Chapitre LI.
Le jaloux trompé
Histoire
Pour ne point causer de scandale, vous me permettrez de vous cacher le nom des gens à qui l’aventure que je vas dire est arrivée, et même le lieu et la province où elle s’est passée, il suffit que ce soit en France et que le héros soit français. Je le nommerai Sotain.
C’était un homme qui avait de la qualité, beaucoup de bien et sans contredit du mérite, si la jalousie ne l’eût jeté dans le ridicule. Il avait pendant plus de dix ans porté les armes, et acquis la réputation d’un fort brave homme ; il était d’une des premières Maisons de la province, bien fait de sa personne, d’une conversation fort aisée et agréable, et n’avait pas plus de trente ans lorsqu’il se retira chez lui et quitta le service. Il renouvela ses anciennes connaissances avec la noblesse des environs, et comme il parut résolu de se fixer en province et de s’y établir, on lui proposa plusieurs partis. Pour peu que l’ambition de sa femme eût été modérée, il était en état de la rendre heureuse ; ainsi il ne chercha pas tant le bien que la vertu, et pour me servir de ses propres termes, il chercha une femme qui pût lui faire des enfants dont il fût lui-même le père. Il en trouva une de son goût, d’une beauté achevée, parfaitement bien faite, d’un esprit et d’une douceur d’ange, d’une famille égale à la sienne, et qui avait toujours été élevée sous les yeux d’une mère, qui passait dans la province pour un exemple de vertu et de sagesse ; en un mot c’était une femme capable de le rendre heureux lui-même, s’il avait su jouir de son bonheur.
Il la demanda en mariage, et l’obtint. Il eut même le secret de s’en faire aimer autant qu’il l’aimait. Les deux premières années de leur mariage passèrent comme un songe tant elles leur durèrent peu, et deux enfants aussi beaux que la mère qui leur vinrent en si peu de temps, furent les témoins convaincants de leurs ardeurs réciproques. Leur mariage était regardé et cité comme le modèle d’une union parfaite sur laquelle le Ciel s’épuisait en bénédictions ; tout y prospérait, et si le mari, par son indiscrétion, n’en eût point troublé la tranquillité, cela aurait toujours continué par la tendresse, la complaisance et le respect de sa femme pour lui ; mais il était écrit que cet homme deviendrait malheureux par sa faute. Tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens distingués dans leur voisinage, étaient ravis d’avoir chez eux le mari et la femme, qui les recevaient à leur tour le plus honnêtement du monde. Ils étaient le but de l’amitié et de l’admiration de tous ceux qui les connaissaient ; toutes les femmes enviaient le bonheur de l’épouse, et les hommes celui du mari ; en un mot on ne voyait chez eux régner que l’amour, la joie et la concorde ; lorsque tout d’un coup il prit au mari un chagrin noir et une taciturnité qui ne lui était nullement ordinaire, son esprit ayant toujours paru auparavant jovial et amusant. Il commença à chercher la solitude, et à picoter sa femme sur la moindre chose, et le plus souvent sur rien ; il voulait la rendre responsable de mille bagatelles qui arrivaient tous les jours chez lui et qui arrivent d’ordinaire dans une maison de campagne dont elle tenait le détail au-dessous d’elle et dont en effet elle ne s’était jamais mêlée.
Quoiqu’il fût changé pour elle, elle ne changea pas pour lui, et plus il lui disait de duretés, plus elle lui répondait d’honnêtetés, et croyant que cette mauvaise humeur provenait de quelque maladie interne, elle fit son possible pour l’obliger à consulter des médecins ; il la traita de folle, de vouloir lui persuader qu’il était malade d’imagination, et bien loin de répondre à ses caresses et à ses avances, comme il avait coutume, il la repoussait et la regardait avec un certain air de mépris qui lui mettait la mort au cœur. Comme elle l’aimait véritablement, elle fut si vivement pénétrée de ces manières qu’elle en devint effectivement malade. Il eut d’elle tous les soins imaginables, et devant le monde et sa famille il la traitait comme il l’avait toujours traitée, mais dans le particulier il était toujours enseveli dans son humeur sombre ; ce qui fit que bien loin de recouvrer sa santé, elle courut risque de la vie.
La fantaisie qu’il avait dans la tête ne lui avait point ôté l’amour qu’il avait pour elle ; on peut dire même que plus il la persécutait, plus il l’aimait, ou pour parler plus juste, il ne la persécutait que parce qu’il l’aimait ; ainsi il ne la vit pas plutôt hors de danger que son désespoir parut par toutes les marques qu’on peut en donner ; jusque-là que sa femme ayant eu une crise, et quelqu’un ayant crié mal à propos qu’elle venait d’expirer, il voulut se passer son épée au travers du corps ; mais en ayant été empêché par ceux qui étaient dans la chambre de sa femme, il en sortit et alla se jeter par une fenêtre, disant qu’il ne voulait pas lui survivre. Le bonheur voulut qu’un charretier de son fermier, ayant laissé sous cette fenêtre une charrette pleine de gerbes qu’il conduisait à la grange, et étant entré dans la cour du château, Sotain tomba sur ces gerbes, qui sans cela se serait brisé sur le pavé. On alla au plus vite le retirer de cette charrette où il était tout étourdi de cette chute ; il en revint, et ce fut pour faire encore un autre coup de désespoir, en se frappant contre la muraille, où il se donna un si grand coup de la tête qu’on le crut mort. Il fut en un moment tout couvert de son sang, et le chirurgien qui fut appelé pour le panser eut une très mauvaise opinion de sa blessure ; on le mit au lit toujours gardé à vue, et lui toujours prévenu de la mort de sa femme, fit en sorte en se tourmentant de défaire les ligatures de sa tête, et ne voulut jamais qu’on y remît la main qu’après qu’on lui eut dit que sa femme se portait mieux. Comme il ne voulut pas le croire, on fut obligé de le porter auprès d’elle, il l’accabla d’embrassements, et se laissa panser sans peine.
Elle, dont la maladie n’était causée que par la peur d’avoir perdu le cœur de son mari, étant pour lors certaine du contraire, revint la première en santé, et eut de lui tous les soins qu’une honnête femme, et prévenue d’amour, peut avoir d’un mari qu’elle idolâtre. Sa blessure était si grande qu’on fut sur le point de le trépaner ; cependant le mal ne fut pas jusque-là, et il en fut quitte pour garder le lit plus de deux mois, avec des transports de temps en temps qui approchaient de la fièvre chaude, pendant lesquels il avait perpétuellement le nom de sa femme à la bouche, avec des transports d’amour si vifs, et qui donnaient à connaître un dessein si formé de mourir avec elle si elle mourait, que qui que ce soit ne put douter que ce ne fût d’amour qu’il fût malade. Cela parut extraordinaire dans un mari, surtout en France ; mais enfin c’était la vérité, et je doute que jamais Espagnol ait donné des marques plus sincères d’un amour effectif. Elles étaient trop naturelles pour être étudiées, et c’est en cela qu’elles en sont plus croyables. Tout le monde était donc convaincu que jamais femme n’avait été autant aimée de son époux que celle-là l’était du sien ; elle le crut aussi, et ce fut son malheur, parce que cela l’obligea à en avoir pour lui plus d’égards et plus de complaisance dans les ridicules démarches que cet esprit incorrigible lui fit faire.
