(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LV. Don Quichotte et Sancho vont à la caverne de Montésinos. Ce qu’ils y virent, et comment se fit le désenchantement de Dulcinée. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre quatrième) « Chapitre LV. Don Quichotte et Sancho vont à la caverne de Montésinos. Ce qu’ils y virent, et comment se fit le désenchantement de Dulcinée. »

Chapitre LV.
Don Quichotte et Sancho vont à la caverne de Montésinos. Ce qu’ils y virent, et comment se fit le désenchantement de Dulcinée.

Le lecteur doit se souvenir de la fosse où Sancho était tombé à son retour du gouvernement de l’île Barataria, et qu’elle n’était pas éloignée du château du duc de Médoc, puisqu’elle en faisait partie, et qu’elle était en effet un conduit souterrain. Il fallait passer par devant cette fosse pour aller à ce petit bois dont on vient de parler. Don Quichotte était dans une impatience terrible de jouer des mains pour rompre l’enchantement de son imaginaire Dulcinée, et abîmé dans ses rêveries il ne suivait les autres que parce que son cheval l’y contraignait. Sancho allait derrière lui triste et pensif, ne croyant jamais voir assez tôt l’heureux moment qui lui rendrait sa bourse. Ils furent retirés de leur assoupissement par une voix plaintive, qui se faisait entendre plus clairement à mesure qu’ils avançaient. Don Quichotte qui croyait n’être pas éloigné de l’endroit d’où cette voix sortait, y courut et entendit distinctement une femme qui se plaignait et qui criait au secours. Traître, disait-elle, n’est-il pas temps que tu me laisses retourner sur terre, après avoir été un nombre infini d’années ensevelie toute vive ? Au secours, cria-t-elle derechef à pleine tête ; et en même temps elle se montra sur le bord de la fosse, et parut faire un effort pour la franchir, comme elle fit en effet. Elle fut suivie par un homme armé de toutes pièces qui paraissait vouloir la retenir malgré elle, et qui s’arrêtant sur le bord de cette fosse à la vue de nos chevaliers, se rejeta dedans sitôt qu’il les vit aller à lui. Cette femme vint en courant se jeter aux pieds du cheval de Don Quichotte. Ah, Seigneur chevalier, lui dit-elle, si vous cherchez les grandes aventures, comme je n’en doute pas, entrez là-dedans, suivez ce perfide et allez délivrer d’esclavage des princesses que l’enchanteur Merlin retient dans la caverne de Montésinos, où elles sont battues et outragées par le cruel Freston dont la fureur me poursuit. Je suis une des filles d’honneur de l’infortunée Balerme qui songe à pleurer

Durandus son amant dont elle porte le cœur à la main, pendant que lui couché comme un veau, dort comme une toupie sans remuer non plus qu’un rocher. Si vous n’êtes pas touché de son malheur, soyez-le de celui d’une princesse nommée Dulcinée, qui y est arrivée depuis peu, faite et bâtie comme une gueuse dans de certains temps, et quelquefois tirée à quatre épingles comme une poupée et dorée comme un calice. C’est la beauté et la vertu même, et le parangon de toutes sortes de bonnes qualités. Le maudit enchanteur Freston vient de la laisser presque morte des coups d’étrivières qu’il lui a donnés en ma présence, en haine d’un certain chevalier nommé Don Quichotte dont elle a toujours le nom à la bouche, et qu’elle appelle sans cesse à son secours, et son neveu ne me poursuit et ne m’a battue, qu’à cause que je n’ai pu souffrir une si grande barbarie sans prendre son parti. — Eh bon, bon, interrompit Sancho, les femmes ont toujours été ce qu’elles sont, elles ont toujours fourré leur nez dans les affaires d’autrui.

