Chapitre LIII.
Belle morale du seigneur Don Quichotte.
Le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche n’avait garde ◀de▶ demeurer muet dans une si belle occasion ◀d’▶étaler sa morale. J’avais résolu ◀de▶ ne point traduire aucun ◀de▶ ses sermons et ◀de▶ ◀les▶ sauter tous ; mais celui qu’il fit dans cette rencontre m’a paru si beau et si plein ◀de▶ bon sens, que je n’ai pas cru devoir en priver ◀le▶ lecteur. Il prit ◀la▶ parole après ◀le▶ duc, et voici ce que Cid Ruy Gomez lui fait dire.
Vous n’avez fait que me prévenir, Monsieur, lui dit-il, car j’allais parler à Madame avec ◀la▶ même sincérité que vous avez fait, et j’aurais ajouté que ce qui me surprend ◀le▶ plus, c’est que ◀les▶ maris espagnols veulent que toute ◀la▶ raison soit ◀de▶ leur côté, et tout ◀le▶ tort ◀de▶ celui des femmes ; cependant s’ils s’examinaient bien, ils verraient que ce n’est que leur amour propre qui ◀les▶ joue en leur persuadant une chose si fausse : je m’explique. Ils jugent qu’une femme infidèle est digne ◀de▶ mort, et ◀le▶ plus souvent ce sont eux-mêmes qui en sont ◀la▶ partie, ◀le▶ juge et ◀le▶ bourreau ; ils ne leur font aucune grâce, et ◀la▶ seule qu’elles puissent trouver, c’est une retraite dans un couvent lorsqu’elles peuvent s’y jeter, ou bien dans un autre asile où leurs maris ne peuvent porter ni leur vengeance ni leurs fureurs. Ce crime est pour eux un crime sans pardon, sans quartier et sans retour. Et quoiqu’ils punissent leurs femmes avec tant de sévérité, ils se donnent à eux-mêmes toutes sortes ◀de▶ licences. En effet, y a-t-il un Espagnol, qui outre sa femme n’ait encore une maîtresse publiquement entretenue, et quelquefois plusieurs ? Y en a-t-il aucun qui ne se fasse honneur ◀de▶ ses amourettes quoiqu’elles ne soient qu’un désordre effectif ? Et enfin y en a-t-il aucun qui voulût se retrancher tout à fait dans son domestique, à moins que ce ne soit dans les premières ardeurs ◀d’▶un mariage, ou tout à fait dans un âge ◀de▶ retour ? N’est-ce pas là avouer qu’il n’y a pour eux que ◀la▶ force qui impose ◀la▶ loi, puisqu’ils sont par leur propre confession beaucoup plus condamnables que leurs femmes, en demeurant d’accord que comme ◀l’▶homme a ◀l’▶esprit incomparablement plus fort que celui ◀d’▶une femme, qui, à ce qu’ils disent, n’est rempli que ◀de▶ faiblesse, il doit par conséquent employer cette force ◀d’▶esprit à combattre ses passions et à vaincre ses tentations qui ◀l’▶agitent. ◀Les▶ maris doivent donc montrer ◀l’▶exemple qu’ils veulent que d’autres suivent ; et s’ils prétendent ne pouvoir pas résister à ces tentations, comme veulent-ils qu’une femme plus faible qu’eux y résiste ?
Je dis encore plus, c’est que certainement ◀le▶ crime est plus grand devant Dieu pour eux que pour elles, et je me fonde en cela sur ce que tout au moins une femme ne fait que peu ou point ◀de▶ scandale par ◀le▶ secret qu’elle tâche ◀de▶ garder dans ses intrigues, et qu’eux y vont tête levée, et qu’ainsi outre ◀le▶ scandale public qu’ils causent, ils donnent à ◀la▶ jeunesse un mauvais exemple. C’est peu à mon sens pour leur justification, que ◀de▶ dire que ◀la▶ mauvaise conduite ◀d’▶une femme attire après elle plus ◀de▶ désordres que celle ◀d’▶un homme, parce que, disent-ils, une femme qui reçoit entre ses bras un autre que son mari, met dans sa famille des héritiers qui ne lui sont ◀de▶ rien, et qu’ainsi outre ◀le▶ crime ◀d’▶infidélité, elle fait encore un vol. Ne ◀le▶ font-ils pas eux-mêmes ce vol ? Et si c’est là ◀la▶ raison pour laquelle ils ne veulent pas que leurs femmes aient commerce avec d’autres qu’avec eux, pourquoi font-ils leur possible pour avoir commerce avec d’autres femmes que ◀les▶ leurs ?
