Chapitre XLIX.
Repas magique. Apparition d’▶un nouvel enchanteur. Défi fait à Don Quichotte, et ce qui s’ensuivit.
Sitôt que ◀l’▶enchanteur eut remis Sancho entre ◀les▶ mains du satyre, il était venu rejoindre Don Quichotte, pour ◀le▶ mener plus avant dans ◀le▶ bois, et lui faire une sévère réprimande ◀de▶ son emportement hors de saison. Quoi ! lui dit-il entre autres choses, toi dont ◀la▶ sagesse et ◀la▶ prudence connues par toute ◀la▶ terre sont cause que je t’ai pris en amitié, tu t’offenses sur une simple parole générale, lâchée sans aucun dessein ◀de▶ t’offenser ? Crois-tu qu’il suffise à un homme ◀d’▶avoir ◀de▶ ◀l’▶esprit et ◀de▶ ◀la▶ science, et que ce soit ◀la▶ seule force jointe à ◀la▶ valeur qui doive régler toutes ◀les▶ actions ◀de▶ ◀la▶ vie ? Désabuse-toi si tu ◀l’▶as cru, puisqu’il faut avec cela du bon sens, ◀de▶ ◀la▶ prudence et du discernement. Il n’y a que ces seules vertus-là qui fassent ◀les▶ héros. Regarde ◀la▶ vie et ◀les▶ actions du chevalier Roland, tu y verras partout une égale bravoure et une pareille force ; mais vois ◀la▶ différence entre Roland ◀le▶ furieux et Roland ◀le▶ sage, avant que ◀l’▶infidélité ◀d’▶Angélique lui eût tourné ◀la▶ cervelle, ou après qu’Astolphe lui eut fait reprendre son bon sens renfermé dans une fiole, qu’il avait été quérir sur ◀l’▶hippogriffe jusque dans ◀le▶ paradis terrestre. Fais réflexion à ce que je viens de te dire, et rends-toi sage à ◀l’▶avenir. Je t’aime trop pour rendre ton déshonneur public ; retourne-t’en te désarmer, et reviens sur tes pas, comme si tu te promenais, rejoindre ◀la▶ compagnie que j’ai rassemblée proche d’ici. Je ferai reporter tes armes au château ◀d’▶Eugénie, et j’y ferai conduire ton cheval sans que personne ◀le▶ voie rentrer. Je t’ai laissé faire une faute pour t’apprendre à n’en plus faire dorénavant. Ton écuyer te dira ◀le▶ nom ◀d’▶un nouvel ennemi qui s’est déclaré contre toi, et que tu auras à combattre ; mais ce n’est qu’à force de sagesse et ◀de▶ patience que tu en viendras à bout, parce qu’il est plus fourbe que vaillant ; mon secours ne t’abandonnera pas au besoin, mais ◀la▶ prudence ne doit pas non plus te quitter. Adieu. ◀L’▶enchanteur eut à peine achevé qu’il disparut, et ne donna pas ◀le▶ temps à notre héros ◀de▶ se jeter à ses pieds, parce qu’il lui défendit ◀de▶ descendre ◀de▶ cheval, ◀de▶ ◀le▶ remercier, et ◀de▶ ◀le▶ suivre. Pour lui, il se perdit entre ◀les▶ arbres, et notre héros tout honteux alla ponctuellement exécuter ◀les▶ ordres ◀de▶ son sage enchanteur.
Pendant que ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche, qui avait coutume ◀de▶ prêcher ◀les▶ autres, fut si bien prêché lui-même, ◀les▶ Espagnols et ◀les▶ Français étaient sortis ◀de▶ leurs niches ; et en faisant semblant ◀de▶ se promener par ◀le▶ bois, ils étaient venus où était Sancho qu’ils trouvèrent seul, comme j’ai dit, auprès ◀d’▶une table. Vraiment, Seigneur chevalier, lui dit ◀la▶ belle Provençale, ◀le▶ métier ◀de▶ chevalier errant n’est pas, à ce que je vois, fort dangereux ; nous croyions trouver déjà cinq ou six chevaliers vaincus, et vous dans ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀la▶ gloire ; Monsieur ◀le▶ duc avait ordonné qu’on emmenât une charrette pour enlever ◀les▶ trophées et ◀les▶ dépouilles que vous aviez conquises, et il n’y en a pas un ◀de▶ nous qui n’eût juré que vos bras agissaient pour ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ beauté ◀de▶ ◀la▶ comtesse, et nous voyons avec étonnement qu’il n’y a que vos dents qui soient en mouvement pour ◀le▶ profit ◀de▶ votre ventre. — Mardi, Mademoiselle, lui répondit Sancho, vous parlez comme on dit que parlent ◀les▶ gens ◀de▶ votre pays, sans savoir ce qu’ils veulent dire ; si vous aviez été ici il y a un quart d’heure, vous auriez vu si je n’ai pas bien gagné ◀le▶ pain et ◀l’▶eau que Monseigneur Parafaragaramus me fait donner. — Quoi ! dit ◀la▶ comtesse, c’est lui qui vous régale ? — Oui, Madame, répondit Sancho. — Et je ne vois ici personne ◀de▶ ses gens, dit-elle. A ce mot deux satyres sortirent ◀de▶ derrière des arbres, et vinrent en gambadant lui dire que ◀l’▶enchanteur lui-même allait venir.
