laisserait pas de se bien divertir.

Le parti fut accepté, et la société se noua. Nous étions huit joueurs, savoir les deux aînées, deux demoiselles du voisinage, et les amants de toutes quatre. Je ne vous les nomme point, leur nom ne fait rien à ce que j’ai à vous dire. Nous nous obligeâmes à venir tous les soirs, et il fut arrêté que l’Épine qui était tout jeune, prendrait la place d’un absent qui serait obligé de payer sa perte, ou de lui donner autant qu’il aurait gagné. Cette condition y fut arrêtée avec peine, la mère et les filles s’y opposèrent, mais elle passa. Les demoiselles seules furent exemptes de l’amende, que les hommes s’obligèrent de payer en cas qu’ils manquassent. Nous voulûmes tous faire monter cette amende fort haut, et nous n’en fûmes pas les maîtres. Le trésor n’en eût pas été beaucoup plus riche ; nous avions tous nos vues qui ne nous permettaient pas de fausser compagnie. L’amende des filles fut de nous baiser tous ; et Mademoiselle de l’Épine l’aînée fut notre trésorière. Nous jouâmes donc tous les soirs ; je cherchai inutilement toutes les occasions de lui parler seul à seul ; je n’en trouvai point, et n’avançai pas davantage. On ne peut pas être plus réservé qu’elle la fut pendant près de quatre mois. Elle s’aperçut bien que je ne la regardais pas avec des yeux indifférents ; elle vit bien qu’une autre raison que le jeu m’attirait chez elle ; mais elle évitait avec tant de soin de me parler seul à seul, que je ne pus rien lui dire de bouche.

Nous ouvrîmes notre trésor à la Saint-Martin, et quoique nous eussions joué fort petit jeu, il ne laissa pas d’être assez riche pour nous divertir parfaitement bien, et la compagnie étant choisie, on passa une soirée la plus agréable que j’aie passée de ma vie : nous n’avions pourtant pas tout dépensé. Chacun fut si content, qu’on résolut de continuer pour avoir de quoi faire la messe de Minuit, deux ou trois fois les Rois, et terminer par un bon souper, et un grand bal aux jours gras ; et de la manière dont notre jeu avait été, nous ne doutâmes pas d’avoir de quoi faire les choses avec éclat. La société fut donc renouée plus ferme qu’auparavant, et les amendes augmentèrent.

Malgré mes assiduités je n’avançais pas plus : ma maîtresse était tout le jour avec sa mère ou ses sœurs ; et le soir la compagnie lui donnait mille moyens de m’éviter, sans faire paraître aucun dessein. Cependant je voulais m’expliquer, et savoir ce que je devais devenir. Je l’aimais trop pour rester longtemps dans l’incertitude, et ne pouvant parler, j’écrivis ce billet-ci.

BILLET.

Vous êtes trop éclairée pour ne connaître pas ce que je sens pour vous. Je n’ai pu faire parler que mes yeux ; mais je crois qu’ils se sont expliqués. La présence de tant de gens dont vous êtes éternellement obsédée, et votre application à m’ôter les moyens de vous parler, m’ont obligé à me taire. Si vous êtes encore à vous apercevoir de mon amour, je m’en prendrai à mes yeux peu faits à ce langage ; mais si vous vous en êtes aperçue, et que vous ayez expliqué leurs regards, je vous accuserai d’indifférence, ou plutôt de dureté pour moi. Tirez-moi de mon incertitude, tout le bonheur de ma vie dépend de votre réponse.

Je lui mis ce billet dans la main, elle fit un mouvement qui me fit craindre qu’elle ne le prît pas. Elle le prit pourtant, en rougissant, sans me regarder. Je remarquai qu’elle ne joua pas ce soir-là avec sa gaieté ordinaire. J’y retournai le lendemain, et me mis encore auprès d’elle. Elle fit semblant d’avoir laissé tomber quelque chose, et en se baissant elle mit un billet dans la basque de mon justaucorps. J’avais trop d’impatience de voir ce qu’il contenait, pour ne me pas satisfaire dans le moment. Je quittai le jeu que je priai sa mère de tenir pour moi. J’allai le lire dans une chambre à côté. Il n’était pas long, ce n’était qu’un rendez-vous qu’elle me donnait au lendemain à la Sainte-Chapelle, pendant que sa mère serait au Palais avec des gens d’affaire. Je vins reprendre mon jeu fort aise que mon intrigue commençât pour un rendez-vous.

Je n’y manquai pas, elle y arriva un moment après moi. La messe que j’avais fait semblant d’entendre finit ; tout le monde sortit ; et nous restâmes presque seuls dans l’église. Les moments étaient trop chers pour les perdre : je m’approchai d’elle. Eh bien, Mademoiselle, lui dis-je, saurai-je aujourd’hui ce qu’il vous plaît que je devienne ? Je ne sais, me dit-elle, ce que vous deviendrez ; mais pour ce qui me regarde, le cœur ne me prédit rien de bon de tout ce qui peut réussir de vos poursuites ; et si j’en croyais mes pressentiments, je vous ôterais toute espérance ; je vous prierais même de ne plus venir au logis ; et enfin je ne vous regarderais de ma vie. Les pressentiments de votre cœur me sont bien funestes ; mais ne sentez-vous rien dans ce cœur qui les combatte ? Il faut bien, dit-elle, qu’il y ait quelque chose de plus fort qu’eux, puisque je ne me sens plus devant vous dans la même résolution que j’avais prise dès avant hier au soir, et qui m’a amenée : je ne voulais pas rompre commerce avec vous, puisque je n’en ai eu aucun ; mais je voulais vous prier de ne point songer à en lier, et vous dire que vous m’êtes trop indifférent pour vous regarder autrement que mon devoir me l’ordonne ; mais… Elle s’arrêta là les yeux tout mouillés. Achevez, lui dis-je, Mademoiselle, expliquez-moi ce mais. Que voulez-vous que je vous dise, répliqua-t-elle en rougissant, je ne me trouve plus la même que j’étais ce matin. La sainteté du lieu où nous étions, ne m’empêcha pas de lui baiser la main, ni de la remercier avec des transports que je n’avais jamais sentis, et dont j’étais presque hors de moi.

Le lieu n’était pas commode pour un entretien ; ceux qui y seraient entrés, auraient été scandalisés. Je la menai chez un libraire proche de là, nous nous mîmes dans sa boutique, c’était le chemin de sa mère de passer par-devant. Ce libraire était de ma connaissance, et là sans affectation, nous traitâmes à fond de nos affaires. Je la remerciai de sa sincérité. Elle me dit que je ne devais pas juger moins favorablement de sa vertu. Qu’elle ne savait par quelle force elle avait été entraînée, qu’elle m’avait aimé dès le premier moment qu’elle m’avait vu, longtemps avant que de me parler. Que j’étais cause qu’elle avait suivi sa mère sans répugnance dans les sollicitations qu’elle faisait, espérant qu’à force d’aller chez mon père, elle trouverait enfin l’occasion de me parler, ou du moins de me voir. Qu’elle m’avouait ce qu’elle m’avouait, afin que je ne crusse pas que sa tendresse pour moi, fût un effet de sa reconnaissance, ni un mouvement d’ambition, et que je fusse persuadé que son cœur seul avait choisi.

Je lui dis tout ce que je pus lui dire pour lui témoigner qu’elle me comblait de joie par une si tendre déclaration. Je lui fis de mon amour le portrait le plus vif qu’il me fut possible. Je crois, me dit-elle, qu’il est comme vous me le dites et que je le souhaite ; mais après tout, vous me faites faire une démarche, dont je crains d’avoir tout le temps de me repentir. Vous m’aimez, vous me le dites, et je le crois ; je vous aime, et je vous le dis, à quoi tout cela aboutira-t-il ? Vous voyez bien que nous ne sommes pas nés l’un pour l’autre. Quoique je sois d’une bonne maison, elle n’approche point de la vôtre en France. Le bien vous met cent piques au-dessus de moi, et je suis trop sage pour vous rien accorder qui puisse me perdre auprès de vous. Voilà les raisons qui paraissaient devoir absolument me déterminer à ne vous plus voir ; car enfin je ne vois aucune heureuse issue ni pour vous ni pour moi. Pour vous, parce qu’outre le temps que vous perdrez auprès de moi, vous vous ferez des ennemis, des gens de qui vous dépendez. Pour moi, parce que toute la terre étant convaincue que je ne dois pas prétendre à vous épouser, on interprétera vos visites à mon désavantage ; et que tout au moins, s’il ne m’en coûte pas mon innocence, comme je l’espère, je paierai de ma réputation le plaisir que j’aurai de vous voir. Je lui répondis que je m’étais dit à moi-même toutes les raisons qu’elle avait à me donner ; mais que ma résolution était prise. Qu’il était vrai que nous ne devions point espérer qu’un heureux mariage nous unît du vivant de mon père, mais que tout au moins il nous était permis de nous aimer, de nous le dire, et de nous marier à son insu, puisque j’étais en âge. Que je trouverais assez de prêtres pour nous marier, si elle voulait y consentir ; et qu’après cela les provinces ou les pays étrangers nous offraient des asiles pour y passer le temps de sa colère. À tout cela elle ne fit que tourner la tête, et dire que c’était de pures visions. Qu’elle ne pourrait consentir à un mariage qui m’exposerait à la colère de mon père, et nous obligerait à quitter le pays, supposé que nous eussions le temps ; parce que, dit-elle, s’il venait à le savoir, supposé encore qu’il se trouvât quelque ecclésiastique assez hardi pour oser le choquer, il ne manquerait pas, puissant comme il est, de faire déclarer un tel mariage clandestin ; de vous faire déclarer libre, et moi de m’obliger à passer mes jours dans un couvent, moquée et diffamée, et sans doute fort indifférente à vos yeux, par la possession de ma personne qui vous en aurait dégoûté, et c’est tout ce que je crains : car à l’égard du reste je ne m’en embarrasserais pas : mais vous cesseriez de m’aimer, et c’est tout ce que j’appréhende, parce que je n’en veux qu’à votre cœur, et sa perte me causerait un vrai désespoir. Si vous m’aimiez encore, ce ne serait plus qu’un amour de bienséance, qui ne tiendrait pas contre les mauvais traitements de votre père, et [contre] la beauté d’une autre épouse qui vous serait offerte. Je la rassurai de ses craintes par tout ce qu’un homme aussi vivement touché que j’étais, pouvait dire. Je l’ébranlai, mais je ne la persuadai pas.

Sa mère vint enfin, et nous trouva ensemble, sans se douter du sujet, au contraire. Je vous trouve tout à propos, Monsieur, me dit-elle, j’ai besoin d’appui. Je m’offris à son service. Elle me demanda si je ne connaissais pas un homme qu’elle me nomma ; je lui dis qu’il était de mes plus particuliers amis, et que j’étais persuadé qu’il lui rendrait service. Elle me dit qu’il ne dépendait que de lui qu’elle reçût quelque argent qu’il avait fait saisir. Que les saisies de[s] autres créanciers avaient été levées, et que la sienne qui n’était que de la veille, avait empêché son paiement. Qu’elle ne demandait pas qu’il fît tort à ses droits en lui donnant mainlevée ; que cela ne lui ferait aucun préjudice, n’étant qu’une chicane de sa partie, qui avait été mendier cette saisie pour s’empêcher de payer. Je la menai chez mon ami, qui à ma prière lui donna tout ce qu’elle demandait, elle m’en remercia, reçut son argent, et [je] la conduisis chez elle.

J’y allai le soir à mon ordinaire. Sa fille parut fort mélancolique et rêveuse. On lui demanda si elle se trouvait mal. Elle dit que non, et ajouta qu’elle et moi avions lu chez le libraire où sa mère nous avait trouvés le matin, une histoire de deux amants, à qui leur amour avait coûté la vie. Elle avoua que cela lui laissait une idée très cruelle. Cette histoire inventée, ou son application ne me plut pas, je lui en écrivis le lendemain, elle ne me fit point de réponse, et je ne pus l’engager à aucun rendez-vous, quoique je lui en demandasse souvent. Je ne pus pas même en tirer un mot d’écrit. Cela me chagrinait, mais je me consolais, parce que je voyais bien qu’elle se contraignait pour observer avec moi des dehors si cruels.

Nous fîmes la messe de Minuit ensemble, et nous nous divertîmes fort bien. Les étrennes vinrent, je les fis à toute la société pour avoir prétexte de lui en faire. Une paire d’heures, des gants, une canne, une tabatière me tirèrent d’affaire avec les autres. Mais avec elle, non. Outre une paire de gants que je lui donnai publiquement, je lui envoyai une fort belle montre sonnante et une lettre où je ne parlais point d’amour. Je savais bien qu’elle serait vue, j’en faisais une simple plaisanterie. Je lui mandai que presque tous les soirs y ayant de la dispute chez elle pour quitter le jeu, que chacun voulait poursuivre pour le profit de la société, et les montres ne s’accordant jamais ensemble, il était à propos que ce fût elle désormais qui en fût crue. Que personne ne ferait difficulté de s’en fier à elle, puisque personne n’en faisait de lui confier le bien de la société. Ma lettre fut lue publiquement, et on l’obligea de garder la montre qu’elle avait voulu me rendre. C’était tout ce que je demandais. Je lui donnai une autre lettre, où je déclarais mon dessein ; qu’il m’était indifférent que le jeu finît tôt ou tard ; mais que songeant à elle à tous les moments de la journée, je voulais l’obliger à songer à moi, du moins lorsqu’elle voudrait voir l’heure. Je la priais de m’avertir de celle du berger. Je lui demandais un rendez-vous, et je ne l’obtins pas. Les Rois étant venus nous soupâmes trois fois ensemble. Le carnaval se passa, et malgré la liberté qu’il amène, je n’avançai pas davantage.

Quoique je fusse tourmenté par le peu de succès, j’étais certain d’être aimé. Les regards qu’elle me jetait de temps en temps, confirmaient ce qu’elle m’avait dit. Cependant je n’étais pas content ; mais il me vint des traverses qui m’avancèrent plus que tout ce que j’aurais pu faire.

Mon père avait pris de l’ombrage de mes assiduités chez Mademoiselle de l’Épine. Il n’en avait rien dit l’hiver ni le carnaval ; mais voyant que le carême ne m’en retirait pas, il craignit que la mère, qu’il connaissait fort intéressée, ne me fît faire quelque démarche contraire à ses intentions. Ce n’était pas qu’il en appréhendât les suites, mais il ne voulait pas se mettre au hasard d’être un jour obligé de faire casser des engagements qu’il pouvait prévenir.

Il commença par me railler ; et voyant que je continuais, il me défendit d’aller chez elle. Je ne lui obéis pas, et ne parlai de cette défense ni à la mère ni à la fille. Il se mit en tête que c’était cette femme qui me révoltait contre ses volontés, il lui en voulut du mal ; et peu s’en fallut qu’il ne lui jouât un tour de barreau. Il ne le fit pas pourtant et se contenta de lui en faire donner la peur ; car quoique naturellement colère et brusque, il a toujours été juge intègre.

Le procureur de cette demoiselle la surprit extrêmement, lorsqu’il lui dit que mon père était mécontent d’elle. Elle voulut savoir en quoi ; car il est certain que lorsque nos actions sont innocentes, nous ne nous figurons jamais qu’elles soient soupçonnées. Elle me dit dès le soir même, ce que son procureur lui avait dit. J’en savais bien le sujet, mais je n’avais garde de le lui découvrir. Dès le lendemain au matin elle vint me prier de lui faire avoir audience. Elle ignorait ce qu’on lui voulait. Sa fille et moi avions vécu ensemble avec tant de réserve, et l’on avait vu si peu de particulier entre nous, qu’il était impossible d’en soupçonner. Je ne voulais pourtant pas cet éclaircissement, ainsi je lui dis que mon père n’était point en état de lui parler ; qu’il était enfermé pour une affaire qui devait l’occuper longtemps. Je la priai de s’en retourner, et de ne point sortir de chez elle. Je lui promis de m’en informer moi-même, et que je la ferais avertir, s’il y avait apparence qu’elle pût lui parler dans la journée.

Comme elle agissait de bonne foi, elle se retira ; mais en la conduisant, nous trouvâmes face à face Monsieur Des Prez. Il était sorti de son cabinet par une fausse porte qui donnait sur un escalier dérobé, et il y rentrait par la cour. La surprise où je lui parus confirma ses soupçons. Ce n’était point à moi que vous en vouliez, Mademoiselle, lui dit-il. Vous me pardonnerez Monsieur, lui dit-elle, j’avais dessein de vous demander en quoi… Et moi aussi, interrompit-il, j’avais envie de vous parler, il y a même du temps. Prenez la peine d’entrer dans mon cabinet, je vous dirai ce que j’ai à vous dire. Elle le suivit, et moi je restai plus mort que vif.

J’approchai de la porte de ce cabinet, d’où j’entendis tout. Il lui parla fort honnêtement d’abord, et après cela comme un homme qui veut être obéi. Je ne doute pas, lui dit-il, Mademoiselle, que vous et les vôtres, ne soyez aussi sages dans le particulier, que dans le public. Je ne crois pas que vous ni vos filles preniez, en sortant de chez vous cet air de vertu que je vous ai toujours vu ; ni que vous le laissiez à votre porte en entrant dans votre maison. Je suis persuadé que l’intérieur de votre domestique est aussi réglé que l’extérieur : cependant mon fils va chez vous tous les jours malgré mes défenses. Je ne veux pas croire que ce soit vous qui les lui fassiez mépriser ; mais le public est scandalisé de tant d’assiduités, et pourrait vous prêter quelque charité, qui ne vous ferait pas grand honneur. Prévenez-le en bannissant Des Prez de chez vous ; car je ne crois pas que vous soyez assez simple pour croire que ses empressements aient des vues légitimes ; et si une de vos filles est assez sotte pour le croire, et se rendre à ses protestations, je vous promets moi que ce sera tant pis pour elle ; qu’elle serait la première trompée, et à se repentir de sa bonne foi. Je crois, comme je vous l’ai dit, que le commerce est innocent, mais le monde en parle, et cela doit vous obliger à le rompre.