Ne devraient-ils pas se souvenir, qu’outre ◀le▶ précepte divin qui attache ◀la▶ femme au mari, et réciproquement ◀le▶ mari à ◀la▶ femme, ◀la▶ fidélité conjugale est ◀d’▶aussi ancienne date que ◀le▶ monde, où Dieu ne créa qu’une seule Eve pour Adam, tout de même qu’il n’avait créé qu’un seul Adam pour Eve ? Certes, si Dieu avait prétendu qu’un seul homme eût eu ◀l’▶usage ◀de▶ plusieurs femmes, il ne se serait pas borné à n’en créer qu’une pour Adam, il lui aurait encore donné d’autres compagnes ; et si par ◀la▶ suite des temps ◀la▶ multiplicité des femmes fut permise, ce ne fut uniquement que pour favoriser ◀la▶ multiplication du peuple ; mais non pas pour fomenter ◀la▶ concupiscence des hommes. Outre cela s’il m’était permis ◀d’▶entrer dans ◀les▶ vues ◀de▶ Dieu, je dirais que cet assemblage ◀d’▶un seul homme et ◀d’▶une seule femme dans ◀le▶ paradis terrestre, prouve sensiblement que Dieu voulut faire voir dès ◀le▶ commencement du monde que ◀l’▶homme devait se borner à ◀la▶ possession ◀d’▶une seule femme, comme une femme doit se borner à ◀la▶ possession ◀d’▶un seul homme, et que ceux qui en usent autrement vont directement contre ◀les▶ décrets ◀de▶ sa providence et ◀de▶ sa sagesse divine.
Je ne comprends pas comment un homme qui a du bon sens et ◀de▶ ◀la▶ raison, et qui connaît ◀les▶ engagements où il est entré par ◀le▶ mariage, veut exiger ◀de▶ sa femme plus ◀de▶ fidélité qu’il n’en a pour elle. Cependant ce qui n’est pour lui qu’une galanterie, à ce qu’il croit, passe dans son esprit pour un crime irrémissible dans sa femme, et ◀la▶ vengeance qu’il en tire est tout à fait indigne ◀d’▶un cœur généreux. ◀La▶ véritable générosité ne consiste qu’à humilier ceux qui résistent, à vaincre ceux qui se défendent, et à pardonner à ceux qui sont à notre discrétion ; elle ne gît pas, dit-il, dans ◀la▶ vengeance, mais à ne pas se servir du pouvoir qu’on a ◀de▶ se venger. Cela étant, est-ce un honneur pour un homme ◀de▶ poignarder ou ◀d’▶empoisonner une femme, qui pour toute défense n’a que des larmes et des gémissements impuissants ? ◀La▶ vengeance qu’ils prennent des amants ◀de▶ leurs femmes ne leur est pas plus honorable, parce que c’est ordinairement un assassinat. Plusieurs hommes préparés devraient-ils se jeter sur un seul qui ne se doute ◀de▶ rien, qui étant surpris ◀le▶ plus souvent désarmé, n’a ◀le▶ temps ni ◀le▶ moyen ◀de▶ se défendre ? Oui, poursuivit notre héros en colère, ◀les▶ Français ont à mon sens un fond ◀de▶ générosité et ◀de▶ probité que ◀les▶ Espagnols n’ont, pas ; je ◀l’▶avoue à ◀la▶ honte ◀de▶ ◀la▶ nation, mais ◀la▶ vérité me force à faire cet aveu.
Il serait à souhaiter pour nous, Seigneur chevalier, lui dit en riant ◀la▶ duchesse de Médoc, que nos maris fussent chevaliers errants, ou qu’ils eussent vos sentiments, nous en serions mille fois plus heureuses. — Ils en seraient plus heureux aussi devant Dieu et devant ◀les▶ hommes, reprit Don Quichotte ; devant Dieu, puisqu’ils lui tiendraient ◀la▶ promesse qu’ils lui ont faite à ◀la▶ face ◀de▶ ses autels ◀de▶ garder ◀la▶ fidélité à leurs épouses, comme ils veulent que leurs épouses ◀la▶ leur gardent ; et devant ◀les▶ hommes, parce qu’on ne verrait point parmi eux ces harpies invétérées qui passent ◀de▶ père en fils, et qui semblent être éternelles, contre ◀les▶ exprès commandements ◀de▶ Dieu. ◀Les▶ assassinats ne seraient point si fréquents, ◀les▶ crimes feraient plus ◀d’▶horreur, et ◀l’▶enfer n’engloutirait pas ◀les▶ âmes ◀de▶ ceux qui étant surpris ◀de▶ ◀la▶ mort, sans s’y être préparés, ne peuvent mériter leur salut par une sincère pénitence dans une plus longue vie.