Peu après que sa santé fut rétablie, sa première humeur sombre le reprit, et elle croyant que leur union réciproque lui donnait le privilège d’entrer dans ses secrets, le supplia mille et mille fois de lui dire d’où pouvaient lui provenir ces distractions d’esprit et cet assoupissement dans lequel il paraissait toujours plongé. Il lui répondit pendant plus de trois mois que ce n’était rien, et enfin persécuté tous les jours par sa femme, il ne se put faire davantage de violence. Il lui dora la pilule le plus qu’il put et lui avoua son extravagance et sa jalousie. Il lui dit que son cœur et sa possession faisait tout son bonheur, et qu’elle lui était tellement chère qu’il ne connaissait point d’homme plus heureux que lui, et que l’état où elle le voyait ne provenait que de la peur de la perdre, ou de la partager avec un autre aussi heureux et peut-être plus heureux que lui. Sa femme, bien loin de lui reprocher le peu d’estime qu’il faisait d’elle et de sa vertu, reçut sa déclaration comme une preuve de son amour, le remercia de l’avoir tirée de son inquiétude, et lui demanda le plus honnêtement du monde, si elle avait eu le malheur de lui donner par quelques-unes de ses actions quelque sujet de soupçon, lui protesta qu’elle n’avait jamais aimé que lui, et qu’elle sentait bien qu’elle n’en aimerait jamais d’autre ; mais que pour lui mettre tout à fait l’esprit en repos, elle allait prendre un autre train de vie.
Après cela elle l’embrassa et le supplia de vouloir bien lui prescrire les compagnies qu’il voulait bien qu’elle vît, l’assurant que toutes lui étaient également indifférentes, et qu’elle n’avait d’amitié ni de liaison de société avec personne qu’autant qu’il en avait lui-même ; que tous les vœux de son cœur se terminaient à l’aimer, à lui plaire et à n’avoir point d’autre volonté que la sienne. Une manière si honnête parut remettre un peu l’esprit démonté de son mari, qui ne lui prescrivit point d’autre manière de vie que celle qu’elle avait jusque-là pratiquée ; mais elle se le tint pour dit, et sur des défaites honnêtes elle se dispensa peu à peu de rendre des visites et se retira des compagnies qui venaient chez elle, en sorte qu’elle se retrancha dans son seul domestique, et ne sortait plus du tout de chez elle que pour aller à l’église, encore était-ce avec lui, et outre cela elle eut l’honnêteté de ne dire à qui que ce fût les chimériques visions de son époux, et rejeta sur elle-même la cause de la vie retirée qu’elle menait, sans faire connaître que c’était le fruit des chimères de Sotain.
Elle ne visitait même que fort rarement son père et sa mère, qui plusieurs fois lui en demandèrent la raison, sans en pouvoir tirer d’autre que celles qu’elle donnait à tout le monde. Une conduite si sage et si retirée aurait remis l’esprit de tout autre que d’un jaloux ; mais la jalousie est la maladie de l’esprit la plus cruelle et la moins curable. Quoique cette femme fût toute enterrée dans sa maison, ne voyant pas même ses parents les plus proches, c’est-à-dire son père et sa mère, et une sœur ( car ses frères étaient dans le service et aux études), son mari n’en eut pas l’esprit plus tranquille, et comme il n’y a que la première déclaration ou la première dureté qui coûte, il lui dit brutalement que ses domestiques étaient trop grands. Cela l’obligea à congédier les serviteurs, et à ne retenir à son service que des filles et des femmes ; et comme elle allait quelquefois se promener dans les granges et la basse cour, et qu’il lui dit qu’elle se prodiguait trop parmi les valets de la ferme, elle n’y alla plus du tout. Enfin ayant trouvé à redire qu’elle allât se promener dans le jardin, et lui ayant dit deux ou trois paroles ironiques sur le jardinier, elle se détermina à ne sortir plus du tout de sa chambre.
Quoique cette prudente femme eût pris toutes les précautions possibles pour s’accommoder au caprice de son mari, et qu’elle eût beaucoup sur le cœur les soupçons qu’il avait conçus d’elle à l’occasion des laquais, des valets, et du jardinier, elle tint néanmoins bon, et ne découvrit son malheur à personne ; et pour toujours sauver la réputation de son indigne époux, elle prit tout sur elle-même ; mais à la fin il l’obligea de faire une chose si indigne d’elle, que cela lui donna occasion de commencer à le mépriser, et de faire éclater à la honte de son mari la chimère extravagante qu’il s’était formée dans l’esprit.
Il eut de l’ombrage du propre père de sa femme, et eut le front de le lui découvrir, et de la prier de faire en sorte de lui interdire l’entrée de chez eux, sans qu’il parût que cela vînt de lui. Pour le coup elle le supplia de la dispenser de lui obéir, lui disant qu’elle avait trop d’obligation à son père, et qu’elle avait été élevée dans un trop grand respect pour lui faire un pareil compliment. — Ah ! lui dit-il avec la dernière fureur, ce n’est pas par respect que vous le ménagez, j’en sais une cause plus forte et qui devrait vous faire mourir de honte ; et là-dessus il s’emporta à mille extravagances et à mille paroles outrageantes, en ne les menaçant pas moins l’un et l’autre que du poignard et du poison.
Cette femme, pour éviter les malheurs que la fureur d’un fou lui faisait prévoir, fut obligée de faire malgré elle les démarches qu’il en exigeait. Elle prit pour cet effet le temps que son père vint dîner chez elle, et en présence de sa mère et de son mari, elle dit quelques duretés à son père. Celui-ci qui était un des plus honnêtes hommes du monde tomba de son haut, et en bon père, pour éviter le bruit tourna tout ce qu’elle lui dit en plaisanterie, si bien que cette pauvre femme malgré sa répugnance fut obligée de redoubler ses duretés, et terminer ce qu’elle lui dit de choquant par le supplier de ne plus revenir chez elle. Le père choqué pour lors, comme il le devait être, le prit sur un ton fier, et après lui avoir dit qu’elle était trop heureuse d’avoir pour mari un aussi honnête homme que le sien et aussi endurant, il ajouta qu’elle abusait de l’amour qu’il avait pour elle ; et si, poursuivit-il, ma femme que voilà présente en avait dit à son père en ma présence la centième partie de ce que vous venez de me dire, je l’aurais fort bien remise dans son devoir malgré toute la tendresse que j’ai pour elle. Vous n’êtes qu’une insolente, continua-t-il, que je regarde à présent comme une folle indigne d’être ma fille. Je ne remettrai jamais le pied chez vous, mais votre mauvaise humeur ne m’empêchera pas de voir votre mari. Celui-ci fut assez fourbe pour prendre contre sa femme le parti de son beau-père ; et cette pauvre créature qui avait ses ordres précis de jouer ce personnage, fut obligée de soutenir ses premières duretés par d’autres plus fortes, jusques à dire à son mari, qu’elle le suppliait de n’avoir plus aucun entretien particulier avec son père, et ajouta en parlant à lui-même, qu’il n’était capable que de mettre le divorce et la discorde dans leur ménage. Elle sortit de table après ce bel exploit, autant pour cacher les larmes qu’elle répandait du regret d’avoir manqué pour la première fois de respect à son père, que pour s’épargner la honte d’avoir eu une obéissance si aveugle pour son indigne mari.
Elle laissa son père outré contre elle, et bien résolu de ne la regarder de sa vie. La mère qui n’avait rien dit, et qui connaissait le caractère de sa fille incapable d’une pareille action, y soupçonna quelque mystère. Elle l’avait nourrie et élevée dans une douceur achevée et dans un trop grand respect pour son père pour la croire capable d’en avoir agi de cette sorte par son propre mouvement ; ainsi sur ce sage fondement elle remarqua les acteurs, et aperçut de la contrainte et quelque chose de forcé dans sa fille, et une maligne joie dans les yeux de son gendre, avec un sens froid hors d’œuvre dans une pareille occasion. Ainsi elle ne douta plus que cela ne vînt de lui, et résolut de s’en éclaircir sans faire part de ses soupçons qu’après les avoir éclaircis.