Jamais surprise ne fut égale à celle de Mademoiselle de l’Épine. Si elle avait suivi ses premiers mouvements, elle l’aurait brusqué ; mais elle avait besoin de lui, et cela l’obligea à prendre un ton plus bas. Vous me faites apercevoir, Monsieur, lui dit-elle, de bien des choses que je n’avais point encore vues. Je ne sais si Monsieur votre fils a quelque attachement chez moi ; mais je vous jure que je ne m’en suis point encore aperçue, et que s’il en a, ceux qui s’en scandalisent voient assurément plus clair que moi dans mon domestique. Je n’ai souffert Monsieur votre fils, que parce qu’il est votre fils, et qu’il pouvait comme il a déjà fait, me procurer le moyen de vous parler de mes affaires. Il a été d’une société de jeu ; je ne sais point d’autre sujet qui le fasse venir chez moi. Je sais bien que mes filles ne sont pas pour lui, dans un pays où le seul intérêt règle les alliances ; mais je vous supplie de croire que je les ai trop bien élevées pour craindre qu’elles fassent rien contre leur honneur. Faites-moi, je vous supplie, Monsieur, ajouta-t-elle, la grâce de me dire sur laquelle des trois le public jette les yeux. On n’en nomme aucune, reprit-il, on ne les distingue point ; ce ne sont que ses assiduités qu’on blâme. Ce sont donc des soupçons en l’air, répondit-elle : je vous promets pourtant de les faire cesser, et que dès aujourd’hui je prierai Monsieur votre fils de ne nous plus honorer de ses visites, et je le ferai d’une manière à vous faire connaître que je ne me les suis point attirées par aucun motif qui pût vous faire de la peine. L’éclat est inutile, Mademoiselle, lui dit-il, il ne faut pas chasser les gens à coups de bâton ; le bruit que vous feriez donnerait sujet de parler : on dirait que vous n’auriez agi que par dépit ; une manière douce est plus honnête. Elle lui promit de la suivre ; ensuite elle lui parla de son maudit procès. Il lui promit toute assistance, et lui tint parole le jour même.

Ce qu’ils disaient m’étant indifférent, je me retirai sans savoir quel parti prendre. D’aller chez elle, je savais le compliment qui m’attendait. De n’y pas aller, c’était autant que si on me l’eût déjà fait. Je n’y retournai que le lendemain, je préparai une lettre pour la fille, je la lui donnai sans qu’on le vît. Voici ce qu’elle contenait.

LETTRE.

Vos prédictions commencent à s’accomplir, Mademoiselle ; la constance que je vous ai jurée, va m’être nécessaire. Je sais le compliment que Mademoiselle votre mère me prépare, je ne l’éviterai pas aujourd’hui, parce qu’il m’est impossible de vivre sans vous voir. Je souffris trop hier, je me livre à toute l’horreur de ma destinée. L’ordre que je vais avoir sera celui de ma mort ; mais je vous verrai du moins avant que de mourir. Quels troubles s’élèvent dans mon esprit ! Pourquoi ne vous parlai-je pas hier ? Je vous aurais priée de cacher vos sentiments, je les connais, ne les faites point connaître aux autres. Paraissez-moi cruelle ; faites taire vos regards ; ne me montrez que de l’indifférence, j’en soupçonnerai le motif, et tout le monde y sera trompé. Mais non, je mourrais de douleur à vos yeux, si je n’y remarquais point d’amour et de tendresse ! C’est à présent que les rendez-vous sont nécessaires. Vos réserves ne sont plus de saison, indiquez-m’en quelqu’un. Ce n’est point à moi à vous les prescrire, je serai pourtant demain à la messe aux Minimes. Elle commencera pour moi à huit heures, et ne finira que longtemps après midi.

Je lui donnai cette lettre sans que personne en vît rien, et je me mis proche d’elle à table à mon ordinaire. Toute la société y était, et toute la société informée de la harangue qu’on devait me faire. On garda quelque temps le silence et enfin la mère prit la parole. Vous m’avez voulu tromper Monsieur me dit-elle, vous avez risqué de me perdre dans l’esprit de Monsieur Des Prez, que vous savez bien que je dois ménager. Je ne sais point le motif qui vous y a poussé, mais je sais bien que vous avez joué à me ruiner. Vos assiduités ici lui font ombrage. J’ai connu par ce qu’il m’a dit, qu’il en appréhende les suites, et je crois, Monsieur, que vous ne trouverez pas mauvais que j’aille au-devant de tout ce qui pourrait m’en faire un ennemi ; ainsi, quoique vos visites me fassent beaucoup d’honneur, et plus que Monsieur votre père ne croit que j’en mérite, je vous supplie de vous les épargner. Si je n’avais point d’affaire, ajouta-t-elle, avec un air de dépit, et si mon procès était jugé, je n’aurais peut-être pas tant de condescendance pour ses volontés ; je vous l’avoue, afin que vous soyez persuadé que c’est malgré moi que j’en viens à la prière que je vous fais de ne plus venir ici. Ce n’est point assez que votre conduite soit innocente, il faut aussi qu’elle la paraisse. Voilà, dit-elle, l’évangile qu’on m’a prêché, sur quoi je pourrais faire des leçons aux autres. On donne une cause à vos visites qui peuvent faire tort à la réputation de mes filles, que j’ai encore autant d’intérêt et plus à ménager que la bonne volonté de Monsieur Des Prez, de qui dépend toute leur fortune et leur bien ; et vous êtes trop raisonnable pour me vouloir mal d’une chose à quoi je suis contrainte par tant de raisons.

J’en conviens, lui répondis-je, Mademoiselle, mon père vous chagrinerait, puisqu’il vous l’a dit. Je ne veux point être cause qu’il vous arrive de malheur. Ce qui m’attirait ici, c’est qu’il est impossible de trouver ailleurs une compagnie si agréable et si choisie que notre société. Je la quitte pourtant sans vous en savoir mauvais gré : je sais que vous y êtes contrainte. Je vous proteste que je ne laisserai pas d’être toujours le meilleur ami que vous puissiez avoir au monde ; que vous pouvez compter sur moi lorsque je pourrai vous rendre service ; mais je veux que vous me promettiez de ne me point haïr. Je ne crois pas vous en avoir donné sujet par moi-même ; et il n’est pas juste que je sois puni de l’ombrage que mon père prend mal à propos. Je veux même que vous me promettiez de vous assurer quelquefois de mon zèle. Je viendrai si peu, que je ne vous causerai point de nouvel embarras. On me l’accorda ; ce fut ainsi que je fus banni du logis de Mademoiselle de l’Épine, mais si je ne voyais pas tous les jours sa fille, mes affaires n’en avancèrent que plus.

Elle ne manqua pas de venir le lendemain aux Minimes où je lui avais écrit que je me trouverais. Elle ne put y rester que pour me donner un rendez-vous pour le lendemain dans une église à l’extrémité d’un faubourg. Je m’y [trouvai], nous restâmes plus de trois heures ensemble. Nous nous attristâmes de nous voir séparés. Je lui dis qu’il m’était impossible de vivre sans la voir ; et que si elle n’avait pitié de l’état où j’étais, elle pouvait me compter dans un couvent, si ma seule douleur ne me causait pas la mort. Elle m’en dit autant ; mais enfin, lui dis-je, cette douleur et ces regrets ne nous rendront vous et moi que plus malheureux. Il faut finir, tant de rendez-vous se découvriront, à moins qu’ils ne soient dans un endroit caché. Cet endroit ne peut être qu’une chambre ; et si vous y entriez autrement que comme mon épouse, vous pourriez être reconnue, et ce serait le comble des horreurs. Réservez-vous, poursuivis-je, je suis en âge de me donner à vous. Si le bien de mon père dépend de lui ; s’il a été le maître de me faire exiler de chez vous, le bien de ma mère, le don de mon cœur et de ma foi ne dépendent que de moi. Acceptez le moyen que je vous offre d’être l’un à l’autre sans que personne puisse nous en empêcher. Quel est-il ce moyen, dit-elle, pourvu que ma vertu puisse être à couvert, et que je puisse me croire innocente moi-même, je hasarde tout le reste. C’est, lui dis-je, de nous marier sans que personne le sache que le prêtre et les seuls témoins qui nous seront nécessaires. Faites, dit-elle, je consentirai à tout ce qu’il vous plaira ; et malheureuse pour malheureuse, j’aime mieux vous sacrifier tout, je ne puis éviter ma destinée. Tel que soit l’amour que vous avez pour moi, il n’égale point celui que j’ai pour vous. Je vous le dis sans hésiter, afin que vous vous justifiiez à vous-même la complaisance, et la facilité que j’ai pour toutes les démarches que vous m’allez faire faire, et auxquelles je ne m’engage que par une passion dont je ne suis pas la maîtresse. Vous ne vous repentirez point, ma chère Madelon, lui dis-je, en lui baisant la main, des démarches où je vous engagerai. Je vous rendrai réponse quand j’aurai tout disposé, vous pouvez même déclarer à votre mère les sentiments que nous avons l’un pour l’autre. Je m’en donnerai bien de garde, interrompit-elle, c’est d’elle dont nous devons nous défier plus que de tout autre ; la crainte de perdre son procès l’obligerait à me sacrifier, et je serais bientôt dans un couvent. Hé ! comment ferons-nous donc pour nous voir, lui dis-je, si personne ne nous prête la main ? Le temps et les occasions y pourvoiront, dit-elle ; mais quel est votre dessein ? Qu’allez-vous faire ? Je vous en instruirai, repris-je, quand j’aurai donné ordre à tout ; reposez-vous sur moi, j’ai trop d’amour pour n’avoir pas d’impatience, et je ne perdrai aucun temps pour nous rendre heureux. Mais de quelle manière, ajoutai-je, vous faire rendre vos lettres, et recevoir vos réponses ? Ce n’est pas là le plus difficile, dit-elle, j’y ai songé ; lorsque vous aurez quelque lettre à me donner, ne vous servez point de confident, donnez-la-moi vous-même. De quelle sorte, repris-je ? Il faut, me répondit-elle, que ce soit le moins souvent que vous pourrez, afin de ne nous point exposer à être découverts. Pour me le faire connaître, faites une marque blanche à la muraille qui est devant mes fenêtres, cela me servira de signal. J’ouvrirai mes fenêtres, et le soir en passant vous y pourrez jeter vos lettres avec assurance ; j’emporterai la clef de ma chambre, et personne n’y entrera que moi, où je ferai en sorte d’être la première à m’apercevoir de ce que vous y aurez jeté. Pour mes réponses, il faut un peu plus de ponctualité : quand j’aurai à vous en faire, ou à vous écrire, mon pot à fleurs sera sur ma fenêtre du côté des remparts. S’il est de l’autre côté, ne vous y attendez pas. Lorsque vous serez instruit que je vous écrirai, il faudra que vous vous trouviez sous ma fenêtre à onze heures sonnantes le soir, qu’il y ait de la lumière ou non, et que vous ramassiez ce que je jetterai. Fort peu de gens passent à une heure si indue, et outre cela, je regarderai si vous y serez ou non : c’est ainsi que vous aurez de mes nouvelles.

Après cette conversation, je retournai chez mon père, dans le visage de qui je remarquai une maligne joie. Je ne fis pas semblant de m’en apercevoir ; et parce que je me doutai qu’il me ferait suivre, je fus plus de huit jours, non seulement sans aller voir ma maîtresse, mais même sans lui écrire, et je restai au logis moins que je ne faisais auparavant.

Ma précaution ne fut pas inutile, j’étais en effet suivi, et Mademoiselle de l’Épine en fut instruite, afin de lui mettre l’esprit en repos. J’avais vu trois ou quatre fois dans mon chemin le même visage ; je ne fis pas semblant de le remarquer : mais pour voir si c’était effectivement un petit train d’augmentation, je me défis d’un laquais qui me suivait, sous prétexte d’une commission que je lui donnai : ce fut aux Jésuites. Sitôt que je le vis un peu éloigné, je me jetai dans un fiacre en affectant de me cacher. Je fis toucher au faubourg Saint-Germain à l’hôtel des Mousquetaires. J’y avais un cousin germain ; je le trouvai, et plus encore que je ne cherchais. Il me dit qu’il avait une partie faite pour aller dîner à Meudon, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être des leurs : j’acceptai l’offre. Je vis mon homme qui m’avait suivi à la porte d’un cabaret qui me montrait à un autre. Je ne fis pas semblant de m’en apercevoir, nous montâmes en carrosse, nous allâmes au rendez-vous, et y fîmes une débauche entière. J’y remarquai le même homme à qui son camarade m’avait montré ; et peu après mon retour au logis, j’y vis entrer celui que j’avais vu aux Jésuites le matin. Je fus tenté de le régaler, mais je crus qu’il était plus à propos de ne rien témoigner. Je demandai au portier qui était cet homme, il ne le connaissait pas. Il me dit seulement qu’il était venu au logis vers les dix heures, et qu’il avait parlé à mon père, qui l’après-midi ne sachant où j’étais, alla voir Mademoiselle de l’Épine. Heureusement il la trouva avec ses filles, qui travaillaient à la tapisserie.

Cela me rendit plus circonspect. Je l’écrivis à ma maîtresse, afin qu’elle ne s’étonnât pas de me voir si longtemps sans songer à ce que je lui avais promis. Elle m’écrivit la visite toute extraordinaire de mon père, qui apparemment avait cru que nous étions ensemble. Elle me recommandait le secret sur toutes choses, et de prendre de si justes mesures, que nous n’eussions rien à craindre. Le reste n’était que des assurances d’un amour constant, et mille autres bagatelles pour des gens indifférents, mais de grande conséquence pour des gens qui s’aiment. J’étudiai donc ma conduite tout le reste du carême et les fêtes de Pâques, c’est-à-dire près de deux mois, et je réussis si bien, que tout soupçon fut levé, et qu’on ne me suivit plus. Je mis alors les fers au feu pour me satisfaire.

J’avais vu plusieurs fois au logis un homme qui y venait écrire pour le secrétaire de mon père ; il me parut mon fait. Sa physionomie me plaisait, et j’espérai qu’il me rendrait service. Je donnai ordre qu’on le fît parler à moi quand il viendrait. Il vint, et pour commencer à entrer en matière, je lui donnai à écrire des lettres galantes qui couraient dans ce temps-là, et lui recommandai le secret. Le jour suivant, je me fis conduire chez lui. Je savais bien qu’il ne pouvait pas avoir fait ce qu’il ne m’avait promis que pour deux jours après ; ce n’était pas aussi ce qui m’amenait. Je voulais voir si la maison où il logeait était commode pour mon dessein. Je trouvai qu’elle l’était, tant parce qu’elle était grande et assez propre, que parce qu’elle était dans un quartier fort éloigné et peu fréquenté. Je vis même des écriteaux qui m’indiquèrent des chambres à louer, c’était ce qu’il me fallait. Il fut surpris de me voir : la pauvreté de ses meubles me témoigna son indigence. J’envoyai chercher à déjeuner, je le fis manger avec moi ; et sous prétexte de lui payer ce qu’il avait déjà écrit, je lui fis un petit présent, qui acheva de me le gagner ; car ma familiarité avait déjà fait beaucoup. Cet homme avait une femme, qui me parut d’intrigue et peu scrupuleuse. Ce fut à elle que je résolus de m’ouvrir. Je sortis comme j’étais entré, laissant bonne opinion de ma générosité, comme [je] reconnus lorsque j’y retournai.

Ce fut deux jours après. J’avais vu cet homme au logis ; ainsi sachant qu’il ne serait pas chez lui, j’y allai, sous prétexte de voir les écritures que je lui avais donné à faire. Sa femme se mit en devoir d’aller le chercher ; je l’en empêchai, et lui dis que n’ayant rien à faire, je l’attendrais en jasant avec elle. J’envoyai encore quérir à déjeuner, et je la fis manger avec moi, quelque difficulté qu’elle en fît. Je me défis de mon laquais en l’envoyant au logis dire à cet homme que je l’attendais. Si cette femme avait été jeune ou jolie, je n’en aurais pas agi de même, mais je ne craignais pas le soupçon ; elle était d’un âge et d’une laideur à cautionner ma sagesse. Elle a de l’esprit, c’était assez. Je ne l’entretins d’abord que de propos proportionnés à son état. Elle se plaignait de la misère du temps ; que son mari et elle ne gagnaient plus rien, et qu’ils avaient bien de la peine à vivre.

C’est-à-dire, lui dis-je en riant, que si vous trouviez quelque moyen de gagner beaucoup sans risquer, vous ne le laisseriez pas échapper ? Non assurément, me répondit-elle, d’un certain air qui me faisait connaître qu’elle parlait de cœur. Seriez-vous capable de secret, repris-je ? Oui, me dit-elle ; ma langue ne m’a jamais fait de tort. Cela est rare à une femme, dis-je en riant. Écoutez, poursuivis-je avec un air sérieux, si cela est et que vous soyez d’humeur à rendre service à des gens qui en ont besoin, je vous assure d’un présent de cinquante louis d’or sitôt que l’affaire sera faite, et d’une pension de vingt écus par mois pendant fort longtemps ; et si dans ce que je demande, vous n’offenserez ni Dieu ni les hommes ; il n’est question que de secret.

Je vis cette femme avec une joie qui éclatait jusque dans ses yeux, et qui paraissait sincère. Elle me jura que si cela était ainsi, je pouvais m’expliquer plus ouvertement. Je la fis jurer que, soit qu’elle voulût s’engager, soit qu’elle ne le voulût pas, elle ne parlerait jamais de ce que j’allais lui dire. Elle me le jura par tous les serments que je voulus exiger d’elle, et ne les a point violés ; car mon père ignore encore, qu’elle et son mari se soient mêlés de l’intrigue.

Je lui déclarai que c’était à moi qu’il s’agissait de rendre service. Que j’aimais avec passion une fille que mon père ne consentirait jamais que j’épousasse, parce qu’elle n’était pas riche, quoique de fort bonne maison. Que cette fille m’aimait aussi ; mais qu’elle avait trop de vertu pour me rien accorder contre son devoir. Qu’il y avait encore plus, que sa propre mère, à elle, ne consentirait pas à notre mariage par les raisons que je viens de vous dire, et que je dis à cette femme. Enfin, poursuivis-je, il s’agit de nous marier sans que qui que ce soit en sache rien. Elle est pupille, mais moi je suis en âge. Il s’agit de nous donner une chambre où nous puissions nous voir quand nous voudrons, et que cette chambre soit à nous seuls. Il s’agit encore de nous garder le secret, non seulement par rapport à la colère de mon père contre moi, mais aussi parce que cela attirerait sa perte à elle, et encore celle de sa mère, et de toute sa famille. Voilà, lui dis-je, de quoi il s’agit, voyez présentement si vous voulez nous prêter la main.

Avez-vous bien songé, reprit cette femme, à ce que vous entreprenez ? À l’égard de vous marier, il me paraît très difficile ; car quel est le curé de Paris assez hardi pour vous prêter son ministère ? De vous marier à l’Officialité, encore pis ; Monsieur Des Prez le saurait dès le jour même. Pour la chambre, c’est une bagatelle, ce serait à vous à prendre vos précautions pour n’être point surpris. Mais comment boucher les yeux de la mère sur la conduite de sa fille ? Pourra-t-elle avoir le temps de venir à vos rendez-vous, sans qu’on en soupçonne rien ? Et pourra-t-elle empêcher qu’on ne s’aperçoive de tout, si elle devient grosse ? Et cela arrivera très assurément. Une femme amoureuse ne reçoit pas longtemps un homme entre ses bras, sans qu’elle en porte des marques. Vous me donnez des raisons, lui dis-je, et vous me faites des questions surprenantes. Pour les rendez-vous, ce sera à notre prudence d’en régler les moments. On n’en a guère quand l’amour s’en mêle, reprit-elle, en tournant la tête. Nous en aurons, répliquai-je, que cela ne vous fasse point de peine, puisque nous en avons bien eu assez pour que personne qui vive ne soupçonne même que nous sommes bons amis. Si elle devient grosse, ajoutai-je, sa mère en sera instruite : il n’y aura plus de danger de son côté ; et ma femme pourra accoucher dans la même chambre, où nous nous serons vus auparavant. On sait prétexter un voyage à la campagne, ou une retraite dans un couvent. Passe pour celui-là, dit-elle, j’en tombe d’accord.