Je ne puis m’empêcher, poursuivit notre héros, ◀de▶ reprendre dans nos Espagnols cette inclination qu’ils ont à ◀la▶ vengeance, qui étant réservée à Dieu seul, comme ils ◀le▶ disent eux-mêmes, parce que c’est ◀le▶ morceau ◀le▶ plus friand et ◀le▶ plus délicat, et qui est seul digne ◀de▶ lui, ils osent cependant par une fureur impie partager avec lui ce qu’il s’est réservé à lui seul. N’est-ce pas vouloir par un orgueil damnable s’égaler à lui, que ◀de▶ prétendre attenter ainsi sur ses droits ? On ne peut pas disconvenir que ◀les▶ anciens chevaliers errants n’aient été des hommes parfaits et des modèles ◀de▶ vertu ; qu’on m’en cite quelqu’un qui ait manqué ◀de▶ fidélité à sa maîtresse ou à son épouse. Nos Espagnols ne devraient-ils pas se faire aussi bien qu’eux un point ◀d’▶honneur ◀de▶ leur fidélité et ◀de▶ leur constance ? Il n’y a qui que ce soit qui ne soit sujet à être tenté, cela est même assez ordinaire ; mais quoiqu’il soit difficile, il n’est pas impossible ◀de▶ résister à ◀la▶ tentation et aux appétits désordonnés que peuvent donner une belle fille ou une belle femme qui vient s’offrir ; il faut appeler à son secours toute sa raison et ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ dame ◀de▶ son cœur, et sans doute on en sortira à son honneur. Notre héros dit cela avec un visage si content et si rempli ◀de▶ lui-même, que ◀la▶ duchesse de Médoc vit bien qu’il songeait à Altisidore. J’ajouterai, poursuivit-il, que ◀la▶ conduite ◀de▶ nos Espagnols sur ce sujet est une chose étonnante. Ils disent qu’il leur est impossible ◀de▶ résister à ◀la▶ tentation, et veulent que des femmes y résistent, quoiqu’ils ◀les▶ estiment remplies ◀de▶ faiblesses ; ils prétendent que ◀la▶ vue ◀d’▶une belle se rend tout ◀d’▶un coup si bien maîtresse ◀de▶ leur cœur, qu’ils ne peuvent se défendre ◀de▶ ses caresses empoisonnées, et ôter ◀de▶ leur esprit ◀l’▶idée que leurs charmes y ont imprimée. Si cela est, par quelle raison prétendent-ils que ◀l’▶aspect ◀d’▶un homme ne fasse pas ◀la▶ même impression sur ◀le▶ cœur ◀d’▶une femme ? Je dirai bien plus, si eux qui s’attribuent ◀la▶ fermeté sont si facilement vaincus, comment des femmes qui n’ont que ◀de▶ ◀la▶ faiblesse s’empêcheraient-elles ◀de▶ succomber, puisqu’avec cela cette impression est bien plus vive et bien plus forte dans leur cœur que dans celui des hommes, parce que ◀la▶ douceur ◀d’▶esprit ◀d’▶une femme ◀la▶ porte naturellement à ◀la▶ tendresse ? Je n’en veux point ◀d’▶autre exemple que celui ◀d’▶Angélique ; que devint-elle sitôt que Médor parut à ses yeux ? ◀L’▶amour dans ◀le▶ cœur ◀d’▶une femme est toujours plus impétueux et plus violent que celui ◀d’▶un homme ; et pour preuve ◀de▶ cela, c’est qu’on voit peu ◀d’▶hommes, mais plusieurs femmes mourir ◀d’▶amour, témoin Didon pour Enée, Isabelle pour Zerbin, et mille autres que je passe sous silence. C’est donc une tyrannie aux hommes ◀de▶ vouloir obliger des esprits plus faibles que ◀les▶ leurs à avoir plus ◀de▶ fermeté qu’ils n’en ont eux-mêmes ; et c’est une cruauté et une barbarie ◀de▶ punir dans autrui des fautes qu’on commet soi-même, pendant qu’on ne ◀les▶ regarde dans soi que comme une galanterie dont on se fait honneur.
