(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLIX. Repas magique. Apparition d’un nouvel enchanteur. Défi fait à Don Quichotte, et ce qui s’ensuivit. »
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(1715) Continuation de l’histoire de l’admirable Don Quichotte de La Manche (livre troisième) « Chapitre XLIX. Repas magique. Apparition d’un nouvel enchanteur. Défi fait à Don Quichotte, et ce qui s’ensuivit. »

Chapitre XLIX.
Repas magique. Apparition d’un nouvel enchanteur. Défi fait à Don Quichotte, et ce qui s’ensuivit.

Sitôt que l’enchanteur eut remis Sancho entre les mains du satyre, il était venu rejoindre Don Quichotte, pour le mener plus avant dans le bois, et lui faire une sévère réprimande de son emportement hors de saison. Quoi ! lui dit-il entre autres choses, toi dont la sagesse et la prudence connues par toute la terre sont cause que je t’ai pris en amitié, tu t’offenses sur une simple parole générale, lâchée sans aucun dessein de t’offenser ? Crois-tu qu’il suffise à un homme d’avoir de l’esprit et de la science, et que ce soit la seule force jointe à la valeur qui doive régler toutes les actions de la vie ? Désabuse-toi si tu l’as cru, puisqu’il faut avec cela du bon sens, de la prudence et du discernement. Il n’y a que ces seules vertus-là qui fassent les héros. Regarde la vie et les actions du chevalier Roland, tu y verras partout une égale bravoure et une pareille force ; mais vois la différence entre Roland le furieux et Roland le sage, avant que l’infidélité d’Angélique lui eût tourné la cervelle, ou après qu’Astolphe lui eut fait reprendre son bon sens renfermé dans une fiole, qu’il avait été quérir sur l’hippogriffe jusque dans le paradis terrestre. Fais réflexion à ce que je viens de te dire, et rends-toi sage à l’avenir. Je t’aime trop pour rendre ton déshonneur public ; retourne-t’en te désarmer, et reviens sur tes pas, comme si tu te promenais, rejoindre la compagnie que j’ai rassemblée proche d’ici. Je ferai reporter tes armes au château d’Eugénie, et j’y ferai conduire ton cheval sans que personne le voie rentrer. Je t’ai laissé faire une faute pour t’apprendre à n’en plus faire dorénavant. Ton écuyer te dira le nom d’un nouvel ennemi qui s’est déclaré contre toi, et que tu auras à combattre ; mais ce n’est qu’à force de sagesse et de patience que tu en viendras à bout, parce qu’il est plus fourbe que vaillant ; mon secours ne t’abandonnera pas au besoin, mais la prudence ne doit pas non plus te quitter. Adieu. L’enchanteur eut à peine achevé qu’il disparut, et ne donna pas le temps à notre héros de se jeter à ses pieds, parce qu’il lui défendit de descendre de cheval, de le remercier, et de le suivre. Pour lui, il se perdit entre les arbres, et notre héros tout honteux alla ponctuellement exécuter les ordres de son sage enchanteur.

Pendant que le héros de la Manche, qui avait coutume de prêcher les autres, fut si bien prêché lui-même, les Espagnols et les Français étaient sortis de leurs niches ; et en faisant semblant de se promener par le bois, ils étaient venus où était Sancho qu’ils trouvèrent seul, comme j’ai dit, auprès d’une table. Vraiment, Seigneur chevalier, lui dit la belle Provençale, le métier de chevalier errant n’est pas, à ce que je vois, fort dangereux ; nous croyions trouver déjà cinq ou six chevaliers vaincus, et vous dans le chemin de la gloire ; Monsieur le duc avait ordonné qu’on emmenât une charrette pour enlever les trophées et les dépouilles que vous aviez conquises, et il n’y en a pas un de nous qui n’eût juré que vos bras agissaient pour l’honneur de la beauté de la comtesse, et nous voyons avec étonnement qu’il n’y a que vos dents qui soient en mouvement pour le profit de votre ventre. —  Mardi, Mademoiselle, lui répondit Sancho, vous parlez comme on dit que parlent les gens de votre pays, sans savoir ce qu’ils veulent dire ; si vous aviez été ici il y a un quart d’heure, vous auriez vu si je n’ai pas bien gagné le pain et l’eau que Monseigneur Parafaragaramus me fait donner. —  Quoi ! dit la comtesse, c’est lui qui vous régale ? —  Oui, Madame, répondit Sancho. —  Et je ne vois ici personne de ses gens, dit-elle. A ce mot deux satyres sortirent de derrière des arbres, et vinrent en gambadant lui dire que l’enchanteur lui-même allait venir.