Don Quichotte, à qui il n’en fallait pas tant dire pour l’obliger à tout faire, ne s’amusa pas à écouter son écuyer, mais il alla au neveu de Freston qui dans ce moment se jeta dans la fosse et lui fit face. Il était, comme j’ai dit, armé de toutes pièces et à pied, ayant à la main gauche une épée nue et à la droite un fouet de cordes garni de molettes de fer. Viens, dit-il au chevalier, si tu oses descendre à armes égales, je pourrai te satisfaire, et mon écuyer se battra contre le tien. Don Quichotte aurait bien voulu prendre son cheval, mais voyant qu’il lui était impossible de le faire passer, il mit pied à terre et sauta dans cette fosse. Sancho persuadé que c’était la le véritable chemin de retrouver son argent l’imita en criant : Allons, ici mourra Samson et tous ceux qui sont avec lui. Les Français et les Espagnols qui avaient joint Don Quichotte firent semblant de vouloir se jeter après lui dans cette caverne, et en furent empêchés par une grille de fer qui se leva tout d’un coup à leurs pieds et qui leur en boucha l’entrée. Don Quichotte qui vit cet empêchement les remercia de leur bonne volonté, et leur dit que c’était une aventure qui lui était réservée, et qu’en peu de temps il leur promettait de leur faire savoir de ses nouvelles ; après cela il se recommanda tout haut à Dulcinée et entra brusquement dans la caverne. Sancho se recommanda aussi à sa mauricaude et suivit son maître en lui jurant de n’avoir point de peur, pourvu qu’il ne le quittât pas de vue. Ils suivirent fort longtemps ce neveu de Freston, qui s’éloignait à grands pas dans une très grande obscurité. Tout ce que nos aventuriers pouvaient faire était de l’apercevoir à la faveur d’une lumière fort éloignée. Ce prétendu neveu de Freston était Ginès de Passamont, à qui on avait ordonné de combattre notre héros, avec défense de le blesser sur peine de vie. Celui-ci était adroit comme un filou, et outre cela il avait mis lui-même ses armes à l’épreuve du coup. Il s’arrêta dans un espace assez large à plus de huit cents pas de l’entrée de la caverne, et y fit face à notre chevalier qui allait à lui l’épée à la main avec beaucoup de résolution. Ils se battirent quelque temps avec beaucoup de valeur, et ne furent séparés que parce que le jour leur manqua, c’est-à-dire que toutes les bougies furent éteintes, et dans l’instant un bruit effroyable de cris de victoire se fit entendre et fut suivi d’un concert de quelque sorte d’instruments. La clarté reparut peu de temps après plus belle et plus vive qu’auparavant, et fit voir à notre héros son ennemi terrassé et rendant le sang de tous côtés, ou plutôt il crut le voir, car Passamont était disparu, et c’était une figure d’homme armé qu’on avait jetée à sa place. On avait mis dans la représentation de ce corps des vessies pleines d’une liqueur rouge comme du sang, et on les avait percées de sorte que le héros de la Manche crut avoir tué le neveu de Freston, et avoir déjà commencé à se venger de son ennemi.

Il allait à ce prétendu corps pour lui lever le haubert et l’armet afin de le voir au visage ; mais il en fut empêché par un nouveau spectacle. La terre qui s’ouvrit à côté de lui, vomit feu et flammes, et il vit un démon vêtu de rouge et armé qui en jetait aussi de tous côtés, en un mot la même vision qu’il avait eue dans la forêt, mais plus horrible et plus hideuse. Don Quichotte reconnut Freston, et le malheureux Sancho qui le reconnut aussi en fut si épouvanté qu’il commença à se repentir de son entreprise, et voulut se jeter derrière son maître ; mais il ne put le faire si promptement que ce démon ne l’atteignît d’un coup si rude sur les épaules qu’il le jeta étendu aux pieds du chevalier des Lions. Celui-ci allait bravement venger son écuyer, quand il en fut empêché par une nouvelle vision. La voûte parut illuminée d’une lumière vive et pure, et représenter un ciel couvert de nuages ; en même temps il entendit distinctement ces paroles proférées d’une voix forte : Arrête, invincible Chevalier des Lions, c’est contre l’enchanteur Freston que tu veux combattre, et tu dois te souvenir que je me suis réservé l’honneur de la victoire. Ces paroles arrêtèrent la fougue de notre héros, qui resta en pied où il était. Quelques éclairs ayant éclaté, un coup de tonnerre se fit entendre, et ces nuages s’ouvrirent et firent voir le sage enchanteur Parafaragaramus sur un char doré tiré par deux cygnes. Il était vêtu de blanc, tenant encore un livre à la main, et tel qu’il avait paru dans la forêt lorsqu’il avait séparé nos aventuriers qui se battaient à coups de poings. Ce char descendit peu à peu, et les feux que jetait Freston s’éteignirent, ce qui le rendit tout tremblant et immobile.