On avait craint que ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche par ◀la▶ citation ◀de▶ ses romans ne se jetât dans ◀les▶ abîmes sans fond ◀de▶ ◀la▶ Chevalerie errante ; mais loin de cela il raisonna toujours, comme on ◀le▶ voit, ◀de▶ fort bon sens. ◀Les▶ Espagnols ses auditeurs ne lui repartirent rien crainte ◀de▶ dispute ; et ◀les▶ Français et ◀les▶ dames qui avaient fort goûté et approuvé ce qu’il avait dit, se regardaient l’un l’autre, et ne savaient que penser ◀d’▶un homme, qui ne passant dans leur esprit que pour un fou, parlait néanmoins si à propos, et mêlait dans ses discours une morale si pure et si chrétienne parmi tant ◀d’▶impertinences.
J’ai dit que c’était ordinairement ◀le▶ sujet ◀de▶ leurs conversations, qui pour cette fois fut poussé plus loin qu’il ne ◀l’▶avait encore été. C’était ◀la▶ veille du départ ◀de▶ toute ◀la▶ compagnie du château ◀de▶ ◀la▶ Ribeyra ; et comme ◀le▶ curé du village des chevriers où Valerio avait été porté, venait prendre congé ◀de▶ lui et ◀de▶ ◀la▶ comtesse Eugénie, et qu’il était présent à tout ce que Don Quichotte avait dit, il ne put s’empêcher ◀de▶ ◀l’▶approuver, et convint que ◀le▶ péché devant Dieu était en effet plus grand pour ◀les▶ hommes que pour ◀les▶ femmes, et en donna une raison qui parut très juste, savoir que rarement ◀les▶ femmes font les premières démarches ou avances ◀d’▶une aventure, et qu’il est bien plus difficile ◀de▶ se défendre que ◀d’▶attaquer ; au lieu que ◀les▶ hommes, qui attaquent toujours et ne se rebutent point par ◀les▶ refus, marquent un esprit diabolique, non seulement en offensant Dieu dans ◀le▶ cœur par un dessein constant et persévérant ◀de▶ ◀l’▶offenser, mais aussi en poussant et en obligeant ◀les▶ autres ◀de▶ ◀l’▶offenser avec eux ; ce qui était un péché prémédité, un péché raisonné, un péché ◀d’▶action et ◀de▶ volonté, et par conséquent tellement atroce qu’il n’y avait que ◀la▶ miséricorde ◀de▶ Dieu qui pût ◀le▶ pardonner.
Voilà ◀la▶ morale que j’ai trouvée dans mon original espagnol, et que j’ai trouvé à propos de traduire en français, comme quantité d’autres, parce qu’elle m’a paru juste et naturelle et capable ◀de▶ faire impression sur ◀l’▶esprit du lecteur, particulièrement s’il a ◀la▶ crainte ◀de▶ Dieu et son salut en recommandation, sans parler ◀de▶ son honneur, qui n’est jamais réel et véritable, s’il n’a pour fondement ◀la▶ probité.