En attendant son arrivée toute la troupe autour de Sancho se mit à le questionner, et pendant qu’il répondait, un satyre lui ôta son épée enchantée, et lui en remit une autre d’une garde pareille, sans qu’il s’en aperçût. Il conta son combat, et l’enchantement de son épée, dont il n’avait pas pu jouir pour fendre le discourtois chevalier aux armes noires ; et comme on fit semblant de ne pas le croire, il montra son épée pour en convaincre ses auditeurs ; mais ce fut un mauvais témoin pour lui, parce qu’elle se tira du fourreau sans aucun effort. Il en resta tout à fait confus, et ne savait que dire lorsque Parafaragaramus qui venait de relancer Don Quichotte, parut.

Les ducs, le comte et leurs épouses lui firent de loin de très grandes révérences ; ce que firent aussi les Français et les Françaises, qui tous firent semblant d’être étonnés de le voir. La seule Eugénie alla au-devant de lui, et feignit de se jeter à ses pieds pour le remercier de toutes les obligations qu’elle lui avait ; mais il l’en empêcha, et la ramena auprès des autres, à qui il fit une profonde inclination les deux mains sur l’estomac. Comme ils feignaient toujours de l’étonnement et de l’embarras, Eugénie leur dit de ne rien craindre, qu’elle était sûre que le seigneur Parafaragaramus était trop de ses amis pour ne les pas voir avec plaisir, puisqu’ils étaient de sa compagnie.

Le sage enchanteur renchérit sur les assurances de la comtesse, et ajouta qu’il n’avait prétendu donner à déjeuner qu’au seul chevalier Sancho, et encore le régaler seulement à la manière de l’Ordre ; mais puisque vous voilà si bonne compagnie, poursuivit-il, il faut dégarnir mon office. Holà ho, Rebarbaran, dit-il à un satyre, faites promptement monter du vin, et du meilleur, qu’on fasse aussi monter quelque chose d’appétissant, et des services. A ce mot le satyre alla à trois pas faire des gambades, et Sancho voyant tout d’un coup sortir à côté de lui une flamme subtile et bleue avec beaucoup de fumée, recula en tremblant, et la terre s’ouvrit sous les pieds du satyre, qui fondit, et la fumée se dissipant, le chevalier vit une table paraître couverte de belles serviettes, d’une belle nappe, d’assiettes et de plats d’argent, d’un poulet d’Inde en compote, d’un autre à la daube, de pâtés, de jambons, et de quantité d’autres viandes froides ; en un mot un service complet où rien ne manquait ; et pour la boisson, il vit retirer de dessous la table douze grosses bouteilles de vin, et des sièges.

Parafaragaramus pria Eugénie de faire les honneurs du modique déjeuner qu’il lui présentait. Elle s’en chargea et pria tout le monde de s’asseoir. Chacun fit semblant d’avoir horreur de toucher des viandes qui sortaient de l’enfer, et s’excusa d’en manger. Le duc tira Sancho en particulier, et voulut lui faire naître du scrupule de cette table infernale, et de ce qui était dessus. Non, non, Monseigneur, lui dit Sancho, ne craignez rien, Parafaragaramus est honnête homme ; et puis au fond, ventre affamé n’a point d’oreille ; mes boyaux crient que mon gosier est bouché, et quand ce serait le reste du diable que je leur envoierais, il faut leur faire voir que non ; et en disant ces paroles il alla vitement faire l’épreuve du vin. Le sage enchanteur fit semblant de s’apercevoir de la perplexité générale, et mit la main sur la table, en jurant qu’il allait faire enlever par des enchanteurs tous ceux qui ne mangeraient pas. Chacun se mit donc en état de manger, et mangea en effet, et même de bon appétit. Sancho, qui fourrait toujours son nez partout, pria Parafaragaramus de leur tenir compagnie, et l’enchanteur lui répondit qu’il était jeûne pour lui ce jour-là, et qu’il ne mangeait jamais avec les dames. Il ordonna aux satyres de servir et de rester ; et sans que Sancho occupé à déjeuner, songeât davantage à lui, il se perdit entre les arbres, où les Français crièrent qu’ils venaient de le voir tout d’un coup fondre en terre.