Perfide, lui dit Parafaragaramus après qu’il fut descendu, est-ce ainsi que tu exécutes les ordres de Pluton ton maître ? Il t’avait permis d’attaquer ce chevalier sur terre à armes égales, et quand il est en disposition de combattre contre toi, tu te rends invisible, de peur d’en être vaincu. Tu n’es qu’un lâche qui n’a jamais osé le regarder en face depuis qu’il est armé ; tu le vis lorsque tu volas la bourse de son fidèle écuyer, tu l’as rencontré encore il n’y a que deux heures, et tu as eu la lâcheté de te dérober à ses yeux ; tu es indigne de ses coups et des miens ; va reprendre pour toujours tes chaînes dans les enfers, je te l’ordonne par tout le pouvoir que j’ai sur toi. Et vous esprits infernaux, continua-t-il, noirs habitants du séjour ténébreux, sortez du fond de vos abîmes, et venez y précipiter ce perfide, qui n’est hardi qu’à maltraiter une jeune princesse sans défense, redoublez ses chaînes dont il ne sorte jamais, et qu’il languisse éternellement sous leur poids.

A ces mots la terre s’ouvrit encore de quatre côtés, et il en sortit quatre figures de diables qui se jetèrent sur Freston, et qui fondirent en même temps avec lui parmi les feux et les flammes presque aux pieds de notre héros et à ses yeux. Toutes ces visions avaient achevé d’étonner Sancho ; mais la présence du sage Parafaragaramus le rassura peu à peu, et une fiole de rossolis qu’il lui fit avaler, en lui disant que c’était de l’ambroisie, acheva de lui rendre ses esprits ; il en fit prendre aussi au héros de la Manche, qui lui fit bien du bien, parce qu’outre qu’il était à jeun, il puait dans cette caverne d’une terrible force le salpêtre et le soufre qu’on y avait brûlé. Voyez, leur dit Parafaragaramus, quelle puanteur et quelle infection les habitants d’enfer laissent après eux, mais il faut la faire dissiper. En même temps il fit semblant de faire de nouvelles conjurations, et le haut de la voûte s’ouvrit en trois endroits par où la fumée sortit comme par autant de soupiraux. Après que la puanteur fut dissipée, la voûte se referma comme auparavant, et il ne parut plus qu’une lumière sombre, mais assez claire pour se conduire.

Je t’ai promis, dit Parafaragaramus à Don Quichotte, de t’ouvrir le chemin au désenchantement de la princesse Dulcinée, et je vais te tenir parole, et t’aider à en tenter l’aventure, si tu te sens assez de force et de courage pour cela ; en ce cas tu n’as qu’à me suivre et ton écuyer aussi, pour retrouver son argent, car l’un et l’autre sont en la puissance du sage Merlin qui doit commencer aujourd’hui à goûter un vrai repos en ne se mêlant plus des affaires du monde, pourvu que tu mettes à fin les aventures qui t’attendent, sinon il gardera les trésors dont il est en possession, jusqu’à ce qu’il se rencontre quelque chevalier plus heureux que toi. Don Quichotte lui ayant dit et assuré qu’ils étaient prêts de le suivre partout où il voudrait les mener, ils marchèrent environ deux cents pas dans un chemin étroit et parmi les ténèbres, et se trouvèrent tout d’un coup dans un petit endroit aussi éclairé de lumières qu’en plein midi. Ils n’y virent rien qui méritât leur attention, mais au-dessus d’une porte qui leur parut de jaspe, ils virent un écriteau de marbre noir sur lequel ces paroles étaient écrites en lettres d’or :

Qui que vous soyez qui venez affronter Merlin dans son palais et lui enlever les princesses qu’il y tient enchantées, préparez-vous à de rudes combats dans lesquels si vous demeurez victorieux, outre l’honneur que vous en remporterez, vous trouverez aussi des richesses qui vous appartiendront ; mais sachez qu’il faut être d’un cœur pur et net, n’avoir rien à autrui sur sa conscience et n’avoir jamais menti, ou vous attendre avant que d’en sortir à en faire une rude pénitence ; il ne sera plus temps de reculer quand vous aurez une fois franchi cette porte. Examinez-vous avant que d’avancer, et laissez plutôt votre entreprise imparfaite, que de vous exposer à l’inutile repentir de l’avoir tentée. Le succès heureux n’en est réservé qu’au plus fidèle et au plus brave chevalier qui jamais ceignit épée, sans en excepter les Amadis, les Roger et les autres illustres de l’Ordre, vivants et morts.