Après cette digression je retourne à Don Quichotte qui releva encore ce que ◀le▶ curé venait de dire. Ajoutez, Monsieur, lui dit-il, qu’un homme qui jette une femme dans ◀le▶ désordre, est cause ◀de▶ ◀la▶ perte du plus parfait ouvrage qui soit sorti des mains ◀de▶ Dieu. — Ah ! Monsieur, lui repartit ◀le▶ curé, sauf ◀le▶ respect que je dois aux dames qui m’écoutent, vous me permettrez ◀de▶ vous dire que votre sentiment choque celui ◀de▶ tous ◀les▶ théologiens et ◀de▶ tous ◀les▶ physiciens ou naturalistes, qui tous unanimement donnent ◀la▶ préférence à ◀l’▶homme, conviennent que ◀la▶ femme n’est qu’un informe composé ◀de▶ ◀la▶ nature. ◀L’▶Ecriture Sainte même élève ◀l’▶homme au-dessus ◀de▶ ◀la▶ femme, lorsqu’elle dit qu’il en est ◀le▶ chef, et qu’elle ordonne aux femmes ◀d’▶être sujettes à leurs maris. — Tout beau, Monsieur, répliqua notre chevalier, laissez-moi vous répondre. Pour ◀l’▶Ecriture, il est vrai qu’elle ordonne à ◀la▶ femme ◀d’▶obéir à son mari ; mais elle ordonne aussi au mari ◀de▶ tout quitter pour s’attacher à sa femme, et ne lui permet pas ◀d’▶en rechercher d’autres ; elle dit que ◀le▶ mari est ◀le▶ chef ◀de▶ ◀la▶ femme, cela est encore vrai ; mais ◀le▶ chef ou ◀la▶ tête n’est pas ◀la▶ plus noble partie du corps, c’est ◀le▶ cœur. Mais sans parler ◀de▶ ◀l’▶Ecriture, voici quel est mon raisonnement pour prouver que ◀la▶ femme est plus parfaite que ◀l’▶homme.
A ◀l’▶égard des théologiens et des philosophes qui soutiennent ◀le▶ contraire, je n’en dirai qu’un mot, c’est qu’ils étaient, et sont encore, hommes remplis ◀d’▶amour propre : ainsi il n’y a pas à s’étonner que ◀de▶ leur autorité privée ils se soient donné ◀la▶ préférence ; mais ◀la▶ raison qu’ils ont eu ◀de▶ décider en leur faveur, n’est pas convaincante pour moi. Remontons plus haut et vous verrez mon argument. Quand Dieu créa ◀le▶ monde, il fit tous ses ouvrages de plus parfait en plus parfait ; c’est ◀de▶ quoi vous ne pouvez pas disconvenir. Ne regardons que ◀les▶ espèces animées ; il créa ◀les▶ animaux devant que ◀de▶ créer Adam, qui était plus parfait qu’aucun autre animal ; il créa Adam devant Eve, et si j’ose me servir ◀de▶ ce terme, Adam fut ◀le▶ modèle ◀d’▶Eve. Adam ne fut formé et pétri que ◀de▶ boue, cette boue s’était amollie par ◀l’▶attouchement des doigts ◀de▶ Dieu, et par ◀le▶ mélange ◀de▶ ◀la▶ salive ◀de▶ Dieu. ◀La▶ nature ◀de▶ cette boue se changea en une espèce plus noble et plus parfaite. Dieu tira une côte ◀d’▶Adam pour former Eve ; donc Eve ne fut point formée ◀de▶ boue, mais ◀d’▶une matière plus excellente ; Eve fut créée après Adam, et fut ◀le▶ terme des ouvrages ◀de▶ Dieu, donc elle était plus parfaite qu’Adam, puisque Dieu créa tout de plus parfait en plus parfait. Il me semble que toutes ◀les▶ parties ◀de▶ mon argument se suivent, et que ◀la▶ conséquence que j’en tire est juste et naturelle, et par conséquent convaincante.