Il n’y a donc plus que le mariage, repris-je. Non, répliqua-t-elle, mais c’est le tout. À l’égard de l’Officialité, il ne s’est rien passé entre nous qui puisse être de sa juridiction : outre cela, cette voie ne me paraît pas honnête. Pour les curés de Paris, je n’en réclamerai aucun ; mon père en serait informé. De quelle manière voulez-vous donc vous y prendre, demanda-t-elle ? Il nous faudrait, répondis-je, un prêtre qui voulût nous marier en secret ; on ne lui demande pas même de certificat : mais, dit cette femme, ce prêtre n’aurait pas l’autorité de vous marier, et ce mariage serait cassé. Que vous êtes pressante, lui dis-je ; nous ne demandons pas que notre mariage puisse paraître aux yeux des hommes, puisque nous ne voulons pas même de certificat. La demoiselle dont je vous parle ne demande autre chose que de mettre sa conscience en repos devant Dieu par une bénédiction nuptiale effective ; et pour le reste elle, s’en repose sur ma fidélité.

Eh bien ! dit-elle, y a-t-il tant de façons ? Trompez-la, vous ne trouverez que très difficilement un prêtre, et vous trouverez mille gens qui se déguiseront en prêtres. Je ne suis pas un scélérat, lui dis-je, tout étonné de sa proposition, et je ne veux point me rendre abominable aux yeux de Dieu par un infâme sacrilège. Si elle veut être effectivement mariée avec moi, je veux l’être effectivement avec elle ; non seulement pour ma propre satisfaction et la tranquillité de ma conscience, mais aussi afin d’être retenu par le respect d’un véritable sacrement. Vous faites fort bien, dit-elle, de prendre des précautions contre vous-même. Il faut que cette demoiselle vous aime bien, pour se donner à vous avec si peu de sûreté ! Mais l’aimerez-vous longtemps, vous ? Oui, répondis-je, et j’en réponds. Vous seriez l’unique, reprit-elle, en tournant la tête, ces sortes de mariages-là par amourette n’ont qu’un temps, et je ne vous donne pas deux mois pour être dégoûté, ou Dieu vous a pétri d’une autre pâte que les autres. N’allez pas, lui dis-je, quand vous verrez ma maîtresse, lui tenir de pareils discours, vous ne me feriez pas plaisir. N’en craignez rien, dit-elle en riant, quand je lui en dirais mille fois plus qu’à vous, ce serait autant de paroles perdues. Bien loin de la persuader, je m’en ferais une ennemie : une fille amoureuse ne consulte que son cœur et son amant. Vous êtes apparemment instruite par votre expérience, lui dis-je. Cela se peut, dit-elle en riant, j’ai valu autrefois mon prix. Mais enfin, ajoutai-je, êtes-vous disposée à nous rendre service ? De tout mon cœur, dit-elle, quoique je voie bien à quels périls je m’expose. Je vous jure à mon tour, lui dis-je, un secret et une fidélité inviolable ; et que quoi qu’il nous arrive à ma femme et à moi, vous n’y serez jamais mêlée, et que qui que ce soit ne saura jamais que vous nous aurez prêté la main. Je l’espère bien aussi, dit-elle. Je crois, ajouta-t-elle, avoir trouvé dans ma tête un prêtre tel qu’il nous le faut. Je le verrai dès aujourd’hui, et demain vous saurez ce que nous aurons fait ensemble ; donnez-vous la peine de passer ici. Je le lui promis, et voilà, ajoutai-je, en lui mettant dix louis dans la main, le paiement du secret que vous m’avez promis ; cela ne fera pas de tort au reste, pour le service que j’attends de vous. Ensuite je m’en allai fort content d’avoir trouvé une femme d’intrigue, et de l’avoir mise dans mes intérêts.

Je fis savoir à Mademoiselle de l’Épine ce que j’avais fait, et lui demandai un rendez-vous pour lui dire la réponse que cette femme devait me faire le jour suivant, que je devais aller chez elle sur les neuf heures du matin. J’y allai en effet, sous le même prétexte d’écriture qui m’y avait mené les autres fois. Son mari y était, elle l’avait instruit de tout, et il avait eu toutes les peines du monde à consentir à ce que sa femme voulait faire, et ce ne fut qu’après bien du temps que je le gagnai. Cette femme me dit qu’elle avait parlé à ce prêtre, comme elle me l’avait promis. Qu’il n’avait voulu s’engager à rien qu’il ne m’eût parlé. Que si je voulais, elle irait le quérir : qu’en tout cas je pouvais m’y fier, et être sûr du secret ; parce qu’outre qu’elle lui avait parlé sous le sceau de la confession, elle n’avait point nommé les masques ; et que ne me connaissant pas, je pouvais paraître en assurance. Que si il se rendait, c’était une affaire faite ; et que s’il ne se rendait pas, nous n’en serions pas plus mal : que du reste c’était un prêtre très pauvre, tel que la Normandie en fournit en quantité à ses voisins ; mais pourtant bon ecclésiastique, et honnête homme. J’envoyai chercher à déjeuner, et surtout de bon vin, parce que je voulais mettre cet ecclésiastique de bonne humeur ; après cela je l’envoyai quérir.

Elle y alla, et l’amena. Voilà Monsieur que je vous amène, dit-elle en me le présentant, vous pouvez parler de vos affaires ensemble tant que vous voudrez. Nous entrâmes lui et moi dans une chambre vuide à côté, dont cette femme avait la clef. Cette chambre était à louer, et c’est celle qui nous a servi depuis à ma femme et à moi, pour nos entrevues particulières. Sitôt que nous fûmes ensemble, je pris la parole. Il est inutile, Monsieur, lui dis-je, que je vous répète le sujet qui m’amène, la maîtresse du logis a dû vous en instruire. Il est vrai, Monsieur, dit-il, qu’elle m’a parlé de quelque chose ; mais comme ordinairement les femmes ne s’expliquent pas fort bien, je vous prie de m’en informer vous-même. Je crus que la meilleure explication était de parler d’argent. Je lui dis superficiellement le tout ; et en lui montrant ce qui était dans ma bourse, voilà, poursuivis-je, de quoi il s’agit. Si vous le voulez, il est à vous ; si vous le refusez, tant pis pour vous ; cinquante louis ne se trouvent pas souvent avec tant de facilité, et si peu de risques. Il me dit qu’avant que d’en venir là, il était bon de convenir des faits. Il se jeta dans un sermon d’autant plus ennuyeux, qu’il n’est pas bon prédicateur. Il me prêcha sur l’obéissance que les enfants doivent à leurs parents ; il me fit voir les malheurs arrivés à ceux qui en avaient manqué. Il me cita assez mal à propos ce qu’il savait de l’Écriture et de l’Histoire, le tout comme des malédictions de Dieu ; et enfin je commençais à m’ennuyer tout de bon, lorsqu’on vint nous dire que nous nous mettrions à table quand nous voudrions. Je le pris par la main, et l’emmenai.

Il n’était pas accoutumé aux bons morceaux ; car il mangea avec un très grand appétit ce qu’il trouva, qui ne valait pourtant pas grand-chose, et ne but que trois coups, encore de l’eau rougie. Je n’ai jamais vu si bien manger et si peu boire. Cela le mit pourtant dans une autre situation. Il recommença son sermon ; mais il prit un autre texte, qui fut l’attache que les gens mariés doivent avoir l’un pour l’autre, il réussit mieux : je lui répondis, et saint Paul fut cité là de bonne foi de part et d’autre. Je lui fis connaître que je savais à quoi le mariage engageait, et que si je ne m’y comportais pas bien, ce ne serait pas par ignorance. Je lui jurai pour mon épouse, une tendresse et un attachement éternel ; je le résolus enfin. Il me dit que non seulement il nous épouserait ; mais qu’il nous donnerait même un certificat de mariage, à condition que nous ferions, elle et moi, tout ce qu’il voudrait exiger de nous pour notre sûreté réciproque. Qu’elle et moi nous ferions chacun une promesse mutuelle, signée et écrite de notre main devant lui, et sous sa dictée, par laquelle nous nous engagerions l’un à l’autre de rectifier par une nouvelle cérémonie, si besoin était, ce qui se trouverait de défectueux dans ce que nous célébrions ; et cela sitôt que nous pourrions le faire sans nous exposer aux inconvénients qui nous obligeaient au secret. Que ces inconvénients seraient cités dans nos promesses. Que nous scellerions cette promesse par une confession de nos péchés, et par un serment entre ses mains de tenir bon et valable le sacrement qu’il nous conférerait. Que ces deux promesses seraient signées, non seulement de nous, mais aussi de lui, et des témoins qui nous verraient marier, après la bénédiction, et devant la consommation. Que celle qui serait de ma main lui resterait à elle, et qu’elle serait cachetée de mon cachet, et que sur l’enveloppe, je reconnaîtrais devant notaires, que ce qui y serait renfermé contiendrait la déclaration de ma pure et franche volonté. Bien loin de lui savoir mauvais gré de toutes ces précautions, je l’en remerciai. Je lui promis de faire tout ce qu’il voudrait que je fisse, et d’y faire consentir mon épouse.

Cela étant résolu de la sorte, nous prîmes jour au lendemain, à neuf heures dans la même chambre ; et pour l’engager à tenir sa parole, je lui donnai une partie de ce qui était dans ma bourse. Je donnai le reste à notre hôtesse pour nous avoir des meubles ; et n’y ayant point assez, j’emmenai son mari au logis pour lui donner encore de l’argent. Je lui recommandai de prendre ce qu’elle trouverait de plus propre, et de plus agréable à la vue. Je lui donnai un mémoire de la vaisselle qu’il nous fallait, afin que rien ne manquât, et elle réussit ; car dès le lendemain, je trouvai la chambre très propre.

Je ne savais comment m’y prendre pour instruire Mademoiselle de l’Épine de ce que j’avais fait, ni du rendez-vous où je l’avais engagée pour le lendemain ; elle y avait songé pour nous deux. En effet, lorsque je fus prêt d’entrer au logis, je trouvai une pauvre femme, qui, en me demandant l’aumône, me montrait un bout de papier, et me faisait signe de le prendre. Je le pris, et lui payai le port fort grassement. Je le lus, il n’y avait que ces mots : Trouvez-vous à trois heures au même endroit, où l’on vous a parlé la dernière fois. Je ne doutai pas un moment de quelle part venait ce billet, et j’allai à l’heure précise dans la même église du faubourg. Je crus avoir pris une peine inutile, parce que je la trouvai fermée ; en tournant la tête, je la vis qui me faisait signe d’avancer. Je l’attendis au détour d’une ruelle ; et lui dis que si elle voulait, je la conduirais dans un endroit où nous pourrions nous parler longtemps et en sûreté. Elle me refusa au commencement ; mais lui ayant dit ce que c’était, elle y consentit. Nous avions chacun renvoyé le fiacre qui nous avait amenés ; j’en envoyai chercher un autre, qui nous conduisit à notre chambre. Nous y montâmes ; un enfant m’en donna la clef, et j’y portai deux chaises.

Enfin, ma chère enfant, lui dis-je, nous serons bientôt l’un à l’autre ; vous êtes à présent dans la chambre qui verra l’heureuse conclusion de nos amours. Oui, continuai-je, en me jetant à ses pieds, c’est ici que j’espère me dire que je serai le plus heureux de tous les hommes, en possédant ce que toute la terre a de plus aimable. Levez-vous, me dit-elle, les yeux humides, je ne veux que votre seule satisfaction ; mais je crains bien qu’elle ne se tourne pour moi en une cruelle catastrophe. Hélas ! poursuivit-elle, pourquoi faut-il que la fortune mette entre nous tant de distance, lorsque le ciel nous unit ? Je prévois qu’en voulant faire votre bonheur, je ne ferai que le contraire.

Je tâchai de dissiper de son esprit tous ces funestes présages. Elle ne m’en fit plus rien paraître ; mais il est certain que les pressentiments de son cœur l’ont toujours menacée du malheur qui lui est arrivé, et du véritable état où sa perte m’a mis pour le reste de mes jours. Les larmes vinrent encore aux yeux de Des Prez à cet endroit de sa narration, et enfin il reprit son discours.

Je l’informai de tout ce que j’avais fait, je lui dis que j’avais donné parole pour elle. Je la priai de me dire si j’avais passé ses ordres, et si elle était fâchée que je l’eusse engagée si avant. Elle me répondit qu’elle n’avait qu’une parole, qu’elle ferait tout ce que je voudrais, et qu’elle ne manquerait pas de se trouver le jour suivant dans le même endroit où nous étions. Elle me dit que la lettre que je lui avais jetée la veille, l’avait mise dans une si grande impatience, qu’elle aurait voulu me parler le jour même. Qu’elle avait fait écrire le billet qu’on m’avait donné, et qu’elle l’avait mis entre les mains d’une pauvre femme, avec ordre de me le donner en main propre : lui promettant, qu’outre ce qu’elle lui donnait, je lui en paierais bien le port ; et qu’avec cela, elle lui en avait encore promis autant pour le lendemain, si elle n’y avait pas manqué ; ce qu’elle saurait par la réponse.

Je m’informai de quelle manière elle ferait dans la suite, pour se trouver aux rendez-vous que je lui donnerais. Ne vous embarrassez pas de cela, me dit-elle, j’en fais mon affaire. Je n’en manquerai aucun, sitôt que vous paraîtrez le désirer. Espérez-vous, lui demandai-je, que votre mère vous laissera tout à fait sur votre bonne foi ? Oui, je l’espère, reprit-elle ; et puisque vous voulez savoir comment, il faut vous le dire. Je ne veux pas qu’elle sache ce que nous traitons présentement ; mais quand ce sera une chose faite, on l’en avertira : vous êtes en âge, il n’y a rien à dire de ce côté-là. Elle nous empêcherait de conclure, parce qu’elle ne veut point hasarder de se brouiller avec Monsieur Des Prez, qu’elle craint et qu’elle n’aime pas. Elle est encore choquée de son compliment, qu’elle n’oubliera jamais ; mais quand nous aurons terminé sans elle, elle sera la première à nous prêter son entremise pour cacher notre mariage ; crainte que s’il venait à être découvert, votre père ne l’accusât de l’avoir fait faire, et ne se vengeât sur elle du chagrin qu’il en aurait. J’approuve ce que vous dites, lui dis-je, mais trouvera-t-elle que notre mariage soit bon ? En approuvera-t-elle les formalités et les cérémonies ? Si notre mariage n’est pas bon, dit-elle, je n’y consentirai pas non plus : ne m’avez-vous pas dit, ajouta-t-elle, que l’ecclésiastique qui s’en mêle, prend toutes sortes de précautions ? Oui, lui répondis-je : Eh bien, reprit-elle, c’est ce qui me fait dire que notre mariage étant bon, il sera inutile de le lui cacher. Mais ne m’avez-vous pas promis, lui dis-je, de vous donner à moi, pourvu que votre conscience fût en repos ? Je vous le promets encore, dit-elle : mais s’il n’y a que moi que ce mariage puisse satisfaire, je ne vous promets pas une grande ponctualité : et au contraire si ma mère en peut être satisfaite aussi, je vous la promets toute entière. Le mariage sera bon à mon égard, ajouta-t-elle, pourvu que celui qui nous donnera la bénédiction, soit effectivement prêtre. Je n’en demande pas plus pour moi ; mais pour ma mère, c’est autre chose. Vous concevez bien ce que je veux dire, je me livre toute à vous, je me contente d’être votre épouse devant Dieu, et je vous laisse le maître de me faire passer pour une malheureuse devant les hommes. Non, lui dis-je, en me jetant une seconde fois à ses genoux, vous ne serez point trompée ; je n’abuserai point de votre confiance ; vous serez mon épouse, et devant Dieu et devant les hommes, la seule mort nous arrachera l’un à l’autre. Je l’espère ainsi, dit-elle ; j’ai trop bonne opinion de vous pour craindre que vous m’abandonniez jamais ; ou si vous le faites, j’aurai du moins le funeste plaisir de vous voir violer la bonne foi d’un sacrement, et de vos serments que les plus féroces respectent ; et tout au moins si je suis criminelle devant les hommes, je me croirai innocente devant Dieu.

La maîtresse du logis revint de ses emplettes ; elle était suivie par des portefaix chargés de ce qu’elle avait acheté pour nous. Nous ne fîmes pas semblant d’y prendre intérêt. Elle vit ma maîtresse, elle se récria sur sa beauté, et en fit l’éloge en connaisseuse. Nous y fîmes collation, après quoi elle sortit, ayant promis de se retrouver à neuf heures le lendemain au même endroit. Je la suivis de près, après avoir donné ordre pour un déjeuner dans les formes.

Nous nous trouvâmes à l’assignation presque en même temps. Elle trouva sa chambre fort propre, et bien en ordre pour si peu de temps, et en effet tout était bien choisi. Après que nous eûmes examiné tout, je priai notre hôtesse d’aller quérir cet ecclésiastique que nous attendions. Pendant qu’elle y alla, je restai seul avec Mademoiselle de l’Épine, qui retomba dans ses appréhensions. Je le remarquai à un air de tristesse qui se répandit tout d’un coup sur son visage, et à ses yeux, qui devinrent humides. Avez-vous encore quelque chose dans l’esprit qui vous chagrine, ma chère enfant, lui demandai-je ? Au nom de Dieu prenez part à ma joie : je ne la goûterai pas entière, si vous ne la partagez avec moi. Je la partage autant que je puis, me répondit-elle ; mais je ne puis m’empêcher de jeter les yeux sur l’avenir, et je vous avoue qu’il m’épouvante ; mais que cela ne vous fasse aucune peine, ajouta-t-elle, ce n’est que pour vous que je crains ; car pour moi je ne prends aucun soin de ce qui me regarde, et pourvu que vous soyez heureux, s’il est vrai, comme vous le dites, que vous attachiez votre bonheur à ma possession, je ne me repentirai jamais de tout ce que j’aurai fait pour vous.

