Chapitre LVII.
Du repas magnifique où se trouva Don Quichotte, et du beau et long discours qu’il y tint.
Durandar et Balerme, qui étaient des Bohémiens, dansèrent une sarabande ancienne au son de▶ toutes sortes ◀d’▶instruments, comme aussi Montésinos et ◀les▶ filles ◀de▶ Balerme, qui obligèrent Don Quichotte ◀d’▶en faire autant. Ce devait être une belle figure qu’un homme armé ◀de▶ toutes pièces parmi des filles proprement mises, quoique à ◀l’▶ancienne mode. Il voulut prendre Dulcinée ; mais elle ◀le▶ pria ◀de▶ ◀l’▶en dispenser, et parut toujours extrêmement triste, surtout en ◀le▶ regardant. Il lui demanda ◀le▶ sujet ◀de▶ sa tristesse, et elle lui dit ◀d’▶un air languissant qu’il ne ◀le▶ saurait que trop tôt pour l’un et pour l’autre. Dans ce moment ◀les▶ filles ◀de▶ Balerme vinrent ◀le▶ désarmer, ce qu’il ne souffrit qu’à ◀la▶ prière ◀de▶ Dulcinée. Après quoi elles fatiguèrent tellement son écuyer à danser, qu’elles ◀le▶ firent tomber à terre ◀de▶ lassitude. Il n’en pouvait plus, et ne savait comment se tirer ◀de▶ leurs mains ; mais Merlin ◀le▶ tira ◀d’▶embarras en venant ◀les▶ prier tous ◀de▶ venir se mettre à table. Il n’était pas avec sa figure gigantesque, mais tel qu’il avait paru devant Pluton. Dulcinée prit ◀la▶ main ◀de▶ Don Quichotte, et ◀les▶ autres venant après eux, ils repassèrent dans la première salle, où Merlin avait paru en géant ; mais elle avait si bien changé ◀de▶ décoration, qu’il était impossible à nos aventuriers ◀de▶ ◀la▶ reconnaître, et ils n’y virent rien que ◀de▶ magnifique.
Ils virent à leurs yeux sortir ◀de▶ terre une table parfaitement bien couverte, et un buffet fort riche, dont ◀les▶ nappes traînaient plus bas que ◀le▶ plancher. Ils y trouvèrent avec abondance tout ce qui pouvait rassasier ◀la▶ faim et ◀la▶ soif, et crurent être encore servis par enchantement. Merlin, qui parut être ◀le▶ maître des cérémonies, fit mettre Don Quichotte et Dulcinée à côté l’un ◀de▶ l’autre dans des fauteuils si bien dorés, qu’ils paraissaient être ◀d’▶or effectivement ; Durandar et Balerme furent mis vis-à-vis ◀d’▶eux dans des sièges moins magnifiques, et Sancho et Montésinos furent mis, celui-ci entre Durandar et Don Quichotte, et Sancho entre Dulcinée et Balerme, et cela, parce que Dulcinée avait absolument voulu se placer entre nos deux aventuriers, et donner ◀la▶ droite à son chevalier. ◀Les▶ filles ◀de▶ Balerme et ◀les▶ deux ◀de▶ Dulcinée, qui étaient venues avec Merlin ◀la▶ rejoindre, et qui étaient toutes six des filles fort jeunes et fort aimables, ◀les▶ servaient au buffet ; deux donnaient largement à boire ; une rinçait ◀les▶ verres ; deux servaient et desservaient en changeant ◀les▶ couverts et ◀les▶ serviettes, et l’autre avait soin ◀d’▶entretenir du feu, et ◀de▶ brûler des parfums exquis ; en un mot, Don Quichotte n’avait jamais rien lu dans ses romans qu’il ne vît et ne trouvât effectivement dans ce repas enchanté.
Durandar et Montésinos qui étaient deux Bohèmes du capitaine Bracamont, et qui buvaient comme des éponges, eurent bientôt gâté ◀le▶ cerveau ◀de▶ Sancho, qui fut rempli d’autres vapeurs que ◀de▶ celle des camouflets, en leur faisant raison. Il ne se souvenait plus des mauvais traitements qu’il venait de recevoir ; il mangeait et buvait mieux que jamais. et ◀le▶ trésor qu’il possédait lui mettant ◀le▶ cœur en joie, il en dit des meilleures ; mais Don Quichotte ne lui permit pas ◀de▶ s’étendre.