Oh pardi, dit Sancho après que son maître eut lu à haute voix, un cœur pur, une conscience nette, rien à autrui et n’avoir jamais menti, il demande l’impossible ; cela était bon pour les gens de l’autre monde. N’importe, poursuivit-il, l’homme propose et Dieu dispose, nous sommes bien équipés, après cela bon pied, bon œil, à bon jeu, bon argent ; j’aurai toujours le mien, quitte pour faire pénitence, aussi bien la faut-il faire dans ce monde ou dans l’autre. En même temps il fut le premier à pousser la porte et à entrer l’épée à la main. A peine fut-il dans la salle, qu’il aurait bien voulu n’être pas tant avancé, et il aurait retourné en arrière s’il n’avait pas été saisi par deux démons qui lui firent une si grande peur qu’il n’eut pas la force de soutenir son épée qui lui fut ôtée, et parut de la main s’aller rendre elle-même dans celle d’un géant de plus de quinze pieds de haut, qui paraissait au milieu d’une grande salle, assis sur un cube, l’épée de Sancho d’une main et une grosse massue de l’autre, sur laquelle il s’appuyait. Il avait la tête couverte d’un casque plus gros qu’un tambour, ses épaules étaient chargées de deux grandes peaux de lion par-dessus ses armes ; il avait sur l’estomac une figure de diable en relief dont les yeux éclataient comme des chandelles ; en un mot c’était une figure capable de faire peur à tout autre qu’au chevalier de la Manche. Quatre gros lions qui étaient aux pieds de cette figure, faisaient mine de vouloir se jeter sur nos aventuriers. Cid Ruy Gomez croit que Sancho en eut une telle épouvante que l’harmonie de son corps en fut déconcertée, et que les conduits de la nature s’ouvrirent, mais c’est dont il n’a jamais eu de connaissance certaine.

L’intrépide Don Quichotte avança vers le géant, bien résolu d’en venir aux mains avec lui malgré les lions qui lui servaient de corps de garde. Qui es-tu toi, qui oses venir où jamais homme vivant n’a mis les pieds ? lui demanda l’horrible figure. — Tu auras mon nom après ma victoire, lui repartit Don Quichotte, qui avait déjà l’épée haute pour le frapper lorsqu’il fut retenu par Parafaragaramus. — Il est juste de dire qui vous êtes, lui dit celui-ci, parce que le savant Merlin que vous voyez sait par qui les princesses enchantées doivent être mises en liberté ; et si c’est à vous que cette glorieuse aventure est destinée, je suis certain qu’il est trop honnête enchanteur pour vouloir éprouver un combat dont il ne remporterait que de la honte. — Si cela est, reprit notre héros, je lui apprendrai avec joie que je suis Don Quichotte de la Manche, ci-devant nommé le chevalier de la triste figure, et maintenant le chevalier des Lions, et toujours l’esclave de l’illustre princesse Dulcinée du Toboso que je viens délivrer, ou perdre la vie.

A ce nom de Don Quichotte Merlin laissa tomber sa massue et rejeta l’épée à Sancho, les lions tombèrent sur le côté et vinrent un moment après en rampant baiser les pieds du brave chevalier de la Manche, le tonnerre se fit entendre avec un si grand bruit qu’il semblait que tout allait bouleverser, les démons qui tenaient Sancho le lâchèrent, ils allèrent se remettre avec les lions aux pieds de Merlin, et tous ensemble fondirent en terre, et la salle où ils étaient parut en un moment toute unie, et s’ouvrant aussitôt, en fit voir une autre fort magnifique. Notre héros y entra et y entendit une musique douce et agréable qui retentissait de ses louanges et le comblait de bénédictions. Après cela parut Balerme suivi[e] de douze filles, qui vinrent deux à deux se prosterner aux pieds de l’invincible chevalier, exaltant sa bravoure et son intrépidité au-dessus de tous les héros vrais et fabuleux, et surtout sa fidélité pour Dulcinée à laquelle était due leur liberté et la fin de leur enchantement. Ensuite de cela Balerme le prit par la main, et le fit entrer dans une salle telle qu’il avait lui-même dépeint celle où il avait vu Durandar. Elle tenait son cœur à sa main, et avec un canif elle ouvrit le côté de son amant et lui remit le cœur dans le ventre en présence de notre héros. Durandar se leva tout d’un coup et sauta en place aux pieds de sa maîtresse, à qui il fit autant de caresses que s’il y eût eu en effet huit cents ans qu’il ne l’eût vue. Il remercia Montésinos de ses soins, et ayant appris qu’il voyait devant lui l’invincible chevalier qui avait rompu leur enchantement, il vint se jeter à ses genoux, le cœur si saisi en apparence qu’il ne put pas ouvrir la bouche.