◀Le▶ curé allait relever un raisonnement si captieux, et ◀la▶ dispute n’en serait pas demeurée là, si Sancho lui avait donné ◀le▶ temps ◀de▶ prendre ◀la▶ parole ; mais une pinte ◀de▶ vin qu’il avait dans ◀la▶ tête ne lui permit pas ◀de▶ garder ◀le▶ silence plus longtemps. Tout beau, Monsieur, dit-il à son maître en ◀l’▶interrompant, n’allez pas parler de même devant ma mauricaude, vous augmenteriez encore ◀la▶ bonne opinion qu’elle a ◀d’▶elle ; elle m’a dit mille fois que je ne suis qu’une bête, qu’un animal ; vraiment elle me dirait bien cette fois-là que Dieu m’a mis au monde avant AdaM. — Votre femme est donc méchante, Chevalier Sancho, lui demanda ◀la▶ duchesse, puisque vous vous en plaignez ? — Pardi, Madame, répondit Sancho, elle est tout comme ◀les▶ autres femmes. — Comment comme ◀les▶ autres femmes ? reprit ◀la▶ duchesse, croyez-vous qu’elles soient toutes méchantes ? — Mon Dieu, Madame, lui répliqua Sancho, ne remuons point ◀l’▶eau qui dort, laissons là ◀les▶ femmes telles qu’elles sont, et la mienne comme ◀les▶ autres. Monseigneur Don Quichotte prend leur parti, parce qu’il n’en a pas, s’il en avait une il parlerait autrement. — Et comment en parlerait-il ? lui demanda ◀le▶ duc. — Ma foi, Monseigneur, lui répondit Sancho, il en parlerait comme moi. — Dites-nous donc ce que vous en pensez, lui dit ◀le▶ comte Valerio. — J’en pense, répliqua Sancho, que… Je ne veux rien dire à cause de ces dames qui m’écoutent. — Au contraire, ami Sancho, lui dit ◀la▶ belle Dorothée, dites tout ce que vous pensez, nous ^ vous en prions toutes, et cela servira à nous faire connaître nos défauts pour nous en corriger. — Vous ne ressemblez donc pas à ma femme qui ne se corrige ◀de▶ rien, leur dit-il. — Mais enfin que pensez-vous ◀de▶ toutes ◀les▶ femmes ? lui dirent-elles toutes en même temps. — J’en pense, leur dit-il, qu’Adam fut formé ◀de▶ boue, puisque boue y a ; mais que Dieu se servit ◀de▶ ◀la▶ plus dure ◀de▶ ses côtes pour former Eve, et qu’il commença par ◀la▶ tête, car ◀les▶ têtes des femmes sont dures comme ◀le▶ diable, surtout celle ◀de▶ la mienne.
Tout le monde se mit à rire ◀de▶ ◀la▶ réponse ◀de▶ Sancho ; mais Don Quichotte outré ◀de▶ son effronterie, lui dit qu’il ne devait pas parler des femmes comme il en parlait, surtout devant ◀les▶ dames qui ◀l’▶écoutaient. — Pardi, Monsieur, répondit Sancho avec une pointe ◀de▶ colère, elles m’ont forcé ◀de▶ parler, et puis au fond je ne me plains pas ◀de▶ ces dames, et ne prétends point ◀les▶ offenser ; mais j’entends dire par tant de gens que leurs femmes ont des têtes ◀de▶ fer, et d’ailleurs la mienne en a une si forte, que je m’imagine qu’elles se ressemblent toutes, et que c’est queussi queusmi ; et de plus avec tout cela je ne me plains que ◀de▶ ma femme, parce que je n’en ai qu’une, et je crois que tous ◀les▶ autres aussi bien que moi ne se plaignent que ◀de▶ ◀la▶ leur, parce qu’ils n’en ont pas deux. En un mot. Monsieur, voyez-vous, chacun sent son mal ; tous ◀les▶ souliers du monde paraissent bons et bien faits, et il n’y a que ceux qui ◀les▶ portent qui sentent où ils ◀les▶ blessent. — Mais, Chevalier Sancho, lui dit Eugénie, vous déchirez là ◀les▶ femmes sans pitié. — Eh non, Madame, reprit-il, je ne parle que ◀de▶ la mienne ; et en effet, il n’y a qu’elle qui me fasse enrager. — C’est votre faute, lui dit ◀la▶ belle Provençale, vous deviez étudier son humeur avant que de ◀l’▶épouser. — Eh oui, oui, lui dit Sancho, t’y voilà laisse-t’y choir ; une fille qui a envie ◀d’▶être mariée ne se déguise pas ? n’est-ce pas ? Elle ne fait pas ◀la▶ sainte sucrée ? On ne ◀la▶ prendrait pas pour être toute ◀de▶ miel et ◀de▶ beurre ? Mais quand ◀le▶ oui est dit, et qu’elle voit bien qu’un mari ne peut plus s’en dédire, c’est pour lors qu’elle ne se contraint plus, et qu’elle met ◀le▶ diable à ◀la▶ maison. — Mais, Sancho, lui dit ◀la▶ duchesse, il semble que vous vouliez faire entendre que toutes ◀les▶ femmes fassent désespérer leurs maris. — Non pas toutes, Madame, répondit-il ; il y en a qui sont bien douces ; mais en récompense il y en a aussi qui ne ◀le▶ sont guère, et d’autres qui ne ◀le▶ sont point du tout. Toute ◀la▶ compagnie se faisait un plaisir ◀d’▶augmenter ◀l’▶embarras ◀de▶ Sancho, qui ◀les▶ divertissait ; mais enfin ennuyé ◀de▶ répondre à tout le monde, et sans parler à personne en particulier, il dit tout résolument et en colère, qu’il n’avait parlé que ◀de▶ sa Thérèse, et au bout du compte, ajouta-t-il, qui se sent morveux se mouche.
