Chapitre LVI.
De▶ ce qui suivit ◀le▶ désenchantement ◀de▶ Dulcinée.
Après cela Sancho voulut ramasser l’autre bourse qui était à terre ; mais un démon qui n’avait encore rien dit, fut plus subtil que lui, et s’en saisit promptement, et s’adressant à Pluton il lui demanda audience. Sancho se jeta à corps perdu sur ◀le▶ démon ; mais celui-ci lui fichant ses griffes dans ◀le▶ bras lui fit jeter ◀les▶ hauts cris. Malgré ◀la▶ douleur que lui faisait ◀le▶ lutin, il criait que cette bourse était à lui, et qu’il ◀l’▶avait gagnée ◀de▶ bonne guerre. Tais-toi, lui dit Pluton ◀d’▶une voix épouvantable, on fait ici justice à tout le monde, laisse-◀le▶ parler, on t’écoutera après dans tes défenses. ◀Le▶ lutin prit donc ◀la▶ parole, et ◀l’▶adressant à Sancho lui-même : Je ne veux, lui dit-il, pour témoin ◀de▶ ce que je vas dire que toi-même et ◀l’▶illustre Don Quichotte.
Te souviens-tu bien que lorsque tu trouvas dans ◀la▶ montagne noire une petite valise, tu te saisis ◀de▶ cent douze écus ◀d’▶or qui étaient dedans ? Te souviens-tu bien qu’un bûcheron te dit qu’ils appartenaient à un jeune homme qui courait dans ◀la▶ forêt ? Te souviens-tu bien que tu voulais empêcher ton maître ◀d’▶aller chercher ce jeune homme, parce que tu craignais ◀d’▶être obligé ◀de▶ lui rendre son argent ? Regarde si tu ne fis pas là deux vols pour un ? ◀Le▶ malheureux Cardénio avait besoin ◀de▶ subsistance et ◀de▶ nourriture, et tu lui ôtas ◀les▶ moyens ◀d’▶en trouver, en ◀le▶ volant ◀de▶ guet-apens. Ne dis point que cet argent était perdu pour lui, tu sais bien qu’il lui appartenait, et que ◀de▶ vils ouvriers avaient eu ◀la▶ modération ◀de▶ n’y point toucher ; joint à cela, quand cet argent aurait été perdu, quel droit y avais-tu ? Ne sais-tu pas que ◀les▶ trésors égarés et perdus appartiennent aux démons qui en sont ◀les▶ gardiens naturels, et en deviennent enfin ◀les▶ propriétaires ? C’était à moi que cet argent aurait appartenu ; mais je ne voulus pas te ◀l’▶ôter dans ◀le▶ moment, dans ◀la▶ pensée que tu aurais assez ◀de▶ probité pour ◀le▶ rendre à Cardénio après qu’il serait rentré dans son bon sens et qu’il aurait retrouvé sa chère Lucinde. ◀L’▶as-tu fait, et as-tu même eu aucune envie ◀de▶ ◀le▶ faire ? Je demande présentement ◀la▶ restitution ◀de▶ cet argent, puisque tu es en état ◀de▶ me ◀le▶ rendre, ou bien compte que je te vais mettre tout ◀le▶ corps en lanières et en charpie avec mes griffes.
Sancho fut bien étonné qu’on lui demandât ◀la▶ restitution ◀d’▶un argent à quoi il ne songeait plus. ◀Les▶ griffes effroyables dont ◀le▶ lutin était armé, et dont il avait déjà ressenti ◀la▶ pointe, lui causèrent un frisson depuis ◀les▶ pieds jusqu’à ◀la▶ tête, et ◀la▶ peur qu’il en eut fut telle qu’il ne put ouvrir ◀la▶ bouche. Parafaragaramus entreprit sa défense. Grande divinité, dit-il à Pluton, vous sévère Minos, et vous équitable Rhadamanthe, souverains juges des enfers, vous venez ◀d’▶entendre ◀l’▶accusation qui vient ◀d’▶être intentée par Plutus contre ◀le▶ chevalier Sancho. Son étonnement ne lui permet pas ◀d’▶ouvrir ◀la▶ bouche pour défendre son innocence, qui éclate dans son silence ; mais souffrez que je vous ◀la▶ représente en son entier.
