Chapitre XLVIII.
Du combat de▶ Don Quichotte contre Sancho, et quelle en fut ◀la▶ fin.
A peine ◀le▶ jour commençait à paraître, que Don Quichotte s’éveilla. Sancho qui se croyait invulnérable, et par conséquent invincible sous ◀les▶ armes que ◀l’▶enchanteur lui avait données, et qu’il avait gagnées aux dépens des meurtrissures ◀de▶ son dos et des lieux circonvoisins, se leva promptement et s’arma avec beaucoup ◀d’▶allégresse. Il ne craignait que ◀la▶ soif et ◀la▶ faim ; mais il se flatta que Parafaragaramus y pourvoirait, et sur cette croyance il sortit avec un air si délibéré qu’il fit croire à Don Quichotte qu’il y aurait ◀de▶ ◀la▶ peine à ◀le▶ vaincre ; il s’en réjouit néanmoins, parce qu’il se figura que ◀la▶ gloire en serait plus grande. Quoiqu’il sût où était son champ de bataille, il ne laissa pas ◀de▶ ◀le▶ suivre pour en être certain. ◀Les▶ ducs et ◀les▶ autres, Français et Espagnols, qui avaient voulu en avoir ◀le▶ plaisir, étaient déjà allés se cacher dans des endroits qu’ils avaient fait préparer, et qui tous avaient vue sur une pelouse que Sancho avait choisie pour ◀le▶ théâtre ◀de▶ sa gloire. Sitôt qu’il y fut, ils ◀l’▶entendirent faire son défi ◀de▶ tous ◀les▶ quatre côtés du monde à tous ◀les▶ chevaliers errants, Maures, Arabes, Castillans et autres, et puis après se recommander à ◀la▶ bonne grâce ◀de▶ sa mauricaude et à celle ◀de▶ ◀la▶ comtesse Eugénie, qu’il suppliait ◀de▶ ◀l’▶aider, puisqu’il ne s’exposait que pour son honneur. Après cela il se tint dans son poste immobile comme une statue. Laissons-l’y, il n’y demeurera pas longtemps sans rien faire.
Don Quichotte était retourné au château où ◀le▶ nouveau chevalier s’était fixé, et croyant, comme il n’entendait personne, quechacun était endormi, il prit sa lance sur son bon cheval après avoir mis dessus une grande housse rouge pour ◀le▶ déguiser, et sortit sans trouver personne. Il gagna ◀la▶ forêt, où il alla se couvrir ◀de▶ ses armes noircies, croyant être si bien déguisé que ◀le▶ diable lui-même ◀l’▶aurait pris pour un autre. Après cela pour mettre son cheval en haleine, il prit au petit galop ◀le▶ chemin ◀de▶ ◀l’▶endroit où Sancho était en sentinelle.
Celui-ci qui ◀le▶ vit venir s’affermit sur ◀les▶ étriers. Qui que tu sois, lui cria-t-il ◀de▶ loin, n’avance pas, ou avoue tout à ◀l’▶heure que j’ai dit vérité, ou bien prépare-toi à t’éprouver contre moi. Don Quichotte qui avait cru prévenir Sancho, fut fâché ◀de▶ ce qu’il en était arrivé autrement, et choqué ◀de▶ cette avance ◀de▶ son écuyer, qui pourtant était selon ◀le▶ cérémonial ◀de▶ ◀l’▶Ordre. — Eh ! qui es-tu toi, lui répondit-il, pour m’arrêter dans mon chemin ? prépare-toi toi-même à ◀la▶ mort, ou à avouer une chose que je fais avouer à tous ceux que je rencontre. — Chevalier, lui dit Sancho, puisque je suis ici, ce n’est que pour y combattre à outrance, préparez-vous-y, ou avouez que Madame ◀la▶ comtesse Eugénie est plus belle que toutes ◀les▶ dames des chevaliers errants qui sont dans ◀le▶ monde, ◀de▶ quelque pays et ◀de▶ quelque qualité qu’ils