A quelques jours de là son mari étant obligé d’aller dans une ville à cinq lieues de chez lui, elle lui persuada d’y mener avec lui son gendre, puisque c’était une affaire de famille qui lui était commune avec eux. Cet homme qui ne savait point le dessein de sa femme, et qui ne croyait pas qu’elle en eût d’autre que de faire solliciter leurs intérêts avec plus de vigueur, lui en parla, et il consentit de l’y accompagner. Il n’avait garde de soupçonner, que sa belle-mère voulût lui jouer un tour, elle qui avait toujours refusé de retourner chez lui, quoiqu’il l’en eût plusieurs fois priée et qu’il continuât d’aller la voir à son ordinaire ; au contraire elle lui avait toujours témoigné qu’elle ne voulait jamais voir une fille qui avait traité son père avec tant d’indignité, et qui se ressentait si peu de son éducation, et elle avait si bien dissimulé ses vues, que Sotain qui croyait que tout commerce était absolument ruiné entre son beau-père, sa belle-mère et sa femme, s’applaudissait d’avoir si bien réussi, et d’avoir fait en sorte que sa femme ne vît plus personne et ne parlât plus à d’autre homme qu’à lui.
Je ne sais, continua Sainville interrompant le fil de son discours, si les dames espagnoles pourraient s’accommoder d’une jalousie pareille ; mais je sais bien qu’il y a très peu de Françaises qui la trouvassent de leur goût. Célénie tint bon cependant, et ne se serait point démentie si son mari n’eût poussé plus avant. Sitôt que la belle-mère vit son mari et son gendre partis, sachant bien qu’ils seraient toute la journée dehors, alla voir sa fille qu’elle trouva dans une mélancolie profonde, et dans un abattement terrible. Elle lui en demanda le sujet, et comme Célénie voulait encore lui donner des défaites en paiement : Non, non, ma fille, lui dit-elle, je vois plus clair que vous ne pensez ; je ne vous fais point de reproches de ce que vous dîtes dernièrement devant moi à votre père, parce que votre personnage était étudié, et qu’assurément vous ne parliez pas de vous-même. Je vis parfaitement bien d’où provenait votre brusquerie, et par l’ordre de qui vous agissiez ; mais je veux absolument savoir ce qui a pu y donner sujet. Votre mari vient tous les jours au logis, il nous montre toujours un visage égal, et nous à lui, cependant il y a là-dessous quelque chose de caché, vous avez le choix de me le déclarer ou non ; si c’est la crainte de découvrir un mystère que vous vouliez tenir secret qui vous empêche de me le déclarer, je vous jure là-dessus un perpétuel silence ; mais si vous ne me le dites pas et que je le devine, outre que j’en ferai part à d’autres, vous pouvez compter qu’assurément je ne vous regarderai de ma vie. Après cela elle prit sa fille entre ses bras, et à force de caresses, elle lui arracha une partie de son secret et devina le reste.
Comme je vous ai déjà dit que c’était une parfaitement honnête femme, vous pouvez juger de là quelle horreur elle eut des sentiments d’un tel gendre, qui soupçonnait le père et la fille d’un crime si exécrable. Elle la consola néanmoins le mieux qu’elle pût, ou pour parler plus juste, elle s’affligea avec elle, et lui offrit de s’employer pour la faire séparer d’avec un homme si peu digne d’elle ; mais celle-ci qui aimait son mari, et qui se serait sacrifiée pour lui, la remercia de ses offres, et ne prit point d’autre résolution que de pleurer en secret son malheur et de le souffrir.
Comme il y avait longtemps que la mère n’avait vu sa fille, elle ne s’ennuya point avec elle, et elle y était encore lorsque Sotain arriva. Quoiqu’il l’eût plusieurs fois priée de venir chez lui, il ne trouva pas bon cependant qu’elle y fût venue. Elle descendit sitôt qu’elle l’entendit et le rencontra sur l’escalier, où il l’aborda avec trop d’embarras pour bien cacher ce qu’il pensait. La belle-mère ne fit pas semblant de s’en apercevoir, et la chose en fût sans doute demeurée là s’il avait reconduit sa belle-mère jusques à la porte, ou qu’il lui eût fait la moindre civilité ; mais n’étant guidé que par sa jalousie, il monta tout d’un coup dans la chambre de sa femme, et avec tant de précipitation, qu’il laissa sa belle-mère où il l’avait trouvée, sans lui faire la moindre honnêteté, s’étant contenté de la saluer seulement du chapeau. Celle-ci qui savait pour lors ce qu’il avait sur le cœur, voulut savoir ce qu’il pourrait dire à sa femme, et remonta après lui pour l’apprendre. Elle l’entendit qui s’emportait à des jurements horribles en lui demandant si sa mère l’avait bien instruite à boucher les yeux d’un mari, à quelle heure elle lui avait fait prendre rendez-vous, avec qui, et en quel endroit, afin qu’il ne s’y trouvât pas, crainte de troubler la fête. Sa femme lui répondit que sa mère était trop vertueuse pour lui donner de semblables conseils, et trop sage pour avoir la moindre pensée criminelle. Il redoubla ses emportements et dit de cette dame tout ce que sa fureur lui mit à la bouche. La fille qui avait supporté sans murmurer tous les mauvais traitements de son mari, n’eut pas tant de patience sur le chapitre de sa mère, et ne put se passer de la défendre, et ce brutal se voyant contredit en vint jusques à la frapper.
Ces sortes de caresses sont, à ce qu’on dit, du goût des dames espagnoles, mais elles ne le sont nullement de celui des dames françaises, qui n’aiment pas qu’on leur fasse l’amour à coups de poing. Cette pauvre femme se mit à pleurer ; mais sa mère qui avait tout écouté à la porte ne fut pas si tranquille. Elle perdit toute patience, entra brusquement dans la chambre, et prit à son tour le parti de sa fille. Sa vue redoubla la colère de Sotain, qui voulut la mettre dehors par les épaules, mais elle se défendit de manière que le bruit qui se faisait dans cette chambre s’étant fait entendre en bas y fit monter toutes les femmes qui y étaient, c’est-à-dire celles qui avaient le privilège d’entrer dans l’appartement ; car outre qu’il n’y entrait jamais ni homme ni garçon, toutes les femmes mêmes n’y étaient pas bienvenues ; elles entendirent une partie des sottises que le gendre dit à sa belle-mère, et des reproches que la belle-mère faisait à son gendre ; et comme ils étaient trop animés pour examiner leurs paroles, le secret ne lut plus caché, puisqu’il fut su de tant de femmes. Elles eurent ordre pourtant de n’en rien dire, et en effet elles n’en dirent mot tant qu’elles restèrent au logis, mais lorsqu’elles en furent dehors ce ne fut plus la même chose. On envoya chercher le beau-père, et sa présence ayant tout calmé, il emmena sa femme et sa fille avec lui, quoique celle-ci voulût rester ; mais la mère ne voulut absolument pas la laisser à la discrétion d’un furieux.
Quand sa colère fut passée, il reconnut l’injustice de son procédé, et alla le lendemain chez le beau-père, à qui il demanda pardon ; il fit à sa belle-mère mille satisfactions, jusqu’à se jeter à ses pieds, et autant à sa femme, qui avait passé toute la nuit à pleurer, et qui lui sauta au col sitôt qu’elle le vit. Il la ramena chez lui dans la meilleure intelligence du monde. Quoiqu’il connût bien le ridicule de sa propre conduite, il ne pouvait la réformer, et quelque résolution qu’il fît de changer de manière, il revenait toujours à son penchant. Sa femme en souffrait tout avec une constance digne d’admiration ; mais enfin comme il ne se corrigeait pas, elle commença à ne le plus regarder avec des yeux si prévenus en sa faveur, sans changer néanmoins de conduite, et n’en aurait assurément point changé s’il ne l’eût poussée à bout.