Pendant que toute la troupe déjeunait de fort bon appétit, Don Quichotte parut en robe de chambre, feignant d’ignorer ce qui était arrivé à Sancho, qui le lui répéta avec des paroles atroces contre l’incivil chevalier aux armes noires. Notre héros avala doux comme miel les injures qui lui furent dites ; il ne fit que se confirmer dans la croyance des enchanteurs et des enchantements lorsque Sancho lui dit que son épée, qu’il n’avait pas pu tirer de son fourreau, quoiqu’il y eût employé toutes ses forces, était venue d’elle-même après que le discourtois chevalier avait disparu. Don Quichotte en voulut voir l’épreuve, et Sancho la tira encore en sa présence sans difficulté. Vous ne savez pas tout, Monsieur, lui dit Sancho. —  Qu’y a-t-il de nouveau, ami Sancho ? lui demanda notre héros. —  Il y a, répondit l’écuyer, bien d’autres nouvelles ; un diable qui vous en veut, est tout fraîchement sorti de l’enfer pour vous persécuter ; le sage Parafaragaramus m’a ordonné de vous en avertir, et de vous dire de vous en défier. Il m’a dit son nom ; c’est je crois Freslon, Friton, Foulon. —  Non, non, reprit Don Quichotte, c’est un magicien qu’on nomme Freston. —  Oui, oui, oui, Monsieur, dit Sancho en interrompant son maître, c’est lui-même ; il souvient toujours à Robin de ses flûtes. Parafaragaramus dit qu’il ne sait pas pourquoi il vous en veut, si ce n’est à cause que vous devez vous battre contre son fils.

Est-ce que les enchanteurs sont mariés ? demanda la marquise. —  Non, non, Madame, répondit Sancho, ils sont trop heureux pour avoir des femmes, et ont trop d’esprit pour en prendre ; celui dont je parle est fils d’une maîtresse, et ces femmes-là sont commodes, car on les change quand on veut. —  Je sais qui c’est, interrompit Don Quichotte avec tranquillité, c’est lui qui m’a emporté mon cabinet, où étaient les histoires de tout ce qu’il y a eu de chevaliers errants dans le monde ; mais que lui et son fils viennent quand ils voudront, je ne les crains ni l’un ni l’autre. Pendant ce beau dialogue notre héros qu’on avait fait mettre à table entre la comtesse et la Provençale, avait déjeuné aussi bien que les autres, et le même satyre qui avait déjà changé l’épée de Sancho, la changea une seconde fois, et lui remit l’épée enchantée.

Leur conversation fut interrompue par un bruit de clairons qu’on entendit dans la forêt, et qui attira les yeux de tout le monde du côté du bruit. Les spectateurs faisant semblant d’être épouvantés de ce qu’ils voyaient, s’éloignèrent ; et nos deux aventuriers faisant fermes eux seuls, et s’étant mis en pied, ne branlèrent pas de leur place. Les satyres qui avaient soin de la table, la firent disparaître tout d’un coup avec ce qui était dessus ; elle rentra en terre comme elle en était sortie, presque aux pieds de nos braves, qui ne virent à sa place qu’une noire et épaisse fumée. Nous dirons bientôt d’où provenait le prodige. Nos aventuriers s’éloignèrent un peu de ce qu’ils prenaient pour une gueule d’enfer ; mais ayant tourné la vue d’un autre côté, ils virent avec surprise un spectre qui venait à eux à travers le bois.