soient. — Nous ne sommes pas prêts à nous accorder, répondit ◀le▶ chevalier aux armes noires, puisque je prétends te faire avouer qu’une dame, que je ne veux pas te nommer, est non seulement plus belle que toutes ◀les▶ dames que tu viens de dire, mais aussi plus belle que ◀la▶ plus belle ◀de▶ toutes ◀les▶ belles dames du monde. — Chevalier, reprit Sancho, j’ai eu ◀la▶ courtoisie ◀de▶ vous nommer ◀la▶ dame pour qui je suis en champ, nommez-moi aussi ◀la▶ vôtre, s’il vous plaît. — Tu verras son portrait sur mon cœur, lui répondit ◀le▶ chevalier aux armes noires ; mais pour son nom tu ne mérites pas ◀de▶ ◀le▶ savoir ◀de▶ ma bouche, quoiqu’il ne te soit pas inconnu. — Discourtois chevalier, lui dit Sancho, vous n’êtes qu’un incivil, et ne savez pas ◀les▶ règles ◀de▶ ◀la▶ Chevalerie. — Je ◀les▶ sais mieux que toi, veillaque, lui repartit ◀le▶ furieux Don Quichotte. — C’est ce que nous allons voir, lui répliqua Sancho ; faisons ◀les▶ conditions ◀de▶ notre combat. — Je n’en veux point avec toi que celle ◀de▶ ◀la▶ mort, répondit-il. Si je suis vaincu je t’abandonne ma vie ; et si je suis vainqueur, je ne prendrai ◀d’▶autre vengeance ◀de▶ toi, que celle ◀de▶ te rouer ◀de▶ coups de bâton. — Chevalier, lui repartit ◀le▶ brave Sancho, vous n’êtes assurément qu’un gavache, avec vos injures ; car mon maître qui jase comme un prédicateur, et qui est aussi savant qu’un pape, m’a dit que ◀les▶ injures sont ◀les▶ meilleures raisons des gens qui n’en ont point et des lâches. Don Quichotte était dans une colère terrible ◀de▶ s’entendre traiter ◀de▶ lâche et ◀de▶ gavache ; et comme il s’était bien résolu ◀de▶ venger Dulcinée et lui-même, et ◀de▶ battre tout ◀de▶ bon son téméraire écuyer, qui se disposait à ◀le▶ bien battre aussi : Prends du champ, dit-il à Sancho, nous allons voir ce qui en sera, et en même temps il tourna bride, et s’éloigna au petit galop.
Lorsqu’il crut être assez éloigné il tourna visage, se recommanda à son imaginaire Dulcinée, qu’il invoqua entre cuir et chair, et voulut mettre sa lance en arrêt, mais il ◀la▶ rompit. Jamais étonnement ne fut pareil au sien lorsqu’il se vit désarmé ◀de▶ la première arme ◀de▶ ◀la▶ Chevalerie. Il ne refusa pourtant pas ◀le▶ choc, et alla au-devant ◀de▶ Sancho, qui venait à lui avec beaucoup de fureur, après avoir fait aussi une invocation mentale à sa Thérèse et à ◀la▶ comtesse. Sitôt qu’il ◀l’▶eut joint, il voulut lui porter sa lance à ◀la▶ visière, et il lui en arriva autant qu’à Don Quichotte, c’est-à-dire qu’elle se brisa jusque dans ◀le▶ poignet, avec autant ◀de▶ facilité que si elle eût été ◀de▶ verre. Don Quichotte n’en sentit pas même ◀le▶ coup. Ils fournirent tous deux leur carrière, parce qu’aucun n’avait arrêté son ennemi. Ils revinrent tous deux l’un sur l’autre en portant ◀la▶ main sur ◀la▶ garde ◀de▶ leurs épées ; mais tous deux furent également surpris ◀de▶ ne pouvoir pas ◀la▶ tirer du fourreau. Leur étonnement leur empêcha ◀d’▶arrêter leurs chevaux, qui se connaissant, et n’étant plus poussés s’arrêtèrent ◀d’▶eux-mêmes l’un auprès de l’autre.