Il est vrai qu’il a trouvé ◀l’▶argent qu’on lui redemande, il est vrai aussi qu’il ne ◀l’▶a point rendu, et il avoue même qu’il n’a pas eu ◀l’▶intention ◀de▶ ◀le▶ rendre ; mais quel droit a Plutus ◀de▶ redemander cet argent ? Il avoue lui-même qu’il n’était ni égaré ni perdu, il avoue qu’il appartenait à Cardénio ; ainsi Cardénio a pu en disposer. Il a su que ◀le▶ chevalier Sancho ◀l’▶avait trouvé, et puisqu’il ne lui a pas redemandé, n’était-ce pas consentir qu’il ◀le▶ gardât, et ◀le▶ lui donner tacitement ? Je sais même qu’il ◀le▶ lui a donné tacitement, par conséquent ◀la▶ propriété ◀de▶ cette bourse, qui a été transportée à Sancho, rectifie ce qui paraît criminel dans ◀le▶ commencement ◀de▶ ◀la▶ possession ; ainsi je conclus à ce qu’il soit renvoyé absous ◀de▶ ◀l’▶accusation contre lui intentée, Plutus condamné à lui rendre et restituer sa bourse, et aux dépens. Sancho fut rassuré par un si beau plaidoyer, et voulut y ajouter quelque chose du sien ; mais Plutus ayant demandé, comme ◀les▶ avocats font au barreau, un mot ◀de▶ réplique, et ◀l’▶ayant obtenu, Sancho fut obligé ◀de▶ se taire.
Je conviens, dit Plutus, que ◀l’▶argent appartient au chevalier Sancho, puisque ◀le▶ sage Parafaragaramus dit que Cardénio ◀le▶ lui a donné. Je consens qu’il en profite et renonce à toute propriété dessus, tant au principal qu’à ◀l’▶accessoire ; mais ◀le▶ tribunal des enfers ne punit pas seulement ◀les▶ mauvaises actions, il punit aussi ◀les▶ mauvaises intentions. Celle du chevalier a été ◀de▶ retenir cet argent à ◀l’▶insu du propriétaire, et par conséquent ◀de▶ faire un vol. Cette intention n’a pu être rectifiée par ◀la▶ propriété postérieurement acquise, qui ne peut avoir ◀d’▶effet rétroactif, et qui par conséquent n’a pu justifier une intention antérieurement criminelle, et c’est sur quoi je demande justice.
◀Les▶ juges imposèrent silence à Parafaragaramus et à Sancho qui voulaient parler, et Minos ayant été aux opinions prononça ◀l’▶arrêt en ces termes : ◀La▶ Cour a ordonné que Plutus rendra au chevalier Sancho ◀la▶ bourse et ◀l’▶argent qu’elle renferme, et que préalablement avant ◀la▶ restitution ◀d’▶icelle, icelui Sancho pour punition ◀de▶ sa mauvaise intention recevra vingt coups de bâton sur ses épaules, si mieux n’aime renoncer à toute propriété sur ◀la▶ bourse, ce que ◀la▶ Cour laisse à son choix et option sans déplacer, dépens compensés.
