Chapitre LXI.
Comment Don Quichotte et Sancho sortirent du château pour s’en retourner chez eux ; de▶ ce qui leur arriva sur ◀la▶ route. Mort ◀de▶ Don Quichotte ; et ce qui s’ensuivit.
◀Le▶ chevalier Sancho parfaitement rétabli, continuait à divertir ◀les▶ dames par ses saillies et ses proverbes. Pour Don Quichotte, quelques égards que tout le monde eût pour lui dans ◀le▶ château, il ne pouvait sortir ◀de▶ ◀la▶ profonde mélancolie que lui causait ◀la▶ perte ◀de▶ sa princesse. ◀La▶ défense que Parafaragaramus lui avait faite ◀de▶ chercher ◀de▶ nouvelles aventures, avait aussi quelque part à sa tristesse. Il était dans cette disposition lorsqu’un matin Sancho à la sortie de ◀l’▶office où ◀le▶ maître d’hôtel ◀l’▶avait bien régalé, vint ◀le▶ trouver dans sa chambre avec sa gaie humeur, et lui dit en entrant : Bonjour, Seigneur Don Quichotte, je viens de mettre à fin une aventure qui m’a bien fait du plaisir, et ce qui m’en plaît davantage, c’est que je n’ai pas besoin ◀de▶ charpie. ◀Le▶ chevalier ◀de▶ ◀la▶ Manche à ces paroles sortit ◀de▶ ◀la▶ profonde rêverie où il était, pour demander ce que c’était que cette aventure. — Pardi, Monsieur, lui répondit Sancho, c’est un lapin que je viens de déchirer à belles dents dans ◀les▶ offices ; ◀le▶ maître d’hôtel qui est un bon vivant m’a fait manger tout mon saoul, et je n’ai pas fait un repas ◀de▶ chèvre, non ; car il m’a fait boire des rasades à ◀la▶ santé ◀de▶ toutes ◀les▶ dames qui sont ici et du seigneur Parafaragaramus, que ◀le▶ ciel veuille confondre plutôt que ◀de▶ souffrir qu’il m’arrive aucun des malheurs dont il m’a menacé.
Point ◀d’▶imprécations contre cet enchanteur, répondit Don Quichotte, ne te déferas-tu jamais ◀de▶ ◀la▶ mauvaise habitude où tu es ◀de▶ maudire ◀les▶ personnes dont tu n’as pas sujet ◀de▶ te plaindre ? Mais que dis-je ? Parafaragaramus au contraire n’est-il pas ◀le▶ meilleur ◀de▶ nos amis ? C’est par ◀l’▶intérêt qu’il prend à ma gloire qu’il m’a conseillé ◀de▶ renoncer à ◀la▶ Chevalerie errante ; il sait ce qui m’arriverait si j’exerçais plus longtemps cette profession ; il veut me dérober au déshonneur que je ne pourrais sans doute éviter si je suivais ◀le▶ penchant que j’ai pour ◀les▶ aventures. Il y a dans ◀la▶ vie des héros un terme ◀de▶ bonheur et ◀de▶ gloire où ils doivent s’arrêter, sans vouloir passer outre, ◀de▶ crainte qu’en voulant forcer, pour ainsi dire, ◀les▶ destinées, ils ne tombent dans des malheurs qui leur attirent ◀le▶ mépris des mêmes hommes dont ils auraient acquis toute ◀l’▶estime. Pour prévenir un si triste sort, je suis résolu plus que jamais à passer ◀le▶ reste ◀de▶ mes jours dans ◀la▶ tranquillité. Mais au reste je t’avouerai que je commence à m’ennuyer dans ce château. Je sais bien que Madame ◀la▶ duchesse n’épargne rien pour m’en rendre ◀le▶ séjour agréable ; mais dans ◀la▶ situation où se trouve mon cœur et mon esprit, il me semble que ◀le▶ Toboso me convient mieux que tous ◀les▶ autres lieux du monde.
Sancho, qui se plaisait fort dans ◀le▶ château, fut très fâché ◀d’▶entendre parler ainsi son maître. Eh, vive Dieu, Seigneur Don Quichotte, lui dit-il, où pouvez-vous aller pour être mieux ? Nous faisons ici bonne chère et beau feu ; on a autant ◀de▶ considération pour vous que si vous en valiez ◀la▶ peine ; car toutes ◀les▶ chimères ◀de▶ Chevaleries à part vous n’êtes qu’un simple gentilhomme, et vous mangez avec des ducs et des duchesses, vous riez tous ensemble et êtes camarades comme cochons. Si vous allez au Toboso, vous entendrez depuis ◀le▶ matin jusqu’au soir crier votre nièce et votre gouvernante, et vous n’aurez point ◀d’▶autre compagnie que ◀le▶ barbier, maître Nicolas et Monsieur ◀le▶ curé, qui n’est bon qu’à faire des prônes et ◀l’▶eau bénite. ◀L’▶écuyer ajouta mille autres choses à cela ; mais il ne put persuader son maître, qui deux jours après pria ◀la▶ duchesse de Médoc ◀de▶ lui permettre ◀de▶ s’en retourner chez lui. Comme on ne voulait pas contraindre Don Quichotte, et que d’ailleurs on ◀le▶ connaissait pour un homme incapable ◀d’▶aller contre ◀les▶ ordres ◀de▶ Parafaragaramus, on consentit à son départ.
