Chapitre XLIII.
De l’accident qui arriva au chevalier Sancho, en tirant une arme à feu. Remède pire que le mal.
Il prit un des mousquets, et imitant le mieux qu’il put ce qu’il voyait faire aux autres, il le chargea de trois fois plus de poudre qu’il n’en fallait. Si le canon n’en avait pas été parfaitement bon, il aurait infailliblement crevé entre ses mains, et l’aurait sans doute tué, ou du moins estropié pour toute sa vie ; outre cela il ne referma pas la gibecière où était la poudre à canon, et en mit dans le bassinet une si grande quantité, qu’il en répandit sur lui. Il lâcha son coup en tournant la tête, mais non assez promptement pour s’empêcher d’être grillé comme un cochon. La barbe, les sourcils, les yeux, les mains, tout s’en sentit, et le coup partant dans l’instant, le repoussa si bien, qu’il le jeta sur le dos les quatre fers en l’air, et le feu prit en même temps au reste de la poudre qui était dans la gibecière, si bien que le pauvre Sancho parut faire la cabriole au milieu du feu et des flammes, en criant comme un enragé.
L’inquiétude de la duchesse ne l’empêcha pas de rire d’un si beau saut, mais elle se retint en voyant la rage et la fureur qui montèrent tout d’un coup au visage de Don Quichotte, qui courut à son écuyer, et le trouva, comme j’ai dit, presque mort, grillé, roussi et rôti, et la mâchoire toute en sang. Le coup avait été si violent, que la contusion lui avait fait enfler la joue comme un ballon, en sorte que c’était en même temps un spectacle affreux et pitoyable. Otez-moi ces armes infernales, Chevalier, dit-il à son maître, je suis mort. Il crachait plus de sang qu’il ne disait de paroles, et ne pouvait pas ouvrir les yeux. Enfin c’était une chose épouvantable que l’état où il était. Son maître prit le mousquet qui était à terre à côté de l’infortuné Sancho. Que maudit sois-tu de Dieu et de ses saints, malheureux instrument, dit-il en le cassant sur une roche de toute sa force, arme de l’invention du démon et de ses mauvais anges.
Il en voulait faire autant de ceux que tenaient les gens de la comtesse, et l’aurait fait si elle ne l’avait retenu. Il revint auprès de son écuyer qui criait toujours de toute sa force qu’il était mort. C’est ici, mon pauvre Sancho, lui dit-il d’un ton de compassion, qu’il nous faudrait du baume de Fiera-bras. — Non, non, Monsieur, lui dit un des gens de la duchesse, il y a d’autres remèdes qui à la vérité ne font pas un effet si prompt, mais qui peuvent soulager le seigneur Sancho. — Dites-le promptement, je vous supplie, lui dit le pitoyable chevalier. — Il ne faut que de l’urine, répondit l’autre, et en laver les plaies, cela emportera à coup sûr le venin et la douleur. La duchesse ayant dit qu’il était vrai, il ne resta plus qu’à faire l’opération. Il fut question de ramasser de l’urine ; mais Don Quichotte et Sancho ne se ressouvinrent pas du gobelet ; en sorte que la duchesse leur tournant le dos, et s’éloignant d’eux, leur dit qu’ils fissent comme ils l’entendraient, et elle abandonna le pauvre chevalier Sancho à leur discrétion, ou plutôt à leur malicieuse charité. Sitôt que la duchesse fut derrière son carrosse, et qu’elle ne pouvait plus les voir, ils firent les empressés et les officieux pour le soulagement du patient ; et comme il ne pouvait voir leur opération, le plus hardi, ou plutôt le plus effronté d’eux tous, alla se mettre à genoux auprès de lui, et lui lâcha sur le visage le superflu de son humidité ; tous les autres en firent autant après lui, et inondèrent l’infortuné Sancho le plus copieusement qu’ils purent à la décharge de leurs reins. Ruy Gomez dit que malicieusement ils lui en lâchèrent quelque portion dans la bouche, que le chevalier avala malgré lui.
Pendant cette belle opération le duc qui venait en effet au bruit qu’il avait entendu de la forêt, fut bientôt auprès de la duchesse, et le premier objet qu’il vit, ce fut les charitables chirurgiens en œuvre. Cela le fit rire de toute sa force, et n’aurait pas sitôt cessé si la duchesse ne lui avait pas fait signe. Il fut fort étonné de la voir où il l’attendait si peu, et plus encore lorsqu’elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé, en y joignant toutes les louanges imaginables que la reconnaissance qu’elle devait à nos aventuriers lui arracha.
