Chapitre L.
Dissertation sur la différente manière d’aimer des Espagnols et des Français.
Valerio et Sainville avaient tout à fait recouvré leur santé aussi bien que le comte du Chirou, et le départ de tous ensemble du château de la Ribeyra pour aller à Madrid avait été Fixé au lendemain. Nos chevaliers le savaient et se disposaient aussi à partir. Don Quichotte avec plaisir, parce que la vie qu’il avait menée chez Valerio lui semblait trop molle et trop délicate pour un homme aussi nécessaire au public qu’il croyait être, et qu’il espérait que la campagne lui étant ouverte, il trouverait des aventures à tout moment. Il n’en était pas de même de Sancho, qui ne quittait ce gîte qu’avec peine, parce qu’il y trouvait de quoi se rassasier et de quoi contenter son humeur gloutonne, et qu’outre cela c’était pour aller chez le duc, où il lui était arrivé des aventures qui ne lui plaisaient pas. Il s’était figuré que ce château lui portait malheur, et il ne se trompait pas tout à fait comme on l’a vu, aussi aurait-il bien mieux aimé aller ailleurs ; mais il n’en était pas le maître, et il fallait suivre la compagnie. Il s’y résolut néanmoins, parce qu’il ne pouvait pas faire autrement, en se flattant du moins qu’étant couvert de ses bonnes armes on ne pourrait plus lui faire ni mal ni peur, puisqu’à leur faveur il était à l’abri des enchantements.
Avant que de sortir tout à fait du château de Valerio, et finir les aventures de Don Quichotte et de Sancho, qui se terminèrent chez le duc de Médoc, il paraît à Ruy Gomez, qu’après avoir rendu compte des actions et des paroles de deux fous, il doit dire aussi ce que d’honnêtes gens qui avaient de l’esprit, avaient fait lorsque la santé des uns et la douleur des autres leur avait permis de se rejoindre ensemble, et de former une espèce de société. L’on a dit plusieurs fois, qu’excepté les visions sur les chevaliers errants, le héros de la Manche n’avait rien que de raisonnable, ainsi il était appelé dans leurs conversations, ou du moins y était souffert, et sa présence n’y apportait point d’autre circonspection que celle de ne point parler du tout de lui que par les beaux endroits, et jamais sur rien qui fût propre à redoubler ses accès, à moins que cela ne fût nécessaire pour le divertissement que la société avait prémédité d’en tirer.
Leurs entretiens ordinaires étaient de galanterie, et roulaient presque toujours sur l’amour et ses effets. La manière différente dont les Français et les Espagnols traitaient cette passion, fut fort différente et fort spirituellement discutée, aussi bien que la fidélité des uns et des autres pour leurs maîtresses et leurs épouses, et des dames pour leurs amants et leurs maris. Les Français convinrent, que l’amour semblait être né en Espagne, où généralement tout le monde y était porté, qu’il semblait même que les Espagnols aimaient d’une manière plus sérieuse que les Français, puisqu’il paraissait qu’ils faisaient de leur amour une des principales occupations de leur vie ; mais que cependant les Français aimaient d’une manière plus engageante, et que si on ne trouvait pas parmi quelques-uns d’eux autant de constance qu’aux Espagnols, on y trouvait du moins plus de feu et de vivacité. Les Espagnols répliquaient, que par le consentement général de tout le monde, l’amour qui n’était point accompagné de la constance n’était point un véritable amour, et qu’ainsi les Français n’aimant pas avec constance, on pouvait dire que leur amour n’était point un amour, mais seulement un feu de paille. Les Français soutenaient qu’on avait vu des Français aussi constants que des Espagnols, et les Espagnols avouaient que cela se pouvait, parce qu’il n’y avait point de pays qui ne produisît des gens contraires au génie général, mais que généralement parlant les Espagnols étaient plus constants que les Français, quoique l’Espagne eût aussi produit quelques infidèles. Chacun pour appuyer ses sentiments par des faits raconta une histoire ; les Espagnols en contèrent d’Espagnols, qui avaient aimé jusques à la mort, et même par-delà ; et les Français, pour leur montrer que tous les Espagnols ne se ressemblaient pas, racontèrent à leur tour des histoires d’Espagnols qui avaient été inconstants. Les Espagnols leur repartirent par une foule d’histoires de Français qui avaient été infidèles, et les Français par réciproque en citèrent d’autres de Français qui n’avaient jamais changé.