En attendant son arrivée toute ◀la▶ troupe autour de Sancho se mit à ◀le▶ questionner, et pendant qu’il répondait, un satyre lui ôta son épée enchantée, et lui en remit une autre ◀d’▶une garde pareille, sans qu’il s’en aperçût. Il conta son combat, et ◀l’▶enchantement ◀de▶ son épée, dont il n’avait pas pu jouir pour fendre ◀le▶ discourtois chevalier aux armes noires ; et comme on fit semblant ◀de▶ ne pas ◀le▶ croire, il montra son épée pour en convaincre ses auditeurs ; mais ce fut un mauvais témoin pour lui, parce qu’elle se tira du fourreau sans aucun effort. Il en resta tout à fait confus, et ne savait que dire lorsque Parafaragaramus qui venait de relancer Don Quichotte, parut.
◀Les▶ ducs, ◀le▶ comte et leurs épouses lui firent ◀de▶ loin de très grandes révérences ; ce que firent aussi ◀les▶ Français et ◀les▶ Françaises, qui tous firent semblant ◀d’▶être étonnés ◀de▶ ◀le▶ voir. ◀La▶ seule Eugénie alla au-devant ◀de▶ lui, et feignit ◀de▶ se jeter à ses pieds pour ◀le▶ remercier ◀de▶ toutes ◀les▶ obligations qu’elle lui avait ; mais il ◀l’▶en empêcha, et ◀la▶ ramena auprès des autres, à qui il fit une profonde inclination ◀les▶ deux mains sur ◀l’▶estomac. Comme ils feignaient toujours ◀de▶ ◀l’▶étonnement et ◀de▶ ◀l’▶embarras, Eugénie leur dit ◀de▶ ne rien craindre, qu’elle était sûre que ◀le▶ seigneur Parafaragaramus était trop ◀de▶ ses amis pour ne ◀les▶ pas voir avec plaisir, puisqu’ils étaient ◀de▶ sa compagnie.
◀Le▶ sage enchanteur renchérit sur ◀les▶ assurances ◀de▶ ◀la▶ comtesse, et ajouta qu’il n’avait prétendu donner à déjeuner qu’au seul chevalier Sancho, et encore ◀le▶ régaler seulement à la manière de ◀l’▶Ordre ; mais puisque vous voilà si bonne compagnie, poursuivit-il, il faut dégarnir mon office. Holà ho, Rebarbaran, dit-il à un satyre, faites promptement monter du vin, et du meilleur, qu’on fasse aussi monter quelque chose ◀d’▶appétissant, et des services. A ce mot ◀le▶ satyre alla à trois pas faire des gambades, et Sancho voyant tout ◀d’▶un coup sortir à côté de lui une flamme subtile et bleue avec beaucoup de fumée, recula en tremblant, et ◀la▶ terre s’ouvrit sous ◀les▶ pieds du satyre, qui fondit, et ◀la▶ fumée se dissipant, ◀le▶ chevalier vit une table paraître couverte ◀de▶ belles serviettes, ◀d’▶une belle nappe, ◀d’▶assiettes et ◀de▶ plats ◀d’▶argent, ◀d’▶un poulet ◀d’▶Inde en compote, ◀d’▶un autre à ◀la▶ daube, ◀de▶ pâtés, ◀de▶ jambons, et ◀de▶ quantité d’autres viandes froides ; en un mot un service complet où rien ne manquait ; et pour ◀la▶ boisson, il vit retirer ◀de▶ dessous ◀la▶ table douze grosses bouteilles ◀de▶ vin, et des sièges.