◀La▶ profonde tristesse où Dulcinée lui paraissait ensevelie, lui faisait peine, et ne s’accordait point avec ◀la▶ gaieté ◀de▶ son écuyer ni des autres. Elle parut toute rêveuse, et pria notre chevalier ◀de▶ réserver leur conversation jusqu’après ◀le▶ souper, où il promit ◀de▶ lui dire bien des choses en présence de Durandar et ◀de▶ Montésinos. Notre héros s’enquit ◀de▶ ◀la▶ bataille ◀de▶ Roncevaux, et ils lui répétèrent tout ce qu’il en avait déjà lu dans ses romans, et eux s’enquirent à leur tour ◀de▶ ce qui était arrivé sur terre depuis leur enchantement. Don Quichotte qui savait ◀l’▶histoire, ◀le▶ leur dit assez succinctement et assez juste, quoiqu’il y mêlât beaucoup de ses visions romanesques. Ce discours ◀de▶ guerre ◀les▶ fit tomber sur ◀les▶ armes qui étaient alors en usage : Durandar et Montésinos feignirent ◀de▶ ne savoir pas ce que c’était que des canons, des mousquets, ◀de▶ ◀la▶ poudre et d’autres instruments ◀de▶ guerre, et prièrent Don Quichotte ◀de▶ ◀le▶ leur expliquer. Lui qui n’en savait pas grand chose, fit ce qu’il put ; mais comme il ne pouvait par ses discours leur faire comprendre ◀les▶ choses, il tâcha ◀de▶ ◀les▶ leur faire entendre par ◀les▶ effets. Sancho se mêla ◀de▶ ◀la▶ conversation, et maudit mille fois ces armes diaboliques, dont il portait encore des marques. ◀La▶ suite ◀de▶ ◀l’▶entretien ◀les▶ poussa toujours de plus en plus, et ◀de▶ telle sorte qu’ils firent presque un parallèle des mœurs des anciens et des modernes. ◀L’▶intégrité ◀de▶ leurs jugements fut admirée ; ◀la▶ vénalité des charges, qui donnent à un homme ◀le▶ pouvoir ◀de▶ disposer ◀de▶ ◀la▶ vie et des biens ◀de▶ son prochain, fut détestée ; on y maudit ◀le▶ juge qui achetait en gros ◀le▶ droit ◀de▶ vendre à son choix ◀l’▶injustice en détail ; ◀le▶ babil inutile des avocats, qui ne fait qu’obscurcir ◀la▶ vérité ; cette multiplication infinie ◀de▶ procédures et ◀de▶ chicanes, qui donne ◀le▶ tort dans ◀les▶ formes à un homme à qui ◀le▶ fond donne gain ◀de▶ cause ; tout cela fut blâmé ; on condamna ◀les▶ ambitieux ecclésiastiques qui recherchent et briguent ◀les▶ dignités ◀de▶ ◀l’▶Eglise ; on se moqua ◀de▶ ◀l’▶hypocrisie ◀de▶ ceux qui ne disent que des lèvres, Nolo episcopari ◀l’▶avidité ◀de▶ ceux qui ont plusieurs bénéfices, dont un seul pourrait suffire aux besoins ◀de▶ ◀la▶ vie, et à faire leur salut, parut exécrable, aussi bien que ◀le▶ faste outré ◀de▶ ceux qui dissipent dans ◀de▶ vains plaisirs un bien qui n’a été destiné qu’aux pauvres, et dont ils ne sont que ◀les▶ économes et ◀les▶ dispensateurs, et non pas ◀les▶ propriétaires.