Pardi bon, reprit Sancho après cette belle décision, j’ai eu vingt-quatre coups pour quatre cents écus ◀d’▶or, et je laisserais ma bourse pour vingt, non ferais pas pour cent. Mais, Messieurs ◀les▶ juges des enfers et des diables, ajouta-t-il, ne serait-il pas à propos d’envoyer chercher ma femme pour lui en faire recevoir sa part ? ◀La▶ bonne bête a plus profité que moi ◀de▶ ◀l’▶argent, ainsi il serait juste qu’elle en payât ◀la▶ meilleure partie, ◀les▶ cordeliers n’ont pas ◀de▶ manche si large qu’est sa conscience, et ◀de▶ mauvaise dette il faut tirer tout ce qu’on peut quand on devrait être payé en chats et en rats, autrement celle qui a mangé ◀le▶ lard ne ◀le▶ paierait pas, et moi qui n’ai mis qu’un bout du doigt dans ◀la▶ sauce je ◀la▶ paierais toute entière avec ◀le▶ poisson. Oui ma foi, elle a bonne gueule, autant ◀de▶ servi autant ◀de▶ mangé : bien gagné bien dépensé, il ne faut point ◀de▶ bourse pour ◀le▶ serrer, et cependant Sancho a bon dos, il est battu et paie ◀l’▶amende ; ainsi va ◀le▶ monde, ◀les▶ bons paient pour ◀les▶ méchants ; mais si j’en étais ◀le▶ maître, bon gré mal gré je ◀la▶ ferais chanter. — Il a raison, interrompit Minos, nous avons eu tort ◀d’▶imposer au seul Sancho une punition qui doit être commune à sa femme et à lui, puisqu’il n’a eu sa mauvaise intention que pour enrichir sa mauricaude : ainsi il faut réformer notre arrêt et trouver deux différentes pénitences qui conviennent à l’un et à l’autre. Ils retournèrent aux opinions, après quoi Minos prononça ordre à Sancho ◀de▶ donner à sa femme douze coups de bâton bien appliqués tout aussitôt qu’il ◀la▶ verrait, et que pour lui il en serait quitte pour trente poils ◀de▶ barbe qui lui seraient arrachés sur ◀l’▶heure.
Cette proposition lui fit froncer ◀le▶ sourcil ; mais on ◀l’▶y fit résoudre malgré lui, malgré ses dents. Deux démons ◀l’▶ayant lié ◀les▶ bras derrière ◀le▶ dos et assis sur ◀la▶ sellette, lui prirent chacun une oreille avec des tenailles pour lui faire tenir ◀la▶ tête ferme, et ◀les▶ deux autres vinrent se mettre à côté de lui, et avec des pincettes à barbier ils lui arrachèrent ◀les▶ poils ◀de▶ ◀la▶ barbe en même temps ; en sorte que l’un tirant à droite et l’autre à gauche, ils lui faisaient faire une grimace ◀de▶ chat fâché toute plaisante et toute risible. Il cria plus haut qu’il n’avait jamais fait ; mais cela ne servit ◀de▶ rien, non plus que ◀la▶ douleur qu’il ressentit aux oreilles qui pensèrent aussi ◀d’▶être arrachées. Il fallut compter ◀les▶ poils ◀de▶ ◀la▶ barbe qu’on lui avait arrachés, et comme il s’en trouva six ◀de▶ trop, Minos ordonna qu’ils seraient précomptés sur ◀les▶ coups de bâton ordonnés à Thérèse, attendu que ◀l’▶homme et ◀la▶ femme n’étant qu’un, ce que l’un recevait devait être au profit ◀de▶ l’autre. Non, non, dit Sancho quod gripsi gripsi, quand elle a bien bu je ne laisse pas ◀d’▶être à jeun ; il ne faut pas réformer un arrêt ; elle en aura sa part ; on m’a donné un chapon, je lui rendrai une poule. Après cela Sancho ayant été lâché reprit sa bourse avec tant de joie qu’il ne se sentait plus ni des coups ◀de▶ discipline, ni des poils ◀de▶ sa moustache, non plus que ◀de▶ ses oreilles.