C’était un spectacle risible ◀de▶ voir ◀les▶ efforts que faisaient nos deux champions chacun ◀de▶ son côté, sans se rien dire, et tous deux si proches, qu’ils se touchaient, pour mettre à ◀l’▶air leurs invincibles et formidables épées. Cid Ruy Gomez dit qu’ils y restèrent plus ◀d’▶un quart d’heure ; que Don Quichotte enrageait ◀de▶ toute son âme, et que Sancho s’en prenait déjà à sa femme et à ◀la▶ comtesse. Il ajoute, qu’après mille pensées tumultueuses, Don Quichotte fut le premier qui se rebuta. Chevalier, dit-il à Sancho, un enchanteur qui me persécute m’empêche ◀de▶ tirer mon épée. — Et moi aussi, dit Sancho. — Comment donc terminerons-nous notre combat ? demanda ◀le▶ chevalier aux armes noires. — Vous n’avez qu’à avouer ce que je vous ai dit, répondit Sancho, et passer votre chemin. — J’avouerais plutôt que je suis Turc, répondit Don Quichotte. — Eh mardi ! tu ◀l’▶avoueras, quand tous ◀les▶ diables ◀d’▶enchanteurs s’en devraient mêler, lui répliqua Sancho, en lui baillant sur ◀l’▶oreille un coup de poing ◀de▶ toute sa force.
◀Le▶ chevalier aux armes noires qui savait bien que Sancho était plus robuste que lui, et savait mieux faire ◀le▶ coup de poing, aurait bien voulu combattre avec d’autres armes ; mais se sentant frappé le premier, lui qui avait coutume ◀de▶ prévenir ◀les▶ autres, il n’eut plus ◀de▶ considération, et risqua ◀le▶ tout pour ◀le▶ tout ; il rendit donc à Sancho son coup de poing ◀le▶ mieux qu’il put. Leurs spectateurs ne pouvaient respirer à force de rire à ◀la▶ vue du plus ridicule combat qu’on puisse se figurer, ◀de▶ deux hommes à cheval armés ◀de▶ toutes pièces, et ◀l’▶épée au côté, qui se battaient comme des crocheteurs, et dont ◀les▶ trois quarts des coups ne frappaient que ◀l’▶air par ◀le▶ mouvement ◀de▶ leurs chevaux qui étaient toujours dans ◀l’▶agitation, parce qu’ils suivaient ◀l’▶inclination ◀de▶ ◀la▶ bride, qui suivait celle ◀de▶ ◀la▶ main, que nos chevaliers ne pouvaient pas tenir ferme, à cause du mouvement ◀de▶ leurs corps. Leurs chevaux, qui n’étaient ni Rossinante ni Flanquine, étaient extrêmement vifs et forts, et avaient ◀la▶ bouche tendre ; et si ◀les▶ coups ◀de▶ poing qui portaient à faux faisaient faire des contorsions et des demi-tours à droit, leurs montures qui en sentaient ◀le▶ contrecoup par ◀le▶ mouvement ◀de▶ leurs corps qui entraînaient leur bride, leur faisaient faire des saccades ◀de▶ ◀la▶ manière du monde ◀la▶ plus plaisante et ◀la▶ plus risible.