O ◀l’▶heureux temps, continua Don Quichotte, où ◀les▶ veuves et ◀les▶ enfants n’étaient point pillés, et où chacun leur prêtait du secours ! ◀La▶ médiocrité et ◀la▶ pureté des mœurs ne permettait pas pour lors qu’on s’enrichît des dépouilles ◀d’▶autrui ; ◀les▶ fortunes n’étaient point si subites ni si opulentes ; on ne voyait point tant de faste parmi des gens sortis ◀de▶ ◀la▶ lie du peuple, et aussi n’y voyait-on point tant de malheureux et ◀d’▶oppressés. ◀Les▶ dignités étaient ◀les▶ récompenses des services et ◀de▶ ◀la▶ vertu, et ne s’acquéraient point à prix ◀d’▶argent. ◀Les▶ arts étaient en vogue et en honneur ; ◀l’▶ouvrier s’occupait et vivait du travail ◀de▶ ses mains, et on n’était point obligé ◀d’▶acheter à prix ◀d’▶argent ◀la▶ liberté ◀de▶ gagner sa vie ; ◀les▶ meilleurs ouvriers travaillaient ◀le▶ plus, parce qu’ils étaient ◀les▶ plus recherchés ; mais ◀les▶ autres n’étaient point obligés ◀de▶ travailler en cachette, ou ◀de▶ mendier leur pain. On n’était point accablé ◀de▶ tout ce fatras ◀de▶ lois qui se contredisent ◀les▶ unes ◀les▶ autres, et qu’on peut appliquer au pour et au contre ; elles sont filles ◀de▶ ◀la▶ corruption des mœurs, qui paraissant ◀la▶ vouloir réformer par ◀la▶ multiplicité, ne font que ◀la▶ fomenter. ◀Les▶ lois simples et intelligibles étaient interprétées par des chevaliers ◀l’▶épée au côté, qui suivaient toujours ◀les▶ voies que ◀la▶ raison et ◀l’▶équité leur suggéraient. Personne ne s’enrichissait à éterniser des procès ; ◀les▶ parties plaidaient leurs causes simplement et sur ◀la▶ vérité ; et comme on donnait dans ◀le▶ moment une sentence et un arrêt sans appel, on ne passait point par vingt tribunaux avant que ◀d’▶arriver à celui qui décide souverainement. ◀La▶ vérité paraissait nue, et n’était point défigurée par mille fausses couvertures dont on tâche à présent ◀de▶ ◀l’▶obscurcir, sous ◀le▶ faux prétexte ◀de▶ ◀la▶ rendre plus claire. ◀Les▶ gens à qui on confiait son bien sous ◀la▶ bonne foi, ◀le▶ rendaient de même, ou du moins montraient et prouvaient qu’ils avaient en même temps perdu ◀le▶ leur par des coups du ciel dont ils n’avaient pas été ◀les▶ maîtres, et qu’ils n’étaient point cause ◀de▶ sa perte ; à faute de quoi ils étaient punis comme des voleurs. On ne savait ce que c’était que ◀de▶ banqueroute ni banqueroutiers, ou bien on ◀les▶ punissait plus sévèrement que ◀les▶ voleurs ◀de▶ grands chemins, contre qui tout le monde est en garde, par ◀la▶ raison que ◀les▶ voleurs ne violent point ◀la▶ bonne foi, puisqu’on se méfie ◀d’▶eux, au lieu que ◀les▶ autres font servir ce puissant et premier lien ◀de▶ ◀la▶ société civile pour voler impunément des gens dont ils trahissent ◀la▶ confiance. ◀Le▶ laboureur travaillait tranquillement, et nourrissait en même temps ◀les▶ peuples ◀de▶ son pays et ◀les▶ étrangers, en mangeant avec eux ◀le▶ pain qu’il recueillait ; ◀le▶ vigneron buvait une partie du vin dont il avait façonné ◀la▶ vigne, et du reste qu’il communiquait aux autres, en retirait sa subsistance ; ◀le▶ commerce fleurissait et rapportait des pays éloignés ◀de▶ quoi enrichir un peuple, qui ayant dans le sien surabondamment ◀de▶ tout ce qui est nécessaire à ◀la▶ vie, en faisait part à ces mêmes pays en échange ◀de▶ leurs trésors ; ◀l’▶artisan y avait part en y envoyant ◀les▶ ouvrages qu’il avait travaillés ◀de▶ ses mains, et chacun vivait dans ◀l’▶opulence, parce que chacun vivait dans ◀l’▶innocence. On ne se ravissait point l’un à l’autre le fruit ◀de▶ son travail et ◀de▶ son industrie ; ◀les▶ maisons des particuliers étaient propres, mais modestes ; on n’y voyait rien qui choquât ◀les▶ bonnes mœurs ; ◀les▶ palais étaient magnifiques, et ◀d’▶une architecture achevée ; mais on n’y voyait point ◀de▶ ces sculptures ou ◀de▶ ces peintures infâmes, qui par leur nudité bannissent ◀la▶ pudeur et soulèvent ◀les▶ sens ; leur magnificence n’approchait point ◀de▶ celle des églises et des temples ; Dieu