Comme il aurait déjà voulu être bien loin avec son argent, il regardait s’il ne verrait pas une porte ouverte pour sortir au plus vite, mais ◀le▶ pauvre homme n’avait garde ◀d’▶en voir ayant toutes été fermées avec une grande exactitude. Son inquiétude se remarquait par ses fréquents tournements ◀de▶ tête et son agitation continuelle ; mais ◀le▶ malheureux n’en était pas encore où il pensait : car un démon dameret, c’est-à-dire fort proprement vêtu, et nullement effroyable comme ◀les▶ autres, mais au contraire parfaitement bien mis avec ◀de▶ ◀la▶ broderie ◀d’▶or et ◀d’▶argent, ◀de▶ belles bagues et ◀de▶ beaux anneaux aux doigts, ◀de▶ beau linge et ◀de▶ belles dentelles, poudré, frisé, en un mot tiré à quatre épingles et ◀d’▶un visage fort doux, fort mignon et fort beau, s’approcha du trône ◀de▶ Pluton, et ayant posé sur le premier degré deux petits paniers qu’il portait, l’un rempli ◀de▶ petites cornes ◀de▶ différentes couleurs, et l’autre ◀de▶ petites fioles ◀d’▶essence, ◀de▶ pots ◀de▶ pommade, ◀de▶ tours ◀de▶ cheveux, ◀de▶ boîtes à mouches, ◀de▶ fard et d’autres ingrédients propres aux femmes, se mit à genoux et ◀d’▶une voix fort douce et fort agréable se mit à ◀le▶ supplier ◀de▶ lui accorder audience.
Un diable ◀de▶ si bonne mine attira ◀l’▶attention ◀de▶ nos deux chevaliers, et Pluton lui ayant permis ◀de▶ parler, il commença par remontrer toutes ◀les▶ peines qu’il se donnait pour rendre ◀les▶ femmes belles et attirantes, qu’il inventait tous ◀les▶ jours quelque pommade et quelque essence pour conserver leur teint, ou bien pour en cacher ◀les▶ rides, qu’il avait depuis peu de temps travaillé à cela avec beaucoup de succès, puisqu’il y avait des femmes âgées de plus ◀de▶ soixante ans qui ne laissaient pas par son moyen ◀de▶ paraître avec des cheveux bruns, une peau unie et délicate, et enfin si jeunes qu’il faudrait avoir en main leur extrait baptistaire pour ◀les▶ croire plus vieilles que leurs enfants ; que cela faisait augmenter ◀le▶ nombre ◀de▶ leurs amants, et augmentait en même temps celui des sujets ◀de▶ ◀l’▶enfer ; mais que malgré tous ses soins il courait risque ◀de▶ perdre son temps s’il y avait encore dans ◀le▶ monde deux hommes ◀de▶ ◀l’▶humeur du chevalier Sancho, qui à tout moment disait pis que rage des femmes, et tâchait ◀d’▶en dégoûter tout le monde ; que si cela était souffert, il n’avait qu’à laisser en enfer son panier plein ◀de▶ cornes, parce qu’il ne trouverait plus ◀de▶ femmes qui en pussent faire porter à leurs maris, n’y ayant plus aucun homme qui leur voulût aider à ◀les▶ attacher, qu’il avait employé un temps infini pour en faire qui fussent propres à tout le monde, qu’il y en avait ◀de▶ dorées pour ◀les▶ maris pauvres, et qui se changeaient sur leur tête en cornes ◀d’▶abondance ; qu’il y en avait ◀d’▶unies et simples pour ceux dont ◀les▶ femmes faisaient ◀l’▶amour but à but ; qu’il y en avait ◀de▶ jaunes pour ceux qui épousaient des filles qui avaient déjà eu quelque intrigue ; ◀de▶ blanches pour ceux qui épousaient des veuves ; ◀de▶ noires pour ceux qui épousaient des fausses dévotes ; ◀de▶ diaphanes et transparentes pour ceux dont ◀les▶ femmes savaient cacher leur infidélité ; ◀de▶ vertes pour ceux qui épousaient des filles élevées dans un couvent ou dans une grande retenue ; et ◀de▶ rouges pour ceux dont ◀les▶ femmes payaient leurs amants, à qui ◀d’▶ordinaire elles ne se contentaient pas ◀de▶ sacrifier ◀la▶ bourse et ◀l’▶honneur, mais ◀le▶ sang même ◀de▶ leur époux ; que chaque couleur convenait parfaitement à ◀la▶ qualité ◀d’▶un chacun ; qu’il y avait dans ◀le▶ monde assez ◀de▶ femmes ◀de▶ vertu qui rebutaient ◀les▶ hommes, sans que Sancho voulût mettre ◀les▶ hommes sur ◀le▶ pied ◀de▶ rebuter ◀les▶ femmes ; que c’était ◀de▶ quoi il demandait justice, et protestait en cas ◀de▶ déni ◀de▶ laisser toutes ◀les▶ femmes et ◀les▶ filles en garde à leur propre vertu, sans ◀les▶ tenter dorénavant par lui-même, et sans ◀les▶ faire tenter par d’autres, ni leur fournir ◀les▶ occasions ◀d’▶être tentées.