Je ne serai jamais heureux, repris-je, que vous ne soyez heureuse aussi, soyez-en certaine, et quoique tout mon bonheur soit en effet attaché à votre personne et à votre possession, je renoncerais volontiers à l’une et à l’autre, si je craignais qu’il vous en coûtât le moindre chagrin dans la suite. Je suis bien persuadée, me dit-elle, que ce sont là vos véritables sentiments à présent : je suis même bien sûre, ajouta-t-elle languissamment, du moins je crois devoir l’être, que mes malheurs ne viendront jamais de vous, ni que vous n’y contribuerez pas ; mais je ne puis me figurer que je sois née pour être heureuse. Quelque malheur néanmoins qui m’arrive, je ne vous en accuserai jamais. Je n’accuserai que le penchant qui m’entraîne, et l’étoile de ma naissance. Elle ne pouvait faire ces sortes de réflexions sans être toute baignée de larmes ; et quoique je fisse mon possible pour les dissiper, j’en étais moi-même attendri.

Le prêtre que nous attendions arriva. Nous restâmes seuls avec lui plus d’une grosse heure ; et comme il vit une demoiselle qui était non seulement parfaitement belle, comme je lui avais dit, mais qui, contre son espérance était parfaitement bien mise, et dont la présence imposait du respect, il ne dit rien que de bon sens et de fort honnête. Il nous fit une petite exhortation fort juste pour l’engagement où nous allions entrer. Il nous fit voir que c’était à nous que l’Écriture parlait, quand elle dit qu’il faut qu’un homme quitte tout pour sa femme, et respectivement une femme pour son mari. Que nous étions obligés de suivre ses paroles à la lettre beaucoup plus que les autres gens mariés. En effet, dit-il, ceux dont les parents ont fait le mariage, ont quelque sujet de se plaindre d’eux, lorsqu’ils ne sont pas aussi contents dans leur union qu’ils espéraient l’être. Ils peuvent leur dire, c’est vous qui m’avez choisi une femme ou un mari : vous m’êtes garants de sa méchante conduite et de sa mauvaise humeur. Si j’avais choisi moi-même, je serais mieux et je vivrais content ; mais vous avez voulu que je m’en rapportasse à votre choix, et ma complaisance pour vos volontés me coûte toute la tranquillité de ma vie, et me coûtera peut-être mon salut éternel, par les péchés que me fait commettre la chaîne qui me lie avec une personne que je ne puis aimer, et dont l’esprit tout opposé au mien, fait de notre domestique une vive image de l’enfer, par la discorde éternelle qui y règne. Vous n’êtes point dans ce cas-là, ajouta-t-il en parlant à nous, vous vous choisissez l’un l’autre ; il faut vous résoudre à ne vous jamais quitter. Vous, Monsieur, me dit-il, vous prenez cette demoiselle qui n’a pas tant de biens que vous, ce n’est qu’une considération mondaine qui vous engage au secret. Ce bien n’est rien devant Dieu, mais le sacrement sera toujours un sacrement. Ce ne serait point elle que vous tromperiez, ce serait vous-même. Vous ne vous moqueriez pas de Dieu impunément ; ainsi il faut vous résoudre à courir avec elle tous les risques où vous l’engagez, et à ne l’abandonner jamais, quoi qu’il en puisse arriver. Vous, Mademoiselle, continua-t-il, parlant à elle, vous vous donnez à Monsieur. Vous savez à quoi une honnête femme est obligée, mais outre la fidélité et l’obéissance, vous êtes en votre particulier obligée à mille autres devoirs qui n’engagent point les autres. L’amour que Monsieur a pour vous, l’engage à vous épouser ; comptez que cet amour n’est rien, qu’il sera bientôt évanoui, à moins qu’il ne soit soutenu par une conduite de votre part toute soumise, toute sage, et toute vertueuse, et par un entier dévouement. Vous êtes d’autant plus obligée à nourrir cet amour, et à vous en faire estimer, que le moindre faux pas dans votre conduite, et le moindre sujet de plainte que vous pourrez lui donner, deviendront à ses yeux des crimes sans retour et sans pardon. Il pourra s’en faire un droit de mépriser en même temps votre personne et le sacrement, dans quoi il serait peut-être soutenu par les lois humaines. Enfin il parla fort juste, et ne fit aucune façon de dîner avec nous, il était trop tard pour déjeuner. Notre repas se fit avec assez de joie ; l’hôtesse, dont le mari était à la ville, nous servit à table.

Après le dîner, il nous fit écrire à tous deux une promesse de mariage, ou plutôt une reconnaissance fort longue, qui est assurément bien faite, et qui, je crois, se serait soutenue en justice. C’était même chose, il n’y eut que les noms transposés, et la différence du masculin au féminin. Nous nous jurâmes un secret inviolable ; après quoi je lui demandai quand il voudrait nous donner la bénédiction. Il nous dit qu’il ne nous la donnerait point qu’il ne nous eût vus à la messe et à confesse l’un et l’autre ; et qu’après cela ce serait quand nous voudrions. Il n’y avait pas le mot à dire ; cela était ainsi sur la promesse de mariage. Nous prîmes jour pour nous confesser, moi le lendemain, et elle le dimanche ensuite, et au lundi suivant six heures du matin pour être mariés. Il nous promit de nous attendre dans sa chapelle, et s’en alla.

Nous restâmes encore seuls Mademoiselle de l’Épine et moi : elle me dit que cet ecclésiastique lui paraissait de bon sens et honnête homme, et qu’elle croyait que sa mère n’aurait rien à dire contre ce que nous faisions : en effet, excepté que les lois du prince n’étaient pas suivies pour la publication des bans, ni l’enregistrement du mariage sur le livre de paroisse, le reste était conforme à la pratique ordinaire, et l’on ne pouvait pas dire que notre mariage ne fût bon. Elle me parut avoir l’esprit content. Elle visita sa chambre d’un bout à l’autre ; elle en fut satisfaite. Je lui dis que j’avais promis cinquante louis d’or à cette femme ; et en même temps je l’obligeai de prendre une bourse, et lui dis de lui payer sa part : elle l’appela, et lui fit nettoyer ce qui restait du dîner.

Je suis fort contente, lui dit-elle ensuite, des meubles que voilà, je vous remercie de vos soins. Monsieur Des Prez vous a promis cinquante louis d’or, ce sont vingt-cinq pour chacun, voilà ma part. Cette femme les prit après quelque petite difficulté. Je vois bien, poursuivit Mademoiselle de l’Épine, que nous dînerons ici lundi ; c’est moi qui veux donner à dîner. Tenez, voilà de l’argent, traitez-nous bien, ce sont mes noces ; il faut que je m’y divertisse : cette femme le lui promit et sortit.

Etant seul encore avec elle, je fis inutilement ce que je pus pour avancer la conclusion. Non, non, me dit-elle, vous ne triompherez pas ainsi de ma faiblesse. Comme je vis bien que je perdrais mon temps, je ne la pressai pas davantage. Je lui demandai comment elle ferait pour se trouver aux rendez-vous, surtout le lundi qu’elle serait peut-être dehors toute la journée. Je viendrai, me dit-elle, dimanche à l’église avec une de mes sœurs. De là j’irai voir une dame qui est de mes bonnes amies, et de celles de ma mère. Je la prierai de m’envoyer quérir le jour même au soir pour quelque partie de promenade hors de Paris. Je sais bien qu’elle n’y viendra pas ; mais toujours ce sera un prétexte pour sortir du logis le lundi matin ; et je dirai à cette dame que j’ai envie d’aller au Mont Valérien, mais que je n’ai pas pu en avoir la permission. Cette dame me rendra ce service-là, j’en suis sûre. Au pis-aller j’en serai quitte pour être grondée de ma mère : je l’ai été mille fois pour des bagatelles, et cette occasion-ci mérite bien que je le hasarde une fois de gaieté de cœur. Je m’y trouverai toujours, poursuivit-elle, de quelque manière que ce soit. Nous nous embrassâmes, et elle s’en retourna.

J’envoyai chercher un serrurier, à qui je recommandai une serrure et trois clefs, afin que ma femme, notre hôtesse et moi en eussions chacun une ; et comme il était de bonne heure, et que notre hôte était revenu, je restai avec lui quelque temps. Je lui promis de le servir, soit par moi, soit par mes amis, pour lui faire avoir un emploi stable. Je l’ai fait, et Dieu aidant, j’aurai toute ma vie soin de sa fortune. Sa femme vivement pénétrée de reconnaissance et de la beauté de ma future épouse, ne pouvait se lasser d’en parler avec mille exclamations. Elle l’aima tellement dès ce moment-là, qu’il n’y a point de service qu’elle ne lui ait rendu : et la pauvre femme, à l’heure qu’il est, est presque ma seule consolation, tant la mort funeste de mon épouse l’a touchée ; et je répondrais bien que ses regrets sont aussi sincères que les miens. Les pleurs vinrent encore aux yeux de Des Prez à cet endroit de sa narration.

Comme je sortais de cette maison, poursuivit-il, le dimanche après-midi, je rencontrai l’ecclésiastique qui devait nous marier le lendemain, et comme il allait se promener nous allâmes ensemble.

Nos pas nous conduisirent insensiblement dans le jardin des capucins de la rue Saint-Honoré, lieu fort éloigné de la maison de mon père. Nous nous y assîmes sur un banc. Un capucin de la connaissance de ce prêtre se joignit à nous, et comme je ne les connaissais pas assez particulièrement pour avoir d’autre entretien avec eux, que sur la dévotion, nous en parlâmes à fond. Par le plus grand hasard du monde mon père était dans ce même jardin, qui me voyant avec un prêtre et un religieux, eut la curiosité de savoir ce que nous disions. Il vint auprès de nous et nous écouta. Nous étions sur un sujet tel que je n’aurais pas pu choisir mieux, c’était celui de l’enfant prodigue. Le sermon sur une sincère conversion, et un vrai retour à Dieu, après beaucoup de désordres, fut poussé à fond, et en vérité l’air dont cet ecclésiastique et ce religieux parlaient, m’inspira de la dévotion ; et quoiqu’ils ne dissent que ce que j’avais mille fois entendu dire, cela alla si avant, que les larmes m’en vinrent aux yeux. Je me retournai pour les essuyer et cacher mon trouble, et j’aperçus justement mon père derrière moi, une treille entre deux. Je vous laisse à penser quel fut mon étonnement. J’eus peine à me remettre du désordre où sa présence m’avait jeté. Il s’en aperçut : le mal n’est pas bien grand, Monsieur, me dit-il, vous pourriez plus mal employer votre temps ; je ne savais pas que vous fussiez si honnête homme. Je ne répondis pas un mot ; je lui fis une profonde révérence, et je sortis avec le prêtre qui m’avait amené.

En rentrant le soir dans le logis, j’appris qu’il était dans une terrible colère contre moi, et qu’il avait déjà deux ou trois fois demandé si je n’étais pas revenu, et n’avait pas voulu souper sans moi. Je me crus perdu, et qu’il avait entendu quelque chose de mon mariage avec ce prêtre, quoique je ne me souvinsse pas d’en avoir parlé. Cela me mettait au désespoir ; mais je me trompais, c’était tout le contraire. Je n’ai jamais su ce que les religieux lui avaient fait, surtout les Mendiants : mais il les haïssait comme la peste. Tout aussitôt que j’avais été sorti de ce couvent, il avait demandé au portier si j’y allais quelquefois. Celui-ci lui dit que oui, ce qui était vrai : parce que Gallouin votre ami et le mien qui s’était mis dans cet ordre, avait resté du temps dans ce couvent, et que j’avais été fort souvent le voir. Cette réponse jointe à ce qu’il m’avait entendu dire à deux hommes d’Église, et ce congé que depuis sept ou huit jours j’avais donné sans sujet à mon laquais, sans en avoir voulu d’autre qui dépendissent de lui, lui persuada que je voulais me rendre religieux, et que je n’avais congédié ce garçon, et ne sortais plus qu’à pied, qu’afin que mes démarches ne fussent point éclairées. Il avait raison dans le fond : mais la conséquence qu’il en tirait était toute autre.

Il s’était déjà emporté contre le couvent, ce fut bien pis quand il me vit. Parbleu Monsieur, me dit-il, vous me préparez une belle récompense ! Avez-vous peur de n’avoir pas de quoi vivre, ou de n’en pas gagner, que vous voulez jurer d’en gueuser ? Si je vous croyais, ajouta-t-il avec une fureur terrible, l’âme assez basse pour vous jeter dans un couvent, je vous tordrais morbieu le cou tout à l’heure ; ou je vous enfermerais dans un endroit où vous seriez aussi bien claquemuré pour le moins. Fi, au diable, poursuivit-il, misérable âme de boue, et de crapule ! Vous n’en serez morbieu pas pendant ma vie, c’est de quoi je vous réponds ; j’y mettrai bon ordre.

Je ne fus pas fâché de le voir dans cette crainte. Je me contentai de lui jurer que je ne disposerais pas de moi de ce côté-là sans son consentement. Il continua ses invectives contre les religieux, dont je ne me mis pas fort en peine : je n’avais aucune envie de l’être. Pendant tout le souper, il ne parla d’autre chose, et les déchira terriblement. Je ne sais point le sujet de haine qu’il avait contre eux ; mais bien loin de leur faire aucune charité, il les brusquait partout où il les trouvait. Il est pourtant fort aumônier, mais il n’y a que les vieillards, les enfants trouvés, et les estropiés, tous hors d’état de gagner leur vie, qui se ressentent de ses libéralités : à propos de quoi je me souviens d’une brusquerie que je vis, et qu’il faut que je vous dise.

Il était un jour devant sa porte à faire raccommoder un tuyau de plomb qui donnait de l’eau au logis. Dans le temps qu’il regardait travailler les paveurs et les plombiers, il vint une manière d’ermite lui demander l’aumône. Pour toute réponse il lui montra les ouvriers. Ces gens-là travaillent, dit-il, ils gagnent leur vie, et ne sont point à charge au public ; et si, poursuivit-il, la sotte dévotion des chrétiens n’entretenait point tant de bouches inutiles, on ne verrait point en France tant de fainéants ni de vagabonds. Entendez-vous bien, ajouta-t-il en le regardant ? Ce religieux confus, lui tourna le dos.

Pour revenir à mon sujet, il tourna si bien en ridicule les besaciers, c’est ainsi qu’il les nommait, que tous les domestiques crurent qu’il était instruit à fond de mes intentions, et que je voulais absolument me faire capucin, et que c’était pour qu’on n’en sût rien, que j’avais envoyé mon laquais. Voilà le fondement du bruit qui s’en est répandu dans tout le quartier. Il envoya chercher ce laquais, et lui ordonna devant moi de ne me pas plus quitter que mon ombre, et de l’instruire de toutes mes actions : et si tu y manques, lui dit-il, regarde-moi bien, tu verras un homme qui te fera pendre. Souviens-toi de ce que je te promets. Je suis de parole, et je saurai si tu m’obéiras. Il ne m’en fallait pas tant dire, je compris fort bien que dès le lendemain je serais suivi. Je le prévins en sortant avant jour par le jardin, et fis tant de tours avant que de prendre le chemin de l’église où je voulais aller, qu’il aurait fallu être pis que diable pour ne me pas perdre.

J’arrivai à l’heure précise. On m’attendait dans une petite chapelle qui fut fermée dès que j’y fus entré ; et n’y ayant qui que ce soit qui ne fût de notre intelligence, nous fûmes promptement épousés. On ouvrit ensuite la porte, et ce prêtre dit la messe publiquement. Mon épouse sortit la première, les autres la suivirent. Je restai avec cet ecclésiastique que je récompensai fort honnêtement. Je le priai de venir manger un morceau avec nous, il y vint, et ma femme lui fit aussi un présent fort honnête. Avant que de dîner ou déjeuner, il prit nos promesses de mariage, qu’il avait gardées depuis cinq jours ; il nous les fit dater et signer, et les certifia, et les fit certifier par quatre personnes qui étaient du secret ; savoir notre hôte, deux marchands qui demeuraient proche de là, et un officier de campagne, tous de ses amis ; et dont il avait répondu. Il nous fit en leur présence prêter le serment qu’il avait exigé, de tenir tout pour bon et valable. Il me donna la promesse qui était écrite de la main de mon épouse, et me mena dans sa chambre, où il fit venir deux notaires devant qui j’enveloppai ce que j’avais écrit, et le cachetai de mon cachet, et sur l’enveloppe je reconnus que ce qui y était renfermé était écrit et signé de ma main, et contenait ma pure et franche volonté, en cas de mort ou d’autre accident, que je voulais qui fût secrète pour les raisons qui y étaient expliquées. Ces notaires crurent que c’était un testament que je déposais entre les mains de cet ecclésiastique.

Nous retournâmes ensuite au logis, où il donna ce paquet à mon épouse. Voilà, Mademoiselle, lui dit-il, tout ce qui se peut humainement faire devant les hommes pour votre sûreté. Pour devant Dieu ayez la conscience en repos. Votre mariage est bon, gardez ce paquet, et ne le décachetez point que lorsqu’il en sera temps, et prenez en l’ouvrant toutes les précautions qui vous seront conseillées par les habiles gens de justice, et surtout de probité et de vos amis. Je crois qu’après cela il n’y avait plus rien à dire et qu’elle pouvait me regarder comme son époux, sans aucune difficulté : aussi n’en fit-elle point, et j’eus lieu de me louer d’elle.

Elle était venue en robe avec un simple petit corset ; je lui sus bon gré de cette négligence. Quoique nous fussions à plus de quinze jours après Pâques, le temps n’était pas propre à porter des habits légers ; et pendant que nous avions été dehors ce prêtre et moi, elle s’était coiffée ; de sorte qu’au retour nous la trouvâmes sous les armes, et dans l’état d’une femme qui veut plaire. Elle avait une robe de brocard bleu, rayé d’argent, un corset de même couleur, qui sans gêner laissait paraître la beauté de sa taille. Un jupon de satin blanc, avec une dentelle et une frange d’argent, et une jupe de même étoffe que sa robe, avec une dentelle d’Espagne, et une campane d’argent. Un soulier de maroquin noir, avec une tresse d’argent, et une boucle de diamants. Un bas de soie noire avec un fil d’argent sur les côtés et le derrière : fort bien coiffée en cheveux, de fort beau linge et un fort beau fil de perles : enfin elle était dans un état à charmer. Nous dînâmes fort bien, avec nos témoins ; mais quoique le dîner fût propre et bon, il ne laissa pas de m’ennuyer. On eut bientôt desservi, la compagnie se retira, et nous restâmes seuls elle et moi, environ vers les deux heures.

Des Prez recommença ici ses soupirs, et ses doléances. Ces moments heureux sont passés pour moi, s’écria-t-il, je ne la verrai plus, elle est morte ! Et mille autres choses qu’il dit de pareille nature : ensuite il continua d’un ton plus tranquille quille. Je restai avec elle jusques à sept heures du soir. Notre tête-à-tête ne fut interrompu que pour faire collation, où nous mangeâmes du reste de notre dîner, avec plus d’appétit que lorsqu’on l’avait servi la première fois. Nous prîmes un autre rendez-vous à deux jours de là, parce qu’elle ne le pouvait pas plus tôt.