Lorsque ◀la▶ lassitude allait séparer ◀les▶ combattants, et que ◀les▶ spectateurs en eurent pris tout ◀le▶ plaisir qu’ils en pouvaient prendre, ◀le▶ duc fit partir son maître d’hôtel. Celui-ci qui était avec quatre valets ◀de▶ pied déguisés en satyres, auprès de ◀l’▶arbre où ◀le▶ duc était monté, partit au premier signal, et marcha à nos aventuriers, qui à sa vue interrompirent leur ridicule combat. Cet officier s’était préparé à bien jouer son personnage. Il était vêtu tout ◀de▶ blanc, et une grande simarre ◀le▶ prenait comme une aube depuis ◀le▶ col jusqu’aux pieds, qu’elle couvrait. Il avait sur sa tête un turban tout blanc, avec une plume en aigrette au-dessus ; il s’était blanchi ◀le▶ visage, aussi bien que ◀la▶ barbe, qu’il portait longue ◀d’▶un bon pied ; il avait en ses mains des gants aussi blancs que ◀le▶ reste, et portait un livre où il paraissait lire quelque chose. Il s’approcha au petit pas suivi des quatre satyres, entre lesquels Sancho reconnut Rebarbaran, qui lui fut ◀d’▶un bon augure. Arrêtez-vous, leur cria-t-il sitôt qu’il fut à portée ◀de▶ ◀la▶ voix, indiscrets Chevaliers, tous deux également indignes ◀de▶ mon affection, et des peines que je me donne pour vous. Votre combat m’a retiré du doux repos dont je jouissais. Je suis Parafaragaramus votre protecteur et votre ami. C’est moi qui ai fait rompre vos lances dans vos mains ; c’est moi qui ai enchanté vos épées pour vous empêcher l’un et l’autre ◀de▶ répandre un sang que vous regretteriez avec amertume. Pour toi, Chevalier aux armes noires, qui ne veux pas être connu, continua-t-il en s’adressant à Don Quichotte, je t’assure ◀de▶ ma discrétion et du secret, mais ne t’avise pas une autre fois ◀d’▶entreprendre une querelle sans fondement. ◀Le▶ chevalier que tu vois, n’a aucun dessein ◀d’▶offenser ni toi ni personne à qui tu puisses prendre intérêt, il te servira dans ◀les▶ occasions où tu ne pourras pas te passer ◀de▶ lui ; je ne t’en dirai pas davantage ; éloigne-toi, je te ◀l’▶ordonne par tout ◀le▶ pouvoir que j’ai sur toi, et va m’attendre un moment à ◀l’▶entrée du bois du côté que tu m’as vu venir.
Don Quichotte ne se ◀le▶ fit pas répéter, et obéit avec une soumission profonde, et passa directement sous ◀les▶ arbres où ◀les▶ ducs et ◀les▶ autres étaient cachés, et sa confusion leur donna un nouveau sujet ◀de▶ rire.
Pour toi, Chevalier Sancho, poursuivit ◀l’▶enchanteur après que ◀le▶ chevalier aux armes noires fut parti, tu n’as fait que ce que tu as dû faire, et je te pardonne avec plus ◀de▶ facilité qu’au chevalier qui s’en va ; assure-toi désormais ◀de▶ ma protection, et sois bien sûr qu’elle ne te manquera pas partout où mon pouvoir pourra s’étendre. Je t’avertis qu’il y a un méchant magicien enchanteur nommé Freston nouvellement sorti des chaînes où Pluton ◀le▶ retenait depuis trois ans, qui t’a juré une guerre éternelle, à cause qu’étant son ennemi, il voit que je te protège ; mais j’empêcherai qu’il ne te fasse aucun mal. Il te hait peut-être encore à cause de ton maître, qu’il veut perdre, et qu’il hait comme ◀le▶ diable, parce qu’il est écrit dans ◀les▶ destinées, que ◀le▶ grand Don Quichotte doit combattre et vaincre un jeune chevalier, qu’il protège, et que tous ◀les▶ démons croient son bâtard ; avertis-l’en, afin qu’il s’en donne ◀de▶ garde, et que vous vous prépariez tous deux à soutenir ◀de▶ rudes combats en peu de temps, et à soutenir ◀les▶ plus glorieuses aventures ◀de▶ votre vie, pour tirer ◀la▶ pauvre princesse Dulcinée du Toboso ◀de▶ ◀l’▶enchantement où Merlin ◀la▶ retient comme une gredine dans ◀la▶ caverne ◀de▶ Montésinos. Mais pour te faire prendre cœur par avance, suis Rebarbaran, ce satyre que tu connais déjà, il va te mener dans un endroit où tu ne t’ennuieras pas.
Sancho suivit sans répondre ◀le▶ satyre Rebarbaran, qui ◀le▶ mena dans un coin du bois où il vit sur une table ◀les▶ apprêts ◀d’▶un déjeuner, cette fois-là bien frugal, n’y ayant que du pain et ◀de▶ ◀l’▶eau, sans assiette ni serviette, et personne pour ◀le servir. Laissons-l’y, pour si peu de temps qu’il a à y rester.