Une des femmes qui avait été témoin de ce qui s’était passé dans la chambre entre sa mère, elle et son mari, sortit de leur service quelque temps après. Ce fut encore un effet de la jalousie de Sotain, qui maltraita cette femme assez pour l’obliger de s’en plaindre. Elle en conta de toutes sortes de manières sur le chapitre des extravagances de Sotain ; si bien que cet homme se trouva à la fin perdu de réputation, et devint la fable et la risée de toute la province, où l’on aime assez à gloser sur autrui, surtout dans le canton. Cette femme en déchirant son maître, parlait de sa maîtresse avec toute la vénération et l’admiration possible, et comme de la plus belle et de la plus malheureuse personne du monde. La France est fertile en cavaliers qui cherchent à consoler les belles malheureuses. Il s’en rencontra un jeune, qui n’avait pas plus de vingt-deux à vingt-trois ans, qui passait son quartier d’hiver dans le voisinage de Sotain. Il entendit parler comme les autres de cette dame, et il en fut si vivement touché, que sans déclarer son secret à personne, il résolut de tenter l’aventure. Il fit en sorte de s’aboucher avec cette femme qui était sortie de chez Célénie, et qui en la plaignant en disait tant de bien. Il lui demanda si effectivement cette dame était aussi belle qu’on disait. Celle-ci lui répondit que sa beauté était au-dessus des expressions. Il lui demanda s’il était impossible de la voir, et elle lui répondit qu’elle ne sortait point du tout de chez elle, parce que son mari faisait même dire une messe dans une chapelle du château, sous prétexte qu’il était fort éloigné de la paroisse, mais en effet pour empêcher sa femme de sortir.
Le cavalier, que les difficultés animaient, chercha les moyens de les vaincre. Il se déguisa en abbé, et alla le dimanche dès la pointe du jour se mettre sur le chemin qui conduit de la paroisse au château de Sotain. Il y attendit le prêtre qui devait y aller, et sitôt qu’il le vit paraître il alla à lui, et lui demanda l’aumône, lui disant qu’il était un pauvre ecclésiastique qui revenait de Rome solliciter inutilement des bulles. Ce prêtre lui demanda s’il voulait venir servir sa messe qu’il allait dire à un château qu’il lui montra, et lui promit qu’au retour il lui donnerait à déjeuner, et quelque chose pour se conduire. C’était justement ce que le cavalier cherchait, aussi s’y accorda-t-il volontiers. Il eut le plaisir de voir la dame du logis, et fut charmé de sa beauté ; il ne put que l’admirer, sans tenter autre chose, crainte d’être connu, et s’en alla avec ce prêtre, fortement résolu d’employer, comme on dit, le vert et le sec pour s’introduire dans le château.
Il sut que Sotain, qui avait fort longtemps servi en Italie, entendait parfaitement l’italien, et il ne douta point que sa jalousie ne fût une maladie contractée dans le pays, et comme il avait dupé quelques Italiens, il se flatta de duper aussi un Français attaqué du même mal. Toute la difficulté consistait à avoir accès dans sa maison. Il roula mille inventions dans sa tête, et tenta trois ou quatre moyens qui manquèrent ; mais enfin celui-ci lui réussit. Il s’arracha le peu de barbe qu’il avait, et s’habilla en Italienne, mais pauvrement. Il se mit à la porte de la paroisse de Sotain à demander l’aumône en italien le propre jour de Noël, ne doutant pas que Sotain ne vînt à l’office, à cause de la solennité du jour. Aussi n’y manqua-t-il pas. Sotain, à qui cette fausse Italienne demanda l’aumône en italien, lui demanda d’où elle venait. Elle lui répondit qu’elle venait de Florence, et allait trouver une dame de qualité qu’elle lui nomma, au service de qui elle était, et qui s’était sauvée des mains des bandits qui couraient les Alpes, où elle qui parlait était demeurée avec le reste du train, parce qu’elle n’était pas si bien montée que sa maîtresse ; elle ajouta qu’elle espérait que cette dame aurait soin d’elle, parce que son mari était mort en la défendant ; ou que du moins les parents de son mari, qui étaient à Paris, ne la laisseraient manquer de rien, dans un pays où elle ne connaissait personne. — Vous êtes donc veuve, lui dit Sotain. — Oui, Seigneur, lui répondit-elle, et veuve d’un Français que j’aimais beaucoup, et dont la mémoire me sera toujours chère, parce que c’est à ses soins que je dois la conservation de mon honneur, que les bandits m’auraient ravi, si lui-même ne l’avait pas mis à couvert de leur violence. — C’est donc en vous défendant qu’il a été tué ? repartit Sotain. — Non, Seigneur, répondit-elle, il avait été tué avant que les bandits fussent victorieux. — Et comment donc, reprit Sotain, a-t-il pu mettre votre honneur à couvert de leur violence ? — Dispensez-moi de vous le dire, répliqua-t-elle, ces sortes de secrets-là doivent demeurer entre le mari et la femme. Sotain, qui n’ignorait pas les précautions que les Italiens prennent, se douta de ce que c’était, et crut que le Français en avait voulu prendre de pareilles ; dans ce sentiment il demanda à cette fausse veuve avec un ris forcé, si son mari lui avait fait présent d’une ceinture de chasteté. Elle ne répondit rien à cette demande, et se contenta de baisser les yeux, avec une honte qu’elle affecta si naturellement, que notre homme fut convaincu qu’il avait tiré juste ; et ravi de savoir qu’il y eût un Français capable de porter son extravagance jusqu’à ce point, il se mit en tête de l’imiter, et d’avoir à quelque prix que ce fût cette digne ceinture, que cette prétendue Italienne disait avoir, pour en faire à sa femme un présent digne de lui.
Il donna libéralement l’aumône à cette fausse Italienne, lui en promit encore davantage à l’issue de la messe, et lui fit promettre de l’attendre. Tout ce beau dialogue si peu respectueux à la porte d’une église n’avait point scandalisé ses auditeurs malgré la matière qu’on y traitait, parce qu’il s’était fait en italien, et qu’il n’y avait personne qui l’entendît.
La messe qui parut extrêmement longue à notre jaloux finit enfin, et il retrouva à la porte de l’église l’officier déguisé, qui l’attendait avec autant d’impatience que lui, et qui était ravi de voir un si bon commencement. Le mari lui dit de le suivre, et l’Italienne l’ayant suivi, il la fit entrer chez lui ; et après l’avoir bien fait manger en sa présence même, il la mena dans son jardin tout au bout, afin de n’être entendu de personne, où lui ayant demandé si elle voulait rester chez lui, il lui répondit que son honneur y serait en sûreté, et qu’il lui procurerait un parti qui l’empêcherait de regretter la dame qu’elle allait chercher, et les parents de son mari. L’Italienne accepta promptement le parti, louant Dieu, d’un air hypocrite, de lui avoir fait trouver un seigneur si charitable, et qui la retirait du malheur et de la honte de demander sa vie dans un pays où on ne l’entendait pas. Après cela Sotain lui avoua la maladie dont il était travaillé, et lui offrit toutes choses au monde pour avoir d’elle la ceinture qu’elle portait. La feinte Italienne ne se fit pas presser sur le prix, mais elle fit mille difficultés sur la manière de l’ôter de dessus son corps, où elle ne voulait pas, disait-elle, qu’aucun homme ne portât ni les mains ni les yeux. Elle fut plus de deux heures à se résoudre, et ne se rendit qu’aux serments extraordinaires qu’il lui fit, qu’il n’attenterait rien sur sa vertu. Enfin elle se défendit avec tant de pudeur, que le jaloux la prenait pour une véritable vestale, et des plus sévères.