était ◀le▶ mieux logé, contre ◀la▶ mauvaise coutume ◀de▶ notre siècle, où ◀l’▶on place ◀les▶ hommes dans ◀de▶ vastes enceintes qui ont épuisé ◀la▶ nature et ◀l’▶art, pendant que Dieu n’est placé que dans un simple petit réduit. Chacun mesurait son ambition à son état, et non pas son état à son ambition ; on ne voyait pas comme on voit aujourd’hui ◀de▶ malheureux publicains, dont ◀l’▶opulence n’a tiré sa source que ◀de▶ ◀l’▶usure et ◀de▶ ◀la▶ mauvaise foi, dans ◀la▶ levée des deniers du prince, faire réformer, et rendre plus vastes et plus magnifiques pour leur usage particulier, ◀les▶ mêmes palais dont peu de temps auparavant ◀les▶ princes s’étaient contentés. ◀Les▶ peuples n’étaient point épuisés pour fournir à ◀la▶ subsistance des gens ◀de▶ guerre, et à ◀la▶ fabrique ◀de▶ mille inventions que ◀les▶ démons ont inventées pour ◀la▶ destruction du genre humain. On n’y faisait point ◀la▶ guerre par ◀le▶ vide ◀de▶ ◀l’▶air, ◀les▶ armes étaient simples et naturelles ; ◀le▶ nombre des combattants n’était point si grand, mais ils étaient plus braves ; on ne faisait point consister ◀l’▶habileté ◀d’▶un général ◀d’▶armée dans ◀la▶ surprise qu’il peut faire à son ennemi ; elle consistait à bien ranger ses troupes dans un combat, à secourir à propos ◀les▶ endroits faibles, à rendre ses gens obéissants, et à ◀les▶ faire vivre partout avec discipline et modération, et à ne pas souffrir qu’ils fissent ◀la▶ guerre aux amis aussi bien qu’aux ennemis. On prenait une journée, chacun y amenait ses forces ; on combattait corps à corps, et ◀la▶ victoire finissant ◀la▶ guerre, était suivie ◀de▶ ◀la▶ paix. ◀Les▶ villes étaient mieux défendues par ◀la▶ valeur ◀de▶ leurs habitants, que par ◀la▶ force ◀de▶ leurs murailles. Dans ◀la▶ paix, chacun faisait son travail, et personne ne restait armé comme dans un temps ◀de▶ guerre ; ◀les▶ mêmes mains qui venaient de manier une lance et une épée, retournaient manier ◀la▶ charrue et ◀la▶ serpette, sans en être déshonorées. ◀Les▶ seuls chevaliers errants restaient armés, et allaient par ◀le▶ monde défaisant ◀les▶ torts, et réparant ◀les▶ dommages. ◀Les▶ femmes n’étaient servies que par des femmes ; ◀le▶ grand monde leur était inconnu ; leur domestique faisait toute leur occupation, et leur propre jardin bornait leur promenade ; assez parées ◀de▶ ◀la▶ seule nature, elles faisaient consister leur beauté dans leur vertu, et leur mérite dans leur attachement pour leurs époux, sans témoigner aucun empressement pour ces sortes ◀de▶ parures que ◀la▶ mode invente tous ◀les▶ jours ; leur honneur ne courait aucun risque ; armées ◀de▶ leur seule modestie et ◀de▶ leur pudeur, elles retenaient tout le monde dans ◀le▶ respect, et ôtaient ◀la▶ hardiesse ◀de▶ leur rien dire ◀de▶ malhonnête. ◀Le▶ service ◀de▶ Dieu se faisait avec plus ◀de▶ dévotion et plus ◀de▶ recueillement, parce qu’on ◀le▶ servait ◀d’▶un cœur pur et véritablement contrit. ◀Les▶ gens ◀d’▶Eglise n’étaient point dissipés ; ils étaient attachés et à leur office et à leurs fonctions. ◀Les▶ moines ne sortaient point ◀de▶ leur couvent pour courir parmi ◀le▶ monde, et s’y mêler ◀de▶ mille choses qui ne ◀les▶ regardent pas, surtout ◀de▶ mariages et ◀de▶ procès. Une seule abbaye suffisait à un abbé, et on aurait regardé celui qui en aurait eu plusieurs comme un homme qui aurait eu plusieurs femmes. Il n’était point permis à un évêque ◀de▶ quitter son église pour une autre, ou si cela se faisait, on était forcé ◀de▶ ◀le▶ faire par ◀le▶ besoin qu’avait un diocèse ◀d’▶un pasteur dont on avait déjà éprouvé ◀la▶ vigilance et ◀la▶ doctrine. Il n’en est pas de même aujourd’hui, où ◀l’▶on saute ◀de▶ l’un à l’autre uniquement parce que celui que ◀l’▶on prend est plus riche que celui que ◀l’on quitte ; cela aurait été regardé comme un homme qui aurait répudié une femme légitime à cause de sa pauvreté, pour s’attacher à une riche concubine, et vivre avec elle dans un adultère perpétuel.