Notre héros le releva fort honnêtement, et Parafaragaramus les fit tous passer dans la première salle où Merlin était disparu. Il leur dit là qu’il y avait assez longtemps qu’ils n’avaient ni bu ni mangé pour avoir appétit. A ce mot de manger Durandar, Balerme, Montésinos et leur suite, se mirent à faire un bruit de diable, et à crier : Du pain, du pain, à la famine. Don Quichotte qui n’avait jamais rien lu de pareil dans ses romans, ne savait où il en était ; mais enfin la vue de la table, qui parut tout d’un coup dressée, et leur avidité à se jeter sur ce qui était dessus leur ayant imposé silence, il les regarda avec plus de tranquillité. Ils mangeaient comme des loups, et avec une voracité qui rendit Don Quichotte confus, et qui étonnait Sancho même. Parafaragaramus lui dit qu’il n’y avait rien là de surprenant, et que des gens qui avaient été huit cents ans sans rien prendre, devaient avoir besoin de se remplir, et le convia de se mettre à table. Il en fit au commencement difficulté, parce qu’il voulait, disait-il, trouver Dulcinée ; mais Balerme lui ayant dit qu’elle était à ses œuvres de piété, où il ne fallait pas l’interrompre, le pieux chevalier se rendit, et se mit avec les autres, au grand plaisir de Sancho, qui fit voir qu’il avait autant de faim que ceux qui étaient à jeun depuis tant de siècles.

Après que chacun fut bien repu, le tonnerre se fit entendre plus fort que jamais, les nuages qui couvraient le haut de la salle offusquèrent la lumière, la table disparut, les éclairs éclatèrent, et deux démons fondirent des nuées sur Sancho, qui l’enlevèrent au haut, et se précipitèrent tout aussitôt avec lui dans le même fond où Merlin s’était abîmé, et où la table venait de se perdre. La promptitude de son enlèvement et de sa chute avait empêché son maître de s’y opposer, et il n’entendit plus de lui que des hurlements effroyables. Ce trou où il s’était abîmé avait été tout aussitôt refermé, et rien ne paraissait qu’un plancher ordinaire. Comme notre héros ne savait que dire ni que faire, Parafaragaramus qui vit sa perplexité, lui dit qu’il fallait que Sancho fût purifié avant que Dulcinée fût désenchantée, qu’il ne devait pas s’en mettre en peine et qu’il le reverrait bientôt. En effet, Montésinos lui ayant dit qu’il était temps d’aller chercher l’incomparable Dulcinée, ils passèrent tous dans la salle, où Durandar leur avait paru enchanté. Ils n’y virent plus aucune marque d’enchantement, mais seulement trois laides paysannes bien dégoûtantes et bien malpropres, en un mot trois salopes à faire mal au cœur. Elles se levèrent sitôt que la compagnie parut, et sans regarder qui que ce fût, elles se mirent à faire trois sauts, se gonflèrent les joues, et avec leur main droite en cul de poule, elles jouèrent du tambour dessus.

Ah ! Seigneur chevalier, s’écria Montésinos, voilà la princesse Dulcinée qui n’est point encore désenchantée, et qui ne vous reconnaît pas. Don Quichotte voulut aller à ces filles ; mais elles se jetèrent promptement dans un cabinet dont elles tirèrent la porte après elles. — Hélas ! dit Balerme, cette infortunée princesse change de figure à tout moment. Il n’y a pas deux heures qu’elle était belle comme les amours, et leste comme une reine, et à présent elle est toute maussade ; c’est sans doute la honte qu’elle en a qui fait qu’elle se cache. — Non sans doute elle n’est pas désenchantée, dit un démon qui parut sortir de terre, et elle ne le sera pas que l’écuyer Sancho n’ait accompli la pénitence qui lui avait été imposée, et pour en voir la fin je suis député de Pluton, qui vous envoie dire de vous rendre auprès de lui dans les enfers, où il vous attend sur son trône. Ayant dit cela ce fantôme rentra en terre, toute la lumière disparut, et on ne voyait goutte que par les éclairs que jetaient les nuées. Il s’éleva une grille de fer autour de Parafaragaramus, de Don Quichotte, de Mon-tésinos, de Durandar, de Balerme et de ses filles ; le tonnerre gronda ; ils sentirent la terre trembler sous leurs pieds, et se baisser peu à peu jusqu’au niveau d’un tribunal, où ils virent à la lueur d’une sombre et triste lumière Pluton tout vêtu de rouge, d’un visage affreux, une couronne de fer sur la tête, une fourche d’une main, et un sceptre de fer de l’autre. Minos et Rhadamanthe, qui étaient à ses pieds, n’avaient pas meilleure mine que lui, et leur trône à tous était entouré de plus de trente démons plus épouvantables l’un que l’autre, armés de fouets, d’escourgées, de pincettes, de tenailles, de fourches, de crocs, et de toutes sortes d’autres instruments propres à des supplices. La grille de fer qui les avait entourés s’ouvrit et disparut. Parafaragaramus en sortit le premier, et après s’être mis à genoux devant Pluton, et avoir obligé les autres d’en faire autant, il se releva, et lui adressant la parole :