Monsieur ◀le▶ chevalier, lui dit ◀le▶ curé, il faut que vous vous désabusiez. Si vous avez eu ◀le▶ malheur ◀de▶ trouver une mauvaise tête, cela ne mérite pas ◀d’▶en faire une thèse générale. — Ce n’est pas à vous à parler des femmes. Monsieur ◀le▶ licencié, lui dit brusquement Sancho ; il ne faut pas qu’un savetier passe sa semelle ; vous ne devriez pas avoir assez ◀de▶ commerce avec ◀les▶ femmes pour savoir si elles sont bonnes ou méchantes. Je ne m’étonne pas si vous croyez qu’elles sont douces, vous autres gens ◀d’▶Eglise, vous ne ◀les▶ voyez que dans leur bonne humeur.
◀Le▶ chevalier Sancho a raison, dirent en même temps ◀les▶ ducs et ◀le▶ comte, toutes ◀les▶ femmes ne sont bonnes qu’à faire désespérer leurs maris. — C’est ce que je disais l’autre jour, reprit Sancho, ravi que ◀les▶ gens mariés fussent ◀de▶ son parti. — Mais, Chevalier Sancho, lui dit Eugénie, il faut prendre en patience ◀les▶ contradictions ◀de▶ votre femme, et croire que c’est Dieu qui vous ◀l’▶a donnée telle qu’elle est pour vous faire faire pénitence. — Non, non, Madame, lui dit-il, ce n’est pas le bon Dieu, c’est ◀le▶ Démon qui me ◀la▶ laisse. — Voilà ◀de▶ terribles paroles que vous lâchez, lui dit ◀le▶ curé. — Oh ! Monsieur, mêlez-vous ◀de▶ votre bréviaire, lui dit-il, car franchement vous m’embarbouillez ◀l’▶esprit ; je sais bien ce que je dis. Un valet de pied ◀de▶ Madame ◀la▶ comtesse, poursuivit-il, lisait tout haut l’autre jour auprès de mon lit ◀l’▶histoire du bonhomme Job, il dit que Dieu avait donné ◀le▶ pouvoir au démon ◀de▶ ◀le▶ persécuter, et ◀de▶ lui ôter tout ce qu’il avait. Celui-ci lui ôta ses maisons, ses troupeaux, ses enfants ; en un mot tout ce qu’il aimait et lui donnait ◀de▶ ◀la▶ satisfaction ; mais il avait trop ◀d’▶esprit pour lui ôter sa femme ; il savait bien qu’elle seule ferait plus enrager ◀le▶ bonhomme Job par son babil et ses reproches, que toutes ◀les▶ pertes qu’il avait faites. ◀Les▶ ulcères dont il était couvert, ◀la▶ vermine qui ◀le▶ mangeait, et ◀le▶ fumier sur lequel il était étendu, ne purent ébranler sa constance, mais sa femme pensa ◀le▶ désespérer. Et pourquoi ne voulez-vous pas qu’il m’ait aussi laissé la mienne dans ◀le▶ même dessein ? — Vous faites là une mauvaise application ◀de▶ ◀l’▶Ecriture Sainte, lui dit encore ◀le▶ curé. — Oh pardi, lui dit ◀le▶ chevalier en se levant, c’est dommage que vous ne soyez pas femme, vous contestez toujours sans pouvoir vous taire ; et en même temps il sortit ◀de▶ ◀la▶ salle avec un air ◀de▶ dépit et ◀de▶ colère, qui fit rire tout le monde autant et plus que ce qu’il avait dit.
Sa sortie n’interrompit point ◀la▶ conversation, qui fut encore continuée comme elle avait commencé. Il était allé chercher ◀l’▶officier, pour se désaltérer suivant sa coutume, et pour jaser avec lui ; mais ne ◀l’▶ayant pas trouvé, il revint en peu de temps, et rentra tout doucement ◀de▶ peur ◀d’▶interrompre son maître qui parlait, et que toute ◀la▶ compagnie écoutait avec beaucoup ◀d’▶attention.