Sancho qui n’avait jamais cru qu’on eût dû lui faire un crime ◀de▶ cinquante bagatelles qu’il avait dites sans dessein, tomba ◀de▶ son haut à ce plaidoyer. Qu’as-tu à répondre à cette accusation ? lui demanda Pluton. — Il n’y répliquera rien, dit Parafaragaramus en prenant son parti, et en effet ce n’est qu’une accusation en ◀l’▶air où il n’y a rien à répondre. Supposé même qu’il fût vrai qu’il eût voulu détourner ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀l’▶amour des femmes, il n’aurait fait que ce que font tous ◀les▶ jours ◀les▶ confesseurs, ◀les▶ directeurs et ◀les▶ prédicateurs sur qui ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶enfer ne s’étend pas, ainsi il y a lieu ◀d’▶appel comme ◀de▶ juge incompétent ; d’ailleurs il ne suffit pas au démon Molieros ◀d’▶accuser ◀le▶ chevalier Sancho, il faut qu’il ◀le▶ convainque, qu’il montre quelque preuve ◀d’▶homme ou ◀de▶ femme que ses discours aient convertis ; c’est ◀de▶ quoi je ◀le▶ défie, et c’est ce qu’il ne peut pas faire, parce qu’en effet Sancho n’a fait que perdre sa morale ; et comment ne ◀la▶ perdrait-il pas, puisqu’il n’en a jamais débité qu’en plaisantant, et que ◀les▶ gens ◀d’▶Eglise ◀la▶ perdent bien, eux qui ◀la▶ prêchent avec ◀le▶ plus grand sérieux qu’ils peuvent, et qui même ◀l’▶appuient des préceptes et des commandements qui leur viennent ◀d’▶en haut et ◀d’▶un pouvoir supérieur à tout ?
Outre cela, poursuivit un démon qui n’avait pas encore parlé, ◀le▶ chevalier Sancho ne parle point contre ◀les▶ femmes par malice ; ◀le▶ bon seigneur ◀les▶ aime autant et plus que ◀les▶ autres. Je ne ressemblerai pas à Molieros, et je rapporterai preuve ◀de▶ ce que j’avance. Il ne faut que savoir ◀l’▶aventure qui lui est arrivée il n’y a pas si longtemps avec une fille nommée Altisidore. — Je ◀la▶ sais aussi bien que vous, repartit Molieros, c’était moi qui lui en avais inspiré ◀la▶ tentation, et je ◀l’▶avais conduite jusques au point ◀de▶ réussir quand des esprits ◀d’▶en haut gardiens ◀de▶ ◀l’▶honneur ◀de▶ cette fille vinrent mal à propos ◀les▶ séparer tous deux et ◀les▶ châtièrent ◀de▶ leurs mauvais desseins sans leur avoir permis ◀de▶ ◀l’▶accomplir. Cependant ce n’est pas là ce qui me chagrine ◀le▶ plus, puisqu’ici ◀la▶ volonté est punie aussi bien que ◀l’▶action, et que Sancho en voulant déshonorer cette fille, ◀l’▶a déshonorée en effet autant qu’il a pu et est autant coupable du crime que s’il ◀l’▶avait commis, puisqu’il n’a pas dépendu ◀de▶ lui ◀de▶ ◀le▶ commettre : aussi cet article est-il marqué sur mon journal en lettres rouges ; mais ce ne sera qu’après sa mort qu’il en tiendra compte. Ce qui me choque, c’est qu’il me rompt en visière témoin une fille ◀de▶ son village qui allait se laisser aller à son amant lorsqu’il vint mal à propos leur rompre ◀les▶ chiens par sa présence, et qu’il leur dit quelque chose que cette fille a toujours contre lui sur ◀le▶ cœur, ce qui fait que depuis ce temps-là elle lui a toujours fait ◀la▶ mine. Ai-je menti, dit-il à Sancho en ◀le▶ regardant, ce que je dis n’est-il pas vrai ? — Pardi, dit Sancho, ce diable-là tient un registre bien exact ◀de▶ ce que je fais ; c’est peut-être lui qui écrit ma vie. Il allait continuer lorsqu’il fut interrompu.