Puissant Dieu des enfers, lui dit-il, tu vois devant toi un héros qui à l’exemple de Thésée, qu’il a pris pour modèle de sa vie, a purgé la terre de monstres et de brigands. Il est comme lui venu dans ton empire ; mais c’est la vertu qui l’y a conduit, et non pas un amour criminel. Plus amoureux qu’Orphée il te demande son Eurydice ; le sage Merlin lui a cédé la victoire, parce qu’il a connu dans les destinées qu’il la lui aurait vainement disputée. Le lâche Freston n’a point exécuté tes ordres, et s’étant rendu indigne de jouir de la liberté, je l’ai renvoyé dans ses chaînes. L’illustre princesse Dulcinée du Toboso devrait être désenchantée ; cependant nous la venons de voir encore sous son infâme figure de laide et dégoûtante paysanne ; c’est de quoi l’invincible et le fidèle chevalier des Lions, Don Quichotte, l’honneur de la Manche, te demande justice par ma voix, comme il va te la demander lui-même.

Qu’il se lève et qu’il parle, répondit Pluton d’une voix effroyable. Don Quichotte se releva, et avec son intrépidité ordinaire il prit la parole : Je ne suis venu dans ton empire, dit-il, que pour tenter les aventures et pour délivrer Dulcinée. Ceux qui étaient commis à sa garde ne m’ont pas fait courir beaucoup de risque, et si tous tes démons ne sont pas plus méchants que ceux que j’ai trouvés dans mon chemin, je les défie, et jure par ma barbe de les défaire tous à coups de fouet. Dis-moi à qui il tient que je ne délivre cette pauvre princesse ? Montre-moi son ennemi et le mien, et tu verras beau jeu. — Il ne tient à aucun de nous, répondit Pluton ; je ne m’oppose point à sa liberté, et tu peux la reprendre partout où tu la trouveras aussi belle qu’elle ait jamais été, sans que je t’en empêche. — Ah, Seigneur ! interrompirent Minos et Rhadamanthe en même temps, allez-vous souffrir que les lois des destinées soient violées ? — Ecoutez, hardi Chevalier, poursuivit Minos seul, l’incomparable Dulcinée n’est point dans les enfers, et par conséquent elle n’est point sous la puissance du dieu Pluton ; elle est trop sage pour avoir mérité nos supplices, et étant encore vivante, elle n’est point descendue dans ce sombre empire des morts ; elle est encore au nombre des vivants, quoiqu’elle n’y paraisse pas ; mais comme tu sais, Merlin l’a enchantée, et il a fait sagement, parce que si elle avait paru telle qu’elle était, elle aurait armé tous les chevaliers errants les uns contre les autres, et n’étant occupés que de leur amour, ils n’auraient pas mis fin, ni toi non plus, aux grandes aventures qui rendent leur vie si illustre là-haut. Merlin convaincu de ta valeur et de ta probité, n’est point ton ennemi ; mais il a fallu accomplir les décrets du destin. Nous allons savoir de lui pourquoi elle n’est point désenchantée, puisque le terme en est venu. — Qu’on fasse entrer Merlin, reprit Pluton.