Tous ses gens le rejoignirent dans cet endroit, et par le compte qu’il fit des bandits, il trouva qu’il n’en était échappé aucun, tous les vingt-huit ayant été tués ou pris. Il les remit tous entre les mains de son lieutenant et de son greffier, qui firent mettre dans une charrette ceux qui étaient blessés, et hors d’état d’aller à pied, et qui firent marcher de bonne grâce à coups de bâtons ceux qui pouvaient mettre un pied l’un devant l’autre. Après cela le duc monta en carrosse avec la duchesse. Don Quichotte remonta à cheval. Sancho à cause de l’infection des médicaments qu’on lui avait répandus sur le visage, et qui avaient coulé tout le long de son corps, ne fut point mis dans le carrosse, quoiqu’il en eût bien besoin, mais on le mit sur une espèce de brancard, et tous ensemble prirent le chemin du château de Valerio. Don Quichotte fut toujours à la portière du carrosse, et eut lieu d’être content des louanges que le duc et son épouse donnèrent à l’envi l’un de l’autre à sa valeur.
Comme je n’ai point parlé du duc d’Albuquerque, il est à propos d’en dire un mot. Il n’avait point été à la quête des bandits, ni par conséquent présent à aucune des actions qui s’y étaient passées, pour plusieurs raisons. La belle Dorothée son épouse n’avait pu souffrir qu’il s’éloignât▶, et Eugénie avec les Françaises qui s’étaient jointes à elle, l’avaient prié avec tant d’instance de rester dans le château pour mettre ordre à tout en la place de Valerio, qui n’était point en état d’agir, qu’il n’avait pu se dispenser de demeurer, outre que d’ailleurs il n’était point véritablement homme de guerre, joint à cela que le duc de Médoc lui-même l’en ayant prié, il avait été obligé de céder à tant d’importunités. Valerio, Eugénie, le duc d’Albuquerque, son épouse et les Françaises, avaient fait leur possible pour empêcher le duc de Médoc de se charger de l’exécution de l’entreprise, et l’avaient supplié de s’en reposer sur le lieutenant, ou un de ses officiers, et de ne se point commettre avec des gens désespérés, de sac et de corde, en un mot des bandits indignes de sa présence et du péril où il allait se précipiter. Valerio et Sainville de leur côté l’avaient supplié presque à mains jointes de remettre la partie à une autre fois, et d’attendre quelque temps qu’ils fussent en état de le seconder et de l’accompagner. Il leur avait à tous refusé cette complaisance en leur faisant comprendre que l’entière exécution du dessein et sa réussite dépendaient uniquement de la diligence ; parce que si on donnait le temps à quelqu’un de ces scélérats de s’échapper ou de s’◀éloigner, il serait après leur fuite impossible de sauver la réputation de Don Pedre et celle d’Octavio, et par conséquent celle de Valerio ; ce qui était vrai ; ainsi il leur avait si résolument dit qu’il voulait que l’affaire fût terminée dès le lendemain par lui-même, qu’on avait été obligé de le laisser faire comme il voulut, et d’une manière dont il est sorti à son honneur, avec l’aide de nos deux chevaliers.
Le duc d’Albuquerque sachant que Monsieur de Médoc revenait, alla au-devant de lui. Il fut en même temps surpris et réjoui de voir la duchesse sa parente ; il frémit du péril qu’elle avait couru, et eut beaucoup de douleur de voir Sancho dans l’état affreux où il était. Tout le monde entra dans le château, et chacun alla se désarmer. Le chirurgien ne manqua pas d’occupation, surtout à panser les bandits qui avaient été blessés, et qui ne voulaient pas qu’on cherchât à prolonger leur vie qu’ils devaient perdre sur un échafaud ; on les avait amenés au château, parce qu’il était trop tard pour les conduire où leurs camarades avaient été envoyés.
Sancho fut dépouillé, visité et pansé à son tour. Il avait eu la précaution de mettre son butin en sûreté entre son matelas et son lit de plume, et depuis crainte d’accident, il le fit toujours coucher avec lui. Outre sa brûlure il avait encore l’estomac tout noir de la contusion, joint à cela qu’il ne voyait goutte du tout ; mais son mal le plus sensible pour lui, était celui de la mâchoire, parce qu’il ne lui permettait pas d’ouvrir la bouche ni pour mâcher ni pour parler. Il resta plus de huit jours aveugle, mais peu à peu sa vue lui revint, et sa mâchoire qui se remit lui fit faire une vie de son goût, puisqu’il ne faisait que boire, manger et dormir. Cela dura dix à douze jours, qui fut le temps que Valerio et Sainville employèrent à se remettre. Nous dirons ce qu’ils firent après ce temps, quand nous aurons vu ce qui se passa dans le château.