Ils se retirèrent dans un endroit extrêmement obscur, où l’Italienne lui demanda une lime ; et comme elle ne put pas venir à bout elle-même de limer le tenon du cadenas, elle renonça à l’ouvrage, et lui dit résolument qu’il fallait qu’il restât où il était. Ces paroles l’ayant mis au désespoir, il se jeta presque à ses pieds ; et l’officier qui s’en donnait la comédie, n’aurait pas sitôt cessé, s’il n’eût craint de le rebuter. Il fit semblant de se laisser vaincre, et ayant mis une serviette en double entre son corps et cette ceinture, il donna la lime à Sotain, qui coupa lui-même le fer du cadenas ; mais comme il n’était pas bon serrurier, il eut toutes les peines du monde d’en venir à bout sans blesser l’Italienne, qui faisait la honteuse à merveille. Il la récompensa au-delà de ce qu’elle en avait attendu, et de ce qu’il lui avait promis ; et celle-ci faisant semblant de se laisser tout à fait gagner à cette libéralité excessive, consentit à sa prière, de rester chez lui pour servir d’Argus à sa femme.
Notre jaloux lui fit comprendre qu’il se fierait plus à elle qu’à tout autre ; mais il ne lui en disait pas la raison, qui était que sa femme ne pourrait pas se faire entendre à cette Italienne ; que celle-ci par conséquent ne pourrait pas non plus se laisser corrompre, et que n’y ayant que lui qui pût entendre sa langue, il pourrait en présence même de sa femme, lui donner tous les ordres qu’il voudrait, et celle-ci lui répondre sur tout ce qu’il lui demanderait sans que sa femme y pût rien comprendre.
Le seul embarras qui se trouva, fut d’avoir un cadenas pour remplacer celui qui avait été limé, car sans cela la ceinture et rien était la même chose. Ces sortes d’instruments ne sont pas tout à fait inconnus en France, mais ils y sont en exécration, et il n’y a aucun ouvrier qui veuille y prêter publiquement son ministère ; avec cela il faut un cadenas fait exprès, et malheureusement Sotain n’osait se fier à personne. La fine Italienne s’offrit à le tirer de peine ; il la prit au mot, et lui confia le cadenas rompu pour servir de modèle, avec tout l’argent qu’elle voulut.
Elle sortit de cette maison le jour même, et elle alla à la première ville, qui était celle de son quartier ; elle y reprit ses habits de cavalier, ne se découvrit à personne ; et comme à force d’argent on vient en France, comme ailleurs, à bout de tout, elle trouva un serrurier habile homme, qui lui donna toute satisfaction, en lui faisant un cadenas tout neuf et deux clefs. Après avoir employé deux jours tant à cela, qu’à donner quelques ordres jusqu’à son retour, qu’elle jugeait bien ne devoir pas être fort prompt, elle revint chez Sotain, qui la reçut avec une joie qui ne se peut pas comprendre.
Celui-ci, qui se serait donné à Satan que c’était une femme telle qu’il lui fallait pour son dessein, le présenta à la sienne comme une nouvelle domestique, et Célénie à qui il était indifférent par qui elle fût servie, la reçut sans répugnance. Ce fut ainsi que la jalousie de Sotain mit dans sa maison celui qui aurait dû lui faire trouver ce qu’il craignait, si sa femme eût été moins sage. Comme il croyait que cette fausse Italienne n’entendait pas le français, il ne se contraignit pas pour parler à Célénie devant elle, et lui dire en sa présence mille extravagances sur sa jalousie, qu’il lui étalait comme si c’eût été la preuve la plus obligeante de son amour, et lui dit enfin le secret qu’il avait trouvé pour se guérir de ses soupçons. Sa femme ne put s’empêcher de jeter un ris moqueur, et de lever les épaules, et consentit néanmoins à tout ce qu’il voulut, espérant qu’après cette ridicule précaution il ne la chagrinerait plus tant. Il fut en effet quelques jours sans lui rien dire de fâcheux ; mais un jaloux est un animal qui par la suite des temps ne se fierait pas à l’anneau de Hans Carvel, il lui faudrait tous les jours quelque chose de nouveau qui piquât et qui réveillât sa folie. Sotain revint donc à son naturel ordinaire, et recommença à persécuter sa femme de plus belle, sans rime ni raison.
Cependant Julia, c’est le nom que l’officier avait pris, se gouvernait d’une manière conforme à ses desseins, et acquit par des moyens différents la bonne grâce du maître et de la maîtresse. Il ne disait jamais un mot de français devant lui, et n’avait pour elle que des airs assez froids et assez indifférents ; mais lorsqu’il était seul avec elle il en avait d’empressés, et faisant semblant d’apprendre peu à peu le français, il lui disait des choses qui la divertissaient, et par de petits soins prévenants il la disposait à lui vouloir du bien. C’était beaucoup ; mais ce n’était pas assez pour lui, qui voulait se découvrir, et qui ne l’osait sans voir absolument jour à le faire sans risque. Le jaloux lui en ouvrit lui-même les moyens.
Sa femme qui était absolument rebutée de ses manières injurieuses et choquantes, n’avait plus aussi pour lui cet amour violent qu’il ne méritait pas, et ne recherchait plus ses caresses avec autant d’empressement qu’elle les avait autre-fois recherchées. Il s’en aperçut, et prétendit qu’elle avait tort, et que bien loin de se chagriner des persécutions qu’il lui faisait, elle devait l’en aimer davantage, puisque ce n’était que des marques de l’amour qu’il avait pour elle. Bien loin de goûter sa morale, elle le tourna en ridicule, et pour la première fois de sa vie elle l’obstina, et lui dit qu’elle lui aurait eu beaucoup plus d’obligation de sa haine, puisqu’il n’aurait pas pu la pousser plus loin, que de la retirer non seulement du monde, mais encore de la faire brouiller avec toute sa famille, la retenir dans une prison éternelle, et la mettre dans les fers.
Ce fut là une nouvelle douleur pour lui. Il crut qu’elle regrettait la liberté que cette ceinture lui avait fait perdre, et croyant être vulcanisé en idée, s’il ne l’était en chair et en os, il s’emporta d’une manière terrible. Sa femme, dont la patience était épuisée, lui ayant répondu contre sa coutume avec assez de liberté, il la frappa, et sans Julia il aurait poussé plus loin ses mauvais traitements. Il sortit de chez lui après cette infâme brutalité, et Célénie se renferma dans son cabinet, où elle versa un torrent de larmes.
Julia ayant pris ses précautions pour n’être point surprise par qui que ce fût, entra dans ce cabinet, et se jeta aux pieds de sa maîtresse, et avec une ardeur extraordinaire dans une femme, elle lui embrassa les genoux, lui offrit sa vie et tout ce qu’elle possédait pour la venger d’un époux si indigne ; et enfin voyant que Célénie ne l’interrompait pas, elle l’embrassa avec des transports que sa maîtresse n’avait point encore remarqués, et qui la surprirent ; mais elle fut encore bien plus étonnée quand la fausse Italienne parlant bon français se fit connaître à elle pour un amant tendre et passionné. La surprise de Célénie ne lui permit pas de l’interrompre, ainsi le cavalier eut le temps de lui dire qui il était, et tout ce qu’il avait fait pour avoir accès auprès d’elle, et pour gagner la confiance de son époux. Il lui parla de cette ceinture comme du plus vif affront que son mari lui pouvait faire ; et enfin lui peignit son indigne époux avec des couleurs si naturelles, qu’elle cessa de l’aimer. Il finit par lui offrir de la tirer de captivité si elle voulait se fier à sa conduite ; il ajouta que sa vie était entre ses mains ; qu’il savait bien qu’il était mort pour peu que son mari le soupçonnât ; qu’elle pouvait le livrer à sa vengeance ; mais il la supplia aussi d’examiner si Sotain méritait ce sacrifice, et si elle était résolue d’user sa jeunesse et sa vie dans toutes les douleurs et les amertumes que la folie de cet homme pouvait et devait lui faire prévoir. Il la tourna de tant de côtés qu’il en arracha des larmes, ce qui lui fit redoubler l’ardeur de ses caresses et de ses protestations, de manière qu’il la persuada, et la laissa convaincue de son amour, et outrée contre Sotain.