Halte-là, Messieurs ◀les▶ avocats, leur dit Rhadamanthe ◀d’▶un ton effroyable. ◀La▶ Cour est assez instruite du fait dont il s’agit. ◀Le▶ chevalier Sancho t’a rompu en visière, poursuivit-il s’adressant à Molieros, mais tu n’es qu’un jeune diable apprenti ; ◀les▶ crimes dont tu ◀l’▶accuses devant nous ne sont point ◀de▶ notre compétence, ils n’offensent que toi et nous, et nous ne sommes pas juges que dans notre propre cause. Je conviens qu’il a voulu déshonorer Altisidore ; mais puisque ◀les▶ esprits ◀d’▶en haut ◀l’▶en ont puni, ce n’est pas à nous à redoubler sa peine, et nous ◀l’▶en tenons absous. Après cela il arrêta un moment, et Sancho qui croyait en être quitte prit ce temps-là pour dire à son maître, que ◀les▶ juges ◀d’▶enfer ne sont pas si diables qu’on ◀le▶ dit, puisqu’ils entendent raison.
Mais, reprit Rhadamanthe en ◀le▶ regardant ◀d’▶un visage affreux et ◀le▶ faisant trembler, je trouve que ◀les▶ démons accusateurs ont pris ◀le▶ change, et qu’au lieu de s’attacher à des faits graves, ils n’ont objecté que des minuties. C’est ◀d’▶avoir voulu violer ◀les▶ droits ◀de▶ ◀l’▶hospitalité en voulant ◀d’▶un lieu ◀d’▶honneur où il était bien reçu en faire ◀le▶ théâtre ◀de▶ ses débauches, dont il mérite des reproches et des châtiments ; c’est ◀d’▶avoir eu plus ◀d’▶indulgence pour soi-même que pour autrui, c’est ◀d’▶avoir été hypocrite, ◀d’▶avoir voulu priver ◀les▶ autres des plaisirs infâmes où il tâchait ◀de▶ se souiller lui-même, ◀d’▶avoir voulu sous ◀les▶ dehors ◀d’▶une vie honnête et ◀d’▶un mépris affecté des femmes cacher ◀le▶ penchant vicieux qu’il a pour elles ; c’est là vouloir imposer à Dieu et aux hommes, avoir deux mesures, l’une pour soi, l’autre pour autrui, c’est cela encore un coup dont on devait ◀l’▶accuser ; il devait se souvenir ◀de▶ son proverbe ordinaire, Médecin guéris-toi toi-même. Quoi ! perfide, lui dit-il, tu prêches ◀la▶ vertu aux autres et tu ne ◀l’▶exerces pas, ne sais-tu pas que ◀le▶ meilleur sermon se tire ◀de▶ ◀l’▶exemple qu’on donne ? Voilà ce qu’on appelle hypocrisie, qui est sujette à notre justice, et pour laquelle il lui doit être imposé une punition. En même temps il se leva et alla avec ◀les▶ autres aux opinions, et Minos prononça ◀l’▶arrêt en ces termes.