Je lui donnai une des trois clefs que j’avais fait faire. Je laissai sur la table tout ce qu’il fallait pour écrire, étant convenus que toutes les fois que nous viendrions, ce qui serait le plus souvent que nous pourrions, tant d’un côté que d’autre, nous nous indiquerions de nouveaux rendez-vous, si nous ne nous y trouvions pas à la même heure, ou que l’un de nous deux ne pût pas attendre l’autre, et que nous nous instruirions de nos affaires. J’achevai de satisfaire notre hôtesse, elle me promit d’avoir soin de notre ménage. Je lui donnai une autre clef de la chambre, et je sortis de cette maison le plus content de tous les hommes.

Je ne craignis plus que mon laquais, mais pour le mettre hors d’œuvre, je fis louer une autre chambre dans une maison d’à côté, qui appartenait au même propriétaire, et de son consentement, je fis faire une porte de communication d’une chambre à l’autre, de sorte que ma femme n’entrait point par la même porte que moi : ainsi mon laquais qui montait avec moi chez cet homme, et qui restait toujours en haut pendant que j’y étais, n’avait garde de la voir ni entrer ni sortir. Quand je savais qu’elle était dans sa chambre, ce que je connaissais par une petite corde qu’elle tirait, j’envoyais mon laquais me chercher mille bagatelles, qu’il allait toujours quérir l’une après l’autre. Lorsqu’elle n’y était pas, mon hôtesse m’allait quérir les lettres qu’elle avait laissées, et j’y faisais réponse dans le moment. Ainsi je n’entrais jamais dans cette chambre en présence de mon laquais, et jamais que ma femme n’y fût ; et tous les jours j’allais chez cet homme, sous prétexte de nouvelles écritures.

Je vous ai dit que ma femme était fertile en inventions ; vous en allez voir une preuve. Nous nous étions trouvés un jour ensemble, et y avions passé toute une après-midi. Nous ne devions nous revoir de trois jours, ne croyant pas qu’elle pût avoir la commodité plus tôt. Elle l’eut dès le lendemain ; il fallait me le faire savoir dans le moment. J’étais sur le rempart à me promener avec deux de mes amis ; elle me vit de sa fenêtre, et écrivit ce mot-ci [ :]Je vais dans notre chambre, je vous y attendrai.

Elle vint où nous nous promenions, et prit le temps que nous marchions devant elle. Elle m’appela tout haut, je me retournai et la vis : voilà Monsieur, me dit-elle d’un air enjoué, un billet qui vient de tomber de votre basque : votre maîtresse est bien à plaindre, d’avoir un amant si peu soigneux, et me donna ce billet sans s’arrêter. Ceux qui étaient avec moi la connaissaient fort bien ; mais comme je ne la voyais point devant le monde, et qu’âme qui vive ne soupçonnait notre intelligence, ils me firent la guerre de mon peu de soin. Je lus ce billet et le déchirai avec tant d’indifférence, que je les laissai persuadés qu’il me touchait très peu. Je restai avec eux, et enfin nous nous séparâmes pour aller à nos affaires, sans que je parlasse le premier d’en avoir. Je la trouvai, et lui dis que j’admirais sa présence d’esprit, mais qu’il fallait agir avec circonspection dans ces sortes de coups, et ne les pas hasarder souvent.

Je la vis un jour à la messe, elle me parut malade, j’en fus en peine. J’allai l’après-midi dans notre chambre sans croire la trouver : elle y était, et dormait. Notre hôtesse qui m’entendit, me fit signe qu’elle voulait me parler, et en même temps de ne point faire de bruit. J’allais entrer dans cette chambre d’abord, parce que mon laquais ne m’avait pas suivi. Cette femme me dit que mon épouse était venue il y avait environ une heure. Qu’elle lui avait dit, qu’elle avait un si grand mal de tête qu’elle n’avait pas pu clore l’œil la nuit. Qu’elle s’était jetée sur son lit en arrivant, ne croyant pas que je viendrais de la journée, ou du moins sitôt et qu’elle s’était endormie. Je vous prie, ajouta cette femme, de la laisser reposer, elle en a besoin. Allez faire un tour et revenez. Je sortis, et quand je revins, plus de trois heures après, je ne la trouvai plus. Il n’y avait qu’un moment qu’elle était retournée. Je trouvai sur la table un billet qu’elle avait laissé. Le voici.

BILLET.

Je ne croyais pas qu’un mari dût respecter le sommeil de sa femme, surtout dans un lieu où il sait bien que l’envie de dormir ne l’amène pas. Je vous remercie de votre discrétion. N’appréhendez rien de ma maladie, je suis en bonne santé, et fort aise de vous en assurer ; car apparemment vous avez craint que je ne vous communiquasse mon mal. J’ai perdu mes pas, je ne les aurais pas perdus il n’y a que trois mois. L’amour que vous aviez pour moi dans ce temps-là, n’était point si respectueux, mais il l’est devenu. Comptez pourtant que je ne veux pas perdre ce que j’étais venu chercher, et que je reviendrai demain à la même heure, où je prétends que vous m’acquittiez ce que vous me devez pour aujourd’hui, et ce que vous me devrez pour demain.

Je trouvai ce billet fort spirituel, et la plainte qu’elle m’y faisait de la tiédeur de mon amour, me parut tendre et nouvelle. Je lui en écrivis un autre sur le même ton, pour me jouer d’elle comme elle avait voulu se jouer de moi. Le voici.

RÉPONSE.

J’ai respecté votre sommeil, parce que j’ai cru que vous en aviez besoin, et que votre maladie n’était pas feinte. Vous pouvez dormir à votre aise aujourd’hui si vous voulez, car le cœur me dit que je serai malade lorsque vous lirez ce billet-ci. J’ai craint de gagner votre mal ; et je ne veux pas vous exposer aux risques du mien. Vous avez tant de fois refusé ou reçu malgré vous ce que je vous devais, que je suis persuadé que le paiement ne vous inquiète guère, c’est pourquoi, trouvez bon que je diffère pour trois mois. L’amour reprendra pendant ce temps-là la même vivacité qu’il a perdue par un pareil espace de temps, et ne sera plus si respectueux.

J’instruisis notre hôtesse du billet et de la réponse, et de ce qu’elle devait faire de son côté. Je revins le lendemain avant elle ; je me cachai lorsque je l’entendis. Notre hôtesse lui dit que j’étais sorti la veille en colère, après avoir écrit le billet qui était sur la table. Ha mon Dieu ! s’écria-t-elle, après l’avoir lu ; se peut-il qu’il ait pris feu sur une simple plaisanterie que je lui faisais ? Je lui vis les larmes aux yeux, je ne voulus pas lui faire davantage de peine je la vins embrasser, et notre paix fut bientôt faite.

Je lui demandai si elle voulait que nous allassions nous promener ensemble, elle y consentit ; et c’est la seule fois que nous y ayons été de compagnie ; encore étions-nous bien sûrs de ne trouver personne de ce côté-là. Nous revenions de notre promenade, quand le diable qui se mêle de tout, nous exposa à une aventure toute extraordinaire.

C’était dans les plus beaux jours de l’année. Toute la campagne était couverte de grains près d’être coupés. Une petite pluie qu’il avait fait le matin, avait abaissé la poussière, et rendait la terre ferme. Le soleil était couvert ; et un petit vent qu’il faisait, tempérait l’ardeur de la saison. Je vous ai dit que ma femme était courageuse, et hardie dans l’exécution de ce qu’elle avait entrepris, vous allez le voir. La hauteur des seigles qui venaient jusques à la tête, et qui même la passaient, la solitude où nous étions, et l’amour que j’avais pour elle, m’offrirent un nouveau plaisir à la caresser sur l’herbe. Je la priai d’entrer dans ces seigles, elle en fit mille difficultés ; mais lui ayant dit que je le voulais absolument, elle y entra. Ce n’est pas là le seul endroit qui m’a persuadé qu’elle ne cherchait que ma satisfaction, quelque répugnance qu’elle y eût. En effet, il semblait qu’elle prévît ce qui nous allait arriver. Nous y entrâmes donc, croyant bien n’avoir point été aperçus.

Je me mis en devoir de satisfaire ma fantaisie. Nous étions dans l’action, lorsque je me sentis embrasser par un homme. Cet homme avait les bras assez longs pour nous faire de la peine, mais non pas pour nous retenir, quoiqu’il se fût jeté à corps perdu sur moi. Ma femme fit un grand cri, et se déroba d’où elle était, à quoi je lui aidai en me jetant à côté. Je n’avais pas perdu le sens présent : j’avais saisi les deux bras de cet homme qui commençait à craindre le succès de son effronterie, en trouvant une résistance à laquelle il ne s’était point attendu : je le retins fortement. Tirez mon épée, dis-je à ma femme, percez, tuez ce coquin, tel soit-il, sans hésiter. Elle allait le faire sans façon, lorsque cet homme qui ne pouvait se dérober de mes mains qui lui tenaient les deux bras saisis, se mit à lui demander pardon et la vie. À ce mot je dis à ma femme de lui porter la pointe à la gorge, et de le percer si il faisait le moindre mouvement pour se lever. Elle le fit, je lui lâchai les bras, et me relevai. Je me remis du désordre où j’étais. Je repris mon épée des mains de ma femme, et lui dis d’aller chez nous : et toi tu es mort, dis-je à cet homme que je reconnus pour un paysan.

Ce malheureux, surpris au dernier point, fit ce que je voulus. Il était à ma discrétion : je le retins l’épée dans les reins sur terre, sans qu’il osât ni crier ni remuer. Il est constant qu’il était mort, s’il avait fait l’un ou l’autre : et quand, par un bon espace de temps, je crus que Madame Des Prez pouvait être assez éloignée pour ne plus craindre d’insulte ni de scandale, je le fis lever. Viens avec moi, lui dis-je, je veux te payer ton seigle. Il n’avait cru trouver, à ce qu’il me dit, que de la canaille ; mais notre air lui faisait voir qu’il s’était trompé. Il vint où je voulus le mener ; ce fut d’un autre côté que celui que ma femme avait pris. Nous entrâmes dans un faubourg ; et là pour paiement, je lui cassai ma canne sur le corps. Deux laquais qui me connaissaient et qui attendaient leur maître qui était dans un jardin proche de là, l’étrillèrent en chien renfermé, et lui ôtèrent, je crois, l’envie d’aller jamais troubler personne en pareil état. J’avais vu de loin une femme vêtue de noir, qui passait par le même endroit : je la sacrifiai. Je demandai à ces laquais si ils avaient vu passer une femme vêtue de noir en deuil, ils me dirent que oui ; mais qu’elle était bien loin, parce qu’elle allait bien vite. Ils crurent que c’était avec elle que j’étais ; c’était mon dessein, je ne les désabusai pas, je me contentai de les prier de ne point parler de l’aventure, et je les payai de leur peine.

Mon père le sut dès le soir même. Il avait eu la curiosité de demander à ces laquais si ils avaient vu la demoiselle : ils lui avaient dit que c’était une femme en deuil fort jolie, d’environ vingt-huit ans, mais qu’ils ne la connaissaient point ; ainsi tout soupçon fut levé, d’autant plus qu’ils connaissaient ma femme comme moi-même. Il m’en railla le soir en soupant, mais bien loin d’en être fâché, il n’en fit que rire. Je vous aime mieux là que dans un couvent, me dit-il, prenez garde seulement à qui vous vous jouez. Si, ajouta-t-il, la belle avec qui vous avez été surpris aujourd’hui n’est qu’une gueuse, vous avez bien fait de n’employer que la canne et le bâton ; mais si c’est une femme mariée, une veuve, ou une fille dont la réputation soit à ménager, vous avez tort ; il fallait laisser le maraud sur la place : car c’est une femme diffamée si il la retrouve, et qu’il la reconnaisse.

Il ne m’en dit pas davantage. Il avait raison ; mais j’étais bien sûr qu’il ne la reconnaîtrait pas quand il la verrait. Après l’avoir bien fait accommoder, j’étais venu retrouver mon épouse. J’étais au désespoir de l’avoir commise si mal à propos ; et qu’elle eût été vue par un autre que moi dans l’état où elle était et surtout par un coquin de paysan. Elle pleurait ; mais pour la consoler je ne m’attristai point avec elle, et je tournai tout en plaisanterie. Je lui dis de quelle monnaie j’avais payé le curieux ; nous achevâmes ce qu’il avait interrompu, et nous nous séparâmes bons amis.

Nous passâmes tout le printemps, l’été et l’hiver dans des plaisirs inconcevables. J’étais le plus heureux de tous les hommes ; ma femme me paraissait plus belle et plus aimable que jamais : jamais deux cœurs ne se sont mieux entendus. Lorsque nous nous rencontrions, nous nous saluions avec civilité, mais avec indifférence ; et cela alla si loin, que sa propre mère y fut trompée, et se plaignit que je la négligeais tout à fait. Elle pria un de ces messieurs, qui fréquentaient toujours chez elle, de me voir, et de savoir de moi si j’avais lieu de me plaindre d’elle. Cette avance était intéressée, elle avait encore besoin de moi auprès de l’ami dont je vous ai déjà parlé : Madame Des Prez m’en instruisit, et nous concertâmes ensemble la réponse, qui fut, que j’étais toujours également dévoué à Mademoiselle de l’Épine, et que je lui rendrais service en tout et par tout ; mais que je me dispensais d’aller chez elle à cause des défenses absolues de mon père, et plus pour elle que pour moi, qui y aurais été à toute heure, si j’étais mon maître absolu. Nous nous trouvâmes au Palais, je la conduisis partout où elle avait besoin de moi. Je lui offris ma bourse, et ne parlai à sa fille devant elle, que pour m’informer des nouvelles de la société. J’avais même eu la précaution de demander à mon père si je le choquerais en rendant à cette demoiselle quelques services qui dépendaient de moi. Il m’avait dit qu’au contraire il en aurait de la joie, et qu’il m’en priait lui-même, ne s’étant opposé à mes assiduités, qu’à cause des suites qu’elles pouvaient avoir.

Il était impossible de croire que deux personnes qui vivaient publiquement comme nous vivions elle et moi, fussent mari et femme, et c’était assurément quelque chose de singulier de passer l’un auprès de l’autre, comme cela nous arrivait souvent, et de nous saluer comme on salue le reste du monde, un quart d’heure après ou devant des embrassements de la dernière tendresse.

Elle devint grosse vers la fin de septembre ; elle me le dit, je n’en fus pas fâché ; cela était naturel. Il n’y avait rien de plus facile à cacher, et cela ne nous empêcha pas de nous voir ; mais comme toute la prudence humaine ne peut pas prévoir mille accidents qui peuvent arriver, je l’obligeai de prendre de l’argent que j’avais voulu mille fois lui donner, et qu’elle avait toujours refusé. Tout l’hiver se passa de même ; mais la grossesse vint tellement à paraître, qu’il n’y eut plus d’apparence de la cacher davantage : il fallut songer à se découvrir à sa mère. Elle avait cru pouvoir le faire avec facilité, mais sur le point de l’exécution, elle y trouva mille difficultés qu’elle n’avait pas prévues, ou qu’elle avait espéré pouvoir surmonter facilement.

Elle craignit que sa mère ne fût pas contente de ce qu’elle s’était mariée sans sa participation, surtout à moi, à cause qu’elle appréhendait la colère et la vengeance de mon père. Elle craignit que notre mariage ne lui parût un véritable libertinage. Je blâmai ses craintes, et la rassurai le mieux qu’il me fut possible. Mais après tout, lui dis-je, c’est une chose dont je ne me repens point ; vous en repentez-vous, lui demandai-je ? Non, dit-elle, je ne m’en repens pas ; je le ferais encore si j’avais à le faire. Je lui proposai un expédient, et plût à Dieu qu’elle l’eût suivi, elle serait encore à moi. Eh bien, lui dis-je, ne retournez point chez votre mère, restez ici, et n’en sortez pas, qui que ce soit ne viendra vous y chercher ; et vous y pourrez faire vos couches en secret. Ecrivez à Mademoiselle de l’Épine que vous êtes dans un couvent : qu’elle le croie ou ne le croie pas, vous n’en serez pas pis. En tout cas, quand elle ne le croirait pas, il sera de son honneur de le faire croire aux autres. Cependant je vous verrai tous les jours et s’il y a quelque jour à vous découvrir avec sûreté, vous vous découvrirez : mais ne vous exposez plus à paraître devant les gens qui vous connaissent, et surtout dans le quartier, où l’on s’apercevrait bientôt de la difformité de votre taille. Vous avez raison, dit-elle, mais je ne puis me dispenser d’en informer ma mère, et je vous supplie d’y consentir. Mais comment vous y prendrez-vous, repris-je ? C’est à quoi il faut songer, dit-elle ; mais avant que de lui en parler, j’ai envie d’en parler à… C’est ce que je vous défends absolument, lui dis-je en l’interrompant ; je ne veux pas que qui que ce soit qu’elle, sache les termes où nous en sommes ; encore n’en saurait-elle rien si j’en étais cru. Eh bien, dit-elle en m’embrassant, voudrez-vous bien faire une démarche pour moi ? M’aimez-vous encore ? Je vous aime plus que jamais, lui répondis-je, et c’est parce que je vous aime, que je ne veux pas vous exposer à rien de fâcheux. Pour les démarches que vous me demandez, assurez-vous que pourvu que je les puisse faire sans nous faire tort, je les ferai de tout mon cœur ; qui sont-elles ? C’est, dit-elle, de l’envoyer quérir pendant que vous serez ici, et de lui déclarer vous et moi, l’état où nous sommes. Il faudra lui laisser dire tout ce que sa colère lui mettra à la bouche ; quel que soit son emportement, il faudra le souffrir, après cela nous la rendrons traitable à force de raisons et de soumissions.

J’y consens de tout mon cœur, repris-je, je me jetterai même à ses pieds s’il le faut. Je souffrirai tout, pourvu qu’elle ne mette pas la main sur vous, et que ses outrages ne passent pas les paroles ; car autrement je ne serais pas content. Plût à Dieu, dit-elle en riant, en être quitte pour deux ou trois soufflets ; mais vous y serez, et ce sera à vous de l’empêcher d’en venir jusque-là. Elle écoutera la raison, et ne me voyant pas en état de m’en dédire, il faudra bien qu’elle y consente, ou du moins qu’elle en garde le secret. Vous voulez absolument que votre mère le sache, repris-je, c’est malgré moi. Je crains fort que vous ne vous en repentiez ; mais enfin vous le voulez, et cela me suffit pour le vouloir aussi. Souvenez-vous pourtant, repris-je, que vous feriez beaucoup mieux de rester ici, et de ne plus retourner chez vous ; de ne la point informer du lieu où vous êtes, et de lui écrire que vous êtes dans un couvent. Je crains les suites de cette démarche, et si à mon tour j’en croyais mes pressentiments, je suivrais mon conseil. Mettez-vous à ma place, me dit-elle, elle est ma mère une fois ; et quand elle ferait croire aux autres que je suis dans un couvent, de quels soupçons ne serait-elle pas dévorée ? Qu’en penserait-elle ? Au nom de Dieu, poursuivit-elle en m’embrassant, donnez-moi cette satisfaction. Soit, repris-je en haussant les épaules, je ne m’y oppose plus. Vous n’avez qu’à me donner votre heure, je me trouverai ici sans y manquer. Il faut, dit-elle, que nous y soyons vous et moi avant qu’elle y vienne, puisqu’il faut que nous l’envoyions quérir. Eh bien, dis-je, dites-moi quand il vous plaira que cela soit. Dès demain matin, répondit-elle : ma mère n’a point d’affaires hors du logis, elle y doit rester ; je lui envoierai un billet et un carrosse, et nous l’attendrons ici.

