(1713) Les illustres Françaises « Préface. »
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(1713) Les illustres Françaises « Préface. »

Préface.

J’avertis les curieux qui voudront déterrer les noms de mes héros, et de mes héroïnes, qu’ils prendront une peine fort inutile, et que je ne sais pas moi-même quels ils étaient, ou quels ils sont ; ceci n’étant que des histoires différentes que j’ai entendu raconter en différents temps, et que j’ai mises par écrit à mes heures perdues.

À l’égard des noms que je leur ai donnés, j’ai cru les leur devoir donner français, parce qu’en effet ce sont des Français que je produis, et non pas des étrangers.

Quoique je pose la scène de toutes les histoires à Paris, elles ne s’y sont pas toutes passées, les provinces m’en ont fourni la plupart.

Presque tous les romans ne tendent qu’à faire voir par des fictions, que la vertu est toujours persécutée, mais qu’enfin elle triomphe de ses ennemis, en supposant néanmoins, comme eux, que la résistance que leurs héros ou leurs héroïnes apportent à la volonté de leurs parents, en faveur de leurs maîtresses ou de leurs amants, soit en effet une action de vertu. Mon roman et mes histoires, comme on voudra les appeler, tendent à une morale plus naturelle, et plus chrétienne, puisque par des faits certains, on y voit établie une partie du commerce de la vie.

L’histoire de Des Ronais fait voir que si tous les pères et mères en agissaient à l’égard de leurs enfants, comme Dupuis en agit à l’égard de sa fille, ils en seraient toujours honorés et respectés, et qu’on ne verrait point dans la misère, des vieillards qui s’y sont mis en faveur d’enfants assez dénaturés pour se moquer d’eux, dans la jouissance des biens, dont ils se sont dépouillés en leur faveur.

Celle de Contamine fait voir qu’une fille sage et vertueuse peut prétendre à toutes sortes d’établissements, malgré la bassesse de sa fortune.

Celle de Terny fait connaître le tort qu’ont les pères et mères en violentant leurs enfants ; et leur fait voir, qu’ils peuvent bien les empêcher de se choisir un parti à leur fantaisie, mais qu’ils ne doivent point les contraindre à en embrasser un malgré eux, surtout lorsqu’ils connaissent leurs enfants d’un génie hardi et entreprenant.

Celle de Jussy fait voir, qu’une fille qui a eu de la faiblesse pour un amant, doit, pour son honneur, soutenir son engagement toute sa vie ; n’y ayant que sa constance qui puisse faire oublier sa fragilité.

Celle de Des Prez fait voir à quels malheurs une passion trop écoutée aboutit. Elle fait voir aussi, qu’une femme ne doit compter que sur son époux ; et que lorsqu’il n’est plus en état de la soutenir, elle est abandonnée de tout le monde : elle fait voir en même temps, qu’une femme intéressée sacrifie tout à ses intérêts.

Celle de Des Frans fait connaître, que quelque fonds qu’une femme puisse faire sur sa propre vertu, elle doit être toujours en garde, et cela avec d’autant plus de soin, qu’elle a de beauté et de mérite, parce que c’est ce qui est cause qu’on l’attaque plus opiniâtrement ; et que tôt ou tard, elle peut être la dupe de sa propre confiance : elle fait voir aussi à quelle extrémité un amour outragé peut se porter.

Celle de Dupuis fait voir qu’un libertin se retire de son libertinage, lorsqu’il s’attache à une femme de vertu : on y voit tout l’excès d’un amour au désespoir, tant par ce qu’il dit de Gallouin en justifiant Silvie ; et ce qu’il dit de Gallouin montre, que si un homme est capable de tout pour ses plaisirs, lorsqu’il se livre à des réflexions chrétiennes, il n’en fait que de bonnes et de profitables.