Ces conversations qui furent poussées fort loin avec beaucoup d’esprit et de politesse, avaient assurément▶ quelque chose de curieux aussi bien que les histoires qui furent récitées pour et contre ; mais pour tout cela ni les uns ni les autres ne changèrent point d’opinion, et chacun donna toujours la préférence à sa nation. Les Espagnols prétendirent que l’indifférence des Français se remarquait jusque dans leur conduite générale, par l’abandon qu’ils faisaient de leurs maîtresses et de leurs femmes mêmes, à qui ils permettaient d’aller partout où bon leur semblait, et avec qui il leur plaisait, sans en témoigner le moindre chagrin. Les Français en convinrent, et prétendirent que c’était un amour effectif qui leur inspirait cette pleine confiance, qu’ils se mettaient sur le pied de croire toute sorte de vertus dans leurs femmes et dans leurs maîtresses, et que d’ailleurs ils se flattaient d’avoir assez de mérite pour retenir un cœur qui s’était une fois donné à eux ; que dans cette persuasion, et surtout dans celle d’être parfaitement aimés comme ils aimaient, ils ne concevaient pas ces soupçons injurieux auxquels les Espagnols étaient sujets. Que ces derniers étaient si peu prévenus d’estime pour leurs maîtresses et leurs épouses, qu’ils ne se reposaient de leur fidélité que sur des grilles et des serrures, et que cette manière d’aimer avait quelque chose d’outrageant pour la personne aimée, au lieu que la confiance des Français avait quelque chose de plus noble et de plus généreux, en ce qu’ils s’assuraient entièrement de la fidélité de leurs maîtresses et de leurs épouses sur leur propre vertu et leur sagesse seule, dénuée de tout secours étranger. Ils ajoutèrent, qu’ils convenaient qu’il y avait en France beaucoup de maîtresses et même d’épouses, qui trompaient cette confiance, et qui étaient véritablement infidèles ; mais qu’ils ne doutaient pas qu’il n’y en eût pour le moins autant en Espagne, étant le propre de tout le monde, et surtout des femmes, de se porter avec ardeur à tout ce qui est défendu, et de se dérober à un aussi dur esclavage, que celui où elles se voient réduites.
Les Espagnols prétendirent que ce peu de confiance, ou plutôt cette jalousie, était nécessairement fille de l’amour, et qu’il n’y avait qu’elle seule qui la fît naître ; qu’une preuve de cela est, que nous laissons faire avec indifférence tout ce que veulent faire des gens auxquels nous ne prenons nul intérêt, et qu’au contraire les gens que nous aimons ne font aucune action qui ne nous intéresse, et à laquelle nous ne prenions part en effet. Les Français convinrent encore de cela ; mais ils ajoutèrent que ce n’était pas par un motif d’indifférence, que les amants et les hommes mariés abandonnaient en France leurs maîtresses et leurs épouses à la garde de leur seule bonne foi, puisque toutes leurs actions les touchaient autant qu’elles pouvaient toucher les Espagnols ; mais que cela provenait encore du fond inépuisable d’estime qu’ils avaient pour elles, et de leur confiance en leur vertu, qui les empêchait de croire qu’elles pussent faire aucune démarche contre la fidélité qu’elles leur avaient jurée, ni même avoir la moindre pensée dont ils pussent tirer aucun sujet légitime de se plaindre. Ils convenaient encore qu’il y en avait plusieurs en France qui faisaient un mauvais usage de cette confiance, que même le nombre n’en était pas petit ; mais ils ajoutèrent que généralement parlant il n’était pas plus grand qu’en Espagne, parce que l’infidélité des femmes provenait plutôt du dépit et des chagrins, que des soupçons mal fondés de leurs époux leur donnaient, que d’aucun penchant à l’infidélité. Et qu’il y avait très ◀assurément▶ des femmes en Espagne, aussi bien qu’en France, qui seraient toute leur vie restées sages et fidèles, si leurs maris ne leur avaient pas eux-mêmes inspiré l’envie de justifier leurs ombrages et leurs jalousies, et que très ◀assurément le meilleur parti qu’un homme marié pouvait prendre, était de ne témoigner à sa femme aucun soupçon ; et pour soutenir leur paradoxe, ils citèrent les vers de l’Arioste que je ne rapporterai pas, mais bien la traduction ou la paraphrase faite par Monsieur de La Fontaine. C’est dans La Coupe enchantée.