Nous nous trouvâmes le lendemain à l’assignation. Je la trouvai résolue à tout événement, elle avait déjà écrit ce billet-ci.

BILLET.

Une affaire qui vient de m’arriver, ma chère mère, et qui demande votre présence, me fait mettre la main à la plume, pour vous supplier de monter dans le carrosse que je vous envoie, et de venir seule où il vous conduira. Vous saurez là de quoi il s’agit, que je ne puis vous expliquer que de bouche, et en présence des gens avec qui je suis : c’est de la part de votre très humble fille et servante,

Marie-Madeleine de l’Epine

Elle envoya ce billet avec le même carrosse qui l’avait amenée, avec ordre au cocher de venir descendre au logis, si Mademoiselle de l’Épine venait seule, et d’arrêter dans une église si elle avait compagnie. J’aurais été l’y prendre, mais elle vint seule.

Pendant le temps qu’on était allé la quérir, nous résolûmes de quelle manière elle serait reçue. Et nous décidâmes que ce serait moi qui la recevrais, et qui lui parlerais le premier ; et cela parce que je ne jugeais pas à propos d’exposer ma femme dans l’état où elle était, à la colère de cette femme qui a toujours passé pour un diable, et qui l’est en effet. J’écrivis une copie de ma promesse de mariage pour la lui montrer, sans lui mettre en main aucun des originaux. Je le pouvais sans décacheter le paquet que ma femme avait, parce qu’il n’y avait nul changement que celui des noms et des genres ; comme je vous l’ai déjà dit. Je fis cette copie sur l’original de sa promesse à elle. À peine eus-je achevé d’écrire, que j’entendis le carrosse arrêter à la porte. Je fis entrer Madame Des Prez dans l’autre chambre, je l’enfermai à la clef, je laissai tomber la tapisserie, et mis des sièges devant la porte qu’on ne pouvait pas voir, parce qu’elle était bien plus élevée que le plancher où nous étions, après quoi j’allai au-devant de Mademoiselle de l’Épine.

Elle fut surprise de me trouver où elle ne me croyait pas. Montez, Mademoiselle, lui dis-je en lui donnant la main, c’est moi qui vous ai envoyé quérir ; Mademoiselle votre fille n’a fait que me prêter son billet. Où est-elle, Monsieur , me demanda-t-elle ? Elle est à la messe, lui répondis-je, elle sera ici dans un moment ; elle monta et entra dans la chambre. Je redescendis et renvoyai le carrosse, afin que l’envie ne lui prît pas de s’en retourner sitôt. Je remontai ensuite ; je fermai la porte à double tour, et en ôtai la clef, sans qu’elle s’en aperçût. Elle trouva les meubles fort beaux, demanda à qui était la chambre. Je brisai bien vite sur ses questions. Je la fis asseoir dans un endroit d’où ma femme pouvait entendre tout ce que nous dirions.

Savez-vous Mademoiselle, lui dis-je, en me mettant auprès d’elle, ce qui peut avoir obligé Mademoiselle votre fille de vous envoyer quérir et de ne vous pas attendre ? Non, Monsieur, je n’en sais rien ; le savez-vous, dit-elle ? Oui, Mademoiselle, répondis-je, je le sais bien : c’est une chose qu’elle a faite sans vous en avoir parlé ; mais elle n’a choqué que le respect qu’elle vous doit, et elle a cru que vous me considériez assez pour lui accorder son pardon à ma prière. Elle a cru poursuivis-je, pouvoir se marier sans votre consentement, et en même temps que je vous y ferais consentir ; c’est une affaire faite, tout le bruit que vous en ferez ne servira de rien. J’ai même à vous dire, qu’elle entre sur le cinquième mois de sa grossesse, et qu’il y en a plus de dix qu’elle est mon épouse.

À peine pus-je achever, tant elle m’interrompit de fois. Quoi ! dit-elle, la friponne est mariée ! Elle est grosse ! Je l’étranglerai, où est-elle ? C’est vous qui l’avez débauchée ! Je vais en avertir votre père pour vous faire mettre à Saint-Lazare. Je la mettrai entre quatre murailles. Ne suis-je pas bien malheureuse ! Après l’avoir si bien élevée ! Me voilà ruinée ! Mon procès est perdu ! je suis réduite à l’aumône ! Où est-elle que je l’étrangle ? La malheureuse ! La dénaturée ! La coquine ! Enfin elle en dit tant que je ne m’en souviens plus.

Je songeai que si je l’interrompais, elle ne finirait pas sitôt : car outre que ce serait l’obstiner, ce serait encore lui donner le temps de reprendre haleine ; et que si je ne lui disais mot, elle s’apaiserait d’elle-même. Je la laissai donc dire tout ce qu’elle voulut. Elle était dans une fureur enragée, et vomissait feu et flamme. Elle chercha dessus le lit, derrière, dessous, et partout où elle crut que sa fille pouvait être, mais elle ne pouvait pas apercevoir le cabinet. Elle me demanda encore où sa fille était pour l’étrangler ; c’était, disait-elle, une affaire résolue, et je fus assurément très aise d’avoir sauvé Madame Des Prez de ses emportements. Elle voulut sortir, mais comme la porte était fermée à double tour, et que j’avais la clef, il fallut qu’elle restât. Elle recommença sur nouveaux frais, et je vis le moment qu’elle allait me sauter aux yeux, et me dévisager : elle n’en fit pourtant rien. Quoique sa colère fût extrême, elle dura plus de deux heures sans se modérer, et sans que je lui ouvrisse la bouche. Lorsque je la vis un peu remise, je parlai à mon tour ; et parce qu’avec de certains esprits il est à propos de ne se point humilier, parce que cela ne fait que les rendre plus opiniâtres, je le pris d’un ton aussi fier que le sien.

Ainsi je lui dis sans façon qu’il était vrai que j’avais épousé sa fille sans lui demander son consentement, parce que je ne m’en étais pas soucié, et que je ne m’en souciais pas encore. Que je ferais la même chose si elle était encore à faire. Que je n’avais pas cru lui faire injure en me mettant dans sa famille, ni que sa fille pût être blâmée de m’avoir donné la main. Que j’étais en âge, comme elle le savait bien elle-même. Que si elle en était si scandalisée, elle pouvait faire tout ce que bon lui semblerait. Qu’elle pouvait, comme elle m’en avait menacé, s’aller plaindre à mon père, qui me vengerait assez d’elle et de ses brusqueries sans que je m’en mêlasse. Que j’en serais quitte, comme elle le disait elle-même, pour être quelque temps à Saint-Lazare. Que je me remettrais dans les bonnes grâces de mon père, en abandonnant sa fille ; mais qu’elle, à qui je parlais, serait absolument perdue dans l’esprit de tous les honnêtes gens, pour avoir été cause que sa fille, de femme légitime qu’elle était, ne serait plus regardée que comme la pu... je tranchai le mot d’un homme qu’elle aurait épousé. Que son procès qui lui tenait tant au cœur, ne serait pas gagné pour cela ; et que mon père, qui avait de l’honneur et de la probité, bien loin de lui savoir gré de son lâche et indigne sacrifice, la regarderait comme une furie et comme une mégère, qui avait sacrifié son honneur et son propre sang à un intérêt sordide. Que tout le monde la prendrait en horreur, et qu’elle aurait autant d’ennemis, qu’il y aurait de gens d’honneur qui apprendraient son infamie. Qu’au contraire si elle voulait suivre le parti que son honneur et la prudence lui montraient, elle ne tomberait dans aucun de ces inconvénients. Que sa fille et moi avions bien été mariés plus de dix mois, sans que qui que ce soit ni elle-même, l’eût soupçonné ; que nous pouvions continuer de même. Que pour sa grossesse, il fallait qu’elle fît seulement semblant de la mener dans un couvent, où sa fille la prierait publiquement de la mettre ; et qu’elle viendrait faire ses couches dans le même endroit où je lui parlais. Que pour son procès je lui rendrais tous les services qui me seraient possibles, puisque son intérêt devenait le mien. Qu’elle ne serait plus réduite aux emprunts pour le poursuivre, puisque ma bourse lui serait toujours ouverte ; et qu’enfin je ferais pour elle tout ce qu’elle pouvait attendre d’un bon gendre et d’un bon fils ; mais qu’au contraire je remuerais ciel et terre pour me venger, si elle entreprenait rien contre ma femme et contre moi. Que pour sa fille je saurais fort bien la sauver de la colère de mon père, en la faisant éloigner. Qu’il était vrai que je ne pourrais pas me dispenser de donner le consentement qu’on me demanderait pour faire casser notre mariage ; mais, poursuivis-je, faisant semblant d’être en colère, on ne m’empêchera pas de lui donner de quoi vivre indépendante de vous ; et pour commencer, vous n’avez qu’à compter que vous l’avez vue pour toute votre vie. Qu’avant qu’il soit une heure d’ici elle ne sera plus à Paris, et que je ne la quitterai point que je ne l’aie mise dans un lieu où elle n’aura à craindre que mon changement, et non pas ni votre méchant naturel, ni votre mauvais cœur, ni la colère de mon père. Faites, ajoutai-je, en ouvrant la porte, vous pouvez sortir quand il vous plaira, je ne vous retiens plus puisque vous êtes si peu raisonnable ; mais songez pourtant à ce que vous allez faire, et prenez garde à ne vous pas préparer des remords plus longs que votre vie.

J’avais eu raison de croire qu’une manière un peu brusque me tirerait mieux d’affaire que toutes les soumissions. Elle me demanda où était sa fille mais d’une manière à me faire connaître qu’elle commençait à s’apaiser. Votre fille est ici proche, lui dis-je, elle vous entend, et fait bien de ne pas venir chercher de mauvais traitements. Il ne tient qu’à elle de venir ; mais si elle venait avant que je l’appelasse, je lui montrerais devant vous que je suis son mari et son maître, et la paierais de s’exposer mal à propos. Comme à mon tour je feignais une véritable colère, elle se défâcha tout à fait. Mais Monsieur, me dit-elle, si Monsieur Des Prez vient à savoir ce qui en est, car je n’en suis fâchée qu’à cause de lui, que ne fera-t-il point ? Lorsque je la vis traitable, je lui fis comprendre la facilité du secret, qui ayant été gardé si longtemps, pouvait bien l’être encore. Elle en convint en partie, et demanda encore à voir sa fille. Je lui dis que cela ne pressait pas, et que je ne la ferais venir que lorsqu’elle serait tout à fait tranquille.

Ensuite je lui fis connaître que le principal de tout était, que notre mariage était bon, et qu’il ne pouvait point se casser que je n’y consentisse ou qu’une force majeure ne le voulût. Je lui fis voir toutes les précautions qui avaient été prises, et pour l’en convaincre, je lui proposai de voir le prêtre qui nous avait mariés. Elle me pria de l’envoyer quérir.

Il ne s’y attendait pas, et parut un peu surpris en entrant ; mais il se remit aussitôt. Comme c’était lui qui avait tout fait, et qu’il y allait de son honneur à le soutenir, il lui fit voir qu’on avait pris toutes les sûretés qu’on pouvait prendre. Que le mariage était bon, et dans le fond et dans les formes. Dans le fond, puisque c’était un sacrement, et dans les formes, puisque j’avais l’âge qu’il me fallait, et que je n’étais engagé avec qui que ce fût : il en dit tant qu’elle se rendit. Elle demanda encore à voir sa fille, je crus pour lors qu’il n’y avait plus rien à craindre. Je détournai les chaises, j’ouvris la porte de l’autre chambre, et je la pris par la main. Je la menai à sa mère aux pieds de qui elle se jeta ; sa mère la releva en pleurant ; ma femme pleura aussi, et lui fit ses excuses le mieux qu’elle put. Je les embrassai toutes deux, fort aise qu’enfin Mademoiselle de l’Épine se fût rendue traitable.

Cela fut ainsi accommodé dans le moment même. Je retins ma belle-mère et l’ecclésiastique à dîner, et nous n’avions pas lieu de nous en cacher, et en effet sans mon imprudence, rien ne serait encore découvert. Nous arrêtâmes que Madame Des Prez viendrait dès le lendemain demeurer dans sa chambre pour n’en plus sortir du tout qu’elle ne fût accouchée ; et que dès le jour même au soir, elle prierait sa mère devant la compagnie, de lui permettre d’aller passer quelque temps dans un couvent, et que le lendemain sa mère ferait semblant de l’y conduire, et l’amènerait où nous étions.

Mademoiselle de l’Epine sortit la première. Ma femme resta seule avec moi. Elle me dit qu’elle avait été surprise de la hauteur dont j’avais parlé à sa mère, mais qu’à la fin elle avait connu que j’avais pris le bon parti, puisque tout en avait mieux été. Pour toute réponse je la baisai, et lui dis en l’embrassant, il me sera donc enfin permis, ma chère enfant, de passer quelques nuits avec toi, et de t’avoir toute à ma disposition ? Elle ne me répondit qu’en m’embrassant aussi, avec un souris qui m’en fit plus comprendre que tout ce qu’elle aurait dit.

Je la priai d’acheter le jour même tout ce qui pouvait lui être nécessaire, afin qu’elle ne fût point obligée à sortir du tout. Elle me dit qu’il ne lui manquait rien, et que s’il lui fallait quelque chose notre hôtesse le lui chercherait sans qu’elle sortît. Cette femme qui l’aimait jusques à la folie, s’offrit à la servir, et comme elle ne faisait pas de tort à sa dignité, je la pris au mot, lui disant que je lui aurais obligation de ses services qui seraient récompensés, et qu’elle nous éviterait la nécessité de nous confier à une femme qui pourrait nous trahir. Ayant tout résolu je sortis, ayant promis d’y venir dîner le lendemain avec sa mère.

Elles exécutèrent ce qui avait été résolu, je les trouvai toutes deux ensemble. Nous dînâmes de compagnie, et je défendis absolument à ma femme de faire carême. Je couchai avec elle pour la première fois. J’y passai encore quelques autres nuits pendant quatre mois qu’elle y resta, mais rarement, crainte de donner matière à soupçon. Cela aurait continué jusques après ses couches, sans le malheur qui arriva, dont mon imprudence fut cause, qui lui a coûté la vie, qui cause le désespoir où je suis, et qui outre cela, donne de moi de si mauvaises impressions dans le monde. Il faut vous le dire ; mais donnez-moi le temps de respirer : les choses funestes qui me restent à vous apprendre m’accablent l’esprit. Il était en effet tout couvert de larmes, et paraissait plus mort que vif. Il fut quelque temps sans rien dire, et enfin il poursuivit en ces termes.

J’avais été deux jours sans la voir : elle était prête d’accoucher : du moins elle était extrêmement incommodée. Elle se trouva plus mal qu’à l’ordinaire, et ne sachant pas la cause qui m’avait empêché d’aller chez elle, elle m’écrivit un billet qu’elle m’envoya par notre hôte. Je le lus, et me mis en devoir d’aller la trouver. En traversant la cour du logis, je rencontrai Monsieur Des Prez, qui me fit entrer dans son cabinet. Il me parla d’une charge qu’il voulait me faire avoir, et me dit encore quelque parole sur un parti qu’il me destinait : quoiqu’il ne m’en parlât que comme d’une chose assez éloignée, je ne laissai pas de me troubler au point de ne savoir que lui répondre. Je tirai mon mouchoir pour cacher mon trouble ; et sans prendre garde à ce que je faisais, je laissai tomber la lettre de ma femme que je venais de recevoir. Je sortis sans la ramasser. J’allai voir mon épouse pour la dernière fois de ma vie. Elle me dit après les premiers embrassements, qu’elle se trouvait fort mal ; qu’elle n’était pas bien soignée dans la maison où elle était. Elle me pria de lui permettre d’accepter les offres que sa mère lui faisait d’aller faire ses couches chez elle : qu’elle sentait bien qu’elle n’en aurait pas pour huit jours : que ses sœurs et son frère sachant qu’elle était mariée sans savoir à qui, bien loin d’en être scandalisés, avaient toutes les envies du monde de la voir, et que le secret serait également gardé ; puisqu’elle se servait de la même sage-femme dont sa mère s’était autrefois servie. Mademoiselle de l’Épine était présente à ce discours, elle se mit de la partie et acheva de me persuader. On a des pressentiments de ce qui doit arriver ; mais on ne peut pas néanmoins éviter son malheur. Mille raisons devaient m’empêcher de consentir à ce transport, je les leur dis ; je joignis les prières aux raisons. Je leur avais cent fois dit que je voulais être dans la chambre de Madame Des Prez lorsqu’elle accoucherait ; que j’avais une horreur secrète de ce transport, auquel je m’opposai autant que je pus. Le malheur de mon épouse et le mien voulut qu’elle se servît de tout le pouvoir qu’elle avait sur moi pour me faire rendre. Je crus qu’il y aurait de la dureté de refuser à une femme dans l’état où était la mienne, la grâce qu’elle me demandait à mains jointes ; ainsi quoique malgré moi, j’y consentis. Voilà la cause de sa mort.

Le moment fut pris au lendemain à huit heures du matin pour la transporter chez sa mère, qui pendant ce temps-là, fit apprêter tout ce qui était nécessaire pour la recevoir commodément. Je ne la quittai que fort tard ce soir-là, et fus mille fois sur le point de me dédire du consentement qu’elle avait arraché de moi ; et comme je comptais ne la [revoir] de longtemps et qu’après ses couches nous nous fîmes des adieux fort tendres. Hélas ! dit-il avec un torrent de larmes, nous ne croyions pas qu’ils devaient être éternels, et que nous ne nous reverrions jamais.

Je [rentrai] chez mon père, où je ne vis rien d’extraordinaire, quoique tout y eût bien changé de face à mon égard ; et n’en ayant été averti par personne, parce que personne n’en savait rien ; je me livrai moi-même au coup mortel qu’il me préparait. Dès le moment que je fus sorti de son cabinet, il avait voulu sortir aussi, et passant par l’endroit où je m’étais mis pour lui parler, il aperçut une lettre qu’il n’avait pas vue d’abord, parce que son bureau était entre lui et cette place. Il la ramassa sans prendre garde à ce que c’était, et s’imaginant que c’était une de celles qu’il avait reçues le matin, il la jeta sur son bureau sans y faire d’autre réflexion. Mais admirez la fatalité, cette lettre fit tomber d’autres papiers en les poussant, il les ramassa encore ; et comme cette funeste lettre s’était ouverte entombant une seconde fois, il y reconnut de l’écriture de femme, sans cela il l’aurait traitée avec autant d’indifférence que la première fois. À la vue du caractère qui lui était inconnu, il l’ouvrit, et y trouva ces paroles.