C’était un homme effroyable, qui jetait de temps en temps par la poitrine une flamme vive avec une légère fumée. Il était vêtu d’un rouge très vif depuis les pieds jusqu’à la tête ; ses yeux ne paraissaient point, ou paraissaient si petits, qu’on ne pouvait pas les distinguer ; son casque était couvert de plumes rouges, d’où sortaient les deux plus grandes cornes de boeuf qu’on avait pu trouver, et qui jetaient aussi feu et flammes de temps en temps ; ses armes étaient de la couleur de son habit, et il portait une lance d’une grosseur prodigieuse ; le cimeterre qu’il avait à son côté était large de plus de quatre doigts. Il passait l’ordinaire grandeur des hommes, et montait un puissant cheval ; en un mot sa figure était affreuse, et le comte du Chirou qui avait été l’inventeur de l’artifice, était lui-même étonné de ce qu’elle avait si bien réussi. Tous les spectateurs paraissant trembler à sa vue, se mirent à couvert derrière nos deux aventuriers qui ne branlaient pas.

Cette terrible figure s’approcha d’un air à dévorer tous les assistants, et portant la parole au héros de la Manche : Ne saurais-tu, lui dit-il, m’enseigner où je pourrais trouver un certain chevalier qui se nomme Don Quichotte, et qui se fait appeler le chevalier des Lions ? Il y a quatre jours que je suis sorti de l’enfer et que je le cherche partout pour le rouer de coups : mais il faut qu’il se cache, puisque je ne puis le trouver ni en apprendre des nouvelles. Je sais pourtant bien qu’on l’a instruit de mon dessein, parce qu’un certain veilla-que d’enchanteur nommé Parafaragaramus son ami a dû le lui dire, et lui a sans doute dit ; dis-moi si tu sais où je pourrai le trouver. —  Il n’est pas loin, lui répondit l’intrépide Don Quichotte ; mais avant que de te dire où il est, je voudrais bien savoir qui tu es, toi qui fais tant de bravades et de rodomontades. —  Je veux bien te contenter, répondit le spectre, à condition que tu me contenteras à ton tour. Je suis le magicien Freston, qui ai enlevé le cabinet et les livres de Don Quichotte il y a deux ans, huit mois, une semaine, deux jours et quatre heures. J’ai métamorphosé en une vilaine et puante paysanne la princesse Dulcinée du Toboso, et l’ai mise à la garde du sage Merlin dans la caverne de Montésinos, où je vais deux fois la semaine lui donner régulièrement vingt coups d’étrivières, parce que ce n’est qu’une gredine qui n’a pas de quoi payer sa dépense, et que ce Don Quichotte son chevalier ne lui envoie pas un sol. Pour quelque petite affaire pendable Pluton m’avait fait enchaîner, mais enfin il m’a rendu la liberté, à la charge de me battre à armes pareilles avec ce chevalier des Lions. Si je puis le vaincre, je serai libre pour toujours ; et si je suis vaincu, je retournerai dans mes chaînes ; mais hâte-toi de me dire où il est, parce que je suis pressé. Le feu qu’il jetait par la poitrine et par les cornes continuait et augmentait à mesure qu’il parlait, et quoique cet objet fût épouvantable, notre héros n’en fut point épouvanté ; il eut même besoin de toute la patience que Parafaragaramus-lui avait recommandée, pour l’écouter jusques au bout.

Si tu n’es pas plus brave que tu es savant, lui dit Don Quichotte, tu n’es toi-même qu’un veillaque et un marrane, puisque celui à qui tu parles est le chevalier des Lions lui-même. —  Toi, reprit le magicien en riant d’une manière effroyable, tu es le chevalier des Lions, et te voilà paré comme une poupée ! Depuis quand les chevaliers errants se font-ils farder et accommoder comme tu es, et se font-ils entortiller d’une robe de chambre à fleurs d’or ? Eh ! où sont tes armes ? —  Ne t’en mets point en peine, répondit notre héros, tel que je suis je vais te donner satisfaction. En même temps il voulut monter à cheval, et obliger Sancho à se désarmer ; mais le spectre lui dit qu’il était indigne à un chevalier de se servir des armes d’autrui, et de n’avoir pas toujours les siennes sur le dos ; et laissant là Don Quichotte, il demanda à Sancho s’il voulait en attendant que le chevalier des Lions fût en état de lui donner satisfaction, s’éprouver seul à seul contre lui. Sancho aurait assurément répondu et accepté le défi si le héros de la Manche lui en eût donné le temps ; mais celui-ci outré des railleries de l’enchanteur était sauté à l’épée de Sancho, et faisait d’inutiles efforts pour la tirer ; parce que comme on l’a dit, c’était l’épée enchantée qu’on lui avait remise. Ce que le spectre voyant, il en redoubla son ris effroyable, en leur disant qu’ils étaient des chevaliers de promenade, des chevaliers de bouteille, des chevaliers de franche-lippée, en un mot des bâtards de l’Ordre, et qu’assurément Pluton s’était moqué de lui de l’envoyer combattre contre des gens qui n’avaient pas seulement une épée à eux deux ; et après cela il leur tourna le dos, et regagna la forêt, en criant qu’il allait de ce pas redoubler la dose sur Dulcinée pour dissiper son chagrin.