Parafaragaramus pria Eugénie ◀de▶ faire ◀les▶ honneurs du modique déjeuner qu’il lui présentait. Elle s’en chargea et pria tout le monde ◀de▶ s’asseoir. Chacun fit semblant ◀d’▶avoir horreur ◀de▶ toucher des viandes qui sortaient ◀de▶ ◀l’▶enfer, et s’excusa ◀d’▶en manger. ◀Le▶ duc tira Sancho en particulier, et voulut lui faire naître du scrupule ◀de▶ cette table infernale, et ◀de▶ ce qui était dessus. Non, non, Monseigneur, lui dit Sancho, ne craignez rien, Parafaragaramus est honnête homme ; et puis au fond, ventre affamé n’a point ◀d’▶oreille ; mes boyaux crient que mon gosier est bouché, et quand ce serait ◀le▶ reste du diable que je leur envoierais, il faut leur faire voir que non ; et en disant ces paroles il alla vitement faire ◀l’▶épreuve du vin. ◀Le▶ sage enchanteur fit semblant ◀de▶ s’apercevoir ◀de▶ ◀la▶ perplexité générale, et mit ◀la▶ main sur ◀la▶ table, en jurant qu’il allait faire enlever par des enchanteurs tous ceux qui ne mangeraient pas. Chacun se mit donc en état ◀de▶ manger, et mangea en effet, et même ◀de▶ bon appétit. Sancho, qui fourrait toujours son nez partout, pria Parafaragaramus ◀de▶ leur tenir compagnie, et ◀l’▶enchanteur lui répondit qu’il était jeûne pour lui ce jour-là, et qu’il ne mangeait jamais avec ◀les▶ dames. Il ordonna aux satyres ◀de▶ servir et ◀de▶ rester ; et sans que Sancho occupé à déjeuner, songeât davantage à lui, il se perdit entre ◀les▶ arbres, où ◀les▶ Français crièrent qu’ils venaient de ◀le▶ voir tout ◀d’▶un coup fondre en terre.
Pendant que toute ◀la▶ troupe déjeunait ◀de▶ fort bon appétit, Don Quichotte parut en robe de chambre, feignant ◀d’▶ignorer ce qui était arrivé à Sancho, qui ◀le▶ lui répéta avec des paroles atroces contre ◀l’▶incivil chevalier aux armes noires. Notre héros avala doux comme miel ◀les▶ injures qui lui furent dites ; il ne fit que se confirmer dans ◀la▶ croyance des enchanteurs et des enchantements lorsque Sancho lui dit que son épée, qu’il n’avait pas pu tirer ◀de▶ son fourreau, quoiqu’il y eût employé toutes ses forces, était venue ◀d’▶elle-même après que ◀le▶ discourtois chevalier avait disparu. Don Quichotte en voulut voir ◀l’▶épreuve, et Sancho ◀la▶ tira encore en sa présence sans difficulté. Vous ne savez pas tout, Monsieur, lui dit Sancho. — Qu’y a-t-il ◀de▶ nouveau, ami Sancho ? lui demanda notre héros. — Il y a, répondit ◀l’▶écuyer, bien d’autres nouvelles ; un diable qui vous en veut, est tout fraîchement sorti ◀de▶ ◀l’▶enfer pour vous persécuter ; ◀le▶ sage Parafaragaramus m’a ordonné ◀de▶ vous en avertir, et ◀de▶ vous dire ◀de▶ vous en défier. Il m’a dit son nom ; c’est je crois Freslon, Friton, Foulon. — Non, non, reprit Don Quichotte, c’est un magicien qu’on nomme Freston. — Oui, oui, oui, Monsieur, dit Sancho en interrompant son maître, c’est lui-même ; il souvient toujours à Robin ◀de▶ ses flûtes. Parafaragaramus dit qu’il ne sait pas pourquoi il vous en veut, si ce n’est à cause que vous devez vous battre contre son fils.
Est-ce que ◀les▶ enchanteurs sont mariés ? demanda ◀la▶ marquise. — Non, non, Madame, répondit Sancho, ils sont trop heureux pour avoir des femmes, et ont trop ◀d’▶esprit pour en prendre ; celui dont je parle est fils ◀d’▶une maîtresse, et ces femmes-là sont commodes, car on ◀les▶ change quand on veut. — Je sais qui c’est, interrompit Don Quichotte avec tranquillité, c’est lui qui m’a emporté mon cabinet, où étaient ◀les▶ histoires ◀de▶ tout ce qu’il y a eu ◀de▶ chevaliers errants dans ◀le▶ monde ; mais que lui et son fils viennent quand ils voudront, je ne ◀les▶ crains ni l’un ni l’autre. Pendant ce beau dialogue notre héros qu’on avait fait mettre à table entre ◀la▶ comtesse et ◀la▶ Provençale, avait déjeuné aussi bien que ◀les▶ autres, et ◀le▶ même satyre qui avait déjà changé ◀l’▶épée ◀de▶ Sancho, ◀la▶ changea une seconde fois, et lui remit ◀l’▶épée enchantée.