Attendu que ◀les▶ crimes dont ◀l’▶accusé est prévenu et convaincu, sont ◀d’▶avoir voulu satisfaire Dieu et ◀les▶ hommes ◀d’▶une belle apparence qui n’est que ◀de▶ ◀la▶ fumée, et qui provient ◀d’▶un cerveau gâté qu’il faut purger ; ordonné qu’il sera parfumé ◀de▶ deux cassolettes ◀d’▶enfer dans ◀le▶ moment. Après quoi il fit signe aux démons qui étaient toujours restés proche Sancho, ◀de▶ se saisir ◀de▶ lui. Ils ◀le▶ prirent donc encore, et deux lui tenant ◀la▶ tête comme quand on lui avait arraché ◀la▶ moustache, ◀les▶ deux autres prirent chacun une bande ◀de▶ papier qu’ils roulèrent en flèches, et en ayant allumé un bout, ils ◀le▶ mirent dans leurs bouches, et l’autre dans ◀les▶ narines du patient, et soufflèrent chacun leur camouflet à perte ◀d’▶haleine, ce qui était capable ◀de▶ faire crever un cheval, et qui fut aussi plus sensible à Sancho que tout ce qu’il avait encore souffert. ◀Les▶ yeux lui sortirent presque ◀de▶ ◀la▶ tête, et jamais son cerveau ne fut mieux purgé, car il en éternua plus ◀de▶ cent fois avec des branlements ◀de▶ tête extraordinaires. S’il n’en fût pas revenu si promptement ◀les▶ peines ◀de▶ ◀l’▶enfer auraient été bornées là ; mais ayant tout à fait repris ses sens et sa connaissance par un grand verre ◀de▶ vin qu’on lui fit boire, on acheva ◀la▶ cérémonie.
◀Le▶ pauvre diable croyait bien encore cette fois-là être quitte ◀de▶ toutes ces persécutions, mais un autre démon ◀l’▶entreprit en lui disant : N’as-tu pas entendu lire par ton maître ce qui est écrit au-dessus ◀de▶ ◀la▶ porte du palais ◀de▶ Merlin, et qui conduit à celui ◀de▶ Pluton où tu es ? N’as-tu pas entendu qu’il n’y doit entrer que des gens ◀d’▶un cœur pur, qui ne possèdent rien du bien ◀d’▶autrui, et qui n’ont jamais fait aucun mensonge ? On a purifié ton corps et ton cerveau, on t’a justifié sur ◀l’▶argent que Plutus disait qui ne t’appartenait pas ; je requiers qu’on purifie ton esprit pour tes menteries. Combien en as-tu fait en ta vie ? ◀Les▶ voilà toutes écrites, poursuivit-il en lui montrant un gros livre ; mais comme ◀le▶ temps me presse, je ne t’en citerai qu’une, parce qu’elle est grave et qu’elle était contre ◀les▶ intérêts ◀de▶ ton bon maître et bienfacteur, et contre ◀la▶ princesse Dulcinée, qui a été privée par ta négligence ◀de▶ ◀la▶ consolation qu’elle aurait eue et qu’elle attendait ◀de▶ recevoir des nouvelles ◀de▶ son chevalier : fus-tu seulement ◀la▶ chercher ? et tout ce que tu vins en rapporter à ton bon maître n’était-il pas faux ? Parle, perfide, est-ce ainsi que tu devais reconnaître ◀les▶ générosités du grand Don Quichotte, qui t’avait fait présent ◀de▶ deux ânons à la place de Rossinante que tu t’étais sottement laissé prendre ? As-tu renoncé au présent et au don quand tu eus retrouvé ton cher camarade ? Souverains juges, continua-t-il en s’adressant à Pluton et aux autres, je vous en demande justice suivant votre équité et votre prudence ordinaire.