Le cavalier n’en demanda pas davantage pour cette fois-là, espérant que le temps ferait le reste ; mais il se trompa, il avait à faire à une femme à qui la mauvaise conduite de son mari ne donnait aucun privilège ; elle pouvait bien être rebutée de ses manières, et ne le regarder qu’avec indifférence, et même avec horreur ; mais elle avait trop de vertu pour se venger de ses soupçons autrement qu’en les méprisant.
Sotain fut obligé de s’éloigner de chez lui, et de faire un voyage de quinze jours ou trois semaines. Il n’en avait point du tout parlé à sa femme, et ne lui en parla que dans le moment qu’il allait monter à cheval. Celle-ci qui ne lui avait pas dit un mot depuis sa dernière brutalité et qui ne s’était point encore déterminée sur la manière dont elle en devait user avec son amant, prit tout d’un coup le parti que sa vertu lui conseilla. Elle le supplia de la défaire de Julia avant son départ. Notre fausse Italienne frémit à cette proposition, et se résolut de vendre chèrement sa vie ; mais elle fut rassurée par le refus absolu que Sotain en fit. Celui-ci crut que c’était un Argus que sa femme voulait éloigner d’elle, et cette pensée qui le frappa vivement, lui fit regarder cette femme comme une personne plus nécessaire à son repos qu’elle ne lui avait jamais paru. Il répondit à Célénie avec fureur et un ris moqueur, qu’elle ne savait pas bien déguiser ses vues, et qu’il voulait non seulement que Julia restât auprès d’elle, mais qu’il voulait encore qu’elle couchât dans sa chambre et ne la quittât pas plus que son ombre. Il expliqua sa volonté avec tant d’emportement, que la pauvre Célénie vit bien qu’il n’y avait rien à gagner pour elle, à moins que de lui dire la véritable raison qu’elle avait de la vouloir éloigner ; mais comme elle était toute étourdie de ses injures, et que la promptitude de son départ ne lui laissait pas le temps de se déterminer, elle ne lui découvrit point le mystère, et peut-être que quand elle l’aurait fait, la prévention de Sotain lui aurait bouché les yeux. Quoi qu’il en soit, il fit lui-même apporter un lit pour Julia dans la chambre de Célénie, et sans vouloir ni lui parler, ni qu’elle ouvrît la bouche, il emmena avec lui la fausse Julia, à qui il fit encore de nouvelles leçons de vigilance, et partit.
Il fut plus d’un mois à son voyage, et pendant tout ce temps-là Célénie fut exposée à toutes les attaques qu’un amant ardent et passionné peut livrer à la vertu d’une femme. Le cavalier avait cru que Sotain étant éloigné, sa femme, dans la chambre de qui il devait coucher, se rendrait enfin a ses poursuites, à l’occasion et à la facilité, puisqu’il n’y avait rien à craindre ayant une clef du cadenas, mais il la trouva toujours inébranlable. Elle lui avoua qu’elle était charmée de sa persévérance et de l’amour qu’il lui témoignait, et qu’ayant en partie banni de son cœur l’amour qu’elle avait eu pour son indigne époux, elle l’aimerait, si elle était capable de se démentir ; mais que sa vertu lui était plus chère que toutes choses ; qu’elle convenait que Sotain ne méritait pas une femme fidèle, mais qu’aussi ce n’était pas pour l’amour de lui, mais uniquement pour l’amour d’elle-même qu’elle rebutait ses empressements ; qu’elle voulait encore essayer de faire rentrer son mari dans son bon sens, pour faire un meilleur ménage qu’ils n’avaient fait jusqu’alors ; et que si elle n’en pouvait venir à bout, elle ferait avec lui un éternel divorce.
Un jour qu’il la pressait avec la dernière ardeur, il remarqua que son teint était plus vif qu’à l’ordinaire, qu’elle ne parlait qu’avec distraction et que ses yeux pleins de feu, et néanmoins abattus, le regardaient avec langueur. Il crut avoir trouvé le moment de se servir de sa clef, il l’embrassa et voulut entreprendre le reste ; mais elle le remit dans le respect par l’air de fierté dont elle s’arma, après quoi elle entra dans son cabinet, d’où elle ressortit un moment après avec un visage tranquille et modeste ; et comme elle l’avait laissé sur une chaise dans le dernier abattement et la dernière douleur, elle l’en retira en le prenant par le bras et en l’emmenant se promener dans le jardin.
Elle lui ouvrit là son cœur, et le supplia de s’éloigner d’elle et d’en trouver lui-même le prétexte pour ne la point brouiller avec son mari. Elle lui dit en riant qu’elle savait bien que sa vertu était en sûreté, non seulement par l’innocence et la pureté de ses intentions, mais aussi par la précaution de son époux ; mais que cependant il n’était ni de son honneur ni de son devoir de rester dans un état de tentation continuelle, à laquelle quand bien même elle ne succomberait pas, elle se reprocherait toujours la présence d’un homme déguisé auprès d’elle, qui pouvait être reconnu par mille contretemps que toute la prudence humaine ne pouvait prévoir et laisser une tache à sa réputation.
C’est-à-dire, reprit-il, que ce n’est pas assez pour vous de nous rendre tous deux malheureux, vous voulez encore que je meure ! Qui peut vous empêcher, poursuivit-il, de vous livrer à mon amour ? Je passe pour une femme étrangère, et je suis en effet étranger dans ce pays ici où je ne suis connu que de deux vieux officiers du régiment où je suis incorporé depuis peu. Votre mari a cru avoir pris, et a pris en effet toutes les précautions qu’il pouvait prendre. J’ai de quoi les rendre inutiles, et vous mettre l’esprit en repos. Pouvez-vous espérer un jour heureux avec un homme comme lui ? et ne devriez-vous pas vous dédommager avec moi des chagrins qu’il vous donne ? Ce n’est pas assez pour lui qu’il vous insulte par l’endroit le plus sensible à une femme, vous en êtes encore maltraitée. Songez à vous et tirez-vous de la tyrannie d’un homme indigne de posséder tout ce que l’univers a de plus beau. Je ne dépends que de moi, j’ai des établissements plus considérables que les siens. Je vous sacrifie tout, n’en croyez que mes actions et non pas mes paroles, dites-moi que vous voulez bien me suivre, et je vous mettrai entre les mains plus d’argent et de pierreries qu’il ne vous en faudra pour vous faire vivre ailleurs le reste de vos jours plus magnifiquement et plus heureusement que vous ne vivez ici. Vous dites que je fais toute votre consolation, quelle cruauté voulez-vous donc exercer contre vous-même en m’éloignant ? et pourquoi m’accabler de toutes vos rigueurs dans le moment même que vous êtes prête à recevoir dans vos bras le plus malhonnête homme du monde ? Si vous ne le quittez pas pour l’amour de moi, quittez-le pour l’amour de vous ; l’usage autorise les séparations, et mille femmes de vertu se sont séparées de corps et de biens d’avec leurs maris pour des raisons mille fois plus légères que celles que vous pouvez alléguer. Votre patience à souffrir ne servira qu’à le rendre plus intraitable et à l’aigrir ; et ce ne sera pas par cette voie-là que vous le remettrez dans son bon sens ; plaignez-vous une fois en public, faites connaître à toute la terre ses extravagances, et vous en serez délivrée : Madame votre mère vous l’a conseillé, toute la terre vous le conseillera, et toute la terre vous prêtera la main pour cela ; pouvez-vous prévoir à quelles extrémités sa folie le portera ? Elle dégénère souvent en fureur, vos jours ne sont point en sûreté, et vous avez tout à craindre d’un homme de ce caractère. Ne vous donnez pas à moi, mais arrachez-vous à lui ; retirez-vous dans ce moment, et du moins si je n’ai pas le bonheur de vous posséder j’aurai le plaisir de vous y aller voir et de ne plus trembler pour votre vie ; en un mot, si vous ne voulez pas être heureuse entre les bras d’un homme qui vous adore, ne vous obstinez pas à rester malheureuse.