Leur conversation fut interrompue par un bruit ◀de▶ clairons qu’on entendit dans ◀la▶ forêt, et qui attira ◀les▶ yeux ◀de▶ tout le monde du côté du bruit. ◀Les▶ spectateurs faisant semblant ◀d’▶être épouvantés ◀de▶ ce qu’ils voyaient, s’éloignèrent ; et nos deux aventuriers faisant fermes eux seuls, et s’étant mis en pied, ne branlèrent pas ◀de▶ leur place. ◀Les▶ satyres qui avaient soin ◀de▶ ◀la▶ table, ◀la▶ firent disparaître tout ◀d’▶un coup avec ce qui était dessus ; elle rentra en terre comme elle en était sortie, presque aux pieds ◀de▶ nos braves, qui ne virent à sa place qu’une noire et épaisse fumée. Nous dirons bientôt ◀d’▶où provenait ◀le▶ prodige. Nos aventuriers s’éloignèrent un peu de ce qu’ils prenaient pour une gueule ◀d’▶enfer ; mais ayant tourné ◀la▶ vue d’un autre côté, ils virent avec surprise un spectre qui venait à eux à travers ◀le▶ bois.
C’était un homme effroyable, qui jetait de temps en temps par ◀la▶ poitrine une flamme vive avec une légère fumée. Il était vêtu ◀d’▶un rouge très vif depuis ◀les▶ pieds jusqu’à ◀la▶ tête ; ses yeux ne paraissaient point, ou paraissaient si petits, qu’on ne pouvait pas ◀les▶ distinguer ; son casque était couvert ◀de▶ plumes rouges, ◀d’▶où sortaient ◀les▶ deux plus grandes cornes ◀de▶ boeuf qu’on avait pu trouver, et qui jetaient aussi feu et flammes de temps en temps ; ses armes étaient ◀de▶ ◀la▶ couleur ◀de▶ son habit, et il portait une lance ◀d’▶une grosseur prodigieuse ; ◀le▶ cimeterre qu’il avait à son côté était large de plus ◀de▶ quatre doigts. Il passait ◀l’▶ordinaire grandeur des hommes, et montait un puissant cheval ; en un mot sa figure était affreuse, et ◀le▶ comte du Chirou qui avait été ◀l’▶inventeur ◀de▶ ◀l’▶artifice, était lui-même étonné ◀de▶ ce qu’elle avait si bien réussi. Tous ◀les▶ spectateurs paraissant trembler à sa vue, se mirent à couvert derrière nos deux aventuriers qui ne branlaient pas.
Cette terrible figure s’approcha ◀d’▶un air à dévorer tous ◀les▶ assistants, et portant ◀la▶ parole au héros ◀de▶ ◀la▶ Manche : Ne saurais-tu, lui dit-il, m’enseigner où je pourrais trouver un certain chevalier qui se nomme Don Quichotte, et qui se fait appeler ◀le▶ chevalier des Lions ? Il y a quatre jours que je suis sorti ◀de▶ ◀l’▶enfer et que je ◀le▶ cherche partout pour ◀le▶ rouer ◀de▶ coups : mais il faut qu’il se cache, puisque je ne puis ◀le▶ trouver ni en apprendre des nouvelles. Je sais pourtant bien qu’on ◀l’▶a instruit ◀de▶ mon dessein, parce qu’un certain veilla-que ◀d’▶enchanteur nommé Parafaragaramus son ami a dû ◀le▶ lui dire, et lui a sans doute dit ; dis-moi si tu sais où je pourrai ◀le▶ trouver. — Il n’est pas loin, lui répondit ◀l’▶intrépide Don Quichotte ; mais avant que de te dire où il est, je voudrais bien savoir qui tu es, toi qui fais tant de bravades et ◀de▶ rodomontades. — Je veux bien te contenter, répondit ◀le▶ spectre, à condition que tu me contenteras à ton tour. Je suis ◀le▶ magicien Freston, qui ai enlevé ◀le▶ cabinet et ◀les▶ livres ◀de▶ Don Quichotte il y a deux ans, huit mois, une semaine, deux jours et quatre heures. J’ai métamorphosé en une vilaine et puante paysanne ◀la▶ princesse Dulcinée du Toboso, et ◀l’▶ai mise à ◀la▶ garde du sage Merlin dans ◀la▶ caverne ◀de▶ Montésinos, où je vais deux fois ◀la▶ semaine lui donner régulièrement vingt coups ◀d’▶étrivières, parce que ce n’est qu’une gredine qui n’a pas ◀de▶ quoi payer sa dépense, et que ce Don Quichotte son chevalier ne lui envoie pas un sol. Pour quelque petite affaire pendable Pluton m’avait fait enchaîner, mais enfin il m’a rendu ◀la▶ liberté, à ◀la▶ charge ◀de▶ me battre à armes pareilles avec ce chevalier des Lions. Si je puis ◀le▶ vaincre, je serai libre pour toujours ; et si je suis vaincu, je retournerai dans mes chaînes ; mais hâte-toi ◀de▶ me dire où il est, parce que je suis pressé. ◀Le▶ feu qu’il jetait par ◀la▶ poitrine et par ◀les▶ cornes continuait et augmentait à mesure qu’il parlait, et quoique cet objet fût épouvantable, notre héros n’en fut point épouvanté ; il eut même besoin ◀de▶ toute ◀la▶ patience que Parafaragaramus-lui avait recommandée, pour ◀l’▶écouter jusques au bout.