BILLET.

M’avez-vous abandonnée, mon cher époux ? Quoi, dans l’état où je suis sans force, dans une langueur continuelle, n’attendant que le moment de mettre au jour par mon accouchement, le précieux dépôt que vous m’avez confié de votre tendresse et de notre union, vous passez deux jours entiers sans me voir ! Hélas, la plus forte santé dont j’ai joui, a toujours été altérée, lorsque j’en ai passé un seul sans vous embrasser ! Et à présent que j’ai besoin de votre présence, pour m’aider et m’encourager dans les douleurs qu’on me présage, vous semblez m’avoir oubliée. Au nom de Dieu, venez aujourd’hui si vous voulez sauver la vie à votre femme

Marie-Madeleine de l’Épine.

Je vous laisse à penser à quel excès de colère cette lecture le porta. Les gens naturellement violents, sont plus à craindre dans leur silence, que dans leur éclat. Il ne dit mot, mais il résolut de nous séparer pour jamais en s’assurant de moi, et en poussant la mère et la fille par toutes les voies imaginables. Il alla au Palais à son ordinaire. Il donna ordre à un exempt et à des archers de se trouver le lendemain matin à six heures au bureau des coches de Flandres au bout de la rue Saint-Martin. Il fit tout ce qu’il avait à faire pour être autorisé, et le fit si secrètement, qu’aucun de ses gens n’en sut rien. Il dîna en ville, et ne revint que le soir, et donna ordre en entrant qu’on me fît parler à lui sitôt que je serais revenu : ce fut sur les onze heures. Il ne me dit pas un mot qui pût me donner le moindre soupçon. Il me demanda si j’avais affaire le lendemain matin, et me dit qu’il avait envie de me mener dans un endroit où il y avait longtemps qu’il aurait dû me conduire. Je crus que c’était pour voir le père d’une fille dont il m’avait parlé. Dans cette pensée, je lui répondis que j’irais avec lui partout où il voudrait me mener, et que la seule affaire que j’avais, était de me trouver au Palais aux plaidoyers. Tant mieux, dit-il, nous irons ensemble à six heures du matin où j’ai dessein d’aller, et où je ne resterai pas longtemps ni vous non plus.

Nous montâmes dans son carrosse à six heures juste, dans le plus grand jour de l’année, dix-neuvième juin, jour malheureux dont je me souviendrai toute ma vie. Il fit arrêter devant ce bureau des coches de Flandres, et me fit monter dans une chambre. Comme le père que je croyais aller voir, était de campagne, je crus qu’il était arrivé depuis peu, et qu’il logeait là ; ainsi je montai sans aucun soupçon. Mais sitôt que j’entrai dans cette chambre, je me trouvai saisi par quatre grands coquins, qui commencèrent par m’ôter mon épée. Je restai plus mort que vif. Vous ne resterez pas longtemps ici, Monsieur, me dit-il, on vous conduira bientôt ailleurs. C’est cela, poursuivit-il, en me montrant cette fatale lettre, la reconnaissez-vous ? Je voulus me jeter à ses pieds ; mais il me tourna le dos, et parlant à l’exempt qui était là, ne souffrez pas qu’il parle à personne, dit-il, et conduisez-le sans scandale dans une demi-heure où je vous ai dit. Il sortit ensuite, et apparemment alla à Saint-Lazare donner ordre à ma réception. L’exempt avec qui je restai, me pria de changer d’habit, et m’en présenta un autre des miens, qui était plus magnifique, et tout neuf. Je lui demandai à quel dessein me mettre plus propre pour me conduire en prison. C’est Monsieur votre père qui le veut, me dit-il, afin qu’on croie que vous êtes allé à la campagne. Je vis bien que si je ne me déshabillais pas volontairement, on me ferait déshabiller malgré moi. Je ne me fis pas prier davantage. Je défis cet habit, et j’ai su depuis, qu’on en avait revêtu un archer de ma taille et de mon âge, et que ce coquin suivi de mon laquais, et montés tous deux sur mes chevaux, avaient traversé toute la rue au galop, et que mon fripon de laquais, resté derrière à boire dans un cabaret, avait dit à plusieurs gens, que j’allais à la campagne, et que je n’en reviendrais pas sitôt. C’est cela qui a fait courir le bruit que j’avais abandonné ma pauvre femme, qui de son côté fut bien plus maltraitée que moi.

Je voulus faire des protestations de la violence qu’on me faisait, fondé sur mon âge : l’exempt ne voulut pas les recevoir. Je me jetai à ses pieds, et lui offris ma bourse, où il y avait cinquante louis d’or, mon diamant, ma montre, et un billet de tout ce qu’il voudrait pour me permettre d’écrire un mot à mon épouse, et l’engager à le lui faire rendre. Je m’engageai à lui par tous les serments imaginables de partager avec lui tout mon bien et ma fortune, s’il voulait me faire cette grâce ; et je le menaçai de tout le ressentiment dont je pourrais être capable, s’il me refusait. Il fut également inébranlable à mes prières, à mes présents, à mes offres et à mes menaces. Je fus mené à Saint-Lazare environ sur les huit heures, justement dans le temps que ma pauvre femme rendait les derniers soupirs.

Monsieur Des Prez revint chez lui au sortir de Saint-Lazare, et de là il alla à pied chez Mademoiselle de l’Épine. Sa visite étonna cette femme ; mais il l’étonna bien plus lorsqu’il lui en dit le sujet, avec des termes et des emportements que la passion seule pouvait faire excuser. Il la traita comme la dernière des créatures. Elle eut beau lui jurer qu’elle était innocente de notre mariage ; que même si elle tenait sa fille elle en ferait justice. Il ne goûta pas ses excuses, et la traita toujours comme une suborneuse, et ma femme comme une libertine et une perdue, qu’il jurait de faire renfermer.

Il était dans la fureur de ses emportements lorsque Madame Des Prez entra chez sa mère. Elle avait un passe-partout qui l’avait empêchée de frapper à la porte ; et la longueur de l’allée l’empêchait d’entendre le bruit qui se faisait en haut. Elle avait renvoyé la chaise qui l’avait apportée, ne croyant pas en avoir affaire, puisqu’elle était chez sa mère ; et elle ne fut point avertie que mon père y était, parce qu’à son bruit, la fille de chambre, la cuisinière, et le laquais du logis étaient montés en haut.

Elle monta donc sans savoir ce qui se passait. Tout le dépit et toute la colère de mon père prirent une nouvelle force à sa vue ; il lui dit des mots qu’elle n’avait pas coutume d’entendre : elle tomba évanouie sur le degré, et roula plus de vingt marches. La mère dont un pareil spectacle devait réveiller la tendresse, la traita dans l’état pitoyable où elle était, avec plus de dureté que la bête la plus féroce ; et bien loin de lui donner aucun des secours qui lui étaient nécessaires, elle refusa de la reconnaître pour sa fille. Voyez, Monsieur, dit-elle, parlant à mon père, si je suis cause de leur mariage. Elle envoya sur le champ chercher une autre chaise à porteur, et toute évanouie et toute en sang qu’était ma pauvre femme, elle la fit prendre par ces hommes rustiques, qui la portèrent dedans par les pieds et les bras, comme une bête morte ; et dans cet état, elle l’envoya à l’Hôtel-Dieu. Quelle cruauté ! Quelle barbarie ! Peut-on plus cruellement sacrifier son propre sang à la peur de perdre son bien !

Quelle que fût la colère de mon père, un spectacle si touchant le désarma. La dureté de cette marâtre l’adoucit. Il en fut tellement étonné, qu’il ne put pas dire une seule parole. La pitié s’empara de son cœur, il en eut pour une femme dont il avait admiré la beauté, et dont il commençait à plaindre la destinée. Il en voulait à son mariage, mais non pas à sa vie, ni à celle de son fruit. Il fut fâché de l’excès où il s’était porté, et sortit de cette maison plus confus de ce qu’il venait de voir, que cette mère dénaturée ne l’était elle-même.

Il lui envoya dire qu’il ne l’empêchait point de rendre à sa fille les services dont elle avait besoin dans l’état où elle était, et qu’il la priait même d’avoir soin d’elle, et de l’enfant dont elle était grosse. Elle de son côté, qui à ce qu’elle m’a dit, n’avait fait ce qu’elle avait fait que par une politique damnable, pour se conserver auprès de mon père, était au désespoir d’en être venue si avant ; et ne l’avait envoyée à l’Hôtel-Dieu, que pour lui faire connaître le peu d’intérêt qu’elle y prenait ; mais dans l’intention d’aller la requérir aussitôt, et de la faire conduire dans sa chambre.

Elle alla donc dans cet hôpital, elle y trouva sa fille, dans quel état, grand Dieu ! Elle vit une jeune femme, belle comme un ange, fort bien vêtue, tirant à sa fin. Elle voulut la retirer, mais elle n’était pas en état de souffrir un transport : tout ce qu’on put faire, fut de la porter dans une petite chambre particulière. Ma pauvre femme se mourait : elle était revenue de son premier évanouissement, par le mouvement de la chaise dans quoi on l’avait apportée. Elle y était retombée un moment après, sans avoir eu la force de dire un seul mot. Lorsqu’elle revint de ce second évanouissement, elle s’était trouvée sur un méchant lit, dans un lieu (je ne sais comment le nommer) dans la compagnie et au rang de cinquante mille gueuses : tristes rebuts de la débauche et des mauvais lieux de Paris.

Quelle horreur ! A peine ouvrit-elle ses yeux mourants, on la porta dans cet état dans la chambre dont je vous ai parlé en présence de sa mère. On tâcha de la consoler ; le coup était trop rude pour n’être pas mortel. Elle resta environ une heure sans donner aucun signe de vie, que par des regards dissipés qu’elle jetait de tous côtés à l’aventure ; enfin elle ouvrit la bouche. Son premier soin fut de me demander ; on lui dit que je n’y étais pas. Elle demanda une plume et du papier. On voulut l’empêcher d’écrire, à cause qu’elle n’était pas en état de le faire sans s’incommoder encore ; mais elle redoubla tant ses instances, qu’on lui en donna. Elle écrivit jusqu’à ce que les convulsions la prissent, et c’est ce même papier que vous m’avez vu, et que je porte sur mon coeur. Lisez-le, dit-il, en me le donnant. Je le pris de ses mains, et avec mille peines je lus ces paroles.

BILLET.

Je meurs, je ne m’attendais pas à tant de malheurs à la fois. Je ne m’informe point des auteurs de ma mort, parce que je veux pardonner à tout le monde. Adieu mon cher époux, il ne vous restera de moi que le souvenir. Je sens votre enfant, il est mort. Je meurs aussi. Si je vous embrassais avant que de...

Je ne pus lire que ces paroles, le reste n’étant ni formé ni de suite. Il reprit ce billet de ma main, le baisa et le remit sur son cœur, et avec mille peines, tant les pleurs et les sanglots l’étouffaient, il continua son triste récit. Les convulsions lui prirent, comme je vous ai dit, elle ne put achever : la connaissance lui revint un peu ; elle demanda l’absolution qui lui fut donnée. Elle mit au monde un enfant mort, et un quart d’heure après, elle expira dans les douleurs, et noyée dans son sang, sans avoir dit une seule parole contre qui que ce fût.

Voilà, poursuivit-il, tout baigné de larmes, voilà, ma chère femme, la fin de notre amour, et la perte que je regretterai éternellement. Cet endroit renouvela toutes ses douleurs, et les rendit même plus vives ; et quoique Dieu ne m’ait pas donné une âme fort sensible aux pertes d’autrui, je ne laissai pas de pleurer avec lui. J’étais en effet touché de son récit et de ses actions, et je m’aperçois que vous l’êtes aussi, dit Dupuis à toute la compagnie, qui en effet avait les larmes aux yeux. Achevez, Monsieur, je vous supplie, lui dit Madame de Contamine, nous dirons après ce que nous pensons d’une aventure si funeste.

Dupuis continua en ces termes. Pour moi, poursuivit Des Prez, après s’être un peu remis, j’étais, comme je vous l’ai dit, à Saint-Lazare. Je ne pus être instruit de cette mort, qui arriva dans le moment même que j’y entrais. Je restai huit jours dans des impatiences incompréhensibles. Il venait à tout moment quelqu’un de ces bons missionnaires me tenir compagnie : ils tâchaient de me consoler, et me firent peu à peu craindre des malheurs plus grands que ma captivité. Enfin ils m’instruisirent de la mort de ma chère femme. Ce fut là que je regrettai ma liberté, parce que je ne pouvais pas me venger par un coup de main, ni périr au gré de mon désespoir. Je dis et je fis mille extravagances. On entreprit inutilement pendant trois mois de me donner quelque consolation. On dit que j’étais en délire, et la cause de ma douleur était trop juste pour la contraindre.

Ces hommes pieux la respectèrent. Ils s’affligèrent avec moi pour me rendre traitable : s’ils n’ont pas réussi, du moins ils ont calmé des transports qui ne m’inspiraient que le meurtre. Je ne suis sorti de chez eux, que lorsqu’on m’a vu assez remis pour ne rien craindre de féroce de ma part ; mais bien loin de revenir à Paris, j’ai été en Normandie à une terre de Monsieur de Querville, mon beau-frère, dont je ne suis revenu que depuis huit jours.

Dès que j’ai été arrivé, j’ai été à l’Hôtel-Dieu, où j’ai pleuré ma pauvre femme. J’ai demandé l’endroit où reposait son corps : elle et son enfant ont été inhumés ensemble, je me suis évanoui dessus ; je ne puis plus y aller. J’ai su que sa mère avait emporté un billet qu’elle avait écrit. J’ai été chez elle ; elle me l’a donné, c’est celui que vous venez de lire. Je ne vis plus présentement que dans le dessein de me venger de cette marâtre, que je vais traverser de tout mon possible, malgré les soumissions qu’elle m’a faites, et les pardons qu’elle m’a demandés, et les regrets qu’elle témoigne de la mort de sa fille. Pour me venger encore du coquin d’exempt qui m’a arrêté, et qui m’a si cruellement refusé la triste consolation que je lui demandais, d’écrire un mot à ma pauvre femme, et de le faire porter : pour mon coquin de laquais, quoique le moins criminel, je m’en suis déjà vengé ; et quand j’aurai satisfait à mon ressentiment, je verrai ce que le destin ordonnera du reste de ma vie. Voyez à présent, si après la perte que j’ai faite, je ne suis pas plus à plaindre qu’à blâmer ? Et s’il est vrai, comme on le dit, que j’aie abandonné ma pauvre Madelon, et que je sois cause de sa mort ? Moi, qui voudrais racheter sa vie aux dépens de la mienne, et de cent mille autres, si j’avais à les donner pour elle.

Voilà, Mesdames, poursuivit Dupuis, de quelle manière Des Prez me conta son histoire, et je ne sais point lire dans les yeux d’un homme, si sa douleur n’était très sincère. Il n’a point déclaré son mariage par plusieurs raisons, dont [la principale est] que le lieu où elle est morte ne lui fait point d’honneur. Il est vrai qu’il n’en est pas cause ; mais pour s’en justifier, il aurait fallu tout déclarer, et qu’ainsi on aurait su que son père était en partie cause de sa mort, par son emportement, qui est ignoré de tout le monde, n’ayant eu pour témoins que les gens du logis. Que la défunte ne se serait point ressentie de cet honneur, mais seulement sa mère dont il avait juré la perte. Il me fait encore compassion, je ne pense pas qu’on puisse être plus vivement touché. Il me jurait de garder une fidélité éternelle à la mémoire de sa femme. Il l’a fait ; car de quelque manière que son père s’y soit pris pendant sa vie, il n’a jamais pu l’obliger à se marier ; et à présent qu’il est libre, et revêtu d’une des plus belles charges de la robe, la manière dont il vit prouve assez qu’il a rompu tout commerce avec le sexe, et qu’il n’a en tête que sa vengeance. L’exempt s’en est ressenti, il a été obligé de quitter la France. Des Prez avait si bien recherché sa vie, qu’il en avait trouvé autant qu’il en fallait pour lui faire briser les os en Grève ; et il n’y a eu que la fuite de cet homme qui l’ait sauvé de la justice et du ressentiment de Des Prez, qui le fait encore chercher.

Monsieur Des Prez le père avait pris une telle horreur pour Mademoiselle de l’Épine la mère, qu’il n’a jamais pu la regarder depuis sa dureté : et son fils a tant fait auprès de lui, qu’il s’est volontairement démis du jugement du procès dont il s’agissait, qui n’est point encore fini, parce que Des Prez a employé tous ses amis pour le faire perdre, ou pour en retarder la décision, afin de la faire toujours souffrir ; ne voulant pas qu’elle jouisse de ce qui pourra en revenir, mais seulement ses enfants, qui ont une douleur sincère de la mort de leur sœur : si bien qu’il n’y a pas d’apparence que ce procès soit terminé qu’après la mort de leur mère. Il a fait avoir une fort belle cure à l’ecclésiastique qui l’avait marié. Il a fait avoir une charge honnête à celui qui leur avait prêté la main, et la femme qui était leur hôtesse, est à présent chez lui, comme intendante, puisque c’est elle qui gouverne toute sa maison : en un mot, s’il a témoigné, et s’il témoigne encore une colère et un ressentiment implacable contre ceux qui lui ont été contraires, il a aussi témoigné sa reconnaissance à tous ceux qui lui ont été favorables, et qui lui ont rendu service, ou bien à la défunte.

Si cela est vrai, reprit Madame de Londé, il est certain qu’il est plus digne de compassion que de blâme. Je les plains tous deux, ajouta Madame de Mongey, ils ne méritaient point tant de malheurs. Je les plains aussi, dit Madame de Contamine, mais je ne puis m’empêcher de dire, que presque toutes ces sortes de mariages faits à l’insu ou malgré les parents, ne sont jamais heureux. Monsieur Des Prez en est une preuve vivante par sa douleur éternelle, si ce que Monsieur Dupuis vient de dire est vrai. Il l’est, j’en suis garant, dit une voix inconnue. Chacun jeta les yeux du côté qu’elle venait, et on reconnut Monsieur de Contamine que sa femme courut embrasser.