Telle est ma destinée, interrompit-elle les larmes aux yeux, je ne suis pas née pour être heureuse ; mais du moins je ne mériterai jamais mon malheur. Si vous m’aimiez autant que vous voulez me le persuader, continua-t-elle, me proposeriez-vous un parti comme celui de vous suivre ? cette démarche ne serait-elle pas blâmée de tout le monde, et vous-même ne perdriez-vous pas l’estime que vous avez pour moi ? aimeriez-vous longtemps ce que vous n’estimeriez plus ? Cessez de me faire de pareilles propositions, ou ne me voyez jamais ; je ne vous souffre auprès de moi que parce que les précautions que mon mari a prises me mettent moi-même à couvert des faiblesses que je pourrais avoir, et s’il ne dépendait que de moi et qu’il me fût facile d’y succomber je me serais mise en garde contre moi-même ; et au hasard de tout ce qu’il en aurait pu arriver, je vous aurais sacrifié à mes craintes et je ne vous verrais jamais. Pour me séparer d’avec lui, je sais que plusieurs femmes m’en montrent l’exemple ; mais je sais aussi que c’est un exemple odieux, et que les hommes ne doivent point séparer ce que Dieu a uni. Je souffre autant et plus que femme du monde ; je vois moi-même toute l’horreur de la situation où je suis ; mais puisque Dieu le veut ainsi, je n’ai point d’autre parti à prendre que de m’y résoudre ; à quoi servirait la patience des bons si elle n’était pas éprouvée par la malice des méchants ? Je ne vous dirais pas ce que je vous dis si mon malheur ne vous était parfaitement connu. C’est à vous à m’aider à le supporter, à l’adoucir par votre présence, à le dissiper par vos bonnes consolations si vous m’aimez pour moi-même ; mais si vous ne m’aimez que pour vous, épargnez-moi par votre retraite les rudes combats où vous m’engageriez ; soutenez ma patience si vous voyez qu’elle s’affaiblisse, n’attaquez plus ma vertu, ou souffrez que je me défasse de vous à quelque prix que ce soit, puisque je ne regarderais plus en vous qu’un nouveau persécuteur.
C’étaient là leurs entretiens et leurs conversations ordinaires, qui se terminaient par les promesses qu’il lui faisait de ne jamais lui rien témoigner ni par ses paroles ni par ses actions, qui pût alarmer sa vertu ni la choquer. Les conversations et la sagesse de cette femme la lui faisaient regarder avec admiration et vénération ; mais l’amour qu’il avait pour elle était trop violent pour en pouvoir modérer les transports ; et il y retombait tous les jours. Elle en avait ri au commencement, mais la suite l’importuna, et quoique Sotain fût enfin revenu chez lui, Julia qui avait promis à Célénie de changer de conduite, n’en devint pas plus sage, au contraire il devenait plus hardi et plus entreprenant de jour en jour, de sorte que cette femme craignant qu’il ne manquât enfin de respect pour elle, et que la trouvant seule, comme il en avait à tout moment le privilège, il ne se portât aux dernières violences, elle voulut le prévenir et lui dit plusieurs fois qu’elle se plaindrait à Sotain de sa conduite.
Le cavalier qui vit qu’elle n’en avait encore rien fait, et qui effectivement ne crut pas qu’elle fût d’humeur à en rien faire, redoubla ses importunités et lui marqua une jalousie terrible de son mari. Elle rit quelque temps de sa bizarrerie et des termes dont il l’exprimait ; mais voyant qu’il continuait, elle le pria tout de bon de se retirer ; mais bien loin de le faire, il se mit sur le pied de fomenter quelque froideur qui était entre Sotain et elle, de sorte que Célénie qui s’en aperçut jugea à propos de prévenir les suites qu’une pareille correspondance pouvait avoir, et enfin supplia son mari de vouloir bien tout de bon faire sortir Julia de chez elle.
L’empressement avec lequel elle lui fit cette prière fut ce qui lui attira un refus. Sotain fut assez fou pour s’imaginer que sa femme était devenue amoureuse de quelqu’un, et que c’était l’Italienne seule qui lui rompait en visière : dans cette injuste prévention il la traita avec des termes infâmes et le plus injurieux mépris, et en sortant d’auprès d’elle il emmena la fausse Italienne qu’il questionna sur la conduite de sa femme, sur tout ce qu’elle avait fait pendant son absence, et sur ses occupations ordinaires dans sa chambre ; si elle n’avait point écrit, si elle n’avait point sorti, et enfin il s’en fit rendre un compte exact. Julia ne lui dit rien que d’avantageux, et l’assura que depuis qu’il était parti elle ne l’avait point quittée de vue, qu’elle avait tous les soirs fermé leur porte en dedans aux verrous et à double tour, qu’elle en avait ôté la clef, qu’elle n’avait ni écrit, ni parlé à qui que ce fût de dehors, et en un mot, qu’elle ne s’était point aperçue qu’elle eût aucun commerce avec personne ; mais qu’elle ne savait point aussi par quel endroit elle avait pu mériter sa haine, d’autant moins qu’elle avait fait son possible pour s’en faire aimer ; que tout ce qu’elle en pouvait croire était que son assiduité commençait à lui déplaire.
C’est une folle, répondit Sotain, qui ne cherche qu’à éloigner d’elle tous ceux qui peuvent veiller sur ses actions ; mais elle n’y gagnera rien, et quand elle devrait mourir de chagrin, je veux que vous y restiez. — Ah ! Seigneur, lui dit la fausse Italienne, il vaudrait bien mieux que je sortisse de chez vous que de lui causer la mort. — Hé ! ne voyez-vous pas, répliqua-t-il avec emportement, que si vous sortiez elle aurait ses coudées franches et que j’en mourrais de désespoir ? Laissez-la telle qu’elle est, poursuivit-il, continuez et ne craignez rien de sa haine, c’est moi qui veux que vous restiez ; je suis maître chez moi, et si elle vous chagrine, vous n’aurez qu’à me le dire, et je vous en rendrai justice. Venez, continua-t-il en la reconduisant dans la chambre de Célénie, voilà Julia que je ramène, Madame, lui dit-il, nous sommes étonnés de votre empressement à la faire sortir ; vous la haïssez, et c’est assez pour qu’elle reste malgré vous, puisque je le veux ; et si par vos airs rebutants vous l’obligez à se retirer, comme elle en a dessein, comptez qu’une chambre bien fermée me vengera de vous comme d’une bête féroce. Songez-y, Julia, poursuivit-il en parlant au cavalier, passez pour l’amour de moi sur toutes ses duretés, mais pourtant avertissez-m’en, je vous assure que j’y mettrai bon ordre. Après ces paroles brutales il sortit de la chambre de Célénie et y laissa la fausse Italienne qui se jeta à ses pieds sitôt qu’il fut dehors. Vous jouez à vous perdre, Madame, lui dit l’amoureux cavalier ; au nom de Dieu ayez pitié de vous-même. — C’est vous qui causez ma perte, reprit-elle en pleurant, sortez d’auprès de moi, je vous le répète encore, si vous n’en prenez la résolution aujourd’hui, comptez que demain mon mari saura que vous êtes un homme, et mourir pour mourir j’aurai du moins la satisfaction d’avoir fait mon devoir ; c’est à quoi je me résous ; tous vos efforts ne me feront pas changer. En achevant ces paroles elle entra dans son cabinet et en tira la porte sur elle.