Si tu n’es pas plus brave que tu es savant, lui dit Don Quichotte, tu n’es toi-même qu’un veillaque et un marrane, puisque celui à qui tu parles est ◀le▶ chevalier des Lions lui-même. — Toi, reprit ◀le▶ magicien en riant ◀d’▶une manière effroyable, tu es ◀le▶ chevalier des Lions, et te voilà paré comme une poupée ! Depuis quand ◀les▶ chevaliers errants se font-ils farder et accommoder comme tu es, et se font-ils entortiller ◀d’▶une robe de chambre à fleurs ◀d’▶or ? Eh ! où sont tes armes ? — Ne t’en mets point en peine, répondit notre héros, tel que je suis je vais te donner satisfaction. En même temps il voulut monter à cheval, et obliger Sancho à se désarmer ; mais ◀le▶ spectre lui dit qu’il était indigne à un chevalier ◀de▶ se servir des armes ◀d’▶autrui, et ◀de▶ n’avoir pas toujours les siennes sur ◀le▶ dos ; et laissant là Don Quichotte, il demanda à Sancho s’il voulait en attendant que ◀le▶ chevalier des Lions fût en état ◀de▶ lui donner satisfaction, s’éprouver seul à seul contre lui. Sancho aurait assurément répondu et accepté ◀le▶ défi si ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche lui en eût donné ◀le▶ temps ; mais celui-ci outré des railleries ◀de▶ ◀l’▶enchanteur était sauté à ◀l’▶épée ◀de▶ Sancho, et faisait ◀d’▶inutiles efforts pour ◀la▶ tirer ; parce que comme on ◀l’▶a dit, c’était ◀l’▶épée enchantée qu’on lui avait remise. Ce que ◀le▶ spectre voyant, il en redoubla son ris effroyable, en leur disant qu’ils étaient des chevaliers ◀de▶ promenade, des chevaliers ◀de▶ bouteille, des chevaliers ◀de▶ franche-lippée, en un mot des bâtards ◀de▶ ◀l’▶Ordre, et qu’assurément Pluton s’était moqué ◀de▶ lui ◀de▶ ◀l’▶envoyer combattre contre des gens qui n’avaient pas seulement une épée à eux deux ; et après cela il leur tourna ◀le▶ dos, et regagna ◀la▶ forêt, en criant qu’il allait ◀de▶ ce pas redoubler ◀la▶ dose sur Dulcinée pour dissiper son chagrin.
Notre chevalier regarda du côté de tous ◀les▶ spectateurs s’il ne verrait pas une épée qu’il pût ravir ; mais tous étaient désarmés, et lui dans ◀la▶ plus grande colère où il eût jamais été, voulait suivre ◀le▶ spectre, mais il en fut empêché par Eugénie, qui lui promit ◀de▶ savoir ◀de▶ Parafaragaramus où il pourrait trouver cet insolent enchanteur. Pendant que ◀la▶ comtesse calmait ◀les▶ transports furieux du chevalier des Lions, ◀le▶ même satyre avait pour la troisième fois changé ◀l’▶épée ◀de▶ Sancho, et notre héros qui était presque remis par ◀l’▶assurance qu’Eugénie lui avait donnée, se contenta ◀de▶ dire que s’il avait eu seulement une épée, il aurait fait repentir ◀l’▶enchanteur ◀de▶ ses impertinentes railleries, et porta encore ◀la▶ main sur celle ◀de▶ son écuyer, qui pour ◀le▶ coup sortit ◀de▶ son fourreau.