On demanda à Sancho s’il avait quelque chose à dire, et son silence ayant fait connaître qu’on ne lui imputait rien dont il ne s’accusât lui-même, on alla aux opinions, et Minos prononça qu’étant ◀l’▶ordinaire ◀de▶ punir ◀les▶ parties coupables, et ◀le▶ mensonge qui lui était reproché étant fait à une fille, ◀la▶ Cour ordonnait que ◀la▶ bouche ◀de▶ Sancho serait frappée ◀de▶ douze coups ◀de▶ poing appliqués par elle-même. Dulcinée qui était à côté de Don Quichotte, supplia Pluton et ◀les▶ autres ◀de▶ ◀la▶ dispenser ◀d’▶être ◀l’▶exécutrice ◀de▶ leur arrêt, et à sa prière ◀l’▶exécution en fut commise aux douze filles ◀de▶ Balerme, qui voulurent aussi s’en défendre, mais on ◀les▶ y obligea sous peine de rester enchantées. Sancho fut donc retiré ◀de▶ ◀la▶ balustrade, et porté par ◀les▶ quatre démons au milieu de ces demoiselles, ou du moins des douze figures qui paraissaient telles. Il y fut assis à plat ◀de▶ terre, et là chacune l’une après l’autre, en tournant autour de lui ◀de▶ sa gauche à sa droite, lui appliquèrent un soufflet ◀de▶ toute leur force. Il ne fut nullement ménagé, parce que ◀la▶ nièce et ◀la▶ gouvernante, qui étaient au nombre ◀de▶ ces filles, y déployèrent toute ◀la▶ vigueur ◀de▶ leurs bras. ◀Le▶ pauvre homme n’osait branler crainte ◀de▶ pis, et souffrit tout malgré lui, malgré ses dents. Il en eut ◀la▶ mâchoire gauche ébranlée et ◀la▶ joue toute déchiquetée en dedans, de sorte qu’il crachait du sang en très grande quantité. Après cela Pluton demanda s’il y avait encore quelqu’un qui eût quelque chose à reprocher à Sancho et aux autres, et tout le monde ayant gardé ◀le▶ silence, il ◀les▶ déclara tous innocents, et ordonna que Sancho fût vêtu ◀d’▶une robe purifiée. Là-dessus Minos présenta aux démons une grande mandille ◀d’▶un beau brocard blanc, dont ils vêtirent ◀le▶ chevalier qui se laissa faire ◀de▶ son bon gré, et qui fut rendu à son maître.
Dans ce moment un coup ◀de▶ tonnerre se fit entendre ; ◀les▶ lumières du palais ◀de▶ Pluton, qui ne jetaient qu’une lueur fort sombre, n’étant que des bougies dans des lanternes ◀de▶ papier brouillard, disparurent, et une obscurité fort épaisse succéda à cette lueur. La première grille ◀de▶ fer tomba, et en un moment ◀le▶ théâtre sur lequel ils étaient tous, ◀les▶ remit dans ◀la▶ salle dont ils étaient descendus ; ◀la▶ grille ◀de▶ fer tomba, ◀le▶ tout au bruit du tonnerre et dans une obscurité très grande.
Parafaragaramus leur dit ◀de▶ ◀le▶ suivre, et pour cet effet ils ◀le▶ prirent par ◀la▶ main, et étant dans ◀la▶ même salle où ils avaient vu Dulcinée en paysanne, il parut tout ◀d’▶un coup ◀de▶ ◀la▶ lumière, et au lieu du spectacle affreux du tribunal ◀de▶ Pluton, il ne se présenta rien à leurs yeux que ◀d’▶agréable à ◀la▶ vue. Ce n’était que miroirs ◀de▶ tous côtés, lustres éclatants ◀d’▶or et ◀d’▶argent, et une musique charmante s’y faisait entendre ; enfin ils croyaient être effectivement dans un palais enchanté, et Sancho n’aurait pas cru sortir ◀de▶ ◀l’▶enfer si son corps, sa barbe et ses joues n’en avaient porté des marques. Six des filles ◀de▶ Balerme lui demandèrent congé, et elle ◀l’▶accorda à toutes celles qui ◀le▶ voulurent. Il en sortit huit avec Parafaragaramus qui se chargea du soin ◀de▶ ◀les▶ conduire. Sancho voulait ◀les▶ suivre, mais ◀le▶ sage enchanteur lui ordonna ◀de▶ rester avec ◀les▶ autres, ◀l’assurant qu’il n’avait plus rien du tout à craindre.