Le cavalier resté seul, craignait tout de bon que Célénie n’exécutât sa menace, et après avoir bien combattu en lui-même et admiré la vertu scrupuleuse de cette femme, il se résolut à lui obéir. Il entra dans son cabinet et se jeta à ses genoux. C’en est fait, Madame, lui dit-il, je me suis vaincu, votre vertu triomphe, je n’ai plus pour vous que de l’amour, de l’admiration, de la compassion et de l’obéissance ; vous voulez que je sorte d’auprès de vous, je n’y resterai pas demain ; mais avant que je vous quitte, daignez considérer à quels périls ma sortie va vous laisser exposée, et ce que vous devez craindre des fureurs de votre époux, qui se figurera tout un autre sujet de mon éloignement que le véritable. Je sors de chez vous, Madame, continua-t-il, mais j’en sors dans le dessein d’en arracher votre indigne époux d’une manière ou d’une autre. J’ai assez d’amis en Cour pour le rengager malgré lui dans le service ; et si je ne puis en venir à bout, je périrai par sa main ou je vous vengerai par la mienne ; vos souffrances me mettent au désespoir, je ne pourrais pas vivre éloigné de vous et toujours dans la crainte de vous voir périr par la main d’un brutal. — Plaignez-moi, lui dit-elle les larmes aux yeux, aimez-moi ou du moins laissez-moi le croire, c’est la seule consolation que je vous demande ; mais ne vous avisez pas de rien entreprendre contre lui, je vous le défends, sous peine de ne vous plus jamais voir ; et si vous m’obéissez en cela, il se pourra arriver des changements qui me permettront d’avoir pour vous de la reconnaissance. Pour ce que j’ai à craindre de lui, Dieu en est le maître, j’espère qu’il ne m’abandonnera pas ; il faut attendre un de ces revers qu’il sait faire naître lorsqu’on les espère le moins. — Je ne vous promets rien, Madame, répliqua-t-il, l’état où je suis est trop douloureux pour ne pas m’engager à chercher les moyens d’en sortir. Vous m’aimez et vous me chassez ! Je vous aime et je vous laisse malheureuse ! C’en est trop pour conserver une assiette tranquille. A ces mots ils tombèrent tous deux dans les bras l’un de l’autre, et ne purent prononcer que des paroles entrecoupées de sanglots que leur amour leur mettait à la bouche ; mais malgré leur douleur réciproque et tout ce que le cavalier put dire, Célénie ne se rendit pas et s’obstina toujours à vouloir qu’il se retirât ; et tout ce qu’il en put obtenir, fut encore quatre jours qu’elle lui permit de rester auprès d’elle.
Ces quatre jours devaient être employés à se faire leurs adieux, et à tâcher de découvrir quelque moyen pour se donner de leurs nouvelles l’un à l’autre ; et c’était à quoi il trouvait mille difficultés, parce que Célénie ne pouvait parler à qui que ce fût de dehors, et qu’il ne lui était pas permis d’écrire. Ils étaient pourtant en partie convenus de quelque correspondance lorsqu’ils virent arriver le dénouement de leur aventure. La fausse Italienne avait résolu de faire une querelle en l’air à un domestique ancien que Sotain aimait, afin de se faire un prétexte de sortir de chez lui sans lui dire adieu et sans qu’il en put savoir mauvais gré à sa femme. Il y avait déjà deux jours écoulés des quatre, que Célénie lui avait accordés ; et comme ils ne comptaient pas de se revoir de très longtemps, ils se disaient tout ce que des gens qui s’aiment peuvent se dire de plus tendre et de plus passionné. Célénie qui voyait la perte qu’elle allait faire s’abandonnait à sa douleur, et son amant qui n’était pas moins affligé qu’elle la secondait de tout son cœur. Ils étaient presque pâmés entre les bras l’un de l’autre, et jamais leur tendresse n’avait été si vive et si touchante ; mais leurs caresses furent interrompues par un grand bruit.
Sotain s’était aperçu que depuis quatre ou cinq jours Célénie et Julia étaient abîmées dans un très grand chagrin, et comme il avait en même temps remarqué qu’ils avaient les yeux humides, il se figura que cela provenait de la haine de sa femme et du dégoût de la fausse Italienne. Fort résolu de lui rendre justice, il avait voulu voir de quelle manière sa femme la traitait en particulier, et pour cet effet il s’était caché en un endroit où il les pouvait voir, et entendre tout ce qu’ils disaient ; de sorte qu’ayant appris par leurs paroles que Julia était un homme, et que sa femme l’aimait, il crut qu’elle ne l’avait prié de le congédier que pour le faire rester plus sûrement. Sa jalousie ne lui permit pas d’écouter assez longtemps pour avoir l’intelligence de tout, et sitôt qu’il les vit entre les bras l’un de l’autre, il se découvrit. Tu mourras, perfide, cria-t-il en venant à Célénie l’épée à la main ; mais le cavalier furieux comme un amant qui voit ce qu’il aime en danger, se jeta à lui et le terrassa, et Célénie s’étant échappée il ne ménagea plus Sotain, et étant aussi animé et moins troublé que lui, il le désarma et lui portant à la gorge la pointe de sa propre épée, il le menaça de le tuer s’il faisait le moindre bruit. Tue-moi, lui dit ce furieux mari, tu ne feras que me prévenir ; Julia n’en voulant point à sa vie, fit en sorte de se tirer de ses mains aux dépens d’une jupe qu’il y laissa, de la poche de laquelle la double clef du cadenas tomba. Cette vue acheva de désespérer Sotain. Pour le cavalier, il suivit les pas de Célénie qui fuyait hors du château sans savoir où ; il la conduisit dans un couvent où il la laissa en sûreté, et se retira à sa garnison.
Le mari furieux et troublé avait conté aux premiers qui étaient entrés dans sa chambre les choses telles qu’il se les était figurées, et avait produit la clef pour témoin irréprochable. Ceux-ci qui l’avaient dit à d’autres avaient donné lieu à mille railleries ; tout le monde lui donnait le tort et plaignait sa femme dont l’évasion faisait un bruit terrible. On la chercha vainement de tous côtés pendant plus de trois mois, que son mari toujours idolâtre d’elle, furieux et jaloux, resta en vie : enfin ne pouvant plus résister au chagrin de sa perte, ni au désespoir d’être l’objet des railleries publiques, il mourut comme il avait vécu les dix-huit derniers mois de sa vie, dans les agitations d’une fièvre chaude qui l’emporta.
Il n’avait fait aucune plainte en justice, et tout le monde le regardait comme un fou, ainsi on voulut bien en faveur de Célénie croire que tout ce qu’il avait dit n’était arrivé que dans son imagination. Elle parut dans le monde plus belle que jamais, et se livra toute à son Italienne, avec qui elle fut mariée au retour de la campagne dernière. Il ne connaît point de bonheur que dans la possession d’une femme si belle et si vertueuse, et elle est aussi heureuse avec lui qu’elle était infortunée avec son jaloux.
Puisque nous sommes sur le pied de parler avec sincérité, dit la marquise, après que Sainville eut fini, je vous avouerai que la vertu de Célénie me charme ; mais quoique je doive être du parti des femmes, et dire qu’il n’y en a pas une qui n’en eût fait autant qu’elle, j’avouerai pourtant que je ne crois pas que de cent il y en eût eu vingt qui se fussent si bien et si longtemps soutenues. Il n’importe, cette histoire prouve toujours deux vérités ; l’une qu’une femme n’est jamais mieux gardée que par elle-même, et l’autre que quelques précautions qu’un jaloux puisse prendre, quelques clefs et quelques serrures qu’il emploie, sa femme trouvera toujours les moyens d’être infidèle sitôt qu’elle aura envie de l’être.
Je dois une histoire, poursuivit-elle, je vais m’en acquitter et vous parler d’un homme qui s’est fait plaindre et admirer par le petit nombre de gens qui ont su ce qui lui est arrivé, et qui n’a point donné aux autres matière de rire à ses dépens. J’imiterai la discrétion de Monsieur de Sainville, et ne nommerai point les masques ni leur pays. Je leur donnerai des noms tels qu’ils me viendront à la bouche. Ensuite elle commença dans ces termes l’histoire qu’elle voulait conter.