Quand Don Quichotte n’aurait pas été fou, cela seul aurait pu lui démonter ◀la▶ cervelle. Jamais étonnement ne fut égal au sien. Eh bien, dit-il à toute ◀la▶ compagnie, voyez ce que c’est que ◀la▶ force des enchantements. C’est ce maudit magicien-là, poursuivit-il avec fureur, qui avait enchanté ◀l’▶épée du chevalier Sancho ; mais je jure ◀de▶ ne me pas faire couper poil ◀de▶ barbe que je ne ◀l’▶aie trouvé ; et afin qu’il ne puisse plus m’en donner à garder, je porterai aussi bien que lui mon épée nue. — Désabusez-vous, Seigneur chevalier, lui dit ◀le▶ duc, je ne crois pas que ce soit lui qui ait fait cet enchantement, je crois plutôt que ç’a été Parafaragaramus, qui n’a pu souffrir que vous vous exposassiez avec des armes inégales contre un démon. Eugénie promit encore ◀de▶ lui en donner des nouvelles ◀le▶ lendemain, après avoir parlé à son bon ami Parafaragaramus. — Je voudrais bien, dit notre héros en parlant au duc, que Monsieur ◀le▶ bachelier que j’ai vu chez vous, et ◀les▶ autres incrédules, fussent ici pour voir s’il y a des enchanteurs ou non. Que pourraient-ils dire sur tous ces tours ◀de▶ passe-passe que vous venez tous ◀de▶ voir, et dont vous êtes témoins oculaires ? Sancho qui avait toujours écouté, continua selon son sens, et ne songeant qu’à ◀la▶ goinfrerie : Oui, Monsieur, je voudrais bien ◀les▶ voir ces esprits incrédules, et savoir ce qu’ils pourraient dire sur ◀la▶ table bien garnie que j’ai vue ◀de▶ mes propres yeux sortir ◀de▶ ◀l’▶enfer tout ◀d’▶un coup, et que vous y avez vu rentrer de même. Diable emporte si j’étais ◀l’▶enchanteur je ◀les▶ laisserais tous mourir ◀de▶ faim par plaisir pour leur pénitence. Avec ◀de▶ semblables discours ils reprirent ◀le▶ chemin du château, où nous ◀les▶ laisserons se reposer pour dire quel était ce nouvel enchanteur, et ◀d’▶où provenait ◀le▶ déjeuner qu’ils avaient fait, et ◀la▶ disparution ◀de▶ ◀la▶ table ; il faut commencer par ce dernier article, puisque c’est le premier en date.
◀Le▶ comte du Chirou qui avait imaginé ◀le▶ tour, avait fait faire une fosse comme une manière ◀de▶ cave, dont ◀la▶ terre était soutenue par des poutres appuyées sur des pieux, au-dessus ◀de▶ quoi on avait mis des planches qu’on avait couvertes ◀de▶ gazon, et on y avait laissé une espèce ◀de▶ trappe, qui portait sur quatre cordes, ou plutôt sur deux cordes croisées, qui répondaient à quatre poulies, et on avait attaché aux extrémités ◀de▶ ces quatre cordes qui soutenaient cette trappe des poids ◀d’▶égale pesanteur, en sorte qu’il n’y avait qu’à lâcher ◀les▶ poids pour faire tout ◀d’▶un coup monter ◀la▶ trappe au niveau de ◀la▶ terre ; et afin que Don Quichotte et Sancho ne s’aperçussent pas ◀de▶ ce qui se faisait dans ◀le▶ fond ◀de▶ cette cave, en mettant dessous ◀le▶ gazon ◀la▶ table garnie, et ◀l’▶ôtant lorsqu’on ◀la▶ faisait disparaître, on avait mis par tout ◀le▶ haut ◀de▶ ◀la▶ poudre à canon délayée avec des mixtions pour en faire un feu ◀d’▶artifice qui parût en même temps un feu vif, et qu’il en restât pourtant une fumée épaisse. Ceux qui s’étaient chargés ◀de▶ ◀l’▶exécution du dessein ◀l’▶avaient plusieurs fois éprouvée, et enfin avaient si bien réussi que Don Quichotte et Sancho se seraient donnés à Belzébuth, qu’ils avaient été servis, et qu’ils avaient déjeuné par art ◀de▶ nécromancie. C’était par ce même trou qu’était disparu celui qui avait été commis à ◀la▶ garde des armes ◀de▶ Sancho, et qui lui avait donné tant de coups ◀de▶ couleuvres ; et comme ◀le▶ trou n’était pas tout à fait dans sa perfection, on avait empêché Don Quichotte ◀d’▶en approcher après que ◀le▶ maître d’hôtel s’y fut jeté. Des gens moins prévenus que nos aventuriers auraient bien pu s’apercevoir que ◀le▶ gazon avait été coupé ; mais quand cela serait arrivé, ils étaient sur ◀le▶ pied ◀de▶ croire à un besoin que ce trou était un des soupiraux ◀de▶ ◀l’▶enfer, plutôt que ◀de▶ n’y trouver pas quelque chose ◀d’▶extraordinaire et digne ◀de▶ leurs visions.