Notre chevalier regarda du côté de tous les spectateurs s’il ne verrait pas une épée qu’il pût ravir ; mais tous étaient désarmés, et lui dans la plus grande colère où il eût jamais été, voulait suivre le spectre, mais il en fut empêché par Eugénie, qui lui promit de savoir de Parafaragaramus où il pourrait trouver cet insolent enchanteur. Pendant que la comtesse calmait les transports furieux du chevalier des Lions, le même satyre avait pour la troisième fois changé l’épée de Sancho, et notre héros qui était presque remis par l’assurance qu’Eugénie lui avait donnée, se contenta de dire que s’il avait eu seulement une épée, il aurait fait repentir l’enchanteur de ses impertinentes railleries, et porta encore la main sur celle de son écuyer, qui pour le coup sortit de son fourreau.

Quand Don Quichotte n’aurait pas été fou, cela seul aurait pu lui démonter la cervelle. Jamais étonnement ne fut égal au sien. Eh bien, dit-il à toute la compagnie, voyez ce que c’est que la force des enchantements. C’est ce maudit magicien-là, poursuivit-il avec fureur, qui avait enchanté l’épée du chevalier Sancho ; mais je jure de ne me pas faire couper poil de barbe que je ne l’aie trouvé ; et afin qu’il ne puisse plus m’en donner à garder, je porterai aussi bien que lui mon épée nue. —  Désabusez-vous, Seigneur chevalier, lui dit le duc, je ne crois pas que ce soit lui qui ait fait cet enchantement, je crois plutôt que ç’a été Parafaragaramus, qui n’a pu souffrir que vous vous exposassiez avec des armes inégales contre un démon. Eugénie promit encore de lui en donner des nouvelles le lendemain, après avoir parlé à son bon ami Parafaragaramus. —  Je voudrais bien, dit notre héros en parlant au duc, que Monsieur le bachelier que j’ai vu chez vous, et les autres incrédules, fussent ici pour voir s’il y a des enchanteurs ou non. Que pourraient-ils dire sur tous ces tours de passe-passe que vous venez tous de voir, et dont vous êtes témoins oculaires ? Sancho qui avait toujours écouté, continua selon son sens, et ne songeant qu’à la goinfrerie : Oui, Monsieur, je voudrais bien les voir ces esprits incrédules, et savoir ce qu’ils pourraient dire sur la table bien garnie que j’ai vue de mes propres yeux sortir de l’enfer tout d’un coup, et que vous y avez vu rentrer de même. Diable emporte si j’étais l’enchanteur je les laisserais tous mourir de faim par plaisir pour leur pénitence. Avec de semblables discours ils reprirent le chemin du château, où nous les laisserons se reposer pour dire quel était ce nouvel enchanteur, et d’où provenait le déjeuner qu’ils avaient fait, et la disparution de la table ; il faut commencer par ce dernier article, puisque c’est le premier en date.