[Enfin celle de Vallebois fait voir que la vertu défendue jusqu’aux extrémités, triomphe toujours. Et en même temps elle fait voir que des étrangers sont souvent plus touchés de nos malheurs, que ne le sont nos plus proches. Elle fait aussi connaître que le mérite et les bonnes qualités ne sont pas logés uniquement chez les Grands.]1

Voilà, je crois, une bonne partie de rencontres qui se trouvent ordinairement dans le monde, et la morale qu’on peut en tirer est d’autant plus sensible, qu’elle est fondée sur des faits certains.

J’ai fait exprès des fautes d’anachronisme : je n’en citerai qu’une. Je fais chanter à Silvie sur le boulevard de la Porte Saint-Antoine un air de l’opéra de Proserpine, et je pose la scène à Paris plus de dix ans après : cependant je dis que le quai Pelletier n’était point encore bâti. Je l’ai fait, afin de détourner d’autant plus les curieux des idées que la lecture de ces histoires pourrait leur donner.

Les vers de Dupuis mourant ; les lettres de sa fille ; celles de Madame de Terny, et celles de Silvie, ces deux dernières dans un couvent, ne sont point de ma façon, et sont en effet des gens dont je veux parler. Il y aura peut-être quelque curieux qui les aura déjà vues.

On ne verra point ici de brave à toute épreuve ; ni d’incidents surprenants ; et cela parce que tout en étant vrai, ne peut être que naturel. J’ai affecté la simple vérité ; si j’avais voulu, j’aurais embelli le tout par des aventures de commande ; mais je n’ai rien voulu dire qui ne fût vrai, et s’il y a quelque chose qui puisse paraître fabuleux, ce sera l’action de Dupuis qui se perce le corps dans la chambre de Madame de Londé ; cependant je n’ai pas dû la taire, puisqu’elle est vraie.

On ne trouvera rien non plus d’emprunté d’ailleurs. Tous les incidents en sont nouveaux, et de source : du moins il ne m’a point paru qu’ils aient été touchés par personne.

Quelques lecteurs de ceux qui ne lisent que pour chicaner un auteur sur un mot mal à propos mis, ou qui ne sera pas de leur goût, en trouveront sans doute ici qui leur feront condamner tout l’ouvrage ; mais la naïveté de l’histoire a voulu cela pour la plus grande partie, aussi bien que quelques phrases qui paraîtront embarrassées. Si j’avais écrit des fables, j’aurais été maître des incidents que j’aurais tournés comme j’aurais voulu ; mais ce sont des vérités qui ont leurs règles toutes contraires à celles des romans. J’ai écrit comme j’aurais parlé à mes amis dans un style purement naturel et familier ; néanmoins j’espère qu’il n’écorchera pas les oreilles délicates, et qu’il n’ennuiera pas le lecteur.

J’ai vu quelques femmes qui se sont déchaînées contre ce que la veuve dit à sa sœur, dont Dupuis rapporte la conversation dans son histoire. J’en ai vu d’autres qui ont trouvé que cet endroit était le plus sensible et le mieux touché de tout l’ouvrage, et qui m’ont avoué même, qu’il rapportait des vrais sentiments de la plus grande partie de leur sexe. Les unes et les autres sont ce qu’on appelle des femmes de vertu ; d’où vient donc leur contrariété ? C’est que chacune a son goût, et plus ou moins de sincérité, suivant son humeur et son tempérament.

Si ce premier effort de ma plume est bien reçu du public ; j’en pourrai donner un autre, où on verra quelque chose qui ne déplaira peut-être pas. L’histoire de Rouvière, celle de Querville, et celles qui soutiendront le paradoxe que je fais avancer à Des Ronais, qu’il est plus avantageux à un honnête homme d’épouser une femme vertueuse, dont il est aimé, et qu’il n’aime pas, que d’en épouser une qu’il aime, et dont il n’est point aimé, offrent quelque chose digne de curiosité.

Quoi qu’il en soit, le destin de celui-ci réglera le destin de l’autre ; je le donne au public de bonne volonté, sans y être forcé par personne. Je le déclare, afin qu’on m’en ait l’obligation, si le présent le mérite, ou que je ne songe plus à la suite, si le public n’est pas content.