Pour ◀l’▶enchanteur Freston, c’était ◀le▶ même officier ◀de▶ Valerio, qui avait cette fois-là pris un masque représentant une face ◀de▶ démon chaperonnée ◀de▶ cornes. ◀Le▶ feu qu’il jetait provenait ◀d’▶une composition ◀de▶ poudre à canon, ◀de▶ coton, ◀d’▶eau ◀de▶ vie, ◀de▶ camphre et d’autres artifices qu’on avait mis ensemble dans une boîte ◀de▶ fer blanc sur ◀l’▶estomac, et dans ◀les▶ extrémités des cornes sur ◀la▶ tête, et ◀le▶ tout était presque traversé ◀d’▶un petit tuyau ◀de▶ fer, qui répondait par une petite peau ◀de▶ cuir bien mince et bien cousue à un petit soufflet, que ◀l’▶enchanteur avait sous ◀l’▶aisselle, et qui portait vent aux trois endroits ; en sorte que ◀le▶ feu qui était renfermé dans ◀la▶ boîte et dans ◀les▶ cornes, étant réveillé par ◀le▶ vent, enflammait ◀les▶ compositions, et faisait ◀l’▶effet que nous avons vu, et qui était effectivement terrible pour ceux qui n’y étaient pas préparés.
Sitôt que notre héros fut rentré dans ◀le▶ château, son premier soin fut ◀d’▶aller visiter ses armes, qu’il trouva blanches et bien polies, avec une autre lance en bon état, et deux lions peints au naturel sur son écu ; aussi n’était-ce pas ◀le▶ même écu qu’il avait porté dans ◀la▶ forêt, ◀la▶ peinture n’en aurait pas été sèche ; c’en était un autre que ◀le▶ duc avait fait peindre depuis quelque temps, et qu’il fit mettre à ◀la▶ place du premier, pour toujours faire trouver à notre héros du merveilleux dans tout ce qui lui arrivait. Il prit son épée, et ◀l’▶ôta du fourreau sans aucune peine, et ◀la▶ laissa nue pour n’être pas pris au dépourvu. Il se perdait dans ses imaginations, et ne savait comment ses armoiries avaient été si bien faites et en si peu de temps, ni comment ses armes avaient été rapportées et remises où elles étaient, vu qu’il avait emporté ◀la▶ clef ◀de▶ ◀la▶ chambre ; ainsi tout ce qu’il y pouvait comprendre, c’est qu’il ne lui arrivait rien que par art ◀de▶ nécromancie ; et il en concluait que rien n’était impossible aux enchanteurs ; ce qui ◀le▶ touchait plus vivement, était ◀le▶ désenchantement ◀de▶ Dulcinée, et ◀la▶ compassion qu’il avait des tourments qu’elle endurait. Cependant il ne pouvait s’imaginer que ◀le▶ magicien Freston fût assez barbare, pour faire ce qu’il disait ; mais il était bien résolu ◀de▶ rompre ◀le▶ charme, sitôt que ◀le▶ sage Parafaragaramus lui en aurait ouvert ◀les▶ chemins, comme il ◀le▶ lui avait promis.
Il s’arma ◀de▶ pied en cap, bien résolu ◀de▶ ne mettre point ◀les▶ armes bas qu’il n’eût trouvé ◀l’▶insolent enchanteur Freston, et ◀de▶ ne plus s’exposer à ses impertinentes railleries, sans être en état ◀de▶ ◀l’▶en faire repentir. Il descendit armé, et quoiqu’on se doutât bien ◀de▶ son dessein, on ne laissa pas ◀de▶ ◀le▶ lui demander, comme si on ◀l’▶eût ignoré, et il ◀l’▶avoua ; et supplia bien instamment ◀la▶ comtesse ◀de▶ se souvenir ◀de▶ savoir tout ◀de▶ Parafaragaramus. Elle lui répondit qu’elle avait trouvé ce sage enchanteur dans son cabinet, où il ◀l’▶attendait pour ◀le▶ lui expliquer ; mais qu’elle ne lui avait point demandé par où il était entré, quoique ◀les▶ portes et ◀les▶ fenêtres fussent fermées, et qu’il n’y eût point ◀de▶ cheminée, parce qu’elle savait bien qu’il se rendait invisible quand il voulait, et qu’il passait tout armé et monté sur son grand cheval par ◀le▶ trou ◀d’▶une aiguille.