◀Le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche et son écuyer après avoir pris congé des dames, et avoir remercié ◀la▶ duchesse, prirent ◀le▶ chemin du Toboso, et couchèrent le premier jour dans une hôtellerie que Don Quichotte prit alors pour ce qu’elle était, et il ne leur arriva rien ◀de▶ particulier ; mais ◀le▶ lendemain s’étant remis en marche, et se trouvant sur ◀le▶ midi fatigués ◀de▶ ◀la▶ chaleur et du chemin qu’ils avaient fait, ils gagnèrent un bois fort épais qui pouvait être à trois cents pas du grand chemin. Ils descendirent tous deux ◀de▶ cheval, et entrèrent dans ◀la▶ forêt pour s’y reposer. A peine étaient-ils assis, qu’ils entendirent à quelques pas ◀d’▶eux ◀le▶ bruit que faisait une source ◀d’▶eau qui tombait du haut ◀d’▶un rocher, et formait au bas un ruisseau qui allait en serpentant arroser une prairie émaillée ◀de▶ mille sortes ◀de▶ fleurs. ◀Les▶ chevaliers tournèrent ◀la▶ tête du côté qu’ils entendaient ◀le▶ murmure ◀de▶ ◀l’▶eau, et eurent ◀d’▶autant plus ◀de▶ joie ◀d’▶apercevoir une fontaine, qu’ils se sentaient extraordinairement altérés. ◀L’▶écuyer pressé par sa soif se préparait à ◀la▶ satisfaire sans façon ; mais Don Quichotte se mit en tête que cette source ◀d’▶eau était ◀la▶ fontaine ◀de▶ Merlin. Arrête, Sancho, dit-il en retenant son écuyer, qui avait déjà ôté son bonnet pour boire dedans, arrête, mon ami, tu ne connais point ◀la▶ propriété ◀de▶ cette eau. Nous sommes ici, mon fils, dans ◀la▶ forêt des Ardennes, et ◀la▶ fontaine que tu vois est ◀l’▶ouvrage du sage Merlin ; cet enchanteur ◀l’▶a faite exprès pour guérir un chevalier ◀de▶ ses amis ◀de▶ ◀la▶ passion qu’il avait pour une princesse ; car il faut que tu saches que cette eau a ◀la▶ vertu ◀de▶ changer en haine ◀le▶ plus violent amour. — Quoi, Monsieur ! dit Sancho, un chevalier amoureux n’a qu’à boire ◀de▶ cette eau pour cesser ◀d’▶aimer ? — Rien n’est plus certain, reprit Don Quichotte, et je suis tenté ◀d’▶en boire pour perdre entièrement ◀l’▶amour malheureux dont je ne puis me défaire ; après cela rien ne troublera plus ◀le▶ repos ◀de▶ ma vie, et mes jours ne seront composés que ◀de▶ moments heureux. Oui, j’en veux boire, continua-t-il en élevant ◀la▶ voix, je prétends m’affranchir ◀d’▶un joug trop pesant. Puisque vous ne pouvez être à moi, adorable Dulcinée, puisqu’il faut me résoudre à me priver pour jamais ◀de▶ ◀la▶ vue ◀de▶ vos charmes, je vais éteindre en moi ◀les▶ feux dont je suis vainement consumé. En disant ces paroles il prit son casque, ◀le▶ remplit ◀d’▶eau, et ◀le▶ vida jusqu’à la dernière goutte. Sancho suivit son exemple pour se désaltérer seulement, car il n’avait pas besoin, disait-il, ◀de▶ boire ◀de▶ cette eau pour haïr sa mauricaude. Comme ◀l’▶eau était extrêmement froide, et qu’ils en burent tous deux beaucoup, Don Quichotte dont ◀la▶ tête s’échauffait à mesure que ses entrailles se rafraîchissaient, demeura plus persuadé qu’auparavant que c’était là ◀la▶ fontaine ◀de▶ Merlin ; il crut même éprouver sur-le-champ ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀l’▶eau, ◀la▶ princesse Dulcinée ne lui paraissant plus qu’une laide paysanne, et s’étonnant ◀de▶ ◀l’▶avoir choisie pour ◀l’▶objet ◀de▶ ses amours. Enfin elle lui sembla telle qu’Angélique parut à Renaud de Montauban, après que ce paladin eut bu dans ◀les▶ Ardennes ◀de▶ ◀l’▶eau ◀de▶ ◀la▶ fontaine ◀de▶ Merlin. Sancho, qui ◀de▶ son côté n’était guère plus sage que son maître, s’imagina aussi qu’il en haïssait davantage sa Thérèse. Par ◀la▶ gerni, s’écria-t-il, je sens que ◀l’▶eau opère dans mon gigier ; je hais ma femme comme tous ◀les▶ diables, et si elle était ici présentement, je lui casserais ◀les▶ dents devant vous à coups ◀de▶ poing. ◀Les▶ deux chevaliers, après avoir ◀d’▶autant plus bu qu’ils s’imaginaient que chaque goutte ajoutait un nouveau degré ◀de▶ haine à leurs sentiments, se reposèrent sur ◀l’▶herbe, et commencèrent à s’entretenir ◀de▶ ◀la▶ tranquillité qu’ils venaient de se procurer. Sur quoi ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche fit un long discours moral, que Cid Ruy Gomez a fort sagement fait supprimer. S’ils se persuadèrent follement que ◀l’▶eau avait changé leurs cœurs, elle ne laissa pas ◀de▶ produire réellement un fort mauvais effet, en leur causant une pleurésie dont ils ne tardèrent guère à sentir ◀les▶ atteintes ; car à peine se furent-ils remis en chemin, que Sancho se plaignit ◀d’▶un grand mal ◀de▶ côté. — Tu n’en dois pas être surpris, ami Sancho, lui dit Don Quichotte, il est impossible que cette eau merveilleuse change ◀la▶ disposition du cœur sans que ◀le▶ corps s’en ressente ; j’ai comme toi des douleurs au côté, et de plus un très grand mal ◀de▶ tête, qui ne fait qu’augmenter ◀de▶ moment en moment. — Pour moi, répondit Sancho, je crois que ◀l’▶eau ne me vaut rien, et que si j’avais bu autant ◀de▶ vin, je serais à présent plus gai qu’un pinson.
A mesure que ◀la▶ pleurésie se formait, nos héros se sentaient accablés ◀de▶ ◀la▶ violence du mal, et ils arrivèrent au Toboso avec une grande fièvre. D’abord on mit Don Quichotte au lit, et ◀le▶ barbier accourut à son secours. Dès ce temps-là ◀la▶ saignée était en usage pour ◀les▶ pleurésies, et maître Nicolas, malgré ◀l’▶expérience, qui devait lui avoir appris que ◀les▶ fréquentes saignées emportent plus ◀de▶ pleurétiques qu’elles n’en sauvent, ouvrit ◀la▶ veine à Don Quichotte, et lui tira dès la première fois quatre bonnes palettes ◀de▶ sang. Cette saignée fut bientôt suivie ◀de▶ beaucoup d’autres, et accompagnées ◀d’▶une tisane rafraîchissante, ce qui réduisit en peu de temps Don Quichotte à ◀l’▶extrémité. A ◀l’▶égard ◀de▶ Sancho, son instinct ◀le▶ porta d’abord à demander du vin, et il ne voulut jamais souffrir qu’on ◀le▶ saignât ; il but en arrivant deux ou trois pintes ◀de▶ vin presque tout ◀d’▶une haleine, il se coucha et s’endormit, il continua ◀le▶ même remède, et se trouva parfaitement guéri au bout de trois jours, au lieu que Don Quichotte en suivant fort religieusement tous ◀les▶ avis du barbier, après huit saignées et grand nombre ◀de▶ bouteilles ◀de▶ tisanes, mourut entre ◀les▶ bras ◀de▶ son curé avec tous ◀les▶ sentiments ◀d’▶un bon chrétien. Avant que ◀d’▶expirer, il laissa tout son bien par testament à sa nièce, et consentit qu’elle épousât ◀le▶ neveu du curé, et ce jeune homme satisfait ◀de▶ sa fortune, cessa ◀de▶ solliciter à ◀la▶ Cour ◀l’▶emploi qu’il voulait obtenir. On fit ◀de▶ superbes funérailles au héros ◀de▶ ◀la▶ Manche, et son écuyer reprit son premier métier, et passa commodément ◀le▶ reste ◀de▶ ses jours avec ◀le▶ bien qu’il avait mis en dépôt entre ◀les mains du curé.