Il ne me reste qu’un mot à dire, qui est que le commencement ou l’entrée de mon histoire est un peu embrouillé pendant quatre ou cinq feuillets : c’est que j’ai suivi, pour la liaison de mes histoires, la première idée qui m’est venue dans l’esprit, sans m’appliquer à inventer une économie de roman ; mais l’obscurité qui peut en provenir n’est pas essentielle, et ne se répand point sur les histoires qui n’ont rien d’obscur, ni d’embrouillé ; parce que tout s’y suit.

Comme je n’ai interrompu le récit d’aucune, n’ayant voulu laisser au lecteur aucune impatience de trouver la fin d’un récit, après en avoir vu le commencement, il y a eu des gens qui ont trouvé mauvais que j’aie reculé la justification de Silvie, jusques à ce que Dupuis racontât ses aventures.

Il faut remarquer là-dessus, que Des Frans raconte son histoire en présence de Madame de Londé, et que Dupuis aurait eu mauvaise grâce de dire en la présence de cette dame, que le frère se serait servi des secrets de la magie la plus noire, pour triompher de Silvie.

Il fallait, dit-on, que cette veuve n’eût pas été présente au récit de Des Frans ; et Dupuis, qui n’aurait pas eu besoin de taire la vérité, aurait rendu justice à son frère. J’en tombe d’accord ; mais pourquoi bannir cette dame de la société puisqu’elle y était en effet ? Et qu’outre cela le récit qu’elle entend faire à Des Frans, lui donne sujet d’en faire un autre, qui sera compris dans la suite de cet ouvrage, si je le continue ; car quoique dans les deux premiers tomes, je donne à cette dame toute l’austérité et tout le sérieux qu’une femme puisse avoir ; il faut observer que ce n’est qu’un caractère contraint, que son second mariage avec Dupuis remit dans son naturel ; qu’il n’était point ennemi de la joie.

Il ne me reste qu’un mot à dire, au sujet des noms dérivés de ceux de baptême que j’ai donnés à mes héroïnes, tels que Manon, Babet et d’autres. J’ai suivi en cela l’usage qu’on suivait, lorsque les choses que je raconte se sont passées, où l’on voyait des filles de distinction et de qualité nommées comme je les nomme.

La corruption du siècle n’avait point été portée jusques à défigurer tellement les noms, qu’on ne sait à présent quel est le frère d’une fille, lorsqu’on parle d’elle. Ce mauvais usage est venu des provinces, où un simple bourgeois qui n’aura qu’une chaumière, en fera, à l’exemple de la pauvre noblesse, autant de noms différents qu’il aura d’enfants : et ces noms, qui dans leur enfance, ne sont que des sobriquets, par la suite des temps deviennent des noms usités, qui font oublier celui du père.

Cet abus a infecté Paris, où nous voyons, à la honte de notre siècle, autant de différents noms qu’il y a d’enfants dans une famille, tant garçons que filles. Cela est commode pour les mères qui s’aiment, et qui voudraient que leurs enfants restassent toujours au berceau ; parce qu’elles voudraient bien se cacher à elles-mêmes leur âge, comme elles tâchent de le cacher au public. Ce qui est une juste matière de risée pour les gens qui connaissent le domestique. En effet, y a-t-il rien de plus plaisant, que de voir une marchande prête à se mettre à table, dire d’un ton plaignant à une servante : eh mon Dieu, où est donc Mademoiselle une telle ? Allez lui dire Toinette, que nous l’attendons pour dîner. Cette marchande ne veut-elle pas cacher que Mademoiselle telle est sa fille ?

Les gens dont je parle vivaient dans un temps, où on observait un niveau plus juste. On n’y voyait point de femmes de secrétaires, de procureurs, de notaires ou de marchands un peu aisés, se faire nommer Madame. Les gens de bon sens voudraient bien savoir, si ces femmes prétendent être Madame à carreau, ou Madame à chaperon ? Ce n’est pourtant pas là ce qui surprend, parce que la vanité et l’ambition ridicule ont toujours été propres aux femmes ; mais ce qui étonne, c’est la sotte complaisance de leurs maris de le souffrir, et de payer souvent cet excès bien cher.