◀La▶ suite ◀de▶ son discours ◀l’▶avait obligé ◀de▶ citer une petite aventure. Cid Ruy Gomez croit que c’est celle ◀d’▶Angélique, qui fut tout ◀d’▶un coup aimée ◀de▶ Roland, comme elle aima depuis tout ◀d’▶un coup ◀le▶ beau Médor. Il ◀la▶ représentait comme une parfaitement belle personne couchée sur ◀l’▶herbe, et empruntait pour ◀la▶ peindre tous ◀les▶ lieux communs qu’il avait lus dans ◀les▶ romans ; ◀les▶ roses des joues, ◀les▶ perles dans ◀la▶ bouche, ◀le▶ corail des lèvres, ◀l’▶albâtre du front, et mille autres semblables impertinences y tinrent leur place ; en un mot, rien n’y fut oublié. Sancho qui ◀l’▶écoutait attentivement, fut ennuyé ◀d’▶une description si pompeuse, qui n’était point ◀de▶ son goût, parce qu’il n’y comprenait rien ; mais il acheva ◀de▶ se fâcher tout ◀de▶ bon lorsque son maître vint à peindre ◀les▶ cheveux qui tombaient négligemment sur ◀les▶ épaules ◀de▶ celle dont il faisait ◀l’▶éloge, et qui pendaient à grosses ondes tout le long de son corps ; c’était à son dire autant ◀de▶ liens où ◀les▶ amours enchaînaient ◀les▶ cœurs, et ◀les▶ petits zéphirs s’y jouaient avec eux, et ◀les▶ faisaient nonchalamment voltiger. Tenez, tenez, Monsieur, lui dit-il promptement en ◀l’▶interrompant, ne serait-ce pas là un petit zaphir qui se joue dans les vôtres ? En même temps il lui porta ◀la▶ main auprès de ◀l’▶oreille, et fit semblant ◀d’▶en tirer quelque chose, qu’il mit entre ses deux pouces, et faisant ◀la▶ même figure que ◀les▶ gens font quand ils écrasent ◀de▶ ◀la▶ vermine.
Cette malice ◀de▶ Sancho interrompit et déconcerta notre héros ; qui devint en un moment rouge comme du feu, et ensuite pâlit ◀de▶ colère. Toute ◀la▶ compagnie riait à gorge déployée. Sancho, qui vit que sa malice n’avait nullement plu à notre héros, se retira auprès de ◀la▶ duchesse de Médoc, qui pour adoucir Don Quichotte, fit à son écuyer une sévère réprimande ◀de▶ son peu de respect ◀d’▶avoir mal à propos interrompu un discours que toute ◀la▶ compagnie écoutait avec plaisir. Sancho avoua qu’il ◀l’▶avait fait exprès, et en demanda pardon à son maître. On lui demanda à quel dessein, et il répondit avec plus ◀d’▶esprit qu’on ne pensait, qu’il y avait quelque temps que son maître étant en conversation avec ◀le▶ curé ◀de▶ son village et son neveu, ils avaient trouvé à redire aux choses inutiles qu’on mettait dans ◀les▶ livres, et que peut-être ◀le▶ sage enchanteur qui écrivait leur histoire, et qui n’en oubliait pas une circonstance, serait embarrassé ◀d’▶entendre des choses qu’il n’entendait pas lui-même ; qu’on ne parlait que pour se faire entendre, et que cela étant, on n’avait que faire ◀de▶ se servir ◀de▶ termes obscurs ; par exemple, ajouta-t-il, au lieu de dire que ◀les▶ saphirs… — Il faut zéphirs, lui dit ◀la▶ duchesse en ◀l’▶interrompant. — Eh bien, reprit-il, au lieu de dire que ◀les▶ zéphirs, puisque zéphirs y a, se jouaient dans ◀les▶ cheveux ◀de▶ ◀la▶ dame dont Monseigneur et Maître parlait, et ◀les▶ faisaient voltiger, je ne sais comme il a dit, ne valait-il pas mieux dire tout ◀d’▶un coup que ◀le▶ vent ◀les▶ soufflait ; cela aurait été plus court, et je ◀l’▶aurais mieux entendu. Tout le monde se mit encore à rire ◀de▶ cette belle expression ◀de▶ San-cho, à qui son maître fit signe ◀de se taire, et continua son histoire, qui ne fait rien à celle-ci, puisqu’elle est écrite ailleurs.