Le comte du Chirou qui avait imaginé le tour, avait fait faire une fosse comme une manière de cave, dont la terre était soutenue par des poutres appuyées sur des pieux, au-dessus de quoi on avait mis des planches qu’on avait couvertes de gazon, et on y avait laissé une espèce de trappe, qui portait sur quatre cordes, ou plutôt sur deux cordes croisées, qui répondaient à quatre poulies, et on avait attaché aux extrémités de ces quatre cordes qui soutenaient cette trappe des poids d’égale pesanteur, en sorte qu’il n’y avait qu’à lâcher les poids pour faire tout d’un coup monter la trappe au niveau de la terre ; et afin que Don Quichotte et Sancho ne s’aperçussent pas de ce qui se faisait dans le fond de cette cave, en mettant dessous le gazon la table garnie, et l’ôtant lorsqu’on la faisait disparaître, on avait mis par tout le haut de la poudre à canon délayée avec des mixtions pour en faire un feu d’artifice qui parût en même temps un feu vif, et qu’il en restât pourtant une fumée épaisse. Ceux qui s’étaient chargés de l’exécution du dessein l’avaient plusieurs fois éprouvée, et enfin avaient si bien réussi que Don Quichotte et Sancho se seraient donnés à Belzébuth, qu’ils avaient été servis, et qu’ils avaient déjeuné par art de nécromancie. C’était par ce même trou qu’était disparu celui qui avait été commis à la garde des armes de Sancho, et qui lui avait donné tant de coups de couleuvres ; et comme le trou n’était pas tout à fait dans sa perfection, on avait empêché Don Quichotte d’en approcher après que le maître d’hôtel s’y fut jeté. Des gens moins prévenus que nos aventuriers auraient bien pu s’apercevoir que le gazon avait été coupé ; mais quand cela serait arrivé, ils étaient sur le pied de croire à un besoin que ce trou était un des soupiraux de l’enfer, plutôt que de n’y trouver pas quelque chose d’extraordinaire et digne de leurs visions.

Pour l’enchanteur Freston, c’était le même officier de Valerio, qui avait cette fois-là pris un masque représentant une face de démon chaperonnée de cornes. Le feu qu’il jetait provenait d’une composition de poudre à canon, de coton, d’eau de vie, de camphre et d’autres artifices qu’on avait mis ensemble dans une boîte de fer blanc sur l’estomac, et dans les extrémités des cornes sur la tête, et le tout était presque traversé d’un petit tuyau de fer, qui répondait par une petite peau de cuir bien mince et bien cousue à un petit soufflet, que l’enchanteur avait sous l’aisselle, et qui portait vent aux trois endroits ; en sorte que le feu qui était renfermé dans la boîte et dans les cornes, étant réveillé par le vent, enflammait les compositions, et faisait l’effet que nous avons vu, et qui était effectivement terrible pour ceux qui n’y étaient pas préparés.

Sitôt que notre héros fut rentré dans le château, son premier soin fut d’aller visiter ses armes, qu’il trouva blanches et bien polies, avec une autre lance en bon état, et deux lions peints au naturel sur son écu ; aussi n’était-ce pas le même écu qu’il avait porté dans la forêt, la peinture n’en aurait pas été sèche ; c’en était un autre que le duc avait fait peindre depuis quelque temps, et qu’il fit mettre à la place du premier, pour toujours faire trouver à notre héros du merveilleux dans tout ce qui lui arrivait. Il prit son épée, et l’ôta du fourreau sans aucune peine, et la laissa nue pour n’être pas pris au dépourvu. Il se perdait dans ses imaginations, et ne savait comment ses armoiries avaient été si bien faites et en si peu de temps, ni comment ses armes avaient été rapportées et remises où elles étaient, vu qu’il avait emporté la clef de la chambre ; ainsi tout ce qu’il y pouvait comprendre, c’est qu’il ne lui arrivait rien que par art de nécromancie ; et il en concluait que rien n’était impossible aux enchanteurs ; ce qui le touchait plus vivement, était le désenchantement de Dulcinée, et la compassion qu’il avait des tourments qu’elle endurait. Cependant il ne pouvait s’imaginer que le magicien Freston fût assez barbare, pour faire ce qu’il disait ; mais il était bien résolu de rompre le charme, sitôt que le sage Parafaragaramus lui en aurait ouvert les chemins, comme il le lui avait promis.

Il s’arma de pied en cap, bien résolu de ne mettre point les armes bas qu’il n’eût trouvé l’insolent enchanteur Freston, et de ne plus s’exposer à ses impertinentes railleries, sans être en état de l’en faire repentir. Il descendit armé, et quoiqu’on se doutât bien de son dessein, on ne laissa pas de le lui demander, comme si on l’eût ignoré, et il l’avoua ; et supplia bien instamment la comtesse de se souvenir de savoir tout de Parafaragaramus. Elle lui répondit qu’elle avait trouvé ce sage enchanteur dans son cabinet, où il l’attendait pour le lui expliquer ; mais qu’elle ne lui avait point demandé par où il était entré, quoique les portes et les fenêtres fussent fermées, et qu’il n’y eût point de cheminée, parce qu’elle savait bien qu’il se rendait invisible quand il voulait, et qu’il passait tout armé et monté sur son grand cheval par le trou d’une aiguille.