Cela est beau de surprendre les gens, lui dit l’aimable Dupuis. Cela est beau, répondit-il, en saluant toute la compagnie, de retenir des femmes mariées depuis le matin jusqu’au soir, et d’obliger leurs maris de venir les chercher à minuit ? Savez-vous bien, lui dit-il, que je commence à être las de vous voir débaucher la mienne ? Mariez-vous, ajouta-t-il, et ne menez pas une vie scandaleuse comme celle que vous menez. Eh bien, lui dit son épouse, défâchez-vous, vous aurez bientôt satisfaction, les parties sont d’accord ; demandez à Monsieur Des Ronais, que voilà, ce qu’il en pense. Hé en effet, reprit Monsieur de Contamine, c’est lui-même ? Je croyais m’être mépris. Eh bien notre ami, lui dit-il, êtes-vous enfin raisonnable, qu’en pensez-vous ? J’en pense, dit-il, que si j’en étais cru, je tiendrais la cérémonie pour faite. Elle la sera toujours assez tôt, reprit Monsieur de Contamine. C’est une étrange chose que le mariage, il change terriblement les objets, tout y perd les trois quarts de son prix. Je vous remercie très humblement de votre bon avis, lui dit l’aimable Dupuis, en lui faisant une profonde révérence. En vérité les femmes sont bien malheureuses, ajouta Madame de Mongey. Madame de Contamine se tue de nous dire qu’elle est la plus heureuse de toutes les femmes, qu’elle aime tous les jours Monsieur que voilà, de plus en plus, et comme vous voyez, Monsieur la paie fort honnêtement. Hé mon Dieu ! répondit cette belle dame, je ne me scandalise pas de ces paroles, ce sont les actions qui sont essentielles, je suis contente des siennes ; et au hasard de vous voir méprisées de vos maris, comme je la suis du mien, mariez-vous, vous n’en serez pas plus malheureuses. Vous voyez bien Mesdames, poursuivit Contamine toujours d’un ton goguenard, que je ne le fais pas dire à ma femme. Elle est contente de mes actions, c’est signe du moins que je ne suis pas inutile avec les dames. Si quelqu’une de vous autres, sur sa bonne foi, avait besoin de mon service, je… Tout est pris ici, lui dit sa femme en l’interrompant, chacune a son chacun et tu perdrais ton étalage : tiens-t’en à moi, tu ne peux pas mieux trouver. Soit, dit-il, je t’aime toujours mieux que rien. Madame de Londé, son amant, et tous les autres se joignirent à la conversation qui fut courte, parce qu’il était extrêmement tard, et qu’elle se faisait debout. Chacun retourna chez soi après avoir pris heure pour se retrouver le lendemain à dîner chez Madame de Contamine, qui voulut régaler toute la société ; et où Des Frans promit de mener Monsieur et Madame de Jussy. Monsieur et Madame de Contamine partirent ensemble ; Dupuis conduisit Madame de Londé chez elle. Madame de Mongey resta à coucher avec son amie, et Des Ronais et Des Frans retournèrent ensemble chez le premier.

Sitôt que Des Ronais fut seul avec Des Frans, il demanda à son ami, sur quoi roulait la conversation qu’il avait eue avec Madame de Contamine et Mademoiselle Dupuis avant le souper. Cela vous met-il martel en tête, lui demanda Des Frans en riant ? Nullement, répondit-il, en riant aussi ; on m’a assuré qu’on n’avait point du tout parlé de moi, mais de vous-même ; je me doute de ce qu’on vous a dit ; et l’on m’a assuré que vous ne me cacheriez pas ce qui en est. J’ai promis en effet de vous le dire, reprit Des Frans ; mais je ne sais si je le pourrai, sans quelque vanité qui vous paraîtra ridicule. Je sais à présent ce que c’est, sans que vous me le disiez, reprit Des Ronais ; je l’avais soupçonné, et j’en suis sûr : on vous a parlé de Madame de Mongey ; et Madame de Contamine et Mademoiselle Dupuis ont voulu vous persuader que vous ne pouviez mieux faire que de vous attacher à elle. Cela est vrai, repartit Des Frans, elles m’ont dit tous les biens du monde de cette dame. Et vous ont-elles dit, demanda Des Ronais, qu’elle vous a toujours parfaitement aimé ? Elles ont voulu me le faire croire, répondit Des Frans. Eh bien, je vous le certifie, moi, ajouta Des Ronais ; et si vous suivez le conseil de vos meilleurs amis, vous ne laisserez point échapper une si belle conquête. Madame de Contamine et votre commère n’ont fait que me prévenir en vous parlant d’elle, mon dessein était de vous en parler ; et elle ne les a pas assurément priées de le faire. Je sais combien son secret lui a coûté à dire, et ce n’est que fort peu de temps avant la mort de Monsieur Dupuis, qu’elle s’est découverte à sa fille, à cause d’un parti très avantageux qu’elle a refusé, et que Monsieur Dupuis, qui l’aimait comme sa fille, voulait qu’elle prît. C’est le dernier qu’elle a refusé depuis son veuvage ; mais il était si beau, que son refus a fait connaître qu’elle avait renoncé pour toujours au mariage ; et je puis vous assurer que vous en êtes la seule cause, je le sais de trop bonne part pour en douter. Mais, reprit Des Frans, je ne me suis jamais senti pour elle ces empressements vifs, et cette ardeur qui ne part que d’une véritable sympathie, tant requise dans les unions. Quoi, vous ne l’avez point aimée, lui dit Des Ronais ? J’ai toujours eu pour elle, répondit Des Frans, une estime, et une considération toute extraordinaire, mais l’amour n’a point eu de part dans mes assiduités auprès d’elle.Hé pourquoi donc le lui avez-vous dit, demanda Des Ronais ? Elle l’a cru de bonne foi ; et s’est livrée toute entière. Il est vrai que je le lui ai dit, répondit Des Frans en soupirant [ !] mais elle n’était que le manteau d’une autre passion qui m’a rendu malheureux et que vous saurez demain. Il n’est plus question, reprit Des Ronais, de cette autre passion, puisque Silvie est morte, (car c’est d’elle dont vous voulez parler) il est question de reconnaître toutes les bontés de Madame de Mongey. Elle est belle, bien faite, très vertueuse, d’un âge qui vous convient, n’ayant au plus que vingt-cinq à vingt-six ans ; elle est riche, tant du côté de père et mère dont elle est unique à présent, que des bienfaits de son défunt mari, et par les successions de ses frères et sœurs, et d’un oncle et d’une tante, et de plus elle vous aime. Apprenez de moi, et de l’expérience, poursuivit-il, si vous ne le savez pas, qu’il est bien plus avantageux pour un honnête homme d’épouser une honnête femme qu’il n’aime pas, mais dont il est aimé, que d’en épouser une qu’il aime, sans en être aimé. Le paradoxe est un peu fort ; cependant l’affirmative est incontestable, faites-y réflexion, vous en conviendrez vous-même. Madame de Mongey est toute aimable par elle-même, mais quand elle ne le serait pas par sa personne, son esprit, sa douceur, et sa vertu, dont elle a donné des preuves solides, vous la feraient aimer, et vous donneraient dans votre domestique toute la douceur qu’un honnête homme doit y chercher. Allons nous coucher, reprit Des Frans, quand vous saurez demain mon histoire, vous verrez si vous me conseillerez encore de me marier ; je n’ai rien à vous dire jusque-là. En achevant ces paroles, il se retira en effet dans sa chambre, et Des Ronais dans la sienne.

Ils furent réveillés le lendemain par Dupuis qui leur fit la guerre d’être encore à neuf heures au lit. Ils montèrent en carrosse, et allèrent chez Jussy qu’ils trouvèrent encore couché. Des Frans lui dit qu’il venait lui demander à déjeuner avec deux de ses amis. Très volontiers, dit-il en se levant ; et passant dans une autre chambre, où il les laissa pour aller se faire habiller, il n’y tarda pas, et après toutes les civilités qui se peuvent faire entre d’honnêtes gens, Des Frans lui demanda des nouvelles de son épouse. Il répondit qu’elle dormait, et qu’il n’était pas encore jour chez elle. Vous faites déjà lit à part, lui dit Des Frans en riant ? Non, non, répondit Jussy sur le même ton, nous ne sommes pas encore dégoûtés l’un de l’autre ; et si vous voulez la voir, venez, venez, je vais vous montrer une des plus belles dormeuses de Paris. Il le prit en effet par la main et le fit entrer dans la première chambre d’où ils étaient sortis ; mais au lieu de trouver sa femme au lit, ils la virent à sa toilette. Je te croyais encore endormie, lui dit Jussy. J’ai entendu parler de déjeuner, dit-elle, et j’en veux manger ma part. À la bonne heure, reprit-il, dépêche-toi, nous t’attendons ; ils ne s’impatientèrent pas.

Des Ronais et Dupuis lui firent compliment sur sa beauté et sur son air ; elle y répondit en femme d’esprit. Des Frans dit à Jussy qu’il s’était engagé à les mener voir Madame de Mongey pour faire leur réconciliation, et que cela se devait faire chez Madame de Contamine. Nous irons très volontiers, dit Jussy, cette dame est une de mes anciennes connaissances, elle m’avait même autrefois chargé de la poursuite de quelques-unes de ses affaires. Vous vous trompez, lui dit Des Frans, ce n’est pas celle dont nous parlons, c’est sa bru. Monsieur de Contamine est donc marié ? reprit Jussy. Oui, répondit Des Frans, et sa femme est une héroïne de vertu, comme Madame en est une de constance. Cette dame rougit, et témoigna avoir envie d’apprendre cette histoire. Des Ronais la raconta encore au mari et à la femme après déjeuner. J’ai envie, dit Madame de Jussy, après qu’il eut achevé, de voir une femme si extraordinaire. Si vous avez envie de la voir, reprit Dupuis ; je vous assure qu’elle et les autres à qui Monsieur Des Frans a conté votre histoire, meurent d’envie de vous voir aussi ; et toute la compagnie, assez nombreuse, a rendez-vous chez Monsieur de Contamine, et c’est là que Monsieur Des Frans doit faire le récit de ses aventures. Quand toutes ces raisons-là ne m’obligeraient point à y aller, reprit Jussy, il me suffit que Madame de Mongey y soit, et que vous m’ayez dit, poursuivit-il, parlant à Des Frans, que vous y prenez intérêt ; nous irons quand il vous plaira. Il est plus de midi, dit Des Frans, ils nous y attendent présentement. Allons-y donc présentement, dit Jussy, et là-dessus ils partirent. Des Frans et Jussy dans le même carrosse : Dupuis alla prendre Madame de Londé ; et Des Ronais ne partit qu’avec Madame de Jussy, qui fit accommoder quelque chose à ses ajustements, pour être tout à fait sous les armes.

Les dames arrivèrent presque toutes en même temps. Madame de Contamine fit les honneurs de chez elle. Madame de Jussy et elle se firent mille honnêtetés, et dès ce moment-là lièrent entre elles une amitié, qui, suivant toutes les apparences, durera autant que leur vie. Jussy et son épouse firent leur excuse à Madame de Mongey qui les reçut le plus agréablement du monde. Madame de Londé qui arriva avec son amant charma toute la compagnie.

Elle était choisie, en effet on n’aurait pas pu trouver dans toute la France, cinq plus belles femmes et filles que celles qui étaient là. Elles firent fort spirituellement les éloges de la beauté l’une de l’autre ; et enfin ces civilités réciproques firent place à une conversation plus familière. Des Frans parla quelque temps seul à Madame de Mongey. On ne sait point ce qu’ils se dirent ; mais on s’aperçut que cette aimable veuve avait rougi. On se mit à table pour dîner. Madame de Contamine fit mettre Des Frans entre elle et Madame de Mongey, et chacun fut placé selon son cœur.

Pendant le repas les mariages furent le sujet des conversations. Ceux de Des Ronais et de Dupuis y ayant donné sujet. Ma foi, dit Jussy, en poursuivant la conversation, si une femme est un mal, c’est du moins un mal nécessaire. Il est vrai, ajouta Contamine, c’est un mal nécessaire, et bien heureux qui tombe en bonne main, plus heureux encore qui peut s’en passer tout à fait. Comme ces pestes nous déchirent, dit la belle Madame de Jussy, en haussant les épaules, et en riant. Il n’y a, dit Des Ronais en parlant à Contamine, que les gens mal mariés qui peuvent être de votre sentiment, et nous ne voyons pas que vous ayez lieu de vous plaindre de votre choix. Je ne me plains pas de ma femme, répondit Contamine ; il y en a de bien moins raisonnables qu’elle, le nombre en est même très grand. Cependant quelque bien marié que soit un homme, il se rencontre très souvent des moments où il regrette sa liberté. Je ne parle pas, comme vous voyez, de ceux qui sont mal mariés, je parle des mariages les mieux unis tels qu’est le mien… Quoi, interrompit sa femme toute surprise, et presque les larmes aux yeux, ai-je eu le malheur de faire quelque chose qui vous ait déplu ? Tu es une sotte, dit-il en riant, ce que tu me demandes là, me déplaît, laisse-moi poursuivre. Je ne crois pas, ajouta-t-il, qu’il y ait au monde un mariage plus uni que le mien ; j’aime ma femme plus que lorsque je l’ai épousée ; je suis sûr, ou je crois pouvoir l’être, qu’elle m’aime bien aussi… Oh[ !] Dame [ !] tais-toi, lui dit-il, parlant à elle qui ouvrait la bouche : cependant, poursuivit-il, en se r’adressant à la compagnie, c’est cette union-là qui me fatigue quelquefois.

Aimeriez-vous le désordre, lui demanda Madame de Londé ? Voici l’autre, reprit Contamine ; ce serait un prodige dans le monde, qu’une femme qui pût écouter jusqu’à Amen, poursuivit-il en la regardant ! Non, Madame, continua-t-il, le désordre ne me plairait nullement ; j’y mourrais de chagrin, mais je veux dire que souvent la tendresse d’une femme est à charge à son époux : suivons toujours mon exemple. Je rentre assez souvent au logis chargé d’affaires, j’y rêve, ma femme croit que je suis de mauvaise humeur, et vient, par des caresses hors de saison, me faire perdre une idée que je ne rattrape plus. La même chose quand je suis à travailler dans mon cabinet. Je n’ose pas la faire retirer, crainte de lui donner du chagrin ; de sorte que par considération pour elle, et par celle qu’elle a pour moi, je passe assez souvent des moments où je voudrais, sinon n’être pas marié, du moins être bien loin de ma femme : ainsi il y a des chagrins dans le mariage, dont il n’y a qu’un mari qui puisse parler par expérience ; et puisque j’y en trouve, je suis persuadé que d’autres n’en manquent pas. Hé morbleu, reprit Des Ronais, que ma belle maîtresse me fatigue de même lorsque nous serons mariés. Oui, repartit l’aimable Dupuis, afin de vous entendre dire en pleine compagnie comme Monsieur, que je vous aimerais trop. Voyez, ajouta Madame de Contamine en riant, le beau sujet de plainte ! Eh bien, poursuivit-elle, s’adressant à son époux, je ne vous en donnerai plus, et je vous assure qu’à votre tour, je vous laisserai tout le temps de me venir chercher. Autre extrémité, reprit-il en riant, trop est trop, et ma foi tu serais la première à me trouver à redire. Il est certain, dit Des Frans, que soit que les femmes aiment leurs maris, ou qu’elles ne les aiment pas, elles sont… À l’autre, dit Madame de Contamine, en lui mettant la main sur la bouche ; voici une espèce d’animal amphibie, poursuivit-elle en riant, que je ne sais comment regarder ; mais soit comme homme, ou comme garçon, il nous déchire plus que si nous lui avions fait bien du mal.

Ma foi, Mesdames, dit Dupuis en prenant la défense de son ami, il n’a pas lieu d’être content des femmes. Je n’en parle que sur un peu de lumière, et beaucoup de soupçon ; mais ce que j’en sais que je lui ai dit à lui-même, en présence de Monsieur Des Ronais, et un collier qu’on le soupçonne d’avoir pris…Il faut, interrompit Des Frans tout surpris, que celui qui vous a instruit soit plus qu’homme ! Ç’a été moi en effet qui ai pris le collier ; mais d’où avez-vous pu le soupçonner : et d’où avez-vous pu savoir le reste ? Et vous, ajouta Madame de Contamine parlant à lui-même, à quand remettez-vous le récit de vos aventures ? Je ne refuse pas de le faire, répondit-il, je n’ai plus d’intérêt à rien cacher : il n’y aura que moi qui souffrirai dans le renouvellement de mon infamie. Vous êtes toutes ici des chefs-d’œuvre du ciel et de la nature : celle-ci vous a fait toutes belles, et toutes aimables, et l’autre vous a ornées de toutes les vertus qui peuvent rendre une femme parfaite : ainsi ce que je dirai ne devra pas vous choquer. Je veux seulement vous faire connaître, par ma propre aventure, que je suis en droit de pester contre les femmes, et de croire de la dissimulation dans toutes, ou du moins, si cela est trop général, que je puis dire que j’en ai été trop maltraité pour en parler affirmativement en bonne part.

Je n’en ai jamais aimé qu’une, qui m’a trahi ; et je renoncerais au sexe pour toute ma vie, si je ne savais pas qu’il y a dans le monde des femmes dont la vertu a été éprouvée sans s’être démentie. Une femme véritablement sage et vertueuse, est l’objet de mon admiration ; mais il s’en trouve si peu de ce caractère, que vous ne devez pas trouver mauvais que je m’en prenne au plus grand nombre pour regarder le général, les autres en petit nombre passant dans mon esprit pour miracles que la nature ne produit que rarement.

Arrêtez là votre invective, Monsieur Des Frans, interrompit Dupuis. Je sais, comme vous voyez, beaucoup de vos affaires, sans que vous m’en ayez jamais rien dit. Gallouin qui y fait une des premières figures, était comme vous savez, mon intime ami. Il est mort dans un habit de pénitence en odeur de sainteté, ne réveillons point ses cendres : cependant, malgré le respect que j’ai pour la présence de Madame de Londé sa sœur que voilà, et pour sa mémoire à lui, je ne puis m’empêcher de vous dire pour la justification de Silvie, qu’il y a dans votre histoire des endroits que vous n’entendez pas vous-même. Je vous ai dit que Gallouin n’a pas cru que Silvie fût votre épouse, qu’ainsi il n’a pas cru vous faire aucune insulte ; et pour Silvie, elle a peut-être été poussée par une force, à qui toute la nature humaine, et toute la vertu d’une femme ne peut pas résister : en un mot, Gallouin avait de terribles secrets, et même dangereux. Je m’expliquerai peut-être une autre fois. Silvie, quoique criminelle en apparence, pouvait être innocente dans le fond. Je n’ai rien à vous dire davantage, vous pouvez parler quand il vous plaira : Madame de Londé sait ce que je lui en ai dit, en lui parlant de vous ; et je crois que toute la compagnie est dans l’impatience de vous entendre. Pour moi je vous dirai comment je sais ce que je sais, lorsque je raconterai à mon tour mon histoire, comme Madame de Contamine m’y engagea hier.

Toute la compagnie avait en effet impatience de savoir une histoire dont le peu de lumière qu’on en avait, paraissait si surprenant. On fit desservir ; on congédia les laquais ; et on pria Des Frans de commencer. Il dit, en tournant la tête, qu’il allait par sa complaisance, se couvrir de honte et de confusion, après cela, il rêva quelque temps, et parla en ces termes.