Elle poursuivit, en disant qu’elle avait appris ◀de▶ lui que c’était ◀le▶ lâche Freston lui-même qui avait enchanté ◀l’▶épée du chevalier Sancho, parce qu’il n’était qu’un poltron qui n’aurait jamais osé se moquer ◀de▶ lui ni ◀le▶ braver s’il avait été en état ◀de▶ défense ; que Parafaragaramus lui avait promis ◀de▶ ◀le▶ combattre lui-même en sa présence, et se faisait fort ◀de▶ ◀le▶ renvoyer en enfer aussi vite qu’il en était venu ; cependant qu’il n’avait pas pu se dispenser ◀de▶ lui dire qu’en sortant d’avec lui, ce maudit enchanteur avait été dans ◀la▶ caverne ◀de▶ Montésinos, où il avait eu en effet ◀la▶ barbarie ◀de▶ donner vingt coups ◀d’▶étrivières bien appliqués à ◀la▶ pauvre princesse Dulcinée, et que sans doute il aurait encore porté sa cruauté plus loin si Parafaragaramus lui-même ne ◀l’▶en avait empêché, et ne ◀l’▶avait obligé ◀de▶ prendre ◀la▶ fuite, et ◀d’▶abandonner cette pauvre dame, après ◀l’▶avoir traînée longtemps toute nue sur ◀les▶ ronces et ◀les▶ épines ; que cette pauvre désolée avait appelé plus ◀de▶ cent fois son fidèle et bien aimé chevalier Don Quichotte à son secours, et que c’était cela qui avait redoublé ◀la▶ fureur ◀de▶ son bourreau ; mais que Parafaragaramus ◀l’▶avait un peu remise, en lui promettant qu’avant qu’il fût huit jours il ◀la▶ vengerait, et que ◀l’▶invincible chevalier des Lions romprait son enchantement ; que c’était ce que Parafaragaramus lui avait donné ordre ◀de▶ lui dire, et qu’il dormît en repos sur cette assurance. — Ah ! Madame, lui dit ◀le▶ triste chevalier ◀les▶ larmes aux yeux, suppliez ◀de▶ ma part ◀le▶ sage enchanteur ◀de▶ me laisser combattre moi-même contre ◀le▶ maudit magicien Freston ; ma princesse ◀l’▶incomparable du Toboso ne serait pas bien vengée si elle ne ◀l’▶était par mon bras, et je mourrais ◀de▶ rage si un autre que moi ◀le▶ renvoyait en enfer. ◀La▶ comtesse lui promit ◀d’▶en parler à Parafaragaramus, et ◀de▶ faire ses efforts pour qu’il lui accordât sa demande, et lui ordonna ◀de▶ sa part ◀de▶ se désarmer jusqu’à nouvel ordre ; ce qu’il fit tout aussitôt.
Sancho ne sachant à ◀la▶ fin comment accorder cet enchantement ◀de▶ Dulcinée avec ce qu’il avait fait, se figura que c’était lui-même qui s’était trompé, et que Dulcinée était véritablement enchantée ; et ◀la▶ plus forte raison qu’il avait pour ◀le▶ croire, était que Parafaragaramus était trop honnête enchanteur pour lui en avoir parlé à lui-même si ce n’avait pas été une vérité. Il lui restait cependant un scrupule au sujet de cet enchanteur, dont il s’en ouvrit à ◀la▶ comtesse, qui lui en donna ◀la▶ solution ; mais il ne regardait point Dulcinée.
C’était au sujet de son épée, qui avait été enchantée par ce méchant Freston, malgré ce que Parafaragaramus lui avait dit que toutes ses armes étaient à ◀l’▶épreuve des enchantements. Je n’ai pas songé à vous expliquer cet article, Seigneur chevalier Sancho, lui dit Eugénie, quoique mon bon ami me ◀l’▶eût pourtant ordonné ; c’est que vos armes ne pourront pas être enchantées quand vous voudrez ◀les▶ employer contre un chevalier comme vous, mais un méchant enchanteur peut ◀les▶ enchanter ◀de▶ peur que vous ne vous en serviez contre lui ; ainsi, Seigneur chevalier, ajouta-t-elle, parlant à Don Quichotte, qui avait écouté ◀la▶ demande ◀de▶ Sancho, c’est encore une raison qui vous doit empêcher ◀de▶ vouloir combattre vous-même ◀le▶ méchant Freston. Après cette conversation nos aventuriers se retirèrent dans leur chambre occupés ◀de▶ leurs visions, surtout ◀le▶ héros ◀de▶ ◀la▶ Manche, qui aurait voulu être déjà aux mains avec ◀le▶ méchant Freston, et désenchanter son imaginaire Dulcinée. ◀Les▶ Français et ◀les▶ Espagnols en firent autant, après avoir bien ri ◀de▶ ◀la▶ folie extraordinaire ◀de ces deux hommes.