A peine cet ordre fut donné que Merlin parut en vieillard vénérable, et non plus en géant, et il était suivi de quatre diables qui tenaient au milieu d’eux Sancho Pança désarmé, lié et garrotté, et qui le mirent sur une petite selle aux pieds du trône de Pluton. Don Quichotte s’inscrivit en faux contre ce changement de figure. Il prétendit que ce n’était qu’un Merlin supposé, et que le véritable était plus grand de huit pieds au moins. — Non, non, lui dit Minos, c’est Merlin lui-même ; mais c’est que ce qui vous paraît si grand sur terre est dépouillé de sa grandeur et de son éclat lorsqu’il entre dans le royaume des morts, où il est rendu égal à tous ceux qui dans le monde étaient ses inférieurs, parce qu’ici on n’a aucune exception de la grandeur mondaine, et qu’on ne regarde dans l’homme que l’homme seul et ses actions, et non pas ses titres fastueux, et cet éclat qui lui attirait sur terre le respect, l’admiration et la flatterie du reste des mortels ses semblables.

Notre chevalier se rendit à ces raisons, parce qu’en effet la mort remet au même niveau ceux que la naissance ou la fortune avaient distingués. Pluton demanda à Merlin pourquoi la princesse Dulcinée du Toboso n’était point encore désenchantée. — Tu sais, Seigneur, lui répondit Merlin, que les décrets du destin sont inviolables ; il était écrit dans le ciel qu’elle serait transformée en une vile paysanne, et qu’elle serait renfermée dans la caverne de Montésinos, d’où elle serait retirée par le plus fidèle de tous les chevaliers au bout de trois ans, deux mois, quatorze jours et quatre heures. Je conviens que le terme est expiré, aussi n’est-elle plus retenue par le temps ; mais tu sais aussi que son enchantement doit être rompu non pas par la force des armes, puisqu’elle n’avait été enchantée que pour empêcher des batteries et des combats, mais par la pénitence que devait faire pour elle le plus gourmand de tous les écuyers de la Chevalerie errante. Il avait consenti à se donner trois mille six cents coups de fouet, et a paru en effet se les donner moyennant la récompense que le généreux chevalier des Lions que tu vois lui avait promise. Cette satisfaction n’était pas déjà bien suffisante, puisqu’elle était intéressée ; il n’importe, telle qu’elle était je m’en serais contenté si les coups avaient été sincères, mais le fourbe que tu vois faisait semblant de frapper sur son corps, et frappait sur un arbre contre lequel il était appuyé, et ainsi fraudait la maltôte de l’enfer ; c’est ce qui a fait que ta justice a abandonné cette malheureuse princesse à la fureur du barbare Freston, qui a fait faire au corps de cette infortunée une rude pénitence de la délicatesse de Sancho, qui ne s’est jamais donné que quarante coups qui puissent être alloués. La pauvre Dulcinée en a reçu à plusieurs et diverses fois la somme de trois mille six cent trente-six ; en sorte qu’il en reste encore vingt-quatre à donner pour lever la souffrance de l’état final du compte, et je requiers que Sancho les reçoive en ta présence, après quoi Dulcinée sera désenchantée, et tu la verras toi-même dans un état de beauté dont tu seras ébloui, et pour lors le brave et le fidèle chevalier des Lions pourra l’emmener comme sa conquête, à la remise que je lui fais des frais de capture, gîte et geôlage.

Sancho sachant bien que l’accusation était juste, n’eut rien à répondre à ces paroles. Il vit bien qu’un orage de coups de fouet allait tomber sur lui, et en tremblait depuis les pieds jusqu’à la tête. En effet, il ne se trompait pas ; car Minos ayant fait semblant de recueillir les voix, se mit gravement sur son siège, et prononça hautement la sentence qui condamnait le pauvre écuyer à être de nouveau fustigé. Les quatre démons auxquels il fut livré l’enlevèrent d’où il était, et lui mirent le ventre sur une espèce de balustre, et lui lièrent les pieds et les mains ; en sorte qu’il avait toutes les épaules et le derrière en pièces et une simple chemise dessus. Pluton dit qu’il était nécessaire de faire venir Dulcinée, afin qu’elle fût présente elle-même à la satisfaction qu’on allait lui donner. Il entra aussitôt une infâme paysanne, dont les juges d’enfer parurent avoir horreur. Elle prit la parole et accusa Sancho de la laideur qui couvrait sa beauté, et de la métamorphose de ses habits dans les haillons qui la couvraient ; elle en demanda réparation, et parut toute réjouie lorsqu’elle sut qu’on la lui allait faire. Elle regarda pour lors Sancho ; mais par une action de modestie elle lui tourna le dos, et dit qu’un homme dans l’état où il était choquait sa pudeur. Pluton la fit mettre aux pieds de son trône entre Minos et Rhadamanthe, le visage tourné vers les assistants et vers le patient. Après quoi il s’adressa à l’infortuné Sancho : Perfide, lui dit-il, toi qui as tâché de nous tromper, et qui n’as pas eu pitié de ton prochain, prépare-toi à recevoir vingt-quatre coups de fouet bien appliqués. Ce n’est rien pour un corps aussi gros, aussi gras et aussi potelé que le tien ; mais c’est toujours assez pour punir le soin que tu prends de ta carcasse. Je n’aime pas le bruit, ajouta-t-il d’un ton sévère, et en fronçant le sourcil, souviens-toi que les coups seront redoublés si tu jettes le moindre cri, et que tu m’étourdisses les oreilles. Je t’impose silence, observe-le si tu veux. Après cela il commanda qu’on commençât l’exécution.