Elle poursuivit, en disant qu’elle avait appris de lui que c’était le lâche Freston lui-même qui avait enchanté l’épée du chevalier Sancho, parce qu’il n’était qu’un poltron qui n’aurait jamais osé se moquer de lui ni le braver s’il avait été en état de défense ; que Parafaragaramus lui avait promis de le combattre lui-même en sa présence, et se faisait fort de le renvoyer en enfer aussi vite qu’il en était venu ; cependant qu’il n’avait pas pu se dispenser de lui dire qu’en sortant d’avec lui, ce maudit enchanteur avait été dans la caverne de Montésinos, où il avait eu en effet la barbarie de donner vingt coups d’étrivières bien appliqués à la pauvre princesse Dulcinée, et que sans doute il aurait encore porté sa cruauté plus loin si Parafaragaramus lui-même ne l’en avait empêché, et ne l’avait obligé de prendre la fuite, et d’abandonner cette pauvre dame, après l’avoir traînée longtemps toute nue sur les ronces et les épines ; que cette pauvre désolée avait appelé plus de cent fois son fidèle et bien aimé chevalier Don Quichotte à son secours, et que c’était cela qui avait redoublé la fureur de son bourreau ; mais que Parafaragaramus l’avait un peu remise, en lui promettant qu’avant qu’il fût huit jours il la vengerait, et que l’invincible chevalier des Lions romprait son enchantement ; que c’était ce que Parafaragaramus lui avait donné ordre de lui dire, et qu’il dormît en repos sur cette assurance. —  Ah ! Madame, lui dit le triste chevalier les larmes aux yeux, suppliez de ma part le sage enchanteur de me laisser combattre moi-même contre le maudit magicien Freston ; ma princesse l’incomparable du Toboso ne serait pas bien vengée si elle ne l’était par mon bras, et je mourrais de rage si un autre que moi le renvoyait en enfer. La comtesse lui promit d’en parler à Parafaragaramus, et de faire ses efforts pour qu’il lui accordât sa demande, et lui ordonna de sa part de se désarmer jusqu’à nouvel ordre ; ce qu’il fit tout aussitôt.

Sancho ne sachant à la fin comment accorder cet enchantement de Dulcinée avec ce qu’il avait fait, se figura que c’était lui-même qui s’était trompé, et que Dulcinée était véritablement enchantée ; et la plus forte raison qu’il avait pour le croire, était que Parafaragaramus était trop honnête enchanteur pour lui en avoir parlé à lui-même si ce n’avait pas été une vérité. Il lui restait cependant un scrupule au sujet de cet enchanteur, dont il s’en ouvrit à la comtesse, qui lui en donna la solution ; mais il ne regardait point Dulcinée.

C’était au sujet de son épée, qui avait été enchantée par ce méchant Freston, malgré ce que Parafaragaramus lui avait dit que toutes ses armes étaient à l’épreuve des enchantements. Je n’ai pas songé à vous expliquer cet article, Seigneur chevalier Sancho, lui dit Eugénie, quoique mon bon ami me l’eût pourtant ordonné ; c’est que vos armes ne pourront pas être enchantées quand vous voudrez les employer contre un chevalier comme vous, mais un méchant enchanteur peut les enchanter de peur que vous ne vous en serviez contre lui ; ainsi, Seigneur chevalier, ajouta-t-elle, parlant à Don Quichotte, qui avait écouté la demande de Sancho, c’est encore une raison qui vous doit empêcher de vouloir combattre vous-même le méchant Freston. Après cette conversation nos aventuriers se retirèrent dans leur chambre occupés de leurs visions, surtout le héros de la Manche, qui aurait voulu être déjà aux mains avec le méchant Freston, et désenchanter son imaginaire Dulcinée. Les Français et les Espagnols en firent autant, après avoir bien ri de la folie extraordinaire de ces deux hommes.