Que doit faire un mari quand on aime sa femme ?Rien.Voici pourquoi je lui conseilleDe dormir, s’il se peut, d’un et d’autre côté.Si le galant est écouté.Vos soins ne feront pas qu’on lui ferme l’oreille.Quant à l’occasion, cent pour une ; mais siDes discours du blondin la belle n’a souci,Vous le lui faites naître, et la chance se tourne.Volontiers où soupçon séjourneCocuage séjourne aussi.
Les Espagnols ne s’inscrivirent point en faux contre un si bon auteur, mais ils prétendirent encore que l’amour des Français n’était point si violent que celui des Espagnols, parce que, disaient-ils, on ne voyait point de Français se jeter, pour l’infidélité de leurs épouses, dans le dernier désespoir, comme on le voyait souvent en Espagne, surtout en Portugal, où un mari trompé se venge sur lui-même, et attente à sa vie de rage et de dépit. Les Français ne purent s’empêcher de rire d’un si faible argument que les Espagnols croyaient persuasif et convaincant ; ils le réfutèrent en Français honnêtes, et qui entendaient raillerie. Ils dirent qu’il était vrai qu’on ne voyait point de Français s’empoisonner, se poignarder, ou se pendre, pour avoir eu le malheur de n’avoir pas épousé une vestale, et que sauf le respect de tous les Espagnols en général, et des Portugais en particulier, ils regardaient comme des fous ceux qui étaient assez sots et assez malheureux pour en venir à ces extrémités ; que la manière de France sur un pareil sujet était sans doute plus raisonnable, puisque c’est être en effet extravagant, que de se punir des péchés d’autrui, et qu’à le bien prendre la mauvaise conduite d’une femme ne devait être imputée au mari qu’autant qu’il la souffrait sans y mettre ordre lorsqu’il le devait et autant qu’il le pouvait ; que du reste un homme n’en devait pas être regardé comme moins honnête, quoiqu’il eût une femme libertine, pourvu qu’il eût fait en homme d’honneur ce qu’il devait pour la ranger à la raison, pour sauver les apparences, et pour éviter l’éclat et le scandale, dont tout ce contrecoup et la honte retombait sur lui, lorsqu’il faisait le moindre faux pas.
Pour montrer la différence qu’il y a entre ces divers procédés de gens qui ont des épouses infidèles, dit Sainville, et qu’il y en a qui sont plaints par le public, ou dont on ne parle seulement pas, et d’autres moqués et raillés avec juste raison, pour faire voir en même temps que ce point d’honneur qu’on y attache dépend beaucoup plus de la conduite du mari que de celle de la femme, quoique ce soit elle qui fasse le crime, pour montrer que ce ne sont pas ceux qui examinent la conduite de leurs épouses avec le plus de vigilance qui sont le plus à couvert de leur infidélité, et que c’est cette conduite qui les y pousse, je crois qu’il est à propos que chacun de nous raconte quelque aventure qu’il sache certainement être arrivée de notre temps en France même, afin de ne point mêler d’histoires étrangères dans nos entretiens ; et pour cet effet, je vais, poursuivit-il, en conter une qui montrera que les précautions d’un jaloux donnent déjà de lui un sujet de risée, qui est encore augmenté lorsqu’il a affaire à des gens qui ont l’esprit de les rendre inutiles, et de les tourner contre lui-même, et qui prouvera en même temps, que la jalousie est en effet un poison mortel pour ceux qui s’y abandonnent.
Et moi, ajouta la marquise, je raconterai celle d’un fort honnête homme, qui, par sa prudence ayant en même temps sauvé sa réputation et celle de sa femme, s’est fait plaindre et louer par tous ceux qui ont appris son aventure, laquelle s’est enfin terminée à faire de son épouse une des femmes de France des plus sages et des plus retirées. Toute la compagnie ayant prié Sainville de commencer son récit, il le fit en ces termes.