Don Quichotte voulut dire à son écuyer quelques paroles consolantes. Courage, dit le désolé écuyer, voilà pour m’achever de peindre ; qu’ai-je à faire du désenchantement de Madame Dulcinée ; que me sert que Guillot soit homme de bien si sa bonté ne me fait rien ; mais c’est, Monsieur, que mal d’autrui n’est que songe, et chou d’autrui n’est que fumier. Je ne vous ai rien coûté à nourrir, il vous est indifférent qu’on m’écorche. Pour lui donner cœur Merlin lui fit paraître la bourse. A une vision si agréable Sancho revint à lui, et dit qu’on n’avait qu’à travailler, puisque la boutique était ouverte ; qu’il ne branlerait pas puisqu’il ne pouvait pas branler, et qu’il tâcherait de se taire.

Les quatre démons se mirent donc tous quatre à ses côtés, deux d’un côté de la balustrade et deux de l’autre. Ils avaient des fouets de corde avec des nœuds au bout qui valaient les plus rudes disciplines, et les faisant tomber d’un bras vigoureux, tous quatre en même temps, on peut s’imaginer quelle douleur en ressentait le patient. Il ne jeta pourtant pas un cri, par la raison qu’outre la bourse qui était à terre et qu’il regardait comme la fin de ses travaux, il voyait de ses yeux l’enchantement de Dulcinée se dissiper peu à peu. Il y avait un petit Bohème caché entre Pluton et elle, qui à chaque coup qu’on déchargeait sur Sancho, détachait une des épingles qui soutenaient les guenilles dont elle était couverte, et elle sous prétexte de pudeur baissait de temps en temps la tête, et essuyait les vilaines couleurs dont on lui avait barbouillé le visage ; de sorte que Don Quichotte qui avait toujours les yeux sur elle, s’aperçut de ce changement, et le fit remarquer à Sancho, qui tout aussi bien que lui se serait donné au diable que ce désenchantement était une vérité constante ; il commença à reconnaître effectivement les traits d’Alonza Lorenço vers le douzième coup, et en reprit courage pour souffrir le reste de la flagellation qui fut appliquée avec une grande vivacité et reçue avec une égale patience.

Au dernier coup l’illustre Dulcinée magnifiquement vêtue, et d’un visage fort agréable, se leva et lui vint tendre la main en le remerciant de la meilleure grâce du monde ; elle remercia aussi Don Quichotte de sa constance et de sa fidélité, et s’adressant à Pluton pendant qu’on déliait Sancho, elle le supplia de lui permettre de reconnaître les travaux que le fidèle écuyer avait soufferts pour elle. Pluton le lui ayant permis, elle se rapprocha de Sancho et lui donnant une bourse : Tenez, lui dit-elle, ô le plus fidèle et le plus digne écuyer de la Chevalerie errante, recevez toujours quatre cents écus que je vous donne pour arrhes de ma reconnaissance. Votre portion aurait été plus grosse, si le maudit Freston ne m’en avait pas volé pour subvenir à la dépense qu’il a faite sur terre à chercher l’illustre chevalier des Lions et vous, et pour acheter les verges dont il m’a si cruellement déchirée. Le sage Merlin qui a vu le mauvais usage que ce méchant faisait de mon argent le lui a ôté, et vient de me le rendre, et je vous le donne. A l’aspect de ces quatre cents écus d’or, Sancho se jeta à ses pieds, lui protestant qu’il était trop bien payé, et que le reste de son corps était à son service.